04.07.2024 à 21:46
Nadia Meziane
Cher compatriote.
Je t’écris en espérant que les larmes de peur dominantes sur les réseaux sociaux n’étoufferont pas ma voix et que tu recevras cette lettre.
Car c’est à moi que tu parles depuis longtemps, et pas à la gauche, et c’est toujours elle qui répond à ma place.
Je t’écris pour te dire que j’ai toujours vécu comme ta cible idéale et que je n’ai plus peur de toi.
Je suis la petite fille que tu as traité de sale arabe à six ans , en jouissant d’être un petit bonhomme de 10 ans enfin Roi du Mal , et d’avoir repéré celle qui ne savait pas qu’elle était arabe et qui se prenait pour toi. Je suis la petite fille de onze ans et tu me crachais dans les cheveux et une prof d’allemand te soutenait discrètement en me mettant des 3 alors que je méritais un 15, mais je ne le savais pas, je l’ai su quand mon petit frère a été martyrisé par cette même femme, mais lui s’est défendu. Je suis la gamine de 14 ans que tu as giflée en plein cours de sport parce qu’elle avait le vertige et ensuite, j’ai eu mon bac avec mention mais avec 0 en sport parce que je ne suis jamais retournée en cours d’EPS, phobie des profs de sport, et des racistes potentiels. Et je ne sais toujours pas courir vite, quand tu me repères, parce que tu sens les bougnoulettes en stress, et bien je reste là et j’attends les coups. Je suis pas morte, néanmoins.
Tu as détruit ma vie, mec, tu as eu raison de t’accrocher depuis ces années 90 ou tu galérais à coller des affiches avec dessus le tortionnaire de mes ancêtres. Tu as eu raison de continuer, parce que tu savais. Que tu étais juste un lâche, un minable et un sale con, mais que tu serais aidé dans ta longue marche vers moi.
On le sait toi et moi, comment tu as eu la victoire. Ce n’est pas toi, c’est les autres. Ceux de gauche. Qui n’avaient plus de rêve, plus d’utopie à vendre depuis 81. Qui ont dit « Non, le droit de vote des immigrés, on ne va pas le faire, on est français, quand même ». Quand on dit non à l’Un, c’est pour dire oui à un Autre, t’es pas féministe, tu le sais , sale porc fasciste.
L’Autre, c’était toi. Tu les as regardés tellement de fois te faire les yeux doux en me crachant dessus. Lois racistes, lois islamophobes, réponse polie à toutes tes questions de merde, par hasard, cette petite fille en hijab ne serait-elle pas l’ennemi à abattre ? Toi tu savais à partir de 2004, ce que valaient leurs réponses embarrassées « Oui OK, tu as raison, mais néanmoins, nous on aime la petite beurette, celle qui ne le porte pas ». La petite beurette, bien que naïve, était un peu dubitative devant cet amour bizarre, ce besoin de caresser les cheveux des gens comme à un petit animal, normalement les gens civilisés ne font pas cela.
Toi tu es un homme fidèle dans ta haine. Tu as continué à prendre de haut la gauche, à refuser de payer leurs cadeaux, tu as continué à voter RN. Tu as dit à ton voisin qui hésitait, regarde, quand on ne vote pas pour les autres , ils nous lèchent les bottes, de plus en plus fort, de mieux en mieux.
Tu as eu raison. Néanmoins tu n’auras existé que par moi. Ton seul pouvoir sur ta vie aura été de me faire mal.
Et commence pas à essayer de monter sur tes grands chevaux de Templier à la noix, on se connaît , on a grandi ensemble. T’as rien, t’as pas d’identité, on était les Enfants du Vide Américain, notre identité, c’est Gremlins, Ca, et les romans de Stephen King. Et non t’es pas le Clown ,déso c’est moi, c’est un mec bien , il tue pas les gosses en vrai, il les emmène en sécurité loin du Cauchemar Américain. Et je t’attends dans les égouts, tranquillement, mon oncle était éboueur et communiste, on a l’habitude de l’odeur , c’est toujours moins dégueu que le bruit de ta voix .
En attendant t’es là comme un con à partager des visuels avec des sangliers AOC et puis après tu fais comme moi, tu comptes ta monnaie pour acheter de la viande aux hormones à LIDL et puis voilà. Tu mates le foot avec de la mauvaise bière pendant que je regarde The Ring avec des bonbons chimiques. On va arrêter avec l’identité, y’aurait pas eu internet, toi et moi on aurait été des paumés de la vie post-moderne et voilà.
Ta seule identité, c’est ma mort et celle des miens. Depuis petit. Tu es un faible et c’est seulement quand j’ai mal que tu es bien, et fais pas ton incel, me dis pas que je suis castratrice, je pense la même chose de ta femme. Juste elle, depuis Marine, et toutes ces conneries de féminisme universaliste, elle a compris qu’elle pouvait en plus passer pour une victime quand mes Frères ne lui font pas la bise, hou les vilains. Toi ça te fait un peu suer, cet argumentaire, parce que si cette salope fait la bise à un arabe, tu lui apprends la vie après, pas vrai ?
Enfin ça c’était avant. Le revers de la victoire, c’est qu’encore une fois , c’est le petit mec blanc de base qui doit faire des sacrifices. Tu as du effacer ton tatouage SS sur ton bras, tu dois plus dire des trucs sur la dernière voiture de ton voisin juif et comment il l’a eue avec le complot mondial, tu dois accepter que des camarades gays te disent « Bon , il va falloir laisser pousser tes cheveux, Laurent, c’est pour la com de la section, Marine vient la semaine pro , je veux pas de gauchiasses qui encerclent ta tête sur la photo ». Et tu dois être féministe, alors que Marine t’a émasculé bien gentiment quand même, en tuant son père.
