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25.09.2025 à 07:00

« L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie », une conversation avec François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Matheo Malik

Que fait la zone euro alors que Trump veut prendre la Fed et renverser l’ordre monétaire avec les cryptos ?

Pour le Gouverneur de la Banque de France, la nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité stratégique européenne.

Nous l’avons rencontré.

L’article « L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie », une conversation avec François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (5362 mots)

English version available at this link

Vous revenez d’un voyage en Ukraine et en Moldavie : qu’en retenez-vous ?

Ce « voyage au bout de l’Europe » n’est évidemment pas un déplacement comme les autres. 

Aller à Kyiv aujourd’hui, c’est voir une ville magnifique et millénaire, et c’est surtout recevoir une leçon de courage calme : un pays qui se défend fermement, mais aussi qui est au travail et qui tourne.

Chaque nuit, les habitants de Kyiv risquent de subir des alertes — même si la situation est là-bas plus sûre qu’on ne l’imagine à Paris — et chaque matin, ils retournent dans leurs entreprises ou leurs services publics essentiels. 

Le pays tient bon avec une résilience impressionnante. 

Je l’ai vu à la banque centrale d’Ukraine : mon collègue et ami Andriy Pyshnyy, qui m’avait invité, veille à maintenir des banques qui prêtent et une inflation supportable. Mais bien sûr, la guerre pèse lourdement et depuis trop longtemps sur les hommes, sur le budget et sur la croissance. 

Le processus d’élargissement est en cours. Quel rôle la BCE devrait-elle jouer à votre avis ?

L’Ukraine comme la Moldavie font partie de l’Europe, géographiquement et culturellement. Le désir d’Europe s’est peut-être banalisé à l’Ouest, mais il ne fait que grandir là-bas. Les deux pays s’y préparent activement dans leur législation comme dans leurs réformes. La présidente moldave Maia Sandu, que j’ai rencontrée, est un modèle de courage dans sa lutte contre la corruption et les interférences russes.

Comprendre sur place ce que ces Européens vivent, aller leur dire personnellement et physiquement notre amitié, cela compte vraiment pour eux. 

Mais la solidarité doit être aussi en actes : comme la BCE, la Banque de France est très engagée dans la coopération avec les deux banques centrales.

83 % des Européens et 79 % des Français soutiennent l’euro, et cette proportion croît alors même que nous avons traversé nombre de crises dont un épisode d’inflation il y a peu.

François Villeroy de Galhau

La question de l’utilisation des avoirs russes gelés revient avec insistance dans le débat, alors que le coût de la guerre pour l’Ukraine s’élèverait désormais à plus de 170 millions de dollars par jour. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Le G7 a réussi l’an dernier à mettre en place un nouveau prêt ERA de 50 milliards de dollars à l’Ukraine, assis sur les revenus des avoirs russes. Il y a aujourd’hui des discussions pour amplifier ce succès : je ne veux pas en préjuger, mais nous devons évidemment continuer à soutenir l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire dans un combat qui malheureusement dure à cause de l’acharnement russe. 

Parmi les paradoxes de la construction européenne des dernières années, on trouve le suivant : l’extrême droite n’a jamais été aussi forte, et pourtant les forces qui demandent la sortie de l’euro n’ont jamais été aussi faibles. Comment l’expliquez-vous ?

L’euro est un succès formidable. Je fais partie de la génération de ceux qui depuis les années 1990 ont œuvré à la création de la monnaie unique. J’étais à Maastricht, et il y avait alors un certain scepticisme. On l’a oublié, mais nombre d’économistes, notamment américains, disaient que cela ne marcherait jamais.

En France, en 1992, l’euro a été approuvé par la plus courte des majorités, avec 51 % des voix.

Il s’agit aujourd’hui d’un véritable plébiscite : 83 % des Européens et 79 % des Français soutiennent l’euro, et cette proportion croît alors même que nous avons traversé nombre de crises dont un épisode d’inflation il y a peu. L’euro a été testé et chaque fois, il s’est renforcé davantage.

Si nous n’avions pas l’euro dans les turbulences du monde actuel, nous serions dans une situation extrêmement difficile. En France comme ailleurs, les taux d’intérêt seraient beaucoup plus élevés ; les tensions intra-européennes seraient aussi plus importantes. 

Quelles sont les leçons que vous tirez de cette « conversion » à l’euro ? 

Une leçon de confiance et de détermination, dans un contexte où l’on peut avoir l’impression que les projets européens sont voués à l’échec. Une politique européenne, quand elle est menée de manière expliquée, continue et incarnée, devient populaire. J’insiste sur l’incarnation : l’euro, c’est tangible dans la vie des Européens. Comme demain des projets communs sur la défense, l’énergie décarbonée ou l’intelligence artificielle. 

L’Europe, c’est une belle idée, mais à incarner en projets concrets. 

Il y a encore des pays membres de l’Union qui n’ont pas adhéré à la zone euro — notamment la Pologne et la Tchéquie — est-ce pour vous une source d’inquiétude ? 

Lorsque nous avons adopté l’euro, nous étions onze. Aujourd’hui, nous sommes vingt, avec la Croatie depuis 2023 ; nous serons vingt-et-un avec la Bulgarie début 2026. Aucun pays n’est jamais sorti de la zone euro — et on sait que pour la Grèce cela n’a pas été facile. Je pense toutefois qu’ils ne le regrettent pas aujourd’hui.

Il reste cependant sage que l’adoption de l’euro se fasse au rythme de la volonté de chaque pays.

Que faire de cette confiance ? N’avez-vous pas l’impression que l’euro témoigne d’une énergie que le dispositif institutionnel actuel ne sait pas vraiment exploiter ?

En effet, la limite aujourd’hui, c’est que cette souveraineté monétaire n’a pas encore suffisamment débouché sur deux autres aspects décisifs : la souveraineté économique et la souveraineté financière. 

Pour prendre un exemple : nous avons en Europe plus d’épargne que les Américains, mais nous l’utilisons beaucoup moins bien pour nos investissements. Nous savons pourtant ce qu’il faut faire : en additionnant les rapports Draghi et Letta, la prescription est extrêmement claire.

Si nous n’avions pas l’euro dans les turbulences du monde actuel, nous serions dans une situation extrêmement difficile.

François Villeroy de Galhau

Cela fait plus d’un an depuis la présentation du rapport Draghi et près d’un an et demi depuis celle du rapport Letta. Quels sont les principaux obstacles à leur mise en œuvre ?

Pourquoi Jacques Delors a-t-il réussi il y a trente ans, avec d’autres, à mettre en place le marché unique, puis la monnaie unique ? Parce qu’il a mis un paquet global sur la table et fixé un calendrier. Sans ce dernier, l’euro n’aurait probablement pas vu le jour. 

Nous avons besoin d’une vision d’ensemble et d’une date mobilisatrice ; je crois qu’aucun gouvernement des principaux pays européens ne bloquera un tel projet.

2028 a été suggéré comme date butoir possible pour la mise en œuvre des recommandations du rapport Draghi. Cette échéance semble toutefois peu réaliste, car elle est très proche. Et pourtant, quand on observe l’accélération des transformations à l’échelle internationale, on a l’impression qu’il s’agit d’une date extrêmement lointaine… Comment expliquer ce paradoxe temporel ?

Ces deux critiques opposées montrent que le choix d’une telle date, de l’ordre de deux à trois ans, est sans doute un bon point d’équilibre. Nous avons au moins deux dates symboliques : 2027, soit trente-cinq ans après Maastricht et soixante-dix ans après le Traité de Rome, ou encore 2028, soit trente-cinq ans après le marché unique. Cela ne fait pas une énorme différence, mais ce doit être pendant « les années Trump » : la réaction européenne face au basculement américain. Si les choses se font dans cet horizon-là, ce sera un véritable bond en avant.

Il y a bien sûr des propositions de la Commission aujourd’hui sur la table ; mais elles restent traitées de manière isolée et ne suffisent pas à atteindre « l’alignement » des ambitions qu’avait permis la date mobilisatrice de Delors. 

Qu’est-ce que cela signifie ? 

Il s’agit d’aligner trois volontés : l’ambition politique ; le travail administratif, qui n’est pas négligeable ; les projets d’investissement des entreprises. Cela avait remarquablement fonctionné avant le 1er janvier 1993 et le marché unique. 

Au risque du paradoxe, la nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité européenne. Cette politique risque en effet de jouer dans la durée contre la croissance et l’innovation outre-Atlantique. Certains investissements des entreprises européennes aux États-Unis resteront, mais sans doute moins qu’il y a un an, quelles que soient les annonces ronflantes.

C’est le moment de proposer un contre-projet économique européen. Mais il faut faire vite, beaucoup plus vite ; sinon la fenêtre d’opportunité va se refermer.

La réaction européenne face au basculement américain doit se faire pendant « les années Trump ».

François Villeroy de Galhau

La Commission est aujourd’hui particulièrement forte et la présidence a su concentrer autour d’elle de nombreux​ leviers. Comment expliquez-vous ce blocage ? 

La Commission a su réagir rapidement dans des situations de crise, comme lors de la pandémie de Covid-19 et de l’achat groupé de vaccins, ou lors de l’invasion de l’Ukraine et des paquets de sanctions contre la Russie. Depuis janvier dernier, elle a également agi rapidement dans le domaine de la défense.

Elle doit pourtant maintenant aller plus vite et plus fort sur l’économie, en dépassant la relative dispersion des portefeuilles.

Selon notre dernier sondage, une majorité d’Européens se montre critique à l’égard de l’accord sur les droits de douane conclu avec les États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de transformer l’humiliation qu’ils disent majoritairement ressentir en une émotion constructive ?

L’accord est ce qu’il est. Il n’est pas enthousiasmant, mais peut-être était-il inévitable. 

En revanche, l’essentiel de la réaction européenne doit désormais se concentrer sur autre chose, en interne : le renforcement de notre économie, la mobilisation générale autour de nos atouts. Nous avons le plus grand marché au monde, à égalité avec les États-Unis, et nous disposons de plus d’épargne qu’eux. Nous avons évidemment les talents humains. 

Si j’ose dire, c’est l’heure d’être plus américain, ou du moins de faire nôtre une de leurs vertus : la confiance en soi. 

Au risque de me répéter, il faut aussi appliquer le principe attribué à Walt Disney : « la différence entre un rêve et un projet, c’est une date de réalisation ».

Avec Donald Trump, on a l’impression de passer du « it’s the economy, stupid » au « it’s geopolitics, stupid ». Les banques centrales doivent-elles s’adapter à ce nouveau mot d’ordre ? 

Bien sûr, les banques centrales n’ignorent pas le contexte dans lequel elles évoluent. Envisager divers scénarios — nous l’avions fait par exemple après l’invasion de l’Ukraine — peut faire partie de notre analyse économique. Nous ne sommes pas pour autant des acteurs géopolitiques.

Si on regarde néanmoins ce qui se passe à propos de la monnaie aujourd’hui, nous devons être mobilisés sur un certain nombre de tournants.

La nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité européenne.

François Villeroy de Galhau

La monnaie est à la fois notre cœur de mission, et un objet essentiel de souveraineté. 

Elle peut apparaître comme un « bien invisible » : en temps normal, on ne le ressent pas, c’est comme l’air qu’on respire. Pourtant, sa valeur se mesure quand on en est privé, ou en cas de tensions ou de crises. 

Il est crucial aujourd’hui de préserver la valeur de ce que les Européens ont construit avec l’euro.

Le dollar occupe une place centrale dans l’imaginaire de puissance d’une partie du mouvement MAGA, en particulier dans l’entourage du président américain. Peut-on réellement concevoir un monde où le dollar serait utilisé comme un simple instrument politique et géopolitique, sans une profonde transformation des ressorts classiques de la politique monétaire ?

Permettez-moi d’élargir la réponse. Nous faisons aujourd’hui face à trois ruptures majeures : une rupture technologique, une rupture économique ou idéologique — une privatisation possible de la monnaie — et une rupture politique — l’attitude américaine.

Tout d’abord, la rupture technologique concerne la tokenisation. Grâce à la blockchain, il est désormais possible d’échanger de façon décentralisée non seulement des flux financiers, mais aussi des informations, des actifs dématérialisés et des contrats juridiques. Ceci simplifie considérablement les transactions. Cette technologie a d’abord été liée aux Bitcoins, qui sont des instruments hautement spéculatifs et dont on peut douter qu’ils aient un potentiel de transformation de l’économie important.

Ce qu’on voit émerger maintenant, c’est un objet moins excitant, mais potentiellement beaucoup plus disruptif : les stablecoins, dont la valeur est adossée à une monnaie souveraine existante. Il s’agit d’un actif tokenisé qui ressemble beaucoup plus à une monnaie classique.

La deuxième rupture est d’ordre économique ou idéologique. Nous l’avions déjà constaté avec le Bitcoin : les émetteurs de cryptos sont décentralisés et tous privés, bien sûr. Cela signifie non seulement qu’il n’y a plus ici la fonction d’émission habituelle des banques centrales, mais aussi que le rôle des banques commerciales, qui constituent le deuxième étage de la création monétaire, peut être remis en cause. À ce jour, les plus grands émetteurs de stablecoins tokenisés sont des non-banques, assez peu régulées, comme Circle ou Tether.

C’est dans ce contexte que survient la troisième rupture, de nature politique : l’administration Trump pousse désormais les deux premières transformations tout en maintenant une continuité avec la politique américaine en ce qui concerne le rôle du dollar. 

La monnaie est à la fois notre cœur de mission, et un objet essentiel de souveraineté.

François Villeroy de Galhau

Comment l’expliquez-vous ? 

Visiblement, cette administration, plus encore que celles qui l’ont précédée, est très attachée au rôle central du dollar dans le système monétaire international, notamment parce que cela sécurise la demande pour la dette fédérale américaine.

Mais elle y ajoute une sensibilité politique très favorable au mouvement de privatisation et de décentralisation de la monnaie. Un des premiers Executive Orders de Donald Trump, dès le 23 janvier, stipule l’interdiction aux États-Unis de la monnaie de banque centrale numérique dite CBDC (Central Bank Digital Currency). À l’inverse, le président américain promeut les stablecoins émis par des acteurs privés.

L’objectif affiché est de faire des États-Unis le pays de la finance tokenisée. Sur le plan technologique, cette orientation peut se comprendre : aujourd’hui, la plupart des acteurs de la technologie sont américains, et le marché des stablecoins est pour l’instant adossé à 99 % au dollar.

Il y a toutefois des contradictions…

Oui ! Tout en affirmant son attachement au rôle central du dollar, l’administration Trump prend des risques quant à sa valeur et à sa solidité en attaquant l’indépendance de la Fed, en adoptant un budget marqué par des déficits considérables… ou encore en imposant des droits de douane susceptibles d’augmenter l’inflation et de ralentir la croissance. 

Assisterons-nous à une perte de centralité du dollar ?

Le dollar reste aujourd’hui naturellement au centre du système, mais ces politiques économiques créent une attente de diversification des investisseurs internationaux car elles peuvent éroder la confiance dans les actifs américains. En sens inverse, la rupture technologique peut augmenter le rôle du dollar.

Se diriger vers un système monétaire plus multipolaire, diversifié sur plusieurs devises, serait plutôt une bonne chose. J’ai cependant une réserve forte : cela ne doit pas conduire à une fragmentation. 

Le système monétaire international actuel, avec ses imperfections, a au moins le mérite d’être relativement unifié. S’il reproduisait pour les paiements transfrontaliers la fragmentation par blocs que l’on observe actuellement sur les plans géopolitique et commercial, ce serait un véritable recul.

Au-delà de la fragmentation, la rupture du stablecoin ne représente-t-elle pas un risque pour la souveraineté et pour l’euro ?

Potentiellement, mais nous avons des réponses. 

Le risque pour l’Europe, c’est d’être demain confrontée à une quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens. Ce débat est tout juste naissant pour l’instant ; il est pourtant essentiel pour l’avenir de la souveraineté européenne. 

On peut évoquer un lointain parallèle historique, bien sûr imparfait.

Une précédente grande rupture technologique sur la monnaie avait été l’invention du billet de banque, remplaçant l’or et l’argent : c’était déjà une dématérialisation. 

L’Angleterre a pris ce tournant dès 1694 avec la création de la Banque d’Angleterre. La France a mis un siècle de plus, avec la création de la Banque de France en 1800, notre pays ayant été freiné par l’échec du système de Law en 1720, entre autres raisons.

Ce siècle de décalage monétaire n’est pas totalement indépendant du retard dans le décollage économique et industriel français par rapport à l’Angleterre. Ce n’est évidemment pas la seule explication. Reste que la bonne monnaie et le rôle de la banque centrale ne sont pas uniquement des sujets de spécialistes ; ils sont absolument centraux pour le développement de l’économie. 

Face à ces ruptures, quelle est la réponse de la BCE ?

Nous la construisons activement, avec Christine Lagarde et le Conseil des gouverneurs. 

Notre réponse repose sur trois composantes : la régulation, la monnaie numérique de banque centrale, et la possibilité d’une monnaie tokenisée privée européenne. 

Sur la régulation, l’Europe dispose d’une avance avec le règlement MiCA, qui encadre depuis 2024 les actifs tokenisés. Les États-Unis viennent seulement d’adopter leur règlement Genius. Il est bienvenu, même s’il nous semble perfectible.

Vient ensuite la monnaie numérique de banque centrale. Alors que celle-ci a été interdite aux États-Unis, c’est notre responsabilité comme Banque centrale européenne d’œuvrer à son développement pour conserver notre souveraineté monétaire, d’autant plus que notre continent compte aujourd’hui moins d’innovateurs privés. C’est le but du projet d’euro numérique pour les paiements de détail, auquel s’ajoute le chantier moins connu de la monnaie numérique « de gros ».

L’urgence la plus pressante concerne en effet les paiements de gros — échanges interbancaires et marchés financiers — avec une première solution dès 2026 dans le cadre du projet Pontes. Quelques années plus tard, le projet Appia, avec un registre unifié sur blockchain, permettra d’échanger l’ensemble des actifs tokenisés : l’Europe veut être ici pionnière dans le monde. 

Le risque pour l’Europe, c’est d’être demain confrontée à une quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens.

François Villeroy de Galhau

L’euro numérique pour le grand public est actuellement débattu au Parlement européen, mais le processus reste trop lent, du fait notamment des résistances de certaines banques privées. C’est à courte vue : elles risquent d’être les premières perdantes en l’absence de solution européenne et en euros.

Sur le plan technologique, le travail est en cours : c’est bien sûr un projet d’ampleur.

Quelle est la troisième composante ? 

Elle touche justement aux émetteurs privés. Aux États-Unis, les banques prennent conscience des perspectives qu’ils ouvrent : le marché des stablecoins, aujourd’hui autour de 250 milliards de dollars, pourrait atteindre plusieurs milliers de milliards dans les années à venir.

Si ce développement massif de stablecoins en dollars se confirme, l’Europe et ses banques ne pourront éviter la question d’un étage privé de la monnaie tokenisée. Techniquement, deux instruments existent : des stablecoins en euros et/ou des « dépôts tokenisés ». 

Mon propos ici n’est pas de choisir, mais de souligner le risque potentiel si aucune de ces deux solutions n’est développée en Europe.

Depuis toujours, la monnaie est un partenariat public-privé. Malgré les ruptures technologiques et la tokenisation, ces principes restent inchangés : une ancre solide, la monnaie centrale publique, comme fondation d’une monnaie des banques commerciales bien régulée.

L’Europe a justement les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie : elle est plutôt en avance sur les États-Unis en matière de régulation et de monnaie numérique publique, mais elle est en retard sur la monnaie privée.

On comprend que, dans la logique d’une partie de l’administration Trump, il est cohérent de retirer à la Fed l’un de ses leviers majeurs dans le jeu institutionnel américain en renforçant la capacité monétaire d’acteurs privés ; d’autant plus que ceux-ci peuvent être contrôlés, voire devenir une source de revenus privés.

Il y a deux sujets différents : à la « privatisation » potentielle dont nous avons parlé s’ajoutent les attaques sur l’indépendance de la Fed. En apparence, elles ne remettent pas en cause son rôle, mais visent à la subordonner au pouvoir politique. 

C’est grave. L’indépendance des banques centrales a été conférée par la démocratie, parce que l’expérience montre qu’une banque centrale indépendante sert les citoyens en permettant de mieux maîtriser l’inflation. En outre, une banque centrale moins indépendante inspire moins confiance aux prêteurs, ce qui fera monter les taux d’intérêt à long terme au lieu de les faire baisser. Attaquer ainsi la Fed, c’est donc aller contre la loi démocratique américaine, et à terme contre l’intérêt économique américain.

L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie.

François Villeroy de Galhau

Vous pensez qu’il n’y a pas d’explication plus strictement idéologique ?

Certains ont peut-être une vision libertarienne selon laquelle il n’est pas nécessaire d’avoir une institution publique pour ancrer la monnaie. Avec un réseau d’émetteurs privés, ce serait la décentralisation qui créerait la confiance.

À l’origine, le Bitcoin reposait sur un vaste réseau de mineurs. Aller au bout de la logique reviendrait à dire que l’on a davantage confiance dans ce réseau anonyme — qu’il soit en Chine ou en Russie — que dans une institution publique.

Ma conviction, évidente, est qu’il s’agirait d’une illusion totale. Un acteur privé est in fine toujours guidé par ses propres intérêts — et on ne peut pas le lui reprocher. Il ne peut pas mieux garantir l’intérêt général qu’une institution décidée par la démocratie. Celle-ci est pour autant toujours perfectible : elle se doit bien sûr d’être à l’écoute des citoyens et de leurs critiques, et de leur rendre des comptes sur ses résultats. 

Qu’impliquerait une Fed dirigée par un candidat fidèle à Trump pour la BCE, sachant que les investisseurs et les marchés privilégient une politique monétaire coordonnée — ce qui a été clef durant la pandémie ?

La coopération entre banques centrales est — et j’espère restera — un élément absolument clef. 

Je suis président du Conseil de la Banque des règlements internationaux ; on parle peu du dialogue que nous menons, mais il est essentiel pour partager en confiance les informations et les interrogations que nous avons. Ensuite, chacun décide librement et rend compte selon ses règles nationales — ou ses règles européennes pour ce qui touche à notre Conseil des gouverneurs. 

Comment voyez-vous le rôle international de l’Euro dans ce contexte ? 

Quitte à vous surprendre, cette question n’était pas prévue dans le Traité de Maastricht. 

L’objectif était de créer une monnaie solide sur le plan interne, ce qui a été fait avec succès. L’idée était que l’usage international de l’euro dépendait entièrement des choix privés.

Dans les faits, le rôle de l’euro a augmenté progressivement jusqu’à la crise financière, puis il s’est plutôt tassé depuis. C’est désormais devenu un enjeu beaucoup plus important. D’une part, il y a une attente de la part d’un certain nombre d’investisseurs internationaux, et d’autre part, c’est un avantage pour nous. 

Par exemple, si une plus grande part du commerce avec le reste du monde était réalisée en euros, on réduirait un facteur de volatilité lié au change.

La BCE paraît très prudente, voire conservatrice, dans l’extension de ses lignes de swap de devises, alors qu’il s’agit d’un instrument que la Chine utilise pour accroître l’utilisation du yuan à l’étranger. 

Je ne suis pas d’accord. 

La BCE a plusieurs lignes de swap avec des contreparties qu’elle juge suffisamment sûres, et des lignes de refinancement (« repos ») avec nombre de pays d’Europe centrale. D’autres banques centrales peuvent peut-être utiliser l’instrument de façon plus « politique », mais c’est alors prendre de vrais risques financiers. ​​Ceci dit, il y a de réelles possibilités pour élargir nos mécanismes. 

Quelles initiatives concrètes pourraient alors être prises pour renforcer le poids géopolitique de l’euro ?

Tout ce que nous ferons pour mobiliser l’épargne, réaliser une union d’épargne et d’investissement ou accroître l’intégration financière, renforcera l’attractivité externe. Plus le marché financier européen sera profond, plus les investisseurs y viendront.

Une autre question, présente depuis longtemps, reviendra certainement : celle d’un actif sûr en euros, au-delà des dettes nationales existantes. Ce n’est pas évident à atteindre, et il y a deux familles de solutions : l’émission de dettes communautaires en euros — cela pourrait commencer par le regroupement des dettes de la Commission, du mécanisme européen de stabilité, voire de la BEI —, ou le regroupement d’une partie des dettes souveraines européennes. 

Aucune piste n’est évidente à mettre en œuvre, mais je crois qu’il faudra relancer la réflexion.

Dès que la France plaide pour une dette commune européenne, cela suscite un certain scepticisme autour de la table : le soupçon est que nous voulons transférer notre problème budgétaire national à l’Europe.

François Villeroy de Galhau

Dans un contexte de fortes attentes en matière d’intégration dans le domaine de la défense, voyez-vous la possibilité d’une nouvelle dette commune permettant de franchir une étape ?

Cela correspondrait en effet plutôt à la première piste. Il s’agirait de dire que, sur le modèle du plan NextGenerationEU en réponse au Covid, un endettement commun serait répliqué pour la défense. 

Plusieurs propositions ont été faites, comme de créer une telle dette non pour les armements existants, mais pour de nouveaux comme les drones.

Si nous voulons un financement européen, il faut qu’il y ait en face une offre européenne plus intégrée. Et sans doute nouvelle, car c’est l’une des limites actuelles : il y a plus de défense en Europe, mais pas encore plus d’Europe de la défense.

Voyez-vous une volonté de porter un tel projet dans le contexte politique actuel ? 

Ce que je peux dire, c’est que la France sera d’autant plus crédible pour défendre ce type d’initiative qu’elle aura résolu son problème d’endettement. Dès que la France plaide pour une dette commune européenne, cela suscite un certain scepticisme autour de la table : le soupçon est que nous voulons transférer notre problème budgétaire national à l’Europe.

Cela ne peut pas être le cas : il est très important de lever ce soupçon.

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19.09.2025 à 15:00

Trump et l’accord TikTok : qu’est-ce que la stratégie « America against America » de Pékin ?

Matheo Malik

Trump vient-il vraiment de conclure un « deal » avec la Chine ?

Dans la guerre des capitalismes politiques, TikTok n'est pas seulement une bataille clef — c'est un test interne pour l’administration américaine.

En opposant la faction pragmatique à celle qui souhaite un affrontement total, Pékin s'inspire de la doctrine de Wang Huning : jouer l'Amérique contre l'Amérique.

L'analyse d'Alessandro Aresu.

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Texte intégral (2299 mots)

L’histoire de TikTok semble sans fin. Alors que nous avions retracé les différentes étapes de cette saga industrielle et politique dans ces pages, après l’annonce en grande pompe d’un accord entre l’administration Trump et la Chine de Xi Jinping sur le rachat des opérations américaines de la plateforme, elle connaît aujourd’hui un nouveau rebondissement.

Mais pour en comprendre la nature, il n’est pas si utile de partir de l’annonce retentissante d’un montage qui devrait prévoir pour la reprise de TikTok aux États-Unis un consortium d’investisseurs américains dont l’omniprésent Oracle de Larry Ellison — qui était déjà un partenaire essentiel du projet — et les fonds Silver Lake et Andreessen Horowitz. 

Une archive de la Maison-Blanche livre une clef de lecture bien plus heuristique.

Sur le site Internet de la Présidence américaine, on trouve encore un document de référence — une « doctrine » programmatique intitulée « Trump on China. Putting America First ».

Il a été publié en novembre 2020 par Robert O’Brien, alors conseiller à la sécurité nationale, et peut être consulté librement sur Internet 1.

Dans un style grandiloquent, la dernière page affirme que les écrits qu’il compile — un ensemble assez hétérogène de discours du président Trump, du vice-président de l’époque Mike Pence, de O’Brien lui-même, du directeur du FBI de l’époque Christopher Wray, du secrétaire d’État de l’époque Mike Pompeo, du procureur général de l’époque William Barr et de l’ex-conseiller adjoint à la sécurité nationale Matt Pottinger — représentent pour notre époque et sur la Chine ce que fut le « Long Télégramme » de George Kennan en 1946 pour la doctrine d’endiguement de l’Union soviétique.

Qu’en est-il vraiment ?

D’une part, la Chine de Xi Jinping est un adversaire bien plus redoutable pour Washington que l’Union soviétique pour les États-Unis. 

D’autre part, George Kennan — grand connaisseur de la Russie — a vécu 101 ans.

Où se trouvent aujourd’hui les auteurs de ces discours, les bâtisseurs d’un « consensus » sur la Chine ? 

La rupture de Mike Pence avec Trump après l’assaut du Capitole est désormais consommée. Wray a démissionné du FBI après les attaques de nombreuses factions trumpiennes — dès 2020, à l’époque où « Trump on China » était publié, Steve Bannon suggérait sa « décapitation » — et a été remplacé par Kash Patel. Pompeo et Barr ne sont plus là. Surtout, le principal rédacteur du document, Robert O’Brien, dans le cadre de ses activités de consultant, peu après avoir soutenu en 2024 que le commerce de semi-conducteurs avancés avec la Chine par des entreprises telles qu’Intel et NVIDIA 2 présentait des risques majeurs, a travaillé en 2025 avec NVIDIA pour encourager de tels échanges — soutenant la thèse de Jensen Huang sur l’importance de l’accès au marché chinois 3.  

Force est de le constater : le leadership américain n’a pas construit de consensus sur la Chine.

On perçoit certes vaguement l’émergence aux États-Unis d’une dynamique étonnante qui consiste à « faire comme la Chine » : investir avec des fonds publics dans l’industrie minière ; imiter le « maximalisme industriel » chinois soutenu par le théoricien Lu Feng ; en finir avec les rapports trimestriels — une déclaration choc amplifiée, sans surprise, par les médias chinois 4 — ; licencier ceux qui établissent des statistiques jugées non convaincantes 5

Les exemples pourraient être bien plus nombreux pour pousser la comparaison et montrer que se déploie aujourd’hui à Washington une tentative de faire basculer le système de capitalisme politique des États-Unis — fondé sur l’élargissement de la notion de sécurité nationale — vers une version plus homogène à celle de la Chine. 

L’impossible deal

Outre la longue histoire d’interdictions, de contre-interdictions, de coups et de contre-coups déjà évoquée dans ces pages, c’est dans ce contexte qu’intervient l’annonce sur le rachat américain de TikTok cette semaine.

Les deux adversaires se sont engagés dans un processus qui ressemble à long un photo-op inachevé : une grande poignée de main qui a surtout pour finalité de ne pas trop faire de mal à son adversaire.

Car cette recherche d’un grand accord se poursuit selon une modalité particulière : le report incessant.

TikTok ne peut pas vraiment être interdit — on reporte

La partie chinoise du canal de Panama ne peut pas vraiment être vendue — on reporte.

Chacun a ses « cartes », pour reprendre un terme de Trump — mais dans cette partie de poker, on peut aussi choisir de passer son tour. 

Chacun renforce ainsi ses instruments de guerre économique — du pouvoir politique de l’antitrust chinois aux contrôles des exportations  — afin de se nuire mutuellement — mais sans trop se faire de mal. Et jamais de manière totalement définitive. Pendant ce temps, les marchandises doivent arriver à destination, même par des voies détournées.  

Quels sont alors les éléments structurels qui ressortent de l’annonce d’un deal sur TikTok ?

D’une part — et en particulier dans le cas de TikTok — il ne sera pas facile d’éliminer la tension qui règne aux États-Unis entre les incitations économiques et la sécurité nationale. 

C’est même de plus en plus difficile.

Si ByteDance, maison-mère de la plateforme, a des actionnaires et des administrateurs américains et si ces actionnaires peuvent financer la politique des États-Unis, ils auront toujours une incitation à défendre leurs intérêts — et à faire défendre leurs intérêts. Et si la concurrence entre Washington et la Chine n’est pas un sprint, mais un marathon — pour reprendre une image de Jensen Huang —, il faut regarder le temps long.

Pour ByteDance, la part des opérations américaines dans ces comptes annuels n’est finalement pas le facteur qui compte le plus.

Pour comprendre l’avenir de cette entreprise, il faut plutôt s’intéresser aux activités de sa structure de recherche ByteDance Seed : au nombre de chercheurs qu’elle sera en mesure d’attirer, au nombre d’articles qu’elle pourra présenter lors de conférences telles que NeurIPS, à l’évolution des investissements dans la robotique ou encore aux perspectives de conception de puces par des unités internes… 6

La domination future part de TikTok — mais elle se gagne ailleurs.

D’autre part, l’annonce d’un deal aux contours imprécis met en évidence la tension profonde entre deux courants de pensée quant à l’attitude à avoir envers la Chine à Washington : les partisans de la confrontation des modèles et les tenants d’un pragmatisme pro-business 7. Selon ces derniers, il faudrait ainsi abandonner les stéréotypes de supériorité envers la Chine — à tout le moins dans une série de domaines — et envisager également le partage éventuel de la technologie chinoise, par exemple dans les filières industrielles des énergies propres. Pour filer la métaphore trumpiste : si les joueurs ont tous deux de bonnes cartes en main, alors une carte peut être échangée contre une autre pour tenter de se renforcer mutuellement — et évacuer les faiblesses de la mise initiale.

L’Amérique contre l’Amérique

Dès 1991, l’intellectuel chinois le plus influent du premier quart du XXIe siècle, Wang Huning, avait émis une hypothèse : le clivage profond de la société américaine était là pour durer. Du même coup, la tension à l’œuvre au sein de l’administration serait permanente. Les termes pourraient muter ; les mots pourraient changer ; mais une ambivalence profondément ancrée quant à la position à tenir vis-à-vis de Pékin donnerait toujours l’avantage à la Chine.

Le titre de son livre était évocateur : America against America.

Il y a quelques mois seulement, des personnalités comme le Secrétaire d’État Marco Rubio considéraient l’interdiction de TikTok comme un objectif vital pour les États-Unis dans leur lutte existentielle contre le Parti communiste chinois. Bloomberg avait d’ailleurs interprété le choix des « faucons de TikTok » 8 comme une clef de lecture pour comprendre la politique étrangère de Donald Trump.

Ce que pensent ces personnes semble n’avoir que peu d’importance : elles sont devenues les rouages d’un système dans lequel il n’y a clairement rien d’idéologique : par rapport à Pékin, il s’agit essentiellement de faire de la politique de manière à ce que la situation continue à être profitable pour tout le monde. On peut bien sûr enjoliver les choses, mais la réalité est là : savamment dosée, la formule magique de Wang Huning permettra toujours de trouver une manière de tirer son épingle du jeu face à Washington. 

Le Vietnam, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et d’autres — pour qui le non-alignement est devenu une matrice stratégique — ne s’y trompent pas.

À Pékin, ce mantra paraît puissant — et si entêtant qu’il pourrait finir par recouvrir les problèmes internes de la Chine.

L’article Trump et l’accord TikTok : qu’est-ce que la stratégie « America against America » de Pékin ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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16.09.2025 à 12:26

Mario Draghi à Bruxelles un an après : texte intégral

Matheo Malik

Pour Draghi, la Commission et les États membres n’ont pas pris la mesure de l’urgence.

À Bruxelles, un an après son rapport, il dresse un constat sévère et appelle à changer radicalement de rythme.

Nous le traduisons.

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Texte intégral (6157 mots)

Un an après la publication de son rapport, Mario Draghi s’est exprimé à Bruxelles devant la présidente de la Commission Ursula von der Leyen.

Appelant à mettre en pause l’AI Act — et alors que le CEO de Mistral, Arthur Mensch, était présent dans la salle — il a fustigé « l’inertie » d’un système reposant sur des « bureaucrates » et livré un plaidoyer en faveur d’une dérégulation plus rapide.

À mots couverts, l’ancien Président de la Banque centrale européenne a également attaqué l’accord commercial inégal entre l’Union et les États-Unis : « la dépendance vis-à-vis des États-Unis en matière de défense a été citée comme l’une des raisons pour lesquelles nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines ».

