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28.07.2025 à 17:26

Quels mots choisir pour couvrir les procès pour violences sexuelles ?

Marie Barbier

Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney AmielSidney Amiel a été condamné à dix ans de prison […]
Texte intégral (1559 mots)

Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney AmielSidney Amiel a été condamné à dix ans de prison à l’issue de ce procès, peine commuée en cinq ans en appel., un avocat de Chartres, poursuivi pour viol et agressions sexuelles aggravées par cinq femmes – des dizaines d’autres n’avaient pu porter plainte, les faits étant prescrits.

Nous étions en juin 2017, quelques mois avant que n’éclate le mouvement #MeTooLe mot d’ordre et le hashtag Metoo avaient été lancés dès 2006 par la militante africaine-américaine Tarana Burke (lire la newsletter « Le féminisme occidental invisibilise les contributions des femmes non blanches » sur revueladeferlante.fr).. Avec mes consœurs sur les bancs de la presse, nous assistions au défilé des femmes à la barre et au déni de l’accusé.

Ce procès était l’un des premiers à être raconté en direct sur Twitter et suivi par des milliers de personnes, et je me souviens des interrogations qui nous animaient : que retranscrire sans porter atteinte à la dignité de ces femmes ? Sans sensationnalisme ? Euphémiser les faits revenait-il à les dépolitiser ? Comment documenter la singularité de chaque violence sexuelle tout en pointant un système global ? Alors que je relatais un viol digital dans un tweet, une consœur avait reposté mon message en décrivant en commentaire les faits beaucoup plus crûment.

Sans doute pensait-elle que ces précisions étaient nécessaires pour dire le viol dans sa plus grande cruauté. Nous sentions alors, dans cette cour d’assises de Versailles, les frémissements de ce que serait le mouvement social de libération de la parole et de l’écoute quelques mois plus tard. Ces interrogations journalistiques sur les mots n’ont pas cessé depuis. La justice est certes publique et rendue au nom des citoyen·nes, mais la médiatisation des violences sexuelles – surtout quand elle est immédiate – interroge la déontologie et la pratique journalistiques.

« Le viol est politique, mais la victime peut vouloir conserver des éléments privés, rappelle ainsi Valérie Rey-Robert, autrice de Dix questions sur la culture du viol (Libertalia, 2025). Samantha Geimer le résume bien lorsqu’elle dit qu’elle sera toute sa vie “the girl” qui a été sodomisée par [Roman] PolanskiEn 1977, Roman Polanski fuit la justice états-unienne, poursuivi pour le viol de Samantha Geimer lorsqu’elle avait 13 ans. Il est depuis sous le coup d’un mandat d’arrêt international.. Comme le viol est politique, il faudrait tout dire. Je pense qu’on s’est plantées, en tant que féministes là-dessus. »

La doctorante en science politique Claire Ruffio travaille sur la médiatisation du viol en France par la presse écrite entre 1980 et 2020. « Jusqu’au début des années 2010, il y a assez peu d’évolutions, détaille-t-elle. Avant 2011, le mot “viol” n’apparaît que dans 22 % des articles qui traitent pourtant de ce type d’affaires. C’est près d’un article sur cinq qui préfère utiliser les termes “agression”, ou “agression sexuelle”, alors qu’il s’agit d’une autre qualification juridique. »


En 2011, la chercheuse note un « premier moment de rupture » avec la médiatisation de deux affaires « impliquant des hommes politiques de premier ordre ». En mai 2011, Dominique Strauss Kahn – pressenti pour gagner l’élection présidentielle française – est accusé de viol par Nafissatou Diallo, femme de chambre du Sofitel de New York. Le même mois, Georges Tron, secrétaire d’État, démissionne du gouvernement Fillon à la suite d’accusations d’agressions sexuellesGeorges Tron, ancien maire de Draveil, sera acquitté en première instance en décembre 2017, puis condamné à cinq ans d’emprisonnement, dont trois ferme, en 2021 pour agressions sexuelles et viol sur une adjointe et une employée municipale.. « On voit apparaître alors, constate Claire Ruffio, des termes comme “sexiste” ou “machiste” qui permettent à quelques journalistes de mettre à jour la systématisation des violences. »

Le deuxième moment de rupture est, sans surprise, le MeToo d’octobre 2017. « Des expressions comme “violences sexistes et sexuelles” émergent, voire, même si ça reste très rare, “violences masculines”, poursuit la chercheuse. Cela démontre un autre niveau d’analyse. D’un seul coup, 80 % des articles soulignent la dimension systémique des violences sexuelles. » Les journalistes qui suivent alors ces sujets – des femmes dans leur immense majorité – imposent un vocabulaire issu de la sociologie, repris par les mouvements militants, comme « domination masculine », « féminicides », « pédocriminalité » (utilisé par Mediapart au moment des dénonciations d’Adèle Haenel et qui s’est démocratisé dans les médias à une vitesse phénoménale). « Aujourd’hui, quand un média utilise des tournures qui ne conviennent pas, il est immédiatement dénoncé en ligne et modifie son contenu dans les heures qui viennent, parfois avec un article d’excuses. »

Ne pas tomber dans le sensationnalisme

Est-ce à dire que tout est gagné ? Loin de là pour Valérie Rey-Robert, qui voit dans les derniers procès de Mazan et Le Scouarnec des exemples de dérives journalistiques importantes. « Il y a eu des articles beaucoup trop explicites, se souvient l’autrice féministe. Une surenchère pour nous montrer combien ces êtres sont monstrueux. Certain·es journalistes nous ont raconté que Le Scouarnec adorait pénétrer des poupées. Autrement dit, les sexualités pas normées produiraient ce genre d’individus qui violent en masse des gamins… Il ne faut pas confondre ce qui est dégueulasse et ce qui est illégal. »


« On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître les détails »

Valérie Rey-Robert, autrice féministe



Comment ne pas tomber dans le sensationnalisme lorsque les affaires médiatisées sont de plus en plus violentes ? « Oui il faut informer, mais je ne suis pas dépositaire de cette violence », souligne la journaliste et dessinatrice Marion Dubreuil, qui a suivi pour RMC le procès des violeurs de Mazan de septembre à décembre 2024 (lire La Déferlante n° 17, février 2025). « Mes chef·fes m’ont souvent fait remarquer que j’utilisais des mots crus, comme “sodomie”, “fellation”, “pénétration anale” ou “vaginale”. Je m’exprime dans une matinale, donc j’entends que des enfants peuvent potentiellement m’entendre. J’ai mûri là-dessus : j’ai davantage envie d’être entendue par le plus grand nombre. Je garde le combat du mot juste, mais je vais choisir un élément plutôt que plusieurs, éviter l’accumulation qui fait barrage à la compréhension. Je me suis aussi rendu compte que je pouvais participer à la victimisation secondaireLire la définition à la note 8 de la page 69. En mai 2025, un tribunal français a reconnu pour la première fois la victimisation secondaire : Gérard Depardieu a été condamné à indemniser deux plaignantes pour les propos tenus par son avocat pendant le procès., parce que des victimes peuvent m’entendre ou me lire. »

Pour Valérie Rey-Robert, de nombreux articles tombent encore « dans un voyeurisme sordide et contre-productif » : « D’un point de vue politique et militant, je pense que ça n’est pas intéressant de détailler les violences. On n’a pas besoin de savoir qu’une gamine de 12 ans a été violée par son père avec un bâton, ça n’a pas de valeur éducative. On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître le détail. Ça nous empêche de réfléchir sereinement : ça donne juste envie de foutre les violeurs en taule à vie. »

Aujourd’hui, rappelle Claire Ruffio, à l’initiative d’associations de journalistes comme Prenons la Une, des chartes ont été imposées dans plusieurs rédactions pour décrire au mieux les faits de violences sexuelles : préférer, par exemple, les termes juridiques consacrés ou éviter les métaphores. « Plusieurs journalistes, féministes ou sensibilisées, se sont aussi fixé une règle informelle, détaille la chercheuse. Ne donner de détails sur les faits que s’ils permettent de démontrer la préméditation et/ou l’absence de consentement libre et éclairé de la victime. » Des outils concrets pour aider à mieux penser ces questions lexicales, qui sont au cœur du combat féministe contre les violences sexuelles. •

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28.07.2025 à 17:17

Technoféminisme : ni patrons, ni maîtres !

Christelle Gilabert

Toutes les personnes témoignant dans cet article le font sous pseudonyme ou en étant anonymisées. Depuis le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025, de […]
Texte intégral (4567 mots)

Toutes les personnes témoignant dans cet article le font sous pseudonyme ou en étant anonymisées.

Depuis le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025, de nombreux événements ont fait prendre conscience de la vulnérabilité de nos contenus en ligne. On peut citer le ralliement des géants de la tech à Trump, la fin des politiques de modération sur des sujets comme l’immigration ou le genre, mais aussi la suppression de milliers de pages web contenant des données relatives au climat, à la santé publique ou aux questions d’inclusion.

