
05.11.2025 à 15:33
F.G.
Le 25 mars 2023, lors d'une manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, les forces de l'ordre ont blessé plus de 200 personnes – dont nous quatre gravement. Une plainte a été déposée par nous ou par nos proches, notamment pour tentative de meurtre et pour entrave à l'arrivée des secours. Les experts que le procureur de la République a chargés d'enquêter sur les violences policières ont mis deux ans à rendre leurs conclusions, qui sont à la fois partiales et (…)
- OdradekLe 25 mars 2023, lors d'une manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, les forces de l'ordre ont blessé plus de 200 personnes – dont nous quatre gravement.
Une plainte a été déposée par nous ou par nos proches, notamment pour tentative de meurtre et pour entrave à l'arrivée des secours.
Les experts que le procureur de la République a chargés d'enquêter sur les violences policières ont mis deux ans à rendre leurs conclusions, qui sont à la fois partiales et lacunaires. Selon eux, les forces de l'ordre auraient seulement répondu à la violence de certains manifestant-e-s. En fait, comme l'ont démontré force témoignages, images et enquêtes journalistiques, les 3 200 policiers « défendant » un trou de terre vide ont bombardé (de 5 010 grenades) sans sommation l'ensemble des manifestant-e-s.
Toujours selon ces experts, l'organisation des secours n'aurait pas entraîné une « perte de chance » pour les victimes… parce qu'elles ont été soignées sur place « de façon consciencieuse et irréprochable ». En fait, ce n'est pas la qualité de ces soins qui a été dénoncée, c'est l'interdiction faite aux ambulanciers d'accéder aux personnes blessées même quand il y a eu un retour au calme – interdiction que, là encore, divers témoignages confirment.
L'enquête indique que les soignants n'étaient pas autorisés à arriver seuls sur les lieux, et que des tirs « non réglementaires » ont été opérés par les forces de l'ordre. Mais de nombreuses zones d'ombre subsistent dans ses conclusions, en particulier concernant les ordres explicites d'effectuer ces tirs « non réglementaires » : quoique figurant dans le dossier, ils n'ont pas été traités. Enfin, si des « dysfonctionnements inexplicables » sont relevés dans l'organisation des secours (le PC pompiers ne répondait pas aux appels à l'aide, des motards de la police ont tardé à venir escorter des ambulanciers et les ont abandonnés en chemin, etc.), aucun avis n'est émis dessus. La manière dont a été conduite cette enquête laisse clairement apparaître l'intention de classer sans suite nos plaintes ; aussi demandons-nous la poursuite des investigations.
Loin d'être un événement ponctuel, le 25 mars 2023 à Sainte-Soline s'inscrit dans un processus visant depuis de nombreuses années à banaliser une répression toujours plus violente. L'objectif de l'État ce jour-là n'était pas d'empêcher les manifestant-e-s de parvenir sur le chantier de la mégabassine, mais de dissuader quiconque de manifester à nouveau contre de telles constructions – lesquelles ont depuis été jugées inutiles et illégales par les autorités compétentes. La mobilisation antibassines de Sainte-Soline a ainsi été pour l'État une occasion d'appliquer sa « doctrine du maintien de l'ordre », qui implique d'assimiler les mobilisations sociales à des attentats terroristes afin de déclencher officieusement un plan Orsec permettant leur répression par de véritables moyens militaires, mais ne prévoyant pas les moyens sanitaires à la hauteur de cette répression.
Le terrorisme, c'est ça : rendre une population passive face aux agissements d'un pouvoir devenu omnipotent. Nous avons aujourd'hui les preuves audio et vidéo de ce dont nous nous doutions : les actes qui ont causé tant de blessures et fait frôler la mort à nombre d'entre nous ne sont pas l'œuvre d'individus particulièrement violents, mais découlent de l'ordre donné par une institution. Et des actes semblables ont blessé et tué dans d'autres contextes (mouvements des Gilets jaunes ou contre la réforme des retraites, émeutes après la mort de Nahel…). Alors nous voulons faire peser sur cette institution le cadre juridique dont elle s'affranchit délibérément. Apporter un éclairage sur ce dossier ne suffira évidemment pas à le clôturer, mais cela nous aidera à trouver les réponses dont nous avons besoin et à affirmer un refus de se laisser tétaniser par la terreur.
Nous n'en continuerons pas moins de mener d'autres batailles pour une réelle justice sociale et environnementale.
MICKAËL, SERGE, ALIX, OLIVIER et des proches,
le 5 novembre 2025.
03.11.2025 à 10:31
F.G.
■ Lola MIESSEROFF VIEILLIR SANS TEMPS MORT, MOURIR SANS ENTRAVES Manifeste de désobéissance sénile Libertalia, 2025, 104 p. Vient toujours un âge où l'âge se rappelle à toi. On a beau botter en touche, penser à autre chose, faire comme si, le signe est là. Clignotant. Et ça fait toujours mal. Moi, ça m'est arrivé pendant le mouvement des Gilets jaunes un jour où je tentais de rejoindre ma bande de jeunes copains sur des champs élyséens noyés de gaz. C'était rue La Boétie, au croisement des (…)
- Recensions et études critiques
■ Lola MIESSEROFF
VIEILLIR SANS TEMPS MORT, MOURIR SANS ENTRAVES
Manifeste de désobéissance sénile
Libertalia, 2025, 104 p.
Vient toujours un âge où l'âge se rappelle à toi. On a beau botter en touche, penser à autre chose, faire comme si, le signe est là. Clignotant. Et ça fait toujours mal. Moi, ça m'est arrivé pendant le mouvement des Gilets jaunes un jour où je tentais de rejoindre ma bande de jeunes copains sur des champs élyséens noyés de gaz. C'était rue La Boétie, au croisement des Champs.
– Tu vas où, pépère ? , m'a dit un balaise quadra en jaune en me prenant par le bras. Il filtrait les entrées sur le champ de bataille.
– Sur les Champs, ai-je répondu (en m'obligeant à ne pas rajouter « Ducon »), rejoindre mes potes.
– N'y songe pas, pépère. Ça canarde de partout. On a surtout besoin de combattants, là-bas.
– Et toi tu fais quoi, ici ?
– J'empêche les types comme toi d'aller au casse-pipe.
Deux fois « pépère » en trois minutes et un gros signifiant que j'ai pris en pleine gueule : « Vu ton âge, tu sers à rien. » Putain, j'avais la rage !
À bien y repenser, Lola, c'est la première fois que je me suis clairement senti vieux. D'un coup, comme ça. Vieux dans le regard d'un autre, d'un brave type probablement, de mon camp en tout cas, prévenant mais dépourvu de toute élégance langagière dans la formulation de ses louables intentions. Un Gilet jaune, en somme, brut de décoffrage. Comme je les aimais. Sauf lui.
Finalement, j'ai rebroussé chemin pour rejoindre un cortège qui se dirigeait vers la place de l'Opéra, où avait lieu un autre rassemblement. Pépère, celui-là, cultureux et écolo. Alternatiba (de plafond) en somme. Sans risques, en tout cas. On s'y faisait chier dans les grandes largeurs. J'ai réussi à prendre des nouvelles de ma bande des Champs. Elle allait bien, la jeunesse, et c'était l'essentiel. Et, vieux, je me suis endormi d'un coup, comme pour m'évader dans des rêves qui ne vinrent pas.
Jeune, j'aimais bien les anciens, Lola. Mes anciens, c'était souvent des anars espagnols. Normal, je viens de là. C'est ma matrice. À bien des égards, physique mis à part, je les trouvais plus jeunes que nous. Avec un avantage, indéniable à mes yeux : ils avaient vécu le temps de l'extrême défaite – celle de la Révolution espagnole de 1936 et du « bel été de l'anarchie » – sans céder sur leurs rêves d'émancipation. Ils y croyaient encore et toujours. Malgré toutes les trahisons et en dépit de la marche du monde. Ils y croyaient parce que leur vie d'exilés l'exigeait. C'était ça ou sombrer. Mon université, c'était eux, une école de résistance. Bien plus que l'autre, en tout cas, la vraie, celle où, étudiant en histoire, je vivais le temps des simulacres de l'après-68.