En ligne avec les conclusions de notre dernière enquête Eurobazooka, Mario Draghi a commencé son discours en rappelant la réalité du sursaut citoyen européen après un été marqué par le sentiment d’humiliation après Turnberry : « les Européens sont prêts à agir — mais ils craignent que les gouvernements n’aient pas saisi la gravité de la situation. »

Passant en revue les avancées sur les grandes recommandations de son rapport dans un monde devenu plus dangereux pour le continent qu’il y a un an, il a appelé les dirigeants européens, accusés de « complaisance », à « lever les yeux » pour engager une bifurcation — cesser d’être une puissance réglementaire pour « s’adapter à un paysage technologique en rapide évolution. »

Sans naïveté, Mario Draghi a également renouvelé son appel à l’endettement commun — « une émission conjointe de dette n’élargirait pas comme par magie l’espace budgétaire mais elle permettrait à l’Europe de financer des projets plus importants dans des domaines qui stimulent la productivité » — et à une réforme « plus profonde », là encore en admettant qu’elle nécessiterait « un temps que nous n’avons peut-être pas ». 

Alors que seulement 14 % du rapport Draghi aurait été mis en œuvre 9, l’ancien président du Conseil italien appelle à accélérer en avançant s’il le faut par groupe de pays sur le modèle de coalitions des volontaires voire même, sur certains sujets, en ouvrant la porte à un modèle plus fédéral : « dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération. »
Le ton particulièrement dur de son intervention du 16 septembre contraste avec le dernier discours sur l’état de l’Union de la présidente de la Commission Ursula von der Leyen et son propos introductif au discours de Mario Draghi. Malgré cette ambition affichée — une bifurcation radicale portée par des « mesures exceptionnelles » dans des « circonstances exceptionnelles » — il semble peu probable que la Commission et les États membres se saisissent pleinement de cet appel.

English version available at this link

Il y a un an, nous nous sommes réunis ici pour discuter des trois défis présentés dans notre rapport : le modèle de croissance européen était depuis longtemps mis à rude épreuve ; les dépendances menaçaient sa résilience ; et sans une croissance plus rapide, l’Europe serait incapable de réaliser ses ambitions en matière de climat, de numérique et de sécurité, sans parler du financement de ses sociétés vieillissantes.

Au cours de l’année écoulée, chacun de ces défis s’est aggravé.

Les fondements de la croissance européenne – l’expansion du commerce mondial et les exportations à forte valeur ajoutée – se sont encore affaiblis.

Les États-Unis ont imposé leurs droits de douane les plus élevés depuis l’ère Smoot-Hawley. 

La Chine est devenue un concurrent encore plus puissant, tant sur les marchés tiers qu’au sein même de l’Europe, les droits de douane américains ayant détourné les flux commerciaux. 

Depuis décembre dernier, l’excédent commercial de la Chine avec l’Union européenne a augmenté de près de 20 %.

Nous avons également constaté à quel point la capacité de réaction de l’Europe était limitée par ses dépendances, même si notre poids économique est considérable.

La dépendance vis-à-vis des États-Unis en matière de défense a été citée comme l’une des raisons pour lesquelles nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines. La dépendance vis-à-vis des matériaux critiques chinois a réduit notre capacité à empêcher la surcapacité chinoise d’inonder l’Europe ou à contrer son soutien à la Russie.

L’Europe a commencé à réagir.

Étant donné que les États-Unis absorbent environ les trois quarts du déficit courant mondial, il n’est pas réaliste à court terme de se diversifier en s’éloignant de leur marché. Mais l’accord avec le Mercosur en Amérique latine peut offrir un certain soulagement aux exportateurs. La Commission a lancé des projets stratégiques pour les matières premières critiques. Et les dépenses de défense augmentent fortement.

Ces engagements en matière de défense s’ajoutent toutefois à des besoins de financement déjà considérables. La Banque centrale européenne estime désormais les besoins d’investissement annuels pour la période 2025-2031 à près de 1 200 milliards d’euros, contre 800 milliards il y a un an. La part publique a presque doublé, passant de 24 % à 43 %, soit 510 milliards d’euros supplémentaires par an, la défense étant principalement financée par des fonds publics.

La marge de manœuvre budgétaire est limitée. Même sans ces nouvelles dépenses, la dette publique de l’Union devrait augmenter de 10 points de pourcentage au cours de la prochaine décennie, pour atteindre 93 % du PIB, sur la base d’hypothèses de croissance plus optimistes que la réalité actuelle.

Nous avons dû accepter un accord commercial largement dicté par les conditions américaines.

Mario Draghi

Un an après, l’Europe se trouve donc dans une situation encore plus difficile.

Notre modèle de croissance s’essouffle. Les vulnérabilités s’accumulent. Et il n’existe pas de voie claire pour financer les investissements dont nous avons besoin.

Nous avons été douloureusement rappelés à la réalité : l’inaction menace non seulement notre compétitivité, mais aussi notre souveraineté même.

Le rapport définit trois priorités pour l’Europe : combler le retard en matière d’innovation dans les technologies de pointe, tracer un chemin vers la décarbonisation qui soutienne la croissance et renforcer la sécurité économique.

Comme l’a souligné la présidente von der Leyen, ces priorités sont également au cœur du programme de la Commission. Je salue sa décision de replacer la compétitivité au cœur de ses préoccupations, et je trouve ce programme ambitieux.

Les citoyens et les entreprises du continent se réjouissent d’avoir un diagnostic, des priorités claires et des plans d’action.

Mais ils expriment également une frustration croissante.

Ils sont déçus par la lenteur avec laquelle l’Union évolue. Ils voient bien que nous ne parvenons pas à suivre le rythme des changements qui s’opèrent ailleurs. Ils sont prêts à agir — mais craignent que les gouvernements n’aient pas saisi la gravité de la situation.

On a souvent des excuses toutes trouvées pour justifier cette lenteur.

On dit simplement que c’est ainsi que l’Union s’est construite ; qu’il faudrait respecter un processus complexe impliquant de nombreux acteurs. Parfois, l’inertie est même présentée comme relevant du respect de l’État de droit.

Je pense que c’est de la pure complaisance.

Nos concurrents aux États-Unis et en Chine sont beaucoup moins contraints, même lorsqu’ils agissent dans le respect de la loi. 

Continuer à faire comme si, c’est se résigner à prendre du retard.

Prendre un chemin différent exige une rapidité nouvelle, une ampleur nouvelle et une intensité nouvelle.

Cela signifie agir ensemble, sans fragmenter nos efforts.

Cela signifie concentrer les ressources là où leur impact est le plus grand.

Et cela signifie obtenir des résultats en quelques mois — pas en plusieurs années.

Continuer à faire comme si, c’est se résigner à prendre du retard.

Mario Draghi

Commençons par la technologie.

Comme l’électricité il y a 140 ans, l’IA est souvent qualifiée de technologie « transformationnelle ».

Mais elle dépend de la coordination d’au moins quatre autres technologies : le cloud pour stocker d’énormes quantités de données, le supercalcul pour traiter ces données, la cybersécurité pour protéger les secteurs sensibles et les réseaux avancés (5G, fibre optique et satellites) pour la transmission.

Dans certains domaines, l’Europe affiche des progrès.

Au moins cinq gigafactories d’IA sont en projet, chacune dotée de plus de 100 000 processeurs graphiques avancés. La capacité des centres de données devrait tripler au cours des sept prochaines années. Une réforme majeure des télécommunications est attendue d’ici la fin de l’année. L’investissement récent d’ASML dans Mistral est un signe prometteur pour l’écosystème national de l’IA.

L’adoption est également en hausse : comme la Présidente vient de le rappeler, la BEI constate que les entreprises européennes adoptent les technologies de pointe à un rythme proche de celui de leurs homologues américaines, bien que partant d’un niveau inférieur.

Mais les écarts sont criants.

À la pointe de l’IA, les États-Unis ont produit 40 grands modèles de base l’année dernière, la Chine 15 — l’Union, seulement 3. Dans les PME, l’adoption de l’IA reste faible, oscillant entre 13 et 21 %. Et dans le domaine le plus stratégique — l’IA fondée sur la propriété intellectuelle européenne pour ancrer nos industries de base — les progrès sont minimes.

Trois domaines nécessitent davantage d’ambition.

Premièrement, nous devons supprimer les obstacles à la mise à l’échelle des nouvelles technologies. Un véritable « 28e régime » doit voir le jour, permettant aux entreprises innovantes d’opérer, de commercer et de lever des fonds de manière transparente dans les 27 États membres à l’instar de leurs concurrents dans d’autres grandes économies. Cette dimension est particulièrement importante pour donner une chance aux jeunes Européens sur leur continent. Ils veulent rester ici, ils ne veulent pas aller ailleurs pour réussir.

La Commission s’oriente dans cette direction. Mais compte tenu du soutien incertain des États membres, la première étape vers le « 28e régime » se limitera probablement à une identité numérique européenne pour les entreprises.

Le financement des entreprises en phase de démarrage doit également bénéficier d’un soutien plus important. Le fonds Scale-up Europe peut aider les start-ups à se développer, à condition que sa taille corresponde à leurs besoins financiers.

L’augmentation prévue du budget d’Horizon Europe à 175 milliards d’euros est bienvenue. 

Mais pour la recherche de pointe, cela ne suffira pas si les ressources supplémentaires ne sont pas concentrées dans des programmes prioritaires d’envergure.

Les ressources doivent être affectées aux centres d’excellence. Elles doivent être concentrées sur des projets à haut risque et à haut rendement, sélectionnés selon un processus de type DARPA. Elles doivent être renforcées par des liens solides entre l’industrie et les institutions universitaires afin de transformer la recherche en applications concrètes. La mise en œuvre de cette transformation doit être confiée à des chefs de projet experts plutôt qu’à des bureaucrates. Et l’Europe devrait être capable d’investir directement dans quelques grandes initiatives stratégiques de deep tech.

Seuls les pays qui alignent leur stratégie énergétique sur leur politique numérique tireront pleinement parti de la course à l’IA.

Mario Draghi

Le deuxième domaine concerne la réglementation.

L’une des demandes les plus claires exprimées par les entreprises européennes est une simplification radicale du RGPD — non seulement de la loi initiale mais aussi des lourdes mesures supplémentaires prises par les États membres pour la transposer. La formation des modèles d’IA nécessite de grandes quantités de données publiques provenant du web. Or l’incertitude juridique qui entoure actuellement leur utilisation entraîne des retards coûteux, ralentissant leur déploiement en Europe.

Les recherches le confirment : le RGPD a augmenté le coût des données d’environ 20 % pour les entreprises de l’Union par rapport à leurs homologues américaines. Pourtant, le seul changement envisagé jusqu’à présent est un assouplissement de la tenue des registres et l’extension des dérogations accordées aux PME aux entreprises de taille intermédiaire. 

Une réforme plus large visant à simplifier et harmoniser les règles reste encore vague.

La loi sur l’IA (AI Act) est une autre source d’incertitudes.

Les premières règles, qui comprenaient l’interdiction des systèmes présentant un « risque inacceptable » ont été adoptées sans complications majeures. Les codes de bonnes pratiques signés par la plupart des grands développeurs, ainsi que les lignes directrices publiées en août par la Commission, ont clarifié les responsabilités.

Mais la prochaine étape, qui couvre les systèmes d’IA à haut risque dans des domaines tels que les infrastructures critiques et la santé, doit être proportionnée et soutenir l’innovation et le développement. À mon avis, la mise en œuvre de cette étape devrait être suspendue jusqu’à ce que nous comprenions mieux ses inconvénients.

Plus généralement, l’application devrait reposer sur une évaluation a posteriori, jugeant les modèles en fonction de leurs capacités réelles et des risques démontrés.

Le troisième domaine concerne l’intégration verticale de l’IA dans l’industrie.

Les applications sectorielles de l’IA sont encore plus critiques que la puissance brute des supercalculateurs. Dans ce domaine, l’Europe dispose d’un réel avantage : ses entreprises détiennent plus de la moitié du marché mondial des solutions d’automatisation industrielle, pierre angulaire de l’IA industrielle. Pourtant, seules 10 % environ des entreprises manufacturières ont utilisé l’IA l’année dernière.

L’industrie et les gouvernements doivent travailler ensemble pour transformer cette longueur d’avance en solutions européennes propriétaires. La stratégie « Apply AI » de la Commission, qui sera présentée cet automne, constituera un test décisif.

Les prix du gaz naturel dans l’Union sont encore près de quatre fois plus élevés qu’aux États-Unis. Les prix de l’électricité industrielle sont quant à eux en moyenne plus de deux fois plus élevés. Si cet écart ne se réduit pas, la transition vers une économie fondée sur la technologie de pointe sera ralentie.

L’énergie est aussi fondamentale que la technologie pour faire avancer l’IA. La demande en électricité des centres de données en Europe augmentera de 70 % d’ici 2030. L’électricité représente déjà jusqu’à 40 % de leurs coûts d’exploitation.

L’AIE prévient que sans mesure corrective, un projet sur cinq prévu à l’échelle mondiale pourrait être retardé en raison de goulets d’étranglement sur le réseau.

Seuls les pays qui alignent leur stratégie énergétique sur leur politique numérique tireront pleinement parti de la course à l’IA.

La Commission a lancé son Pacte pour une industrie propre et son Plan d’action pour une énergie abordable, tous deux conformes aux recommandations du rapport. Mais la principale mesure prise jusqu’à présent a été d’assouplir les règles en matière d’aides d’État afin que les États membres puissent subventionner les prix.

Cela peut apporter un soulagement temporaire, mais ne résout pas les raisons structurelles pour lesquelles l’énergie est si chère en Europe.

Parmi celles-ci figurent les prix du gaz qui, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sont encore environ deux fois plus élevés qu’avant la pandémie de Covid-19 ; un système de tarification dans lequel le gaz continue de déterminer le prix du marché de l’électricité dans la plupart des cas même si les énergies renouvelables se développent ; et des charges et taxes élevées.

La décarbonation est le meilleur chemin à long terme pour que l’Europe atteigne l’indépendance énergétique malgré son manque de ressources naturelles. Mais elle nécessite des investissements beaucoup plus rapides pour faire fonctionner un système fortement axé sur les énergies renouvelables : dans les réseaux, les interconnexions et la production de base d’électricité propre — comme le nucléaire.

À l’heure actuelle, la moitié des capacités transfrontalières nécessaires d’ici 2030 ne font l’objet d’aucun plan d’investissement. Même les projets approuvés prennent plus de dix ans — dont la moitié est en fait consacrée à l’obtention des autorisations.

Le Paquet « réseaux » prévu pour la fin de cette année et l’augmentation budgétaire proposée pour les liaisons transfrontalières constituent des avancées. Mais le système actuel — qui repose sur la coordination nationale des autorisations et du financement — n’est pas adapté à un marché européen de l’énergie. Les projets transfrontaliers nécessitent une planification et une exécution au niveau de l’Union.

Dans le même temps, nous devons être réalistes : ces mesures ne permettront pas de réduire rapidement les prix de l’énergie. C’est pourquoi il nous faut agir sur les leviers qui peuvent apporter un soulagement plus rapide.

Deux d’entre eux se distinguent : l’amélioration du fonctionnement des marchés du gaz et l’assouplissement de l’emprise du gaz sur les prix de l’électricité.

L’Europe est déjà le plus grand acheteur mondial de GNL américain et s’est engagée à acheter jusqu’à 750 milliards de dollars de produits énergétiques américains

Quelles que soient les conditions de cet accord, il doit être considéré comme une occasion de réorganiser notre manière d’acheter du gaz.

Depuis mars, le GNL acheminé en Europe coûte 60 à 90 % plus cher que le même gaz aux États-Unis — même après prise en compte des coûts logistiques et de regazéification. Les achats collectifs de l’Union, tels que proposés initialement par la Commission après l’invasion de la Russie, pourraient certainement réduire cet écart en renforçant notre pouvoir de négociation, en réduisant les marges des intermédiaires et en nous protégeant de la volatilité des marchés au jour le jour.

En parallèle, l’Europe doit mener à bien les travaux du groupe de travail sur le marché du gaz et rendre le commerce de l’énergie plus transparent. Les bénéfices des quatre plus grands négociants mondiaux ont quadruplé entre 2020 et 2022. Cela fait longtemps qu’une supervision conjointe et un règlement plus strict s’imposent.

Nous devons également dissocier la rémunération des énergies renouvelables et du nucléaire de celle des énergies fossiles en développant les contrats d’énergie, c’est-à-dire les accords d’achat d’électricité (PPA) et les contrats sur différence (CfD).

Certaines initiatives utiles sont en cours, telles que la garantie pilote des PPA de la BEI.

Mais des mesures beaucoup plus décisives sont nécessaires : les contrats à long terme doivent être étendus à toutes les énergies renouvelables et nucléaires, qu’elles soient nouvelles ou existantes. Le mécanisme actuel de fixation des prix accorde des rentes à de nombreux intérêts particuliers.

Alors que nous poursuivons la décarbonation, la transition doit également être flexible et pragmatique. La Commission a assoupli certaines des exigences les plus contraignantes en matière de reporting grâce à son paquet omnibus sur la durabilité. Mais dans certains secteurs, comme l’automobile, les objectifs reposent sur des hypothèses qui ne sont plus valables.

L’échéance de 2035 pour la suppression des émissions d’échappement devait déclencher un cercle vertueux : des objectifs fermes stimuleraient les investissements dans les infrastructures de recharge, développeraient le marché intérieur, encourageraient l’innovation en Europe et rendraient les modèles de véhicules électriques moins chers. Les industries connexes (batteries, puces) devaient se développer parallèlement, soutenues par une politique industrielle ciblée.

Force est de constater que cela ne s’est pas produit.

L’installation de bornes de recharge devrait être multipliée par trois ou quatre au cours des cinq prochaines années pour atteindre une couverture suffisante. Le marché des véhicules électriques a connu une croissance plus lente que prévu. L’innovation européenne a pris du retard, les modèles restent chers et la politique en matière de chaîne d’approvisionnement est fragmentée.

En réalité, le parc automobile européen, qui compte 250 millions de véhicules, vieillit. Et les émissions de CO₂ n’ont pratiquement pas diminué ces dernières années.

Comme le suggère notre rapport, la prochaine révision de la réglementation sur les émissions de CO₂ devrait suivre une approche technologiquement neutre et tenir compte des évolutions du marché et des technologies.

Nous avons également besoin d’une approche concertée pour accélérer le développement des véhicules électriques, couvrant les chaînes d’approvisionnement, les besoins en infrastructures et le potentiel des carburants neutres en carbone.

Au cours des prochains mois, le secteur automobile mettra à l’épreuve la capacité de l’Europe à aligner la réglementation, les infrastructures et le développement de la chaîne d’approvisionnement dans une stratégie cohérente pour une industrie qui, ne l’oublions pas,emploie plus de 13 millions de personnes tout au long de la chaîne de valeur.

Le rapport préconisait également de recourir activement à la politique industrielle afin de réduire les dépendances et de se prémunir contre la concurrence soutenue par l’État.

Les citoyens européens demandent aujourd’hui à leurs dirigeants de lever les yeux de leurs préoccupations quotidiennes pour se tourner vers leur destin européen commun et prendre conscience de l’ampleur du défi.

Mario Draghi

À l’époque, des inquiétudes avaient été exprimées concernant le nationalisme économique, le protectionnisme et le risque que l’Europe abandonne un ordre mondial fondé sur des règles.

Mais l’année écoulée a clairement montré que nous évoluons dans un monde différent.

La frontière entre économie et sécurité est de plus en plus floue. Les États utilisent tous les outils à leur disposition pour défendre leurs intérêts.

Jusqu’à présent, la réponse de l’Europe n’a pas réussi à éviter deux écueils : des efforts nationaux non coordonnés d’un côté ; une confiance aveugle dans la capacité des forces du marché à créer de nouveaux secteurs de l’autre.

La première approche ne peut jamais produire de résultats à grande échelle. La seconde est impossible lorsque d’autres que nous faussent les marchés et déséquilibrent les règles du jeu.

Nous devons plutôt renforcer notre capacité à nous défendre et à résister à la pression dans les domaines clefs que sont la défense, l’industrie lourde et les technologies qui façonneront l’avenir.

Trois leviers peuvent nous faire passer à l’échelle et au niveau d’intensité dont nous avons besoin.

Le premier est une nouvelle approche de la coordination des aides d’État.

Dans la pratique, les aides d’État agissent souvent comme un protectionnisme, enfermant l’activité à l’intérieur des frontières au lieu de construire des industries européennes compétitives à l’échelle mondiale. Les recherches du FMI montrent que les aides accordées à un pays se font souvent au détriment de la croissance de ses voisins.

L’Europe dispose d’outils de coordination, tels que les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui permettent de concentrer le soutien et de réduire ces retombées. Pourtant, en 2023, les pays de l’Union ont dépensé près de 190 milliards d’euros en aides d’État — soit cinq fois plus que ce qui a été alloué aux PIIEC depuis 2018.

Utilisés de manière stratégique, les PIIEC pourraient aider l’Europe à atteindre une taille critique dans des secteurs tels que les technologies nucléaires innovantes — comme les petits réacteurs modulaires — ou dans la chaîne d’approvisionnement automobile pour des véhicules abordables à zéro émission ou à faibles émissions. La Commission prend des mesures pour rendre ces projets plus attractifs et plus accessibles.

Mais le modèle des PIIEC reste essentiellement national dans sa conception et son financement. Cela crée un plafond inhérent par rapport à nos concurrents.

Prenons l’exemple du projet européen de PIIEC dans le domaine des semi-conducteurs, approuvé en 2023.

Il mobilise 8 milliards d’euros de fonds publics, répartis entre 14 États membres, 68 projets et 56 entreprises. Or l’objectif global, qui consiste à atteindre une part mondiale de 20 % dans la fabrication de semi-conducteurs d’ici 2030, est déjà qualifié de « très improbable » par la Cour des comptes européenne.

En comparaison, le projet japonais Rapidus témoigne d’une approche différente.

Créé en 2022, il concentre 12 milliards de dollars de soutien public — malgré la taille réduite de l’économie japonaise — vers un seul leader à grande échelle dans le domaine des puces avancées. Il se concentre sur un objectif clair, soutenu par de grandes entreprises en tant qu’investisseurs et clients principaux. Et il avance beaucoup plus rapidement, visant une production de masse d’ici 2027.

L’Europe devrait s’inspirer de ce modèle concentré et l’étendre à d’autres technologies de pointe, en combinant les investissements publics et privés pour favoriser les innovations de rupture et les projets industriels à grande échelle.

Le deuxième levier est celui des marchés publics.

Les aides d’État ne peuvent pas créer une nouvelle offre dans les technologies critiques sans répondre à la demande européenne. La réglementation peut contribuer à supprimer les obstacles à l’adoption, mais les marchés publics sont l’outil le plus puissant pour créer de nouveaux marchés.

Cela fonctionne de deux manières.

Premièrement, avec des marchés publics représentant au total 16 % du PIB de l’Union, le fait d’en orienter ne serait-ce qu’une petite partie vers les industries européennes créerait une demande stable pour l’innovation et renforcerait les secteurs stratégiques. 

Deuxièmement, dans les industries où l’échelle est déterminante, des règles harmonisées peuvent favoriser la normalisation et soutenir des cycles d’investissement longs et à forte intensité de capital.

Dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération.

Mario Draghi

Le potentiel est évident dans de nombreux secteurs : réserver une part de l’Union dans les marchés publics de puces électroniques pour la défense, soutenir le cloud européen et l’IA verticale, ou fixer des quotas pour les produits de technologie propre tels que l’acier et l’aluminium verts.

Les travaux ont commencé sur les règles préférentielles de l’Union en matière de marchés publics pour le secteur public — mais les détails sont flous. Le succès dépendra toutefois de l’harmonisation entre les États membres. Sans cela, les marchés publics — tout comme les aides d’État — risquent de sombrer dans le protectionnisme national et de ne pas atteindre l’échelle souhaitée.

Le troisième levier est la politique de concurrence. Je vais ici essentiellement répéter ce que la Présidente vient de dire.

Dans les domaines de la défense et de l’espace, comme dans les technologies à double usage qui les sous-tendent, la dynamique du marché est très différente de celle des marchés de consommation. Dans ce cas, la consolidation ne constitue pas nécessairement une menace pour les consommateurs. Elle peut être un moyen de réduire les doublons en matière de R&D, de diminuer les coûts, d’accélérer l’innovation et de concentrer les budgets d’approvisionnement.

Les concurrents aux États-Unis et en Asie bénéficient non seulement du soutien de l’État et de vastes marchés publics, mais aussi de la consolidation dans ces secteurs. L’Europe reste cependant divisée entre de multiples champions nationaux et des bases industrielles qui se chevauchent.

L’Europe devrait être en mesure de protéger la concurrence tout en continuant à promouvoir la consolidation et l’innovation.

Une révision des lignes directrices sur les fusions est en cours — mais l’industrie ne peut attendre jusqu’en 2027, alors que cette date limite est conforme à la procédure qui avait été choisie initialement. La résilience et l’innovation doivent être intégrées dès maintenant dans la politique de concurrence. Une procédure accélérée, a minima,  devrait être mise en place immédiatement.

La question suivante est de savoir comment accélérer le processus.

Dans certains domaines, l’Union peut faire plus avec les pouvoirs dont elle dispose déjà. 

C’est le domaine de la réglementation que l’Union peut agir le plus rapidement et le plus résolument. L’Europe s’est longtemps présentée comme une puissance réglementaire ; elle doit maintenant prouver qu’elle peut s’adapter à un paysage technologique en rapide évolution.

Dans d’autres domaines, une réforme plus profonde est nécessaire : des compétences, de la prise de décision et du financement. 

En fin de compte, dans certains domaines clefs, l’Europe doit commencer à agir moins comme une confédération et plus comme une fédération.

Mais une telle réforme prendra du temps — un temps que nous n’avons peut-être pas.

En attendant, les progrès pourraient dépendre de coalitions de volontaires utilisant des mécanismes tels que la coopération renforcée.

Même sans modification des traités, l’Europe pourrait déjà aller beaucoup plus loin en concentrant les projets et en mettant en commun des ressources.

Si nous parvenions à concentrer nos efforts de cette manière, la prochaine étape logique consistera à envisager une dette commune pour des projets communs — que ce soit au niveau de l’Union ou au sein d’une coalition d’États membres, afin d’amplifier les avantages de la coordination.

Une émission conjointe de dette n’élargirait pas comme par magie l’espace budgétaire.

Mais elle permettrait à l’Europe de financer des projets plus importants dans des domaines qui stimulent la productivité — innovations de rupture, technologies à grande échelle, R&D dans la défense ou les réseaux énergétiques — où les dépenses nationales fragmentées ne peuvent plus être efficaces.

Une réforme plus profonde est nécessaire.

Mario Draghi

En augmentant la production plus rapidement que les coûts des intérêts, ces projets restaureraient progressivement la marge de manœuvre budgétaire et faciliteraient le financement des besoins d’investissement plus larges. Le rapport estime que même une augmentation modeste de 2 % de la productivité totale des facteurs sur une décennie pourrait réduire d’un tiers le poids des finances publiques.

En réduisant les obstacles au marché unique et en permettant aux entreprises de se développer plus rapidement, nous accélérerons également la croissance des marchés de capitaux européens, qui peuvent contribuer à financer la part privée des besoins d’investissement.

En substance — et c’est un point que j’ai souligné à plusieurs reprises — le plus nous pousserons ces réformes, le plus la part de capitaux privés augmentera — et le moins nous aurons besoin de fonds publics.

S’engager dans cette voie impliquera pour nous de briser des tabous de longue date — mais le reste du monde a déjà brisé les siens.

Pour la survie de l’Europe, nous devons faire ce qui n’a jamais été fait auparavant et refuser d’être freinés par des limites que nous nous imposons à nous-mêmes.

Plus important encore, nous devons aller au-delà des stratégies générales, des calendriers décalés.

Nous avons besoin de dates et d’objectifs concrets. Nous devons être tenus responsables de leur respect. Les délais doivent être suffisamment ambitieux pour exiger une concentration réelle et un effort collectif.

C’est la formule qui a présidé aux projets européens les plus réussis : le marché unique et l’euro.

Tous deux ont progressé grâce à des phases claires, des étapes fermes et un engagement politique soutenu.

Et je conclurai dans le même esprit qu’Ursula il y a un instant.

Les citoyens européens demandent aujourd’hui à leurs dirigeants de lever les yeux de leurs préoccupations quotidiennes pour se tourner vers leur destin européen commun et prendre conscience de l’ampleur du défi.

Seules l’unité d’intention et l’urgence de la réponse montreront qu’ils sont prêts à faire face à des circonstances exceptionnelles par des mesures exceptionnelles.

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15.09.2025 à 15:45

Le tribut japonais et la cassette du Roi Donald : 10 points sur le traité inégal accepté par Tokyo

Matheo Malik

L’accord commercial entre les États-Unis et le Japon prévoit-il vraiment un don direct d’argent japonais à la discrétion de Donald Trump ?

Le Mémorandum signé par le Japon sur la phase opérationnelle de ces investissements est si disproportionné qu’il pourrait toucher au cœur les finances du « banquier du monde ».

Nous le synthétisons en 10 points dans une étude fouillée.

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Texte intégral (4535 mots)

Les relations commerciales et de sécurité entre le Japon et les États-Unis sont une préoccupation ancienne de Donald Trump. En 1987, après avoir échoué à acquérir le piano du film Casablanca — raflé par un enchérisseur japonais —, il avait acheté une pleine page dans le New York Times, le Boston Globe et le Washington Post pour publier une lettre ouverte dans laquelle il s’en prenait à la politique étrangère américaine.

Donald Trump était déjà  persuadé que les États-Unis se « faisaient avoir », en garantissant l’ordre mondial sans en tirer profit : « Il est temps pour nous de mettre fin à nos énormes déficits en faisant payer le Japon et tous ceux qui en ont les moyens. Notre protection mondiale représente des centaines de milliards de dollars pour ces pays, et leur intérêt dans leur protection est bien plus grand que le nôtre. » La doctrine Miran est déjà là, en germe.

Près de quarante ans plus tard, la note est enfin arrivée. Le Japon va payer.

Annoncé le 23 juillet 2025, l’accord commercial avec Washington prévoit de limiter les droits de douane imposés à Tokyo — ce qui, dans l’esprit de Trump est déjà une manière de faire payer le Japon — à 15 % en échange de la réduction de ses propres barrières douanières et d’engagements d’achats de produits agricoles et énergétiques.

Plus important : le Japon s’engage à investir 550 milliards de dollars aux États-Unis.

Selon Trump, il s’agit d’un « bonus à la signature » : de l’argent japonais qui appartient désormais aux États-Unis 10

Par différents canaux, les officiels japonais ont signifié qu’ils ne l’entendaient pas de cette façon. Les négociations pour préciser les termes de ce dispositif parfaitement inédit ont duré le temps de l’été. La mise en ligne du Mémorandum relatif à ces 550 milliards de dollars nous permet d’y voir plus clair — dans les limites toutefois permises par le grand flou trumpien. 

1 — Le porte-monnaie de Donald Trump

Les mots du Mémorandum entre les États-Unis et le Japon sont explicites. Malgré les dénégations japonaises de cet été, la gouvernance du mécanisme d’investissement est bien à la main des États-Unis.

Avec une prise en compte minimale des intérêts japonais, c’est le Président Donald Trump qui décide de quoi faire de cet argent sur la base d’investissements pré-sélectionnés et étudiés par les administrations fédérales.

La gouvernance de cet instrument repose sur un Comité d’investissement et un Comité consultatif.

Le premier, nommé par le Président des États-Unis, est dirigé par le Secrétaire au Commerce et comprend les représentants des administrations américaines concernées. Il est chargé de recommander les projets d’investissements à Donald Trump, qui en est le décideur final. 

L’État japonais n’a qu’une voix consultative puisqu’il n’est représenté que dans un comité subordonné, le Comité consultatif, auprès duquel le Comité d’investissement doit prendre un simple avis qui n’a pas de valeur contraignante.

Lorsque le Président des États-Unis décide d’un investissement, le Japon a quarante-cinq jours jours pour virer les fonds en dollars américains.

Le document prévoit le cas où Tokyo déciderait de ne pas financer un investissement. Cela conduit à une réduction des retours financiers sur les investissements déjà réalisés selon un barème particulièrement complexe. Le Mémorandum précise également que, dans ce cas, les États-Unis peuvent imposer des droits de douane sur les importations à un taux déterminé par Donald Trump. 

Télécharger le PDF intégral du Mémorandum

2 — L’accélérateur d’investissement : une conciergerie pour les investissements directs étrangers 

Le 31 mars 2025, Donald Trump a décidé d’établir le U.S. Investment Accelerator.

Ce bureau rattaché au Département du Commerce a pour objectif de faciliter l’implantation aux États-Unis des projets d’investissement étranger supérieurs à un milliard de dollars. Selon le décret présidentiel qui le prévoit, il doit notamment « aider les investisseurs à naviguer efficacement dans les processus réglementaires », « augmenter l’accès et l’utilisation de nos ressources nationales » ou encore « faciliter les collaborations de recherche avec nos laboratoires nationaux ». Ce bureau reprend également les fonctions du Chips Office, établi sous Biden par le Chips and Science Act pour mettre en œuvre la politique industrielle dans le domaine des semi-conducteurs.

Cet organe joue un rôle déterminant aux termes du mémorandum signé avec le Japon.

Il est chargé du travail préparatoire sur les dossiers d’investissements, du versement des fonds par les institutions japonaises et de la gestion des investissements.

Il sera probablement à la manœuvre dans l’opérationnalisation du point 9, qui prévoit que les États-Unis chercheront à faciliter des concessions sur les terres fédérales, l’accès à l’eau, à l’électricité aux projets et à organiser des engagements d’achat (off-take).

3 — De l’argent japonais, des investissements américains 

Le Mémorandum rappelle que le montant de 550 milliards de dollars agréé dans l’accord commercial entre les deux pays doit être investi aux États-Unis « dans divers secteurs, en vue d’avancer les intérêts économiques et de sécurité nationale, incluant mais non limité aux semi-conducteurs, aux produits pharmaceutiques, aux métaux, aux minerais critiques, à la construction navale, à l’énergie (y compris les pipelines) et à l’intelligence artificielle/l’informatique quantique ».

Aucune clause du Mémorandum ne laisse entendre que ces projets devraient être portés par des sociétés japonaises.

Il est toutefois prévu que, dans le choix des fournisseurs de biens et de services pour les investissements, le choix se porte, « lorsque c’est faisable et possible », sur des vendeurs japonais plutôt que des « vendeurs et fournisseurs étrangers ».

En d’autres termes : les entreprises japonaises restent donc un choix de repli, derrière les fournisseurs américains. 

4 — Quels investissements ? 

Compte tenu de la liste de secteurs mentionnés comme prioritaires, le gouvernement fédéral pourrait utiliser les fonds japonais pour soutenir la construction d’usines de semi-conducteurs — en remplacement du Chips Act, si critiqué par Donald Trump qui préfère les droits de douane aux subventions pour réindustrialiser l’Amérique.

Ils pourraient également être utilisés pour développer les capacités minières et de raffinage des métaux rares, la dépendance envers la Chine ayant été bien mise en lumière après les contrôles à l’export mis en place par Pékin en réponse à l’offensive douanière américaine. Un soutien aux grands projets d’infrastructures digitales comme les centres de données est également probable. 

Les projets sélectionnés risquent donc, a priori, d’être ceux qui n’arrivent pas à se financer sans intervention publique.

Le projet de pipeline de GNL en Alaska, évalué à 44 milliards de dollars n’attirait jusqu’à présent que peu d’intérêt. Pourtant, tout récemment, le producteur d’électricité japonais JERA et l’aciériste coréen POSCO viennent d’exprimer leur intérêt pour s’approvisionner via celui-ci 11

Le risque est également que les fonds japonais soient dirigés sur la base de motivations politiques. 

La gouvernance, qui laisse peu de place à la partie japonaise — celle qui risque son argent — laisse craindre que les projets seront de faible qualité et que le risque porté par les institutions japonaises pourrait être grand, conduisant à des pertes significatives pour le Trésor japonais — s’il devait recapitaliser ses banques publiques chargées de mauvais actifs. 

Le fonds pourrait également être utilisé pour reproduire la manœuvre réalisée avec Intel. Rien dans le Mémorandum ne semble ainsi interdire que les fonds puissent être utilisés pour prendre des parts dans des sociétés américaines. Le secrétaire au Commerce a récemment laissé entendre que les industriels de la défense pourraient connaître le même traitement 12.  

Toutefois, si les règles qui conditionnent aujourd’hui les interventions de la JBIC et NEXI restent en vigueur, il faudrait toutefois que des entreprises japonaises soient impliquées dans les projets, en tant que co-actionnaires ou que fournisseurs.  