« On ne peut pas continuer à coordonner nos luttes depuis leurs outils. Ça fait vingt ans qu’on le dit, maintenant c’est plus évident que jamais… Ces mecs ont pourri Internet », déplore la sociologue et cyberféministe, SpideralexFigure majeure du cyberféminisme, elle a cofondé le festival TransHackFeminist et cocréé le serveur féministe AnarchaServer (lire l’encadré plus bas).. La militante, qui, comme beaucoup d’activistes en ligne, utilise un pseudo, lutte depuis vingt ans pour une réappropriation politique des technologies numériques. Elle se bat contre la façon dont ces systèmes sont conçus, normalisés et institutionnalisés dans nos sociétés, accaparés par une poignée de multinationales qui décident de leur développement selon leurs intérêts et leur vision du monde : capitaliste, patriarcale et colonialiste. « Aux débuts d’Internet, de nombreuses communautés militantes participaient à son développement. C’était un espace beaucoup plus ouvert qui leur donnait un nouveau moyen d’exister et de défendre leur cause. Mais à partir des années 2000, les entreprises ont commencé à privatiser l’espace à travers leurs services et le business des données. Ça a complètement réorienté son évolution, et aujourd’hui Internet ressemble plus à un centre commercial qu’à un espace public », poursuit-elle. Et ce, sous le regard indifférent, voire conciliant, des États occidentaux, qui se sont longtemps désinvestis de la construction et de la régulation de la Toile.

Entre émancipation et cyberviolences

L’Internet dominant, dans lequel la plupart d’entre nous naviguent, est devenu un gigantesque territoire marchand divisé en grands domaines propriétaires (Google, Meta, Amazon, Microsoft, etc.), qui sont principalement dirigés par des hommes de la Silicon Valley. Un environnement qui a toujours été dominé par une culture conservatrice et masculiniste, comme l’a montré la chercheuse états-unienne Becca Lewis dans un article intitulé « “Headed for technofascism” : the rightwing roots of Silicon Valley » paru en janvier 2025 dans The Guardian. En deux décennies, la majeure partie de nos activités en ligne s’est progressivement concentrée dans ces espaces, qui abritent une galaxie de servicesVoir les travaux de cartographie de l’espace numérique de Louise Drulhe. L’Atlas critique d’Internet est consultable sur son site.. Rien qu’en France, 53 % du trafic Internet provient des GafamAcronyme pour désigner les géants du Web : Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft, les cinq grandes sociétés états-uniennes qui dominent le marché du numérique. et de NetflixRapport de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), juin 2024 : « État de l’Internet en France ».. Des endroits fermés où nous devons agir selon les règles érigées par ces géants du Web et où toutes les informations que nous laissons peuvent se retourner contre nous.

Entrer dans cet espace numérique, c’est devoir accepter que nos identités et nos comportements soient traqués, analysés et divulgués. En 2023, la presse américaine a révélé que Meta et Google avaient collaboré avec la police états-unienne pour identifier des personnes cherchant à avorter dans les États où c’était devenu illégal. C’est être soumis·e au fonctionnement obscur des algorithmes qui hiérarchisent, et potentiellement invisibilisent, l’information que nous cherchons ou que nous produisons (lire l’enquête « Réseaux sociaux, armes de désinformation massive  ). En 2024, Amnesty International indiquait que Facebook, Instagram et TikTok avaient supprimé de leurs plateformes des contenus pédagogiques liés à l’avortementLire la synthèse du rapport d’Amnesty International « Obstacles au droit de disposer de son corps : des informations sur l’avortement supprimées des réseaux sociaux après l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade », 11 juin 2024.. C’est aussi voir des comptes politisés, féministes, LGBTQIA+, antiracistes ou classés à gauche, régulièrement restreints, supprimés, suspendus sans raison légitime. Par exemple, le compte d’éducation antiraciste Sans Blanc de rien, de la militante Estelle Depris, désactivé à neuf reprises ou le compte de l’association française Urgence Palestine supprimé en mars dernier. Enfin, c’est s’exposer aux multiples risques de cyberviolences – harcèlement, menaces, surveillance, diffusion de données privées ou de contenus intimes – qui reproduisent toutes les discriminations du monde physique de façon continue et décuplée, sans presque aucun moyen de les combattre. Elles touchent en majorité les personnes minorisées, avec des répercussions qui menacent directement leur santé et leur vieEnquête de Féministes contre le cyberharcèlement et Ipsos, « Cyberviolence et cyberharcèlement : état des lieux d’un phénomène répandu », septembre 2022., et sont également dangereuses pour des figures visibles, comme les activistes ou les journalistes.

La loi des algorithmes

De ce fait, les grands canaux d’information en ligne, comme les réseaux sociaux, les moteurs de recherches ou les applications de messagerie, représentent des environnements particulièrement hostiles pour les individus, les médias, les artistes ou les communautés militantes et les rendent vulnérables. Puissants leviers d’information, de connexion et d’émancipation, ils enferment en même temps les usager·es dans une grande dépendance en dictant leurs lois algorithmiques, idéologiques et financières. Malheureusement, cette prise en considération des fragilités technologiques dans la société civile, les mouvements sociaux – dont les mouvements féministes – est assez récente et reste embryonnaire.

En cause, l’absence de conscientisation et de politisation des enjeux technologiques permettant aux industriels, avec le soutien de la classe politique, de prospérer et d’imposer des systèmes en dehors de tout processus démocratique. Le conditionnement médiatique, social et culturel quant aux bénéfices et à l’inéluctabilité des avancées technologiques empêche également de faire entendre ou de faire valoir les résistances qui leur sont opposées. Pourtant, les communautés militantes existent bel et bien, y compris chez les féministes. « Cyberféminismes », « techno‑féminismes », « hacking* féministe », « transhackféminismes », toutes ces notions désignent des formes de militantisme qui articulent les luttes féministes aux luttes technologiques, depuis les années 1990. Les espaces en ligne, tout comme les milieux techniques à l’origine des interfaces, s’étant construits sur des logiques sexistes, racistes et validistes, les minorités n’ont pas eu d’autres choix que de militer pour reprendre la maîtrise de la Toile et pour façonner des endroits plus sûrs et plus inclusifs.

Autodéfense numérique féministe

Pendant toutes ces années, la France a d’ailleurs été un important vivier d’actions. Et aujourd’hui, une nouvelle génération de collectifs technoféministes, tels que le Hacqueen, Wiquaya, le Fluidspace, le BIB Transféministe ou Echap, prend la relève. Des groupes qui ouvrent des espaces pour se réapproprier les technologies face aux systèmes dominants, et en marge des milieux alternatifs traditionnels, telles les communautés du libre* ou du hacking. La raison ? Ces dernières, essentiellement composées d’hommes cisgenres hétéros blancs, sont imprégnées d’une culture du sachant, sexiste et masculiniste, qui discriminent les néophytes et a fortiori les personnes minorisées – en les jugeant sur leurs usages, en les infantilisant sur leurs capacités, ou en étant hermétiques aux problématiques qui leur sont spécifiquement liées.

C’est d’ailleurs après avoir subi des violences en ligne sans pouvoir trouver de solution qu’Allium, cyberféministe queer, racisé·e et handi·e, décide en 2020 de créer Wiquaya (« se protéger » en arabe), à Toulouse. « Je ne me suis pas tourné·e vers la communauté libriste* parce que je me suis dit qu’ils ne comprendraient pas. Déjà, quand je me suis fait harceler sur leur chat, ils me répondaient : “Bah, déconnecte-toi, t’as qu’à [les] ignorer !” » Son association aide les utilisateur·ices à se protéger des risques courus sur Internet lorsque l’on est une personne LGBTQIA+ et féministe. Leur site propose une série de fiches pratiques pour répondre aux différents problèmes rencontrés dans l’espace numérique selon son identité ou ses convictions : par exemple, « Je fais mon coming out sur Internet » ou « J’organise des événements militants ». « Notre but est d’apporter des solutions concrètes et de redonner du pouvoir, sans juger du niveau ou des outils que les personnes utilisent », précise Allium.

