ACCÈS LIBRE
30.10.2025 à 15:37
La Déferlante
En plus des personnages de sorcières qui peuplent depuis quelques années les imaginaires féministes, les monstres et les vampires hantent désormais essais et fictions, comme autant de manières de questionner les normes de genre et de révéler des chemins d’émancipation.

Häxan. La sorcellerie à travers les âges est un documentaire muet réalisé en 1922. Il est depuis peu visible sur les plateformes de VOD. Détonnant par sa forme comme par son propos, il raconte comment, à toutes les époques, les hommes ont utilisé la torture pour soumettre les femmes. Entremêlant méticuleusement archives et saynètes de fiction, utilisant des effets spéciaux encore confidentiels à l’époque, son réalisateur, le Danois Benjamin Christensen, reconstitue d’abord toute la violence des chasses aux sorcières du Moyen Âge. Puis, dans un audacieux glissement vers un propos qu’on est bien obligées de qualifier de « féministe », il laisse la parole à des femmes de son époque internées en hôpital psychiatrique. Elles dénoncent les traitements qui leur sont infligés, et mettent en lumière la permanence de la violence patriarcale.

→ Häxan. La sorcellerie à travers les âges, de Benjamin Christensen, 87 minutes. Disponible sur les plateformes de VOD.
Dans les États-Unis des années 1930 et de la prohibition, Elijah et Elias, deux frères jumeaux, reviennent s’installer dans leur ville natale du Mississippi. Ils décident d’ouvrir un club de blues réservé à la communauté noire, dans un État où la ségrégation raciale fait loi. Mais, le soir de l’ouverture, l’arrivée de trois musicien·nes – blanc·hes – perturbe les festivités, et la soirée prend une tournure surnaturelle. Véritable hommage à la culture noire des États-Unis – sa musique, ses rituels vaudous – le film explore, à travers la métaphore du vampire, les dynamiques d’oppressions qui traversent la société à l’époque. Rythmé par une bande originale empruntant au blues et au rap, Sinners prend rapidement les allures d’une comédie musicale. C’est, selon nous, un des films les plus étonnants de l’année 2025 !
→ Sinners, de Ryan Coogler, 137 minutes. Disponible sur les plateformes de VOD.

Passionnée de films d’horreur depuis l’enfance, l’autrice et podcasteuse Taous Merakchi convie ses lecteur·ices à un voyage peuplé des monstres et des loups-garous qui ont fait son éducation. Enfant solitaire puis adolescente en marge, elle a puisé dans les films de genre les matériaux pour se construire en tant qu’adulte, mère et femme dans une société misogyne : « J’ai toujours rêvé d’inverser les rôles et de devenir la menace, la silhouette inquiétante dans la ruelle sombre, le monstre du placard. Mon rêve absolu est de faire peur aux hommes, de les déranger, de les dégoûter », écrit-elle dans ce qui sonne comme un plaidoyer pour le cinéma d’épouvante.

→ Taous Merakchi, Monstrueuse, éd. la ville brûle, 2025.
Ancolie est une sorcière de 27 ans qui trompe une existence terriblement ennuyeuse en picolant dès le petit déjeuner et en couchant avec son ex toxique. Pour éviter l’excommunication du Haut Conseil des sorcières, elle se lance dans un défi « un peu hippie-neuneu » : fabriquer un sortilège d’empathie pour enrayer la montée du fascisme, la fracture sociale, les superprofits et la pollution des nappes phréatiques.
Après La vie est une corvée (Exemplaire, 2023), Ernestine (Même Pas Mal, 2024) et Peur de mourir mais flemme de vivre (Exemplaire, 2025), Salomé Lahoche ressuscite son double maléfique sous les traits d’un personnage de fiction qui nous embarque dans un univers trash et baroque, au pouvoir hautement hilarant.

→ Salomé Lahoche, Ancolie, Glénat, 2025.
En 1893, alors que le combat pour le droit de vote des femmes aux États-Unis fait rage, trois sœurs – Bella, Agnès et Genièvre – racontent leur lutte quotidienne contre la misogynie et la précarité sociale, dans la ville de New Salem (Massachusetts). Quelques siècles auparavant, les sorcières ont été bannies de la région, mais, à l’instar des trois narratrices, les femmes de New Salem résistent en se reconnectant aux savoirs oubliés. Mi-politique, mi-fantastique, ce roman décortique les grands enjeux sociaux, raciaux et de genre qui secouent les États-Unis à la fin du XIXe siècle. Il est aussi un magnifique hommage à la lutte politique et à la solidarité entre femmes.
→ Alix E. Harrow, Le Temps des sorcières, traduit par Thibaud Eliroff, Hachette, 2022.

Pourquoi, au cinéma, les femmes incarnent-elles des fantômes, et les hommes des serial killers ? Pourquoi le body horror est-il féministe ? Ou encore, comment le cinéma d’horreur traite-t-il les personnages queers ? Sur sa chaîne YouTube, la journaliste Judith Beauvallet interroge les représentations véhiculées par le cinéma fantastique, un sous-genre très investi par les réalisatrices et les femmes critiques.


Alors que l’actualité montre à quel point la guerre culturelle qui fait rage est aussi une bataille sémantique, il nous a paru important que La Déferlante propose à ses lecteur·ices des définitions de concepts clés pour appréhender l’époque dans une perspective féministe intersectionnelle. Toutes sont en accès libre sur notre site internet, qui sera alimenté au fil des numéros pour faciliter la compréhension des concepts mobilisés dans chaque dossier.
→ Retrouvez toutes nos définitions en libre accès

Grandir sans tabou à Rennes
Ven 7 novembre 2025, à 18 heures
Librairie La Nuit des temps, Rennes
Claire Marcadé Hinge et Marianne Marty-Stéphan, autrices de Grandir sans tabou, rencontreront les lecteur·ices rennais·es. La discussion sera animée par Lucie Louapre, de l’association Parents et féministes, et sera suivie d’une séance de dédicaces.
→ Informations pratiques par ici.
Grandir sans tabou à Rennes
Ven 14 novembre 2025, à 18 h 30
Librairie Les Bien aimé·es, Nantes
Les deux autrices de Grandir sans tabou répondront aux questions des lecteur·ices nantais·es et animeront un atelier destiné aux enfants, en partenariat avec l’association DisQUtons.
→ Informations pratiques par ici.
Une expo, un débat
Mer 19 novembre 2025, à 19 heures
Galerie Kadist, Paris 18e
Christelle Murhula, journaliste indépendante et membre du comité éditorial de La Déferlante, animera un échange entre la styliste Jeanne Friot et l’autrice Kiyémis, en marge d’une exposition sur les féminismes non occidentaux. Entrée gratuite sans réservation (attention, le nombre de places est limité !).
Festival Les Créatives
Jeu 20 novembre 2025, à 12 h 30
Festival Les Créatives, Genève
Marie Barbier, corédactrice en chef de La Déferlante, participera à une table ronde intitulée « Investiguer et médiatiser les violences sexistes et sexuelles » aux côtés de sa consœur de Mediapart Marine Turchi et de la comédienne Anna Mouglalis.
Soirée de lancement du numéro « Soigner »
Jeu 27 novembre 2025 à 19 heures
Maison des Métallos, Paris 11e
À l’occasion du lancement du numéro 20 de La Déferlante, « Soigner dans un monde qui va mal », une table ronde rassemblera l’autrice féministe Valérie Rey-Robert, la psychiatre Loriane Bellahssen et la psychologue Salima Boutebal. La discussion sera suivie d’un concert de Louisadonna. Comme à chaque édition, des associations seront présentes et un stand proposera les revues, livres et goodies de La Déferlante.