Le projet Stargate pourrait donc jouer un rôle important dans l’atteinte de l’objectif du Mémorandum dans la mesure où il implique déjà une entreprise japonaise, SoftBank, dont le dirigeant Masayoshi Son entretient des liens privilégiés avec la Maison-Blanche. Son objectif d’investir 500 milliards pourrait couvrir une grande part des 550 envisagés.

5 — Quel coût pour le Japon ?

Pour chaque investissement, les États-Unis doivent créer une société dédiée — un special-purpose vehicle, ou SPV, comme dans tout contrat de financement.

Les revenus des projets financés par l’investissement japonais doivent remonter régulièrement dans le SPV et les liquidités disponibles dans cette structure doivent être ensuite partagées à 50/50 entre les États-Unis et le Japon, jusqu’à ce que le montant versé à chacun soit égal au montant de l’investissement, rémunéré à un taux déterminé par les deux pays en fonction du risque du projet. Cette première phase correspond peu ou prou au remboursement d’un prêt sans les intérêts. 

C’est par la suite que l’instrument d’investissement devient totalement déséquilibré : la répartition des distributions de cash-flows se fait à 90 % en faveur des États-Unis et 10 % pour le Japon.

Le coût d’un tel arrangement pour le Japon dépend donc de la nature des fonds apportés.

Si par exemple les 550 milliards correspondent à des capitaux propres, ce mécanisme de répartition des cash-flows est particulièrement défavorable au Japon : seul apporteur de capital, il devrait en principe avoir droit à l’entièreté des cash-flows. Or ici, il doit en partager la moitié jusqu’à ce qu’il ait reçu l’équivalent de la rémunération d’un prêt — ce qui ne sera pas assuré car un projet peut échouer ou sa rentabilité se révéler insuffisante —  après quoi il ne reçoit plus que 10 % des distributions. Il bénéficie donc de moins de la moitié des revenus auxquels pourrait s’attendre un actionnaire. Selon cette interprétation, 300 milliards de dollars seraient donc tout simplement « donnés » aux États-Unis.

On peut aussi envisager, comme le laisse entendre le négociateur en chef japonais, Ryosei Akazawa, que le fonds japonais ne soit pas principalement composé de capitaux propres mais de prêts — émis par des banques publiques ou garantis par elles. Dans cette hypothèse, si le SPV rembourse le principal et les intérêts sur ces montants empruntés, le coût pour le Japon serait plus faible. La distribution inégalitaire — les États-Unis reçoivent une part alors qu’ils ne jouent pas un rôle d’apporteur de fonds —, ne concernerait plus que les cash-flows après paiement de la dette et des intérêts. Dans ce cas de figure, le Japon pourrait retrouver sa mise. 

6 — D’où vient l’argent ? 

Le Mémorandum ne précise pas l’origine des fonds qui doivent être déboursés.

Un indice est toutefois présent : le spread de taux utilisé pour le calcul de la rémunération ne pourra pas « dépasser le spread moyen que la Japan Bank for International Cooperation (JBIC) et les banques commerciales bénéficient de garanties de la Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) ont fait payer pour les prêts avec une maturité de 10 ans ou plus au cours des 6 derniers mois ». 

Cette phrase vient confirmer les messages des officiels japonais en ce sens 13.

L’utilisation de ces deux banques laisse à penser que les fonds ne pourront pas être des injections de capitaux mais bien des prêts — puisqu’il s’agit de la principale méthode d’intervention de ces deux institutions.

La Japan Bank for International Cooperation

La JBIC est chargée de soutenir les exportations et le développement international des entreprises japonaises par le truchement de prêts-export, de prêts pour les investissements directs à l’étranger et d’investissements en fonds propres, notamment dans des joint-ventures comportant des partenaires japonais. Les bénéficiaires des prêts peuvent être des sociétés japonaises mais également étrangères — par exemple si le prêt sert à acheter des machines fabriquées au Japon.

Le montant de ces interventions est significatif. Sur l’année fiscale 2023, la JBIC a mobilisé 1257 milliards de yens de prêts (soit 8,5 milliards de dollars), 175 milliards de yens en garanties et 17 milliards de yens en fonds propres (100 millions de dollars). Au total, l’encours de prêts, de garanties et d’investissement s’élève à 18 555 milliards de yens lors de l’année fiscale 2023 (124 milliards de dollars), en grande majorité des prêts, dont une majeure partie pour des investissements à l’étranger (14 485 milliards de yens). Son stock d’investissement en fonds propres est bien plus faible : 321 milliards de yens, soit deux milliards de dollars.

La Nippon Export and Investment Insurance

La NEXI est l’agence de crédit-export du Japon.

Elle apporte ses garanties aux exportateurs japonais et aux établissements financiers qui fournissent des crédits liés aux exportations. Cette institution peut également, dans certaines situations, contribuer au financement d’investissements à l’étranger. Elle a par exemple contribué au financement de l’usine Northvolt de Skellefteå en Suède par le biais d’une garantie apportée à un prêt accordé à la société par un consortium bancaire pour l’achat d’équipements japonais. En 2024, la NEXI a offert pour environ 7600 milliards de yens (51 milliards de dollars) de garanties, dont seulement 6,4 % en lien avec les États-Unis. Au total, elle a garanti 15 500 milliards de yens, soit 105 milliards de dollars à la fin de l’année 2024.

Compte tenu de la taille et des activités des deux institutions envisagées pour mettre en œuvre les investissements, il semble peu probable que ces financements prennent la forme de fonds propres. 

Il demeure par ailleurs difficile de comprendre comment la JBIC et la NEXI pourraient soutenir 550 milliards d’investissements aux États-Unis en cinq ans dans la mesure où ce montant dépasse significativement leur volume d’activité actuel. Une recapitalisation par le contribuable japonais de ces deux institutions pourrait s’avérer nécessaire, ce qui ne manquerait pas d’augmenter la visibilité politique de ce Mémorandum au Japon.

7 — Le banquier du monde peut sans doute prêter encore un peu plus

L’accroissement des investissements japonais aux États-Unis — et donc des achats de dollars pour des résidents japonais pourrait conduire à l’appréciation de ce dernier et affaiblir le yen. Mais la taille de l’économie japonaise et la place du yen dans le système monétaire international rendent les montants envisagés a priori supportables sans provoquer un problème de balance des paiements ou une chute massive du yen. 

Le marché des changes sur le yen est important et liquide.

La monnaie japonaise est ainsi la troisième la plus échangée après le dollar et l’euro, elle était impliquée dans 16,7 % des échanges de devises en 2022. C’est également la troisième monnaie de réserve mondiale. La balance des paiements est équilibrée grâce à de très forts revenus des actifs placés à l’étranger — 6,1 % du PIB en 2024. 

Le Japon est en effet déjà le premier détenteur d’actifs étrangers nets avec une position extérieure qui s’élève à 3 400 milliards de dollars au troisième trimestre 2024, soit 83 % du PIB. Ces revenus viennent compenser un léger déficit commercial (-1 %) et d’importantes sorties de capitaux. 

8 — Le prochain gouvernement japonais pourra-t-il mettre en œuvre cet accord ?

Le Parti libéral démocrate (PLD) — au pouvoir quasiment sans discontinuer depuis sa création en 1955 14 — se retrouve aujourd’hui, avec son allié le Komeito, sans majorité à la Diète.

Lors des dernières élections d’octobre 2024, il réunissait 26 % des voix, en baisse de près de 8 points par rapport à son score en 2021. Le Komeito a obtenu quant à lui 11 % des voix, en baisse de 1,5 point. Les élections à la Chambre des conseillers du 20 juillet 2025 ont encore confirmé ce désamour pour le PLD, puisque ce dernier a reçu moins de 22 % des voix, en baisse de près de 13 points (le Komeito perdant lui 3 points, à environ 9 %). 

Cette défaite sévère a fait naître des appels à la démission du Premier ministre Ishiba au sein même du PLD, moins d’un an après son arrivée au pouvoir. 

Annoncée le 7 septembre, cette démission a lancé une course à la Présidence du parti et au poste de Premier ministre, qui devrait principalement opposer le ministre de l’agriculture Shinjirō Koizumi (fils de l’ancien premier-ministre Junichiro Koizumi) et Sanae Takaichi, déjà candidate face à Ishiba en 2024.

Sans majorité à la Diète, il reste donc à voir si la personne qui prendra la tête du gouvernement japonais sera vraiment en mesure de mettre en œuvre un accord régulièrement qualifié de traité inégal par ses opposants politiques 15.

9 — La Corée du Sud refuse pour l’instant le modèle japonais 

Comme celui avec le Japon, l’accord entre les États-Unis et la Corée du Sud comprend lui aussi un engagement relatif à des investissements.

Le montant est de 350 milliards de dollars, dont 150 consacrés à la construction navale — sous le nom de Make American Shipbuilding Great Again.

Si les deux pays sont actuellement engagés dans une négociation sur la mise en œuvre opérationnelle de ce deal, la presse coréenne se fait l’écho de désaccords exprimés par les négociateurs coréens quant aux modalités, ceux-ci souhaitant que la grande majorité des sommes mobilisées le soient sous forme de garanties.

Selon le directeur de cabinet du président coréen, le projet présenté par les États-Unis ne se distingue pas du Mémorandum américano-japonais. Il ne prendrait donc pas en compte certaines différences profondes entre les économies japonaise et coréenne, notamment en matière de devises 16.

La Corée du Sud dispose de moins de réserves de change que le Japon — 420 milliards contre plus de 1200 milliards de dollars 17. Le marché du won a beaucoup moins de profondeur et Séoul — contrairement à Tokyo — ne dispose pas d’un accord de swap de devises illimité avec la Réserve fédérale américaine. La crainte des dirigeants coréens tient à ce que, s’ils venaient à signer un accord similaire en tous points à celui auquel le Japon a cédé, cela provoquerait des pressions fortes sur le won et sur les obligations du Trésor coréen.

Dans ce contexte, le raid sur l’usine Hyundai en construction qui a conduit à la détention de plus de 300 ressortissants sud-coréens 18 a augmenté la tension entre les deux pays, en venant ternir les investissements coréens aux États-Unis. Le président sud-coréen a ainsi affirmé qu’en l’absence d’une réforme du système des visas américains, les entreprises coréennes hésiteraient à investir aux États-Unis 19.

10 — Les 600 milliards d’investissements prévus dans l’accord de Turnberry entre l’Union et les États-Unis connaîtront-ils le même sort ? 

Dans l’accord du 27 juillet, en échange d’une baisse des droits de douane « réciproques » à 15 % et d’exceptions pour certains produits — médicaments génériques, avions et leurs composants, etc —, l’Union s’est notamment engagée sur un montant de 600 milliards d’investissements des entreprises européennes aux États-Unis

Pour Donald Trump, il s’agit d’un « cadeau » dont il pourrait faire exactement ce qu’il lui plaira

Mais pour l’Union européenne, qui rappelle qu’elle n’a pas le pouvoir d’influencer significativement les décisions d’investissement des entreprises — et qui ne dispose pas des instruments financiers et de la surface budgétaire du gouvernement japonais — il s’agit uniquement d’une estimation des investissements qui pourraient être réalisés par les entreprises européennes au cours des quatre prochaines années. 

La déclaration commune du 21 août semble donc démontrer que l’Union a réussi à faire prévaloir son interprétation — tout du moins sur ce point — puisqu’elle ne fait mention d’aucun mécanisme bilatéral impliquant les États, mais dit seulement que « les entreprises européennes devraient investir 600 milliards de dollars supplémentaires dans des secteurs stratégiques aux États-Unis d’ici 2028 » 20.

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09.09.2025 à 20:11

De quoi est-ce la fin ? Une conversation avec Jean Pisani-Ferry

Matheo Malik

Europe, climat, ouverture — nous avions fait un pas en avant, nous en faisons aujourd'hui deux en arrière.

Qu'est-ce qui viendra après la chute de Bayrou et l’été de l’humiliation européenne ?

Un grand entretien avec Jean Pisani-Ferry.

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Texte intégral (3086 mots)

Le gouvernement de François Bayrou est donc tombé. C’est la première fois dans l’histoire de la Ve République qu’un gouvernement est censuré. Que marque cette nouvelle crise politique ?

La France est à n’en pas douter frappée par une instabilité politique dont nous pensions, depuis les débuts de la Ve République, qu’elle était réservée aux autres. Force est de reconnaître aujourd’hui que nos institutions ne nous garantissent pas la stabilité. Nous sommes à un moment où chacun est forcé de s’interroger sur la responsabilité qui est la sienne dans l’état actuel de notre pays et ce qu’il peut faire pour l’aider à en sortir.

Je suis identifié comme un soutien d’Emmanuel Macron.

J’ai rejoint sa campagne présidentielle en 2017 parce que je pensais que le jeu de rôle entre la gauche et la droite, qui exagéraient leurs différences — avant de conduire, une fois en responsabilité, des politiques moins opposées qu’elles ne l’avaient prétendu —, nourrissait le désenchantement démocratique et contribuait à faire dériver l’électorat vers l’extrémisme. Le programme de 2017 me semblait fidèle à cette inspiration.

Mais j’ai vite constaté que l’équilibre n’était pas respecté : ceux qui, comme moi, espéraient un projet d’émancipation et d’égalité des règles ont eu du mal à se retrouver dans l’action de l’exécutif. Je suis ainsi devenu un « vieux grognard » du macronisme, trop déçu pour adhérer encore, mais trop fidèle pour rompre vraiment. 

Il y a plus grave, cependant : dans tous les pays avancés, quelles que soient leurs institutions politiques, on observe aujourd’hui la même défiance à l’égard des responsables politiques et des experts. On ne peut plus ignorer la généralité de ce rejet. 

C’est particulièrement le cas sur trois sujets qui ont marqué ma vie professionnelle — l’économie ouverte, l’Europe et la transition climatique —, la réalité est que nous reculons à petits pas, et parfois à grands pas. 

Je suis ainsi devenu un « vieux grognard » du macronisme, trop déçu pour adhérer encore, mais trop fidèle pour rompre vraiment.

Jean Pisani-Ferry

Comment expliquez-vous cela ?

Il y a de multiples explications, mais je soulignerai en particulier que nous avons gravement sous-estimé les conséquences sociales et territoriales de nos choix collectifs. Et je pense malheureusement que les économistes portent une part de responsabilité dans cette erreur d’évaluation.

Pour quelle raison ?

Des années durant, les économistes ont raisonné sur des agrégats et négligé de s’intéresser aux effets distributifs des orientations qu’ils préconisaient, au prétexte que les gains d’efficience ainsi dégagés permettraient de compenser les perdants. 

C’est cependant une approximation coupable. Il ne suffit pas d’identifier des gains et de supposer qu’ils seront redistribués. Ce qu’il faut, c’est apprécier, politique par politique, quels sont les gagnants et les perdants et déterminer concrètement par quels outils, fiscaux, budgétaires, ou industriels, les gains seront transférés des premiers aux seconds. C’est le seul moyen d’éviter que ceux qui se savent perdants bloquent des mutations collectivement indispensables. 

De surcroît, le trait marquant des mutations actuelles est que contrairement à celles des trois dernières décennies, elles ne nous promettent pas de gains collectifs. Nous faisons face à une série de jeux à somme nulle ou même négative. Sur fond de faiblesse des gains de productivité et donc de bénéfices à répartir, il nous faut aujourd’hui affronter le vieillissement, l’effort de défense qui s’impose à nous, et les coûts de la transition climatique. Sauf à attendre des miracles de l’IA, les défis de la période à venir seront donc beaucoup plus rudes que ceux que nous avons affrontés. 

C’est pourquoi l’équité doit être au premier rang des priorités de l’action publique. Qu’il s’agisse d’ouverture économique, de réformes européennes ou de transition écologique, ma conviction est que les transformations ne se font pas si l’équité n’en est pas une composante première. C’est vrai en matière de répartition des gains. Cela l’est plus encore en matière de partage des sacrifices.

La nouvelle phase de la mondialisation semble marquée par une série de ruptures profondes : nous passons d’un monde convergent à un monde cassé — où les flux peuvent s’arrêter soudainement et où l’expansion territoriale semble primer sur la croissance économique. Comment comprenez-vous ce mouvement ?

Votre description est un peu excessive. Il n’y a pas aujourd’hui de « démondialisation ». Mais vous avez raison de dire que la dynamique à l’œuvre depuis le début des années 1990 est aujourd’hui enrayée.

J’ai commencé ma vie professionnelle au CEPII. À la fin des années 1970, on ne parlait pas encore de mondialisation mais Raymond Barre, conscient des mutations en cours, avait voulu créer cet institut spécialisé sur l’économie internationale. 

J’y ai travaillé à deux reprises, avant de le diriger de 1992 à 1997. Ce qu’on a appelé la « bande du CEPII » portait une vision positive de l’ouverture. En partie à juste titre : celle-ci a été un puissant facteur de croissance dans le monde, et a permis qu’un milliard et demi de personnes sortent de l’extrême pauvreté. 

Sauf à attendre des miracles de l’IA, les défis de la période à venir seront donc beaucoup plus rudes que ceux que nous avons affrontés.

Jean Pisani-Ferry

Mais en partie seulement  : nous n’avons pas anticipé l’ampleur du choc que cette mondialisation allait induire dans les pays avancés, ni ses conséquences pour l’emploi et les régions affectées, ni a fortiori ses incidences politiques. 

Il a fallu, pour nous ouvrir les yeux, attendre l’article sur le China Shock publié en 2013 par Autor, Dorn et Hanson 21.

Ceux-ci ont en effet montré à partir du cas des États-Unis que la hausse des exportations chinoises avait dévasté les secteurs industriels et causé aux États-Unis la perte de plus de 2 millions d’emplois. Des travaux ultérieurs ont indiqué que la France était logée à la même enseigne.

Partagez-vous leur analyse sur le risque d’un nouveau choc ?

Tout à fait. Les mêmes nous disent aujourd’hui que le deuxième choc chinois, qui est à venir, sera plus dévastateur encore, parce que ce ne sont plus les industries intensives en main-d’œuvre qui sont menacées, mais le cœur de nos systèmes d’innovation 22.

Dans une écrasante majorité de domaines clefs pour l’innovation industrielle, la recherche chinoise dépasse désormais celle des États-Unis, et bien entendu aussi celle de l’Europe 23.

Pensez-vous que le succès de la Chine implique une réorientation fondamentale de l’organisation politique et économique du reste du monde ?

La Chine a un atout : savoir combiner planification à dix ans et concurrence. 

Ce n’est pas notre cas, et pourtant, comme le dit et le répète Philippe Aghion, telle est la clef du succès. La planification sans la concurrence, c’est un moyen sûr de voir se constituer des rentes improductives.

La concurrence sans planification, c’est courir le risque de laisser le court-termisme l’emporter. Il nous faut impérativement allier les deux.

Saurons-nous allier planification et concurrence ou allons-nous laisser un régime autoritaire en tirer profit ?

C’est le cœur de la question. Ce qui se joue aujourd’hui dans la rivalité avec la Chine, c’est la capacité des démocraties libérales à rester à la pointe de l’innovation et à transformer ses avancées en atouts industriels. 

Il y a trente ans, notre hybris nous avait conduit à croire que l’Occident avait gagné la Guerre Froide. Nous mesurons aujourd’hui l’ampleur de notre erreur. On discute désormais très sérieusement de l’efficience économique respective des démocraties et des autocraties.

La concurrence sans planification, c’est courir le risque de laisser le court-termisme l’emporter. Il nous faut impérativement allier les deux.

Jean Pisani-Ferry

Cette hybris européenne vient-elle du fait que les élites européennes se sont complues à se regarder elles-mêmes, repues et satisfaites ?

Comme pour beaucoup de Français de ma génération, mon « passage à l’Europe » a débuté en 1983. C’est cette année-là que se sont dissipées les illusions sur « l’autre politique » et que le président Mitterrand a fait le choix fondateur de demeurer dans le système monétaire européen. Quelques années plus tard, Jacques Delors, alors président de la Commission, allait mettre en branle la mécanique qui nous conduirait à l’euro.

J’ai eu la chance de rejoindre la Commission au moment où le projet monétaire européen prenait corps. Je ne suis certainement pas un des pères de l’euro mais je revendique d’avoir œuvré à sa genèse, comme co-auteur du rapport One Market, One Money de 1990 24, et d’avoir depuis, au fil des années, joué les mouches du coche, en critiquant l’incomplétude de l’architecture monétaire européenne ou en formulant des propositions pour sa réforme.

L’euro est aujourd’hui le succès européen le plus marquant et il est, en dépit du fait que seuls 20 des 27 membres de l’Union l’ont adopté, le signe le plus tangible de l’unité européenne.

Les limites de ce succès sont cependant qu’il n’en a entraîné aucun autre. La monnaie européenne n’a induit ni intensification des échanges à l’intérieur de la zone euro, ni formation d’un marché des capitaux unifié, ni augmentation du budget communautaire, et c’est seulement en réponse à un risque aigu de fragmentation financière que les Européens se sont décidés, en 2012, à mettre en place une supervision bancaire intégrée. 

Mais à côté de ces limites, si le choc Trump paraît si difficile à affronter aujourd’hui, n’est-ce pas la preuve que la transition de l’économie au politique ou au géopolitique ne pouvait pas se faire de manière linéaire ?

Je partage ce qu’a dit tout récemment Mario Draghi : l’année 2025 a mis fin à l’illusion selon laquelle la dimension économique seule pouvait garantir une quelconque forme de pouvoir géopolitique. Depuis l’instauration du marché unique, en 1993, et plus encore avec l’euro, les Européens ont cru en cette illusion. Ils l’ont maintenue jusqu’au début du deuxième mandat de Donald Trump, mais celui-ci y a mis fin. 

La bataille pour l’affirmation européenne n’est pas perdue, mais elle est loin d’être gagnée. J’ai beau me dire que c’était, comme le dit Sylvie Kauffmann dans un article récent du Monde, le prix à payer pour que les États-Unis n’abandonnent pas totalement l’Ukraine, la photo d’Ursula von der Leyen, tout sourire, concluant un accord commercial totalement déséquilibré avec le président Trump reste pour moi l’image de la « vassalisation heureuse » que vous aviez annoncée en janvier. 

Ce n’est pas pour aboutir à un tel résultat que Monnet, Delors et des générations d’Européens se sont battus. Ce n’est pas à cette Europe-là que j’ai adhéré. Ce n’est pas elle qui peut recueillir le soutien des peuples.

Parmi les effets secondaires de cet « été de l’humiliation », on remarque une accélération dans le recul plus ou moins assumé de l’ambition de transformation écologique de l’Europe…

Oui. Entre 2019 et 2024, la Commission et les États européens avaient fait preuve de courage, mais depuis les élections au Parlement européen de 2024 ils multiplient les hésitations, quand ce n’est pas de franches régressions.

J’étais récemment à Bruxelles : « climat » y est devenu un gros mot. On tente de préserver les objectifs, mais sans les assumer ni même oser les nommer. On préfère parler de souveraineté ou de résilience. Sauf que ces objectifs n’entraînent pas, par eux-mêmes, de pousser les feux de la transition. 

C’est un signe clair : le national-populisme n’a pas besoin d’être au pouvoir pour peser, la simple tentation de la démagogie suffit.

Quelles seraient les conséquences d’un recul européen sur le climat ?

Elles seraient tragiques. 

D’abord, l’Europe donnerait un signal extrêmement négatif aux pays émergents, où se joue essentiellement l’avenir de la planète : pourquoi des pays qui ne sont pas responsables du stock de gaz à effet de serre accumulé dans l’atmosphère, et pour qui l’investissement dans la décarbonation risque d’évincer l’investissement dans le développement, feraient-ils ce choix si les pays avancés ne donnent pas l’exemple ?

Ensuite, parce que l’Europe n’est pas dans la situation des États-Unis : elle n’a pas de richesse en combustibles fossiles. La voie d’avenir, pour elle, c’est la sortie des combustibles fossiles qui entretiennent notre dépendance. Mais à force de pusillanimité et de reculades tactiques, nous risquons de manquer la grande transformation à l’avant-garde de laquelle nous avions voulu nous placer.

J’étais récemment à Bruxelles : « climat » y est devenu un gros mot.

Jean Pisani-Ferry

C’est une position romantique — entre Hölderlin et Jean Monnet — que de croire que c’est dans le danger que croît le salut. Croyez-vous toutefois à la pertinence de cette idée : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises » ?

Ce pronostic s’est vérifié avec la crise de la zone euro, entre 2010 et 2015, où l’audace de Mario Draghi a empêché que se concrétise le scénario de l’éclatement, et où la ténacité de François Hollande a évité qu’avec une sortie de la Grèce soit tracé un chemin vers lequel d’autres pays auraient sans doute été poussés. Mais il y aussi eu des contre-exemples : si l’Union européenne a su répondre à la crise pandémique par la mise en place d’un emprunt commun, que la plupart des experts jugeaient jusque-là juridiquement impossible, cette initiative est pour l’heure restée sans lendemain. Quant à l’agression russe, elle a certainement conduit à une prise de conscience, et mis la souveraineté au premier rang des priorités, mais le réarmement se fait encore sur la base d’une addition d’efforts nationaux, sans que soient exploités les gisements d’efficience que dégagerait une mise en commun des efforts. 

L’Histoire s’écrit sous nos yeux et rien ne garantit qu’elle nous conduise vers davantage d’Europe, surtout dans un contexte où le président Trump ne fait pas mystère de son hostilité à son intégration. Il y a quinze ans, au moment de la crise de l’euro, nous avons pu compter sur le soutien de l’administration Obama et sur la sympathie de la Chine. Aujourd’hui nous sommes environnés d’ennemis — ou au moins d’adversaires.

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03.09.2025 à 19:53

Qui détient la dette française ? Anatomie d’un risque géopolitique

Matheo Malik

Depuis des années, la France figure parmi les pays avancés où le taux de détention de la dette par des non-résidents est le plus élevé.

Est-ce si dangereux ?

Pour s’orienter dans ce débat complexe, il faut partir des bonnes données.

François Ecalle signe une étude fouillée.

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Texte intégral (4096 mots)

Les observateurs de l’économie française mettent fréquemment en avant les risques présentés par un taux de détention relativement élevé de la dette publique par des non-résidents. 

Avant d’examiner la nature de ces risques et les moyens de les atténuer, il convient de préciser, autant que possible compte-tenu des informations disponibles, qui sont les détenteurs de la dette publique de la France et comment ils se distinguent des détenteurs des dettes des autres pays.

Qui détient la dette publique en France ? Quelques données clefs

La dette publique de la France

La gestion de la dette de l’État est assurée par un service du ministère des Finances, l’Agence France Trésor (AFT), avec pour objectif de couvrir le besoin de financement de l’État tout en minimisant, sur la durée, la charge de la dette et en limitant les risques pris.

L’État émet des « bons du trésor à taux fixe et intérêts précomptés » (BTF) à moins d’un an et des « obligations assimilables du trésor » (OAT), dont la maturité va de 2 à 50 ans et qui peuvent éventuellement être indexées sur l’inflation française (OATi) ou l’inflation de la zone euro (OAT€i). L’État s’endette exclusivement en euros.

D’après la loi de finances initiale, l’AFT doit émettre 300 milliards d’euros d’OAT en 2025 pour financer le déficit budgétaire de l’année (139 milliards d’euros) et rembourser le principal des obligations émises dans le passé (168 milliards d’euros). L’écart entre ce besoin de financement (307 milliards d’euros) et ces émissions d’OAT (300 milliards d’euros) est comblé par des BTF et d’autres opérations de trésorerie.

Les titres de dette de l’État sont souscrits — généralement au terme d’une procédure d’adjudication — par une quinzaine de « spécialistes en valeurs du trésor » (SVT), des banques le plus souvent, sélectionnés par l’AFT. Ces spécialistes les placent auprès d’investisseurs institutionnels (compagnies d’assurance, banques…) français ou étrangers. Ces derniers les échangent ensuite sur le « marché secondaire » de la dette publique où les SVT doivent assurer la transparence des transactions.

Si l’AFT connaît bien sûr les acheteurs de ces titres à l’émission sur le « marché primaire » — puisque ce sont les SVT — elle ne sait pas toujours qui les détient finalement après de multiples transactions dont certaines se font hors marché. Les intérêts sont par conséquent souvent versés à des dépositaires de titres qui n’en sont pas les détenteurs réels.

La Banque de France enquête néanmoins régulièrement auprès des dépositaires de titres de la dette publique pour obtenir des informations sur leurs détenteurs réels. 

Ces informations sont incomplètes car la législation n’oblige pas ces dépositaires à lui indiquer les détenteurs réels. Les données que la Banque de France transmet à l’AFT permettent néanmoins à cette dernière de publier dans son bulletin mensuel un graphique sur les détenteurs de la dette négociable de l’État (OAT et BTF) en valeur de marché à la fin de chaque trimestre. Le graphique suivant présente ces détenteurs à la fin de 2024. Environ 55  % d’entre eux sont des non-résidents. Les compagnies d’assurance, principalement d’assurance-vie, et les établissements de crédit en détiennent chacun environ 9  %. La Banque de France, pour le compte de la BCE, est le plus important des « autres détenteurs français ».

Le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025 ajoute des informations sur la part des non-résidents dans la détention des seules OAT (55 % à la fin du deuxième trimestre 2024), des BTF (83 %), des OAT indexées sur l’inflation française (19 %) et des OAT indexées sur l’inflation dans la zone euro (32 %).

En France, la dette publique au sens du traité de Maastricht est plus importante que la seule dette de l’État, car il s’agit de la dette brute consolidée de l’ensemble des administrations publiques de la comptabilité nationale — l’État qui en porte 81 %, les collectivités locales, les administrations de sécurité sociale et des centaines d’organismes contrôlés par l’État ou des collectivités locales et financés par des subventions ou des impôts affectés. En outre, la dette « maastrichtienne » est en valeur faciale alors que les données de l’agence France Trésor sont exprimées en valeur de marché.

Hors Banque de France, le taux de détention de la dette publique par des non-résidents peut être estimé à 66 % à la fin de 2024, soit un peu plus qu’à la fin des années 2000.

François Ecalle

La Banque de France publie des données trimestrielles sur la détention des titres de long terme émis par l’ensemble des administrations publiques. La couverture sectorielle est donc la même que celle de la dette publique au sens du traité de Maastricht mais il ne s’agit que des titres de long terme en valeur de marché. Il en ressort que le taux de détention de ces titres par des non-résidents était de 53 % à la fin de 2024.

Le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025 précise quant à lui que la part détenue par des résidents de la zone euro hors France était de 25 % fin 2023 et que celle détenue par des résidents du reste du monde était de 27 %. Ces détenteurs peuvent être notamment des établissements financiers, des fonds de pension, des fonds souverains ou des États.

Le graphique suivant présente l’évolution du taux de détention de la dette publique par des non-résidents dans l’enquête de la Banque de France depuis 2008. Ce taux a augmenté dans les années 2000 pour atteindre un maximum en 2009 (64 %) puis est resté proche de 60  % jusqu’à 2015 pour ensuite nettement baisser jusqu’à 47 % en 2021. En contrepartie, la part de la Banque de France, qui était quasiment nulle au début des années 2010, a fortement augmenté sous l’effet des opérations de « quantitative easing » de la Banque centrale européenne (BCE), notamment le « public sector purchase programme » engagé en 2015 et le « pandemic emergency purchase programme » engagé en 2020. En effet, ces opérations sont menées en France par la Banque de France, qui garde les titres achetés à son bilan, pour le compte de la BCE.

La remontée de ce taux de détention de 2021 à 2024 correspond surtout à l’arrêt de ces opérations et à la diminution du stock de titres détenus par la Banque de France.

Le rapport annuel d’activité de la Banque de France montre qu’elle détenait environ 630 milliards d’euros de titres publics français à la fin de 2024, soit presque 20 % de la dette publique au sens du traité de Maastricht — mais cette part est approximative car ces titres ne sont pas comptabilisés dans le bilan de la Banque de France exactement comme la dette « maastrichtienne ».

Hors Banque de France, le taux de détention de la dette publique par des non-résidents peut ainsi être estimé à 66 % à la fin de 2024, soit un peu plus qu’à la fin des années 2000.

La dette publique des autres pays

Le Fonds Monétaire International (FMI) réalise lui aussi des enquêtes sur la détention des titres publics et publie deux fois par an le taux de détention par les non-résidents dans son « moniteur des finances publiques ».

Pour la France, ce taux était de 53 % à la fin de 2024.

Le FMI publie également des informations relativement fragiles sur la nationalité de ces non-résidents qui ont permis à l’IFRAP de montrer dans une note de juin 2024 25 que les pays où se trouvent les principaux investisseurs en titres publics français étaient en 2023 : l’Allemagne (7 % de la dette publique française), le Luxembourg (7 %), l’Irlande (5 %), les États-Unis (4 %) et le Japon (4 %). Mais la présence du Luxembourg et de l’Irlande parmi les principaux pays détenteurs de la dette publique française montre que cette enquête ne permet sans doute pas de connaître ses détenteurs réels.

Le taux de détention par des non-résidents était seulement de 30 % en moyenne dans les pays du G7 ou dans les pays « avancés » du G20 en 2024. Le taux français était le plus élevé de ceux des pays du G7, le taux allemand n’étant toutefois que légèrement plus faible (47 %).

Parmi les 36 pays avancés pour lesquels ce taux est publié par le FMI, seuls 12 avaient un taux supérieur à celui de la France. Les plus importants d’entre eux étaient l’Autriche (taux de 67  %), la Belgique (62 %), la Nouvelle-Zélande (59 %) et la Finlande (57 %).

La part de la dette publique japonaise détenue par des non-résidents est particulièrement faible (13 % en 2024). L’épargne des ménages et entreprises au Japon est en effet très importante, ce qui leur permet de financer non seulement le déficit des administrations publiques japonaises mais aussi celui de beaucoup d’autres pays.

En 2010, la France avait déjà le taux de détention par des non-résidents le plus élevé du G7 26.

Ce taux de détention a diminué dans beaucoup de pays de 2010 à 2024, notamment du fait des achats de titres publics par leur banque centrale. On peut toutefois noter qu’il a augmenté au Royaume-Uni (légèrement), au Canada et au Japon, où il était particulièrement faible en 2010.

Les risques d’un fort taux de détention de la dette par des non-résidents — et les moyens de les atténuer

Quels sont les risques d’une concentration de la dette chez les non-résidents ?

Certains épargnants préfèrent les placements dans leur propre pays parce qu’ils en ont l’habitude, en connaissent mieux les fondamentaux et évitent des coûts de transaction.

Ce « biais domestique » subsiste dans tous les pays bien qu’il soit affaibli par l’ouverture internationale des marchés de capitaux — notamment dans la zone euro du fait de la disparition du risque de change. Il tient pour partie au comportement d’acteurs de petite taille, en particulier les ménages, lorsqu’ils investissent directement ou donnent des instructions à leurs gestionnaires de portefeuille. Les décisions d’investissement des grandes entreprises sont probablement moins déterminées par ce biais domestique.

Un fort taux de détention de la dette publique par les non-résidents peut ainsi constituer un élément de risque dans les périodes de tensions sur les marchés des emprunts publics. En effet, le biais domestique s’accroît dans de telles périodes de tension, comme on l’a vu dans les années 2011-2013 dans la zone euro où les investisseurs des pays du cœur de la zone se sont retirés des pays de la périphérie. Les étrangers pourraient être plus enclins que les nationaux à des revirements forts et soudains provoqués par des informations partielles, voire erronées. 

Dans son moniteur des finances publiques d’octobre 2024, le FMI identifie ainsi la part des investisseurs étrangers dans la détention de la dette publique comme un facteur statistiquement significatif d’aggravation de la volatilité du rendement des obligations publiques.

Un rapport de 2024 de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale souligne que le taux élevé de détention de la dette publique française par des non-résidents « fait courir le risque d’une dépendance de la France à des investisseurs dont les intérêts ne sont pas nécessairement alignés avec nos intérêts souverains. Si à court terme, il ne semble pas qu’un risque important soit encouru, il serait terriblement naïf de croire que des intérêts étrangers ne puissent, demain, se mobiliser sur le terrain de la dette pour exercer des pressions sur nos politiques » 27.