« Le monde du Web est tellement dominé par les hommes que cela devient un frein à l’apprentissage », explique Anissa, militante au sein du collectif Hacqueen. Fondé en 2020 à Strasbourg, le groupe se présente comme une communauté d’entraide intersectionnelle autour du numérique et des technologies en non-mixité de genre (sans hommes cis-hétéros). Militant·es racisé·es, LGTBQIA+ ou handi·es, ses membres organisent des ateliers pour aider à reprendre en main les outils numériques : comment créer une page web simple et la mettre en ligne ? comment utiliser des logiciels libres ou des moyens de communication chiffrés ? où trouver les bonnes ressources ? « C’est une forme d’éducation populaire au numérique, précise Eineki. On donne des clés pour se protéger aussi bien de la surveillance des Gafam et des États que du cyberharcèlement. »

« Aujourd’hui Internet ressemble plus à un centre commercial qu’à un espace public. »

Spideralex, sociologue et cyberféministe

Pour aller encore plus loin, Hacqueen projette de se doter à terme de son propre serveur autogéré : un serveur féministe. Autrement dit, une machine dont le groupe disposerait en local et qui serait administrée par les différent·es membres. L’objectif est de pouvoir héberger de façon autonome les données des utilisateur·ices ou des organisations militantes alliées du collectif. En effet, la sécurité sur Internet ne s’applique pas uniquement aux espaces en ligne, mais aussi à l’infrastructure qui supporte toute cette activité. Même en sortant des plateformes propriétaires des Gafam, énormément de services et contenus web restent hébergés dans leurs services de stockage en ligne : Amazon Web Services, Microsoft Azure ou Google Cloud. « Ce serveur serait un moyen de se réapproprier et de collectiviser la gestion des données pour assurer notre autonomie », précise mj, une autre membre du collectif Hacqueen. Leur projet s’inspire de serveurs déjà existants, comme SysterServer, l’un des tout premiers à avoir vu le jour, au milieu des années 2000, ou AnarchaServer. Ce dernier, créé en 2014 durant le TransHackFeminist Convergence (lire l’encadré ci-dessous), est utilisé pour archiver et conserver les mémoires des luttes féministes. On peut citer aussi le collectif Tribidou, à Marseille, qui a expérimenté un serveur féministe nommé Coquillage, servant notamment à héberger la webradio féministe RadioRageuse.

De manière générale, ces serveurs sont un moyen d’héberger et de protéger les activités des communautés féministes, tout en conservant au maximum les traces de leurs actions au cours du temps. En une quinzaine d’années, plusieurs réseaux se sont déployés, principalement à travers l’Europe et l’Amérique latine, comme La Bekka en Espagne, Cl4ndestinas au Brésil ou Kefir au Mexique.

En dehors des technologies numériques et d’Internet, il existe de multiples façons de s’informer, ou de produire et transmettre du savoir dans un sens plus large : livres, fanzines, affiches, brochures, vidéos, podcast, etc. Là aussi, il faut inventer ou se réapproprier des outils pour les produire. Et, là aussi, les communautés féministes et queers s’organisent pour apprendre à les maîtriser.

« TransHackFeminist », un festival international pionnier du hacking transféministe

Le TransHackFeminist (THF) est un festival international de hacking réunissant les communautés féministes et LGTBQIA+ dans le but d’encourager ou de renforcer le développement de technologies émancipatrices au service de la justice sociale. Au cours de huit journées d’ateliers, de débats, de fêtes et de performances, l’événement invite à défier les systèmes d’oppression – financiers, médicaux ou numériques – qui contrôlent l’existence des personnes sexisées et minorisées, dans une perspective radicalement anticapitaliste, antisexiste, antiraciste, anti-LGBTphobe et anti-validiste.

La première édition s’est tenue en 2014 dans la communauté autonome de Calafou en Catalogne espagnole en appelant à travailler sur deux champs d’expérimentation : les serveurs féministes d’une part et les pratiques visant à se réapproprier certains savoirs gynécologiques d’autre part, inspirées par le projet GynePunk du hacklab transféministe Pechblenda au Brésil. Elles consistent à fabriquer des outils d’autodiagnostic et de soins de première urgence en matière de santé sexuelle (analyses de fluides, tests sanguins, prises d’hormones, lubrifiants, contraceptifs, etc.), qui soient accessibles même dans les situations les plus précaires. En 2022, une autre édition a été consacrée à l’infrastructure féministe, présentée comme « l’ensemble des ressources techniques et sociales qui soutiennent et renforcent les luttes (trans)féministes » afin de stabiliser les meilleures pratiques communautaires.

Parmi les autres sujets abordés : la création de bibliothèques numériques, le hacking de la presse ou du monde universitaire, les modes de parentalité alternatifs, la construction de wifi communautaire ou encore la sexualité queer et crip – le mot, dérivé de l’insulte cripple (infirme), désigne une culture ou des pratiques qui valorisent les marges et la dissidence à un ordre validiste. De ces deux éditions, devenues des références du hacking transféministe, sont nés divers projets, comme A[r]bor[e]tum, une banque de graines pour cultiver des plantes abortives. Ou le serveur féministe AnarchaServer, dont le nom, Anarcha, rend hommage à l’une des esclaves afro-américaines du XIXe siècle ayant subi des dizaines d’opérations sans anesthésie dans le cadre d’expérimentations scientifiques menées par le docteur James Marion Sims, considéré comme l’un des pères de la gynécologie.

Capture d'écran de la page d'accueil du serveur féministe AnarchaServer créé en 2014 pour archiver et conserver la mémoire des luttes féministes. Crédit : ANARCHASERVER / D.R.
Capture d’écran de la page d’accueil du serveur féministe AnarchaServer créé en 2014 pour archiver et conserver la mémoire des luttes féministes. Crédit : ANARCHASERVER / D.R.

Depuis 2022, à Montpellier, un groupe de militant·es féministes et queers organise La Tenaille, un festival en non-mixité de genre consacré à la réappropriation des savoir-faire techniques. Son objectif : s’initier à diverses pratiques techniques, habituellement monopolisées par les hommes, en offrant des espaces d’apprentissage de pair·e à pair·e en dehors des institutions officielles et débarrassées des comportements  masculinistes (mansplainingLe mansplaining, combinaison de man (homme) et explaining (expliquer), désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, souvent sur un ton paternaliste ou condescendant. Le mot est parfois traduit en français par « mecsplication »., remarques sexistes, harcèlement, etc.). Parmi les dizaines d’ateliers proposés à chaque édition, on retrouve des initiations à la mécanique, à la sécurité informatique, au bricolage, au soin, mais aussi à la création de supports d’information : comment créer son fanzine ? faire du montage son ? fabriquer ses propres stickers ? utiliser une machine de sérigraphie ? fabriquer son livre ? créer un site web ?

« L’idée est de rendre accessibles les savoirs, et que chacun·e puisse faire par soi-même », indique Cade, membre du groupe transféministe au sein du hackerspace* le BIB (pour « Boat in a Box », l’idée d’un canot de sauvetage pour s’échapper du système dominant). L’un des lieux phares accueillant le festival à Montpellier, le BIB s’est créé il y a une douzaine d’années. Autrefois très masculin et caractéristique des milieux hackers, il est traversé par une dynamique féministe et transféministe depuis 2019. « On aurait pu monter quelque chose ailleurs. Mais ça aurait été bête de perdre ce qui était dispo ici », raconte Mare, coorganisatrice de La Tenaille et également membre du groupe transféministe. En effet, le lieu dispose de multiples équipements : un atelier de bricolage, une brasserie, une bibliothèque, une imprimante 3D, une machine de sérigraphie, un studio son ou encore un laboratoire alternatif de microbiologieC’est avec ce laboratoire que les premières initiatives (trans)féministes ont commencé, en 2019, dans le hackerspace à travers des démarches de biohacking pour se réapproprier des savoirs en matière de santé sexuelle, gynécologique et bactériologique.. « L’idée, c’est que le BIB, ce ne soit pas que du numérique qui peut faire un peu peur, précise Cade. Aujourd’hui, l’endroit est identifié dans les réseaux féministes et queers comme un lieu ressource pour imprimer des affiches, des stickers, etc. »

À Dijon, c’est au sein de l’espace autogéré et anticapitaliste Les Tanneries, qu’Amel, électricienne, militante féministe et technocritique, s’occupe de l’imprimerie, son « fief » depuis sept ans. Cet atelier permet à l’écosystème indépendant et militant de la ville de produire ses propres supports politiques : brochures, affiches, cartes postales et même des livres. L’imprimerie a été aménagée avec de vieilles machines récupérées ou achetées à très bas prix. « On essaie d’avoir du vieux matériel pour pouvoir le modifier et le réparer, contrairement aux machines de maintenant qui sont entièrement électroniques et trop complexes à bidouiller, explique Amel. L’imprimerie est vraiment un outil dont on ne peut plus se passer. Pour des raisons d’anonymat, vu le niveau de répression en ce moment, mais aussi pour encourager les gens à s’exprimer. À partir du moment où on l’a mise à disposition, beaucoup de personnes se sont mises à produire, à écrire, à faire des dessins. »

Atelier d'initiation à l'installation électrique domestique, au sein du BIB hackerspace, le 16 octobre 2024 à Montpellier, lors du festival La Tenaille. Cet espace met à disposition de nombreux outils pour se réapproprier les savoirs technologiques. Crédit : CHRISTELLE GILABERT
Atelier d’initiation à l’installation électrique domestique, au sein du BIB hackerspace, le 16 octobre 2024 à Montpellier, lors du festival La Tenaille. Cet espace met à disposition de nombreux outils pour se réapproprier les savoirs technologiques. Crédit : Christelle Gilabert