Ton expérience, celle que tu déroules dans tous tes livres [1], est singulière, bien sûr, aussi singulière que tu l'es toi-même, Lola, voyelle d'une outre-gauche dont tu as fondé le concept et qui s'accorde plutôt bien aux apatrides de l'appartenance, aux en-dehors des identités fixes et aux déserteurs des avant-gardes militantes et de leurs suivistes bases. Cette dissidence aux contours incertains est, en soi et presque par nature, un monde solidaire en somme. On s'y connaît, on s'y fréquente, on s'y engueule, mais ni plus ni moins que dans les « milieux libres » d'une anarchie expérimentale du début du XXe siècle où amour-librisme, végétalisme et néo-malthusianisme devaient jeter les bases d'un anarchisme naturien dont, encore aujourd'hui, retentissent, quoique amoindris, quelques échos.
Comme quoi rien ne se perd jamais tout à fait des anciens combats.
C'est d'ailleurs là un des fils qui fait la trame de ton « manifeste de désobéissance sénile ». Il a cet avantage d'aborder des sujets pas marrants – la vieillesse, la dépendance, la mort à venir – sans sombrer jamais dans le pathos ou la neurasthénie. En cela ton Vieillir sans temps mort, mourir sans entraves est une réussite. On s'y marre même parfois, et franchement, ce qui n'est pas rien ; on y apprend beaucoup ; on se plaît à constater que, de Debord à Lasch, tes références sont les bonnes.
C'est vrai, Lola, qu'en te lisant, j'ai souvent pensé, comme toi, à La Vieille Dame indigne, de René Allio [2], cette Madame Bertini – magnifiquement campée par Sylvie – qui, à la mort de son mari et alors qu'elle a la soixantaine, vend, au grand dam de ses héritiers, l'entreprise familiale en faillite, bazarde tous ses biens, s'achète une voiture et part à l'aventure en compagnie d'une serveuse de bar pour qui elle s'est prise d'amitié et d'un cordonnier à forte inclinaison libertaire. Il y a, dans ce film, le même esprit de liberté que celui qui te colle aux semelles de marcheuse contre le vent. « Qui peut décider, écris-tu, de nos supposés droits et devoirs de “vieux” ? Qu'une grand-mère ne s'occupe de ses petits-enfants que quand et comme elle le souhaite ou pas du tout, qu'un papy se lance des défis sportifs, que nous portions encore des blousons de cuir, des jeans serrés, des jupes courtes et des cheveux longs, que nous nous déplacions encore à vélo ou à moto, que nous buvions de l'alcool et prenions des drogues, que nous allions dans les manifestations, sur des piquets de grève ou des ronds-points, que nous soyons encore capables de voler dans les supermarchés ou d'arnaquer les aides de l'État, en voilà un beau scandale ! » (pp. 38-39). Tout en somme plutôt que d'être de la catégorie des « bons vieux » soumis, décoratifs, rangés, polis et comme s'excusant toujours d'être encore là. La vieillesse, ça peut aussi être une chance, l'occasion de dire merde aux adultes bien portants, dynamiques et métaversés dont le seul et peu enviable talent est de savoir marcher vite et tête basse, le regard fixé sur leurs écrans du néant. Passée la frontière de la nécessité, c'est-à-dire du travail aliéné et du poison mental qu'il induit, l'inactif actif – le retraité manifestant, par exemple – aura toujours l'avantage sur le compulsif inactif – par excellence, le quadra à costard aussi étriqué que son univers mental – de voir le monde et sa propre vie avec les yeux de la curiosité et le regard de l'enfance. Comme toi, Lola, quand tu nous livres, en guise de viatique, cette citation de Brel, extraite de La Chanson des vieux amants (1967) :
Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes.
Et puis il y a le reste, ce reste qui fait souvent frémir, mais aussi sourire, sous ta plume alerte, iconoclaste et acérée. Comme si, dans ta caboche de rebelle sans âge, l'important était de ne jamais céder aux propos courants, au misérabilisme, aux religions et à leurs aumônes spirituelles. Le reste, c'est la pauvreté dans laquelle vivent certains vieux, la dictature des apparences, les amours et la barrière des âges, la mort en liberté. Bouleversantes, Lola, sont les pages que tu consacres à celle de ton père, Génia, à quatre-vingt- cinq ans, et de ta mère, Aliocha, à quatre-vingt-neuf, où, fièrement, tu les as accompagnés jusqu'au bout dans leur volonté de suicide assisté. Ce combat, tu l'assumes aujourd'hui en t'impliquant dans l'association Ultime Liberté. Au point d'y « militer », toi, l'inconvenante, qui a toujours méprisé le militantisme comme stade suprême de l'aliénation.
« L'enfance et la jeunesse, écris-tu, en conclusion d'ouvrage, sont jalonnées d'étapes initiatiques d'apprentissage et de découverte. Si on sait garder l'œil et l'esprit aux aguets […], l'initiation ne connaît en réalité pas de fin. » Tu l'écris et tu le prouves au quotidien de tes engagements.
Merci à toi, Lola, et la bise d'un Black Vioque.
Freddy GOMEZ
28.10.2025 à 09:45
F.G.
■ Poète, ancien membre du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1949-1967), actif participant de Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, auteur d'une quinzaine de livres, imprimeur et traducteur, Daniel Blanchard (1934-2024) fut un fidèle lecteur d'À contretemps. C'est avec plaisir et fierté que – transmis par sa compagne, Helen Arnold –nous publions un de ses inédits datant de 2018 qui n'a pas pris une ride. Bonne lecture ! – À contretemps. Du puritanisme « libéré » Il s'agit (…)
- Odradek
■ Poète, ancien membre du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1949-1967), actif participant de Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, auteur d'une quinzaine de livres, imprimeur et traducteur, Daniel Blanchard (1934-2024) fut un fidèle lecteur d'À contretemps. C'est avec plaisir et fierté que – transmis par sa compagne, Helen Arnold –nous publions un de ses inédits datant de 2018 qui n'a pas pris une ride. Bonne lecture ! – À contretemps.
Du puritanisme « libéré »
Il s'agit toujours de réprimer, ou plutôt de dénier l'érotique. La réduction de l'érotique à la sexualité relève déjà du puritanisme. La « libération sexuelle » en milieu puritain – ou, pour éviter les malentendus auxquels pourrait prêter ce mot, capitaliste – débouche sur un mode nouveau d'expulsion et de dénégation, et peut-être de destruction, de démantèlement, de décomposition de l'érotique qui consiste en sa saturation par le porno. L'exhibition pornographique irradie mortellement l'intime où vit l'érotique, dans la pénombre, dans des apparitions très sélectives, qui ne le manifestent que partiellement, c'est-à-dire métaphoriquement, signifiant par-là qu'il n'y a pas de totalité saisissable, représentable ou épuisable du désir. Non plus que de son objet, évidemment.
Le porno annonce cet évangile désespérant d'un épuisement du désir dans la jouissance, d'un épuisement de la jouissance dans l'effectuation d'une fonction par l'organe approprié, d'un épuisement du fantasme par le passage à l'acte. Il est vrai qu'asservi à la logique du spectaculaire et de la marchandise, le porno se trouve astreint à une surenchère, à un dépassement perpétuel qui le projette hors de son réalisme de principe, dans une dimension fantastique où se trouve relancée la course à l'horizon toujours reculé du pourchas érotique. Il n'en reste pas moins qu'il reste marqué par le sordide de son parti originel de réalisation, de réduction mercantile du désir.
Le puritanisme décompose, c'est-à-dire brise, la relation amoureuse en une transaction entre identités, closes sur elles-mêmes, finies, alors que son sens est transgression des identités, illimitation.
L'exhibition par l'image, le son ou le texte, comme la confession publique de jadis, assure qu'il n'y a que contacts d'organes, combinaisons de molécules, etc. – c'est-à-dire qu'il n'y a pas don (le don sous toutes ses formes est l'interdit du puritanisme, autrement dit du capitalisme) ou encore perte, ou encore obscurcissement, ou encore éblouissement… des identités individuelles.
Puritanisme et mondialisation à l'américaine
Avec la Réforme et dans ses sectes les plus radicales s'est déchaîné le puritanisme proprement dit, qui prétendait à la pureté de l'âme et à sa transparence sous le regard de Dieu. Le secret devenait alors abominable, puisque là où il y a le secret c'est qu'il y a le mal. Les communautés puritaines traditionnelles dissipaient l'angoisse de recéler du secret par le rituel de la confession publique. Cette pratique continue, du reste, à donner son piment à la vie sociale américaine, en particulier lors des affrontements électoraux. Et Bill Clinton, parmi bien d'autres, a fait les frais de l'intolérance de la conscience américaine à l'égard du mensonge et, le cas échéant, de la simple réserve et même de la pudeur.