La part élevée de non-résidents dans la détention de la dette publique française peut toutefois être considérée comme un signe de succès de la politique suivie par l’agence France Trésor consistant à diversifier les créanciers de l’État pour réduire la dépendance à l’égard de certains d’entre eux, et à s’adapter à leurs besoins. Elle témoignerait de la cote de confiance de la France auprès des investisseurs internationaux, sans présenter de risques particuliers si leur comportement est identique à celui des investisseurs nationaux. Il est en effet probable que les principaux investisseurs, hors États, banques centrales et fonds souverains, choisissent leurs placements selon des critères identiques. 

C’est la thèse traditionnellement défendue par le ministère des Finances et qui est de nouveau présentée dans le rapport sur la dette publique annexé au projet de loi de finances pour 2025.

Le ministère y met notamment en avant des études économiques concluant que la hausse de la part de la dette publique détenue par des étrangers contribue à réduire son taux d’intérêt. Cet effet favorable résulte de l’augmentation de la demande d’obligations publiques et de l’accroissement de la liquidité de leur marché secondaire. En outre, la diversification des investisseurs évite de trop dépendre des réactions d’un petit nombre d’acteurs.

Les dirigeants de l’AFT ont toujours assumé de faire régulièrement le tour du monde pour placer les OAT auprès des investisseurs les plus divers avec professionnalisme.

La BCE a publié en juin 2025 une analyse de la détention des dettes publiques des pays de la zone euro par des résidents de pays situés hors de la zone — le taux de détention par ces pays est en moyenne d’environ 23 % dans la zone euro fin 2024 28.

Dans la perspective de la diminution du stock de dettes publiques détenu par les banques centrales de la zone, la BCE s’est notamment interrogée sur les risques de déstabilisation par des pays qui ne seraient pas « géopolitiquement alignés avec l’Occident », plus particulièrement depuis l’attaque de l’Ukraine par la Russie. Il en ressort que les pays « non alignés » détiennent environ 7 % des dettes publiques des pays de la zone euro et que ce taux a légèrement diminué depuis 2022 sans toutefois que cette évolution soit statistiquement significative au regard des mouvements observés avant 2022. 

En conclusion, les risques associés à un fort taux de détention de la dette publique par des non-résidents sont limités mais ne doivent pas pour autant être négligés. Il reste que les propositions généralement formulées pour réduire ce taux et atténuer ces risques sont peu convaincantes.

Les moyens d’atténuer ces risques

Les observateurs qui s’inquiètent du taux relativement élevé de détention de la dette publique française par des non-résidents proposent généralement d’orienter plus directement l’épargne des Français vers les obligations émises par l’État. Ils rappellent souvent les grands emprunts lancés dans le passé (Pinay, Giscard d’Estaing, Balladur…) ou les bonds de la défense nationale émis pendant les guerres mondiales.

Toutefois, en raison du rationnement des produits de consommation, les ménages doivent épargner pendant les guerres et n’ont pas vraiment d’autre choix que de financer l’État.

En temps de paix, si on met de côté l’emprunt forcé qui est une forme d’impôt sur le patrimoine, les emprunts nationaux auprès des ménages ont toujours été assortis d’avantages fiscaux ou financiers pour inciter les Français à modifier leur comportement d’épargne. Si on y ajoute le coût de gestion de ces emprunts, notamment la rémunération des intermédiaires, ils ont souvent été plus chers que l’émission d’obligations sur les marchés internationaux pour le budget de l’État. L’emprunt Giscard d’Estaing de 1973, indexé sur le cours de l’or, a été particulièrement coûteux.

Les risques associés à un fort taux de détention de la dette publique par des non-résidents sont limités mais ne doivent pas pour autant être négligés.

François Ecalle

Si les achats directs d’OAT par les particuliers sont aujourd’hui marginaux, les ménages français en détiennent déjà une grande quantité par l’intermédiaire de leurs contrats d’assurance-vie en euros. Les compagnies d’assurance détenaient 350 milliards d’euros d’obligations publiques françaises en 2023. Or l’assurance-vie dispose d’avantages considérables s’agissant de l’imposition des revenus et de la transmission, par succession, du patrimoine. Il n’est pas budgétairement souhaitable de les accroître ou d’accorder des avantages équivalents à la souscription d’emprunts nationaux.

Pour éviter le coût budgétaire d’incitations financières et fiscales de ce type, il est parfois proposé de restaurer le « circuit du trésor » des années d’après-guerre. 

On désigne ainsi des dispositifs réglementaires, notamment le contrôle du crédit, qui permettaient d’affecter obligatoirement une grande partie de l’épargne des Français au financement de l’État ou de la Caisse des dépôts et consignations. Ces dispositifs ont toutefois été abandonnés parce qu’ils étaient peu efficaces et incompatibles avec la liberté des mouvements de capitaux dans l’Union européenne.

Surtout, les études économiques montrent que si les incitations financières et fiscales ou les contraintes réglementaires peuvent modifier significativement la répartition de l’épargne des ménages entre les placements possibles, elles ont peu d’impact sur son montant global. Si une part plus importante de leur épargne est orientée vers l’État, une part moins importante est affectée au financement des entreprises, qui doivent se tourner vers des investisseurs étrangers.

L’épargne totale des agents économiques — ménages, entreprises et administrations publiques — est en France inférieure à leurs investissements, ce qui se traduit comptablement par un déficit quasi-permanent de la balance des transactions courantes — échanges de biens et services et flux de revenus avec les autres pays — depuis une vingtaine d’années. Du fait de l’accumulation de ces déficits de nos échanges extérieurs, nos passifs vis-à-vis du reste du monde sont supérieurs à nos actifs.

La position extérieure nette de la France vis-à-vis du reste du monde (actifs moins passifs) est négative (– 28 % du PIB) alors que celle des principaux pays de l’Union européenne est souvent positive (+ 63 % du PIB pour l’Allemagne et + 14 % pour l’Italie).

La France étant globalement dépendante des financements extérieurs, rendre l’État moins dépendant des non-résidents en rendant les entreprises plus dépendantes de ceux-ci n’aurait pas beaucoup d’intérêt. La priorité est de rééquilibrer nos échanges extérieurs en renforçant la compétitivité des entreprises françaises.

Pour certains économistes, l’État n’aurait pas besoin d’emprunter à des investisseurs étrangers si ses besoins de financement étaient systématiquement couverts par des prêts de la Banque de France indéfiniment renouvelés, ou périodiquement annulés. Ce serait contraire au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et incompatible avec l’organisation et les règles actuelles de la zone euro, mais cette proposition peut être examinée d’un point de vue académique.

Elle revient à mettre en place un système décrit par la « théorie monétaire moderne » (Modern Monetary Theory en anglais, ou MMT) dans lequel la banque centrale est contrôlée par l’État et a pour seule mission de le financer. La politique monétaire est totalement dominée par la politique budgétaire. Ce dispositif a entraîné une hyperinflation dans les pays qui l’ont mise en place. En effet, les gouvernements ont rarement résisté à la tentation de faire appel à la création de monnaie par la banque centrale pour financer des dépenses publiques de plus en plus importantes sans augmenter les impôts. C’est pour cette raison que la plupart des pays de l’OCDE ont fini par accorder l’indépendance à leur banque centrale avec pour mission de lutter contre l’inflation.

Rendre l’État moins dépendant des non-résidents en rendant les entreprises plus dépendantes de ceux-ci n’aurait pas beaucoup d’intérêt.

François Ecalle

Réduire les dépendances françaises

Les informations disponibles sur les détenteurs étrangers de la dette publique française sont limitées, mais il est sûr que la France figure, depuis longtemps, parmi les pays avancés où le taux de détention de la dette par des non-résidents est le plus élevé.

Cette situation peut être vue comme un signe de la confiance des investisseurs étrangers et leur mobilisation par l’AFT peut permettre de réduire le coût de la dette.

Mais elle peut aussi présenter des risques de hausse excessive des taux si cette confiance diminue.

S’il serait souhaitable de réduire un peu ce taux de détention par des non-résidents, il n’y a pas de bonne solution pour y parvenir : la France est globalement dépendante des financements extérieurs parce que ses échanges de biens et services sont structurellement déficitaires.

C’est cette dépendance globale qu’il faut réduire en renforçant la compétitivité de nos entreprises.

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01.09.2025 à 06:00

Comment résister à l’assaut contre les banques centrales ? Une conversation avec Olli Rehn, Gouverneur de la Banque de Finlande

Matheo Malik

Dans sa volonté de prendre le contrôle de la Réserve fédérale, Trump risque de déstabiliser l’économie mondiale et instille un doute dangereux : a-t-on vraiment besoin de l’indépendance des banques centrales ?

Face à la disruption par le commerce ou les stablecoins, la BCE tient le cap.

Au Conseil des gouverneurs, la voix d’Olli Rehn est l’une des plus écoutées. Entretien.

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Texte intégral (3138 mots)

Pour Mario Draghi, l’Union a un problème : sa puissance économique ne garantit plus à elle seule sa pertinence. Partagez-vous ce point de vue ?

Mario Draghi part d’un constat : l’Europe évolue aujourd’hui dans une réalité géopolitique totalement différente d’hier. 

Dans un monde où ne règnent que la puissance et la force, disposer d’un grand marché intérieur ne suffit pas pour devenir un acteur géopolitique important. Le futur de l’Europe ne dépendra donc pas seulement de la vigueur de son économie.

Le dynamisme économique et la sécurité doivent aller de pair. Les événements de cet été ont rendu cette question urgente. En ce sens, les propos de Mario Draghi méritent notre attention et je partage en grande partie son analyse.

Draghi va plus loin : il appelle l’Europe à changer de trajectoire. Comment l’Union devrait-elle structurer sa réponse ? 

L’Europe est confrontée à un triple défi que j’appelle le « triple D » : défense, décarbonation et dynamisme économique.

Il faut tout d’abord assumer une plus grande responsabilité en matière de sécurité extérieure. Nous ne pouvons pas nous montrer soumis lorsqu’il s’agit de nos propres intérêts en matière de sécurité en tant qu’Européens. Cela implique à la fois un budget de défense national plus important, comme convenu lors du sommet de l’OTAN, mais aussi nos propres solutions européennes. Pour mettre cela en pratique, nous aurons besoin d’une meilleure coordination en matière de dépenses de défense et d’achats conjoints afin de réaliser véritablement les économies d’échelle dont nous avons besoin.

Il n’y a aucun gagnant dans une guerre commerciale et le plus grand perdant est le consommateur américain.

Olli Rehn

La décarbonation n’est pas un fardeau. C’est un impératif géopolitique et une nécessité climatique. La transition écologique n’est pas un coût supplémentaire, c’est la clef de la sécurité énergétique à moyen et long terme.

Et enfin, nous devons rendre l’économie européenne plus dynamique, plus attractive et plus compétitive, en particulier dans le secteur privé. Nous devons investir dans le capital humain, les talents et la recherche. 

Ma crainte est que l’Europe prenne un retard irrattrapable à l’âge technologique. Alors que les États-Unis et la Chine font un bond en avant, nous devons renforcer notre écosystème d’innovation.

Ces propositions soulèvent inévitablement la question de la dette commune. Êtes-vous d’accord avec Mario Draghi qui distingue la mauvaise dette de la bonne dette ?

En théorie, cette distinction existe. Si vous vous endettez pour des investissements — publics ou privés — qui sont productifs, cela a du sens. Il en va de même pour la défense commune et la transition écologique. En ce sens, il y a effectivement de la bonne dette.

Dans la pratique, toutefois, la situation est souvent plus compliquée.

Quand on parle de dette commune européenne — car c’est au fond le sens de votre question — il faut commencer par identifier l’objectif, ce que nous essayons d’accomplir. Le renforcement de notre défense est tellement stratégique qu’il nécessite de trouver des solutions tant au niveau national qu’européen.

À cet égard, une solution européenne nécessiterait un type de financement où la dette commune pourrait avoir du sens.

La décarbonation n’est pas un fardeau. C’est un impératif géopolitique et une nécessité climatique.

Olli Rehn

L’accord annoncé avec les États-Unis est-il le meilleur que l’Europe pouvait obtenir ?

À propos de ce prétendu accord commercial, on voit passer beaucoup d’opinions tranchées — certaines très critiques.

C’est tout à fait compréhensible.

On peut toujours voir les choses de manière optimiste ou pessimiste. Mais lorsqu’on regarde les choses rationnellement, la situation est sans appel : les droits de douane sont désormais plus élevés et les exportateurs européens se heurtent à davantage d’obstacles.

Certes, on peut toujours faire valoir que cet accord réduit partiellement l’incertitude, mais ne nous faisons pas d’illusions : l’incertitude omniprésente qui caractérise le contexte politique actuel aux États-Unis ne va pas disparaître du jour au lendemain. 

Si nous avions été plus unis au début des négociations et si nous avions agi de manière plus stratégique, nous aurions pu obtenir un meilleur résultat. Mais nous en sommes là.

Pour ce qui concerne le Conseil des gouverneurs de la BCE, il nous reviendra d’évaluer les répercussions et l’impact que ces droits de douane auront sur l’environnement opérationnel des entreprises européennes.

Il n’y a aucun gagnant dans une guerre commerciale et le plus grand perdant est le consommateur américain. Les droits de douane auront un impact sur l’inflation aux États-Unis — moins en Europe. Au plan macroéconomique, le principal impact pour nous sera sans doute un ralentissement de la croissance.

C’est regrettable.

Pour certains, cet accord pourrait ouvrir le début d’un siècle d’humiliation pour l’Europe.

C’est un signal d’alarme pour l’Europe.

Nous devons tirer les leçons de cet épisode. 

Il est inutile de se laisser submerger par le chagrin. Nous devrions plutôt profiter de cette alerte pour agir avec plus de détermination. Je préférerais de loin que les États-Unis restent un allié de confiance pour l’Europe, mais il est important que nous nous concentrions sur le renforcement des capacités de défense et des technologies européennes, ainsi que sur le renforcement de notre autonomie dans ces domaines très critiques.

À Washington, nous assistons malheureusement à une attaque en règle de la part du pouvoir politique contre l’indépendance de la banque centrale.

L’un des principaux défis auxquels nous sommes confrontés dans l’Union européenne est que nous ne disposons pas d’une structure efficace pour la planification militaire stratégique. La seule structure pertinente est l’OTAN.

C’est une question que nos dirigeants  doivent résoudre.

Nous avons besoin d’une structure européenne pour garantir un volume plus important et pas seulement des prix plus élevés. La Commission s’efforce déjà d’améliorer la coordination et le financement des projets européens communs, mais nous devons être plus ambitieux.

Nous devons également prendre nos responsabilités sur la mise en œuvre de nos promesses au niveau européen. Le gouverneur de la Banque de France, mon collègue François Villeroy de Galhau, a récemment appelé à fixer des dates limites pour la mise en œuvre de notre agenda. Je soutiens son approche.

Au-delà du commerce, Donald Trump s’en est pris au président de la Réserve fédérale, a appelé à une baisse immédiate des taux d’intérêt et a tenté de limoger la gouverneure Lisa Cook — qui conteste en justice le fondement légal de cette décision. Le principe d’indépendance des banques centrales pourra-t-il survivre à Trump ?

À Washington, nous assistons malheureusement à une attaque en règle de la part du pouvoir politique contre l’indépendance de la banque centrale.

C’est extrêmement préoccupant — surtout si ce sentiment venait à se propager au reste du monde.

L’indépendance des banques centrales permet aux décideurs de prendre les meilleures décisions pour l’économie sans subir de pressions politiques. Il existe des preuves théoriques et empiriques qui montrent que l’indépendance des banques centrales et la stabilité des prix vont de pair. Aux États-Unis, c’est un principe sacré depuis les années 1980 et le mandat de Paul Volcker — et jusqu’à aujourd’hui. S’y attaquer est regrettable.

L’indépendance des banques centrales est solidement ancrée en Europe car elle est inscrite dans nos traités.

Olli Rehn

Jerome Powell sera-t-il capable de tenir tête à Trump ?

J’évite généralement de commenter le travail de mes collègues, mais dans ce cas précis, la gravité du moment m’oblige à dire que j’ai beaucoup d’estime et de respect pour Jay Powell, son professionnalisme et sa persévérance. 

Faut-il craindre que cette offensive contre les banques centrales ne s’étende également à l’Europe ?

En Europe, la situation est différente. 

En quoi ? 

L’indépendance des banques centrales est solidement ancrée en Europe car elle est inscrite dans nos traités.

Si vous examinez les résultats obtenus par la BCE au cours des cinq dernières années, notre indépendance nous a permis de ramener l’inflation de son pic de 10,5 % en 2022 à son niveau actuel de 2 %, qui est notre objectif à moyen terme.

Cela s’est produit sans que la croissance ne soit fondamentalement attaquée ni que le chômage ne grimpe en flèche pour atteindre des taux à deux chiffres. La BCE a fait preuve de crédibilité : elle a maintenu les anticipations d’inflation fermement ancrées autour de 2 % et stabilisé l’inflation sans coût social excessif. La clef de cette réussite réside, précisément, dans notre indépendance

Aux États-Unis, à l’inverse, c’est la cinquième année consécutive que l’inflation reste supérieure à l’objectif et que les prix ont considérablement augmenté. C’est également le cas en Europe, mais dans une moindre mesure.

Les ingérences politiques peuvent également augmenter les risques d’erreurs dans les décisions des banques centrales.

La fonction d’une banque centrale est de mener une politique monétaire efficace et d’assurer la stabilité des prix à moyen terme.

Toute motivation politique externe peut en effet porter atteinte à ce principe.

On peut espérer que l’indépendance de la banque centrale américaine ne sera pas compromise, car cela augmenterait le risque d’erreurs. La Fed est une banque centrale d’importance mondiale : cette bataille politique pourrait avoir des répercussions.

Dans ce contexte, il est capital pour nous de continuer à affirmer notre indépendance.

L’indépendance des banques centrales est-elle aussi une condition essentielle de toute démocratie ?

Les Européens veulent la stabilité des prix — et donc une banque centrale indépendante. Nous prenons des décisions indépendantes sur la base d’analyses indépendantes. Je crois sincèrement qu’il est préférable pour nous, Européens, de préserver cette situation. Et je ne dis pas seulement cela en tant que banquier central mais aussi en tant qu’Européen.

N’oublions pas que notre mandat et notre indépendance pour l’exercer sont le résultat d’un processus démocratique.

À charge pour nous de veiller à ce qu’il en reste ainsi.

Les stablecoins représentent un risque potentiel pour la stabilité financière.

Olli Rehn

Le moment n’est-il pas venu de repenser le mandat des banques centrales ? 

Le monde traverse une période de transformations profondes — et pas seulement économiques. Je suis pour ma part toujours ouvert et favorable au débat intellectuel, mais notre mandat est très clairement défini dans les traités : notre mission première est la stabilité des prix.

Nous devons soutenir tous les objectifs qui peuvent être bénéfiques pour l’Europe — de la croissance équilibrée, le plein emploi et le développement durable, pour autant qu’ils ne compromettent pas la stabilité des prix. Cela reste notre fonction.

Alors que Trump mise sur les stablecoins, la Banque centrale européenne les considère comme un risque pour la stabilité financière. Est-ce le cas — ou bien serions-nous seulement en train de passer à côté d’une innovation financière ?

Les stablecoins représentent un risque potentiel pour la stabilité financière en ce qu’ils créent une passerelle entre les cryptomonnaies — et leur marché très volatil — et le système bancaire traditionnel. Si ce marché continue de croître, en grande partie grâce à la promesse d’un échange à parité avec le dollar, il pourrait devenir un risque systémique sérieux. À la BCE, nous suivons ces développements de près.

Avec l’euro numérique, nous avons choisi une autre voie.

À mon avis, c’est l’approche la plus judicieuse. Plutôt que de créer un engouement autour d’un certain type d’actif ou de faire les gros titres, il s’agit de garantir aux Européens l’accès à un équivalent numérique sûr et sécurisé de l’argent liquide.

L’euro numérique permettra également de réduire la fragmentation persistante du marché européen des paiements et cela favorisera la compétitivité. Un euro numérique fiable et fonctionnel peut également soutenir le rôle international de l’euro dans les pays où il est également utilisé comme monnaie de référence ou parallèlement à la monnaie locale.

Si les risques sont si importants, pourquoi l’administration Trump voudrait-elle gonfler le marché d’un tel actif, qui, comme vous le soulignez, pourrait présenter un risque systémique pour la stabilité financière ?

Je suis membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. Je ne suis pas membre de l’administration américaine et il ne m’appartient pas de juger leur politique. 

Cela étant dit, en tant qu’observateur, je constate que la motivation des États-Unis vise clairement à maintenir la domination du dollar américain en garantissant une demande accrue pour les bons du Trésor américain, et donc pour la dette publique américaine.

L’administration Trump, en vertu de la réglementation en vigueur, a explicitement interdit la création d’une monnaie numérique de banque centrale destinée au grand public sans l’accord du Congrès. Les mesures que l’administration peut prendre par décret dans ce domaine sont donc limitées.

Au-delà des stablecoins, une question plus large se pose à nous, Européens, en matière de souveraineté, de technologie et de numérique : la garantie de notre souveraineté numérique est une priorité stratégique pour l’Europe.

Qu’entendez-vous par là ?

Actuellement, une poignée de grandes entreprises technologiques américaines dominent l’économie numérique européenne. Le marché européen des paiements de détail autres qu’en espèces est contrôlé par deux sociétés américaines : Visa et Mastercard.

Dans un monde où les systèmes de paiement constituent un instrument géopolitique, disposer d’une infrastructure résiliente et souveraine n’est pas une option : c’est essentiel. Concrètement, cela implique de mettre en place des alternatives européennes, d’approfondir nos marchés de capitaux et de veiller à l’application de nos règles.

La souveraineté passe également par un approvisionnement énergétique stable. Au début de notre conversation, vous nous disiez que la transition écologique était indispensable pour garantir la sécurité énergétique. Or cela semble désormais être un avis minoritaire parmi les États membres, qui ne cherchent pas à accélérer le mouvement mais plutôt à assouplir les objectifs écologiques. L’Europe s’est également engagée à augmenter ses achats de GNL auprès des États-Unis : n’y a-t-il pas là une contradiction ?

Tout comme la France, la Finlande a investi massivement dans la décarbonation. 

Nos deux pays tirent une part importante de leur production énergétique du nucléaire et des énergies renouvelables. Dans notre cas, les énergies renouvelables représentent environ 45 % de la production énergétique totale — presque la moitié. Il est donc possible d’avancer dans cette direction.

Avec les énergies renouvelables, le coût initial d’investissement est élevé. Mais les coûts d’exploitation à long terme diminuent beaucoup plus vite que ceux des énergies fossiles.

Cet investissement initial est donc tout à fait justifié. 

Dans un monde où les systèmes de paiement constituent un instrument géopolitique, disposer d’une infrastructure résiliente et souveraine n’est pas une option : c’est essentiel. 

Olli Rehn

Pendant la phase de transition, le GNL sera un élément important. C’est un fait que nous devons accepter.

Ne faisons pas l’amalgame entre l’impératif de transition écologique et l’excès de règles.

Il s’agit de deux questions distinctes.

Au Conseil des gouverneurs de la BCE, nous sommes favorables à la simplification, mais pas à la déréglementation. Il est important que la Commission se penche sur ce point, mais il ne faut pas le confondre avec la transition écologique elle-même.

S’écarter de nos objectifs et de nos politiques en matière de décarbonation serait une erreur stratégique.

L’article Comment résister à l’assaut contre les banques centrales ? Une conversation avec Olli Rehn, Gouverneur de la Banque de Finlande est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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30.08.2025 à 06:00

La Chine a gagné. Dans la tête de Wang Huning, le Mage de Xi Jinping

Matheo Malik

Que se passe-t-il dans le secret du Palais de l’Assemblée du peuple ?

Que dit Xi Jinping à ses conseillers ? Que pense le plus puissant d’entre eux, Wang Huning ?

Pour comprendre où est la Chine aujourd’hui, il faut passer par la fiction.

Un rêve fait à Pékin signé Aresu.

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Texte intégral (5936 mots)

Dans « America Against America » (1991), Wang Huning, professeur à Shanghai arrivé au sommet du Parti communiste chinois, raconte en détail ses impressions sur la cérémonie d’investiture de George H. W. Bush en 1989, au cours de son long voyage aux États-Unis entre 1988 et 1989, destiné à comprendre les qualités et les défauts de la puissance qui s’apprêtait à gagner la guerre froide.

Dans La Cina ha vinto, qui paraît le 2 septembre 2025 en italien chez Feltrinelli, Alessandro Aresu a imaginé les impressions de Wang Huning aujourd’hui au moment de la cérémonie d’investiture de Donald Trump, afin d’imaginer la perspective du pouvoir chinois sur ses deux avantages actuels par rapport à son adversaire américain — le capital humain et la capacité industrielle — et sur la possibilité que cet adversaire se suicide, étouffé par ses contradictions, comme l’avait pressenti Wang Huning lui-même il y a 35 ans.

Ce récit fictif imagine le contenu de la rencontre à huis clos entre Wang Huning et Xi Jinping avec les chefs d’entreprise chinois en février 2025.

Le 17 février 2025, devant le Palais de l’Assemblée du peuple, les capitalistes rouges font la queue.

Ils attendent d’être admis.

Les dirigeants communistes ont perfectionné l’héritage de la machine administrative millénaire et sophistiquée de la civilisation chinoise.

Un organisme caractérisé par la hiérarchie des fonctionnaires, la spécialisation des rôles et des tâches de chacun, la présence de registres, d’archives, le rôle central de la classe des fonctionnaires-lettrés.

Le grand sinologue français Étienne Balazs avait décrit dans des pages immortelles et puissantes cette « bureaucratie céleste », dont le pouvoir reposait sur des tâches qui rythmaient la vie quotidienne : la compilation du calendrier, la coordination des travaux hydrauliques, la normalisation des poids et mesures, l’organisation de la défense, la direction du système éducatif…

Dans un monde où il fallait tout administrer, l’administration finissait par être supérieure à la vie elle-même. Ou plutôt : écrire la vie devenait plus important que de la vivre — car la consigner la rangeait dans l’ordre immuable des choses.

Balazs écrit : « L’État-providence surveille attentivement chaque geste de ses sujets, du berceau à la tombe. C’est un régime de paperasserie inutile et de tracas, de paperasse à perte de vue, de paperasse à n’en plus finir. »

Aujourd’hui, la bureaucratie céleste s’appelle : Parti communiste chinois.

Le parti a enfilé les habits de l’ordre de la civilisation chinoise, de ses millénaires et de sa paperasserie.

La chorégraphie reste, en substance, la même.

Mais même la bureaucratie céleste a besoin du dynamisme des capitalistes rouges.

Sans leur inventivité, sans leur faim, sans leur volonté de s’enrichir, sans leur créativité chaotique, la Chine ne peut reprendre sa place dans le monde.

Parmi les capitalistes rouges qui attendent de pouvoir entrer ce jour-là dans le Palais de l’Assemblée du peuple, on trouve les leaders mondiaux de la mobilité électrique, Robin Zeng de CATL et Wang Chuanfu, le chimiste fondateur de BYD. Autrefois, ces Prométhée chinois de l’électricité étaient quasi inconnus à l’exception d’une poignée d’initiés — et de Charlie Munger, le bras droit de Warren Buffett, qui admire le génie de Wang Chuanfu depuis 2008. 

Lorsque Munger et Buffett avaient investi dans les véhicules électriques chinois, Elon Musk avait éclaté de rire : « Vous avez vu les voitures BYD ? ».

Aujourd’hui, lui-même reconnaît qu’il a peur — l’an dernier, Tesla vendait trois fois plus que BYD ; cette année, en juillet, BYD a vendu 50 % de plus que Tesla en Europe 29.

Dans la file d’attente, sur la place Tian’anmen il y a aussi Lei Jun, PDG de Xiaomi, qui a promis d’aller à la salle de sport pendant au moins cent jours en 2025.

Il a fondé son entreprise en 2010 — à peu près au moment où Apple, alors qu’elle engranger des profits colossaux en exploitant les entreprises taïwanaises et les ouvriers chinois — annonçait vouloir lancer une Apple Car. Si la firme de Cupertino a abandonné le projet, les voitures Xiaomi sillonnent bien les routes de Chine. Et Lei Jun les photographie avec des smartphones Xiaomi distribués depuis longtemps sur le marché indien et au-delà.

Wang Huning préside et modère la réunion en présence du secrétaire général et président de la Commission militaire centrale. Un certain Xi Jinping.

Outre son appartenance au Comité permanent du Politburo, Wang Huning est président du Comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois.

Ce nom à rallonge — qui aurait sans doute plu à Balazs — désigne en l’occurrence un organe dont la fonction est de montrer que les représentants du monde économique, scientifique et technologique obéissent eux aussi à la bureaucratie céleste, c’est-à-dire au Parti.

Mais Wang Huning a été beaucoup plus que cela. Son influence est considérable. 

Xi Jinping et d’autres dirigeants du Parti communiste chinois (PCC) et de l’État, Li Keqiang, Li Zhanshu, Wang Yang, Wang Huning, Zhao Leji, Han Zheng et Wang Qishan, à passer en revue le serment d’adhésion au Parti après avoir visité une exposition sur l’histoire du PCC intitulée «  Rester fidèle à la mission fondatrice  » au Musée du PCC à Pékin, capitale de la Chine, le 18 juin 2021. © Li Xueren

Né en 1955, il se consacre entièrement au Parti depuis 1995. Ancien professeur de politique à l’université Fudan de Shanghai, traducteur, il voyage beaucoup aux États-Unis. Il est l’auteur du livre America Against America, publié en 1991 et qui vise à décrypter le dynamisme et les faiblesses de ce pays.

Au tournant des années 1980, alors que Donald Trump s’emportait contre un collectionneur japonais qui lui avait soufflé le piano de Casablanca aux enchères — moment qu’on décrit souvent comme celui où l’actuel président des États-Unis a développé sa foi inébranlable dans les droits de douane — Wang Huning polissait ses réflexions sur le concept de souveraineté chez Jean Bodin. Alors que les dirigeants européens actuels n’avaient pas encore commencé leurs carrières, il avait déjà traduit Raymond Aron du français et Robert Dahl de l’anglais. Il avait déjà porté l’équipe de Fudan à la victoire lors des débats interuniversitaires de Singapour en 1988 et 1993, contre l’Université nationale de Taïwan. Au cours de sa vie politique, le professeur de Shanghaï, Wang servira trois secrétaires généraux du Parti — Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping — et entrera au Comité permanent du Politburo en 2022.

Il n’y a pas qu’en Chine que les intellectuels ont cherché à façonner la politique : à Syracuse, Platon crut qu’il pourrait convertir un tyran à ses idées ; dans la Renaissance florentine, la disgrâce de Machiavel le poussa à se retirer dans sa campagne ; après avoir été snobé par Staline, Kojève s’attela à la rédaction de traités commerciaux…

Wang Huning a, jusqu’ici, réussi son pari.

Il a servi les plus hautes instances de la République populaire au moment où plusieurs centaines de millions de personnes sortaient de la pauvreté absolue et est parvenu à siéger au Comité permanent du Politburo.

Et en ce jour de février, il modère une réunion avec les capitalistes rouges, les hommes les plus riches du pays.

Ici, la politique existe encore. Et elle commande à toute chose.

Derrière les dirigeants communistes s’étend un immense tableau, long de seize mètres et haut de trois : Paysage doré d’automne à Yuyan de Hou Dechang.

Montagnes et rochers dominent la scène. Un dessin ondoyant se prolonge jusqu’aux cimes rougeâtres. Les arbres verts se dressent juste au-dessus de Xi Jinping et de Wang Huning, tandis que cours d’eau et nuages enveloppent le décor — et que les sentiers tracés par les hommes apparaissent relégués à l’arrière-plan d’une nature écrasante. Le paysage se poursuit sans interruption, même au-delà des seize mètres.

Comme tout esprit philosophique, l’esprit de Wang est agité.

Le professeur de Shanghai méprise l’argent, comme le secrétaire général et président de la Commission militaire centrale — Xi Jinping — qui scrute les riches avec son sourire bon enfant et féroce. En regardant la brochette de capitaines d’industrie qui se trouvent face à lui, Wang Huning ne voit pas les produits ou les innovations qu’ils portent mais les concepts qu’ils lui rappellent et qu’ils incarnent.

Quand il regarde Wang Chuanfu, Wang Huning pense immédiatement à Lénine : « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité ». La formule était très appréciée de Carl Schmitt, juriste nazi et admirateur avisé de la tactique militaire maoïste.

La Chine, c’est aussi cela : l’accès à l’électricité pour la population, une capacité colossale en énergie solaire — en mai de cette année, le pays installait 100 panneaux solaires par seconde —, des millions et des millions de points de recharge, la compétition entre deux champions nationaux — BYD et CATL — dans le domaine des batteries, les exportations de véhicules électriques, les innovations tout au long de la chaîne d’approvisionnement.

Les rapports de l’Agence internationale de l’énergie témoignent année après année de cette croissance fulgurante.

Cette puissance en matière d’infrastructures énergétiques effraie d’autres géants, de l’autre côté du Pacifique. Là bas, les grandes entreprises américaines se sentent affaiblies face au réseau électrique chinois et à sa capacité de transformer, comme dans un processus alchimique, une usine d’aluminium en un centre de données.

En Amérique, des entreprises gérées par des personnes d’origine asiatique atteignent des capitalisations de plusieurs milliers de milliards, dépassent constamment ces seuils et investissent toujours plus. Ensuite, il faut des plombiers et des électriciens. Quelle quantité d’eau pouvez-vous fournir ? Quelle transmission votre réseau peut-il supporter ? Vos infrastructures fonctionnent-elles vraiment ?

Lorsqu’il plonge ses yeux discrets dans ceux des entrepreneurs face à lui, c’est cela que voit Wang Huning : les centaines de milliards d’investissements des entreprises américaines et les centaines de milliards de gestes des électriciens chinois. Les Soviétiques et l’électricité.

Sur le siège juste à côté de Wang Chuanfu se trouve le plus décoré des héros de la guerre des capitalismes politiques entre la Chine et les États-Unis. Même Wang Huning s’arrête pour le saluer avec déférence. Il s’agit de Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei né en 1944.

La guerre est toujours en cours, mais Ren est déjà vétéran.

Combien de vies Ren Zhengfei a-t-il vécues ?

Wang Huning repense à l’époque où il chinait des livres d’occasion, dans son ancienne vie de professeur à Shanghai. Le père de Ren Zhengfei était libraire et vendait Le Capital en 1937. Il travaillait comme éducateur. Puis, comme presque tout le monde, il fut persécuté pendant la Révolution culturelle — dans son cas pour ne pas avoir soutenu le bon camp à temps. Pendant les persécutions, le père de Ren Zhengfei est humilié dans la cantine de l’école dont il est directeur. Il est contraint de porter un long cône de papier sur la tête. On lui accroche une pancarte autour du cou. Pendant sa séance d’humiliation publique, le visage barbouillé d’encre, la foule qui l’entoure crie : « Étudier ne sert à rien ! Plus tu as de connaissances, plus tu es réactionnaire ! »

Ces insultes résonnent encore parmi ces membres de l’élite réunis dans le Palais de l’Assemblée du peuple.

Aucune richesse, aucune suprématie industrielle ne peut effacer ces souffrances.

Ici, chacun a des histoires tristes à raconter, que les décennies de développement n’ont pas effacées. Chacun a ses morts et ses blessés.

Est-il inutile d’étudier ? Ren Zhengfei a assisté au discours de Deng Xiaoping lors de la conférence scientifique nationale de 1978, l’année où Wang Huning a pu passer, grâce aux changements politiques en Chine, l’examen d’entrée aux études supérieures à Fudan.

Avec 6 000 autres personnes, Ren Zhengfei a entendu Deng Xiaoping déclarer que « les scientifiques et les techniciens doivent concentrer leurs énergies sur leur travail professionnel » sans être trop dérangés par la politique. « Si quelqu’un travaille sept jours et sept nuits par semaine pour les besoins de la science et de la production, cela montre son dévouement élevé et altruiste à la cause du socialisme ». Deng parle d’« indépendance et d’autosuffisance » dans les domaines de la science et de la technologie, mais précise qu’il ne doit pas y avoir « d’opposition aveugle à tout ce qui est étranger ». Pour ne pas vivre un nouveau siècle d’humiliation, il faut apprendre des autres. Il va plus loin : « même après avoir rattrapé les pays les plus avancés, nous devrons encore apprendre d’eux dans les domaines où ils sont particulièrement forts ».