Enfin voilà, je voulais te répéter que je n’ai pas peur de toi, car toute ta vie tu n’as eu que moi, depuis le jour où tu as été si heureux après avoir fait pleurer une petite fille dont le grand-père algérien venait de mourir trois semaines avant et je ne savais pas comment le défendre. La faute de la gauche encore, mon grand père était un résistant du FLN et ils en avaient fait un travailleur immigré à soutenir du bout des lèvres sans jamais lui donner une once de pouvoir politique.
Mais toi, qu’est ce que le RN a fait de toi ? Tu le perçois vaguement, maintenant que le moment de me tuer vraiment approche. Cette inquiétude vague, quand je serais morte, qui verras tu dans ton miroir ?
Un raté intégral. Avec sa salle de bains à crédit et ta femme qui se fait un peu trop belle dedans, ces temps-ci, depuis que tu bois trop pour oublier les vacances que tu peux plus payer au petit. Ta vie, c’est pas une pastille de Vichy, c’est ce pavillon cheap que tu as payé pour pas rester en cité avec moi, et maintenant quoi ? Tu peux pas aller chez Maisons du Monde, du coup on se voit tous les samedis à Aktion. Et puis après une pandémie, le cancer de ton meilleur pote à quarante cinq piges, et les bulbes de tulipe qui pourrissent en terre ou sèchent sur pied dans la jardinière de ta cuisine, parfois tu te réveilles et tu as peur de l’Apocalypse. Mais comme le christianisme pour toi, ça se résume à faire ENCORE un crédit pour payer le barbecue géant après le mariage de ta fille, tu trouves pas de réconfort dans la Bible.
Réconfort nulle part, sauf dans la ratonnade. C’est peu. Ça ne remplit pas une vie.
D’autant que tu la feras par délégation , sauf si t’es flic, ou un suicidaire suprémaciste mais Brenton Tarrant avait pas de pavillon et il était pas alcoolique. Et encore, même si t’es flic, ce sera pas non plus le Grand Soir, on te dira quel arabe tuer et évidemment pas ton voisin, qui t’énerve parce que son fils est You Tubeur à Dubaï alors que le tien est prof et sa femme veut plus te voir depuis Noel ou tu as dit que perso tu voudrais pas de Judith Godrèche, même en levrette, alors ces histoires d’agression ….
Tant pis pour toi. Tu sais, minable , avant je pensais que t’étais mon Frère. Un prolétaire. Un homme puissant qui pouvait changer le monde et aider les petites filles arabes. Je n’étais pas bête, j’ai grandi sous la gauche bourgeoise, j’ai bien vu qu’elle changeait la vie que dalle. Que toi et moi, on était toujours des gamins tristes et perdus dans un monde moche. Nos parents n’ont jamais rien vu des promesses de 81, on a grandi dans la trahison au quotidien, elle avait la couleur de tous les sodas américains que nos parents ne pouvaient pas acheter. Mais moi, faux Frère, je me souvenais de ton passé, du mouvement ouvrier, de la masse blanche qui fait trembler les puissants, je ne t’ai jamais méprisé, je te trouvais beau même sans fric , justement sans fric. Je voyais cela en toi, je ne comprenais pas pourquoi tu voulais me tuer, alors qu’on avait juste à se dire que les bourgeois étaient moches et nous les Rois.
Je me trompais, je me croyais française. J’ai failli sombrer avec toi. Qui as continué à faire semblant de te croire Français , même quand ta France à toi, c’est un entrepôt rectangulaire avec des choses moches que tu crèves de pas pouvoir te payer, et quand tu m’auras tuée, tu seras juste français comme ça.
Alors oui, la gauche t’a choisi depuis trente ans et pas moi. Tu as été l’électeur de rêve, celui pour qui elle a abandonné toutes ses valeurs jusqu’à ce que Marine Le Pen n’ait plus tellement besoin de passer à la télé pour que Bardella gagne. Il suffisait de laisser parler Ségolène et puis Manuel, et puis Fabien et de dire à Jordan d’attendre un peu parce que franchement il parle mal.
Mais tu as un vrai malaise ces dernières années. Tu te regardes dans la glace et puis tu regardes toutes ces personnes magnifiques, courageuses, habitées, collectives, animées d’une énergie incompréhensible. Les musulmans et les musulmanes, oui. Un vrai problème.
Que se passe-t-il ? Qu’est-il arrivé à tes cibles ? Ce n’est pas normal, moi j’avais pas choisi d’être ta cible, la petite fille avait juste un nom arabe. Mais là, il se passe un truc, on dirait que nous sommes des millions à vouloir qu’on nous tue, plus on nous menace et plus on montre qu’on existe au lieu d’aller se cacher sous la table de la gauche et de dire « Non mais on est JUSTE des victimes innocentes du racisme ».
Ça fait dix ans que tu es obligé de te « dédiaboliser » alors que ta seule fierté, ta seule identité, c’était le fascisme originel, celui qui avait exterminé les Juifs et flingué des colonisés par millions. Dix ans que tu n’as plus le droit d’être Maurice Papon publiquement. Dix ans que tu es obligé de faire ta victime, et toi franchement, être défendu par Serge Klarsefeld, tu le vis moyennement bien.
Et pendant ce temps, nous on devient nous-même, musulmans et fiers. Et on s’en fiche que la gauche nous ait dit d’arrêter de le montrer sinon elle ne soutient pas. Chose que tu ne comprends pas, normalement dans ton récit, elle aide au Grand Remplacement, elle brandit le drapeau palestinien, et c’est foutu pour toi et les tiens, le complot frériste , tout ça. Non, elle appelle à voter Darmanin pour faire front républicain. Cherche pas à comprendre, elle a peur de toi, vraiment, pas parce que tu vas nous tuer, mais parce qu’elle veut absolument du pouvoir à l’Assemblée, pour elle-même.