Technologies : mères et mémoires des luttes

Loin d’être nouvelle, la réappropriation des technologies s’inscrit dans une longue et riche histoire de mouvements féministes cherchant à retrouver le contrôle politique des techniques. Soit pour se défaire de leur exploitation, soit pour les mettre au service de leur émancipation. En 2024, l’imprimerie des Tanneries participe au projet « T’aurais pas une adresse ? » du collectif audiovisuel Synaps. Un livre-DVD qui raconte l’histoire du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) de Gennevilliers. Pendant plusieurs mois, l’équipe du Synaps a procédé à la compilation et à la restauration d’archives laissées par les militantes des années 1970, des vieilles bobines de film aux documents administratifs, en passant par des tracts, des photos et toutes formes de supports d’information militants. « Pour elles, ni la technique ni les personnes censées la détenir ne devaient être un obstacle. C’est un mouvement
d’autonomie très fort avec une histoire de réappropriation de leurs corps, de leurs désirs, à travers les techniques d’avortement, de contraception, de soin et d’entraide collective, mais aussi d’outils pour imprimer, écrire, dessiner, filmer leur combat et espérer le transmettre. Cela croise plein de savoir-faire techniques à tous les niveaux »
, souligne Anna, l’initiatrice du projet. À Montpellier, où s’est tenu le festival La Tenaille, un atelier intitulé Electroshlyse permettait d’apprendre à fabriquer des mini appareils pour épilation définitive à partir d’une méthode toute simple élaborée, reprise et améliorée par des femmes trans depuis les années 1980.

Reproductions d’archives et documentation du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) présentées dans le livre-DVD T’aurais pas une adresse ?, édité par le collectif audiovisuel Synaps. Ce travail a été réalisé à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon. Crédit : Sabrina Dolidze pour La Déferlante
Reproductions d’archives et documentation du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) présentées dans le livre-DVD T’aurais pas une adresse ?, édité par le collectif audiovisuel Synaps. Ce travail a été réalisé à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon. Crédit : Sabrina Dolidze pour La Déferlante

Ces exemples passés ou présents montrent la nécessité de repolitiser la production, la gestion et l’usage des technologies qui nous entourent. Pas seulement celles pour s’informer, mais également celles pour se nourrir, se déplacer, se loger, accéder à l’énergie ou se soigner. Maîtriser les savoirs et pratiques techniques, c’est aussi apprendre à les critiquer et à mieux lutter contre l’accaparement, les idéologies, et les modes de production des systèmes qui les développent : les industries, les institutions, et les gouvernements. C’est en ça que consiste l’infrastructure féministe, un terme né dans les communautés cyberféministes au milieu des années 2010 : construire et pérenniser un ensemble de pratiques « techniques et sociales » pour faire progresser les luttes et gagner en autonomie face aux systèmes dominants. Comme le résume, Spideralex : « La société civile et les mouvements sociaux ont toujours eu un rôle important et novateur dans le développement des technologies dont ils avaient besoin. Les technologies, c’est le dénominateur commun de toutes les luttes. Toutes ont besoin de fabriquer, d’informer, de communiquer, de documenter, de créer des liens, de conserver une mémoire et d’inventer des imaginaires radicaux ! » En d’autres termes : pas d’autonomie politique sans autonomie technique, et inversement.

Petit lexique technoféministe

Hacking : apparu dans les années 1960 dans le monde de l’électronique, le terme désigne un ensemble de pratiques visant à décrypter, expérimenter, détourner, modifier, réparer ou améliorer un outil, une infrastructure ou un système qui nous passionne ou nous domine. Habituellement associé à des actes de piratages malveillants, il recouvre une réalité bien plus large qui s’inscrit le plus souvent dans une démarche coopérative et militante d’affranchissement des normes établies.

Hackerspace, hacklab : ateliers, espaces communautaires dévolus au hacking, où des personnes amatrices, curieuses ou militantes se retrouvent pour partager, expérimenter et bidouiller ensemble.

Libre, libriste : mouvement qui défend le développement et l’utilisation de logiciels libres, c’est-à-dire des outils numériques qui peuvent être partagés et modifiés sans avoir à passer par l’autorisation de leur concepteur. C’est une culture qui s’inscrit dans une lutte contre la propriété, l’accaparement et tout ce qui peut entraver la libre circulation du savoir et de l’information.

Serveur féministe : dispositif physique administré en autonomie par des communautés féministes pour protéger et soutenir les données, communications et activités au service de leurs luttes.

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28.07.2025 à 14:40

Margot Mahoudeau : « Le wokiste, c’est le mouton noir du moment »

Marie Kirschen

En mai 2025, Le Figaro publie « l’abécédaire des woke français », un panorama, à charge, des personnalités françaises – d’Edwy Plenel à Sandrine Rousseau en passant par Lilian Thuram – qui incarneraient le […]
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En mai 2025, Le Figaro publie « l’abécédaire des woke français », un panorama, à charge, des personnalités françaises – d’Edwy Plenel à Sandrine Rousseau en passant par Lilian Thuram – qui incarneraient le « wokisme » en France aujourd’hui. « Le wokisme est-il une secte ? », s’interrogeait déjà Le Journal du dimanche en octobre 2023. Depuis quelques années, l’obsession à l’égard d’une prétendue menace « wokiste » sature l’espace médiatique français.

Initialement, le terme woke signifie « éveillé », en anglais, et désigne les personnes conscientes des injustices raciales et sociales. On l’a entendu, dès les années 1960, au moment des luttes contre la ségrégation aux États-Unis. Mais c’est avec le mouvement Black Lives Matter, à partir de 2013, que le terme gagne en popularité. Les conservateurs lui donnent une connotation péjorative, notamment en France, à l’extrême droite et à droite de l’échiquier politique. Le substantif « wokisme » est utilisé comme repoussoir ultime pour pointer du doigt les mouvements qui défendent les droits des femmes et des minorités, accusés d’être excessifs et liberticides. Margot Mahoudeau, docteure en science politique, autrice du livre La Panique woke (Textuel, 2022), revient sur la manière dont le terme s’est imposé en France.

Comment sont apparues les formules « wokisme » et « idéologie woke » en France ?

Margot Mahoudeau : L’expression « wokisme » désigne une prétendue idéologie. C’est vraiment une spécificité française, le terme n’est pas populaire aux États-Unis. Le mot a commencé à être utilisé courant 2020 et au début de 2021, dans des interventions d’intellectuels et d’essayistes conservateurs. Il est par exemple mobilisé dans l’essai La Révolution racialiste et autres virus idéologiques (2021) du chroniqueur québécois Mathieu Bock-CôtéMathieu Bock-Côté intervient régulièrement dans Le Figaro et dans des médias du groupe Bolloré (CNews, Europe 1). En France, on parle alors beaucoup d’« idéologie woke », mais aussi de « cancel culture », d’« islamogauchisme », autant de mots pour décrire les mobilisations actuelles en faveur des femmes, des minorités de genre et des personnes racisées. Une note intitulée Face au wokisme, publiée à l’été 2021 par la Fondation pour l’innovation politique, un think tank conservateur, a également contribué au succès de l’expression. Le terme a aussi été promu par le Medef, organisation patronale, qui a organisé une table ronde sur le sujet lors de son université d’été en 2021, intitulée « La woke culture va-t-elle envahir les entreprises ? »

Dès 2022, les dictionnaires Larousse et Le Petit Robert annoncent qu’ils ajoutent le mot dans leur édition papier. Peut-on dire qu’il s’agit d’un succès fulgurant ?

Le terme est très rapidement repris dans les médias et dans le débat public. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. D’autres termes, tels que « indigénistes », « intersectionnalistes », « néoféministes » ont aussi circulé sans être correctement définis« Indigéniste » : adjectif fourre-tout utilisé par l’extrême droite pour disqualifier les recherches critiques sur la race, les études décoloniales et ses supposé·es promoteur·ices. Le terme « intersectionnaliste » vise à critiquer les approches féministes intersectionnelles. L’appellation « néo­féministe » est utilisée pour discréditer des militantes jugées trop radicales en comparaison de leurs aînées. Concernant le « wokisme », les définitions données sont souvent en contradiction les unes avec les autres. Il ne désigne pas quelque chose qui serait observable dans le monde réel. En fait, on emploie le mot « wokisme » pour décrire ce qu’on n’aime pas, pour s’en démarquer. Est « wokiste » ce à quoi l’anti-woke s’oppose.

Comment le terme circule-t-il dans les médias ?