Or, paradoxalement, la sévérité de cette exigence de vérité, de transparence pour user d'un mot dont on nous tympanise, se trouve comme subvertie de l'intérieur par une véritable compulsion exhibitionniste. Et c'est là l'un des fondements de l'Empire américain : la séduction par l'obscénité. Le discours officiel que l'Amérique tient sur elle-même – et auquel sans doute elle croit – est grossièrement fallacieux : l'Amérique ne séduit pas par sa vertu, par son élection divine, par la perfection de ses institutions ou que sais-je encore, mais par son obscénité. Elle ne suscite pas l'amour, mais la concupiscence. Elle se brandit tout entière – son opulence, ses corps, sa gestuelle, sa musique, ses fringues… – comme objet d'appétence, comme étal de fétiches.
À l'opposé des prescriptions de la morale et de la sociabilité qui avaient cours ou que l'on feignait d'observer dans toutes les vieilles civilisations aujourd'hui séniles ou agonisantes, l'Amérique étale aussi crûment ses appétits que son absence de scrupule et sa brutalité – sa virilité ; aujourd'hui, sa trumpitude. Elle ne séduit pas par le jésuitisme de son politiquement correct mais au contraire par la crudité avec laquelle elle appelle une bite une bite [1]. Non pas par ses protestations de générosité et de désintéressement mais par le cynisme avec lequel elle met tout en vente et rend ainsi tout achetable, accessible à tous les appétits. L'âme de l'Amérique est transparente, et donc pure comme une vitrine ou un rayon de supermarché, et elle offre ainsi l'innocence à tous les concupiscents qui bavent devant elle.
Mais qu'ils n'aillent pas se ruer sur elle comme les barbares du bon vieux temps : en même temps que tous ses charmes, elle brandit la bombe. C'est l'autre fondement de l'Empire américain. Ceux qui veulent goûter à toutes ces merveilles, qu'ils passent d'abord par l'usine. Si l'exhibition obscène échauffe trop fort les appétits, la bombe les refroidit – et ce dispositif produit, à la manière d'une centrale nucléaire, l'énergie qui, depuis un demi-siècle, transforme le monde.
Cette exhibition, et particulièrement cet étalage de sexualité pour ainsi dire sans ombre, c'est bien évidemment ce que ne peut supporter le puritanisme à l'ancienne des islamistes ; et leur combat, ils le mènent avec les armes du secret – clandestinité, déguisement de ses combattants ou de ses kamikazes en innocents, emprunt à Dieu de sa voix pour appeler au meurtre sur les « réseaux sociaux »… En face, la guerre délirante de Bush contre le « terrorisme » visait ce qui, en effet, terrorise le puritain moderne : le secret, précisément.
Puritanisme et « principe actif »
La sélection du principe actif – d'une substance, d'un individu, d'une société… –, c'est-à-dire de sa part créatrice de valeur, susceptible, donc, d'être échangée sous la loi de l'équivalent général, laisse un résidu, indicible, opaque à la loi de la valeur. Fort embarrassant, choquant même pour une éthique puritaine (capitaliste). Alors, ce résidu, on pourra toujours le recuire pour obtenir, par exemple, un nouveau genre de fromage (ricotta, etc.), ou le consommer pour rendre ses loisirs productifs, ou encore travailler en prison. Cela dit, quoi qu'il en soit, il sera toujours voué, en fin de processus sélectif, à n'être que déchet. Or, dans le déchet, le principe actif s'inverse. Principe passif, il absorbe de la valeur, il demande à être inactivé, relève d'usines de retraitement, de centres de rétention, etc., et aussi d'organisations humanitaires – qui drainent de la valeur auprès de consommateurs saturés éprouvant le besoin de bienfaisance ou d'affamés de ricotta sous forme d' « images ».
La sélection du principe actif, en matière sociale comme ailleurs, peut se lire dans l'autre sens comme sélection, production – par la rupture violente de l'unité du réel – et s'il le faut, invention, imposition et même institutionnalisation du déchet. De même que c'est l'obtention d'un déchet qui garantit la vertu d'activité du principe actif, c'est l'assignation d'une partie de la société à la sous-humanité qui révèle et manifeste l'humanité pleine et entière de l'autre partie. C'est l'entassement de tous les « viandés » au pied de la paroi qui fait resplendir la vertu salvatrice du « premier de cordée ». C'est la production massive de déchets humains dans le Lager ou le Goulag qui fait flamboyer la quasi-surhumanité du gardien.
Ainsi, à partir du préfixe grec eu- [bien] – comme dans eugénisme ou euthanasie – le lexique de notre époque pourrait volontiers s'enrichir de nouveaux termes comme eu-massacres ou eu-bombardements. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'à sa manière le général Thomas Franks, commandant en chef des opérations américaines pendant la guerre contre l'Irak, fit lui-même en inventant les concepts de « bombardements humanitaires » et de « guerre miséricordieuse » ?
Daniel BLANCHARD
2018
SUR DANIEL BLANCHARD :
– « Éloge des confins » (Freddy Gomez.
– « Balles traçantes » (Freddy Gomez).
– « D'une crise à l'autre » : entretien de Fabien Delmotte avec Helen Arnold et Daniel Blanchard.
– « Mort d'un poète » (Frédéric Thomas).
[1] Le président Johnson, raconte J. K. Galbraith dans ses Mémoires, à qui un diplomate étranger demandait pourquoi il s'obstinait à poursuivre la désastreuse guerre du Vietnam, s'est contenté, pour toute réponse, de dire « the cock ! » en montrant sa braguette.
26.10.2025 à 20:19
F.G.
Cet ouvrage est disponible en librairie ou peut être commandé auprès de L'échappée. En des temps déjà anciens, des êtres sont montés à l'assaut du ciel d'Espagne avec la force de résister au fascisme tout en jetant les bases d'un monde sans domination ni exploitation. Le souvenir de cette révolution espagnole de 1936, belle comme la radieuse déraison libertaire qui la porta, resurgit après la mort de Franco en 1975. Puis au cours des années 1980, il s'enlisa dans les sables de l'oubli (…)
- Nos livres Cet ouvrage est disponible en librairie ou peut être commandé auprès de L'échappée.
En des temps déjà anciens, des êtres sont montés à l'assaut du ciel d'Espagne avec la force de résister au fascisme tout en jetant les bases d'un monde sans domination ni exploitation. Le souvenir de cette révolution espagnole de 1936, belle comme la radieuse déraison libertaire qui la porta, resurgit après la mort de Franco en 1975. Puis au cours des années 1980, il s'enlisa dans les sables de l'oubli d'une Espagne où la « transition démocratique » vers le tout-marché se fonda sur un accord entre une « droite » et une « gauche » pressées d'enterrer le vieux projet d'émancipation sociale et humaine dont le mouvement ouvrier espagnol, sous influence anarcho-syndicaliste, avait été l'indéniable artisan.
Folies d'Espagne s'intéresse aux ombres et lumières de l'activité anarchiste durant la guerre civile et dresse un panorama critique des succès et des échecs de cette révolution où, pour la seule fois dans l'histoire, du moins aussi massivement, un peuple en armes résista au fascisme tout en aspirant au communisme libertaire.
Composé à partir de recensions d'ouvrages parus le plus souvent en espagnol et inédits en français, ce recueil repose sur un suivi méthodique, et parfois polémique, des débats historiographiques qui agitèrent le post-franquisme.
TABLE
En guise de préambule.
Les organisations.
Les anarchistes dans la guerre d'Espagne : éléments de chronologie.
Variations sur une guerre sociale.
Délits de suite et résistances.
Varia.
Index des noms.