Est-il inutile d’étudier ? L’histoire contemporaine chinoise a déjà donné sa réponse, qui défile ce jour-là dans son plus imposant palais.

Elle dans une nouvelle génération d’entrepreneurs chinois : Liang Wenfeng, de DeepSeek, né en 1985, fils d’enseignants, titulaire d’une licence et d’un master de l’université de Zhejiang, ou encore Wang Xingxing, de la société de robotique Unitree — ces robots qui font des pirouettes sur vos fils Twitter — né en 1990, diplômé de l’université Zhejiang Sci-Tech et titulaire d’un master de l’université de Shanghai.

Parmi les documents que Wang Huning et les autres membres du Comité permanent ont reçus sur la guerre des semi-conducteurs, on trouve une description des différents produits de NVIDIA : A100, H20, B200, et bien d’autres encore. Wang a bien compris que ces lettres étaient des hommages à certaines personnalités mathématiques et scientifiques : le Français André-Marie Ampère, les Américains Grace Hopper et David Blackwell… 

Mais pour lui, ce ne sont pas des noms faciles à retenir. Pour se rappeler du nom des puces, il a des moyens mnémotechniques plus sûrs : Aristote, Hegel — et bien sûr Bodin.

Il lui est encore plus difficile de comprendre ce que font réellement ces produits, comment ils fonctionnent, ou ce que DeepSeek a réellement fait avec Huawei ou avec NVIDIA. 

Ou plutôt : Wang Huning dispose de tous les outils — en l’occurrence des rapports des services de renseignement chinois — pour comprendre exactement comment les choses se sont passées. Mais tout cela ne l’intéresse pas vraiment.

Ce qui l’intéresse, c’est de lire que l’université de Zhejiang occupe désormais la deuxième place mondiale dans le domaine des brevets sur l’intelligence artificielle générative, entre Google et Microsoft. D’ailleurs, une partie des brevets de Microsoft proviennent de son laboratoire de recherche chinois. Et qui travaille sur ces projets chez Google ? Les départements d’informatique, d’ingénierie électronique et de robotique aux États-Unis sont peuplés d’étudiants chinois. Les conférences sur l’intelligence artificielle sont presque toutes co-organisées par les Chinois. Wang Huning a jeté un œil au CV d’une étudiante chinoise actuellement au MIT. À elle seule, elle co-organise 10 conférences sur l’intelligence artificielle rien qu’en 2025.

Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, vient de faire son entrée.

Personne n’a été autant humilié que lui pour avoir défié le pouvoir financier et réglementaire du Parti, pour avoir suggéré de manière voilée que le pouvoir en Chine pouvait être contesté, voire suspendu.

Étienne Balazs rappelait l’absence d’audace, « l’absence totale d’esprit combatif » de la classe moyenne et des marchands face à la bureaucratie céleste : les commerçants nourrissaient des ambitions limitées, enfermés et obsédés par le rêve de voir leurs fils devenir des fonctionnaires-lettrés. Ce n’est qu’à travers d’autres rêves que la Chine s’est éveillée. 

La bureaucratie céleste, en 2025, ramènera à sa place, par la violence du sourire à la fois bonhomme et implacable de Xi Jinping, tout esprit combatif qui oserait s’engager dans une guerre impossible à gagner : la bataille contre le pouvoir.

Pourtant, même Jack Ma doit désormais être invité. Quand les choses deviennent sérieuses, ce n’est pas le cousin d’un militaire quelconque qui fera progresser la Chine dans le cloud et l’intelligence artificielle. L’Armée populaire de libération peut gaspiller de l’argent, mais pas trop. Il faut aussi des gens comme Jack Ma, ou comme son cofondateur, le bien plus aguerri Joe Tsai — gentleman sportif qui évolue avec aisance entre deux mondes en guerre en achetant des équipes de basket et jouant au lacrosse.

Xi Jinping prend enfin la parole.

Après avoir salué l’importance des hautes technologies et des nouvelles forces productives, il se met à parler d’acier.

Chaque fois que le secrétaire général évoque la production d’acier, Wang Huning pense à Max Weber et au dialogue avec Werner Sombart qu’il a trouvé dans les livres pour ses cours sur les contradictions du développement capitaliste. Et sur le long chemin que le socialisme aux caractéristiques chinoises devra parcourir au cours des siècles à venir, à la lumière d’une analyse des derniers millénaires.

Quand prendra fin la « danse des sorcières » du capitalisme, demandait Sombart ?

Réponse de Weber : lorsque « la dernière tonne de fer se fondra avec la dernière tonne de charbon. »

Il parlait de l’acier.

Tant qu’il faudra des choses, des structures, des usines de production, des « usines » de plastique ou des « usines d’intelligence artificielle » — comme les appelle Jensen Huang —, le mécanisme ne s’interrompra pas. On ne peut donc pas en entrevoir la fin.

Ce qui compte, ce ne sont pas seulement les rapports de force entre classes, mais aussi la division internationale du travail : qui produit quoi, comment, et qui profite de l’abandon de la production par un autre. C’est dans cet interstice que la République populaire construit son espace de pouvoir.

Qui réalise aujourd’hui la fusion du fer et du charbon ?

Qui produit plus de la moitié de l’acier mondial ?

La Chine.

Le président chinois Xi Jinping (au centre), également secrétaire général du Comité central du Parti communiste chinois (PCC) et président de la Commission militaire centrale, visite les fermes et le bureau administratif de remise en état des terres de Jiansanjiang, dans la province du Heilongjiang, au nord-est de la Chine, le 25 septembre 2018. © Xinhua/Wang Ye

Wang Huning a entendu à plusieurs reprises le secrétaire général Xi Jinping réaffirmer son mépris pour les choses fictives ou virtuelles et son admiration pour les usines, capables de produire des choses « réelles ».

À cet égard, le secrétaire général présente une curieuse ressemblance avec le président Trump : une incapacité commune à comprendre l’économie contemporaine, une obsession pour d’autres métriques, d’autres détails. Une obsession si obstinée qu’elle devient réalité effective, influençant leurs interlocuteurs.

Tous deux considèrent que l’usine doit être au centre de la vie économique. Pour l’un comme pour l’autre, n’est vraiment digne que celui qui « bâtit ». Tous deux ont rassemblé un aréopage d’auto-proclamés « bâtisseurs » à qui ils distribuent des faveurs et délèguent des affaires complexes. Dans cette nuée d’éloges, il est difficile de voir clair. Comme, du reste, dans toute cour. Le sommet de la bureaucratie céleste est loin d’être omniscient : Wang Huning, comme les autres puissants de Chine, et le secrétaire général Xi Jinping lui-même, ne possèdent certainement pas une compréhension totale de l’économie chinoise. La bureaucratie céleste voit à peu près quels sont ses problèmes — la dépendance aux exportations, le vieillissement de la population — mais ne sait pas vraiment comment les résoudre. Il suffit de déclarer qu’il faut « bâtir » — et c’est tout.

Au-delà de cette obsession commune, il y a entre Trump et Wi une différence fondamentale : le secrétaire général du Parti communiste chinois méprise l’investissement immobilier, qu’il considère comme une bulle infinie de dettes et un nid de vipères de parvenus qu’il faut punir ; tandis que pour le magnat du Queens, la dimension physique trouve sa pleine expression dans la spéculation immobilière, dont les concepts et les contrats doivent s’appliquer à tous les domaines de la vie humaine.

« Si le monde devait finir un jour — comme les Occidentaux semblent le croire — Trump construirait un hôtel dans la Jérusalem céleste », pense Wang Huning.

Le professeur de Shanghai, autrefois graphomane, a dû abandonner l’écriture lorsqu’il est devenu un homme politique à plein temps. Aujourd’hui, il écrit surtout pour les autres. La bureaucratie céleste impose d’écrire. Pour construire et consolider sa doctrine, Xi Jinping doit publier des articles en son nom.

Il a écrit un jour que l’économie réelle constitue le fondement indispensable d’un pays vaste et peuplé comme la Chine.

Sans cette base, rien ne peut tenir. La manufacture joue le même rôle que l’alimentation pour garantir l’autonomie de la Chine, la sécurité nationale, la sécurité industrielle, la sécurité de l’État dans tous les domaines.

À l’instar de son adversaire américain, le secrétaire général rappelle que la pandémie a mis à nu les risques et dangers cachés dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.

Tout est désormais question de sécurité, il faut rester vigilant.

Les instruments dont le Parti dispose pour évaluer ces dangers sont plus vastes que ceux de son adversaire : plus grande est sa visibilité sur l’économie intérieure, plus grande est la peur qu’il inspire au secteur privé face à l’inaction par rapport aux directives émanant du pouvoir. Négliger l’économie réelle, en accordant trop d’importance aux services, rend toujours vulnérable : une famine industrielle pourrait bien survenir. D’autant que le véritable objectif de la suprématie manufacturière chinoise est plus large : se protéger des turbulences extérieures tout en influençant simultanément l’adversaire américain.

Alors le Parti réactive un concept ancien, communiste et stalinien — l’industrie lourde. La centralité dans les moyens de production se transforme en contrôle des chaînes de valeur mondiales. Pour obtenir un produit fini, utile à tous, il y aura toujours un élément d’origine chinoise, resserrant cette chaîne de valeur autour d’un ensemble d’usines chinoises, capables potentiellement d’étouffer l’adversaire.

L’homme est né libre — mais partout il est dans les chaînes de valeur. La Chine est une industrie trop lourde pour le marché global. Comment transférer une étendue infinie d’usines — en dehors d’un meeting électoral.

« Dans la production de smartphones, il n’y a que nous, les Coréens, et Apple — donc encore nous » a un jour déclaré Xi Jinping à Wang Huning, après avoir entendu l’ultime éloge de Tim Cook, le PDG d’Apple, sur les compétences chinoises, lors de l’un des nombreux voyages de l’homme de la chaîne de valeur de l’iPhone en Chine.

Une vidéo virale de Tim Cook, enregistrée lors d’un événement Forbes en 2017, a été opportunément amplifiée sur TikTok pour nourrir la fierté du peuple chinois.

« Souvenons-nous de ce que disait Steve Jobs : il ne faut pas perdre de temps à vivre la vie de quelqu’un d’autre », ajoute Xi Jinping lors des réunions du Comité permanent. 

Il continue :

« C’est une phrase pleine de clairvoyance. Cela signifie que le peuple chinois, tout en assemblant des iPhone, ne peut se permettre de perdre du temps à vivre la vie des dirigeants d’Apple et de leurs actionnaires qui profitent de la fiscalité irlandaise afin de penser toujours et uniquement à leurs propres intérêts. Le peuple chinois doit vivre sa propre vie, avec les smartphones d’Apple, et surtout avec les smartphones chinois. Rêver son rêve. Le rêve chinois. 

Lors d’une réunion confidentielle sur les terres rares, il tire les conclusions suivantes : 

« En résumé, nous avons limité les exportations de terres rares vers le Japon en 2010. Depuis, tout le monde sait que nous disposons de ce levier et tout le monde en a parlé. Même aujourd’hui, nous avons examiné les effets possibles de ces contre-mesures et nos réponses éventuelles. Quinze ans se sont écoulés depuis 2010. Cela peut sembler une blague, mais nous pouvons encore bloquer les exportations et nuire à tout le monde, y compris aux Japonais — sans parler des Américains et des Européens. Ce n’est pas de la magie, ce sont un ensemble de processus qui pèsent quelques centaines de millions dans un monde où circulent des centaines de milliards et où nous sommes encore très en retard sur le plan financier par rapport à nos adversaires.

Pourtant, combien de documents pourrions‑nous compiler sur leurs revendications visant à réduire leur dépendance à notre égard ? Combien de décrets exécutifs annoncés, combien de photos prises, combien de règlements, combien de stratégies, combien de communiqués sur les terres rares et les matières premières critiques ? Tout cela a un coût environnemental et social, mais dans les autres pays aussi, des gens veulent travailler, des entreprises veulent occuper cette filière. Ils ne peuvent pas tous être idiots. Pourtant, lorsque nous plaçons nos caméras dans les lieux désignés pour les mines et les usines des adversaires, pour les grands projets qui devraient réduire la dépendance à la Chine, nous ne voyons rien. Après un certain temps, nous nous ennuyons. Alors nous changeons tout simplement de chaîne. »

Un immense portrait de Xi Jinping est exposé lors du défilé organisé à Pékin, capitale de la Chine, le 1er octobre 2019, à l’occasion de la célébration du 70e anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine (RPC). © Xinhua/Wang Kai

Dans ses échanges avec les membres du Comité permanent, Xi est — au premier degré — entouré des « paperasses » dont parlait Balazs.

Ces documents le renseignent sur les mouvements possibles du président Trump dans la guerre commerciale et proposent les contre-mesures éventuelles que pourrait prendre la Chine.

Au milieu de tous ces documents se trouve un objet plus étonnant. Un téléphone. Un smartphone doré portant l’inscription « Trump ». L’usine chinoise qui l’a fabriqué a tenu à le remettre au Comité central. Et Xi Jinping a décidé de faire participer ce smartphone à la réunion.

Le secrétaire général fait référence aux rapports de sociétés américaines qui mettent en évidence la dépendance vis-à-vis de la Chine dans les systèmes de défense et dans les secteurs industriels critiques pour l’armement.

« Même les armes sont une industrie. On peut les démonter pour comprendre comment elles sont fabriquées, où et par qui. Cela peut sembler évident, mais il faut le rappeler pour ne pas l’oublier. Il est difficile de mener une guerre froide, une guerre tiède, ou n’importe quelle guerre, contre ceux qui possèdent les usines où sont fabriquées les armes avec lesquelles on devrait combattre. Les Américains aiment en faire trop. Ils adorent se donner des noms grandiloquents : Arsenal of Democracy, Freedom’s Forge. Mais où, exactement, se trouvent réellement ces arsenaux, où sont ces forges qu’ils appellent démocratie et liberté dans le but de nuire à la Chine ? Sur le territoire chinois », affirme Xi Jinping, rappelant que les entreprises chinoises ont la plus forte présence dans des domaines tels que les produits chimiques spéciaux, les principaux produits chimiques diversifiés, les équipements de télécommunication et les composants électroniques.

Le secrétaire général souligne l’augmentation de la dépendance dans le secteur de l’électronique. Il secoue la tête lorsqu’on ne lui parle que des « hautes » technologies.

« Hautes, basses ? Un corps a besoin d’os de toutes les tailles et d’organes différents pour fonctionner. Si l’un manque, le corps ne fonctionne pas. Nos adversaires cherchent à étrangler la capacité chinoise dans la partie la plus élevée de la chaîne de valeur parce qu’ils nous considèrent, comme toujours, comme de simples copieurs, des voleurs, incapables d’innover, ne sachant construire que des bricoles. Ils continuent à propager ces racontars pour dormir tranquilles la nuit. 

Dans cette longue nuit, ils sont assis au restaurant chinois ; les plats qui flottent dans l’huile les font rire. Nous sommes partis depuis des décennies — mais ils sont toujours là, piégés dans le restaurant, à prétendre être servis et révérés. Le Parti sait que l’adversaire — méprisant les soi-disant valeurs de l’économie de marché — envisage une sorte d’embargo. C’est pourquoi nos entrepreneurs agissent déjà, dans l’intérêt économique qui coïncide avec l’intérêt politique du peuple chinois, pour faire de la partie que vous appelez « basse » de ces chaînes de valeur un champ de bataille où nos adversaires ne pourront même plus identifier les fournisseurs dont ils dépendent. »

Comme à son habitude, c’est sa conclusion que Xi a préparé avec le plus de soin : « Confucius rappelle l’importance pour l’homme digne de prêter attention lorsqu’il regarde, afin de voir clairement. L’adversaire ne pourra pas regarder attentivement. Il ne pourra pas voir clairement. Par conséquent, il n’aura pas de dignité. »

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29.08.2025 à 09:00

Le Nouveau Consensus européen et le contretemps français

Matheo Malik

Après plusieurs mois de travail, une centaine d'experts, d’universitaires et de dirigeants d’entreprise proposent une pièce de doctrine pour provoquer un sursaut.

Les 35 recommandations du Front économique pour en finir avec « le contretemps français ».

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Texte intégral (5936 mots)

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« Il sera toujours trop tard. Heureusement ! »
Albert Camus

Notre point de départ tient en quelques mots : vingt ans trop tôt en Europe, vingt ans trop tard en France 30. Le modèle d’État stratège et de politique industrielle forte, promu de longue date par les gouvernements français successifs au sein d’une Europe pensée autour du libre-échange et de la paix, est devenu l’horizon de travail de pays européens bousculés par la pandémie, la guerre en Ukraine, la deuxième présidence Trump et la stratégie de prédation industrielle chinoise. Mais si nos voisins et l’Union européenne elle-même peuvent envisager une telle bascule politique, c’est qu’ils ont mené, depuis trente ans, les réformes structurelles et les réorientations budgétaires nécessaires au financement de leur industrie et de leur défense. 

Notre pays est ainsi à l’origine d’une politique économique qui fait aujourd’hui consensus en Europe mais qu’il ne peut plus poursuivre faute d’avoir agi à temps. En appelant à la fin de la naïveté européenne, la France a eu raison vingt ans avant ses partenaires, c’est-à-dire trop tôt ; en n’adoptant pas leur gestion raisonnable de ses finances publiques, elle prend conscience trop tard que les choix d’aujourd’hui se préparaient il y a vingt ans. Résultat de cette politique à contretemps : nous regardons avec envie une Allemagne qui annonce des centaines de milliards d’euros d’investissement dans ses armées et ses infrastructures, et une Union européenne qui évolue, à pas comptés, sur les positions françaises historiques, sans que nous ne puissions y prendre, nous aussi, une part active. 

Notre parti pris tient ainsi également en quelques mots : maintenant que l’Europe « francise » sa politique stratégique et industrielle, la France doit « européaniser » sa politique économique et budgétaire. S’il n’y a jamais eu d’exceptionnalisme économique français, celui-ci joue désormais contre l’intérêt économique du pays : admettons que nos voisins peuvent servir d’exemples qu’il s’agisse d’affronter le défi de finances publiques dégradées, comme au Portugal, ou celui de la rénovation de son modèle social, comme au Danemark. 

En croisant les travaux récents de la recherche et les bonnes pratiques de nos partenaires européens, cette pièce de doctrine entend ouvrir une voie pour faire passer notre pays d’une économie de rattrapage à une économie d’innovation, et contribuer ainsi utilement au débat public économique. Après tout, s’il est trop tard pour être en avance, il ne l’est pas pour agir.

Vingt ans d’alerte 

Les constats sont connus depuis le tournant des années 2000, qui furent lancées par le passage à l’euro et l’accession de la Chine à l’OMC. Ce n’est pas à dire que la France n’est pas, ou ne se pense pas, en crise depuis bien avant cette période. Mais les bornes d’analyse de notre situation économique étaient déjà en place. Considérons ainsi quelques-uns des principaux rapports publiés ces vingt dernières années, et qui ont rythmé le débat public français. 

« Nous sommes subrepticement engagés dans un processus de décrochage qui peut nous conduire, si rien n’est fait, à une situation, à terme d’une dizaine d’années, difficilement réversible. Les raisons […] résultent de nos choix collectifs et de politiques conduites depuis des décennies, beaucoup plus que d’une contrainte extérieure que nous sommes souvent tentés de retenir comme seule explication de nos maux. » 31

Anticipant (à juste titre) une croissance qui glisserait sans réforme de 2 % à 1 % en moyenne en l’espace de 10 ans, le premier rapport Camdessus de 2004 appelait ainsi à mettre fin au « déficit de travail » et à « l’inefficacité financière de la sphère publique » par un vaste ensemble de réformes : la création d’un pacte de stabilité avec les collectivités locales, l’autonomie des universités la limitation du nombre de ministères à 15, la création de pôles de recherche forts, l’autorisation sans restriction du cumul d’un emploi rémunéré et de la retraite, etc.

« En 2005, avec environ 1 117 milliards d’euros de dette (près de 66  % du PIB), la seule dette financière de la France n’a cessé d’augmenter depuis 25 ans. […] Un objectif devrait désormais nous guider : remettre en ordre nos finances publiques en cinq ans, en réorientant résolument nos dépenses vers les secteurs les plus utiles à la croissance, à la préparation de notre avenir et à la cohésion sociale. »  32

Le rapport Pébereau de 2005 recommandait ainsi le retour à l’équilibre budgétaire en 5 ans, par un gel des dépenses publiques et des dotations de l’État aux collectivités territoriales, des réformes des retraites, une revue exhaustive des dépenses de l’État, et une évaluation sous trois ans de chaque texte adopté — et sa suspension en l’absence de résultats. Il pointait également les conventions comptables relatives aux retraites des agents publics, par lesquelles des centaines de milliards d’euros de compensations aux pensions versées sont présentées comme des dépenses aujourd’hui de personnel de santé, d’éducation, de défense, etc.

« Une double conviction : d’une part, les Français ont les moyens de retrouver la voie d’une croissance forte, financièrement saine, socialement juste et écologiquement positive. D’autre part, tout ce qui ne sera pas entrepris dès maintenant ne pourra bientôt plus l’être […] Au total, 316 décisions, qui constituent autant de réformes majeures, devront être mises en œuvre. Toutes sont critiques pour le succès de l’ensemble »33

Parmi les 316 propositions du premier rapport Attali de 2008, retenons à titre d’exemples la suppression du département, la libéralisation des secteurs réglementés, la création de dix grands pôles universitaires d’excellence, la révision du principe de précaution, la mise en place d’une flexisécurité à la française, ou la réduction de 1 point de PIB par an des dépenses publiques.

« La crise économique que traverse notre pays est certes une crise mondiale, mais elle affecte d’autant plus fortement nos finances publiques qu’elles étaient déjà fragilisées par plus de trente années de déficit ininterrompu […] Nul ne doute que de tels objectifs [de consolidation budgétaire] vont requérir des changements d’habitudes, une discipline plus ferme et des efforts persévérants sur une longue période. »​ 34

Le second rapport Camdessus de 2010 appelait ainsi à mettre en place une gestion pluriannuelle des finances publiques, avec un plafond du niveau des dépenses de l’État et de la Sécurité sociale, et le plancher des recettes de l’État et de la Sécurité sociale.

« La France se trouve dans une situation très difficile : compétitivité en baisse ; difficulté à retenir jeunes, chercheurs et entrepreneurs ; dette, chômage et précarité […] La France est capable d’atteindre une croissance économique moyenne d’au moins 2,5 % du PIB chaque année à l’horizon 2020. Cela suppose des gains de productivité de 2 % par an et se traduira par une réduction du chômage structurel à 4,5 % de la population active. L’expérience engagée par plusieurs de nos voisins montre que cela est possible. »​ 35

De ce second rapport Attali de 2012 se dégagent l’urgence d’un plan d’économies de 75 milliards d’euros en 3 ans, l’évaluation des politiques publiques, la création d’agences pour la mise en œuvre des politiques sociales, le lancement d’eurobonds, le remplacement d’une partie des cotisations sociales par de la TVA, ou l’autonomie des universités.

« Tous les indicateurs le confirment : la compétitivité de l’industrie française régresse depuis 10 ans et le mouvement semble s’accélérer. La diminution du poids de l’industrie dans le PIB français est plus rapide que dans presque tous les autres pays européens. […] Pour reconquérir sa compétitivité, la France devra accomplir des efforts, manifester une grande persévérance dans l’action. » 36

Le rapport Gallois de 2012 recommandait un environnement fiscal et réglementaire stabilisé, un choc de compétitivité de 30 milliards d’euros en transférant une partie des charges sociales vers la fiscalité et la réduction des dépenses publiques, la sanctuarisation du budget de la recherche, et la priorité donnée à la formation de la main d’œuvre française, en doublant le nombre d’alternants et en créant un compte individuel de formation.

***

Des rapports de même nature ont été publiés tout au long des années 2010 — jusqu’à celui de la « Commission pour l’avenir des finances publiques » de Jean Arthuis en 2021. Si certaines de leurs recommandations ont été prises en compte par les gouvernements successifs, force est de constater que les actions les plus structurelles n’ont pas été menées.

Résultat, même au regard du décrochage général de l’Europe vis-à-vis des États-Unis, la France se singularise depuis vingt ans :

  • si elle est encore la 7e puissance mondiale, son PIB par habitant est passé du 12e au 25e rang. Pour revenir à cette place, occupée par l’Autriche, elle devrait augmenter son PIB de 30 % ;
  • elle se classe 25e sur les 27 pays de l’Union européenne pour son déficit public, son endettement public, et son niveau de prélèvements obligatoires 37, tout en étant 23e sur 27 pour le niveau de satisfaction procuré par les services publics 38 ;
  • sa productivité du travail a reculé de près de 3,5 points depuis 2019, contre une augmentation de 0,5 à 0,6 % par an entre 2011 et 2019. S’il avait évolué comme sa tendance antérieure, le PIB français serait aujourd’hui 5,5 points plus élevé qu’il ne l’est ; 
  • plus grave pour l’avenir et en dépit de dépenses supérieures dans ces domaines, la France est l’un des pays de l’Union européenne à combiner de faibles résultats de son système éducatif et un faible niveau de qualification des adultes (Figure 1).

Si des raisons légitimes expliquent que les réformes n’ont pas été menées comme il était recommandé — une élection à venir, une crise à gérer, une situation internationale préoccupante —, elles ne sont pas propres à la France. D’autres pays, face à des circonstances similaires, y sont parvenus.

Pour envisager des solutions à la situation économique actuelle, il faut comprendre à la fois pourquoi notre pays n’a pas réussi à se réformer en vingt ans et pourquoi, quand il l’a fait, cela n’a été que de manière partielle et timorée. Songeons ainsi aux six réformes du système de retraites entreprises depuis trente ans, avec les mêmes promesses d’une solution définitive, édulcorées au gré des compromis, aboutissant à une « fatigue » de la réforme voire à l’expression de formes de rejet plus radicales.

Le projet européen s’est construit autour d’un consensus incarné par Bruxelles, centré sur l’harmonisation par les normes d’une part, et la libre concurrence d’autre part. Ce consensus n’est plus.

Parenthèse théorique : les trois « i », idées, intérêts et institutions

Il existe de nombreuses manières et autant de théories pour expliquer les raisons d’une décision politique ou d’un phénomène économique (ou leur absence). En dehors d’un cadre idéologique exclusif, nous prenons ici le parti de la simplicité, en posant trois grands domaines qui interagissent les uns avec les autres 39 :

  • Les idées, qui bornent les possibles d’une action donnée. Comptent en particulier celles de la majorité, dont on peut estimer en démocratie qu’elles sont davantage appliquées, et celles des figures politiques, économiques, culturelles, intellectuelles, susceptibles d’exercer une influence sur le débat public.
  • Les intérêts, ou plutôt la perception qu’ont les Français, notamment les entreprises, des avantages et des désavantages qu’ils tirent de leur situation économique dans le statu quo.
  • Les institutions, qui encadrent ce qui est possible ou non de faire, selon que le pouvoir exécutif (le Président et/ou le Gouvernement) soit aligné ou non avec le législatif (le Parlement), et avec les autres acteurs publics qui peuvent faciliter ou freiner un programme d’action (autorités européennes, collectivités territoriales, partenaires sociaux, représentants de la société civile, etc.).

Appliqué à la situation économique de la France depuis vingt ans, ce cadre d’analyse simple permet d’apporter un éclairage utile, sinon définitif, sur la difficulté française de se réformer.

Idées. Le débat économique français est resté marqué par une tradition fondée sur un réflexe favorable à une action centralisée et normative, un appel à l’intervention de l’État dans la sphère économique, et des logiques corporatistes. Il est également assis sur une représentation tenace selon laquelle le monde économique serait l’expression d’une lutte entre les différents acteurs et non de logiques de coopération. Cela s’est par exemple traduit, tout au long des années 2000 et 2010, par des réticences à mener autant de réformes systémiques ou à s’ouvrir autant à la concurrence que d’autres pays européens. 

Intérêts. Une partie des Français continue de percevoir son intérêt économique dans la préservation d’un modèle protecteur, fondé sur la redistribution, la stabilité des revenus et la prévisibilité des parcours de vie. Le taux élevé de propriétaires, l’accès relativement bon marché aux services publics (santé, éducation, transports), le taux élevé de retraités ou de fonctionnaires contribuent à entretenir une demande de protection plutôt que de transformation, de rentes plutôt que de risque, jusqu’à former une clientèle politique majoritaire. Ainsi, des réformes même modestes ou des tentatives de réduction des dépenses publiques rencontrent une résistance. Le mouvement des Gilets Jaunes l’a bien montré : en parallèle des déterminants politiques, la hausse accélérée de la fiscalité écologique a été perçue non pas comme un investissement collectif dans la transition énergétique, mais comme un effort impossible.

Institutions. L’intégration économique européenne, qui s’est pleinement déployée à partir des années 1990 et 2000, a permis à la France de bénéficier de la stabilité monétaire de la zone euro, d’un élargissement de son espace économique avec le marché unique et d’un accès à des financements à coût modéré en raison de taux d’intérêts ancrés sur ceux de l’Allemagne. Ce qui, en retour, a mis notre pays dans une forme de « décrochage sous anesthésie », identifié dès le rapport Camdessus en 2004. Si les dévaluations des années 1970 et 1980 n’ont plus cours, ce sont les marchés et les prêteurs qui jouent désormais les cordes de rappel, comme en Grèce ou au Portugal au début des années 2010. La France se démarque enfin par un modèle de démocratie sociale où l’État garantit les ressources d’un système social dont les coûts (près de 800 milliards d’euros, soit les deux cinquièmes de la dépense publique) sont déterminés de manière paritaire par les partenaires sociaux.

Dit simplement : la préférence française de l’après-guerre pour une vie de travail courte, une retraite longue, une grande répartition des richesses, et une extension du domaine d’intervention de la puissance publique au motif de protection universelle, correspondait à la fois aux grandes bornes du débat public et aux positions de tous les partis politiques. Mais cet état de fait n’est plus le nôtre : il a basculé.

Deux ans pour une bascule

L’application de ce paradigme théorique simple nous permet de conjecturer une bascule française voire européenne dont la date exacte n’est pas identifiable, mais qui aurait pu avoir lieu entre le déclenchement de l’agression russe en Ukraine en février 2022 et l’élection de Donald J. Trump en novembre 2024 — la pandémie de Covid en 2020 comptant comme des prémices. 

Idées : le « Nouveau Consensus Européen »

Le projet européen s’est construit autour d’un consensus incarné par Bruxelles, centré sur l’harmonisation par les normes d’une part, et la libre concurrence d’autre part. Ce consensus n’est plus : la guerre en Ukraine, la stagnation économique et les pressions géopolitiques ont mis à mal ce modèle. Le rapport Draghi, et son influence sur le débat public européen, en témoigne.

Il n’est pas question ici de revenir en détail sur ce travail, largement commenté et salué, au diapason des positions françaises depuis le discours de la Sorbonne au moins. Il nous suffit de constater, d’une part, que son point de départ (que l’on peut résumer ainsi : « l’Europe décroche vis-à-vis des États-Unis ») comme ses recommandations (« l’Europe doit investir massivement, y compris par l’émission d’un nouvel emprunt » ; « la politique de concurrence doit être revue » ; « l’Europe doit se doter d’une stratégie économique internationale et ne plus dépendre de puissances extérieures dans certains domaines critiques » ; « l’Europe doit s’engager davantage dans les questions de défense »), correspondent pour l’essentiel aux positions françaises historiques ; d’autre part, que ce travail sert désormais de boussole à la présidence de la Commission européenne et au Conseil européen (qui en a adopté les grandes lignes au sommet informel de Budapest en novembre 2024). 

Ce consensus des mots prend forme dans les faits, nécessairement plus lentement et non sans heurts sérieux — en témoigne le « Turnberry deal » de juillet. Il s’incarne néanmoins dans des évolutions impensables il y a encore deux ans. Le Chancelier Merz engage ainsi des centaines milliards d’euros dans la défense du pays ; le Danemark, jusque-là chef de file des « frugaux », appelle à assouplir les règles budgétaires européennes et à faire de la défense la « priorité numéro 1 » de l’Europe ; la Suède et la Finlande sont désormais membres de l’OTAN avec des budgets de défense en hausse — à l’image de la quasi-totalité des pays européens. C’est en « front uni » encore que les Européens se sont présentés à Washington aux côtés de Volodymyr Zelensky et dessinent une coalition des volontaires pour fournir à l’Ukraine des garanties de sécurité, pendant que l’Union adopte plusieurs plans de réarmement. Tout cela est encore insuffisant. Mais ces actes doivent être mesurés à l’aune d’une Histoire qui laissait jusque-là peu de place à la souveraineté.

Par analogie avec le « consensus de Washington » de la deuxième partie du XXe siècle, ce nouveau consensus en formation aurait pu être nommé le « consensus de Berlin » si l’Allemagne ne s’était pas tant mystifiée sur ses dépendances à la Russie et à la Chine et les vulnérabilités énergétiques et militaires du modèle européen. Il aurait pu être défini comme le « consensus de Paris », si la France avait adopté les réformes économiques nécessaires pour porter une parole crédible en Europe aujourd’hui. À défaut, appelons donc « Nouveau Consensus européen » ce modèle qui combine réformes économiques structurelles à l’intérieur des frontières et actions plus résolues vis-à-vis des puissances concurrentes à l’extérieur — que ce soit sur les questions de défense, d’énergie, ou d’indépendance économique. 

Ce nouveau consensus, incarné par un rapport écrit par un Européen pour les Européens, a été d’autant mieux accepté en Europe qu’il faisait écho à la « nouvelle politique de l’offre » menée aux États-Unis. Que cette politique ait été bruyamment abandonnée par l’administration Trump n’a que peu d’importance dans les faits. D’une part, parce que cette nouvelle administration reprend plusieurs des priorités de la précédente : développer l’industrie nationale, s’assurer des chaînes d’approvisionnement fiables (ou un réseau de pays dépendants), ériger des protections supplémentaires vis-à-vis de concurrents perçus comme hostiles. D’autre part et surtout, parce que le maelström d’annonces du président américain a servi d’électrochoc à de nombreux dirigeants européens, que ce soit vis-à-vis des impératifs de souveraineté, de compétitivité et de réindustrialisation de l’Europe. 

Intérêts : la France bloquée

Alors que 9 Français sur 10 nés en 1940 disposaient d’un revenu plus important que leurs parents au même âge, ils ne sont plus que 60 % parmi ceux nés dans les années 1980 à pouvoir en dire autant. On sait aussi que la mobilité des revenus est plus faible en France qu’aux États-Unis 40. Le plafond de verre n’est pas seulement économique. Il est social, puisque la moitié des enfants de cadres deviennent cadres à leur tour, alors que 10 % des enfants d’ouvriers peuvent en espérer autant 41. Il est immobilier, puisque si les locataires consacraient 6,3 % de leurs revenus au loyer en 1963, ce taux d’effort est de 26 % aujourd’hui 42. Il est hérité, puisque si le patrimoine en euros constants a doublé entre 1998 et 2021 pour les 10 % les plus riches, il a diminué de plus de 50 % pour les 10 % les moins dotés 43.

Nous appelons « Nouveau Consensus européen » ce modèle qui combine réformes économiques structurelles à l’intérieur des frontières et actions plus résolues vis-à-vis des puissances concurrentes à l’extérieur.

Il est possible de se rassurer en rappelant que les autres grandes économies partagent ces mêmes symptômes. La chute a même été encore plus brutale aux États-Unis où seul un quarantenaire sur deux gagne mieux sa vie que ses parents. La situation n’est pas meilleure ailleurs en Europe : à titre d’illustration, les Italiens retrouvent à peine leur niveau de revenus d’avant la crise de 2008 44.

Mais on ne se rassure pas en se comparant. Les Français ne s’y trompent pas : ils sont plus de 80 % à déclarer que leurs enfants seront moins riches qu’eux 45, ce qui en fait les plus pessimistes du monde. Ces blocages sont sources d’un sentiment d’appauvrissement : alors que le taux de pauvreté est resté globalement stable autour de 14 %, le taux de pauvreté « subjectif », ressenti par les Français, a fortement augmenté, de 12,5 % en 2017 à près de 19 % en 2022 46.

Il est difficile de mesurer si ces tendances sont accentuées durant les vingt dernières années. Mais il est certain que cette situation, déjà jugée difficile, le sera d’autant plus avec les efforts budgétaires attendus dans les années à venir. 