La confusion qui entoure le mot est une des raisons de son succèsLire à ce sujet Margot Mahoudeau et Guillaume Silhol, « En rangs et en tribunes : une analyse d’interventions intellectuelles sur le “wokisme” en France (2020–2023) », Mots. Les langages du politique, 2023. Des groupes assez hétéroclites s’en emparent pour parler de sujets très divers. Certains pour condamner des programmes comme l’éducation à la vie affective relationnelle et sexuelle à l’école [Évars], d’autres pour tenter d’interdire certains enseignements à l’université, etc. Ces personnes sont toutes d’accord pour être contre le « wokisme », mais sans jamais vraiment le définir. L’autre conséquence de ce flou, c’est que, d’une saison à l’autre, le terme peut désigner quelque chose de différent. Quand je travaillais sur mon livre La Panique woke, j’ai surtout trouvé des textes anti-woke évoquant les luttes antiracistes. Puis, après les élections municipales de 2020, ce sont les politiques menées par les maires écologistes qui ont été désignées comme « woke ». À partir de 2022, le mot est venu qualifier les personnes LGBTQIA+ pour exprimer une forte opposition aux drag-queens et aux personnes trans. Depuis 2023, il s’est mis à désigner les étudiant·es qui se mobilisent en solidarité avec le peuple palestinien. Pour la droite, le « wokiste » désigne le mouton noir du moment.

Depuis peu, on voit émerger l’idée qu’il existerait un « wokisme de droite » et le qualificatif commence aussi à être appliqué aux représentants de sa frange extrême, comme Donald Trump ou Elon MuskExemple d’article récent sur le sujet: « Émergence d’un “wokisme de droite”: quand même les “anti-woke” trouvent que Trump va trop loin », (Marianne, 9 juin 2025. Cela contredit toutes les définitions données jusqu’à présent, qui assuraient que les « wokistes » voulaient se débarrasser du fameux homme blanc hétérosexuel cisgenre de plus de 50 ans !

Comment expliquer l’écho d’un terme si mal défini ? À quoi sert-il ?

Il permet d’embrigader dans le camp des réactionnaires des personnes qui se situent au centre de l’échiquier politique. Un exemple : en juin dernier, une polémique est née dans les milieux d’extrême droite au sujet de l’affiche de la Marche des fiertés parisienne. Les opposant·es à cette affiche ont critiqué le fait qu’elle représentait des militant·es aux couleurs du drapeau arc-en-ciel mettant KO un homme blanc portant une croix celtique, soit un symbole néofasciste. Ce n’est pas une nouveauté que l’extrême droite n’aime pas les personnes LGBTQIA+. Mais le fait d’associer le terme « wokisme » à l’affiche a permis à ses opposant·es d’embarquer des personnes plus modérées dans un combat commun, non pas contre la Pride en tant que telle, mais contre les « excès du mouvement LGBTQIA+ » – excès largement fantasmés. Cela a donné l’occasion à la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, qui soutenait La Manif pour tous en 2013, de couper les subventions à l’organisation de la Pride. 

Entretien réalisé le 9 juin 2025 par Marie Kirschen.

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28.07.2025 à 14:22

Réseaux sociaux, armes de désinformation massive

Mathilde Saliou

L’offensive a eu un retentissement mondial. Lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la boxeuse algérienne Imane Khelif est la cible d’une gigantesque campagne de désinformation. Des rumeurs infondées et toutes […]
Texte intégral (4526 mots)

L’offensive a eu un retentissement mondial. Lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la boxeuse algérienne Imane Khelif est la cible d’une gigantesque campagne de désinformation.

Des rumeurs infondées et toutes sortes de fausses informations sur son sexe biologique inondent les réseaux sociaux. L’athlète est dépeinte comme un homme concourant parmi les femmes. Amplifiées par des groupes d’extrême droite très actifs en ligne ainsi que par des personnalités publiques – au premier rang desquelles Elon Musk et Donald Trump –, ces accusations visent à discréditer la championne olympique en exploitant des stéréotypes de genre et des discours anti-trans et racistes.

Quelques mois plus tard, le 7 janvier 2025, alors que Donald Trump a été réélu président des États-Unis, le patron de Meta annonce une série de mesures visant à limiter la modération en ligne sur les différentes plateformes de sa société, Facebook et Instagram en tête. « D’abord, nous allons nous débarrasser des fact checkeurs pour les remplacer par des notes de contexteLes community notes, notes de contexte ou notes de communauté, généralisées par Elon Musk, permettent à des utilisateur·ices volontaires d’ajouter du contexte sous des tweets ou des posts, si ceux-ci sont jugés mensongers ou faux. Ces fonctionnalités sont très limitées pour lutter contre la désinformation. des utilisateurs, comme sur X, a annoncé Mark Zuckerberg. Ensuite, nous allons supprimer un tas de restrictions sur des sujets tels que l’immigration et le genre, en décalage avec les discours dominants. Ce qui a commencé comme un mouvement inclusif a de plus en plus été utilisé pour bloquer les opinions et exclure les personnes qui ont des idées différentes, et c’est allé trop loin. »

S’alignant sur la politique anti-« woke », anti-genre et anti-immigration de Donald Trump, le patron de Meta justifie ce revirement spectaculaire en arguant que l’objectif est de « revenir à [leurs] racines : la liberté d’expression ». Appliquées uniquement aux États-Unis pour le fact checking, et plus largement pour l’assouplissement des règles de modération, ces mesures détricotent les protections construites au fil des ans pour limiter la diffusion de contenus et discours misogynes, homophobes, transphobes et racistes. Les nouvelles règles permettent d’affirmer que les femmes sont des objets, ou de qualifier de « maladie mentale » ou d’« anormalité » l’homosexualité ou les transitions de genre. En juin 2025, une étude menée par les associations états-uniennes UltraViolet, Glaad et AllOut constatait que 77 % des utilisateur·ices de Meta se sentaient moins en sécurité qu’avant janvier 2025 lorsqu’elles et ils s’exprimaient sur la plateforme.

Défendre la liberté d’expression, c’était déjà l’un des arguments utilisés par Elon Musk pour infléchir la politique de modération sur Twitter, rebaptisé X, à partir de son rachat en octobre 2022. À peine arrivé à la tête du réseau social, il avait ordonné des licenciements massifs, réduisant, au niveau mondial, de plus d’un tiers le personnel chargé de la modération et de la sécurité en ligne. Résultat, sous sa direction, entre octobre 2022 et juin 2023, le volume de discours haineux a augmenté de 50 %, selon une récente étude de l’université de Californie à Berkeley. Au cours de la même période, le nombre de likes sur les messages comportant des insultes homophobes, transphobes et racistes a augmenté de 70 %, ce qui laisse supposer qu’un plus grand nombre d’utilisateur·ices y ont été exposé·es.

Désinformation virale

Ces récentes évolutions ont de quoi inquiéter, car le nombre d’utilisateur·ices des réseaux sociaux ne fait que croître. Même si la multiplication des plateformes fragmente les audiences, Facebook demeure la première source d’information pour les internautes. De fait, les trois réseaux sociaux de l’empire constituent parmi les plus grandes audiences du monde (non exclusives les unes des autres, puisqu’un·e même utilisateur·ice peut avoir une activité sur plusieurs plateformes) : trois milliards d’utilisateurs et utilisatrices actives chaque mois pour Facebook, trois milliards pour WhatsApp, deux milliards pour Instagram. L’annonce de l’arrêt de la modération de contenus sur le territoire états-unien, dans un contexte d’offensive de l’administration Trump à l’égard des minorités, offre ainsi les meilleures conditions à la viralisation accrue de la désinformation. Notamment à une « désinformation genrée » décomplexée.

Utilisée en anglais (gendered disinformation) dans un nombre croissant de travaux« Désinformation sexiste et ses implications pour le droit à la liberté d’expression — Rapport du Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression », 7 août 2023., cette expression désigne le fait de diffuser intentionnellement des informations manipulées ou fausses qui utilisent les stéréotypes de genre comme des armes afin de bannir, ridiculiser ou discréditer les femmes et les minorités de genre dans la vie publique. Si elle a longtemps été cantonnée à des forums (Reddit, 4Chan), la haine misogyne et transphobe se propage désormais sur des plateformes aussi populaires que YouTube, X ou TikTok. Dans la sphère masculiniste, on compte de plus en plus de figures actives et très suivies, dont les propos alimentent ce phénomène de désinformation genrée. Andrew Tate, champion de kickboxing, dont la communauté compte plus de dix millions d’abonnés sur X, diffuse des stéréotypes de genre comme « l’idée qu’une femme aurait son ADN transformé par le sperme des hommes avec lesquels elles ont des rapports sexuels », pointe Ketsia Mutombo, cofondatrice du collectif Féministes contre le cyberharcèlement et coautrice avec Laure Salmona de Politiser les cyberviolences. Une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur Internet (Le Cavalier bleu, 2023). Dans d’autres espaces, les courants « tradwives » (pour traditional wife, mot à mot « épouse traditionnelle »), qui font la promotion de la femme au foyer et relaient des discours stéréotypés et essentialisants, sont aussi en pleine expansion. Selon l’outil Visibrain, qui réalise une veille quantitative des phénomènes en ligne, les hashtags #StayAtHomeGirlFriend (petite amie au foyer) et #TradWife auraient engrangé en 2024 respectivement 357 millions et 340 millions de vues par mois sur TikTok. Or les comptes tradwives véhiculent également leur lot de théories du complot et de fake news, notamment dans le domaine de la santé publique.