CITATIONS
● « L'histoire de l'anarchisme, même honnêtement écrite, et celle de l'anarchisme en révolution plus particulièrement, laisse toujours, ou presque, une impression de manque. La cause est évidente : c'est qu'à la traiter selon les seuls instruments statistiques et méthodes d'analyse des historiens, elle passe le plus souvent à côté de l'essentiel, ce tremblement collectif qui accouche d'un monde nouveau, cette émotion partagée d'une insurrection des esprits, cette croyance soudaine que la vie s'avance et qu'elle est bonne à prendre. Pour dire cela, il faut casser les moules et ne reculer devant aucune audace. »
● « On peut gloser sur l'illusion lyrique d'une époque que le triste temps présent rend si lointaine qu'elle prend des airs de légende. On peut y critiquer aussi cette part importante d'optimisme volontariste qu'elle portait en elle, ce goût immodéré pour la grandiloquence et la mystique révolutionnaire. Il n'empêche, ces éléments étaient bien constitutifs du rêve émancipateur. »
● « Augmentés jusqu'à devenir légendaires ou censurés jusqu'à se perdre dans les marais de l'oubli, les souvenirs des uns et des autres, entre trop-plein et non-dits, restituent pourtant la même part du rêve que la défaite a brisé : l' « exilé de l'extérieur » l'a cultivée jusqu'à l'obsession quand « l'exilé de l'intérieur », lui, l'a refoulée pour ne pas avoir à en rendre compte devant les bourreaux. L'un et l'autre l'ont fait pour tenir, pour continuer. En résistant, d'un côté, à l'oubli. En s'y abandonnant, de l'autre. Dans les deux cas, leur vie en dépendait. »
● « On comprend la détresse qui saisit ces combattants libertaires de la première heure, venus de partout “se brûler à l'air libre” (Louis Mercier) d'une révolution en marche, quand, au ressac d'une guerre en passe de devenir classique, ils eurent à choisir entre se faire soldats ou partir, le premier terme de l'alternative les obligeant à mutiler leur conscience, le second à abandonner leurs frères de combat. »
Paris, Éditions L'échappée, 2025, 384 p., 22 euros
Isbn : 978-23730917-4-8
ÉCHOS...
● « La révolution espagnole entre rêve libertaire et tragique défaite », une recension de Jean-Jacques Bedu publiée, le 26 septembre 2025, sur le site site « Mare Nostrum, une Méditerranée autrement »
● « Guerre d'Espagne, guerre sociale », une recension de Sébastien Navarro publiée sur notre site le 20 octobre 2025.
● « Comme un athénée libertaire au fil des pages », une recension de Francis Pian publiée dans Le Monde libertaire du 18 octobre 2025.
20.10.2025 à 09:08
F.G.
■ Freddy GOMEZ FOLIES D'ESPAGNE Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre L'échappée, « Dans le feu de l'action », 2025, 384 p. « Je n'écris que pour être relu. » Walter Benjamin, Conversation avec André Gide. Disons, par commodité, que c'était il y a un peu plus de trente ans. Disons que j'avais la vingtaine et que je sortais, très tardivement, de l'œuf. Soit d'une longue adolescence et d'un milieu familial modeste où régnait un désert tant culturel que politique. Disons, enfin, qu'il (…)
- Recensions et études critiques
■ Freddy GOMEZ
FOLIES D'ESPAGNE
Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre
L'échappée, « Dans le feu de l'action », 2025, 384 p.
« Je n'écris que pour être relu. »
Walter Benjamin, Conversation avec André Gide.
Disons, par commodité, que c'était il y a un peu plus de trente ans. Disons que j'avais la vingtaine et que je sortais, très tardivement, de l'œuf. Soit d'une longue adolescence et d'un milieu familial modeste où régnait un désert tant culturel que politique. Disons, enfin, qu'il y eut cette fondamentale rencontre avec un couple d'amis qui me fit bifurquer et entrevoir les rivages du continent Anarchie – et de sa fille aînée : la Révolution espagnole. Avouons, surtout, que de cette grande fresque humaine je ne comprenais pas grand-chose et que, pétrifié par mon inculture, je me décidai à y remédier en lisant tout ce qui me tomberait sous la main. Mon premier achat fut aussi hasardeux que malheureux, un poche intitulé sobrement La Guerre d'Espagne d'un certain Guy Hermet [1]. Fier de ma trouvaille, je le présentai à mes amis qui grimacèrent : pas sûr que je trouve là-dedans matière à penser les enjeux soulevés par ces trois années de guerre civile. Pas sûr non plus que j'y rencontre la Révolution...
Des années plus tard, je l'ai revisité sommairement ce bouquin édité en mars 1989. Il suinte la posture mandarinale et l'académisme aux ordres où la guerre civile espagnole se résume ainsi : dans son tortueux chemin vers l'unité nationale et la démocratie libérale, l'Espagne s'est déchirée au cours d'une séquence vue comme le « rattrapage dramatique [d'un] retard historique ». Avec comme malheureux corollaire, ces excès commis par les « extrémistes de gauche comme de droite »… L'historien Hermet semble voir dans la visée libertaire un exotisme à la fois perché et terrifiant ; en Aragon, « l'hégémonie des courants les plus illuminés de l'anarchisme y fait que la propriété et la monnaie s'y trouvent purement et simplement abolies en mains endroits ». Dans cette « mutation sociale un peu trop forcée », règne ici un « puritanisme moral assez hallucinant » tandis qu'ailleurs, dans le Sud andalou par exemple, des « nouveaux bandits de grand chemin deviennent les gardes civils qui ont pris le maquis et survivent en volant alentour ». Selon Hermet, « l'exubérance révolutionnaire assez terrifiante des anarchistes » a tout fait pour saper le rempart républicain antifasciste. Pire : « Le règne des milices ouvrières ne fait pas obstacle ou participe même à la furie meurtrière qui frappe l'Espagne dite loyaliste pendant les premiers mois de la guerre civile. » Surtout, Hermet-le-pieux semble particulièrement hanté par l'« holocauste » antireligieux – la « plus grande hécatombe anticléricale avec celle de la France révolutionnaire puis du Mexique d'après 1911 » – auquel il consacre de nombreuses pages. Voilà pour le topo circonstancié de ce spécialiste de l'histoire des démocraties et des populismes. Voilà pour cette mise en bouche qui aurait pu, alors, me vacciner contre l'« extrémisme anarchiste ». Fort heureusement la suite a été toute autre.
Liquider les utopies d'hier
« Illuminés », « hallucinant », « holocauste »… Quelles sont donc ces « folies d'Espagne » capables de pousser un observateur de la chose politique du gabarit de Hermet dans des débordements aussi outranciers ? Une piste ? Hermet est un habitué des colonnes de Catholica, revue de réflexion politique et religieuse. Une inclinaison toute légitime mais qui conditionne quelque peu sa vision des hommes et de leurs combats. Malgré ses sources chiffrées et sa cuirasse honoris causa reconnue par ses pairs de l'Alma Mater madrilène, l'historien reste un idéologue. Petit soldat pour qui l'Histoire est un fléchage, souvent accidenté, mais forcément ascensionnel où l'ordre et la raison, souvent du côté des puissants, s'affrontent dans un combat sans cesse rejoué à la déraison des masses bestialisées ou manipulées. Une fois purgés ces moments de « folies » meurtrières, les passions s'éteignent et se sédimentent ; alors sur un charnier encore tiède, les vainqueurs promeuvent un esprit de concorde à la faveur d'un grand pardon œcuménique – ou d'un business plan planétaire. « Au lendemain de la mort de Franco, écrit Freddy Gomez, la “transition démocratique” naquit d'un pacte négocié par une gauche institutionnelle soucieuse d'entrer dans le jeu politique et par une droite toujours franquiste, mais désireuse de ne pas en sortir. […] Deux ans après la mort de Franco, les commentateurs fascinés du modèle espagnol pouvaient ainsi s'extasier : la guerre était enfin finie. Et de fait, elle l'était, ce pacte impliquant, sinon le silence, comme on l'a dit abusivement, du moins l'oubli des anciennes querelles et, plus encore, du côté des historiens, une approche résolument objectivée de l'histoire contemporaine de l'Espagne. » Approche résolument objectivée aurait pu être écrit en italique tant son format responsable et dépassionné cache une charge : celle visant à liquider les utopies d'hier afin de les rendre indisponibles pour les combats d'aujourd'hui. Privé de mémoire, un peuple est un poisson rouge qui tourne en rond. Pour les requins de la pire espèce, c'est alors open-bar.
Mémoire donc ! Mémoire surtout ! Mais laquelle ? Celle, espagnole, de 1936-1939 est un canevas d'une densité remarquable. Elle fut la raison première pour laquelle la revue À contretemps existât, du début des années 2000 jusqu'en 2014 sous sa forme papier, puis sous ce format numérique dans lequel ces lignes apparaissent. Au lecteur, on ne fera pas l'affront de présenter son principal animateur : Freddy Gomez. On se permettra juste de souligner la position, assez cocasse, du soussigné attaché à son tour à recenser… une collection de recensions.