29.10.2025 à 15:18
Laurène Daycard
En France, la date du 25 novembre revêt, depuis plusieurs décennies, une signification particulière pour le mouvement social. En 1995 déjà, 140 organisations – dont beaucoup d’associations féministes, mais aussi la CGT et le Parti communiste – mobilisées pour défendre les droits reproductifs, menacés par le retour de la droite au gouvernement, faisaient défiler 40 000 personnes dans les rues de Paris.
C’est en 1999 que le 25 novembre a été choisi par les Nations unies comme « Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes ». Mais dans la résolution 54/134, indiquant que « la violence est l’un des principaux mécanismes sociaux par lesquels les femmes sont maintenues en situation d’infériorité par rapport aux hommes », aucune mention n’est faite de l’assassinat de Patria, Minerva et María Teresa Mirabal. Alors même qu’en Amérique latine, notamment caribéenne, le jour de la mort des trois sœurs est célébré depuis deux décennies déjà, en mémoire des victimes de violences et de féminicide.

À Paris, la seule référence aux sœurs Mirabal se trouve dans un recoin de la place de la République-Dominicaine, dans le XVIIe arrondissement, où l’ambassade a fait apposer en 2021 une plaque de marbre à la mémoire des trois victimes de féminicide. « Mes sœurs ont fait partie de cette jeunesse qui s’est sacrifiée pour que le peuple dominicain puisse se libérer de la dictature », affirme dans ses mémoires Dedé Mirabal
Les sœurs Mirabal ont été tuées alors qu’elles se rendaient en voiture à la prison de Puerto Plata où leurs époux étaient incarcérés pour atteinte à la sécurité de l’État. Une embuscade commanditée par Rafael Trujillo, dictateur sanguinaire arrivé au pouvoir en 1930, après avoir reçu une formation des Marines pendant l’occupation du pays par les États-Unis (1916–1924).
Patria, Minerva et María Teresa Mirabal, âgées respectivement de 36, 34 et 25 ans, savaient le risque qu’elles couraient en prenant la route ce jour-là, dans un pays où les opposant·es étaient souvent victimes de mystérieux accidents de voiture. Les deux plus jeunes avaient elles-mêmes été détenues quelques mois auparavant, sous le même chef d’accusation que leurs maris, et vivaient depuis assignées à résidence. La Jeep, conduite par leur chauffeur Rufino de la Cruz, est mitraillée sur le trajet retour par des agents de la police secrète du Servicio de inteligencia militar (SIM). Les passagères et le chauffeur sont battu·es à mort avant d’être précipité·es dans leur Jeep au fond d’un ravin pour maquiller le crime en accident.
La presse dominicaine, sous la coupe du régime, reprend cette version. Mais le peuple n’est pas dupe. Loin d’étouffer la contestation, l’assassinat de ces résistantes suscite une grande vague d’indignation et de colère entraînant la chute du dictateur. Trujillo, alors également dans la ligne de mire de Washington, est à son tour victime d’une embuscade mortelle six mois plus tard, le 30 mai 1961. Il faut cependant attendre la fin des années 1970 pour que la République dominicaine s’engage dans une transition vers un régime démocratique.
Entre 1930 et 1961, dans un pays qui comptait alors 3 millions d’habitant·es, Trujillo et son bras armé, le SIM, auraient provoqué jusqu’à 50 000 exécutions, incluant le massacre raciste de milliers de Haïtien·nes noir·es travaillant dans les plantations dominicaines. Le despote, autoproclamé « bienfaiteur de la patrie », avait érigé un véritable culte autour de sa personne, tout en accaparant une grande partie des richesses du pays. « Ce furent des années de terreur et de carnage, de trahisons, de délation et de destructions, mais ce fut aussi l’époque où l’héroïsme des gens s’est manifesté avec le plus de force », écrit encore Dedé Mirabal.
Les Mirabal sont une famille d’opposant·es politiques de haut vol, emmenée notamment par Minerva. En janvier 1959, inspirée par la chute du dictateur cubain Fulgencio Batista, elle a créé le principal réseau de résistance de gauche dominicain. C’est le point de départ du Mouvement du 14 juin – référence à la date d’une tentative avortée de débarquement révolutionnaire en juin 1959, depuis Cuba –, dont Manuel Aurelio Tavárez, l’époux de Minerva, devient président. Leur programme ? Éradiquer la tyrannie, élire une assemblée constituante, organiser des élections libres tous les quatre ans, engager une réforme agraire. Et en attendant… réunir des armes pour faire tomber le dictateur.
Durant sa clandestinité, Minerva Mirabal se fait appeler Mariposa, « papillon » en espagnol. Un clin d’œil à ceux qui volaient un peu partout dans le jardin de la maison familiale à Salcedo, dans le nord du pays, et un symbole de transformation qui devient le surnom des trois sœurs, Las Mariposas. Ce surnom renvoie aussi à la métaphore de l’effet papillon, théorisé dans les années 1970 par le météorologue étasunien Edward Lorenz, selon lequel le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait théoriquement provoquer une tornade au Texas.
« La violence est l’un des principaux mécanismes sociaux par lesquels les femmes sont maintenues en situation d’infériorité par rapport aux hommes. »
Résolution 54/134 des Nations unies, 1999
L’assassinat de trois femmes en République dominicaine peut-il pousser des centaines de milliers de femmes à travers le monde à défiler dans les rues pour dénoncer les violences de genre ? La réponse est oui. Car ce n’est pas uniquement en raison de leur engagement politique que les sœurs Mirabal ont été assassinées, mais aussi parce qu’elles étaient des femmes vivant sous un régime dictatorial d’impunité sexuelle.
L’histoire telle qu’elle est racontée par Dedé Mirabal en témoigne : le dictateur Trujillo avait, un jour de 1949, invité la famille Mirabal à une fête, avec l’intention de mettre Minerva dans son lit. Impossible de refuser l’invitation, au risque de subir des représailles. Les Mirabal viennent en nombre autour de la jeune femme dans l’espoir de servir de rempart. « Nous étions également inquiets qu’elle puisse boire dans un verre » contenant « une sorte de drogue qui faisait tomber les femmes dans [l]es bras [de Trujillo] », écrit encore Dedé. Minerva, âgée de 22 ans, est contrainte d’échanger quelques pas de danse avec le tyran.
Maintes fois répétée, l’histoire de cette rencontre se raconte désormais à la manière d’une légende nationale. Dans l’une des versions, la plus populaire, Minerva aurait giflé le dictateur. Mais, d’après Dedé, elle lui a surtout tenu tête, en lui disant qu’elle s’opposait à sa politique.
À la suite de cette soirée, Trujillo fait arrêter et emprisonner le père Mirabal, qui décédera en 1952, affaibli par sa détention. Minerva est aussi interpellée à plusieurs reprises, interrogée sur ses liens avec les dirigeants socialistes et communistes, puis assignée à résidence jusqu’à ce qu’elle puisse enfin s’inscrire à la faculté de droit, sans savoir qu’elle ne pourra jamais prêter serment.
Pour la philosophe et sociologue française Jules Falquet, dont le travail contribue depuis plusieurs décennies à faire connaître les luttes et les penseuses d’Amérique latine, « en dehors de ce continent, les mouvements féministes n’ont pas assez fait le rapprochement entre la date du 25 novembre et l’histoire des sœurs Mirabal, encore moins avec le travail des féministes dominicaines qui ont proposé cette date ». Un constat que partage la militante dominicaine pour les droits des femmes, Sergia Galván Ortega : « Il y a une méconnaissance de notre rôle dans la commémoration de ce jour. Mais nous, les Dominicaines, n’avons pas non plus voulu nous approprier cet événement, car il s’agit d’une construction collective du mouvement féministe latino-américain. »

C’est en effet lors de la première Rencontre féministe de l’Amérique latine et des Caraïbes, organisée en juillet 1981 à Bogotá (Colombie) que la date du 25 novembre a été une première fois choisie pour alerter sur les violences faites aux femmes. Près de 200 militantes venues du Mexique, de Porto Rico, d’Équateur, du Vénézuéla et de six autres pays du continent se sont réunies durant quatre jours. Quelques autres font le voyage depuis l’Europe, le Canada et les États-Unis. « Nous étions heureuses de nous rencontrer. On a discuté de la santé des femmes, de sexualité, de mortalité maternelle, d’avortement, et de très nombreux thèmes », se remémore Sergia Galván Ortega. Enseignante et activiste, elle fait alors partie de la délégation dominicaine. Composée d’une vingtaine de femmes, emmenée par la sociologue Magaly Pineda – figure incontournable du féminisme dominicain, décédée en 2016 –, elle est la délégation la plus fournie juste après la délégation colombienne. Cela a probablement pesé dans la balance quand, le dernier jour, il fut question de fixer « une journée d’actions contre la violence pour interpeller les autorités sur le sort réservé aux femmes », reconnaît-elle.