Moi je n’ai pas peur. Je suis ravagée de chagrin pour le mal que tu vas faire aux miens.
C’est difficile à comprendre pour toi, car tu n’as pas de liens forts, pas de communauté, tu votes pareil que ton voisin RN, mais tu ne peux pas l’encadrer, s’il a acheté un barbecue plus cher que le tien, tu es persuadé que c’est juste pour te le montrer. Tu fais semblant d’être ému quand un gosse se fait tuer dans une bagarre, mais tu traites de sales tox les petits français qui se défoncent la tête avec des saletés de synthèse pour oublier à quel point leur père est un déchet qui se prend pour un Héros quand il vote RN. Même pas tu leur donnes une pièce.
Moi j’ai du chagrin pour les gamins. Et même pour les tiens, un père pareil, quelle misère.
Mais je n’ai pas peur. Car à force de me taper sur la tête, toute ma vie de beurette, tu m’as redonné la mémoire. Je ne suis pas Toi, et c’est la meilleure nouvelle qui soit, je suis musulmane. Nous n’avons pas besoin d’être plaints, nous sommes nombreux.
Et tu sais ce qui se passera après les ratonnades ? En fait c’est dans le vieux conte que tu as oublié parce que Disney ne l’a pas adapté, , t’as pas d’identité, je te dis, et moi je te l’ai même volée. C’est l’histoire d’un jeune homme étranger qui vient nettoyer les rues d’une ville envahie par les rats, parce que les gens sont sales et paresseux dans cette ville-là. Et ils sont méchants et ingrats aussi, alors ils l’insultent et le chassent une fois qu’il a fait le travail d’arabe. Et ils restent dans leur crasse. Puis un jour le jeune homme revient, il joue un air ancien et tous les beaux enfants des gens sales le suivent et disparaissent à jamais. Dis au revoir aux tiens, pendant qu’il en est encore temps, ils ne sont déjà plus là le samedi, ils ont une manif Palestine.
26.03.2024 à 13:18
Nadia Meziane
« Il fallait le faire ». C’est la phrase par laquelle Jean-Jacques Bourdin introduit avec un ton admiratif l’épopée présumée courageuse d’un journaliste de l’Express sur Sud Radio. Celui-ci ne revient pas de Gaza sous les bombes. Il a simplement pris le métro et le RER pour visiter deux librairies musulmanes, à Aubervilliers et à Argenteuil. L’épopée a consisté à pousser la porte de deux commerces en accès libre, à feuilleter les livres, à parler avec quelques clients puis à rentrer chez lui. On peut lui accorder qu’en cette période de travaux liés aux J0 sur le réseau de transports en commun, le voyage ait pu être fastidieux, nous l’éprouvons tous les matins en allant travailler.
A part cela, la phrase de Jean Jacques Bourdin relève de la mise en scène obligatoire du séparatisme présumé des musulmans lorsqu’il s’agit de réprimer. Une pure inversion accusatoire qui fonctionne socialement. En écoutant Sud Radio, toute personne non musulmane et éloignée de la communauté en déduira qu’il est interdit et dangereux d’entrer dans une librairie islamique (1). Elle n’ira donc jamais pousser la porte et restera persuadée que ce sont les musulmans qui créent cette situation. La réalité est évidemment toute autre et inversée, c’est la peur d’entrer en contact avec les musulmans qui génère leur isolement dans la société française et permet leur persécution.
Depuis plusieurs semaines, en effet, aux attaques contre les écoles, collèges et lycées musulmans, à celles contre les mouvements de solidarité avec la Palestine, s’ajoutent désormais celles contre les librairies musulmanes.Comme souvent, tout a commencé par un ballon d’essai répressif local contre un commerce de Nice qui vend des livres mais également des vêtements. Le préfet des Alpes Maritimes a décidé d’une fermeture administrative qu’il a immédiatement médiatisée. Il arguait pour justifier son interdiction de la vente des écrits d’un imam du 14ème siècle, lequel n’était ni féministe ni pro LGBTQI +. Chose tout à fait répandue à l’époque, on en conviendra, et que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages musulmans ou non, vendus aujourd’hui dans toutes les librairies. L’arrêté de fermeture a été suspendu par la justice administrative , La Préfecture a immédiatement fait appel (2). Dans le même temps, la médiatisation donnait la possibilité à Christian Estrosi maire de Nice d’ajouter des griefs supplémentaires : la fréquentation en hausse de la librairie, le fait que ce soient des jeunes qui s’y rendent et le fait qu’elle soit en centre-ville.
On ne saurait mieux formuler les choses concernant le problème posé par les librairies musulmanes au gouvernement et à ses organes administratifs : elles vivent, elles sont animées et le public qui les aime est jeune. Et visiblement musulman, puisqu’Estrosi parlera également des abayas et des hijab qui y sont vendus.
Mais ce problème posé par les librairies est évidemment aussi celui posé par la communauté musulmane tout entière, dont la vitalité grandissante signe l’échec de la brutalité répressive déployée ces dernières années et institutionnalisée au travers de la loi Séparatisme comme de l’inscription des principales règles de l’état d’urgence dans le droit commun.