La recension est un drôle d'exercice critique : objet à la fois autonome et lié au texte auquel elle se réfère. Elle est susceptible de provoquer sa propre mise en abîme d'où naitra une nouvelle recension. Nous y sommes, au cœur d'une boucle rétroactive constituée d'un échantillon de 35 longues notes de lecture rassemblées en un recueil au titre inquiétant : Folies d'Espagne : ombres et lumières d'un anarchisme de guerre. Ça commence par un « tombeau », celui de Durruti, et ça se termine par une « imposture », celle de Jorge Martínez Reverte, « commentateur journalistique et essayiste approximatif ». Autant dire que le ton est donné : celui d'une balistique précise et affûtée passant au crible le bref été révolutionnaire, les années de guerre, la lutte antifranquiste et la transition démocratique. Un peu moins de quatre décennies donc où Freddy Gomez pèse et soupèse une multitude d'enchaînements circonstanciels, entre embrasements collectifs et choix tactiques, qui vit une partie du peuple espagnol, sur ses terres ou depuis l'exil, tenter de dépasser l'historique fatalité de son assujettissement.
Éxécutif « stalino-républicain »
Pour qui s'intéresse de près ou de loin à cette guerre sociale, ces Folies d'Espagne constituent une somme incontournable. Les habitués du titre À contretemps le savent : la plume de Freddy Gomez est redoutable. Par son savoir, précis jusque dans les plis les plus serrés de la grande fresque libertaire, par son art de mettre au jour et de problématiser des angles morts souvent douloureux, par son expression qui chemine entre art du portrait au ras des chairs et poétique crépusculaire. Par cette habileté, fort rare au demeurant, consistant à manier subjectivisme situé et objectivisme critique. Chroniquant un ouvrage de Francisco Carrasquer, ancien milicien de la colonne Durruti devenu essayiste et traducteur, et donc porteur de la mémoire révolutionnaire espagnole, Freddy Gomez le complimente pour son « habile juxtaposition de la connaissance et du sensible ». On ne croit pas se tromper en indiquant que la plume gomézienne trempe dans le même encrier.
Une précision d'importance : si la plupart des livres auxquels se réfèrent les recensions compilées ici ont été édités en espagnol, il n'est absolument pas nécessaire de les avoir lus pour en tirer la substantifique moelle. Les textes de Freddy Gomez sont à prendre comme autant de petits essais s'attachant à travailler les nœuds les plus complexes et douloureux de ce qui se révéla être, pour les anarchistes, un « conflit immédiat et définitif entre utopie et principe de réalité ».
Appuyer et creuser là où ça fait mal. Non par sadisme mais parce que c'est précisément dans ces plaies du passé mal cicatrisées – ou trop rapidement refermées – que se nichent les scories encore chaudes et encombrantes de ce que fut cet « anarchisme de guerre ». Guerre tous azimuts, ouverte ou bien larvée, frontale ou traître : contre l'ennemi fasciste, l'allié républicain de circonstance, l'épurateur stalinien.
À partir du moment où la dynamique libertaire se nourrit de l'irréductible intuition que rien de bon pour le peuple n'adviendra tant que le pouvoir (politique, économique, coercitif, etc.) n'aura pas été aboli, elle s'expose irrémédiablement à une multiplicité d'ennemis mortels provenant de l'ensemble du spectre politique. En période de guerre, cette loi d'airain ne peut que porter son fer jusqu'à l'incandescence.
Une des leçons les plus cuisantes de ces Folies d'Espagne tient à l'impitoyable diagnostic que ce livre pose : si le bloc bourgeois préférera toujours Hitler au Front populaire, les circonstances pourront amener son avatar – « le bloc républicain » – à miser sur Staline pour balayer le risque de contagion anarchiste. Ainsi de l'exécutif « stalino-républicain » étouffant méthodiquement les conquêtes de la révolution libertaire et liquidant dans un même élan les militants marxistes révolutionnaires et antistaliniens du POUM. 1937 fut une terrible année de purge, en Russie comme en Espagne.
L'antifascisme, une abstraction absolue
Si l'agenda révolutionnaire classique implique, dans son moment inaugural, une lutte contre l'État et la classe des possédants, que faire lorsque le conflit armé est déclenché, non par les révolutionnaires, mais par les fascistes ? Que faire quand la révolution se déploie dans les seuls espaces libérés par la déroute étatique ? Que faire lorsque les « rebelles » sont les bruns et que les anars se voient objectivement contraints de défendre l'ordre légal défaillant ? Dès le départ, l'« anarchisme de guerre » espagnol s'est vu placé en situation révolutionnaire comme on l'est devant un fait accompli. Tout est allé vite : le 17 juillet 1936, les putschistes se soulèvent au Maroc espagnol ; deux jours après, à Barcelone et Madrid, les militaires sont défaits. En Catalogne, la CNT et la FAI engagent la mise sur pied de milices antifascistes tandis que la terre est reprise par les paysans et l'industrie collectivisée. La guerre et la révolution, la guerre ou la révolution : en cet été 1936, ce tellurique diptyque est source de passions euphorisantes, mais aussi d'inquiétants vertiges.
Freddy Gomez résume ainsi le casse-tête des acteurs de l'époque : « Cette révolution se présenta, dès le début, sous la configuration étrange d'une résistance à un coup d'État militaire antirépublicain. Autrement dit, elle n'eut pas la forme prévue par les anarchistes d'une levée en masse pour l'émancipation sociale, mais celle d'un soulèvement populaire aux motivations aussi contradictoires que pouvaient l'être, d'une part, la défense d'une légitimité démocratique mise à mal par des putschistes et, de l'autre, la croyance que l'écrasement des croisés de l'ordre nouveau n'avait de sens que si elle permettait de subvertir l'ordre démocratique ancien. »
C'est dans un texte intitulé Monologue intérieur sur une révolution empêchée encensant le livre Ascaso y Zaragoza du déjà cité Francisco Carrasquer que Freddy Gomez examine l'échec que la révolution anarchiste semble s'auto- administrer alors que les vents de l'Histoire lui sont, pour une rare fois, favorables : « Il faut en convenir : quand il était possible de lui porter le coup de grâce, l'anarchisme décida, par peur du vide et par crainte de lui-même, de perfuser la République bourgeoise agonisante. Au nom d'une abstraction absolue : l'antifascisme, cette machine à faire voler le front de classe. Ce piège, nul ne niera que la direction de la CNT se l'est tendue toute seule, car seule elle était en mesure de décider de la route à suivre. » Bien entendu, ce jugement sera plus tard nuancé par le fait que la CNT, irrégulièrement implantée sur le territoire espagnol, ne s'est peut-être pas sentie d'un poids suffisant pour continuer à jouer la partition révolutionnaire. Mais peu importe, au fond, et rien n'empêche les méninges d'imaginer a posteriori un autre scénario. Plutôt que d'envoyer quatre ministres cautionner le gouvernement de Largo Caballero et d'accepter la militarisation des milices en octobre 1936, la CNT, notamment en Catalogne, aurait pu adopter une forme de soutien critique au gouvernement de la République, mais sans s'y rallier institutionnellement. En agissant de la sorte, de manière autonome en somme, elle eût été, à ce moment-là et vu sa force combattante, en état d'exiger des armes pour ses milices et la reconnaissance de ses nombreuses collectivités agraires. Seul un positionnement de ce type aurait pu l'autoriser à mener de front la guerre et la révolution, mais surtout à éviter les compromissions, les trahisons et les saloperies à venir, du genre de celles qu'incarnèrent ces « tribunaux spéciaux de la République » où, particulièrement « efficaces en matière de geôles clandestines et d'exécutions sommaires », les mercenaires staliniens du Service d'investigation militaire (SIM), s'en donnèrent à cœur joie, sous couvert d'antifascisme, dans la répression des révolutionnaires.
Démythifier, toujours
S'il n'est pas question, dans ces Folies d'Espagne, de distribuer de bons ou de mauvais points, l'agencement de ces recensions comme une suite de chroniques permet d'éclairer, sous de multiples focales, « l'extraordinaire complexité de la révolution espagnole » et de ses suites, mais aussi de démythifier la geste romantique anarchiste, de démythifier certains de ses héros combattants (de Durruti à… Rouillan), de démythifier des lectures de l'Histoire par trop galvanisantes ou simplistes (par exemple, des élites révolutionnaires promptes à collaborer avec l'État républicain et, a contrario, une base pure et spontanée ; ou encore « cette merde programmatique du marxisme-léninisme militarisé »). Démythifier, en somme, pour faire de l'histoire à hauteur d'hommes – parce que, paradoxalement, c'est quand l'Historie s'accélère, et qu'elle place des gens ordinaires dans des circonstances extraordinaires, que les historiens aux ordres vont tenter de la figer en un récit souvent borgne et appauvri. Il convient alors de ne pas leur laisser la main.