Fabrique du clash

Dans un contexte de recul important des droits reproductifs, la désinformation sur la santé des femmes est un sujet à part entière. « Elle permet de pousser les discours antiavortement, suggérant par exemple que l’avortement provoque le cancer, relève Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD). Dans un monde de plus en plus laïc, ce n’est plus la religion qui joue » : ce sont davantage les arguments prétendument scientifiques qui influencent les comportements. Quelques jours à peine après le changement de politique de modération du groupe Meta, Instagram et Facebook ont été accusés de bloquer et de cacher les publications d’ONG comme Aid Access, qui fournit des pilules abortives à travers les 50 États du pays, y compris donc dans ceux où l’avortement a été rendu illégal. Les communautés LGBTQIA+ ne sont pas épargnées par cette diffusion de plus en plus massive de fake news qui ont des conséquences directes sur l’accès aux soins. Reprenant un vieux stéréotype qui fait de l’identité de genre ou de l’orientation sexuelle une pathologie attrapée par contamination, « certaines théories du complot affirment que le fluor présent dans l’eau rendrait LGBT », pointe la chercheuse. Par ailleurs, « dans les communautés dédiées au bien-être, de plus en plus de campagnes répandent la haine à coups de désinformation contre les soins d’affirmation de genre » auxquels les personnes trans doivent pouvoir avoir accès, ajoute Cécile Simmons.

Qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou des personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant, dans l’espace numérique, plus elles sont sujettes aux attaques.

Au-delà de la baisse de modération, ce sont aussi les dynamiques d’amplification algorithmique typiques des plateformes qui favorisent la diffusion massive de contenus faux et haineux. L’ISD a mené plusieurs études sur le sujetCes études sont accessibles en cherchant « algorithms weapon against women » sur le site isdglobal.org, en créant, pour les besoins de l’expérimentation, de faux profils de jeunes hommes de moins de 18 ans. « Tous finissent par se voir exposés à des contenus masculinistes et d’extrême droite », constate Cécile Simmons. Les algorithmes de recommandation de nos réseaux sociaux « amplifient systématiquement la misogynie ». De même, lorsque l’institut a testé la création de faux comptes de jeunes femmes, « au bout de 48 heures, on recevait du contenu de tradwives ».

Trump, chouchou des médias alternatifs

Il est passé chez Joe Rogan, hôte du podcast le plus écouté de Spotify. Il est soutenu par Candace Owens, youtubeuse ultraconservatrice et complotiste. L’influenceur Charlie Kirk, l’éditorialiste Tucker Carlson (16 millions d’abonné·es sur X), le vidéaste Logan Paul (23 millions d’abonné·es sur YouTube) et plusieurs autres l’ont reçu. Pour sa deuxième élection, délaissant les médias traditionnels, Donald Trump s’est tourné vers les créateur·ices de contenus en ligne, enchaînant les apparitions dans des stream ou des podcasts aux audiences majoritairement jeunes et masculines. Une population qui vote traditionnellement moins que la moyenne. Pour Trump, l’intérêt était double : tous sont sensibles à ses idées, voire de fervents supporters. Et aucun, pas même les ex-journalistes, ne l’a contredit, repris, ou poussé dans ses retranchements. Chez Joe Rogan, le 26 octobre 2024, CNN a décompté au moins 32 fake news énoncées par Trump, et non corrigées par le présentateur. Selon Marie-Cécile Naves, directrice de l’observatoire Genre et géopolitique de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), « ces médias qui se disaient alternatifs ne le sont plus, on peut même estimer qu’ils sont devenus les médias dominants ». Ce glissement, « les démocrates ne l’ont pas compris », explique la spécialiste des États-Unis. L’agrégateur de podcasts Ivy ne comptait que 12 000 apparitions ou mentions de Kamala Harris dans des podcasts entre 2017 et 2024, contre plus 70 000 apparitions ou mentions de Donald Trump.

Comment expliquer ce déséquilibre ? Dans L’illusion de la démocratie numérique. Internet est-il de droite ? (EPFL Press, 2022), la sociologue franco­états-unienne Jen Schradie montre que plusieurs facteurs favorisent le déploiement d’une culture de droite : la structure hiérarchique des entreprises du numérique, les moyens financiers injectés dans ce secteur par les différents camps politiques et la culture du clash, c’est-à-dire la préférence donnée, sur les réseaux sociaux, aux échanges conflictuels, qui rendent davantage captifs dans l’économie de l’attention. De même, dans un rapport publié en février 2023 intitulé « Monetizing Misogyny », l’ONG #ShePersisted montre comment les plateformes numériques tirent profit des contenus misogynes. La mécanique est la suivante : plus vous êtes « engagé·e » (c’est-à-dire que vous cliquez, commentez, repartagez), plus vous restez longtemps sur la plateforme. Ces signaux sont ensuite exploités pour exposer les publicités qui permettent d’engranger des revenus. Or, depuis bientôt dix ans, les travaux montrent que la désinformation et les contenus haineux et violents alimentent cet engagement. En 2019, l’ex-ingénieur de Google Guillaume Chaslot détaillait la façon dont certains contenus longtemps dédaignés par les médias traditionnels, car faux (comme la théorie de la Terre plate) ou haineux, trouvaient sur ces plateformes un écho qui poussait les algorithmes à les recommander plus régulièrement. Les voyant mieux recommandés, les créateur·ices multipliaient les vidéos sur le sujet pour en tirer des vues et des revenus. Une fabrique de la désinformation, et donc de l’ignorance, d’autant plus dynamique qu’elle répond aussi à « une dimension participative, qui permet de mobiliser un groupe », souligne la spécialiste des guerres de l’information Stephanie Lamy.

Cyberharcèlement ciblé

Ces conflits se jouent également dans le fait de bannir des groupes sociaux de l’espace numérique, ce qui redouble la délégitimation dont ils sont déjà victimes dans l’espace public traditionnel. Si n’importe qui peut faire l’objet de harcèlement ou d’attaques en ligne, les femmes et les personnes racisées en sont néanmoins plus fréquemment et plus violemment victimes. En 2021, 85 % des femmes avaient déjà été exposées à une forme de violence en ligne, d’après une étude de l’Economist Intelligence UnitL’infographie « Measuring the prevalence of online violence against women » est disponible sur le site onlineviolencewomen.eiu.com. Dans ce domaine, le croisement des discriminations genrées et raciales est particulièrement prégnant. Une étude menée par Amnesty InternationalAmnesty International, « Des recherches participatives sur Twitter révèlent l’ampleur choquante des violences en ligne à l’égard des femmes », 18 décembre 2018. en 2018 montrait déjà que les femmes non blanches avaient globalement 34 % de risques de plus de recevoir des messages injurieux que les femmes blanches sur Twitter. Quand elles sont noires, ce risque s’élève à 84 %. En fonction du public visé, ces discours se mêlent à d’autres stéréotypes stigmatisants. « Dans la mesure où la misogynoir a pour effet de masculiniser les filles noires », illustre Ketsia Mutombo, les contenus auxquels elles seront exposées sur les réseaux sociaux « promeuvent la blanchité, le fait d’éviter les coiffures afro, d’envisager la rhinoplastie… »

« On le voit autour des échéances électorales : le but du cyberharcèlement est de faire taire. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. »

Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD)

D’une manière générale, qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant dans l’espace numérique plus elles sont sujettes aux attaques. « On le voit d’autant plus autour des échéances électorales : le but est de faire taire, estime Cécile Simmons. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. » Lors des dernières élections générales au Kenya en 2022, plusieurs femmes politiques ont été ciblées : selon un rapport du groupe de réflexion féministe Pollicy, deux candidates sur cinq ont été victimes de harcèlement sur leur compte X. Ce fut le cas pour Martha Karua, ex-ministre de la Justice et candidate à la vice-présidence. Âgée de 66 ans, elle a été ciblée par des trollsLes trolls sont des informaticien·nes, blogueur·euses ou pirates de l’informatique employé·es par des États ou des intermédiaires privés pour mener de vastes opérations de propagande, en répandant des fake news sur Internet. Ils travaillent dans des bureaux appelés « fermes » ou « usines à trolls ». qui l’ont présentée comme une grand-mère qui aurait dû rester à la maison pour s’occuper de ses petits-enfants plutôt que de se consacrer à la politique. En marge de la vie publique, nombreuses sont les femmes et les filles visées, elles aussi, par des insultes, des diffusions d’images intimes réelles ou fabriquées, ou encore du doxing, cette pratique qui consiste à divulguer sur les réseaux sociaux des informations personnelles (adresse ou numéro de téléphone). Le but : les intimider ou leur nuire. Car les conséquences de ces attaques sont immédiates et concrètes. Plus de la moitié des femmes victimes de cyberviolence ont souffert d’anxiété ou d’attaques de panique, selon une autre étude d’Amnesty International publiée en 2017. Plus des trois quarts avaient modifié leur manière d’utiliser les réseaux sociaux, y compris, pour 32 % des femmes interrogées, en cessant d’y poster.