Contrairement à ce qui a été dit lors du dévoilement de quelques enrichissements personnels au travers du Fond Marianne, l’argent public n’a pas été mal employé, les structures du Ministère et leurs affidés associatifs n’ont pas démérité. A aucun moment, il ne s’agissait en effet de défendre des principes démocratiques, ou la conception idéale d’une République fantasmée comme bienveillante et protectrice envers ses minorités. C’est la traque de toute expression autonome musulmane qui était visée, et la tentative de soumettre en faisant des exemples qui était l’objectif . De fait le fond Marianne a permis à des chasseurs de prime de viser des individus, des associations précises, de les harceler sur les réseaux, de permettre la ruine de leurs projets, et surtout de banaliser l’idée qu’un cordon sanitaire devait être établi autour des structures musulmanes, mais aussi des musulmans eux même, notamment les activistes (3).
Car sans ce cordon, il était fort possible de se trouver qualifié très vite d’islamo-gauchiste, d’être mis en cause si l’on était élu, menacé dans son travail si l’on était chercheur, stigmatisé si l’on était défenseur des droits humains et privé de subvention si l’on avait une association non musulmane qui ose parler contre l’islamophobie ou travailler avec des musulmans trop visibles.
Cependant ni le cordon sanitaire, ni la répression, ni les dissolutions n’ont eu l’effet escompté. D’une part parce que l’atmosphère de terreur a certes paralysé mais elle a aussi mis en lumière au cœur des silences sidérés du début des années 2020, ceux qui ne se taisaient pas. Ceux qui étaient déjà dans le collimateur, ceux qui étaient déjà les plus activistes et contestataires dans la communauté, quelles que soient leurs traditions originelles. A partir de la dissolution du CCIF ,la lutte contre l’islamophobie va appartenir pendant quelques temps seulement à ceux qui veulent encore la mener, ce dont témoignera par exemple la disparité des intervenants et intervenantes lors du rassemblement parisien contre l’expulsion d’Hassan Iquioussen (3).
C’est ce substrat là qui va nourrir une jeunesse arrivée en politique en étant à la fois très musulmane mais aussi très affirmée et revendicative, parce que bénéficiant des apports des luttes qui vont suivre l’enfermement de toute une génération pendant la pandémie .
Comme tout le reste de la jeunesse en lutte, la jeune génération musulmane a une caractéristique : les débats des générations plus anciennes ne la touchent pas, et elle existe sans se justifier de le faire, et en étant dans l’attitude inverse, l’exigence de justification formulée au pouvoir et à ses soutiens. La jeunesse écologiste radicale ne se justifie pas devant les grands industriels pollueurs elle attaque. La jeunesse musulmane ne répond pas à la morale des laïcistes, elle l’affronte comme entrave à son droit d’exister comme elle est, partout où elle est.
Le mouvement de solidarité avec la Palestine né immédiatement après le 7 octobre a rendu visible cette révolution générationnelle. Le gouvernement et les islamophobes ont pensé que l’interdiction des manifestations, la pression sur les mosquées mais aussi sur les associations et collectifs existants suffirait à dissuader la majorité de descendre dans la rue. Mais les moins de 25 ans étaient déjà accoutumés aux manifs interdites et ils n’avaient pas de subventions ou de structures à préserver. Ce sont donc eux et elles qui ont porté massivement le mouvement dans ses débuts, protégé de fait les organisations musulmanes qui ont appelé à manifester d’un écrasement immédiat, et fait exploser le carcan de terreur pratique et idéologique. Quand il n’y a rien à dissoudre, les menaces de dissolution tombent dans le vide ou plutôt au milieu d’une foule qui en est au tout début de la construction de nouvelles structures, et ne pense encore que par le mouvement. Cette réalité s’était évidemment également manifestée lors des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel. Même la répression aveugle et féroce n’a pas empêché l’émergence à peine trois mois plus tard du mouvement contre l’extension de la loi de 2004, extension défensive née à la suite d’une rébellion organisée par de très jeunes filles sur les réseaux sociaux , de manière volatile et incontrôlée, dès l’année scolaire précédente.
C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire la nouvelle stratégie du CIPDR et de ses affiliés idéologiques : un contexte réactif qui ne relève pas de la persécution unilatérale mais de l’émergence d’un rapport de forces inédit dont l’état est parfaitement conscient. En témoigne symboliquement l’évolution de la porte-parole intellectuelle du Ministère , Florence Bergeaud : longtemps acharnée à dénoncer des « réseaux » travaillant de l’intérieur une communauté musulmane faible, soumise à toutes les influences néfastes mais encore sauvable si l’on détruisait les vecteurs de dangers en son sein , elle finit par proclamer , qu’à l’heure actuelle tous les musulmans deviennent de fait des Frères Musulmans, terme par lequel elle nomme non pas une organisation existante , mais l’objet fictif de son narratif islamophobe.
Cette évolution est également celle du CIPDR qui dans un des premiers tweets consécutifs à la nomination d’un nouveau préfet, mettra immédiatement en avant un nouveau concept, visant à remplacer celui de réseaux : les « écosystèmes islamistes »(5).
La définition la plus simple d’un écosystème est la suivante : il s’agit d’un ensemble d’être vivants qui vivent au sein d’un milieu ou d’un environnement spécifique et interagissent entre eux au sein de ce milieu et avec ce milieu.
Elle suffit amplement pour comprendre ce qui se produit actuellement, et notamment l’offensive qui démarre contre les librairies musulmanes.
Face à l’essor d’une communauté vécue comme antagoniste , il y a toujours deux voies pour l’adversaire politique : la première consiste à tenter de contrôler, de négocier des accommodements raisonnables , de permettre l’émergence de leaders et de structures qui souhaitent s’engager dans une co-construction tenant compte des volontés étatiques. Ce fut notamment la stratégie engagée au milieu des années 2000 lorsque la droite classique française décida de choisir ses interlocuteurs au sein des communautés musulmanes, en pensant que l’alliance des conservatismes pouvait être un facteur de renforcement de la stabilité du pays, notamment par rapport aux mouvements sociaux et sociétaux plutôt antagonistes au libéralisme dans lesquels évoluaient les mouvements de l’immigration musulmane axés sur la lutte sociale et antiraciste.