Le « front antifasciste » mue interminablement. Il était là hier, il sera là demain. Le temps d'une peur commune tout à fait légitime, il agglomère les résistances – issues pourtant de camps historiquement antagonistes. Passée l'épreuve du barrage « républicain », un mélange d'hébétude et d'amertume s'empare, immanquablement, des castors les plus radicaux. L'impression que si le mal a été neutralisé, tout reste pourtant à faire. Inlassablement. Comme si, encore une fois, le coche avait été loupé. S'il est un intérêt majeur de ces Folies d'Espagne – et de la Révolution qu'elles ont servie –, c'est de nous permettre de renouer avec « la claire conscience, un temps exprimée avec force par ses combattants les plus aguerris, que fascisme et République devaient être balayés pour que tombent leurs chaînes ».
La gageure paraît d'autant plus béante que, vue depuis notre sale époque ensablée, jamais l'utopie n'a paru aussi éloignée. Raison de plus pour garder le cap. En temps de guerre comme en tant de paix – l'autre nom de la guerre sociale.
Sébastien NAVARRO
[1] Guy Hermet, La Guerre d'Espagne, Points-Histoire, 1989.
13.10.2025 à 09:51
F.G.
■ En ces temps maudits, celui qui préside aux destinées du pays – un pauvre type au demeurant, mais singulièrement ignominieux – est l'exemple même d'un personnage d'Ancien Régime. Son horizon est identique : enrichir les riches en appauvrissant les pauvres – ceux « qui ne sont rien ». La détestation qu'il suscite, il s'en fout. Il est à l'Élysée pour jouir de sa puissance, et il veut y rester le plus longtemps possible. En retour, dans les profondeurs du pays, une vague montante de colères (…)
- Jacqueries et luttes paysannes
■ En ces temps maudits, celui qui préside aux destinées du pays – un pauvre type au demeurant, mais singulièrement ignominieux – est l'exemple même d'un personnage d'Ancien Régime. Son horizon est identique : enrichir les riches en appauvrissant les pauvres – ceux « qui ne sont rien ». La détestation qu'il suscite, il s'en fout. Il est à l'Élysée pour jouir de sa puissance, et il veut y rester le plus longtemps possible. En retour, dans les profondeurs du pays, une vague montante de colères logiques inspire, année après année, des soulèvements tout aussi logiques. Sous les crachats incessants des valets de plume du capital et la violence de la terrible répression que le pouvoir lui réserva, le mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 fut sans doute un cas paradigmatique d'irruption sociale sauvage au long cours. Depuis, comme émancipées de leurs réserves, fréquentes ont été les résistances désencadrées, intempestives, imaginatives, combatives qui, même intégrées par défaut au décorum syndical et à ses grand-messes, ont tenté d'ouvrir la voie à autre chose. Car c'est ailleurs que tout se joue, dans l'indiscernable s'entend. Bien sûr, il y a des ratés, nombreux, mais ce qui monte, semble-t-il, c'est une évidente aspiration à la dé-domestication des formes de lutte et à un retour de l'action directe.
On se souvient que, compulsant leurs notes, des experts diplômés dissertèrent à foison sur la caractérisation la plus appropriée pour rattacher les Gilets jaunes à quelque chose. Et, absurdement, « jacquerie » revint souvent sous leur plume. Absurdement, car, si la majorité des Gilets jaunes étaient de province, ils n'étaient pas paysans – contrairement aux « Jacques » – et qu'ils revendiquaient, avec force et conviction, leur refus de l'étiquetage. Bien sûr, leur âpreté au combat les désignaient naturellement, aux yeux des cadors de l'expertise, comme forcément régressifs et assurément sauvages. Autrement dit, le retour de cette appellation était une manière de les ramener à leur condition de gueux. Car telle était bien leur intention.
À bien y penser, c'est sûrement cela qui, chez nous, fut à l'origine d'un désir d'aller voir ce qu'il y avait derrière ces « jacqueries », désir qui se concrétise aujourd'hui avec l'ouverture de cette nouvelle rubrique : « Jacqueries et luttes paysannes ». Comme pour « Sous les pavés la grève », nous puiserons abondamment », pour l'alimenter, aux textes publiés dans les excellentes revues d'histoire populaire que furent Le Peuple français (1971-1980) et Gavroche (1981-2011), deux exemples inégalés de mise en avant du rôle et de l'importance des luttes sociales dans l'histoire.
Bonne lecture !
– À contretemps –
La Jacquerie de 1358, qui devait par la suite prêter son nom à toutes les révoltes paysannes du Moyen Âge, fut une insurrection brève, mais d'une ampleur remarquable, puisqu'elle embrasa la plus grande partie de la France du Nord. Elle s'inscrivait dans la série des grands soulèvements agraires qui secouèrent toute l'Europe au XIVe siècle : néo-pastoureaux (1320), révolte des Flandres (1323-1328), tuchiens (1363), travailleurs anglais (1381).
Au moment où elle se déclenche, la France traverse la période la plus noire de la guerre de Cent Ans. Et, pour bien comprendre la nature de ce mouvement, il faut prendre en considération la condition paysanne de l'époque.
Pour les paysans, le XIVe siècle est synonyme de guerre, de persécution, de peste et de famine. Il y a d'abord la guerre de Cent Ans, avec son cortège de villages pillés, rançonnés, brûlés, auquel succèdent, en temps de paix, les ravages des soudards sans travail, groupés dans les Grandes Compagnies, qui volent, tuent, violent et pillent sur leur passage.
La persécution est, de plus, le fait des seigneurs français qui accablent leurs serfs de corvées, banalités, tailles et services de toutes sortes. Ces abus se complètent d'un avilissement systématique du paysan, ramené constamment au rang de bête par !es railleries, grossièretés et bassesses du noble.
Le « vilain » doit en outre se battre contre la lèpre et surtout la peste, qui sévissent à l'état endémique, tandis que les variations climatiques le réduisent à la famine, au point de le pousser à détacher les corps suspendus au gibet pour se nourrir. En 1358, la Picardie, pourtant riche, n'a pas été labourée depuis deux ans.
Pour finir, après les défaites répétées de la chevalerie française devant la « piétaille » anglaise, Jean le Bon, roi de France, tombe entre les mains de ses adversaires. L'événement fait grand bruit. Les paysans n'ont, bien entendu, aucune envie de venir au secours des nobles, qui sont leurs plus directs ennemis. De plus, de tous ces événements, ils tirent une leçon qui réveille leur ardeur : les seigneurs, qu'ils craignaient tant hier encore, se sont montrés lâches et incapables au combat ; ils ne sont pas invincibles ; ils ont livré leur roi.
La révolte des bourgeois parisiens, dirigée par Étienne Marcel, va, indirectement, mettre le feu aux poudres. Inquiets des conséquences possibles de ce mouvement et se sentant de plus en plus isolés, les nobles réunissent, le 4 mai 1358, les États du Vermandois, et appellent les paysans à prendre les armes contre Paris. Ceux-ci entendirent l'appel, mais, c'est pour retourner, le moment venu, leurs armes contre la noblesse.
La révolte commence le 18 mai 1358, à Saint-Leu-d'Esserant, sur les bords de l'Oise, en aval de Creil. Ce jour-là, un convoi de ravitaillement, dirigé par neuf chevaliers, est attaqué par les paysans. Complètement pris de court, les nobles n'ont pas le temps de se défendre et sont égorgés.
Le premier pas franchi, il n'est plus question de reculer, car, de toute façon, la répression s'annonçait implacable. En dix jours, la révolte se répandit à travers le nord de la France : la Picardie, le Santerre, l'Amiénois, le Vermandois, le Laonnois, l'Île-de-France, la Brie, la Champagne, le Gâtinais, le Hurepoix, le Perthois, la Haute-Normandie prirent successivement les armes, et quelques bandes se formèrent dans des régions avoisinantes.