Face à ce phénomène, comment riposter ? Faut-il déserter les réseaux sociaux, qui seraient devenus des machines à fabriquer de l’opinion d’extrême droite ? Ou au contraire continuer à occuper cet espace pour éviter de laisser le champ complètement libre aux masculinistes et autres propagateurs de haine ? Le débat est revenu en France l’hiver dernier au sein même des réseaux féministes, alors que l’initiative HelloQuitteX appelait au départ concerté du réseau social de la part de plusieurs médias – appel qu’a suivi La Déferlante –, organisations et personnalités. Mais les féministes n’ont pas attendu le rachat de Twitter par Elon Musk pour pointer les dysfonctionnements des plateformes numériques, remarquant depuis plusieurs années que leurs contenus pouvaient être shadow banned, voire directement censuré. Un soir de janvier 2021, en réaction aux vagues #MeToo, #MeTooGay et #MeTooInceste, l’activiste Mélusine posta sur son comte Twitter : « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » Deux jours plus tard, son compte était suspendu. Pour le récupérer, la militante avait le choix entre supprimer ses tweets ou faire appel auprès de la plateforme. Dans la foulée, la militante et 13 autres activistes féministes ont assigné Meta en justice pour demander plus de transparence sur ses règles de modération (en mai 2025, la médiation est toujours en cours).

Contre les cyberviolences, les marges de manœuvre sont souvent limitées. Les victimes peinent à porter plainte ou à faire condamner leurs agresseurs. « Comment les dénoncer si on ne peut même pas le verbaliser ? », souligne Camille Lextray (@hysterique_mais_pas_que), partie prenante de la démarche juridique contre Meta. Souvent, il s’avère plus facile de tenter de contourner les règles imposées par les géants de la tech, en recourant à des tactiques comme l’algospeak. Un exemple : le remplacement du mot « viol » par une pastille de couleur violette. Stephanie Lamy appelle aussi les féministes à « gérer [leur] attention comme une ressource ». « C’est d’elle que les plateformes sociales tirent leur valeur, ne vous laissez pas distraire, choisissez où vous l’allouez », recommande-t-elle. Plutôt que d’amplifier la visibilité des discours mensongers par des commentaires irrités, il est possible de prendre les rênes du sujet. « Réinvestir Internet, débunkerLe debunking, souvent traduit par « démystification », consiste à exposer ou à réfuter un corpus idéologique, des croyances ou des théories jugées erronées., donner les faits, tout en réaffirmant nos valeurs et pourquoi on se bat », c’est par exemple ce qu’a cherché à faire le réseau Empow’her avec sa campagne #DebunkTheLies, explique son initiatrice, Faustine Clerc. Pour gagner en audience, nombre de créateurs et de créatrices prennent aussi l’habitude de se commenter les un·es les autres, de promouvoir un message à plusieurs… Autant de tactiques pour tenter de faire jouer l’effet amplificateur des algorithmes de recommandation.

Ingérences numériques

La désinformation de genre demeure un enjeu géopolitique majeur. L’espace numérique est traversé par des opérations d’ingérence numérique d’origine nationale ou étrangère. Des acteurs étatiques, économiques ou politiques se coordonnent pour influencer les discours publics. Parmi leurs outils et tactiques, l’astroturfing, qui consiste à amplifier de manière automatisée une mobilisation en ligne pour donner l’illusion d’un mouvement de masse, et qui peut se fabriquer à partir de faux comptes et de réseaux d’internautes coordonnés. L’intelligence artificielle générative, aussi, qui permet de générer et diffuser les contenus trompeurs à une échelle et à un rythme démultiplié (lire l’encadré ci-dessus)

Directrice adjointe de Viginum, le service du gouvernement chargé de la lutte contre les ingérences étrangères, Anne-Sophie Dhiver relève que les acteurs étrangers de la désinformation « connaissent très bien [les internautes]. Ils cherchent les lignes de fracture de notre société, ils mettent du sel sur les plaies… » Et le font d’autant plus que le grand public n’a pas toujours conscience de ces manipulations, ou bien choisit d’y participer. Peu après l’invasion de l’Ukraine, la Russie a par exemple approché 2 000 influenceur·euses en Europe pour qu’elles et ils relaient sa propagande proguerre. Pionnière dans les opérations de propagande numérique – la première ferme à trolls a été identifiée près de Saint-Pétersbourg en 2014 –, la Russie a multiplié ce type d’opérations depuis le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. À l’automne 2024, à l’approche des élections présidentielles américaines, Olena Zelenska, l’épouse du président ukrainien, a été victime d’une vaste opération de désinformation consistant à la faire passer pour une femme cupide, l’accusant d’avoir détourné plusieurs millions d’euros pour s’acheter une voiture de luxe. Une photo d’une prétendue facture de 4,4 millions d’euros pour l’achat d’une Bugatti a massivement circulé sur les réseaux sociaux… Le but : influencer l’opinion publique en Europe et aux États-Unis et fragiliser le soutien international à l’Ukraine.

Pour contrer ces offensives massives, les instances internationales entendent bien jouer leur rôle. En décembre 2023, la Commission européenne a ouvert une enquête contre le réseau social X, accusant la plateforme de ne pas suffisamment lutter contre la désinformation et les contenus illégaux. L’institution lui reproche de ne pas se conformer aux règles de la directive européenne sur les services numériques, le Digital Services Act. Adoptée en octobre 2022, elle a pour but de protéger les internautes européen·nes des fausses informations, des injures sexistes et racistes et des incitations à la violence. D’après une récente enquête du New York Times, la Commission européenne prépare une amende contre X qui pourrait être supérieure à 900 millions d’euros – une somme inédite. Des enquêtes sont ouvertes, en Europe comme aux États-Unis, contre la plupart des plateformes de réseaux sociaux. Suffiront-elles à responsabiliser ceux qui, comme Zuckerberg, se cachent derrière la liberté d’expression pour propager discours misogynes et campagnes transphobes ? La guerre informationnelle en cours est et sera également juridique, financière, géopolitique. Quoi qu’il en soit, le genre en est déjà l’un des principaux champs de bataille.

Deepfakes : l’IA au service de la fabrique du faux

Des militant·es participent à un rassemblement contre les deepfakes pornographiques, le 6 septembre 2024, à Séoul, en Corée du Sud. Sur les pancartes, on peut lire des slogans comme « Régulez les plateformes qui promeuvent les violences sexuelles » ou « Ce n’est ni fake ni un jeu. Arrêtons les deepfakes misogynes ».
Crédit : CHUNG SUNG-JUN / GETTY IMAGES ASIAPAC / Getty Images via AFP

L’intelligence artificielle (IA) et les réseaux sociaux démultiplient les risques de désinformation genrée. Cela passe notamment par les deepfakes, ces vidéos, images ou enregistrements audio créés par des IA. Le terme est apparu en 2017 en référence à l’usage de l’IA (deep, issu de deep learning, « apprentissage profond ») et à la manipulation (fake, « faux »). Les deepfakes reproduisent de manière ultra réaliste le visage ou la voix d’une personne pour lui faire tenir des propos ou la faire agir de manière crédible. Si on pense à des exemples qui font sourire (le pape en doudoune blanche), ou aux hypertrucages politiques (la vidéo de Volodymyr Zelenski annonçant la reddition de l’Ukraine peu après l’invasion de 2022), il faut avoir en tête que 98 % des deepfakes sont des vidéos à caractère pornographique, dont 99 % concernent des femmes. Pour les personnes visées, les préjudices sont considérables – discrédit, humiliation, chantage. En septembre 2024, la Corée du Sud a connu ses premières manifestations contre les deepfakes à la suite d’un scandale qui a secoué le pays : la diffusion massive pendant plusieurs mois, sur une multitude de chaînes Telegram d’hypertrucages pornographiques de jeunes Sud-Coréennes. Les créateurs de ces contenus illégaux piochaient souvent les photos de leurs victimes sur les réseaux sociaux. D’après la police, les victimes étaient principalement issues de l’entourage des agresseurs et 60 % d’entre elles étaient mineures. En France, plusieurs personnalités, dont la vidéaste Lena Situations ou la journaliste Salomé Saqué, ont déjà témoigné avoir été visées par ce type de fabrications. En Normandie, une enquête a été ouverte en mars 2025 après la diffusion de deepfakes d’une douzaine de collégiennes par leurs camarades de classe.