Les dates de naissance ou de mort de Flora Tristan
Quand elles racontent cette histoire, à Bogotá en 1981, les Dominicaines font l’unanimité. À partir de là, des marches sont organisées dans plusieurs pays à cette date. À Saint-Domingue, le premier défilé a lieu le 25 novembre 1982 sur le parvis de l’université autonome et, là encore, c’est un choix symbolique. « Nous étions plusieurs centaines, de tous les secteurs, des travailleuses, des paysannes, des jeunes de classe moyenne. On a chanté des poèmes pour les sœurs Mirabal », se rappelle Sergia Galván Ortega, qui explique que l’anniversaire de la mort des sœurs Mirabal fédère aujourd’hui chaque année jusqu’à 8 000 manifestantes en République dominicaine. « Cette mobilisation a conduit à l’adoption de lois, notamment celle de 1997, la première à punir les violences intrafamiliales », précise encore l’enseignante.
Mais la mobilisation ne faiblit pas car il reste du chemin à parcourir. L’avortement reste un crime, y compris en cas de viol, ce qui fait de la République dominicaine l’un des pays les plus restrictifs en matière de droits reproductifs. Par ailleurs, selon l’ONG Human Rights Watch, les violences perpétrées à l’encontre des personnes LGBTQIA+ ne sont pas légalement reconnues comme des discriminations.
Jules Falquet se souvient du « choc » qu’elle éprouve en atterrissant en 1989 au Mexique quand elle découvre qu’il existe, dans certains pays d’Amérique latine, des défilés féministes le 25 novembre : « C’était tellement impressionnant de voir des milliers de femmes dans les rues contre les violences, alors que ça n’existait pas en Europe. » La chercheuse effectue sur place des recherches pour son mémoire de master sur la scolarisation des femmes autochtones au Chiapas. Elle traduit notamment certains textes de l’anthropologue afro-dominicaine lesbienne Ochy Curiel qui propose une approche décoloniale du féminisme. « C’est important de souligner l’agentivité des femmes latinas en général, et dominicaines en particulier, car leur apport, pourtant conséquent, est souvent négligé », insiste-t-elle.
Dans Pax neoliberalia. Perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence (éditions iXe, 2016), Jules Falquet étudie aussi le concept de féminicide. Largement répandu dans la sphère hispanophone, il se diffuse en France à partir des années 2010, à la faveur de la campagne de Jean-Michel Bouvier pour que le meurtre de sa fille Cassandre et de son amie Houria Moumni, survenu à Salta (Argentine) en 2011, soit reconnu comme spécifiquement lié à leur genre
L’une des particularités du triple assassinat des sœurs Mirabal, c’est qu’il s’agit d’un féminicide, perpétré à une époque où ce concept n’avait pas encore été formulé. Il est alors au stade d’une « non-idée politique », au sens où l’entend la docteure en sciences politiques Margot Giacinti dans son livre Le Commun des mortelles. Faire face au féminicide (Divergences, 2025) : « Une idée qui, quoique présente dans les théorisations (des) subalternes depuis le XIXe siècle, ne sera conceptualisée sous le terme féminicide et ne fera événement qu’à l’approche du XXIe siècle. »
Le mot « féminicide » est utilisé une première fois en public, en mars 1976 à Bruxelles, à l’occasion du Tribunal international des crimes contre les femmes, un forum féministe important de cette décennie (lire notre article dans La Déferlante n° 12). Diana Russell, l’une des organisatrices venues des États-Unis, l’utilise pour qualifier les meurtres conjugaux dans un discours précurseur, dont il ne reste aucune trace dans les archives. La vraie théorisation de ce terme date de 1992, quand paraît l’ouvrage collectif Femicide: The Politics of Woman Killing (Twayne Publishers, non traduit en français), codirigé par Diana Russell et la criminologue britannique Jill Radford.
Sa définition dépasse le cadre conjugal pour recouvrir tous les pans de la vie d’une femme. Dans un chapitre intitulé « Le terrorisme sexiste contre les femmes » rédigé avec Jane Caputi, le mot est défini en ces termes : « Le féminicide se situe à l’extrême d’un continuum de terreur antiféminine incluant une grande variété de violences sexuelles et physiques, telles que le viol, la torture, l’esclavage sexuel […] l’hétérosexualité forcée, la stérilisation forcée, la maternité forcée (en criminalisant la contraception et l’avortement), la psychochirurgie, la sous-nutrition des femmes dans certaines cultures… »
L’ouvrage de Diana Russell et Jill Radford, pierre angulaire de la lutte contre les féminicides, va voyager en Amérique latine où des chercheuses s’en emparent pour inspirer des enquêtes de terrain. Celle de Ciudad Juárez, à la frontière nord du Mexique, est probablement la plus connue, car la découverte de fosses communes dans les années 1990 et le phénomène massif des disparitions forcées de femmes ont été médiatisés par la presse internationale.
Des chercheuses, elles-mêmes médiatiques, ont aussi travaillé sur ce terrain, dont l’Argentino-Brésilienne Rita Laura Segato (lire son portrait dans le numéro 14 de La Déferlante). Dans les articles de référence, le travail de Montserrat Sagot et Ana Carcedo au Costa Rica est aussi souvent mentionné
« Honorons la mémoire de celles qui, comme Patria, Minerva et María Teresa, dans leurs heures les plus difficiles, ont été des colonnes de marbre qui ont résisté. »
Minou Tavárez Mirabal, fille de Minerva Mirabal
En France, les universitaires ne s’emparent véritablement du concept qu’à partir de 2016, grâce notamment à la petite-fille d’une des trois Mariposas, Camila Minerva Rodríguez Tavárez, venue étudier dans les années 2010 à Sciences Po Paris, sur le campus de Poitiers spécialisé dans le monde latino-américain. C’est elle qui fait découvrir les détails de l’histoire de ses aïeules à ses professeur·es. Sa mère, Minou Tavárez Mirabal, est invitée à participer à un colloque en 2016. Fille de Minerva et Manolo, elle est devenue femme politique en République dominicaine et préside le conseil de direction du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale. « On connaissait l’histoire de l’assassinat des sœurs Mirabal, qui rentrait pour nous dans un cadre de violences politiques. Rencontrer sa fille nous a fait prendre conscience que c’était aussi une violence de genre », estime l’historien Frédéric Chauvaud. Sa collègue Lydie Bodiou, coorganisatrice du colloque, relève : « C’est la première fois qu’on s’emparait de ce terme et de ce concept pour en faire un objet de recherches scientifiques. »
Ce colloque a donné naissance à l’ouvrage On tue une femme. Le féminicide. Histoire et actualités (Hermann, 2019), auquel a également contribué Jules Falquet, qui sert de relais à la diffusion académique du concept de féminicide en France. Minou Tavárez Mirabal en signe l’épilogue : « Minerva Mirabal et ses sœurs ne reposent pas en paix. […] Parce que, aujourd’hui encore, les défis et les préoccupations politiques et sociales qu’elles ressentaient pour la démocratie, pour la justice, pour les droits de l’homme et ceux des femmes restent des défis pour notre société. »

Le 25 novembre 2024, vingt-cinq ans après que l’ONU a décrété que cette date aurait une portée internationale, Minou Tavárez Mirabal a été invitée à la tribune des Nations unies à New York pour parler du rôle politique de sa mère et de ses tantes en République dominicaine. « Honorons la mémoire de celles qui, comme Patria, Minerva et María Teresa, dans leurs heures les plus difficiles, ont été des colonnes de marbre qui ont résisté », dit-elle encore. Pour leur fille et nièce, cet héritage est un défi – conserver l’espoir, briser la peur dans ces temps obscurs – autant qu’un horizon utopique : il s’agit de se projeter « vers cet avenir meilleur que l’humanité mérite ».