Institutions : le dernier verrou

C’est tout l’objet de cet essai : contribuer au débat d’idées en France, donner à voir aux Français l’intérêt de faire évoluer ce statu quo et, de cette façon, amener institutions et dirigeants à considérer de plus près les solutions à la portée de notre pays et les expériences de nos voisins, quand elles sont réussies. Ce moment charnière pour l’Europe est également une opportunité pour envisager une réforme de la démocratie sociale et la rendre paisible et constructive.

Les trois renversements : production, mobilisation, réallocation

Ni la France, ni les Français n’ont intérêt au statu quo économique sauf à se résigner au déclassement et à se tenir à l’écart du « Nouveau Consensus européen ». Tant que notre pays pouvait se financer à crédit, l’équilibre d’une croissance ralentie, d’une mobilisation incomplète du travail, d’une fiscalité parmi les plus élevées d’Europe et de dépenses sociales supérieures à toutes les économies équivalentes était précaire, inefficace, et injuste pour les futures générations mais il pouvait durer — très artificiellement. Notre ratio d’endettement et le différentiel de richesse par habitant qui se creuse avec nos partenaires, ont fini de rendre cet équilibre impossible. Ce désajustement alimente un cercle vicieux entre croissance affaiblie, prélèvements accrus et décrochage durable.

Trois options se dessinent. La première consiste à réduire de manière significative le périmètre et le volume de notre protection sociale. Si des économies sérieuses sont impératives, une telle révision menée sans autre réforme structurelle serait sous-optimale et impopulaire. La seconde repose sur une augmentation supplémentaire et continue des prélèvements, qui mènerait au décrochage définitif de l’activité, de l’investissement et des revenus. La troisième consiste à élever durablement notre richesse par habitant. C’est celle-ci que nous privilégions. 

Pour cela, trois renversements sont à mener par rapport aux politiques économiques mises en place depuis vingt ans au moins :

Le premier est celui de la production et de son efficacité. Il suppose un environnement propice aux entreprises et à l’innovation, à un effort accru de réindustrialisation, et à une allocation plus efficiente des facteurs de production. Passer d’une économie de rattrapage à une économie de l’innovation demande du temps et implique d’investir dans l’éducation, une fiscalité des entreprises compétitive, une simplification normative, et d’utiliser des leviers européens quand ils existent.

Le deuxième renversement est celui de l’élévation du taux d’emploi. En période de faibles gains de productivité, l’économie française ne pourra ni financer son niveau de dépenses, ni assurer des revenus plus élevés, sans une participation accrue au marché du travail. Trois segments de population doivent faire l’objet d’une attention particulière : les seniors, dont le taux d’emploi reste très inférieur à la moyenne européenne ; les jeunes, trop nombreux à connaître des débuts de parcours discontinus ; et les personnes faiblement qualifiées, souvent exclues durablement de l’emploi faute d’accompagnement adapté ou d’exigences explicites en matière de réinsertion.

Le troisième renversement est celui de la consolidation des finances publiques. Dans un contexte où les besoins de financement liés à la transition énergétique, à la souveraineté industrielle ou à la défense sont appelés à croître, il est impératif de reprioriser l’action publique et de retrouver des marges budgétaires sans délai. Cela suppose une réduction massive et sélective de la dépense, ciblée en particulier sur les postes où l’écart avec les standards européens est le plus marqué — y compris pour les redéployer en partie là où l’investissement productif est nécessaire. 

C’est par ces trois renversements — production, mobilisation du travail, réallocation budgétaire — que la France s’inscrira dans le « Nouveau Consensus Européen » et sortira de son contretemps économique.

«  La France dispose d’une électricité parmi les moins chères et les moins carbonées d’Europe grâce à la filière nucléaire, et d’un potentiel de développement de toutes les énergies renouvelables. Cet avantage comparatif doit devenir la pierre angulaire de notre stratégie de réindustrialisation et de décarbonation.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

1 — Premier renversement : produire et innover plus

Dans une décomposition néoclassique usuelle, la création de richesses, hors effets conjoncturels, dépend des facteurs de production : main d’œuvre, capital physique, capital humain, et technologie. Pour un sursaut structurel de croissance, il faut ainsi débloquer l’accumulation de ces facteurs, c’est-à-dire stimuler l’investissement, l’innovation, l’éducation, et le taux d’emploi (voir partie 2).

1.1 — Assurer les bases d’un choc de production et d’innovation

Constats et chiffres
  • Éducation : depuis la première étude PISA en 2003 et parmi les pays européens, seuls la Belgique, la Finlande et les Pays-Bas ont connu une dégradation de leurs résultats plus marquée que la France, mais leurs résultats demeurent meilleurs.
  • Immigration : sans immigration, l’Europe devrait perdre 10 % de sa population d’ici 2050. En comparaison, le « trou d’air démographique » consécutif à la Première Guerre mondiale avait été de 3 % en France.
  • Démographie : le rapport entre le nombre de cotisants et de pensionnés était supérieur à 4 en 1960. Il était de 2,8 en 1980, 2,1 en 2000, 1,7 en 2020, et est projeté à 3 cotisants pour 2 retraités dans 50 ans.
Recommandation principale 1 : Tirer parti de nos 20 ans de retard pour mettre en œuvre un « choc TIMSS » pour l’éducation, inspiré de l’Angleterre et du Portugal et des recommandations scientifiques les plus récentes.

En raison des dynamiques démographiques, le système scolaire français accueillera 500 000 élèves de moins en 2027 par rapport à 2022 : même à budget constant, il est donc possible d’allouer différemment les ressources publiques pour préparer un « choc PISA » — ou un « choc TIMSS », en référence à cette étude qui compare le niveau de connaissance en mathématiques et en sciences d’élèves de 66 pays. 

En effet, contrairement aux idées reçues, ce n’est ni l’Allemagne ni la Finlande, dont les résultats régressent depuis les premières enquêtes, qui constituent des modèles, mais l’Angleterre, dont la démarche rigoureuse d’expérimentation et d’évaluation des programmes, des enseignements et des méthodes a fait passer le pays de la 25e place dans l’enquête mathématiques TIMSS en 1995 à la 3e aujourd’hui (quand la France glissait de la 13e à la 26e place), et le Portugal, dont la culture de l’évaluation, l’autonomie des établissements, et la valorisation des enseignants ont permis des résultats équivalents.

En France, sur ces modèles, une conférence de pilotage réunissant les acteurs de la communauté éducative et des chercheurs fixerait des objectifs à 1, 5 et 10 ans selon l’expertise scientifique la plus récente et les meilleures pratiques internationales et évaluerait scientifiquement les résultats pour ajuster les méthodes appliquées. En retour, ces évaluations deviendraient un dispositif de mesure de la performance de chaque établissement. Cette conférence détacherait ainsi la politique d’éducation des cycles électoraux, des changements de ministres, de l’inertie de l’Éducation nationale, et des débats idéologiques et médiatiques déconnectés d’expérimentation.

L’évaluation des politiques éducatives actuelles selon leur coût et leurs effets menés par le CAE 47 pourrait servir de base à cette première conférence en faveur d’un « choc TIMSS ». Elle concluait que la réduction de la taille des classes au primaire, les internats d’excellence au lycée, le tutorat (par des professionnels, des retraités, etc.), une formation continue des enseignants plus intense et centrée sur une discipline, et des inspections plus fréquentes donnent des résultats probants, à l’inverse du redoublement, des groupes de niveau, et du numérique quand l’accompagnement est insuffisant. 

Impact : Les travaux du CAE 48 permettent d’évaluer le gain pour l’économie à 3 points de PIB sur 15 ans.

Recommandation 2 : Réviser la politique familiale en faveur du premier enfant et d’une garantie de place d’accueil.

La France fait encore davantage d’enfants que les autres pays occidentaux, mais moins que dans le passé — et la tendance s’accélère brutalement. Les conséquences sociales et économiques de cette dénatalité sont nombreuses, déstabilisant au fil des ans les grands équilibres économiques et sociaux, du nombre de classes de maternelle à celui des cotisants par rapport aux retraités. 

Aucun pays ne semble avoir trouvé de solution définitive à la baisse générale de la natalité. Il reste néanmoins un ensemble de dimensions et de pistes à envisager, en particulier en faveur d’un « virage politique vers le premier enfant » (Julien Damon). S’il semblait en effet autrefois plus judicieux de soutenir le passage des familles à deux puis trois enfants, il importe désormais d’agir de façon à permettre aux ménages qui le souhaitent d’avoir leur premier enfant.

De manière structurelle, ce virage passe d’abord par une augmentation du niveau de vie des jeunes (voir partie 2), par l’accès à un logement adéquat (voir recommandation 27), et par une réallocation d’une partie des dépenses publiques vers les jeunes générations (voir partie 3). Ces prérequis peuvent être complétés par des politiques consacrées spécifiquement à l’enjeu de la natalité. 

Ni la France, ni les Français n’ont intérêt au statu quo économique — sauf à se résigner au déclassement et à se tenir à l’écart du « Nouveau Consensus européen ».

Parmi celles-ci, verser les allocations familiales dès le 1er enfant replacerait la France dans la norme des pays européens, pour un coût évalué à 3 milliards d’euros — moins que celui de l’abattement de 10 % d’impôt sur le revenu pour frais professionnels dont bénéficient les retraités. Ce coût pourrait être réduit par des révisions plus générales du système des allocations familiales et du quotient familial, par exemple en forfaitisant le montant des allocations versées pour chaque enfant.

Le coût et la disponibilité des modes de garde comptent également parmi les premières raisons avancées par les jeunes Français en couple pour expliquer l’absence d’enfant, devant les difficultés budgétaires, le logement ou la crise climatique. Si les 200 000 places de crèches annoncées par le Gouvernement pour 2030 vont dans le bon sens, elles nécessiteront l’embauche de 70 000 personnels supplémentaires. Une solution originale consisterait à faire appel aux 18 millions de retraités : en contrepartie d’une formation accélérée sur les bases du CAP petite enfance et d’une rémunération sans perdre leurs droits à la retraite, les volontaires pourraient rejoindre à temps partiel des maisons d’assistants maternels pour épauler le personnel qualifié. Alors que se déploie le projet de Service public de la petite enfance (SPPE), il importe ainsi d’aller jusqu’au bout de l’ambition et de garantir aux futurs parents une solution pour l’accueil de leur enfant. 

Impact : Environ 3 % des personnes de 25-49 ans n’occupent pas d’emploi en raison du besoin de garder un enfant ou un proche, soit 600 000 personnes. Si un quart d’entre elles retrouvait un emploi grâce à des solutions de mode de garde, cela augmenterait l’emploi de 0,5 point et le PIB de 0,25 point, pour un coût maximum de 2,5 milliards d’euros (prix unitaire d’une place en crèche de l’ordre de 16 000 €/an).

Recommandation 3 : Définir des programmes d’immigration avec les pays d’origine des travailleurs en fonction des besoins annuels de l’économie.

Au-delà de la question de son acceptabilité sociétale et de l’intégration, l’immigration doit intéresser la France qui fait face à la fois à un déclin démographique, une forte concurrence pour attirer les talents étrangers, des secteurs souffrant de pénuries de main d’œuvre (santé, dépendance, bâtiment, industrie, et nouvelles technologies), mais aussi à des départs en nombre croissant de sa population la plus jeune et la plus qualifiée. 

L’immigration zéro n’est en effet pas une politique efficiente, à l’inverse d’une immigration choisie, nécessaire à une économie innovante 49. Une approche économique de la politique d’immigration devrait ainsi se déployer autour de trois axes principaux : le pilotage de programmes d’immigration avec les pays d’origine des travailleurs basés sur la mise à jour annuelle des besoins réciproques (venue de travailleurs pour les secteurs en déficit de main d’œuvre et formation des étudiants qualifiés étrangers en France), l’obtention de permis de travail facilitée via des guichets uniques, et la décentralisation des programmes migratoires et de la procédure des métiers en tension. 

Impact : En supposant que cette politique migratoire mieux définie permettrait de combler le déficit de 20 points du taux d’emploi des personnes immigrées par rapport à la moyenne, mais ne changerait pas la volumétrie des flux (100 000 immigrants/an), les 200 000 emplois supplémentaires en 10 ans généreraient une augmentation de 0,3 point du PIB. De manière plus prudente, on peut estimer que seulement deux tiers du déficit d’emploi serait résorbé, soit une hausse de l’emploi de 0,5 point et du PIB de 0,2 point.

Recommandation 4 : Déployer l’IA dans le tissu économique français, en formant 300 000 personnes par an. 

En 2023, les États-Unis investissaient 9 fois plus dans l’IA que la Chine, 18 fois plus que l’Europe et 40 fois plus que la France. Résultat : on y dénombrait 61 modèles d’IA de pointe, contre 21 en Europe et 15 en Chine. En parallèle, seules 23 % des PME françaises utilisent des outils d’IA contre 45 % en Allemagne et 38 % aux États-Unis (étude BCG, 2024), et 67 % de leurs dirigeants déclarent manquer de compétences internes (Bpifrance, 2024)

Il est possible de former 100 000 jeunes chaque année, en y sensibilisant les élèves dès la classe de 6e et en orientant collégiens et lycéens vers des parcours scientifiques (mentorat, « 1/2 journée avenir ») et 100 000 experts à travers de nouvelles filières universitaires et des modules de formation à l’IA intégrés dans tous les parcours de l’enseignement supérieur. 100 000 salariés pourraient être également formés par des « Tech Academies » adossées aux CCI et aux pôles de compétitivité, proposant des montées en compétences, du mentorat, et des formations de dirigeants aux applications concrètes de l’IA.

Impact : En supposant que la formation à l’IA permette d’augmenter la productivité du travail de 20  % pour les 300 000 personnes qui en bénéficieraient chaque année (soit 10  % des personnes en emploi au bout de 10 ans), le PIB serait relevé de 2 points à moyen terme, pour un coût indicatif de 1,5 milliard d’euros/an (pour un coût de 5 000€ par personne formée).

1.2 — Aligner la fiscalité et la règlementation sur la moyenne européenne

Constats et chiffres
  • Impôts : Si les entreprises françaises s’acquittaient du taux de prélèvement allemand, leur imposition serait diminuée de 125 milliards d’euros 50
  • Système fiscal  : à structure égale, une entreprise paie 66 taxes en France, contre 17 en Allemagne et 5 au Royaume-Uni 51
  • Normes  : leur coût agrégé est évalué pour la France à près de 4 points de PIB — de quatre à quarante fois celui des six autres pays européens évalués 52.
Recommandation principale 5 : Créer un choc fiscal avec les « effacements parallèles » : réduire massivement les impôts de production en contrepartie d’une suppression des dispositifs fiscaux les moins efficaces pour les entreprises. 

Il existe un « paradoxe français » documenté : les entreprises françaises comptent à la fois parmi les plus taxées du monde et les plus aidées. Ce paradoxe engendre une complexité coûteuse et désincitative, une allocation inefficace des ressources, et une dépendance des entreprises vis-à-vis de la puissance publique. D’autant que, même après en avoir déduit les dépenses fiscales et autres aides aux entreprises, les impôts sur les entreprises sont plus élevés en France que dans la plupart des pays comparables.

À 4,6 % du PIB et pour 130 milliards d’euros 53, les seuls impôts de production sont près de deux fois plus élevés que la moyenne européenne — sans même évoquer tout le reste de la fiscalité appliquée aux entreprises — en dépit de leur caractère particulièrement « nocif » 54. En parallèle, les aides aux entreprises représentent de 108 55 à 112 milliards d’euros 56 au sens strict. 

Mener une revue complète des dispositifs fiscaux et ne garder que ceux qui ont une efficacité démontrée, en contrepartie de la suppression concomitante des impôts de production et des taxes anti-économiques, permettrait à notre pays de s’approcher de la moyenne européenne des taux de prélèvement sur les entreprises tout en supprimant des dispositifs qui créent de mauvaises incitations économiques et de la complexité administrative. 

Sur la base des projections de la baisse des impôts de production dans le cadre de France Relance 57, l’effet attendu serait un rebond de compétitivité très supérieur au CICE, en plus simple, plus pérenne, et en moins pénalisant pour les finances publiques. Si certains secteurs devraient être négativement impactés au total, des mécanismes de compensation sectoriels temporaires peuvent être imaginés, à partir du surcroît d’impôt sur les sociétés collecté.

Impact : Un effort d’effacement de 2 points de PIB sur 10 ans (0,2 point par an) aurait un impact positif sur le PIB de 2 points. Si une telle baisse de taxes non efficientes conduisait en effet à une hausse de 3 points de l’activité, ce gain serait partiellement compensé par les effets négatifs des baisses d’aides.

Recommandation 6 : Remplacer les milliers de normes applicables aux entreprises par un socle de principes lisibles.

L’enchevêtrement de règles techniques et sectorielles dans les différents codes constitue une charge administrative et juridique majeure pour les entreprises, et une source d’insécurité juridique préjudiciable à l’activité économique. 

Le rapport Badinter et Lyon-Caen 58 visait à simplifier le droit du travail en l’articulant autour d’une soixantaine de principes essentiels. De même, il est possible de formaliser les grands principes généraux contenus dans chaque code applicable aux entreprises, qui deviendraient la norme de référence, en lieu et place de la multitude de dispositions techniques — exception faite de celles expressément requises pour des motifs d’ordre et de santé publics. Il ne s’agirait pas d’un effacement du droit, mais d’une réécriture autour d’un socle de principes intelligibles et opérants, à partir d’un travail d’inventaire confié à des magistrats, universitaires, et praticiens, et exprimé dans une loi de simplification générale.

À titre d’illustration : quand le droit du travail suisse compte près de 200 pages, la seule réglementation française sur la sécurité comporte la partie 4 du Code du travail (de 800 à 1 100 pages), les circulaires afférentes, les normes AFNOR, fiches INRS et des centaines de prescriptions techniques (port des EPI, signalisation, distances, formations obligatoires par poste, température, bruit, éclairage, produits chimiques…), certaines datant de textes des années 1970. À l’inverse, l’article 39 du rapport Badinter et Lyon-Caen prévoyait que : « L’employeur doit assurer la sécurité et protéger la santé des salariés dans tous les domaines liés au travail. Il prend les mesures nécessaires pour prévenir les risques, informer et former les salariés. » Érigé en principe normatif, il maintiendrait la responsabilité de l’employeur (y compris pénale), tout en lui donnant l’autonomie pour prendre des mesures adaptées au contexte et à l’équipement en place, avec les représentants du personnel. Pour éviter les abus, le principe de « l’abus manifeste de droit » serait appliqué, sanctionnant sévèrement et de manière dissuasive les actions manifestement non conformes aux principes.

Ce travail de reformulation du droit pourrait aller de pair avec un travail sur le flux, qui peut prendre la forme d’un plafond de normes pluriannuel par ministère (comme au Portugal), ou de la règle du « 1 euro pour 1 euro » pour chaque norme créée (comme au Royaume-Uni).

Impact : Les estimations du coût des normes varient de 1 à 8 points de PIB 59. Par conséquent, un quantum de 1-2 points de PIB semble un ordre de grandeur raisonnable du gain à attendre d’une optimisation de l’appareil normatif.

Recommandation 7 : Décentraliser partiellement la fiscalité des entreprises en permettant aux collectivités territoriales de fixer une partie du taux d’IS.

En France, les collectivités territoriales ne se sentent intéressées qu’avec distance au résultat des entreprises présentes sur leur territoire, à l’inverse de la Suisse ou de l’Allemagne. Les cantons suisses disposent en effet d’une large autonomie pour fixer leurs taux et exonérations, créant ainsi une concurrence fiscale interne, quand, en Allemagne, la taxe communale sur le commerce est modulable, permettant aux municipalités d’ajuster leur fiscalité pour attirer ou retenir les entreprises. Le modèle centralisé et redistributif de la fiscalité en France ne laisse ainsi pas de place à l’enjeu de compétitivité. 

Dans cet esprit, les régions en France pourraient par exemple ajuster le taux de l’impôt sur les sociétés dans une fourchette définie entre 20  % et 25  %, en fonction de leurs priorités économiques. Cette mesure permettrait d’attirer des investissements locaux et de dynamiser les territoires en difficulté, et d’intéresser davantage les régions au succès économique des entreprises implantées dans leurs circonscriptions.

Impact : Un chiffrage précis nécessiterait de préciser les paramètres : néanmoins, en admettant que le taux normal d’IS actuel constitue la borne haute de la fourchette à la main des collectivités territoriales, l’impact serait positif, de manière agrégée et dans les territoires adoptant des taux moindres, sur l’activité, l’investissement, et l’emploi 60

1.3 — Refaire de la France un leader européen de l’innovation

Constats et chiffres
  • R&D  : Les dépenses en recherche et développement représentent 2,3 % du PIB en Europe, 2,4 % en Chine et 3,5 % aux États-Unis. 15 pays de l’Union restent en dessous de 2 % du PIB, la France émargeant à peine plus haut (2,2 %).
  • Influence  : Les brevets américains sont près de deux fois plus repris par une autre région que les brevets européens 61.
  • Atouts  : l’Europe compte davantage de chercheurs que les États-Unis ou la Chine (23,5 % des chercheurs dans le monde y travaillent, contre 18,1 % aux États-Unis et 21,2 % en Chine) et dépose davantage de brevets de rupture ou triadiques (US, Japon, UE) que la Chine 62. Mais seulement 10 % des brevets sont déposés par des femmes en France.
Recommandation principale 8 : Former 50 000 femmes scientifiques, ingénieures ou techniciennes supplémentaires chaque année.

La France forme deux fois moins de jeunes aux sciences ou aux techniques que l’Allemagne et 8 fois moins que les États-Unis — bien au-delà des ratios de population. Le nombre limité de femmes dans ces formations, de 25 à 30 % du nombre total, explique en partie cet écart. 

Atteindre la parité hommes-femmes dans l’innovation ferait passer le taux de croissance annuel de la productivité de 1,0 % à 1,8 %, soit un gain de 22 milliards d’euros de PIB par an et 10 milliards d’euros de recettes fiscales 63 — soit, en 10 ans, un montant équivalent aux dépenses de retraites. Concentrer les efforts pour orienter les jeunes filles vers ces métiers apparaît ainsi comme la politique publique la plus efficiente pour augmenter le niveau de productivité, du taux d’emploi et des capacités d’innovation, notamment dans l’industrie.

Pour atteindre la parité dans toutes les filières scientifiques (écoles d’ingénieurs, cycle universitaire et IUT, CPGE scientifiques), il faudrait intégrer en STEM 75 000 femmes chaque année, soit trois fois plus qu’aujourd’hui. En parallèle des nombreux dispositifs, l’Éducation nationale pourrait notamment généraliser la présentation, par des femmes scientifiques ou ingénieures, de leurs carrières et leurs études lors de visites en classe de collège ou de lycée. Sur ce modèle et avec 150 ambassadrices, le programme de la Fondation L’Oréal a ainsi touché 54 000 lycéennes en 5 ans, et dont la part de celles aux bons résultats en mathématiques s’orientant en classe préparatoire aux grandes écoles d’ingénieurs est passée de 25 à 40 % 64.

Impact : En supposant que ces 500 000 femmes formées au bout de 10 ans (soit 1,7 % de l’emploi total) augmenteraient leur productivité de 50  %, la mesure stimulerait le PIB à hauteur de 0,8 point.

Recommandation 9 : Faire de l’évaluation scientifique le levier central d’une nouvelle stratégie de recherche publique. 

La recherche française souffre d’un déficit de stratégie. Ainsi, aucun financement pluriannuel n’est adopté, entravant la cohérence et la stabilité ; les interlocuteurs et guichets sont multiples et dispersés (exemple : 105 pour le seul secteur de la Mer) ; le Conseil stratégique de la recherche créé en 2013 ne s’est pas réuni depuis 8 ans ; l’appareil d’État souffre d’un manque historique d’expertise technique et d’expérience industrielle ; et la préconisation du rapport Gillet de créer un « Chief Scientific Advisor » comme en Grande-Bretagne n’a pas été suivie.

Les projets soutenus par des financements publics doivent pouvoir s’appuyer sur un plan stratégique intégré, avec une gouvernance confiée en priorité à des scientifiques et des entrepreneurs, un fonctionnement interne permettant de se réorienter rapidement sur des sujets émergents, et la fermeture de la plupart des guichets administratifs.

Il existe un « paradoxe français » documenté : les entreprises françaises comptent à la fois parmi les plus taxées du monde et les plus aidées.

Comme pour la DAPRA américaine, l’essentiel réside d’abord dans l’évaluation des projets, avec l’objectif de débrancher tôt les lauréats les moins performants pour renforcer les plus prometteurs : 30 % des montants pourraient ainsi et de manière obligatoire être réalloués au bout de cinq ans, sur la base des évaluations. La continuité de l’action publique et privée entre recherche, développement et industrialisation doit aussi être significativement renforcée. Ceci s’entend dès l’amont jusqu’à la commercialisation avec une approche filière, car la fragmentation de l’action empêche nombre d’innovations d’arriver au niveau de maturité nécessaire pour créer de l’emploi et de la croissance économique. 

Impact : La Cour des comptes 65 évalue que le fardeau administratif consomme 20 à 30  % du temps des chercheurs du CNRS. En extrapolant à l’ensemble de la recherche publique, on peut estimer l’économie de ressources liée aux gains d’efficience de l’ordre de 10  % (soit 2 milliards d’euros), qui pourrait être réallouée à la recherche publique et à l’innovation.

Recommandation 10 : Établir des Agences pour les projets de recherche avancée (ou « APRA ») dans quelques domaines clefs : IA, défense, santé, et transition écologique.

La DARPA américaine, d’un montant de 4 milliards de dollars, joue un rôle central dans le soutien à l’innovation de rupture aux États-Unis 66, comme la Homeland Security-ARPA, Intelligence-ARPA, ARPA, ARPA-Health et la plus récente ARPA-Infrastructure — au budget total de 7 milliards de dollars. Bien que le Conseil européen de l’innovation (CEI), d’un budget de 10 milliards d’euros, ait constitué une première étape bienvenue, il n’a pas obtenu de résultats similaires en raison de son budget limité pour l’innovation de pointe (470 millions d’euros) et de sa lourdeur d’organisation.

Le CEI devrait être rapidement transformé en une ou plusieurs ARPA, dotée d’un budget substantiel, donnant la priorité aux projets de recherche à haut risque et à haut rendement, gérée par des chefs de projet et des scientifiques autonomes — éventuellement dans un premier temps ouverte à la contribution volontaire des pays européens. Jean Tirole et ses coauteurs 67 suggèrent ainsi de réaffecter 1 milliard d’euros par an du CEI vers des ARPA énergie et santé, et d’y consacrer une partie du Fonds pour l’innovation — portant leur budget à des montants analogues aux ARPA états-uniennes.

À ce titre, l’annonce de la Présidente de la Commission européenne, reprenant en partie la proposition d’Anne Bouverot, évoquant un « CERN de l’IA », rassemblant les scientifiques de référence et les ressources européennes, et permettant d’atteindre l’échelle de calcul requise, est à saluer.

Impact : Le chiffrage des recommandations 10 à 13 peut être fait en supposant qu’elles participeraient à une stratégie globale d’innovation qui résorberait le différentiel de croissance de la productivité globale des facteurs entre la France et les États-Unis (0,5 point de PIB par an selon la note du CAE 68). Ces mesures permettraient ainsi de combler environ la moitié de la différence de croissance de la productivité avec les États-Unis, soit un gain de 2 points de PIB au bout de 10 ans.

Recommandation 11 : Compléter le CIR d’un nouveau programme de Laboratoires d’Excellence (LabEx) pour atteindre les 20 000 brevets français déposés par an. 

L’investissement total de notre pays dans la R&D stagne et est loin d’atteindre l’objectif européen de 3  % du PIB. Il est indispensable que cela demeure une priorité économique, alors même que de nombreux dispositifs pourtant efficients sont inquiétés (instituts Carnot, SATT, IRT, CIFRE).

La collaboration entre les entreprises et les universités doit être encouragée : à cette fin, le programme des Laboratoires d’Excellence (« LabEx ») devrait en devenir un élément majeur. Mis en place en 2010 avec 1,5 milliard d’euros, il a bénéficié à 170 groupements universitaires — des clusters de plusieurs équipes universitaires travaillant sur des recherches de pointe. Par les contrats entre laboratoires et entreprises (sous-traitance, achat de brevets, etc.), les transferts de salariés des premiers vers les secondes (y compris par la création de start-ups par des chercheurs), et l’interface informelle favorisant les échanges, chaque euro investi dans les LabEx a entraîné 0,78 € supplémentaire de dépenses privées en R&D, et la production de brevets de pointe des entreprises concernées a été substantiellement stimulée 69.

En fonction du niveau de financement, et en parallèle des programmes mentionnés ci-dessus, il est possible d’espérer jusqu’à 5 000 brevets supplémentaires déposés chaque année (sur une base de 15 458 à l’INPI et à l’Office européen des brevets en 2024 70).

Recommandation 12 : Créer un guichet unique prioritaire pour les talents étrangers stratégiques, avec régime fiscal d’impatriation. 

Ce guichet unique regrouperait les différents titres de séjour existants (Passeport Talent, French Tech Visa…) sous une bannière plus lisible et plus avantageuse. Tout étranger très qualifié (ingénieur, entrepreneur disposant de financements, expert dans un domaine en tension, expert climatique, etc.) obtiendrait sous 2 semaines un visa de travail de 4 ans renouvelables, pour lui et sa famille, via une procédure simplifiée en ligne, sans exigence de contrat de travail préalable. Cette procédure irait de pair avec un « pack d’accueil » attractif : accompagnement pour un logement, scolarisation des enfants, apprentissage du français, et extension du régime fiscal d’impatriation. 

Ce visa serait promu via les ambassades, les Alliances françaises et des campagnes ciblées (ex : 5 000 développeurs d’Afrique francophone et de pays francophones). L’objectif serait de doubler à 20 000 le nombre de Passeports Talents délivrés chaque année, ainsi que la part d’étudiants étrangers restés en emploi en France 2 ans après diplôme à 50 %.

Recommandation 13 : Établir le « Paris Data Exchange » comme première bourse européenne de données.

L’économie de la donnée connaît une révolution avec l’émergence de bourses de données, à l’image du Shanghai Data Exchange, lancée en 2021 avec 20 produits de données et visant désormais 5 000 produits listés d’ici 2030 pour un marché estimé à 69 milliards de dollars. Les entreprises européennes possèdent en effet des gisements de données sous-exploités, d’EDF qui pourrait monétiser ses données de consommation énergétique, à SNCF celles de ses flux de mobilité, et Orange celles de géolocalisation anonymisées. Se faisant, elles basculeraient de simples consommatrices d’IA à fournisseuses de données pour les modèles, et l’activité et l’innovation occasionnées seraient considérables : des assurances pourraient par exemple croiser données agricoles et météo pour de nouveaux produits, et la grande distribution associer données de mobilité et de consommation pour optimiser sa supply chain.

Une telle bourse de données, financée par des investissements publics et privés et visant 100 produits en année 1 avec l’objectif de générer 500 millions d’euros de transactions annuelles d’ici 2030, donnerait à la France un avantage compétitif important, en plus d’un cadre souverain pour la maîtrise de nos données, permettant de surcroît leur certification, standardisation et protection (la bourse de Shanghai a établi le principe selon lequel « aucune transaction ne s’effectue si l’acheteur ne peut expliquer le scénario d’usage exact »).

«  La crise du logement se résume en quelques chiffres  : la France est passée de 496 000 constructions autorisées en 2017 à 295 000 en 2023, pendant que la part du loyer dans le revenu représente 4 fois ce qu’il comptait en 1963.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

1.4 — Assumer la puissance économique européenne

Constats et chiffres
  • Investissements industriels : Entre 2016 et 2023, l’Union européenne n’a représenté que 6,5 % des investissements industriels annoncés dans le monde, contre 17 % pour les États-Unis et 19 % pour la Chine 71.
  • Normes : Entre 2019 et 2024, l’Union a adopté 13 942 actes législatifs, contre 3 725 lois et 2 202 résolutions aux États-Unis selon le rapport Draghi.
  • Coût des barrières internes à l’Europe : les barrières internes au sein de l’Union sont équivalentes à des droits de douane de 45 % pour l’industrie manufacturière — soit trois fois plus qu’aux États-Unis — et de 110 % pour les services, selon le rapport Draghi.
Recommandation principale 14 : Construire une nouvelle Union de libre-échange avec le Mercosur, l’Australie, le Canada, l’Inde, et l’ASEAN.

L’Union a déjà conclu plus de 40 accords commerciaux avec plus de 70 pays et régions du monde. Le plus récent, le CETA, monte des résultats très en faveur des entreprises et salariés européens. 

Pour une vingtaine d’autres partenaires, les négociations sont finalisées, mais les procédures d’adoption et de ratification demeurent en cours. Par ailleurs, plusieurs accords additionnels sont actuellement en phase de négociation. Dans un contexte marqué par des tensions commerciales accrues, notamment avec les États-Unis, il apparaît essentiel pour l’Union de diversifier ses débouchés à l’exportation ainsi que ses sources d’approvisionnement.

Impact : Les gains à attendre d’accords de libre-échange sont bien documentés : les économistes conviennent en effet que la mondialisation fait des gagnants et des perdants, mais que les gains associés au libre-échange sont suffisants pour être redistribués de manière efficace entre tous les agents économiques. Une analyse de Lionel Fontagné et ses co-auteurs 72 aboutit à une estimation de l’ordre de 0,72 point de PIB de gain à attendre maximum pour l’Union des accords de libre-échange. Le Parlement européen 73 avait chiffré à 0,1 point le gain de PIB européen pour le seul accord avec le Mercosur.

Recommandation 15 : Instaurer un partenariat tactique vis-à-vis de la Chine : durcir nos règles, pour que celle-ci accepte des partenariats stratégiques dans certains secteurs clés.

L’excédent commercial chinois avec l’Union a doublé en 5 ans. Si la Chine dispose d’une avance technologique incontestée dans certains domaines comme les véhicules électriques, où les constructeurs bénéficient de subventions représentant jusqu’à 21 % de leur chiffre d’affaires, l’accès au marché européen lui est particulièrement critique dans un contexte de tensions commerciales avec les États-Unis et de croissance atone sur son marché intérieur. Cela constitue une opportunité pour l’Union européenne. 

Celle-ci doit assumer une position forte de négociation : en mobilisant d’une part ses instruments de défense commerciale (anti-dumping, antisubventions) au travers de taxes compensatoires dans l’automobile voire d’autres secteurs, et en ouvrant d’autre part la possibilité d’un accès au marché européen sous la forme de quotas dédiés, elle peut inciter la Chine à ajuster ses politiques et à accepter des partenariats stratégiques UE-Chine dans certains domaines clés où l’Europe est désormais en retard (dont automobile). Ces partenariats devront respecter certains critères prédéfinis : investissements directs sur le sol européen avec transfert de technologie obligatoire, actionnariat partagé à 51/49, formation de la main d’œuvre en Europe, système de contrôle public du respect des obligations avec comme sanction la fermeture de l’accès au marché européen.

Impact : La stratégie de croissance par l’investissement direct étranger est davantage étudiée pour des pays en voie de développement. Pegkas 74 estime toutefois que l’élasticité est relativement faible pour les pays européens : une augmentation de 1 point de PIB des IDE en France serait associée à un gain de PIB de l’ordre de 0,2-0,4 point. En supposant que les partenariats visent des secteurs particulièrement stratégiques, permettant des effets d’entraînement importants dans l’économie, le gain pourrait être plus important.

Recommandation 16 : Finaliser plusieurs des chantiers nécessaires à la compétitivité européenne : un marché des biens et services d’ici 2030 (éventuellement avec un premier cercle de pays volontaires) ; des équivalents européens du NASDAQ, des ARPA et LabEx ; la fin des règlementations non efficientes ; des PIIEC supplémentaires, une politique de concurrence ajustée ; et l’Erasmus universel. 

Le rapport Draghi n’a fait que révéler avec force des constats dressés depuis des décennies : un marché intérieur incomplet, des normes nombreuses et complexes, des concurrents géopolitiques hostiles, etc. 