La seconde qui est évidemment celle choisie dans le contexte de l’islamophobie d’état comme pilier de la conservation du pouvoir face à la possibilité de sa conquête par le RN , est celle de la destruction systématique de tous les éléments qui peuvent entraîner des sociabilités positives et permettre aux énergies créatrices d’une nouvelle génération de s’épanouir dans la durée.
Ceci passe d’abord par des messages clairs sur la non-reconnaissance absolue de toute représentation musulmane avec qui négocier. C’est la raison pour laquelle l’état choisit de s’attaquer à des figures aussi intégrées dans le champ politique et religieux français qu’Hassan Iquioussen ou le lycée Averroès. Ou à des personnalités comme Ahmed Jaballah qui ont été des piliers dans les années 2000 et 2010. Cela va de concert avec les offensives menées contre ceux de l’immigration musulmane qui incarnaient les seules possibilités de réussite sociale brillante en France, notamment les sportifs ou les influenceurs comme Nabil Enasri. Ce message là est principalement adressé à l’électorat raciste et vise à dissiper les ambiguïtés : il s’agit bien de destruction intégrale des élites et de construire un modèle français ou il faudra soit abandonner l’islam soit le faire tellement discret que cela reviendra à s’anéantir soi-même.
C’est aussi à cet électorat là que s’adresse la banalisation progressive de la déchéance de nationalité, qui suit celle du régime des dissolutions. On l’applique d’abord à des jeunes condamnés pour des infractions terroristes (6) ou des personnalités marquées par un passé indéfendable à gauche comme Kemi Seba (7). Mais le message électoral délivré aux électeurs du RN est clair : la nationalité française ne protège plus les fameux « français de papier » dont on fera au besoin des apatrides en arguant de leur possibilité imaginaire de demander une autre nationalité.
Ces messages et ces pratiques visent à faire évoluer profondément le récit islamophobe qui s’était construit dans une phase moins offensive sur la distinction entre « islamistes » et « musulmans » : il s’agit de le faire correspondre au désir des français convaincus par le récit conspirationniste éradicateur du Grand Remplacement, où toutes les figures possibles du Musulman incarnent un seul et même danger absolu.
Dans le même temps, ces actions marquantes mais symboliques se doublent d’un projet sur le long terme, beaucoup plus massif : frapper le biotope en même temps que la biocénose
C’est dans ce cadre que s’inscrit l’offensive qui commence contre les librairies musulmanes : les mosquées font déjà l’objet d’un contrôle tel de l’expression des imams qu’elles ne sont pas le lieu possible d’une socialisation qui intègre les luttes du moment contre l’islamophobie. Sommés de suivre une charte même dans leurs prêches, bientôt astreints à un statut encore plus infériorisant, les imams sont l’objet d’une telle pression permanente que le moindre de leurs propos peut donner lieu à la stigmatisation sociale ET à la répression. De la même manière, ceux qui sont appelés « prédicateurs » ont certes la possibilité de faire leurs prêches sur les réseaux mais voient leurs réunions interdites.
Les librairies et plus globalement les commerces à tonalité religieuse sont donc par nature un des espaces où la vie musulmane peut s’exercer, en dehors des temps de lutte et de mobilisation politique. Elles sont un espace de diffusion, de rencontre, mais aussi pour celles et ceux, nombreux et nombreuses qui reviennent à l’islam, un lieu plus facile d’accès que bien d’autres, où il est possible de venir comme on est. Contrairement aux racontars islamophobes, ce sont effet des lieux ouverts et accueillants pour la plupart. Leur essor correspond aussi à celui des maisons d’édition musulmane et répond à la fois à une demande de savoir spirituel, historique et politique mais aussi au besoin d’écrire et de publier librement. Le développement de toute communauté passe par sa forme propre d’expression culturelle : or l’islamophobie structurelle contraint l’essayiste, le romancier ou le dessinateur à s’amputer de sa créativité dès lors qu’elle revêt une dimension trop religieuse pour les maisons d’édition française.
C’est cette créativité interdite d’existence dans le champ majoritaire qui panique les islamophobes : en témoignent les derniers reportages sur les librairies, où l’on fait la liste de tout ce qu’on peut y trouver. Des BD, des albums pour les enfants , tout autant que des imams du 14ème siècle. Soit un islam vivant, fertile et multiple. Chaque librairie est effectivement un écosystème florissant. A terme, évidemment , il permettra l’émergence non plus seulement d’une sociabilité réactive contre l’islamophobie mais d’une génération éduquée, consciente et épanouie librement dans la Foi qu’elle a choisie, dotée de l’autonomie nécessaire pour se construire dans la société qui l’entoure.
Soit très exactement le pire cauchemar islamophobe qui soit. Nous sommes face à un pouvoir qui pense pouvoir contrôler et utiliser le désespoir et la violence éventuelles. C’est son pari envers tous les antagonismes qu’il peut susciter et pas seulement contre les musulmans. Mais dans ce dernier cas, l’on n’est pas face seulement à une gestion impitoyable de chaque résistance qui émerge, au coup par coup mais dans une offensive qui est existentielle Le nationalisme français actuel ne tire sa force que de son jeu de miroir avec l’islam à éradiquer. La politique de la déforestation et de la terre brûlée est donc pensée, organisée et assumée. Et ce évidemment aussi parce qu’elle correspond au désir d’une partie de la population : les jeunes écologistes soumis eux aussi à la répression et la stigmatisation sous couvert d’anti-terrorisme restent les enfants du pays dans l’imaginaire collectif majoritaire, et le pouvoir macroniste se revendique d’ailleurs dépositaire d’une écologie raisonnable et de la même famille, finalement, que les activistes radicaux.