Sergia Galván Ortega, qui a travaillé pour le ministère dominicain des droits des femmes, retient l’essentiel : « Je me sens fière d’avoir fait partie de cette histoire, qui prouve ce dont le mouvement féministe est capable. »
29.10.2025 à 15:17
Anne-Laure Pineau
La scène se passe en 1999, dans une salle d’attente de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Catherine Kapusta-Palmer a rendez-vous avec son médecin. La jeune femme a appris sa séropositivité douze ans plus tôt, à l’époque où la France découvre l’existence du sida et regarde, impuissante, tomber les victimes de ce qu’on considère alors comme « une maladie d’homosexuels ».
Dès le début de l’épidémie de sida, les malades et leurs allié·es sont organisé·es en associations militantes. En France, Aides voit le jour en 1984, et l’antenne française d’Act Up est créée en 1989. Leurs militant·es expérimentent des formes de mobilisation dans la grande tradition de l’action directe, héritée des suffragettes. Ils et elles transforment des funérailles de victimes en manifestations politiques et organisent des die-in pour rendre visible l’hécatombe. En 1993, Act Up recouvre l’obélisque de la Concorde d’un préservatif géant pour alerter l’opinion publique et met en place des systèmes parallèles de réappropriation et de diffusion du savoir médical. C’est un soutien thérapeutique « par des malades pour des malades » qui dépasse la simple lutte contre le virus. Des permanences d’accès au soin (entre autres pour l’accès aux traitements des travailleur·euses du sexe, des migrant·es, des précaires) puis aux « droits sociaux des pairs » (en 1998) permettent d’apporter aux bénéficiaires des allocations adultes handicapé·es un accompagnement juridique, un logement social.
L’engagement de Catherine Kapusta-Palmer au sein d’Act Up est à la hauteur de ce que le rétrovirus a changé dans la vie des malades, en particulier dans celle des femmes. « Nous étions à l’époque à peine 12 % dans les programmes de recherche, alors que nous formons désormais dans le monde la majorité des contaminé·es
Par sa brutalité et son ampleur, l’épidémie de VIH/sida a bouleversé le rapport entre soignant·e et soigné·e, fondé sur une hiérarchisation du savoir. Pour la première fois, les patient·es ont pris une place dans le parcours de soin. Un mouvement qui préfigure ce que deviendront plus tard les « patient·es expert·es » : des personnes atteintes de maladies chroniques ou de pathologies invalidantes dont l’expérience personnelle étayée par des formations est validée par une université ou une association. Leur expertise est ensuite mise à profit dans la recherche, la formation des soignant·es ou les prises en charge des patient·es ; leur présence apporte aux malades la sensation d’être entendu·es, compris·es et accompagné·es de façon globale.
Lucile Sergent a 30 ans quand, dans les années 2000, on lui diagnostique un syndrome génétique rare – le syndrome d’Ehlers-Danlos – qui cause des luxations et génère des plaies et des hématomes. Après une longue errance médicale, elle doit s’entourer de nombre de spécialistes pour apprivoiser son nouveau quotidien. Pour aider d’autres patient·es, elle commence à militer au sein d’associations en faveur de la démocratie sanitaire
La résistance à la toute-puissance médicale peut également s’appuyer sur les armes de l’adversaire. En finançant et en produisant des données scientifiques qui remettent en cause les savoirs établis, les associations de malades démontrent que certaines pathologies (des maladies orphelines à l’intolérance au gluten) méritent d’être étudiées. Elles dénoncent également les effets à long terme d’erreurs médicales, comme les prescriptions de Distilbène, ce médicament prescrit aux femmes pour prévenir les fausses couches jusque dans les années 1970, aujourd’hui reconnu comme responsable de cancers et de malformations de l’appareil génital chez des femmes exposées pendant la grossesse de leur mère.
À Lyon, derrière la façade grise et moderne du centre bipol-AIR – un hôpital de jour qui, comme son nom l’indique, s’est spécialisé dans les troubles bipolaires – se cache l’une des meilleures prises en charge, en France, des troubles neurologiques fonctionnels (TNF), une pathologie complexe reconnue comme handicap en 2013. Résultant souvent d’un grave traumatisme, les TNF provoquent des symptômes divers : douleurs chroniques, engourdissement des membres, pertes d’équilibre ou des capacités neurologiques, troubles du langage. Des symptômes proches de ceux de maladies dégénératives comme Parkinson.
Dans cette unité, l’association Cap TNF rassemble des patient·es du centre bipol-AIR, accompagné·es par deux infirmières et soutenu·es par les autres professionnel·les. Cap TNF a mené un travail de sensibilisation auprès des soignant·es et travaillé sur les pratiques de soin en coopération avec des médecins. Le but : instaurer une alliance thérapeutique inédite. Grâce à l’association, les patient·es intégrant le parcours suivent des ateliers de psychoéducation et d’appropriation du diagnostic (pour comprendre les mécanismes physiopathologiques sous-jacents), des ateliers de gestion des crises fonctionnelles dissociatives ou encore participent à des groupes de parole. Les soignant·es sont très peu formé·es sur cette maladie qui, selon les spécialistes, touche pourtant 30 % des personnes suivies en neurologie.
Linda Moreau, 49 ans, initiatrice du collectif, a été diagnostiquée comme atteinte de TNF en 2021, après trente ans d’errance médicale. « Il y a un vrai refus du corps médical à écouter. J’ai été diagnostiquée à tort pour une épilepsie, une polyarthrite rhumatoïde, un lupus… », égrène-t-elle. Quand elle est enfin prise en charge dans le centre bipol-AIR, elle rencontre des personnes aux vécus similaires, et fonde en 2022 cette association, composée principalement de femmes à qui l’on a prescrit à tort des traitements anti-épileptiques, du tramadol, des antidépresseurs. « Les symptômes complexes s’enracinent sur des traumatismes, des vies souvent compliquées. Nous avons souvent l’impression que cela encourage les soignant·es à décharger leur stress sur nous », souligne la militante, heureuse de faire désormais partie d’une communauté de près de 900 membres, qui partagent leurs expériences, des conseils, se recommandent des soignant·es.
Le collectif a permis d’améliorer significativement la prise en charge, témoigne Axelle Gharib, psychiatre et médecin coordinatrice au centre. « Quand on a ouvert, en 2020, on ne travaillait qu’avec la littérature disponible. J’étais très interventionniste et j’avais tendance à m’agacer quand ce que je proposais ne convenait pas aux patient·es. » C’est grâce à elles et eux qu’un groupe sur la parentalité et un autre sur les aides familiales ont été créés, comblant des angles morts de parcours de soins pilotés par les non-concerné·es.