Si les solutions sont difficiles à mettre en œuvre, elles sont connues et travaillées aussi depuis longtemps, souvent reprises dans le rapport Draghi : le marché intérieur doit être approfondi, si besoin par une première coopération d’États membres volontaires, et l’Union de l’épargne et des investissements être achevée y compris pour faire émerger des marchés d’actions européens à l’image du Nasdaq ; les obligations de reporting trop lourdes doivent être levées sans délai et un code européen des affaires adopté ; les PIIEC doivent être accélérés ; l’achat de matériaux critiques doit être davantage négocié en commun ; le Conseil européen doit pouvoir autoriser une opération interdite par la politique de concurrence, sur le fondement d’un intérêt général (souveraineté, résilience, etc.) ; l’Union doit se doter d’ARPA et de LabEx (voir la proposition 10) ; et le programme Erasmus + doit s’ouvrir à tous les jeunes, en particulier les apprentis.

Impact : Les travaux du FMI 75 suggèrent un gain potentiel de 7 points de productivité à attendre d’un approfondissement du marché européen, et d’au moins 3 points de PIB.

1.5 — Faire de la décarbonation une opportunité

Constats et chiffres
  • Émissions : Comparé à 1990, l’Europe et les États-Unis ont réduit leurs émissions de GES de respectivement 35 % et 5 %, contre une augmentation de 320 % en Chine. L’instauration de la tarification carbone compte pour beaucoup dans le résultat européen 76.
  • Investissements pour réussir la transition énergétique : entre 60 et 80 milliards d’euros supplémentaires par an 77.
  • Action publique : 200 politiques et mesures de décarbonation sont recensées pour 34 milliards d’euros, mais elles demeurent très disparates 78.

Le « Nouveau Consensus Européen » trouve dans la transition écologique un de ses défis les plus redoutables. La nécessité de décarboner nos économies n’est plus un sujet de débat, mais un impératif moral qui vient s’inscrire dans le « contretemps français », voire l’amplifier. Car si la France a, là aussi, eu raison trop tôt en misant sur une électricité bas-carbone grâce au nucléaire, elle risque d’avoir tort pendant longtemps en abordant cette transformation historique avec les mêmes faiblesses qui minent sa trajectoire économique depuis vingt ans.

Parmi ces faiblesses, une politique qui oublie d’assortir le soutien de la demande par une politique d’offre. L’essentiel de l’effort public, dispersé dans plus de 200 dispositifs, se concentre sur l’incitation à l’adoption de solutions décarbonées (achat de véhicules électriques, rénovation des logements, usage des énergies renouvelables etc.). Cette approche n’est pas systématiquement assortie de mécanismes visant à stimuler la production de ces mêmes solutions en France. Il en résulte un soutien indirect aux importations, avec un impact sur la balance commerciale, la dépendance industrielle et, paradoxalement, une aggravation de l’empreinte carbone de notre consommation. Cette approche inflationniste, qui pèse sur nos finances publiques sans renforcer notre base productive, contraste avec les stratégies offensives menées par les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act ou par la Chine, qui a conquis une position dominante sur les marchés de la plupart des technologies vertes.

Deuxièmement, l’action publique est coûteuse et son efficacité encore mal évaluée. Toute politique climatique doit tenter d’atteindre l’ambition climatique démocratiquement déterminée au moindre coût pour les citoyens, en tenant compte des objectifs de réindustrialisation et d’indépendance stratégique. La dispersion des aides s’accompagne d’un insuffisant pilotage par l’analyse coûts-bénéfices des subventions et des normes. Le coût pour la collectivité d’une tonne de CO₂ évitée varie considérablement d’une mesure à l’autre, sans que cette information ne semble constituer un critère directeur dans les choix politiques. Le refus par l’État de rechercher la politique de transition de moindre impact sociétal pose la question de son acceptabilité sociale au moment même où les citoyens constatent les sacrifices de pouvoir d’achat et d’inconfort qui leur sont demandés pour le climat.

Enfin et d’une manière générale, la politique de décarbonation n’est pas suffisamment articulée avec la stratégie économique d’ensemble. Les trajectoires définies dans la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) et la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) sont le résultat d’un exercice technique détaillé mais largement désincarné des réalités micro- et macro-économiques. Les questions de soutenabilité budgétaire, de l’impact sur l’inflation et la compétitivité, et de l’articulation avec les stratégies de nos partenaires et concurrents ne sont quasiment pas traitées ou de manière très incomplète. Les outils européens comme le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), bien qu’indispensables dans leur principe, s’avèrent dans leur forme actuelle trop limités et complexes pour protéger efficacement notre industrie, menaçant même de fragiliser les chaînes de valeur en aval et notre compétitivité à l’export, alors que nous souhaitons l’encourager.

La question n’est donc plus de savoir s’il faut décarboner ou non, mais comment le faire sans aggraver notre déclassement et nos inégalités. Aborder cet enjeu comme un simple fardeau, une contrainte à subir, serait la chronique d’un échec annoncé. La France et l’Europe doivent au contraire le transformer en un levier de compétitivité, de réindustrialisation et de croissance.

Recommandation 17 : Repenser la politique climatique avec un prix du carbone, une politique industrielle et l’ajustement aux frontières réellement incitatifs.

À l’inverse des interdictions ou des normes mal calibrées ou changeantes, la politique de tarification du carbone évite à la sphère politique d’intervenir dans les décisions stratégiques des entreprises. Elle laisse la primauté à l’économie de marché pour allouer efficacement la myriade d’efforts nécessaires à l’atteinte de l’objectif collectif au moindre coût, tout en créant un revenu fiscal permettant de réduire les inégalités si le pouvoir politique le désire. Elle doit donc être soutenue avec vigueur.

La plupart des actions de décarbonation étant des investissements de long terme (éolien, solaire, nucléaire, véhicule électrique, isolation, etc.), les tergiversations politiques instaurent une incertitude et réduisent les incitations à investir. Des outils existent pour renforcer la crédibilité et la prévisibilité des incitations : les contrats pour différence (« contract for difference »), la fixation d’un prix minimum du permis d’émission (via un prix de réserve aux enchères par exemple) ou la création d’une banque centrale du carbone.

En dépit de son rôle premier, la tarification carbone ne suffit pas pour réorienter les entreprises d’innovations carbonées vers de la recherche dans le secteur vert 79 : une politique industrielle incitative constitue une indispensable politique complémentaire, en particulier pour impulser l’innovation du secteur privé. Là aussi, une ARPA européenne, qui financerait des recherches à haut risque et à haut rendement de technologies vertes selon des critères scientifiques et économiques, permettrait d’éviter les errements du politique, qui peut subventionner des entreprises ou des secteurs par facilité, selon des informations lacunaires ou des suggestions de lobbies 80.

En parallèle, la sortie des États-Unis des Accords de Paris nous oblige à construire des instruments rétablissant une juste compétition internationale empêchant les pays moins disant de profiter industriellement de notre volontarisme climatique. Cela passe par une réforme ambitieuse du MACF pour en élargir le champ sectoriel et corriger ses défauts, la création d’un « rebate » à l’export pour ne pas pénaliser nos entreprises sur les marchés mondiaux, et la construction d’une « Coalition des Volontaires » avec nos principaux partenaires économiques pour aboutir à terme à un marché du carbone pertinent à l’échelle internationale.

Recommandation 18 : Capitaliser sur nos atouts énergétiques.

La France dispose d’une électricité parmi les moins chères et les moins carbonées d’Europe grâce à la filière nucléaire, et d’un potentiel de développement de toutes les énergies renouvelables. Cet avantage comparatif doit devenir la pierre angulaire de notre stratégie de réindustrialisation et de décarbonation. 

Il faut favoriser activement l’électrification, en particulier de l’industrie, et la production de solutions de décarbonation en Europe par des mesures de réciprocité et éventuellement de contenu local, en utilisant cet atout pour attirer les industries d’avenir (on peut penser par exemple, aux « datacenters bas-carbone », au recyclage etc.), sans oublier de mobiliser les sources d’énergie décarbonée de proximité (chaleur renouvelable et de récupération, biogaz, biocarburants…).

Recommandation 19 : Optimiser l’action publique par l’analyse coût-bénéfice.

L’efficacité de chaque euro public dépensé doit devenir un critère de pilotage de l’action publique. Il est fondamental de généraliser l’estimation du coût par tonne de CO₂ évitée afin d’arbitrer entre les différents dispositifs, d’effectuer des études d’impact préalables à l’adoption de nouvelles politiques, et d’éviter les surtranspositions de réglementations européennes. Il y a là matière à réduire davantage d’émissions pour le même coût, ou autant d’émissions pour un coût moindre.

À titre d’exemple : certaines opérations d’isolation thermique des logements peuvent coûter plus de 350 €/tCO2, alors que d’autres actions, comme le remplacement d’une chaudière au fioul par une pompe à chaleur, peuvent être beaucoup moins onéreuses, de l’ordre de 50 €/tCO2. De leur côté, la réduction du thermostat en hiver, l’usage des transports en commun ou du vélo, ou la consommation de productions locales n’ont pas fait l’objet de telles évaluations 81. Il existe ainsi un potentiel d’optimisation à mobiliser au sein de chaque secteur et entre les secteurs. 

Recommandation 20. Orienter davantage de financements vers l’investissement productif vert en mobilisant l’épargne privée. 

Avec près de 3 000 milliards d’euros de placements en assurance-vie, en épargne réglementée, et en actions, la France a les moyens de financer sa transition en mobilisant l’épargne privée. Cela requiert en premier lieu d’améliorer le ratio rendement/risque des actifs verts (notamment par une tarification du carbone), qui est un critère déterminant de l’allocation de l’épargne, et ainsi de dé-risquer les projets, d’assurer à minima leur équilibre économique et d’identifier clairement les activités relevant de la transition. 

Le rapport Draghi n’a fait que révéler avec force des constats dressés depuis des décennies.

Cela passe également par des outils comme des labels crédibles, l’accélération des dispositifs de soutien et de garantie pour les investissements des entreprises (en particulier des PME/ETI), et le soutien à de nouveaux investisseurs institutionnels, fonds de pension collectifs ou fonds sur le modèle de l’initiative Tibi dont l’action peut davantage s’inscrire sur du long terme 82.

Impact : Avec 600 milliards d’euros d’épargne (soit 10 % du stock national) de plus investie dans du capital productif (soit une hausse de 4 % du capital net), la hausse du PIB à attendre serait d’au moins 2 points, même en tenant compte de la productivité marginale décroissante du capital. 

«  La sortie des États-Unis des Accords de Paris nous oblige à construire des instruments rétablissant une juste compétition internationale empêchant les pays moins disant de profiter industriellement de notre volontarisme climatique.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

2 — Deuxième renversement : travailler davantage et être davantage à travailler

Le besoin de travail est un impératif économique et social. Travailler davantage, et être davantage à travailler, permet à la fois d’élever le PIB par habitant, d’améliorer les finances publiques, et de restituer du pouvoir d’achat, dans une période où les gains de productivité sont faibles. 

2.1 — Augmenter le taux d’emploi et la durée du travail

Constats et chiffres
  • Taux d’emploi : la France a le 7e taux d’emploi le plus faible des 27 états européens  83, en raison d’un écart considérable parmi les 55-64 ans (60,4 contre 65,2 % en moyenne) et plus faible parmi les 15-24 ans (34,6 contre 35 %). A l’inverse, la France a un taux d’emploi supérieur pour les 25-54 ans (83 contre 82,5 %).
  • Dit autrement : Si la France alignait son taux d’emploi sur celui de l’Allemagne, elle compterait 1,5 M d’emplois supplémentaires, 3,2 % de PIB en plus, et 20 milliards d’euros pour le financement de la protection sociale  84
  • Part des retraites dans le PIB : 5 % en 1960, 10 % en 1990 et 14 % en 2023, soit un quart des dépenses publiques.
  • Durée effective du travail  : la troisième plus basse de l’Union à 1673 heures pour les salariés à temps complet par an contre 1790 en moyenne européenne.
Recommandation 21 : Travailler jusqu’à 64 ans et au-delà, avec l’introduction d’un âge pivot variable.

L’âge effectif de départ à la retraite est de 62,4 ans en France, 1 an et demi de moins qu’en zone euro. Les conséquences sont multiples : déficit d’heures travaillées pour l’économie, surcroît de dépenses publiques de 2,5 points de PIB à celui relevé en zone euro, surcroît de prélèvements sur les salaires pour financer celles-ci, etc. Il n’est économiquement pas raisonnable de revenir sur la hausse de l’âge d’ouverture des droits à 64 ans, dont le coût pour les finances publiques a été chiffré à 13 milliards d’euros en 2035 par la Cour des Comptes 85.

Encourager un report de l’âge de liquidation des droits après 64 ans au minimum doit plutôt devenir une priorité. 65 ans fait en effet figure de moyenne pour l’âge légal de départ à la retraite dans l’Union européenne 86.

Cela peut d’abord passer par l’introduction d’un âge-pivot variable, dans un premier temps fixé à 64 ans, qui augmenterait graduellement en fonction de l’espérance de vie et de l’équilibre financier du système. Comme c’est la règle chez la plupart de nos voisins, une personne qui accepterait une décote d’âge pourrait liquider sa pension par anticipation (sous réserve que sa pension ne soit pas trop faible). Les décotes ont le défaut de réduire le rendement macroéconomique des mesures d’âge puisque le taux d’emploi augmentera moins fortement ; à terme, l’âge légal et l’âge d’un départ anticipé pourraient augmenter en parallèle. L’application de ces décotes permettrait par ailleurs d’accélérer la hausse du taux d’emploi permise par la réforme actuelle.

Cela passerait ensuite par une limitation du chômage comme préretraite. La dégressivité des allocations après six mois pourrait s’appliquer aux seniors, aujourd’hui exemptés. Il faut également mettre fin au « maintien des droits » entre l’âge d’ouverture des droits et l’âge de départ à taux plein qui n’incite nullement à la reprise d’un emploi. Les indemnités de licenciement, défiscalisables jusqu’à deux ans de salaire, devraient aussi être fiscalisées, tant pour les seniors que pour les autres salariés.

Rendre moins généreux le dispositif de retraite progressive, en étendant néanmoins sa durée, doit également être envisagé. Un salarié qui perçoit une partie de sa pension dès 62 ans tout en travaillant à temps partiel ne devrait pas bénéficier des mêmes droits qu’un salarié resté à temps plein jusqu’à son départ définitif. Sa pension finale pourrait être ajustée à la baisse, sauf en cas de problème médical. En contrepartie, le dispositif pourrait être étendu dès 60 ans si son coût pour les finances publiques est neutralisé, avec la possibilité pour les branches ou les entreprises de le bonifier via des accords. 

Il faut enfin recentrer les dispositifs de carrières longues, d’usure et de départs anticipés pour limiter les effets d’aubaine. Cela suppose de mieux prendre en compte la durée réellement cotisée, en étendant le critère de 43 à 45 ans et en limitant les trimestres validés sans cotisations effectives, et de renforcer les départs pour inaptitude ou incapacité avérée. Un meilleur suivi médical à partir de 50 ou 55 ans permettrait d’anticiper les situations de fragilité.

Impact : Par rapport aux pays européens à haut taux d’emploi des séniors, la France a un déficit de l’ordre de 1,0-1,3 millions d’emplois entre 60 et 64 ans, et de 0,4-0,7 millions entre 65 et 69 ans. Ce potentiel de hausse de 6 % de l’emploi total entrainerait une hausse du PIB de l’ordre de 3 % sur un horizon de 10-15 ans (sous l’hypothèse d’une moindre productivité marginale des emplois maintenus). En parallèle, les finances publiques bénéficieraient des moindres dépenses de pensions.

Recommandation 22 : En parallèle de ces efforts demandés aux actifs, réduire dès maintenant les besoins de financement du système de retraites.

Si les prestations retraites étaient historiquement faibles et versées à partir d’un âge élevé et proche de l’espérance de vie d’alors (65 ans), le système a été rendu plus généreux au fil d’une démographie plus favorable, jusqu’à la retraite à 60 ans en 1983. En dépit du durcissement des règles à partir de 1993, le poids des retraites dans le PIB a explosé, du fait de la démographie et d’indexations automatiques. Résultat : il n’est plus possible d’assurer à la fois un âge de départ précoce et des pensions élevées.

Ce choix de société pèse sur le pouvoir d’achat, le coût du travail et la capacité à financer d’autres dépenses publiques et sociales, par effet d’éviction de l’impôt. Ce choix est financé par l’argent public : l’effet des cotisations retraite sur le coût du travail oblige à de lourdes exonérations sur les bas salaires, que l’État rembourse aux caisses de retraite, et de nombreuses dépenses dites de solidarité sont prises en charge par les Fonds de solidarité vieillesse et les branches famille, chômage ou maladie. Enfin, le déséquilibre des régimes de retraite de la fonction publique est pris en charge par les employeurs sous forme de cotisations exorbitantes, décorrélées des droits futurs des agents. 

Réduire les besoins de financement du système de retraites pourrait permettre de baisser les cotisations supportées par les salariés et leurs employeurs, ou bien de financer l’amorçage d’un fonds de capitalisation. Plusieurs leviers sont actionnables :

  • Réduire la générosité intrinsèque du système et aligner la fiscalité des retraités sur celle des actifs. Un premier levier serait de ne plus calculer la pension du régime général sur les « 25 meilleures années » mais sur 30 ou 35, ce qui diminuerait le taux de remplacement. De même le désormais très connu abattement à l’IR sur les pensions de retraite pourrait être supprimé, et le taux de CSG sur les pensions être progressivement aligné sur celui des actifs, voire davantage, pour financer les dépenses de santé élevées des seniors. 
  • Revoir certains dispositifs de solidarité mal ciblés. La DREES 87 chiffre ainsi à 20 milliards d’euros les dépenses de solidarité bénéficiant aux 25 % de retraités les plus aisés. 
  • Réformer l’indexation des pensions. Comme le relèvent les organisations internationales, les indexations quasi-automatiques sont néfastes à la bonne gestion des finances publiques, en ce qu’elles alourdissent automatiquement chaque année les dépenses sans pouvoir assurer à l’avance qu’elles seront finançables. Un gel des pensions pendant plusieurs années permettrait ainsi un redressement des comptes en demandant un effort aux retraités actuels — qui n’ont pas été concernés par la réforme de 2023 — tandis qu’une indexation minorée stabiliserait les dépenses à terme. Un comité d’experts pourrait décider de la revalorisation des pensions en fonction de la situation courante et prévue des comptes (sans descendre au-dessous d’un certain plancher, par exemple 85  % du niveau de vie des actifs).

Impact : Le potentiel d’économies/hausses de prélèvements est de l’ordre de 1 point de PIB au bout de 10 ans, avec un effet sur l’activité récessif à court terme, mais neutre voire positif à moyen terme.

Recommandation 23 : Permettre à chacun de se constituer un « patrimoine retraite » en étendant la capitalisation.

Le modèle par répartition a l’avantage bénéficier aux affiliés du régime de la croissance économique du pays, qui est déterminée par sa démographie et sa productivité. Il a aussi eu l’avantage historique de permettre le versement des prestations immédiatement à partir des cotisations collectées, et de permettre aux Français de participer au capital des entreprises françaises. Son principal inconvénient est qu’il ne permet pas de diversifier le risque macroéconomique et démographique français, alors que son taux de rendement interne se dégrade fortement.

Introduire une dose de capitalisation permettrait de faire bénéficier les salariés d’un surcroît de rendement, qui correspond essentiellement au différentiel positif entre la croissance mondiale et la croissance française. Cette introduction peut se faire en suivant deux approches non exclusives l’une de l’autre : 

  • étendre les dispositifs permettant de constituer une retraite additionnelle par capitalisation : par exemple, dès que l’entreprise en a les moyens, en fléchant 50 % de l’intéressement et de la participation sur des plans de retraite collectifs ou l’exonération d’impôt sur le revenu lors du départ à la retraite du PER individuel ou collectif si l’exonération n’a pas eu lieu à l’entrée) ;
  • engager une substitution progressive d’une part de la retraite par répartition, par de la capitalisation : cela via un fonds de capitalisation, qui générerait des rendements du capital suffisants pour baisser les taux de cotisations en maintenant le niveau des pensions. Il nécessiterait néanmoins une phase d’amorçage importante, qui pourrait être financée par une réduction de la dépense de retraite actuelle évoquée dans la recommandation 22).

Impact : La constitution d’épargne retraite de capitalisation, placée dans des fonds bénéficiant de la performance de l’économie mondiale, augmenterait le revenu national de l’écart de taux d’intérêt nominal entre la France et le reste du monde, soit environ 3 points de pourcentage. Ainsi un fonds de capitalisation calibré à 100 milliards d’euros, équivalent aux PER collectés depuis 2018, apporterait 3 milliards d’euros par an, soit 0,1 % du PIB à horizon de 10-15 ans. Les bienfaits de cette mesure ne seraient sensibles qu’à bien plus long terme.

Recommandation 24 : Recentrer l’enseignement supérieur sur des parcours lisibles et favorables à l’insertion professionnelle, notamment en modulant les financements publics en fonction des débouchés effectifs.

Le taux d’emploi des jeunes (16-29 ans) est très inférieur à celui d’autres pays comparables, avec un écart de plus de 10 points avec l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Les « NEETs » est ainsi, pour la France, un sujet éthique, économique et social majeur.

La première solution passe par la refondation de la formation initiale (voir Recommandation 1). D’autres, essentielles mais subséquentes, relèvent de la capacité des entreprises à être compétitives et donc embaucher (voir Partie 1), du logement (voir Recommandation 27) — ainsi que de l’apprentissage, la formation continue, etc.

Le système d’enseignement supérieur, avec son grand nombre de formations mal orientées, conduisant à des parcours longs, peu cohérents avec les besoins économiques et débouchant sur des insertions tardives ou décevantes, fragilise également leur entrée sur le marché du travail et alimente la frustration des étudiants.

Après les crises récentes, les dépenses françaises, loin de se normaliser, continuent de croître plus vite que l’activité et les revenus, même hors intérêts de la dette.

Il est d’abord nécessaire de valoriser les formations assurant un débouché professionnel, y compris celles plus courtes, y compris en instituant des passerelles entre formations générales et professionnelles comme en Suisse. Ainsi, les fonds publics aux formations ou aux structures devraient pouvoir être modulés et dépendre du taux de réussite au diplôme et d’insertion professionnelle (mesurée, par exemple, à 12 mois et supérieure à 50 % sur les deux dernières promotions hors poursuite et abandon). 

Dans un second temps, une refonte des formations pourrait être engagée, à partir de la transparence totale des résultats (taux de réussite, taux d’abandon, taux d’insertion à 6 et 12 mois), des données des branches sur l’évolution des métiers, et un mécanisme de co-responsabilité entre les branches professionnelles et les certificateurs publics et privés pour décider de référentiels d’activité et de compétences, d’évaluation et de formation.

L’enseignement professionnel doit de son côté également se rapprocher de l’entreprise. Si des réformes volontaristes ont fait passer le nombre d’apprentis de 250 000 à 800 000 entre 2017 et 2025, les lycées professionnels en ont en effet été largement exclus, en dépit de leurs 650 000 élèves et d’un taux de décrochage trois à quatre fois supérieur à celui de l’enseignement général pour un coût de 20 milliards d’euros. En parallèle d’une mobilisation des pouvoirs publics à la suite de la réforme de 2023, les entreprises devraient être encore davantage représentées dans les conseils d’administration des lycées professionnels et dans la transition « formation-emploi » de la dernière année d’études.

Impact : L’impact est en partie pris en compte dans les recommandations sur la formation et sur l’innovation.

Recommandation 25 : Augmenter la durée du travail des personnes en emploi par un choc d’heures supplémentaires et complémentaires.

La réglementation relativement rigide du temps de travail en France et limite les marges de manœuvre pour adapter les horaires aux besoins réels de l’activité et aux souhaits des salariés. Si des accords collectifs ont introduit des souplesses, une partie des salariés à temps partiel ne peut travailler davantage, d’autant que les dispositifs d’exonération sur les heures supplémentaires n’incitent pas les employeurs à y recourir en raison des modalités de calcul.

Dans ce contexte, plutôt qu’une évolution de la durée légale du travail, c’est la levée des freins existants qui doit permettre une augmentation effective du volume d’heures travaillées. 

Il conviendrait d’abord de renforcer la capacité des entreprises à adapter le temps de travail à leurs besoins, en leur permettant par accord de définir leurs seuils de déclenchement des heures supplémentaires, qu’il s’agisse du volume hebdomadaire (35 heures) ou annuel (1607 heures), ainsi que pour les forfaits en jours (218 jours). Il pourrait être également pertinent d’abroger le principe du contingent d’heures supplémentaires qui impose de consulter le CSE et d’accorder des repos compensateurs supplémentaires, d’introduire pour les salariés un « droit aux heures supplémentaires, qui ne serait pas opposable, mais obligerait l’employeur à motiver le refus (sur le modèle du temps partiel) — mais aussi de transformer par accord des jours fériés en temps travaillé et rémunéré.

D’autres mesures techniques peuvent être également appliquées, qu’elles permettent de sortir les heures supplémentaires de l’assiette de rémunération servant au calcul du taux de cotisations employeur et de la prime d’activité et encore de réduire les effets de bord pour l’employeur du passage de temps partiel à temps plein. 

Impact : Le potentiel de hausse d’heures travaillées par les personnes en emploi salarié à temps complet est de l’ordre de 8 % 88. Sous l’hypothèse d’une moindre productivité des heures supplémentaires, l’impact positif à attendre sur le PIB serait de 2,5 points.

«  Parce que notre pays ne peut pas se tenir à l’écart d’un consensus européen favorable à la réallocation des ressources en faveur de l’innovation et de la production et, in fine, à l’intérêt des Français, nous les pensons prêts à suivre cette nouvelle politique économique.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

2.2 — Revaloriser le travail

Les prélèvements sociaux et fiscaux obligatoires portant sur le salaire sont plus élevés en France que dans les pays comparables. Si une partie des prélèvements sur le travail apporte au salarié des droits au chômage ou d’assurance vieillesse, le restant (impôt sur le revenu, CSG, cotisation maladie et cotisation famille) finance des prestations et services publics bénéficiant à toute la population. Cet impôt sur le travail est négatif au niveau du SMIC (du fait de l’addition de la prime d’activité et des allègements de cotisation), fortement croissant jusqu’à 1,6 SMIC, et atteint plusieurs dizaines de points de salaire brut au-delà de 3,5 SMIC, un niveau plus élevé que dans les pays comparables. Cette distorsion induite par la courbe décroissante des allégements généraux génère une trappe à bas salaires au niveau du SMIC. 

Cette imposition du travail a deux effets pervers : d’une part, elle augmente le coût du travail pour les entreprises, notamment celui du travail qualifié, ce qui va à rebours de l’objectif de promotion de l’innovation et de la montée en gamme des activités. D’autre part, elle réduit le gain monétaire au travail pour les actifs, et le gain à l’acquisition de compétences.

Recommandation 26 : Basculer vers la TVA plusieurs points de prélèvements acquittés par les employeurs sur le travail.

« Basculer » certains prélèvements qui s’appliquent au salaire vers d’autres assiettes permettrait de dégager de 30 à 50 milliards d’euros en faveur des actifs. Cette baisse porterait préférablement sur les cotisations famille (35 milliards d’euros) ou maladie (78 milliards d’euros), qui sont à la fois progressives et acquittées par l’employeur. L’assiette fiscale qui pourrait se substituer au travail serait la consommation, à travers la TVA, la France ayant l’un des taux effectifs de TVA parmi les plus faibles d’Europe (9,7 % en 2019). 

La baisse des taux de cotisations pourrait être uniforme sur toute l’échelle des salaires, ou porter davantage sur la tranche de salaires où les prélèvements sont davantage progressifs, entre 1 et 3,5 SMIC. 

La bascule cotisations-TVA devrait s’accompagner d’un cycle de négociations salariales obligatoires dans les branches et entreprises afin de répartir la baisse de la fiscalité sur le travail entre employeur et salarié en fonction de la situation économique des entreprises. Les employés verraient ainsi leur pouvoir d’achat renforcé.

Impact : un point de PIB de TVA sociale (ou de CSG sociale) augmenterait le PIB de 0,5 % et créerait 250 000 emplois au bout de 10 ans, avec toutefois un effet récessif à court terme (DGTrésor, modèle Mésange).

Recommandation principale 27 : Revenir à une moyenne de 500 000 constructions de logements par an et encourager la location avec un « bail 100 % flexible ».

Particulièrement pénalisante pour les salariés, la crise du logement se résume en quelques chiffres : la France est passée de 496 000 constructions autorisées en 2017 à 295 000 en 2023, pendant que la part du loyer dans le revenu représente 4 fois ce qu’il comptait en 1963 ; en parallèle, notre pays dépense 40 milliards d’euros pour le logement, soit 15 de plus que l’Allemagne. 

Déverrouiller ce secteur est devenu une urgence économique et sociale. La recherche permet d’esquisser deux pistes : certaines politiques publiques, centrales dans l’organisation actuelle du système, ont des effets contreproductifs — à commencer par l’encadrement des loyers, qui favorise la pénurie et la détérioration de la qualité des logements et la réduction de la mobilité 89, et les aides aux logements, qui bénéficient pour l’essentiel aux propriétaires 90 ; en miroir, construire davantage, même des logements destinés aux déciles supérieurs, permet de baisser les loyers, y compris des moins aisés 91.

En partant de ces constats, plusieurs pistes peuvent être envisagées en faveur de la construction : dans un premier temps, des incitations fiscales ou financières pour les communes engagées dans un objectif de densification, voire la modulation d’une partie de la dotation globale de fonctionnement en fonction des permis de construire délivrés, ainsi que la délivrance automatique des permis de construire sous trois mois dans les zones tendues. Il semble aussi indispensable de réévaluer l’impact des normes adoptées depuis dix ans. Inspirée et prolongeant les politiques de provinces canadiennes, la création d’un « bail 100 % flexible » permettrait aux bailleurs et locataires de choisir librement la durée et les modalités de sortie, afin d’ajuster offre et demande. L’achat par les locataires de leur logement social doit être encouragé, y compris en modulant une partie des subventions aux bailleurs selon le taux de vente et une partie du loyer en fonction des revenus. Enfin, une fois le marché déverrouillé, limiter et fusionner les aides au logement dans une allocation sociale unifiée (logement, famille, minima) sera à la fois plus lisible et plus juste. 

Impact : Le chiffrage est difficile, non pas tant pour les gains directs pour la filière que pour les gains indirects (meilleure allocation des emplois et des compétences, recettes fiscales afférentes, consommation moins contrainte, réduction du sentiment de déclassement, etc.). À partir de chiffres de la FFB, le MEDEF 92 évaluait à 1 point de PIB le gain lié à la construction de 500 000 logements et la rénovation de 500 000 autres.

Recommandation 28 : Favoriser la détention d’actions par les salariés.

Le pouvoir d’achat demeure une source d’un vif sentiment d’insatisfaction, en dépit d’un partage de la valeur ajoutée plus équilibré en France que dans les autres pays. C’est pourquoi il convient d’encourager la détention d’actions sur la durée, permettant aux classes moyennes de tirer parti de la croissance mondiale. En parallèle, les entreprises et l’innovation françaises bénéficient de financements sous-optimaux : la moitié des sommes versées au titre du partage de la valeur font l’objet d’un déblocage immédiat, l’autre moitié étant essentiellement placée dans des comptes trop liquides pour bénéficier d’un rendement actionnarial. 

Afin de renforcer la détention d’actions par les salariés, plusieurs leviers peuvent être activés : flécher au moins 50 % de l’intéressement et de la participation vers de l’épargne longue (bloquée au moins 8 ans, contre 5 ans aujourd’hui), inciter les entreprises via leurs PEE et PERCO, à allouer par défaut au moins 50 % des versements en actions.

Impact : un impact macroéconomique positif apparaîtrait dans la durée, du fait du changement de gouvernance et de l’amélioration de la productivité.

«  Il est également possible d’ouvrir un droit d’expérimentation, en laissant aux territoires la possibilité d’adapter leur fonctionnement collectif aux contextes locaux.  » Image  : Massinissa Selmani, Serie Maquettes, 2015 – 2016. Courtesy de l’artiste et Selma Feriani Gallery (Tunis / Londres). © ADAGP Paris.

3 — Troisième renversement : mettre la puissance publique au service de l’économie

3.1 — Aligner l’efficacité de la puissance publique sur la moyenne européenne

Constats et chiffres
  • Déficits : la France est le seul pays d’Europe à ne pas avoir réussi à diminuer une seule fois ses dépenses publiques de manière structurelle (de 2 à 3 points de PIB sur cinq ans) 93.

Il ne peut être question ici de s’engager dans le débat idéologique « plus d’État / moins d’État ». Il ne peut pas être non plus question de rentrer dans le détail des 80 missions de l’État telles que catégorisées par Eurostat. 

Notre parti pris ici est simple : en posant à plat les chiffres, comparer la structure de dépenses publiques de la France avec la moyenne de l’Union européenne et isoler les écarts les plus importants.

L’écart entre la France et la moyenne européenne est particulièrement important :

  • Positivement, pour les fonctions retraites, santé et chômage (les «  affaires économiques  » intégrant des politiques très disparates). Toutes choses égales par ailleurs, les réformes et efforts budgétaires doivent y être concentrés en priorité. Cela justifie en particulier nos propositions relatives aux retraites (recommandations 21 à 23), au logement (27), et à la santé (32).
  • Négativement, pour les fonctions transports et la recherche. Toutes choses égales par ailleurs, des investissements supplémentaires doivent y être engagés en priorité. Cela justifie en particulier nos propositions relatives au « choc TIMSS » (recommandation 1), à la recherche (8 à 13) et à la décarbonation (17).

En parallèle, il est possible de comparer à grands traits les structures administratives françaises à celles de nos voisins, à commencer par la part de l’emploi public.

Si ces données doivent être prises avec prudence, au regard de l’hétérogénéité des systèmes, elles constituent néanmoins une approche pertinente pour comparer les pays européens. Cet écart français s’applique également en haut de la pyramide administrative et politique.

Enfin, la France est à la fois le pays qui compte le plus de communes en Europe (34 956 en 2022, soit 37 % du total), le 3e plus grand nombre de départements ou équivalent après l’Allemagne et l’Italie (101, contre 401 et 115), et le 2e plus grand nombre de régions après l’Allemagne (14 contre 16). Rapporté au nombre d’habitants, notre pays a le nombre de collectivités le plus élevé après la Slovaquie, la Tchéquie, la Grèce et Chypre. Ce grand nombre de parties prenantes rend l’action peu lisible et peu efficiente.

Ces écarts avec les moyennes européennes pourraient se justifier si elles conduisaient, parallèlement à de résultats économiques meilleurs, à une qualité de service nettement supérieure à celle de nos voisins. Cependant, les Français font partie des Européens les moins satisfaits de leurs services publics 94.

Recommandation principale 29 : Aligner la structure des dépenses publiques, et les nombres d’agents publics, de fonctions gouvernementales, et de collectivités sur les moyennes européennes. 

En théorie et pour se ranger dans les moyennes européennes, cela suggère de viser : 

  • une réduction des dépenses publiques de 8 points de PIB (partie 3.2.) ;
  • une réallocation des dépenses publiques des retraites, du logement et de la santé vers la recherche, les transports et l’enseignement ; 
  • une réduction du nombre d’agents publics d’environ 1,5 million ;
  • une réduction du nombre de ministres de 12 ;
  • une réduction du nombre des collectivités de 20 385 (essentiellement des communes) ;
  • une hausse de la satisfaction des usagers de 7 points, mesurée dans l’Eurobaromètre.

Les recommandations suivantes peuvent contribuer à ce réalignement de la France sur les moyennes européennes.

Impact : Les recommandations 29 et 30 procureraient des gains d’efficience permettant de maintenir la production de services publics inchangée, en diminuant de 10 % les effectifs des agents. 600 000 emplois seraient ainsi susceptibles d’être créés ailleurs : même en supposant une moindre productivité pour ces emplois, cela représenterait un potentiel de hausse de l’activité d’au moins 1 point de PIB. Du côté des finances publiques, un tel effort conduirait à une économie de 10 % de la masse salariale, soit 25 milliards d’euros ou 0,9 point de PIB (hors pensions publiques).

Recommandation 30 : Concentrer la garantie d’emploi à vie sur les missions régaliennes. 

Le statut général de la fonction publique demeure fermé et relativement uniforme, malgré la loi de transformation de 2019. En dépit de ces évolutions, le poids des agents contractuels dans la fonction publique française (22 %) reste très en deçà du taux allemand (60 % en 2020), italien (85 %) ou espagnol (47 %). 