Le recrutement de l'insurrection est assez hétérogène. La masse des révoltés est bien entendu formée de miséreux, mais les chefs appartiennent à des catégories sociales plus favorisées : commerçants, prêtres, clercs, fonctionnaires royaux, gros laboureurs.
Le nombre des Jacques est impossible à déterminer. Chaque canton constitue ses propres groupes dont les effectifs varient de 30 à 1 000 paysans armés. La colonne la plus importante rassemble 6 000 hommes. Les dirigeants sont mal connus, car leurs noms furent oubliés des chroniqueurs de l'époque, qui travaillaient exclusivement au service des nobles. Pourtant, un nom se détache, celui de Guillaume Calle, issu d'une famille de paysans aisés. La révolte est assez anarchique à son début, et Calle doit surmonter l'indiscipline des Jacques. Mais l'organisation semble plus poussée que Maurice Dommanget ne le laisse entendre [1]. Calle devait être doté de responsabilités militaires, judiciaires et administratives et être soutenu par des groupes de révoltés organisés au niveau des paroisses.
Cela dit, les formes d'action des révoltés sont à la mesure des niveaux d'oppression et d'avilissement qui, depuis si longtemps, leur sont imposés. Ils brûlent nombre de châteaux, pillent les biens nobiliaires, massacrent des chevaliers et leurs familles. Autant de gestes qui contribuent à donner à cette révolte son autre nom, celui de « l'Effroi » [2]. Malgré tout, indique Gérard Walter [3], les massacres ne furent pas aussi nombreux que certains chroniqueurs le rapportèrent. Beaucoup de nobles s'étant, en effet, réfugiés dans les villes, seuls leurs châteaux, symboles d'oppression, furent le plus souvent jetés à bas.
Malgré son ampleur, la Jacquerie ne dure guère plus de quinze jours, et ce pour une bonne raison : la révolte paysanne contre les nobles et l'insurrection bourgeoise contre le pouvoir royal ne savent pas s'unir, malgré le soutien que quelques villes, comme Meaux et Senlis, apportent au mouvement des campagnes. La grande bourgeoisie urbaine, qui profite du système, se refuse, elle, à faire cause commune avec la paysannerie.
Ce que les Jacques remettent en cause, c'est le noble local, l'individu qui les opprime directement. Ils n'ont pas encore pris conscience que leur ennemi quotidien fait partie d'un système global qu'il faudrait, pour vaincre, remettre en cause dans son entièreté. Il faut noter que les Jacques ne se sont pas attaqués non plus à l'Eglise en tant qu'institution directement liée à leur exploitation, mais qu'ils se sont contentés de malmener les curés et les moines qui s'opposaient à eux.
Pour toutes ces raisons, le mouvement échoue rapidement, et la principale colonne des Jacques est écrasée dans une bataille contre les nobles, près de Clermont-en-Beauvaisis, le 10 juin 1358. Cette bataille relève incontestablement d'une erreur de jugement des Jacques, qui auraient dû refuser la lutte en terrain découvert, exercice dans lequel excellaient leurs adversaires.
La réaction des nobles dépassa en sauvagerie tout ce que les paysans avaient pu faire. Ce fut la revanche d'une classe qui avait tremblé pour sa domination et qui entendait faire payer ses « effrois ». 1 500 Jacques furent massacrés à Poix, 800 près de Roye, 300 furent brûlés vifs dans un monastère, 1 000 furent exterminés à Gaillefontaine. À Meaux, 7 000 Jacques furent égorgés, « ainsi que bêtes », tandis que la ville brûla pendant quinze jours. Le comble du massacre fut atteint en Picardie où 20 000 paysans, « fautifs » ou innocents, furent tués par les nobles français, aidés de leurs comparses belges. À cette répression physique, il faut ajouter des impôts écrasants destinés à reconstruire les châteaux détruits.
Sur ces monceaux de cadavres, la noblesse rétablit son système d'exploitation et de terreur. Tout le problème posé par les Jacques restait entier. Comme le prouvèrent les révoltes successives des paysans français au cours des trois siècles qui suivirent.
Michel LUSSAC
Le Peuple français, n° 3, juillet-septembre 1971, pp. 14-15.
06.10.2025 à 09:10
F.G.
■ Edmond THOMAS PLEIN CHANT Histoire d'un éditeur de labeur L'échappée, « Le peuple du livre », 2025, 176 p. Il est des êtres qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vus, avec qui l'on n'a jamais parlé, mais qui font partie de la famille. Quelle famille ? Celle des têtes dures, des dénicheurs de vieilleries, des rameurs de fond, de l'artisanat littéraire et de la Vieille Cause. L'éditeur Edmond Thomas est de ceux-là. Comme une évidence et depuis longtemps. Je prends de ses nouvelles quand (…)
- Recensions et études critiques
■ Edmond THOMAS
PLEIN CHANT
Histoire d'un éditeur de labeur
L'échappée, « Le peuple du livre », 2025, 176 p.
Il est des êtres qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vus, avec qui l'on n'a jamais parlé, mais qui font partie de la famille. Quelle famille ? Celle des têtes dures, des dénicheurs de vieilleries, des rameurs de fond, de l'artisanat littéraire et de la Vieille Cause. L'éditeur Edmond Thomas est de ceux-là. Comme une évidence et depuis longtemps. Je prends de ses nouvelles quand je croise un ami commun qui l'a visité, je m'intéresse à ce qu'il publie, j'achète ses livres et il arrive même qu'il m'en adresse en services de presse. Car, pour être franc, si nous ne nous sommes jamais parlé de vive voix, il est arrivé que nous échangions par écrit à propos de tels projet ou parution. C'est qu'Edmond Thomas suit le travail d'À contretemps depuis ses origines – au format papier, bien sûr. M'est avis d'ailleurs, mais peut-être n'est-ce qu'une impression, qu'il fut un peu chagrin le jour où notre « bulletin de critique bibliographique » changea de formule et émigra vers le monde virtuel où, bientôt vingt ans après son lancement, on le lit désormais et, pourquoi le taire, avec une audience très augmentée.
Comment dire le plaisir d'une lecture sans en amoindrir la force d'évocation ? Comment restituer le tremblement de l'âme que cette lecture a suscité sans en atténuer l'intensité ? Comment restituer, avec de justes mots, ce qu'on y a appris, en s'y plongeant, sur l'auto-émancipation d'un homme « issu d'une famille démunie qui, poussé par la curiosité, s'est intéressé au livre et en a fait une vie » ? Oui, ce Plein Chant du singulier éditeur de Plein Chant est un cadeau dont il faut remercier ses initiateurs. À l'origine, là encore, une histoire d'amitié, de connivence, de dialogue, celle qu'Edmond Thomas entretient depuis longtemps avec trois êtres de qualité – Nathan Golshem, Klo Artières et Frédéric Lemonnier – qui, chemin faisant, et l'air de rien, ont recueilli ses souvenirs d'éditeur-imprimeur. Un vrai boulot, car Plein Chant, c'est cinquante ans d'activité, cinq cents livres, dix collections, deux revues. Il faut du temps pour raconter ça, de la constance, beaucoup de café et un enregistreur en état de marche. Ce livre, écrivent en le présentant les trois complices, « est le résultat de tout cela. D'une pluie de questions, d'une quarantaine d'heures d'enregistrement, puis d'une correspondance nourrie. Nous avons transcrit, coupé, monté et poli pour en faire un texte qui se lise comme nous aimons écouter Edmond. Celui-ci nous a relus et a ajouté une dernière touche de sa main, faisant de ce livre une aventure plus collective encore. »
Ce résultat, on l'a sous les yeux. Un régal : un long témoignage d'Edmond Thomas, vif à souhait, dénué de toute auto-complaisance, souvent drôle, toujours inspiré. L'histoire d'une vie d'homme libre, en somme, un homme qui se cherche et qui se trouve. Certif en poche, c'est l'atelier, mais la lime lui est hostile. Assez, en tout cas, pour qu'il comprenne que l'école buissonnière peut être une forme de vie enviable. Paris, alors, le Paris populaire de son enfance, c'est comme un refuge pour les poulbots et les blousons noirs. Lui, c'est du côté de la rue Broca qu'il glande et qu'il fume des P4. Mais il ne fait pas que cela, le bougre, il s'applique à vivre, c'est-à-dire à risquer. Apprenant qu'on l'a lourdé de l'école d'apprentissage, sa mère lui trouve une piste par l'entremise d'un ancien magistrat chez qui elle fait des ménages. Le bonhomme connaît tous les grands patrons du quartier. C'est ainsi qu'un matin de juillet 1959, il embauche comme arpette à l'imprimerie Brodard & Taupin. On le colle à la reliure industrielle. Il s'y fait un pote. Les « ratés », il les lui refile, notamment ceux de la « Série noire », dont il raffole. Reste juste à les sortir en loucedé, mais le gamin a du métier. Et puis ça bouge dans sa tête, vite ; son pote lui glisse, un jour, un exemplaire mal relié de Paroles, de Prévert. Une lumière ; une révélation. « Il était, écrit-il, possible d'écrire simplement, d'écrire dans une langue comprise par tous, et puisque les écrivains n'étaient pas forcément des gens qui maniaient la langue autrement que la parole qu'on échange, il était possible d'écrire quand, comme moi, on venait de nulle part, qu'on travaillait à l'usine et que le soir on avait envie penser à autre chose » (p. 27). Quand le fil est tiré, il faut le suivre avec constance. Et les découvertes, chavirantes, débordent : Henry Poulaille, d'abord, et son Nouvel Âge littéraire, qui a recensé les auteurs « prolétariens ». Un continent : Marcel Martinet, Jean-Richard Bloch, Émile Guillaumin, Neel Doff, Lucien Bourgeois, Charles-Louis Phillipe, d'autres. Pour les trouver, il n'y a qu'à faire les bouquinistes. À l'époque, ils ne vendent pas n'importe quoi.