Dans le cadre de cette enquête, nous avons interrogé une dizaine de patientes qui, une fois leur maladie identifiée et maîtrisée, sont devenues médiatrices de santé-paires
Olivia Gross est titulaire de la chaire de recherche sur l’engagement des patient·es à l’université Sorbonne-Paris Nord, qui délivre une licence de sciences sanitaires et sociales – parcours médiateur de santé-paire. Selon elle, ce type de formation permet non seulement à davantage de patient·es d’être accompagné·es par une personne concernée, mais aussi aux personnes en voie de guérison de trouver un emploi dans une société validiste. Quatorze ans après le début d’une prise en charge psychiatrique particulièrement difficile, Carole
Du côté associatif, la Ligue contre le cancer a mis sur pied un dispositif appelé « patients ressources » qui forme, depuis 2015, des bénévoles – malades ou ancien·nes malades du cancer – à intervenir auprès des soignant·es comme auprès des patient·es. Atteinte d’un cancer digestif alors qu’elle était mère célibataire, Anne
Selon les derniers chiffres de l’association, du fait de l’action des patient·es expert·es, 80 % des membres du personnel de santé ont modifié leurs pratiques, et 81 % des personnes malades affirment que leur qualité de vie s’est améliorée ; elles éprouvent notamment moins de stress.
Aujourd’hui, les patient·es agissent même auprès des futur·es soignant·es. Olivia Gross, de l’université Sorbonne Paris-Nord, est particulièrement fière de la mise en place, dès les premières années d’études d’infirmier·es, de kinésithérapeutes, de médecins généralistes ou de pharmacien·nes, d’un enseignement dispensé par des patient·es rémunéré·es pour leur expertise – sous le statut d’enseignant·es vacataires : « On a trop longtemps enseigné le partenariat de soin avec les patient·es sans patient·es dans l’enseignement ! Les médecins ont l’impression d’avoir toujours appris auprès d’elles et eux, mais c’était hors sol, dans un rapport où la personne était considérée comme un objet. » En plus de développer l’empathie, ces heures d’enseignements engagent depuis 2014 les futur·es soignant·es sur l’individualisation des soins ou la lutte contre les biais et les stéréotypes.
En finançant et en produisant des données scientifiques qui remettent en cause les savoirs établis, les associations de malades démontrent que certaines pathologies méritent d’être étudiées.
Pourtant, malgré toutes ces initiatives, la sociologue et patiente experte Lucie Sergent n’est pas très optimiste sur l’horizontalisation du soin en France. « La tendance participative fait beaucoup de bien, et des projets de recherche conçus par les patient·es avec des méthodologies féministes sont désormais financés par l’Agence nationale de la recherche. Mais, malheureusement, dans nombre de cas, les patient·es sont consulté·es, mais ne sont pas impliqué·es dans la coréalisation des prises en charge. »
De son côté, dans un rapport publié en décembre 2023, l’Ordre national des médecins regrette que ses membres ne soient pas encore suffisamment informé·es sur les bénéfices de l’action des patient·es expert·es. Que ce soit dans l’enseignement médical, dans l’éducation thérapeutique de la patientèle, dans la recherche ou dans le soin des maladies chroniques.
Malgré cela, Catherine Kapusta-Palmer en est convaincue : depuis les années sida, de l’eau a coulé sous les ponts, et la démocratie sanitaire a gagné du terrain. Mais elle décèle toujours dans les luttes actuelles le reflet des batailles politiques des années 1990. « À l’époque, nous étions 200 à nous battre pour faire reconnaître les lipodystrophies [des déformations causées par une mauvaise répartition des tissus graisseux] comme des effets secondaires de la trithérapie. Depuis, d’autres se battent de la même façon pour que les diagnostics de l’endométriose soient facilités, ou pour se dresser contre le scandale des implants Essure
29.10.2025 à 15:00
Su Cassiano












*Le hidjab est un foulard couvrant la tête et le cou.
29.10.2025 à 11:37
Marie Barbier
Comme souvent depuis qu’Emmanuel Macron est installé à l’Élysée, plane dans l’air un « brouillard de mots et d’injonctions paradoxales
D’un côté, la casse de tout le système de protection sociale (réforme des retraites, de l’assurance chômage), l’annonce de l’austérité à venir (5 milliards à économiser sur les dépenses de santé), la loi qui réintroduit des pesticides cancérogènes, à quoi s’ajoute la passivité de nos dirigeant·es dans un monde en feu (guerre au Congo, génocide à Gaza, violences policières, violences racistes, féminicides…). De l’autre, une injonction répétée par ces mêmes dirigeant·es à aller bien : « La santé mentale, grande cause nationale en 2025 », un « plan psychiatrie » pour le « repérage précoce » des troubles psychiques chez l’enfant ou une « charte d’engagement pour la santé mentale » proposée aux entreprises. Sans que jamais ne soient interrogées les causes de nos maladies et de nos souffrances.
Dans ce numéro 20 de La Déferlante, dont le dossier s’intitule « Soigner dans un monde qui va mal », nous nous sommes demandé comment nous pouvions aller bien dans un monde aussi mal en point et qui maltraite les plus fragiles d’entre nous : les personnes étrangères avec ou sans titre de séjour, les classes populaires, les femmes, les personnes trans ou racisées… L’injonction à la bonne santé mentale – au départ un concept progressiste issu du champ de la psychiatrie – est un piège qui s’est refermé sur nous tous et toutes. Elle est devenue un outil de contrôle social au service du système capitaliste. Jusque dans les textes officiels émis par l’Organisation mondiale de la santé, la santé mentale est décrite comme une condition de la productivité des individus, « un état de bien-être qui permet à chacun […] d’apporter une contribution à la communauté ».
Et gare à celles et ceux qui protesteraient un peu trop fort ou dérogeraient aux attendus de leur condition. Comme l’ont démontré les travaux de terrain de la sociologue Isabelle Coutant
En 2025, l’injonction faite aux citoyen·nes à être en bonne santé, mentale et physique, sans être placé·es dans des conditions qui le permettent, relève toujours d’une stratégie politique de normalisation et de contrôle des corps minoritaires ; les luttes menées depuis les années 1970 nous ont appris que le soin pouvait être le terreau d’une révolution. Dans ce numéro, nous mettons en lumière des tentatives, collectives ou individuelles, pour repenser le lien entre soignant·es et soigné·es, pour rendre leur agentivité à celles et ceux qui souffrent.
On parle ici des approches communautaires de santé, adoptées par des soignant·es engagé·es dans des quartiers populaires. On parle aussi de ces malades chroniques qui parviennent à faire reconnaître leur vécu de la maladie comme une expertise par le corps médical. On parle enfin de ces soignantes maltraitées, parfois maltraitantes malgré elles, qui se battent pour que de meilleures conditions de travail leur permettent de mieux prendre soin des autres. Parce que, comme l’affirme une aide-soignante interviewée dans ce numéro : « Quand on soigne bien quelqu’un·e, on se sent bien. » On aimerait que, à l’heure de faire passer des lois, nos dirigeant·es s’en souviennent. •
28.10.2025 à 16:54
Sole Otero
Pour les personnes utilisant un lecteur d’écran, les planches de cette bande dessinée sont décrites dans le corps du texte.










28.10.2025 à 14:58
Chirinne Ardakani
Dans l’Europe de 1938 en proie au fascisme, Virginia Woolf revendiquait déjà, dans son essai Trois Guinées, la force transformatrice du féminisme pour assurer une paix juste et la démocratie mondiale : « Dans l’histoire, rares sont les êtres humains qui sont tombés sous les balles d’une femme. »
La guerre de douze jours entre Israël et l’Iran en juin 2025 fut, de ce point de vue, un cas d’école du patriarcat en bande organisée et de la menace qu’il fait peser non seulement sur les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais aussi sur celles et ceux qui sont les plus menacé·es par la militarisation et le réarmement des sociétés : les femmes, les étranger·es et les communautés LGBTQIA+, ethniques ou confessionnelles opprimées, voire persécutées.