A part les musulmans, personne ne s’identifie aux musulmans dans la population française vieillissante. Seules les jeunes générations qui n’ont pas encore accédé au pouvoir se mêlent sans souci, en acceptant réciproquement leurs différences. C’est cet avenir qui est en germe dans les luttes actuelles. Mais seulement en germe.
Et l’objectif islamophobe est bien de profiter du temps qui reste pour stériliser la terre d’où peut surgir une communauté musulmane régénérée.
Elle a les outils pour le faire, une pratique bien rodée du désherbage : d’abord s’attaquer localement et visiblement à quelques structures puis banaliser la chose et agir de manière massive. C’est ce qui a été fait pour les écoles, lycées et collèges. L’attaque contre le lycée Averroès n’est pas un début mais la fin d’un processus qui a commencé avec les fermetures massives d’écoles hors contrat qui n’ont pas été défendues, ou très minoritairement.
C’est ce qui va se passer pour les librairies. Le ballon d’essai local a été lancé, l’offensive médiatique également. Et comme à l’accoutumée, la peur joue à plein et dans les deux sens. Du côté des non-musulmans, il a suffi d’accoler le terme « islamiste » à librairie, comme cela a été fait pour « maison d’édition « avec Nawa pour qu’aucun auteur ou autrice, aucun acteur ou actrice du monde de la culture ne se demande comment il était possible que du jour au lendemain, on ferme des lieux et des producteurs de culture. Même un site comme Actualitté qui en son temps a pris la défense et donné la parole à des maisons d’extrême droite comme Ring a tranquillement recensé la fermeture de la librairie IQRA sans parler à aucun moment de la liberté d’expression, de création ou de pensée. Du côté des cibles, la crainte est grande aussi : la plupart sont accoutumées à la stigmatisation et à l’injustice dans l’indifférence générale. A partir de 2015, des libraires ont été perquisitionnées puis soumis à un régime de visites de contrôle permanent, de refus d’ouverture de comptes bancaires et de stigmatisation médiatique régulières. Dans ce contexte, se mobiliser, parler exige de pouvoir espérer une solidarité communautaire réelle et soutenue.
Il nous appartient de la faire vivre pour que l’avenir apporte à la génération montante le savoir dont elle a besoin pour ne pas sombrer dans l’anomie, et le désespoir nihiliste qui peut saisir tous les mouvements de jeunesse confrontés à une répression violente et à un mur sans portes.
Notes
(1) Afin de ne pas faire perdre de temps aux lecteurs qui gardent une foi inébranlable en l’humanité et penseraient apprendre quelque chose d’intéressant en écoutant Sud Radio ,précisons que le propos sur les librairies Al Bayyinah d’Argenteuil et La Maison d’Ennour à Aubervilliers commence seulement à la 5ème minute, tout le début étant consacré à la condamnation rituelle et impérative du Hamas et des acteurs du soutien à la Palestine en France, sans laquelle aucune personne ayant au moins un grand parent musulman ne peut évidemment être autorisée à s’exprimer tranquillement dans la plupart des média. Ensuite, deux autres minutes sont consacrées au port du hijab et de la abaya, signe de la manipulation des femmes par le complot des Frères Musulmans, ce qui laisse environ trois minutes au reporter de guerre intérieure pour nous apprendre que les librairies islamiques vendent des livres musulmans. Comme il n’est pas précisé que ces librairies ont également des sites internet ( oh pauvre France) les voici pour celles et ceux qui voudraient découvrir un univers plus riche en vocabulaire que l’émission de Jean-Jacques Bourdin mais habitent un peu loin.
(2) On ne se réjouira pas outre mesure de la décision du tribunal administratif, même si elle est confirmée en appel. En effet, le tribunal a statué en prenant acte du retrait de certains livres, ce qui valide le droit de la Préfecture de contrôler les ouvrages vendus dans les librairies musulmanes quand bien même ceux-ci ne sont pas interdits à la vente.
(3) A l’époque, cette diversité avait été notée par la presse islamophobe qui avait éprouvé le besoin de venir en masse assister à ce rassemblement , tout simplement parce qu’il lui apparaissait invraisemblable qu’il puisse avoir lieu alors même que son sujet, l’expulsion d’un imam qui défendait pourtant un rapport non-militant à la société était déjà considéré comme trop virulent. Comme souvent, l’extrême-droite et notamment Valeurs Actuelles avaient pressenti l’échec de la répression dans cette solidarité inattendue et activiste qui prenait justement la forme d’un inventaire à la Prévert , ou autrement dit d’un front commun en constitution qui cherchait son Nom
(3)
“Au vu de la nature même de cette institution, il était peu probable que sa gestion soit synonyme d’honnêteté. Il était, au fond, parfaitement prévisible qu’un “native informant” à l’islamophobie débridée comme Mohammed Sifaoui (ayant appelé, rappelons le, à combattre militairement 20% des musulmans de la planète) soit perçu comme une “caution scientifique” par le secrétaire Gravel. Il est ainsi décisif de ne pas personnaliser les pratiques de cette institution. Ne nous trompons pas de combat. Qui que soit son secrétaire, ses membres ou ses collaborateurs, c’est l’existence même d’une telle institution qui est ici le véritable scandale d’Etat.