À l'origine, il y a toujours la curiosité. Le jeune Edmond n'en manque pas. Les rencontres vont avec. Il suffit de ne pas les rater. Celle avec Fernand Tourret, poète proche de la bande de la revue charentaise La Tour du feu, sera décisive dans son parcours. Un « fou du livre », écrit-il, et, au-delà, un chineur, un collectionneur, un érudit, un initiateur, un éclaireur. Si la poésie est entrée dans le monde d'Edmond Thomas, c'est par Prévert, on l'a dit, mais si elle s'y est installée, c'est sans aucun doute par Tourret. Poulaille d'un côté, Tourret de l'autre. Bonne pioche, à chaque coup. Le talent est là. Pour Edmond Thomas, cela dit, la pratique est décisive. Dans son cas, elle prendra la forme de Zymase, une revue de poésie portée par quelques copains de quartier, et dont il sera le « rédacteur en chef » pendant une vingtaine de numéros, plus quelques plaquettes. Côté boulot, d'arpète chez Brodard & Taupin, il passera, en 1964, grouillot chez Armand Colin. Faut bien gratter.
Ce qu'on retient d'abord du livre d'Edmond Thomas, c'est l'image qu'il se donne d'un modeste à idées fixes. Modeste parce qu'il l'est quand il croise des pointures comme Poulaille – dont il nous livre un splendide portrait ; à idées fixes parce que, l'air de rien, c'est encore et toujours vers le livre, l'objet livre, celui du trésor déniché dans une boîte de bouquiniste ou celui que, comme éditeur, il cherchera à tirer de l'oubli, qu'obsessionnellement ses déambulations le mènent. Et ce depuis qu'il a l'âge de déraison, comme pourraient le susurrer certains illettrés de notre basse époque pour qui l'attachement au livre relèverait désormais d'une sorte de pathologie.
En mai 68, le « gauchiste parallèle » qu'est Edmond Thomas, ne lance pas de pavés. En archiviste d'un printemps délicieusement foutraque, il collationne des tracts et des affiches. Pour l'Histoire. À l'époque, il a embauché chez Yves Lévy, qui tient une formidable librairie de livres rares et anciens sise à deux pas de Notre-Dame. On peut dire qu'elle aura marqué bien des guetteurs d'utopie dont je me loue d'avoir été, cette cave aux trésors. Edmond Thomas y est dans son élément. Il sert la clientèle, s'occupe des livraisons, travaille au catalogage, manie la ronéo, chine dans les libraires d'occasion. Il pense aussi à son avenir de labeurier du livre, car il sait qu'Yves Levy, dont le négoce est en faillite, va fermer boutique. C'est la fin d'une belle aventure, et pour Edmond Thomas, la croisée des chemins. Nous sommes à l'été 1971.
La vie est faite d'appels que le plus souvent on ignore. Par paresse ou par mollesse, tutto uguale. Lui, ce n'est pas son genre. Yves Levy lui a légué la mobylette de la librairie. Ni une ni deux. L'intuition est là. Pour le Parisien qu'il est, la capitale a perdu de son charme. C'est vers un ailleurs qu'il faut aller. Un ailleurs charentais qu'inspire une Tour de feu, celle qui célèbre chaque année – le 14 juillet, de surcroît ! – un banquet estival autour de la poésie. Pierre Boujut (1913-1992), poète, pacifiste et libertaire, en est le grand maître. Edmond charge sa mule, la pétrolette, et prend le large. Après dix heures de route, l'adresse qu'il a en main le conduit à une porte, il frappe. Une Marylou – de son vrai nom Mary Boardman – lui ouvre, et c'est l'embardée. Voilà, simple comme un rêve ou une ivresse. Le reste, ce sont des rencontres essentielles – dont celle du poète et imprimeur Jean Le Mauve (1939-2001), qui le marquera à jamais –, et Bassac, un petit village proche de Jarnac et de sa Tour du feu. Edmond Thomas découvre le coin et s'y installe à l'arrache. Il y restera longtemps puisqu'il y est toujours.
Au départ, Plein Chant, c'est une revue de poésie ronéotée tirée à 300 exemplaires. Confidentielle, donc, et s'assumant comme telle. À mi-voix et pauvrement. L'idée travaille Edmond de changer de braquet en passant de la Gestetner à l'offset. L'occasion lui en sera fournie par Georges Monti, aujourd'hui vaillant éditeur du Temps qu'il fait, qui, lui-même installé alors à Bassac avant de rejoindre Cognac, lui propose une association. L'atelier qui les abrite est exigu, mais il fait l'affaire. Bien sûr, on y bricole, mais les aides sont nombreuses et les bouquins sortent. La revue prend une autre gueule, elle devient thématique, son tirage augmente et des plaquettes suivent. Le reste, c'est la campagne. Un bonheur pour Edmond. Plus facile d'y vivre dans la pauvreté sans y ressentir d'humiliation. Quelques travaux de commande suffisent à ne pas sombrer dans la misère.
Oui, c'est sûr, cet homme est entêté. Il peut douter, manger son pain noir, mais ne faiblit pas. Et c'est probablement parce qu'il se sent porteur d'une mission à remplir, celle de réhabiliter la voix de ceux d'en bas, poètes du peuple, écrivains prolétariens, chansonniers de la mouise. Son domaine de prédilection, ce sont les années 1830-1870, comme l'atteste son livre Voix d'en bas : la poésie ouvrière du XIXe siècle, édité en 1979 par François Maspero dans sa collection « Actes et mémoires du peuple » [1]. En cela, Edmond Thomas est bien le digne héritier d'Henry Poulaille, son indiscutable inspirateur. « Voix d'en bas » deviendra le nom d'une collection de Plein Chant, probablement la plus « visible », comme il l'admet lui-même.
Longtemps, j'ai imaginé Edmond comme un solitaire veillant scrupuleusement à ce que personne ne trouble son goût pour le retrait. On se le disait entre lecteurs. D'où cette réputation assez largement partagée qu'il était quelqu'un de pas commode. À vrai dire, ça m'allait assez. J'aime bien les solitaires. Il me faut convenir, cela dit, que j'étais dans l'erreur tant ce témoignage atteste que l'amitié joue un grand rôle dans son histoire. Amitiés de hasard souvent, les plus belles sans doute. Celles qui naissent d'un coup de main, d'une rencontre fortuite, d'un désir informulable ou d'un hasard objectif. Nombreux sont les exemples qu'en donne ici l'auteur et évidente l'importance, pas seulement pratique, que ces conjonctions ont joué dans son désir toujours maintenu de remettre la barque à l'eau pour accoster d'autres rives, toujours incertaines pour faire du cash-flow, mais exaltantes pour la vie de l'esprit.
Il y aurait encore beaucoup à dire de ce livre admirable à tous points de vue – intention, conception et réalisation –, mais on s'en tiendra là, en espérant avoir contribué à ce qu'on le lise. On ne le regrettera pas.
Freddy GOMEZ