Sous les décombres, en plein cœur de la capitale iranienne, riche de ses neuf millions d’habitant·es, les corps sans vie de centaines de civil·es parmi lesquel·les des citoyen·nes ordinaires ayant pris part au mouvement « Femme, Vie, Liberté » ; mais aussi, les prisonnier·es politiques de la prison d’Evin, bastion de la résistance non violente à la dictature, détruite en quelques secondes par une frappe « symbolique » israélienne. Une goutte dans un océan de sang, en comparaison avec les dizaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes en proie, au même moment, à la famine, à l’apartheid et au génocide et, à une tout autre échelle, avec les peuples de la région, Syrien·nes, Libanai·ses, Irakien·nes et Yéménites en tête, victimes des impérialismes régionaux de Nétanyahou comme de Khamenei.
Revendiquer, en féministes, le droit universel de vivre (ou de ne pas être tué·e) fait particulièrement sens quand, partout, plus encore en République islamique d’Iran, on ne naît pas femme : on en meurt. Voilà trois ans, presque jour pour jour, que Jina Mahsa Amini n’est plus. Elle a été tuée non pour un voile mal porté, mais pour avoir refusé de se soumettre à la loi de l’État patriarcal qui impose un contrôle politique et social sur le corps des femmes. Ce féminicide nous rappelle que, de tous les adversaires des femmes, c’est le pouvoir clérical militarisé qui est le plus à craindre.
Certes, les Iraniennes subissent chaque jour les lois de ségrégation et de domination injustes. Mais c’est la main répressive de l’État coercitif, de sa police infâme (la police des mœurs) et de ses milices (les gardiens de la révolution) qui les font violemment appliquer. « Nous ne voulons ni les balles du dictateur ni les bombes de l’agresseur. Nous revendiquons notre droit légitime à l’existence », écrivait, en persan, une internaute anonyme. Mais sous le vacarme des bombes, nul·le
n’entend plus le cri des Iraniennes en lutte pour la liberté et l’égalité.
Nous, les féministes, n’essentialisons pas les femmes lorsque nous disons que la guerre contre la démocratie est toujours une affaire de patriarcat. Officiellement, tous mènent des guerres « préventives » et « chirurgicales » illégales au nom du père. Pour garantir le droit de la patrie (le pays des pères) à exister, à se défendre, sinon à s’étendre ou pour réaliser la prophétie d’un saint patron au terme d’un récit mythologico-religieux opposant les civilisations. Conclusion ? Pour éradiquer le mensonge de la guerre « propre », il nous faut tuer politiquement l’homme fort.
C’est dire si le mouvement féministe est, de tous les mouvements sociaux, le cadre le plus pertinent pour résister au complexe militaro-industriel et à la production de la violence comme norme hégémonique virile. Au-delà du pacifisme, le féminisme est un antimilitarisme parce qu’il refuse le système de valeurs rétrogrades suivant lesquelles on deviendrait un « homme en rampant », pour citer la sociologue turque Pınar Selek, tandis que les femmes resteraient à l’arrière, au soutien d’une économie de réquisition des corps et des utérus toute tournée vers la production de soldats.
En contexte de guerre, intervenir sur les plateaux télévisés fut, pour l’avocate et militante féministe que je suis, particulièrement éprouvant. D’abord parce que l’intensification des bombardements donne matière aux experts balistiques à vanter, en direct, les dernières prouesses de l’industrie de l’armement pour tuer davantage et à moindre coût. Puis, aux éditorialistes d’assurer le service après-vente de la guerre pour tenter de légitimer, contre le droit, la mort des civil·es au nom de la sécurité, ou pire, de leur propre « liberté ».
Si le gaslighting est « l’art de faire taire les femmes », pour reprendre le titre d’un livre d’Hélène Frappat, les va-t-en-guerre excellent dans cette discipline. Célébrées pour leur révolte chantante et dansante ou lorsqu’elles faisaient tomber le voile obligatoire en signe de résistance à la tyrannie, voici que, tout à coup, les mêmes Iraniennes ne méritaient plus de vivre. « Chair à viol
Mais la résistance féministe antiguerre n’a pas dit son dernier mot : « Don’t wowan life freedom us murderer » (« Ne parle pas de “Femme, Vie, Liberté” avec nous, criminel »), pouvait-on lire sur une pancarte brandie par une manifestante iranienne en juin 2025. Dans leur révolution pour la vie, les femmes et les peuples en lutte n’ont besoin ni de sauveurs ni de libérateurs. Elles pourront compter sur la force démocratique, solidaire et non violente du mouvement transnational de libération des femmes, par elles-mêmes, pour vaincre le pacte des brutes. •
Chirinne Ardakani est avocate. Elle exerce en droit pénal international et en droit des étranger·es. Fille d’Iranien·nes ayant fui la dictature de Khamenei, elle préside l’association Iran Justice pour documenter les crimes d’État en Iran.
Elle a cosigné Des Iraniennes. Femme, vie, liberté, 1979–2024, éd. des femmes, 2024.
28.10.2025 à 14:37
Iris Ouedraogo
Ma vocation a débuté grâce à ma mère. Mes parents étaient immigré·es. Mon père était ouvrier, ma mère sans emploi, mais elle a eu besoin d’un salaire pour élever ses dix enfants.
En grandissant, j’ai décidé de travailler, moi aussi, auprès des personnes âgées. J’ai commencé dans une USLD, une unité de soins de longue durée. Le personnel était nombreux. On avait vingt-six patientes et patients pour cinq soignantes. Le travail était dur, mais il y avait une bonne organisation. On arrivait à 7 h 30 et on repartait à 14 h 30. L’après-midi, on pouvait se reposer. Aujourd’hui, dans les Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], on travaille quatre heures de plus, on fait des journées de douze heures. Ça a accentué la dégradation de nos conditions de travail.
Dans les années 1990, on avait le temps de coiffer les patientes, de les maquiller. On fêtait les anniversaires, on communiquait, on parlait de leur vécu. C’étaient de vraies relations humaines. Je ressentais vraiment une satisfaction. Quand on soigne bien quelqu’un·e, on se sent bien. Quand j’arrive à soulager leur souffrance, je me dis que j’ai réussi à me rendre utile. Lorsque j’ai débuté, ce que j’aimais dans mon métier, c’était m’asseoir à table avec les résidentes et les résidents, discuter autour d’un café, écouter leurs histoires. Mais aujourd’hui, c’est devenu impossible.
Et puis aussi, au fil des années, on vieillit. On est plus fragiles, notamment sur le plan de la santé. Moi, par exemple, je n’ai plus de souplesse. J’ai des douleurs au niveau du genou, je n’arrive plus à le plier. La santé mentale aussi en prend un coup, parce que la charge est énorme. Parfois, on n’arrive pas à accomplir nos missions quotidiennes. On rentre chez soi, on se dit : “Je ne me suis pas occupée de ça.” Une fois, j’ai oublié de passer voir une résidente en fin de vie, parce que j’étais trop prise par le travail. J’essaie d’être très attentive pour ne pas les laisser partir seul·es. Et là, de ne pas être allée la voir, de ne pas lui avoir bien mis sa table, de ne pas avoir placé son verre à côté… Je m’en suis voulu.
Dans cet établissement, nous étions trois soignantes sur douze heures pour nous occuper de quarante résident·es. C’est du travail à la chaîne, qui rend impossibles les soins de qualité. Être aide-soignante, ce n’est pas seulement faire la toilette. Il y a aussi les attentes des résident·es : l’envie de boire un verre d’eau, qu’on leur ouvre le volet, le besoin qu’on les change. Si les résident·es n’ont pas cet accompagnement, c’est une souffrance…
Pendant le covid, ça a été très dur. Quand la pandémie a démarré [en 2020], j’étais syndicaliste à temps plein à la CGT depuis 2015. Pour soutenir les collègues, j’ai repris mon poste d’aide-soignante en Ehpad quand les contaminations ont explosé. Je suis arrivée avec ma tenue et je me suis retrouvée seule dans un service de quarante résident·es. Deux autres aides-soignantes sont arrivées deux heures plus tard. Il fallait mettre en place toutes les protections sanitaires : enfiler des gants, faire le nettoyage. On avait tellement peur. Au début, on manquait de moyens et les premières protections fournies étaient d’abord pour les médecins. J’étais très inquiète, je me disais qu’on allait tous·tes mourir.