Il est tout à fait typique du paysage médiatique et politique français qu’à aucun instant la question de l’islamophobie gouvernementale n’ait été sérieusement posée. Ce silence, volontaire ou inconscient, témoigne d’une islamophobie tellement profonde que ses expressions les plus évidentes ne sont plus questionnées. La voix de la communauté musulmane doit pleinement exprimer la réalité crue de l’injustice à laquelle elle est confrontée depuis trop longtemps. [..] Il s’agit d’exiger l’abolition du CIPDR et de l’ensemble de la gouvernance islamophobe française comprenant la loi de 2004 sur les signes religieux, la loi de 2010 sur l’interdiction du niqab, les lois contre-terroristes d’exception et la loi « Séparatisme » confortant les principes républicains.”
Rayan Freschi Fonds Marianne : pour l’abolition du CIPDR et de l’ensemble de la gouvernance islamophobe française
(4) A l’époque, cette diversité avait été notée par la presse islamophobe qui avait éprouvé le besoin de venir en masse assister à ce rassemblement , tout simplement parce qu’il lui apparaissait invraisemblable qu’il puisse avoir lieu alors même que son sujet, l’expulsion d’un imam qui défendait pourtant un rapport non-militant à la société était déjà considéré comme trop virulent. Comme souvent, l’extrême-droite et notamment Valeurs Actuelles avaient pressenti l’échec de la répression dans cette solidarité inattendue et activiste qui prenait justement la forme d’un inventaire à la Prévert , ou autrement dit d’un front commun en constitution qui cherchait son Nom
(5) Depuis ce tweet, le CIPDR s’est effectivement attaché à co-construire les nouvelles perspectives d’entrave en organisant des séances de formation géantes avec divers services publics , de la CAF au Trésor Public en passant par l’hôpital . Il s’agit manifestement de mobiliser bien au delà des forces de sécurité . En ces temps de destruction globale des tâches initiales des services publics, il s’agit de faire comprendre aux personnels que la croisade peut aisément remplacer la satisfaction de l’intérêt général comme horizon mobilisateur du quotidien de fonctionnaires dont le statut tombe en miettes par ailleurs.
(6) Sur les sujets de la banalisation de la déchéance de nationalité, on pourra , si la deshumanisation n’a pas éteint en nous tout questionnement intellectuel sur une chose qui en 2015 encore pouvait scandaliser, s’intéresser au réel , c’est à dire le commencement de la fabrication d’apatrides administratifs et concrets. On lira par exemple cet entretien précieux , parce qu’il pose au delà de la situation présente et de la réaction à l’oppression, tant Karim Mohamed Aggad est banalement nous même à bien des égards , c’est à dire français malgré La France et lui-même, entre autres choses.
“Est-ce que tu parles l’arabe marocain ? La Darija?
Non, je ne parle pas le marocain malheureusement. D’ailleurs, j’en ai voulu à mes parents par rapport à cette question. Car je n’ai pas eu cette chance de pouvoir parler les dialectes marocain et algérien. On nous a parlé de temps en temps en arabe dans la famille, mais c’était surtout le français. Pourquoi ? Parce que mes parents envisageaient pour leurs enfants un avenir ici en France et non pas au Maroc ou en Algérie. Il y avait une certaine crainte à cette période des années 1990 avec le climat général en France : c’était « l’envie de vouloir bien faire les choses » et s’assimiler d’une manière « normale ». ”
(7) Concernant Kemi Seba et dans la mesure où Lignes de Crêtes a consacré beaucoup d’encre peu élogieuse à ce personnage, il faut d’abord évidemment dire que rien ne justifie une déchéance de nationalité et que cette sanction exige la réaction la plus intransigeante qui soit. Ajoutons ensuite que son motif ” propos anti-français” est une humiliation vertigineuse pour tous les activistes sincères de la lutte contre l’antisémitisme, car ce qui est dit à travers cela, c’est évidemment que l’antisémitisme n’est pas en soi quelque chose de suffisamment grave pour enclencher la vindicte de la République. Néanmoins ceci passera inaperçu puisque les acteurs sincères de la lutte contre l’antisémitisme, c’est à dire ceux n’ayant pas abdiqué devant le nationalisme français , sont somme toutes très peu nombreux depuis quelques temps et absolument inaudibles dans l’espace médiatique .
23.02.2024 à 18:59
Lignes de Crêtes
Un génocide ne peut advenir par la seule force militaire. Ce qui permet sa réalisation, c’est l’assentiment actif, assumé ou non, de forces sociales et politiques massives, notamment par la neutralisation et la disqualification des forces qui cherchent à être solidaires des victimes.
Ce rappel préliminaire est nécessaire dans le contexte français actuel, lorsqu’il s’agit de débattre d’une tribune contre Urgence Palestine, le collectif unitaire sans lequel il n’y aurait tout simplement pas de mobilisation pour la Palestine. Ses membres fondateurs sont ceux qui ont été là dès le 8 octobre, dans le cadre d’une répression massive visant à empêcher toute mobilisation même minimale. Si Urgence Palestine est la tête du mouvement, c’est parce qu’il est le mouvement tout entier, son émanation naturelle. La concentration de toutes les énergies, les anciennes et les nouvelles. Quiconque a engagé son corps ailleurs que sur les réseaux sociaux le sait, parce qu’il a tout simplement obéi à ce sentiment d’urgence absolue qui a suivi les déclarations ouvertement génocidaires de Netanyahu et de son gouvernement. Il n’y aucun moyen d’attaquer Urgence Palestine sans attaquer la solidarité contre le génocide.
Au moment où celui-ci s’intensifie, au moment où l’armée israélienne massacre à Rafah ceux à qui elle a ordonné de s’y rendre s’ils ne voulaient pas mourir, il n’y a aucun hasard dans la publication d’une tribune qui demande en réalité aux gens de ne plus se mobiliser pour la Palestine, en boycottant le collectif unitaire qui mène la mobilisation avec l’assentiment de tous et toutes.