Sans casser ce statut, une solution pourrait être de le modulariser : comme en Suède dans les années 1970, en Suisse dans les années 1990, au Portugal à partir de 2006, concentrer la garantie d’emploi à vie sur les missions régaliennes ou sensibles, et introduire ailleurs davantage de flexibilité par l’embauche en CDD ou en CDI de droit privé. Ce qui permet, en retour, des rémunérations et une progression en cohérence avec la performance évaluée, et de remplacer la logique de corps par celle du métier.

Le modèle espagnol peut également servir d’inspiration : la loi de finances publiques y fixe annuellement et pour l’ensemble des administrations le taux de remplacement des contrats d’emploi public arrivés à échéance et le seuil maximal de créations d’emplois publics 95. De cette manière, 50 % des nouveaux recrutements d’ici 2030 pourraient être effectués en contrat ou sous nouveau statut, contre environ 20 % aujourd’hui.

Recommandation 31 : Réunir des collectivités territoriales et leurs responsabilités.

Sans revenir sur les mérites et les limites des nombreux rapports et travaux traitant de l’organisation territoriale publique, citons parmi les propositions les plus récentes et par degré de radicalité : la clarification des compétences (rapports Woerth), la suppression des départements urbains au profit des métropoles 96, la fusion des régions et des départements 97, ou la création de 900 « bassins de vie » à la place de 46 000 structures locales 98

L’Europe change. La France, ses gouvernants comme les électeurs, n’ont pas choisi cette voie.

De manière moins radicale, il est également possible d’ouvrir un droit d’expérimentation, en laissant aux territoires la possibilité d’adapter leur fonctionnement collectif aux contextes locaux — et de nommer par exemple des chefs de file institutionnels chargés de piloter l’action publique sur tel ou tel projet. 

Impact : Le rapport Ravignon 99 chiffre à 7,5 milliards d’euros le coût de l’enchevêtrement des compétences. Une amélioration d’au moins 20 % semble raisonnable, ce qui permettrait d’économiser 1,5 milliard d’euros pour les finances publiques — et davantage encore si des vraies réallocations étaient faites, comme le retour au nombre d’agents des collectivités territoriales au niveau des années 2010, soit 100 000 agents de moins pour 4,1 milliards d’euros par an 100. L’effet sur l’activité économique recoupe de son côté celui donné à la recommandation 6.

Recommandation 32 : Piloter le système de santé (aussi) par des chiffres.

La part que la France consacre à la santé se place au troisième rang des pays de l’OCDE. En parallèle, le reste à charge des ménages y est le plus faible des mêmes pays. Le vieillissement démographique devrait encore peser sur ce système : en 2030, 1 prise en charge sur 3 devrait être consacrée aux aînés, avec des coûts afférents en forte hausse. 

Si tout l’organisation de la santé en France ne peut être couverte ici, quelques pistes sont à considérer : 

  • Ajuster les politiques publiques aux statistiques médicales : les bases de données concernant les hospitalisations et les remboursements de l’Assurance Maladie, à l’hôpital comme en ville, sont désormais accessibles. Elles doivent ainsi permettre d’appliquer finement une partie des quelques 20 milliards d’euros de recommandations de la Cour des Comptes 101, sur la lutte contre les fraudes, la généralisation des médicaments génériques, la réduction du transport sanitaire, la prise en charge des dialyses, etc. mais aussi d’identifier les cas où le reste à charge pourrait s’approcher de la moyenne européenne (de 9,2 à 14,2  %) par un système de franchise. 
  • Appliquer « l’indice d’efficacité de la dépense publique » : chaque euro alloué doit l’être selon son meilleur impact. Plusieurs politiques peuvent être appliquées à cette fin : le paiement à la capitation (au forfait plutôt qu’à l’acte) proposé aux généralistes baisserait les prescriptions de 30  %, soit 15 milliards d’euros ; la maîtrise de l’organisation interne rendue aux hôpitaux, et la suppression d’une partie des 300 structures à l’activité trop faible et donc plus risquée, permettrait également de redéployer 10 milliards d’euros.

Impact : si les effets attendus d’un tel changement de gouvernance seraient une baisse des dépenses publiques (à qualité de soin inchangée) et une amélioration des services publics de santé (avec un effet sur la productivité), aucun chiffrage précis ne peut être donné en raison du grand nombre de paramètres.

3.2 — Se donner de nouvelles marges de manœuvre

Constats et chiffres
  • Dette : 1994  : 14e pays le moins endetté sur les 15 de l’Union européenne ; 2004  : 5e pays le plus endetté sur 15 ; 2024  : 3e pays le plus endetté sur 27.
  • Dépenses publiques  : 57 % du PIB en 2024, 8 points de plus que pour la moyenne des pays de l’Union, 8,5 de plus que dans la zone euro.
  • Seuil de déficit public en deçà duquel le ratio d’endettement cesse d’augmenter : 2,5 % (en prenant une croissance de 1  %, une inflation de 1,5  %, et une dette initiale de 113 % du PIB).

Après les crises récentes, les dépenses françaises, loin de se normaliser, continuent de croître plus vite que l’activité et les revenus, même hors intérêts de la dette. Une partie importante des dépenses est en effet rigide, gagée par des engagements pluriannuels, des mécanismes d’indexation, ou des facteurs démographiques. Par contraste, les revenus fiscaux s’érodent avec les indexations des barèmes sur l’inflation et le jeu des niches fiscales, conduisant tendanciellement à un creusement du déficit. Et les bonnes surprises sur les recettes, bien que temporaires, ont tôt fait d’être consommées par des hausses pérennes de dépense.

La France n’est ainsi jamais parvenue, au contraire de pays comparables, à stabiliser ses dépenses. Ce « mal français » n’est pas seulement un enjeu budgétaire ou de risque financier : si les Pays-Bas visent une croissance 2 fois plus élevée que la France en 2025, le Portugal 3 fois plus, la Grèce 4 fois et le Danemark 6 fois, c’est aussi qu’ils ont baissé leurs dépenses publiques de 5 à 10 points en 15 ans.

Recommandation principale 33 : Inscrire un plafond chiffré des dépenses de l’ensemble des administrations publiques dans la loi de programmation des finances publiques et le rendre contraignant.

Inscrire un plafond chiffré des dépenses publiques dans la loi de programmation des finances publiques, et non plus seulement des limites partielles sur des agrégats restreints (PDE, ONDAM), obligerait les pouvoirs publics à planifier conjointement leurs politiques dans le respect d’une enveloppe prédéfinie — par exemple, un certain pourcentage en dessous de la croissance potentielle. Ce cadre serait consolidé par une règle organique imposant une correction automatique en cas de dépassement. 

De nombreux pays ont adopté des règles de dépense de ce type (la Suède et son plafond de dépense, la Suisse et son frein à l’endettement). De cette façon, il peut être espéré une croissance annuelle des dépenses publiques primaires inférieure à celle de la croissance nominale du PIB. 

La loi de programmation des dépenses pourrait avoir une portée plus impérative, quand le Parlement peut encore voter aujourd’hui des budgets annuels non conformes aux trajectoires pluriannuelles : ainsi tout projet de loi de finances devrait justifier sa conformité aux plafonds fixés, et le Haut Conseil des finances publiques disposerait d’un pouvoir d’alerte en cas d’écart. En exécution, des crédits seraient mis en réserve en début d’année afin de garantir le respect du plafond en fin d’exercice, avec possibilité d’annulation en cas de menace de dépassement. 

Impact : Une consolidation budgétaire de 1 point de PIB améliore le taux d’intérêt souverain d’environ 20 points de base selon le FMI — ce qui a pour conséquence de faire diminuer la charge d’intérêt et d’améliorer les conditions de financement du secteur privé. Mais le gain des recommandations 33 et 34 est surtout de restaurer la crédibilité budgétaire et de réduire le risque de crise : compte tenu de l’expérience de la crise de la zone euro, les taux d’intérêt français pourraient en effet augmenter d’environ 200 points de base, rendant la dette insoutenable. 

Recommandation 34 : Rééquilibrer sans délai et de manière pérenne les comptes de l’État, des régimes sociaux et des collectivités territoriales.

Cet équilibre ne pourra être atteint que par un effort collectif porté comme une priorité politique, doublé d’engagements publics contraignants. Par exemple : de la part du Gouvernement, ne plus acter de dépense nouvelle sans en supprimer d’anciennes ; du Parlement : consacrer deux fois plus de temps dans le calendrier parlementaire à l’analyse des résultats qu’au vote du budget).

Concernant l’effort budgétaire, complémentaire des réformes de structure présentées dans ce document, et sans les reprendre nécessairement à notre compte, plusieurs propositions de rapports récents permettent d’identifier plus de 50 milliards d’euros d’économie (Tableau 1) — soit 1,7 point de PIB permettant de se rapprocher de manière crédible et pérenne de la cible de 3 % de déficit.

Dans cette perspective de réduction des dépenses, il est indispensable d’associer les agents. Plusieurs solutions sont envisageables : un objectif d’économies par ministère et administration et une prime d’intéressement versée aux agents quand l’objectif est tenu ; l’intégration de critères d’efficience et de résultats atteints dans l’évaluation annuelle des agents et une part de la rémunération variable des managers, sous condition de maintenir la qualité du service.

Recommandation 35 : Évaluer d’ici 2030 au moins 80 % des normes et appliquer une clause d’extinction à chaque nouveau texte adopté. 

À l’inverse du Canada, où les ministères et organismes fédéraux doivent évaluer la totalité de leurs dépenses de programmes selon un cycle quinquennal, ou du Royaume-Uni, où des Comprehensive Spending Reviews sont menées tous les 3 à 5 ans pour déterminer les priorités de la dépense publique, la France se distingue par une évaluation des politiques publiques « insuffisante » (Cour des Comptes, 2022). 

Notre pays gagnerait à se doter d’une structure d’évaluation disposant d’équipes dédiées à l’examen de la performance des programmes publics, sur le modèle du National Audit Office britannique ou du Conseil du Trésor du Canada. Une telle instance pourrait être placée sous l’autorité du Premier ministre, du Parlement, ou être indépendante avec l’appui de la Cour des comptes et des inspections générales. En parallèle, une réforme du Règlement de l’Assemblée nationale pourrait également utilement obliger à joindre des clauses d’extinction ou de réexamen (« sunset clause ») pour les dispositifs créés ou prolongés : en l’absence d’évaluation positive après une période donnée, la norme est automatiquement abandonnée et le financement afférent redéployé. Au moins 80 % des politiques seraient ainsi réévaluées d’ici 2030.

Impact : Le gain de croissance recoupe à terme la recommandation 6.

*

L’Europe change. Des dizaines de pays européens, de la Suède dans les années 1990 au Portugal dans les années 2010, en passant par l’Allemagne au début du siècle et au Danemark de manière répétée, ont tous profondément transformé leurs modèles économiques et sociaux pour les rendre plus efficaces. Se faisant, ils se sont donné les moyens, sans le prévoir, de faire face au mur d’investissements qui se dresse devant l’Europe. 

La France, ses gouvernants comme les électeurs, n’ont pas choisi cette voie. Mais parce que chacun y a intérêt, et parce que notre pays ne peut pas se tenir à l’écart d’un consensus européen favorable à la réallocation des ressources en faveur de l’innovation et de la production et, in fine, à l’intérêt des Français, nous les pensons prêts à suivre cette nouvelle politique économique. Ces quelques propositions contribuent ainsi, modestement, à mettre un terme à ce contretemps français. 

« Tout est prêt. Les pires conditions matérielles sont excellentes. »
André Breton

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28.08.2025 à 06:00

Le fantasme américain face à l’hégémonie chinoise : géopolitique des minéraux critiques

Matheo Malik

Washington a une obsession : gagner la guerre technologique avec ses propres ressources.

En développant une stratégie de réduction des risques, l’Union est plus prudente.

Mais ces deux stratégies pourraient être vouées à l’échec : la domination chinoise dans le domaine des minéraux critiques est tout simplement trop importante.

En repartant de ce constat, une politique réaliste doit savoir articuler résilience et asymétrie.

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Texte intégral (8871 mots)

Alors que la Chine exerce une influence prépondérante sur les chaînes d’approvisionnement mondiales en minéraux critiques — notamment dans les segments intermédiaires — on présente souvent la solution pour retrouver un degré de contrôle autour d’un dilemme : le découplage (decoupling) ou la réduction des risques (de-risking102. Mais dans le cas des minéraux critiques, le découplage est impossible pour une raison simple : la domination chinoise y est tout simplement trop importante. Le cadre de la réduction des risques, couramment utilisé en Europe et aux États-Unis, trouve une certaine pertinence — mais il reste insuffisant en soi.

Si les approches européenne et américaine restent, à partir de 2025, potentiellement cohérentes à certains égards, l’attitude américaine centrée sur elle-même complique une coopération éventuelle — rendue impérative compte tenu de la nature et de l’ampleur de la domination chinoise.

Pour rétablir une vision réaliste, il faut repartir des données brutes.

Pékin détient en moyenne les deux tiers de la production ou du raffinage des principaux minéraux critiques 103 tels que le lithium, le graphite, le cobalt, le nickel, le cuivre, ainsi qu’une part excédant les 90 % 104 pour les terres rares. 

En 2023, 94 % des importations de terres rares par l’Union provenaient de la Chine, de la Malaisie et de la Russie réunies. Elle dépendait de la Chine pour 99 % du magnésium importé, environ deux tiers du germanium, et 79 % du gallium (pour ce dernier, la Russie arrivait en deuxième position avec 13 %). Même dans les cas où la situation peut paraître moins criante, comme dans le cas du graphite naturel, où l’Union dépend de la Chine à un taux de 29 % 105 (sur un total de 76,786 kg), en y regardant de plus près, on voit qu’elle dépend de la Chine à 73 % 106 pour les importations de graphite artificiel, qu’elle importe en quantité plus importante (155,175 kg au total). Au total, la Chine était le principal partenaire pour 10 des 14 produits listés par la Commission européenne 107.

Pour les États-Unis, la situation est du même ordre. En 2022, ils dépendaient à plus de 50 % des importations pour 51 minéraux. Selon le United States Geological Survey 108, la Chine était le premier fournisseur pour 17 d’entre eux, et figurait parmi les trois premiers pour 24. 

Les puissances occidentales ont pris conscience assez brutalement 109 de leur dépendance à la Chine dans le domaine des minéraux aujourd’hui qualifiés de « critiques ». Plusieurs gouvernements ont ainsi pris la mesure des limites d’une stratégie d’approvisionnement fondée sur le libre marché, privilégiée depuis les années 1980. Sous le paradigme néolibéral de la mondialisation, l’atteinte des objectifs de sécurité d’approvisionnement en matière de ressources naturelles a été reléguée aux forces du marché, entraînant ainsi une internationalisation croissante des marchés, une financiarisation accrue et une reconfiguration des chaînes d’approvisionnement orientée vers la maximisation des profits et de la valeur actionnariale. Parallèlement, les progrès en matière de normes sociales, environnementales, et liées aux droits des peuples autochtones, ont contribué à la transformation de la structure des incitatifs qui a mené à la délocalisation 110 des activités minières et de raffinage à l’extérieur de l’Occident et vers la Chine.

Face à ces réalités, plusieurs gouvernements occidentaux tentent depuis quelques années de formuler une réponse stratégique à travers l’agenda de la « réduction des risques », popularisé par Ursula von der Leyen en 2023 — qui reprenait une expression déjà utilisée quelques mois plus tôt par le chancelier allemand d’alors Olaf Scholz 111.

Entrée de la mine de phosphate du village de Hualuo, le 4 décembre 2024. © CFOTO/Sipa USA

En Amérique du Nord, cet agenda repose sur trois piliers : la relocalisation vers des pays alliés (« friend-shoring » 112) ou, préférence marquée depuis janvier 2025, vers le pays d’origine (« on-shoring » 113), la diversification des sources d’approvisionnement 114, et la réindustrialisation 115.

Cette approche souffre toutefois de plusieurs faiblesses : un changement fondamental de paradigme économique encore incomplet, une reconnaissance insuffisante de l’ampleur et de la nature de la domination chinoise, des objectifs excessivement ambitieux tout en étant mal définis et une vision trop étroite de ce que recouvre la sécurité des ressources.

Comme alternative, on pourrait proposer une approche basée sur la notion de « résilience asymétrique ».

Celle-ci vise à rééquilibrer le rapport de force avec la Chine tout en modulant le niveau de risque et en développant des positions stratégiques ciblées le long des chaînes d’approvisionnement mondiales, tout en reconnaissant que Pékin poursuit également ses propres objectifs de sécurité en la matière 116.

Cette nouvelle méthode devrait permettre de tendre vers un équilibre réajusté, dans lequel les deux parties puissent concevoir une sécurité d’approvisionnement.

Il devient difficilement envisageable de financer un projet de nickel sans partenaire chinois, ceux-ci disposant de la technologie, de l’expertise et d’une capacité d’exécution à faible coût supérieures.

Pascale Massot

La domination de la Chine dans les chaînes d’approvisionnement en minéraux critiques — et son arsenalisation

Contrairement à l’Europe et aux États-Unis, où le changement de paradigme est récent, la Chine conçoit les ressources minérales sous l’angle de la sécurité nationale depuis plusieurs décennies, ce qui a mené le pays à établir des stratégies multidimensionnelles à cet égard 117, à la fois au niveau national et international. Elle a ainsi investi dans l’ensemble de la chaîne de valeur des minéraux critiques, de l’extraction à la production industrielle en passant par la technologie de pointe et les produits dérivés, comme les aimants issus des terres rares, les batteries et les véhicules électriques.

L’exemple de l’industrie mondiale du nickel est éloquent : si la part de la Chine dans les exportations de nickel raffiné tourne autour des 20 % au niveau mondial, cette donnée ne reflète qu’une fraction de sa domination.

En effet, les investissements chinois dans la technologie de lixiviation acide à haute pression (HPAL) ont radicalement transformé le secteur 118, en rendant exploitables les vastes réserves indonésiennes. Après l’interdiction par Jakarta des exportations de minerai brut dans les années 2010, les investisseurs chinois se sont implantés durablement 119 dans les activités de traitement et de raffinage du nickel en Indonésie.

Résultat : en 2023 120, Ford s’est associé à Vale Indonesia et à Zhejiang Huayou Cobalt Co., une entreprise chinoise, pour développer une installation de traitement du nickel. Cette configuration illustre le dilemme des groupes industriels occidentaux : il devient difficilement envisageable de financer un projet de nickel sans partenaire chinois, ceux-ci disposant de la technologie, de l’expertise et d’une capacité d’exécution à faible coût supérieures. La résilience américaine en matière de minéraux critiques passe donc par un pays de l’ASEAN, une filiale canadienne d’un groupe brésilien, et une entreprise privée chinoise.

Pour donner une idée de l’ampleur de la vulnérabilité américaine, selon les seuils de l’Inflation Reduction Act de 2022 concernant les « entités étrangères préoccupantes » (FEOC-Foreign Entities of Concern), seuls 8 à 9 % de l’approvisionnement mondial en nickel brut et environ 12 % du nickel raffiné étaient conformes aux critères définis. Un rapport du Center for Strategic and International Studies 121 soulignait à cet égard l’une des faiblesses de l’IRA : il n’incitait guère à la production de minéraux critiques dans plusieurs pays partenaires d’importance ne disposant pas d’accord de libre-échange avec les États-Unis — notamment l’Indonésie, le Brésil, l’Afrique du Sud et la Namibie. 

Mais les États-Unis ne sont pas les seuls dans cette situation.

La loi de l’Union européenne sur les matières premières critiques 122 fixait en 2022 comme objectif qu’une part de 10 % de la consommation annuelle provienne de la production locale d’ici 2030 ; que 40 % du traitement et du raffinage soient effectués sur le sol européen ; et que la dépendance vis-à-vis d’un seul pays tiers ne dépasse pas 65 %. Nombre d’observateurs 123 considèrent ces objectifs comme excessivement ambitieux — alors même que la dépendance à l’importation de certains produits bruts peut atteindre 90 %.

Si les États-Unis et la Chine ont chacun trouvé une façon de « fermer des usines de part et d’autre du Pacifique », cela veut aussi dire que les deux parties devront continuer à négocier pour trouver un terrain d’entente. 

Pascale Massot

Ces chiffres masquent un autre type de domination chinoise : celle sur les produits manufacturés issus de ces minéraux critiques, allant des aimants de terre rares jusqu’aux véhicules électriques, et aux produits issus des technologies vertes. La concentration des importations est en hausse à travers le monde depuis les dernières décennies, le nombre de produits provenant d’un éventail limité de fournisseurs étant 50 % plus élevé au début des années 2020 qu’à la fin des années 1990 selon l’OCDE 124. La proportion de la Chine dans les importations mondiales est passée de 5 % à 30 % au cours des 25 dernières années, tandis que la contribution combinée des États-Unis, de l’Allemagne et du Japon a diminué de 30 % à 15 %.

En parallèle, un autre déséquilibre se dessine. En 2000, la Chine était dépendante des Américains pour environ le quart de ses importations ; ce chiffre est descendu à 11 % en 2022. La dépendance américaine et européenne aux importations en provenance de Chine a quant à elle suivi un mouvement inverse : elle a été respectivement quatre et trois fois plus importante qu’en 2000. Alors que les dépendances chinoises à l’importation se concentrent de plus en plus vers des produits primaires, celles de l’Europe et des États-Unis ont quant à elles évolué vers des produits à plus haute valeur ajoutée 125. Pour sa part, l’Union importe au-delà de 90 % de ses aimants à haute performance de terre rares de la Chine — comme d’ailleurs les États-Unis. L’ampleur de la domination chinoise tient au fait qu’elle implique plus que l’extraction : elle va de la séparation et du raffinage de terres rares — jusqu’aux écosystèmes industriels qui les intègrent dans les produits dérivés.

C’est dans ce contexte que le monde est entré dans une nouvelle ère de compétition économique et stratégique le 4 avril 2025 126 lorsque le gouvernement chinois a annoncé la mise en place de nouvelles règles d’exportation en réponse aux droits de douane annoncés envers la Chine par l’administration Trump deux jours plus tôt 127

Ces nouvelles règles exigent des entreprises étrangères qu’elles obtiennent des licences pour sept éléments de terres rares et leurs produits dérivés, jusqu’aux aimants leur étant associés 128. Les exportateurs doivent maintenant fournir des informations détaillées sur l’utilisation finale et les utilisateurs finaux des produits destinés à l’exportation. Cette annonce, et les goulets d’étranglements qu’elle a provoqués, ont causé des chocs importants dans plusieurs industries manufacturières à travers le monde, notamment chez Ford, qui a dû fermer certaines de ses lignes d’assemblage plus tôt cet été.

Si les États-Unis et la Chine ont chacun trouvé une façon de « fermer des usines de part et d’autre du Pacifique » comme l’expliquait récemment Paul Triolo 129, cela veut aussi dire que les deux parties devront donc continuer à négocier pour trouver un terrain d’entente. 

À la suite des négociations menées à Genève, Londres, puis Stockholm, en mai et juin derniers, les principaux intéressés ont instauré une trêve fragile, qui a vu la Chine assurer aux Américains un accès aux aimants de terres rares, pour autant qu’ils respectent les cadres réglementaires annoncés le 4 avril — qui imposent des demandes assez onéreuses aux importateurs, incluant des informations détaillées sur le destinataire final. Depuis, la Chine a continué de renforcer son système de contrôle sur la production d’aimants, imposant de nouvelles exigences de déclaration aux entreprises chinoises 130.

Les négociations se poursuivent depuis, en vue d’une possible rencontre de haut niveau au cours des prochains mois, la date « limite » ayant été une fois de plus repoussée au 10 novembre. C’est sur cette toile de fond que le Président américain a admis le délicat équilibre des forces en place, devant les journalistes dans le bureau ovale de la Maison Blanche le 25 août dernier en présence du Président sud-coréen : « S’ils ne nous fournissent pas d’aimants, nous devrons leur imposer des droits de douane de 200 %…nous avons un pouvoir énorme sur eux, et ils ont un certain pouvoir sur nous grâce aux aimants » 131.

Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis depuis janvier 2025 n’a donc fait qu’accentuer la pression dans ce dossier.

Sous sa première administration 132, l’attention politique s’était déjà fortement cristallisée sur les minéraux critiques. Le président Trump a d’ailleurs promulgué au moins cinq executive orders depuis janvier 2025 133 visant à accélérer le développement de l’exploitation minière — y compris pour les minéraux critiques, les hydrocarbures et même le charbon —, notamment en démantelant les contraintes réglementaires pesant sur les industries extractives. Une annonce remarquée de l’administration américaine à cet égard concerne l’engagement du ministère de la Défense d’acquérir une participation pour un montant de 400 millions de dollars dans MP Materials 134, le producteur américain de terres rares, ainsi que sa garantie d’un prix plancher pour son approvisionnement à venir, notamment dans la fabrication d’aimants.

Des camions chargées des roches phosphatées extraites à l’usine de la mine de phosphate, le 4 décembre 2024. © CFOTO/Sipa USA

Cette décision marque un changement radical dans l’approche des États-Unis à l’égard de la sécurité des minerais critiques, l’administration indiquant que la participation directe aux opérations minières et les garanties de prix plancher pourraient être appliquées plus largement dans le secteur. 

Toutefois, le recul au niveau des enjeux climatiques, l’absence de stratégie industrielle intégrée, une logique généralisée de recours aux droits de douane et une réticence vis-à-vis des approches plurilatérales risquent en même temps d’affaiblir la résilience américaine dans ce domaine.

Le paradoxe de la vulnérabilité chinoise

Compte tenu sa domination, il pourrait être facile d’oublier que la position que la Chine a développé dans les chaînes d’approvisionnement mondiales en minéraux critiques repose sur un sentiment historique profond de vulnérabilité 135, qui découle d’une dépendance persistante à l’importation de nombreuses matières premières — et d’une dépendance à l’exportation de produits finis à l’autre extrémité de la chaîne de valeur.

Cette réalité, que j’examine dans mon ouvrage China’s Vulnerability Paradox 136, demeure très actuelle pour la plupart des minéraux critiques ou dits stratégiques en Chine. Les terres rares constituent une exception à la règle. Une étude publiée en 2018 dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) 137 estimait que la Chine dépend à plus de 50 % des importations pour 19 des 42 minéraux non énergétiques, notamment le minerai de fer et le cuivre, mais aussi le cobalt, le lithium, le béryllium, le niobium, le minerai de chromite, les métaux du groupe platine (platine, palladium et rhodium), et le tantale. Dans certains cas, les capacités de production chinoises atteignent un plateau — notamment pour la potasse, un fertilisant essentiel.

Cette situation se reflète dans la nature des contrôles à l’exportation mis en place par Pékin 138 depuis 2023 — en décembre de cette année-là puis en décembre 2024, en février et en avril 2025. Ces mesures visent des métaux (comme le gallium, le germanium, le tungstène et le bismuth) relativement spécifiques, ainsi que les terres rares et leurs technologies associées, qui sont d’importance stratégique, peu substituables et où la Chine dispose d’une production solide. Elles ne concernent pas les métaux de base à usage plus généralisé comme le cuivre.

Toutefois, il est essentiel de garder à l’esprit que les comportements internationaux de la Chine trouvent leur origine dans les réalités économiques et politiques au niveau national également. Le cas de l’antimoine est à cet égard frappant. La production nationale de ce dernier aurait chuté ces dernières années, tandis que son prix s’est envolé (augmentant de 250 % en 2024 seulement). Certains affirment que les restrictions à l’exportation d’antimoine imposées par la Chine n’étaient peut-être pas tant destinées à un public international qu’à garantir un approvisionnement suffisant pour son industrie manufacturière nationale 139.

Le gouvernement chinois sait qu’imposer des contrôles sur les exportations peut faire grimper les prix mondiaux et inciter d’autres pays à accroître leur production.

Or pour des minéraux dont la Chine ne domine pas la production en amont — comme le cobalt, le nickel ou le lithium — une hausse des prix mondiaux pèserait sur ses importateurs alors que, jusqu’à présent, des prix relativement bas ont profité à Pékin.

Les vulnérabilités de la Chine se situent également à d’autres niveaux. 

Son intrication dans les marchés mondiaux implique que les mesures de contrôle des exportations peuvent avoir des effets de second ordre parfois contre-productifs, comme les États-Unis l’ont constaté en imposant leurs propres mesures de contrôle sur les exportations de technologies de pointe envers la Chine. 

À cet égard, les impacts négatifs des dernières mesures de restrictions aux exportations des terres rares — et leurs aimants associés — imposées par la Chine en avril 2025 sur le niveau de confiance envers Pékin comme partenaire de confiance et fiable à long terme au niveau mondial ne sont pas à négliger 140.

La sécurité sans l’escalade : pour une résilience asymétrique

Le paradigme de la réduction des risques (« de-risking ») ne tient pas suffisamment compte du fait que l’importance de la Chine dans de nombreux domaines liés aux minéraux critiques persistera vraisemblablement dans un avenir proche.

Il ne permet pas non plus de concevoir toute l’importance de l’interconnexion économique dans les chaînes d’approvisionnement des minéraux critiques, à la fois comme réalité structurelle et comme facteur de résilience. On sait par exemple qu’en raison des risques de chocs domestiques, la relocalisation excessive des chaînes d’approvisionnement ne mènerait pas à plus de résilience 141. Une telle stratégie demeure par ailleurs économiquement peu réaliste.

Une résilience asymétrique ne viserait pas à éliminer mais plutôt à recalibrer les vulnérabilités existantes, et repose sur quatre piliers : la défense, l’affirmation, le plurilatéralisme et la stabilisation.

Pour réfléchir de façon plus systématique à la sécurité en matière de minéraux critiques, une compréhension plus nuancée et multidimensionnelle des chaînes d’approvisionnement est également nécessaire. 

On peut à cet égard s’inspirer de ce qu’Henry Farrell et Abraham Newman 142 ont élaboré dans leur conceptualisation du pouvoir de marché « en réseau ». Selon ces derniers, le pouvoir économique repose sur la position dans un réseau composé de multiples acteurs et structures. La sécurité des ressources ne s’arrête en effet pas aux frontières : elle englobe également les flux d’investissement, les structures de propriété, l’innovation, les infrastructures et le transport, les écosystèmes industriels, les bourses de métaux, les prix et même le rôle du dollar américain.

Se défendre

En premier lieu, il convient donc d’adopter une posture défensive ciblée. 

Certaines exigences de sécurité et de défense justifient des stratégies de relocalisation ou de stockage stratégique pour des minéraux nichés, en quantités limitées. L’Australie a par exemple engagé 1,2 milliards de dollars australiens pour constituer une réserve flexible de minéraux critiques, comprenant des accords d’achat anticipés et un stockage sélectif, avec une possibilité d’accès pour des partenaires internationaux 143. Le recyclage — ou « urban mining » — constitue également une piste pertinente pour accroître l’offre domestique, même s’il faudra atteindre une production industrielle plus mature pour que cette solution ne produise des effets décisifs.

La diversification commerciale comme objectif général reste une ambition légitime : aucun pays ne souhaite une dépendance excessive vis-à-vis d’une seule source. Mais encore faut-il définir des seuils raisonnables : l’Union, qui propose un plafond de 65 % de dépendance à une source — un chiffre qui devrait plutôt varier selon les cas —, est l’une des seules entités politiques à avoir établi des objectifs chiffrés. 

Si certains acteurs imaginent pouvoir relocaliser toutes les chaînes d’approvisionnement, il n’existe en fait pas de solution unique. Certains minéraux peuvent être stockés, d’autres non. Certains sont requis en si petites quantités que des stratégies de stockage répliquées dans plusieurs pays seraient redondantes. Dans certains cas, renforcer les capacités locales est justifié pour être efficace à l’intérieur d’un effort plus large en matière de politique industrielle tandis que, dans d’autres, cela ne l’est pas. L’ouverture de sites de traitement en Amérique du Nord ou en Europe suppose également, et à juste titre, un dialogue réglementaire et communautaire complexe.

S’affirmer

Si la réduction des risques tend à s’appuyer sur une conception défensive de la sécurité des ressources, elle doit aussi déployer, pour réellement prospérer, une posture plus assertive. 

Cela implique à la fois d’investir dans des capacités industrielles nationales et régionales pour faire face aux exigences technologiques de la transition verte et de la quatrième révolution industrielle, mais aussi de développer des positions de force ciblées dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, compte tenu du degré élevé d’intrication de la Chine dans les marchés mondiaux et de ses propres vulnérabilités à l’importation et à l’exportation. Par exemple, au lieu de chercher à reproduire la puissance de raffinage chinoise dans chaque secteur, il faudrait plutôt essayer d’identifier des points spécifiques de compétence ou de levier potentiel 144, que ce soit au niveau des tiers producteurs, ou de l’accès éventuel aux marchés pour les produits manufacturés en provenance de Chine — toujours à la recherche d’un rééquilibrage, même asymétrique.

Une stratégie sérieuse devrait comporter des volets en amont — extraction, raffinage, production d’aimants — qui pourraient éventuellement, sous certaines conditions, inclure des investissements chinois avec des transferts technologiques négociés mais aussi miser sur les atouts existants en recherche et développement — et réfléchir à la demande à moyen terme, au rôle des prix planchers, ainsi qu’aux partenariats avec des pays tiers.

La résilience asymétrique vise à renforcer la sécurité sans alimenter l’escalade.

Pascale Massot

S’engager de manière plurilatérale

Le troisième pilier doit être axé sur la coopération plurilatérale.

Ni les États-Unis ni l’Union ne pourront assurer seuls leur sécurité en matière de minéraux critiques. Une logique en réseau impose des solutions partagées. Le Partenariat pour la sécurité des minéraux 145 en est une illustration : sous le leadership canadien, les pays du G7, incluant les Etats-Unis, ont bien signé un plan d’action sur les minéraux critiques le 17 juin dernier. 

Un changement profond dans la manière de structurer les relations avec les producteurs du Sud est également nécessaire, en vue de garantir des trajectoires de développement durables. Le plan d’action du G7 fait d’ailleurs référence à l’importance de « resserrer notre coopération avec nos partenaires des marchés émergents (…) renforcer leurs capacités, favoriser la création de valeur locale, générer des opportunités pour tous, promouvoir les pratiques minières responsables… » 146. Il reste à voir comment la transformation de l’approche américaine influera sur la capacité des autres membres à poursuivre une approche collaborative en la matière.

L’élaboration de positions de force doit aller de pair avec la création de réassurances : transparence, stabilité des marchés, maintien d’un accès ouvert pour la majorité des minéraux.

Pascale Massot

Stabiliser

Enfin, une vision à long terme doit prévaloir.

Les minéraux critiques font aujourd’hui l’objet d’une arsenalisation grandissante de toutes part, générant une dynamique qui s’apparente à un dilemme de sécurité : la poursuite de la sécurité par l’un engendre un sentiment accru d’insécurité chez l’autre, tout cela au détriment de la sécurité pour tous. S’inspirant de Thomas Schelling (1966) et des travaux plus récents de Bonnie Glaser, Jessica Chen Weiss et Thomas Christensen sur Taïwan 147, il importe d’analyser les perceptions croisées de la sécurité et de l’insécurité des ressources entre la Chine et l’Occident de manière interactive.

L’approche de la résilience asymétrique présentée ici vise donc à renforcer la sécurité et la résilience sans alimenter l’escalade.

Ainsi, l’élaboration de positions de levier doit aller de pair avec la création de mécanismes de réassurance à long terme : transparence, engagement en faveur de la stabilité des marchés mondiaux, et du maintien d’un accès ouvert pour la majorité des minéraux.

La résilience asymétrique constitue ainsi une approche à la fois plus systémique et plus ciblée de la sécurité minérale. Elle cherche à atténuer les vulnérabilités plutôt qu’à les supprimer, et à développer des positions de levier stratégiques, plutôt qu’une autonomie totale.

Fondée sur les quatre piliers susmentionnés, elle prend en compte la faisabilité, la diversité de la réalité des chaînes d’approvisionnement mondiales, une lecture en réseau de la sécurité d’approvisionnement en ressources, et l’impératif d’agir de concert dans une perspective d’un rééquilibrage des vulnérabilités mondiales — au service d’une sécurité, d’une résilience et d’une stabilité partagées.

L’article Le fantasme américain face à l’hégémonie chinoise : géopolitique des minéraux critiques est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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