Quand les hôpitaux ont été saturés, ils ont transféré des patient·es contaminé·es dans l’Ehpad. C’est à ce moment-là que le covid s’est propagé et que nous avons commencé à perdre des personnes âgées. Dans notre service, le personnel n’a pas été touché, mais à côté, tout un service a été contaminé. Les résident·es décédé·es partaient sur des brancards plastifiés, sans être lavé·es, dans des frigos qui attendaient dans la rue. Il y a eu des séquelles chez les collègues après le covid : des infarctus, des AVC, une perte de vue temporaire… Personne n’en parle.
On n’a pas protégé nos personnes âgées. Il y a quand même une responsabilité d’avoir laissé ces résident·es mourir et ces personnels sombrer dans le désespoir. Pendant la pandémie, on nous applaudissait, on faisait preuve de bienveillance envers nous. Il y a eu un élan de solidarité, même la direction mettait la main à la pâte et venait nous aider à distribuer les repas. Mais aujourd’hui, toute cette histoire est finie. Les directions font comme avant : on ne nous parle que de restriction des budgets. L’argent est redevenu la priorité. Terminée la bienveillance envers le personnel, il faut suivre les directives et c’est tout.
Aujourd’hui, je reste engagée et je suis sur le terrain en tant que syndicaliste. On m’appelle “la reine des Ehpad”, car j’y passe tout mon temps. Je vais voir mes collègues, je leur fais à manger, je leur donne des conseils pour prendre le temps de bien accompagner les résident·es, je me bats pour les conditions de travail. Et là aussi, je sens que je prends soin des autres. » •
Propos recueillis par téléphone le 23 mai 2025.
28.10.2025 à 14:06
Marie Kirschen
Voilà un mot qui, en seulement quelques années, s’est largement répandu dans l’espace public. On le retrouve dans les manifestations pour les droits des personnes LGBTQIA+, bien sûr, mais aussi dans la presse (« Sophia Bush fait son coming out queer et confirme son couple avec Ashlyn Harris », titrait par exemple le HuffPost en avril 2024), le cinéma (Queer, de Luca Guadagnino, sorti en 2024), sur Netflix (les programmes Queer Eye, Ultimatum: Queer Love, Queer Force), lors du Festival de Cannes (avec sa Queer Palm), etc.
Comment expliquer ce succès ? Désignant toutes les personnes qui s’écartent de l’hétéronormativité
Mais le terme a, en réalité, plusieurs usages. Et pour bien comprendre toutes ses nuances, il faut se replonger dans l’histoire de ses occurrences. On en trouve la trace en Grande-Bretagne, où dès le XVIe siècle il désigne des comportements atypiques ou étranges. À partir du XIXe siècle, il prend une connotation sexuelle et commence à être utilisé, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, pour stigmatiser les comportements déviants de la norme, et plus particulièrement l’homosexualité… avant d’être repris à leur compte par les premier·es concerné·es. Dans son Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (Larousse, 2003), le philosophe et sociologue Didier Eribon note que, dans les années 1920 et 1930, « désireux de se dissocier de l’image sociale dominante de l’homosexuel efféminé […], nombre de gays des classes moyennes, d’apparence plus discrète ou conventionnelle, se désignent comme queers, le mot devenant alors, pour eux, synonyme de ce que nous appellerions “pédé” ou “gay”. » Après la Seconde Guerre mondiale, et particulièrement à partir des années 1970, il est progressivement abandonné au profit du mot « gay » – plus lisse, plus positif – avec le succès que l’on sait.
Oublié, le « queer » ? Le terme connaît une nouvelle vie à la fin des années 1980 et au début des années 1990, à la fois dans le champ de l’activisme et au sein du monde académique. À cette époque, les associations militant en faveur des droits des homosexuel·les peinent à obtenir des victoires. Les malades du sida meurent sans que les pouvoirs publics ne prennent de mesures à la hauteur du drame. Une nouvelle génération s’investit alors dans un activisme plus radical, notamment au sein d’un groupe créé en 1990 pendant une réunion d’Act Up New York : Queer Nation. Lors des gay prides de l’été 1990, à Chicago et à New York, ce collectif distribue un tract qui restera célèbre : « Queers Read This ! » (« Queers, lisez ça ! »). Reprenant à leur compte l’insulte « queer », les activistes entendent ainsi s’opposer aux tentatives d’assimilation portées par les groupes gays ou lesbiens plus institutionnels : le but n’est plus de montrer que les homos, les bis, les trans sont tout aussi « normaux » que les hétéros, mais de rejeter avec force le modèle hétéropatriarcal. « Pour cette génération, cet usage politique de la queerness est une manière de dire qu’elle souhaite penser un autre projet de société, qui serait radicalement différent », décrypte Nelly Quemener
Dans le même temps, le terme « queer » se diffuse aussi dans le monde universitaire. Dès les années 1980, la penseuse et poétesse étasunienne d’origine mexicaine Gloria Anzaldúa l’utilise pour décrire son parcours, à la croisée de plusieurs frontières, territoriales, sexuelles ou ethniques (lire son portrait dans La Déferlante no 13). En 1990, sa collègue de l’université de Californie à Santa Cruz, la théoricienne féministe Teresa de Lauretis, organise un colloque pour lequel elle forge l’expression « queer theory ». Accoler ainsi une injure au terme « théorie », la démarche de Lauretis se veut provocatrice. L’universitaire entend montrer que les études gays et lesbiennes se focalisent généralement sur les gays, négligeant d’autres groupes sociaux en marge des minorités sexuelles, comme les personnes transgenres ou racisé·es. La même année, deux ouvrages obtiennent un écho important après leur parution aux États-Unis : Trouble dans le genre, de Judith Butler, et Épistémologie du placard, d’Eve Kosofsky Sedgwick. Ils ont en commun de déconstruire les catégories de genre et de remettre en cause une vision binaire des identités. Ces deux ouvrages vont être considérés a posteriori comme fondateurs de cette nouvelle théorie queer – quand bien même leurs autrices n’utilisent pas cette expression.
Dans les années 1990, l’expression « théorie queer » se diffuse rapidement dans les cercles universitaires. Derrière l’intitulé se cache non pas une théorie unifiée, basée sur une doctrine claire, mais une diversité de textes qui ont pour point commun de s’inspirer de la pensée poststructuraliste
Institutionnalisées au sein des universités étasuniennes au cours des années 1990, les études queers vont rapidement se voir reprocher d’être mises à toutes les sauces et de perdre de leur fertilité intellectuelle. « Ce qui, au départ, était une révolte contre les étiquettes, une “insubordination”, pour reprendre un terme de Judith Butler, est devenu une étiquette aussi figée que celles que l’énergie queer avait pour but de subvertir », se désole ainsi Didier Eribon dès 2003, dans son Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes. Teresa de Lauretis elle-même prend ses distances avec la théorie queer, estimant que le terme est devenu « une créature de l’industrie du livre conceptuellement vide ». Reste que, dans la continuité des études de genre et des études gays et lesbiennes, la critique queer a permis d’ouvrir les réflexions sur les transidentités et les expressions de genre non normatives, jusqu’ici restées dans les marges, et a renouvelé les questionnements sur l’imbrication entre genre et sexualité.
En France, des universitaires comme Didier Eribon, Françoise Gaspard, Éric Fassin, Paul B. Preciado, ou encore Sam Bourcier contribuent à faire connaître les écrits des pionnier·es de la pensée queer, telle Judith Butler. Des collectifs militants queers voient le jour, souvent nourris de textes universitaires. On pense aux Panthères roses, « association de gouines et de pédés » créée en 2003, ou aux Tordues, qui organisent une contre-marche des fiertés en 2005, ou encore au groupe nantais des DurEs à queer.