Ce serait déjà grave et contraire à toute éthique morale et politique si l’enjeu était seulement l’aggravation de la répression. Cette tribune est en soi un pathétique brouillon pour un décret de dissolution clé en main contre les organisations visées, un réquisitoire introductif pour des perquisitions à six heures du matin contre les camarades, frères, sœurs et organisations visés nommément. Les signataires le savent, au point d’avoir ajouté un post-scriptum sur la répression, en précisant bien qu’ils n’en seront auxiliaires éventuels qu’à l’insu de leur plein gré, et qu’il ne saurait leur en être tenu rigueur.
Ce serait déjà grave, car ce réquisitoire vole éhontément les combats de ceux, qui dans les années 2010 ont mené la lutte contre l’antisémitisme dieudonniste et soralien et contre celui de la gauche, en leur donnant un sens unilatéral. Nous en sommes, et pas des moindres et ce n’est pas d’avoir refusé de défiler avec Darmanin contre les Palestiniens qui autorise ceux qui l’ont fait à réécrire l’Histoire de nos combats.Nous en sommes et nous assumons nos erreurs, celles d’avoir été aveugles sur l’islamophobie ignoble de tant et tant de nos compagnons de route et d’avoir donc été islamophobes nous-mêmes. C’est ce qui a amenés Lignes de Crêtes à décider qu’une nouvelle époque s’ouvrait et à travailler avec des gens qui ont fait de même.
Notamment Elias d’Imzalene, que nous citons particulièrement car il a nous accordé sa confiance. en acceptant de donner un écho à la mesure de son audience importante à la lutte contre l’antisémitisme, notamment dans un Space X où l’un des relais enthousiastes de cette tribune et membre fondateur de Golem put exprimer sa douleur, son vécu et celui des siens après les attentats antisémites en France devant des centaines de frères et sœurs musulmans.
Honte à ceux qui après cela osent dénoncer en sachant quelles en seront les conséquences possibles. Qu’ils aient au moins la décence de ne pas le faire au nom des morts. Honte à celles et ceux qui en réalité veulent tout, sauf une nouvelle ère antiraciste, et qui sont tellement dans l’incapacité de trouver de l’antisémitisme dans la mobilisation actuelle qu’ils en sont à remonter à une décennie en arrière, où à applaudir l’annulation de projections de films sur la Shoah, parce qu’il y a des invités arabes au débat.
La lutte contre l’antisémitisme, n’est pas le sujet de cette tribune. Elle n’en parle pas, sauf pour faire des copiés collés de Taguieff, avec une inculture crasse pour des libertaires. Lorsqu’on somme les musulmans de se soumettre à un énième not in my name, on pourrait avoir l’élégance de commencer par soi-même quand on remonte aux années 50. Citer Johann Von Leers comme éminence grise des islamistes, c’est d’abord oublier qu’il fut surtout conseiller de Nasser, star actuelle des documentaires laïcistes, pour ses diatribes contre les Frères Musulmans. Et c’est surtout assez caustique lorsqu’on sait que Von Leers travaillait à l’époque avec Paul Rassinier, premier des négationnistes français de gauche, membre de la Fédération Anarchiste, et défendu alors même qu’il participait ouvertement à des congrès néo-nazis. Détail de l’Histoire, sans doute…
Néanmoins, cette tribune ne serait qu’un épisode sans intérêt de la longue déchéance de l’antiracisme prétendument universaliste et de son rôle d’accompagnateur anecdotique de l’islamophobie d’Etat, si nous n’étions pas en plein génocide. Si la solidarité musulmane internationale n’était pas essentielle pour sauver des vies, simplement cela. Si particulièrement en France, le combat pour faire exister cette solidarité face à un gouvernement totalement aligné sur les positions fascistes israéliennes n’était déjà pas si difficile. Cette fois les choses prennent une autre dimension et méritent une réponse ferme sur le fond.
Nul n’a à se justifier de ses positions concernant la résistance armée palestinienne. Quelles que soient les pressions, nul n’a à répondre aux mauvaises questions des islamophobes, parce que ce ne sont pas eux qui décident des termes du débat dans notre camp. En plein génocide la question ne sera jamais de savoir s’il faut ou non condamner le Hamas, à part au commissariat où comme chacun le sait, le droit au silence existe encore.
Quant au débat politique démocratique à gauche, il porte sur un tout autre sujet : de quoi se rendent coupables ceux, qui en pleins massacres, demandent aux Palestiniens de correspondre à leur idée de la victime parfaite, pacifique et sans doute aussi sommée de rédiger ses communiqués en écriture inclusive ? De quoi se rendent coupables ceux qui dénoncent l’inhumanité des prisonniers des nouveaux petits Guantanamo de Tsahal au moment où on les déshumanise pour les torturer et les assassiner sans procès ? De quoi se rendent coupables ceux qui préfèrent un Palestinien mort à un Palestinien « islamiste »? Voilà les seules questions du débat à gauche, et elles sont cruciales.
La première des réponses et la plus simple, pour celles et ceux, qui comme nous n’ont aucune qualité pour parler des questions internes à la politique palestinienne, consiste à faire front autour d’Urgence Palestine et des organisations visées à la fois par Darmanin et cette tribune, notamment Europalestine, Perspectives Musulmanes, les Indigènes de la République et l’UJFP. Et ce quelles que soient les divergences et même les affrontements passés. Et se rappeler que même à l’heure des réseaux sociaux et du grand déballage permanent, la dignité devant Darmanin consiste d’abord à régler les conflits éventuels sans prendre à parti publiquement le ministère de l’Intérieur dans un média censé être antiraciste, surtout quand on sait parfaitement qui il va soutenir.
Que vive la résistance du peuple palestinien, dans son ensemble.