Avec cette multiplication de textes et d’actions se réclamant d’une stratégie queer, le terme gagne peu à peu les sphères de la pensée dominante – mais il est généralement débarrassé de sa charge politique radicale. Ainsi, la première série télévisée mettant en scène un groupe d’hommes gays s’intitule Queer as Folk (1999) – sans qu’il y soit vraiment question de subvertir les identités… Et quand, en 2003, la télé étasunienne lance une émission mettant en scène cinq experts homosexuels, elle l’appelle « Queer Eye for the Straight Guy », ce qui donne « Queer, cinq experts dans le vent » pour l’adaptation par TF1. « Le nom de cette émission était vraiment une façon de ne pas nommer les choses, pointe Bruno Perreau du MIT. Dans ce contexte, il y a ici le risque que “queer” euphémise une réalité. » Le mainstream se précipite pour utiliser le terme « queer », de peur d’avoir à utiliser des termes plus explicites, comme « gay » ou « lesbienne ».

Aujourd’hui, plusieurs usages du mot cohabitent. Ainsi, dans son livre Queer, coécrit avec Philippe Liotard (éd. Anamosa, 2025), la doctorante Inès Liotard identifie cinq utilisations du terme par les participant·es des soirées techno queers qu’elle a étudiées. La principale est synonyme de LGBTQIA+, mais intègre « le fait que le genre serait davantage fluide ». Dans une deuxième acception, le mot « rassemble tout ce qui est en mesure de contrer l’hétéronormativité », en référence à la théorie queer. Dans un troisième usage, l’adjectif « queer » désigne un type de fête. Il est également employé « pour dire un mouvement politique ». Enfin, l’intitulé est utilisé pour désigner une culture « avec une esthétique et des apparences propres ». « Ce qui est à retenir, c’est la flexibilité, la souplesse du terme, résume de son côté Bruno Perreau. Chercher à avoir une définition canonique du queer serait un geste assez contradictoire avec ce dont on parle. »
Preuve de la souplesse du terme, si « queer » n’a jamais eu de traduction en français, il existe une adaptation du mot en créole réunionnais, « kwir ». « Ce n’est pas une simple traduction, fait valoir l’artiste plasticien·ne Brandon Gercara, qui l’utilise dans ses productions, car “kwir” s’ancre sur un territoire donné. Il opère la fabrication d’un “nous” qui conscientise les oppressions que nous vivons en commun, et qui ne sont pas vécues de la même manière dans d’autres territoires, tels que l’Europe ou les États-Unis. » Plus de vingt-cinq ans après sa réappropriation par Gloria Anzaldúa, le terme poursuit sa trajectoire féconde.
28.10.2025 à 12:53
Yasmine Choukairy
Quelles sont les catégories de personnes les plus discriminées dans le système de santé ?
L’histoire de la médecine est traversée par bon nombre de maltraitances et de pratiques injustifiées,
Vous parlez dans votre livre du syndrome méditerranéen. De quoi s’agit-il ?
Dans l’inconscient du monde médical, certaines communautés font l’objet de stéréotypes particuliers : par exemple, les Roms, les Arabes et les Noir·es seraient bruyant·es, alors que les personnes originaires d’Asie seraient discrètes. Cela alimente des croyances : la plus connue est le « syndrome méditerranéen », l’idée que les personnes originaires du Maghreb auraient tendance à exagérer, voire à simuler leur douleur. J’ai moi-même pu constater l’existence de ce préjugé à plusieurs reprises. Une patiente arabe, admise dans un service d’urgences parisien où j’effectuais un stage, présentait une douleur à la mâchoire inhabituelle, sans avoir chuté ni reçu de coups. L’une des cheffes a demandé à une interne de faire un électrocardiogramme : les résultats présentaient les signes clairs d’un infarctus, alors l’interne a voulu appeler en urgence le service de cardiologie. Mais une autre cheffe a refusé et demandé des examens complémentaires, en avançant qu’il s’agissait sans doute d’un « syndrome méditerranéen ». Or, par la suite, l’infarctus a été confirmé.
Vous racontez également comment les discriminations sont nourries par la pression exercée sur les hôpitaux pour faire des économies.
On nous répète sans cesse en cours de médecine que le plus important dans le soin, c’est l’anamnèse, l’interrogatoire qu’on réalise à l’arrivée du ou de la patient·e. Mais il y a des individus avec lesquels la communication est difficile, voire impossible : les enfants, les personnes inconscientes, les patient·es qui ne maîtrisent pas le français. J’évoque dans mon livre deux internes qui travaillaient dans une permanence d’accès aux soins hospitaliers à Paris. La majorité des patient·es étant étranger·es, elles faisaient régulièrement appel à des traducteur·ices. Mais au bout de quelques semaines, elles ont été convoquées par leur responsable : cela revenait trop cher à leur service et on leur en a limité l’accès. Pourtant, cela revient moins cher de faire appel à un·e interprète pour réaliser une bonne anamnèse et poser un bon diagnostic, que de voir revenir une personne qui présente des complications. Le mépris vis-à-vis de ces patient·es étranger·es découle de préjugés racistes, sur ce que devrait être l’intégration « à la française ».
Qu’en est-il des discriminations contre les personnes LGBTQIA+ ?
Une étude de Santé publique France publiée en 2024 montrait que pour 17 % des gays et 20 % des lesbiennes, le premier lieu de traitement inégalitaire est la consultation médicale. Des discriminations sont susceptibles d’intervenir à chaque étape du parcours de soins, de la prise de rendez-vous à la consultation, en passant par le retrait d’un traitement thérapeutique. Dans le contexte médical, l’homophobie relève pour les personnes concernées – et j’en fais partie – d’un événement banal. Je raconte dans le livre l’histoire d’un ami qui est allé voir un proctologue pour des douleurs anales. Il lui a notamment expliqué avoir mal lors de l’acte sexuel. En guise de solution, le médecin lui a conseillé de « faire l’amour normalement ». Mais la médecine n’est pas là pour dire ce qui est normal ou ce qui ne l’est pas, mais bien pour diminuer les souffrances ! Son seul rôle est d’accompagner les individus.
Vous-même, futur médecin, noir et bisexuel, vivez-vous aussi des discriminations dans l’exercice de votre métier ?
Du côté des patient·es, il est déjà arrivé qu’on me prenne pour un brancardier, parce que je suis noir. Les autres soignant·es font parfois des commentaires racistes en ma présence. Par exemple, un jour, dans une salle réservée au personnel, une aide-soignante qui se plaignait d’un patient, a dit « si cette espèce de Noir continue à me regarder comme ça, ça va mal aller ». Mais ce n’est pas plus fréquent qu’ailleurs. En revanche, en tant que patient, ça m’arrive souvent. Un jour, alors que j’allais consulter un ORL dans le XVIe arrondissement de Paris, j’ai oublié ma carte Vitale. La secrétaire m’a demandé : « Vous êtes à la CMU
Dans le titre de votre livre, vous posez la question : « La médecine soigne-t-elle vraiment tout le monde ? » Avez-vous une réponse ?
Pourquoi les gens qui soignent seraient exempts des préjugés qui traversent l’ensemble de la société ? Si on est capable de faire une analyse critique des biais qui imprègnent les médias ou la police, on doit pouvoir le faire avec les soignant·es. Pour que la médecine soit moins inégalitaire, il faudrait que nous développions une analyse sociologique critique de son fonctionnement. Sans travail sérieux sur ses préjugés inconscients et sur les rapports sociaux de genre et de race qui la traversent, elle continuera à maltraiter les gens. •
Entretien réalisé par téléphone, le 10 juin 2025.