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28.07.2025 à 11:10

Zététique : le sexisme au nom de la rationalité ?

Samia Hanachi

C’est une communauté qui défend une méthode au nom étrange : la zététique. Partisan·es d’un mouvement néorationaliste qui prend depuis les années 2010 une place grandissante dans la vulgarisation scientifique en ligne […]
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C’est une communauté qui défend une méthode au nom étrange : la zététique. Partisan·es d’un mouvement néorationaliste qui prend depuis les années 2010 une place grandissante dans la vulgarisation scientifique en ligne (lire l’encadré ci-dessous), les zététicien·nes se veulent aujourd’hui les chevalier·es zélé·es de la lutte contre la désinformation et les mauvais usages de la raison.

Sur YouTube, X ou Facebook, ils (et plus rarement elles) « débunkentLe debunking, souvent traduit par « démystification », consiste à exposer ou à réfuter un corpus idéologique, des croyances ou des théories jugées erronées. » diverses théories du complot, dévoilent l’imposture de personnalités conspirationnistes, comme l’essayiste d’extrême droite Idriss Aberkane, ou bien mettent en pièce des croyances qui résistent au consensus établi par les scientifiques, comme l’homéopathie, dont la recherche biomédicale a montré qu’elle n’avait qu’un effet placébo. Mais depuis plusieurs années, la communauté zététique se déchire autour de son manque d’inclusivité et de sa vision des sciences. Au point que certain·es parlent d’un véritable schisme.

En avril 2022, à l’occasion du festival toulousain des Rencontres de l’esprit critique (REC), les dissensions éclatent de manière particulièrement vive : le type d’« humour » pratiqué lors de cet événement annuel, rendez-vous incontournable pour la zététique autant que manifestation destinée à un public familial, est révélateur des dérives du mouvement.

Parmi les invité·es de l’édition figurent plusieurs de ses youtubeurs les plus populaires, comme La tronche en biais (également connu sous le délicat acronyme « La TeB »), Hygiène mentale, Penseur sauvage ou Mr Sam, suivis par des centaines de milliers de personnes – ou des dizaines de milliers, pour les plus petites chaînes. Mais ce sont deux spectacles imaginés par une autre figure du milieu, Clément Freze, qui cristallisent les critiques. Un quiz, d’abord, où les participant·es se voient distribuer, sur le mode du second degré et sous couvert de dénoncer le racisme, un mug avec la tête d’Hitler et un autre indiquant « Je ne suis pas raciste, mon café est noir ». Le lendemain, au cours de la cérémonie des Richard (nommée en référence à Richard Boutry, ancien journaliste très suivi dans les sphères complotistes) sont décernés les prix des plus grandes désinformations de l’année. La remise des prix est rythmée par une prestation scénique de Clément Freze constituée de saillies sur les Juifs, et par une autre, du youtubeur Arnaud Thiry, plus connu sous le pseudonyme d’Astronogeek (950 000 abonné·es), qui dénonce à l’envi la « cancel culture » et le « wokisme » et qui a tenu en 2020 des propos typiques de la culture du violSur Twitter, il avait déclaré qu’il lui arrivait régulièrement de « faire l’amour à [s]a moitié » dans son sommeil, en ajoutant : « Paraît que c’est du viol et je m’en bats les couilles. ».

Ce soir-là, il apparaît grimé en patient, d’abord contraint par une camisole – pour symboliser la prétendue censure dont il ferait l’objet –, puis sédaté ; il revient perturber la cérémonie à chaque occurrence du mot « Twitter », provoquant l’hilarité générale. Malgré l’indignation de nombreux internautes sur le caractère psychophobe, antisémite et raciste de ce type d’humour, les têtes d’affiche de ce raout du milieu de la zététique sur YouTube campent sur leurs positions : La TeB salue l’« ambiance “geek” bienveillante » des Rencontres, tandis qu’un autre vidéaste, Penseur sauvage, dénonce un « état d’esprit totalitaire » parmi les personnes ayant dénoncé les blagues. Seul le youtubeur Hygiène mentale déclare que celles sur « les Juifs qui aiment l’argent » l’ont mis « mal à l’aise », et déplore « les dérives lamentables de certains acteurs du mouvement zététique ».

« Ce qui s’est passé durant cet événement est très illustratif des dynamiques qu’il y a dans le milieu, où des hommes blancs, principalement, utilisent la zététique comme terrain de jeux pour écraser et dominer, bien plus qu’ils ne l’utilisent pour se remettre en question et faire preuve d’esprit critique à bon escient », développe une internaute, connue sous le pseudonyme Ce n’est qu’une théorie.

De l’indépendance de la science à la guerre d’ego

« Art du doute » qui entend donner à chacun·e des outils d’autodéfense intellectuelle pour lutter contre les croyances fausses, la zététique est héritière d’un mouvement rationaliste né à gauche dans l’entre-deux-guerres.

Face aux nationalismes émergents, il s’agissait alors de défendre l’indépendance de la science vis-à-vis du politique, et de revendiquer, « dans un esprit progressiste, l’idéal d’un terrain commun sur lequel on puisse débattre, explique Guilhem Corot, doctorant en philosophie des sciences. Le problème de cet idéal, c’est qu’il n’a tout simplement pas résisté à l’histoire. Pire encore, il peut servir à empêcher la critique des manières dont les sciences s’imbriquent avec le politique. »

Dans les années 1980, le physicien Henri Broch reprend le flambeau rationaliste pour contrer l’attraction qu’exercent selon lui les phénomènes paranormaux sur le grand public : il fonde alors la méthode zététique en mobilisant l’analyse des biais cognitifs, ces mécanismes de pensée qui induisent des jugements trompeurs.

À partir des années 2010, avec YouTube, la zététique connaît un nouvel essor en s’incarnant dans une génération de youtubeurs tels que Thomas Durand. Prise dans les dynamiques communautaires propres aux réseaux sociaux, des logiques mercantiles, et un décrochage certain par rapport à la politisation des enjeux scientifiques, elle est parcourue par des conflits
qui ne tiennent plus de la controverse intellectuelle, mais bien du cyberharcèlement.

Blagues douteuses et cyberharcèlement

Ce n’est qu’une théorie fait partie du collectif Zet-éthique métacritique (ZEM), fondé en 2015, qui déplore le manque d’inclusivité de la zététique et dénonce l’ambiance de boys’ club qui y règne. En 2021, ZEM dénonçait l’existence d’un groupe Facebook aujourd’hui désactivé, Waterclo-zet, dont la charte avait pour mots d’ordre « Anarchie, drama, boobs et mauvais goût ». Les blagues sexistes et transphobes et les propos d’extrême droite y allaient bon train, selon des captures d’écran que La Déferlante a pu consulter.

Quatre ans plus tard, les polémiques sont toujours aussi vives. Récemment, deux chercheuses, Marie Peltier et Stephanie Lamy, ont décidé d’aller en justice à la suite d’une vidéo de Thomas Durand, animateur de la TeB, postée à l’été 2023, où leur expertise était remise en cause. Elles ont en commun de travailler non pas tant sur le débunking des récits complotistes que sur leurs conditions d’apparition et de mise en circulation. Selon elles, c’est leur positionnement ouvertement féministe et leur dénonciation régulière des dynamiques sexistes en vigueur au sein des milieux de lutte contre la désinformation qui leur ont valu les attaques du fameux zététicien. Lequel a, à son tour, porté plainte contre elles, estimant qu’elles se livrent à une « instrumentalisation idéologique ».

Cette atmosphère oppressive a sans doute à voir avec la composition sociale du mouvement. L’idéal-type du vidéaste zététicien, tel que le décrit Florian Dauphin, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Picardie-Jules-Verne, est un homme blanc, âgé de 25 à 40 ans, qui a fait des études supérieures. Le public des vidéos est lui-même constitué à 85 % d’hommes, selon les chiffres agrégés par le sociologue à partir des déclarations d’une dizaine de youtubeurs avec lesquels il s’est entretenu. Même profil à forte dominante masculine sur le groupe Facebook Zététique, qui réunissait plus de 30 000 utilisateur·ices3 avant de suspendre ses activités, en novembre 2024.


L’idéal-type du vidéaste zététicien est un homme blanc, âgé de 25 à 40 ans, qui a suivi des études supérieures.


Dans le podcast Scepticisme scientifique, une ancienne membre décrit cet espace numérique comme « une niche d’hommes blancs CSP+ » : « Sous couvert de neutralité et d’objectivité, [il y a] énormément de sexisme et de misogynie. C’est encore plus visible sur les sujets concernant les femmes. […] Ils allaient m’apprendre à moi ce que c’était les règles et l’accouchement parce qu’ils avaient lu trois études sur le sujet », raconte-t-elleÉcouter l’épisode « Nécessité d’un groupe zet non mixte (témoignages de femmes) », Scepticisme scientifique, 28 novembre 2021..

En 2020, elle avait rejoint le groupe Facebook Zététique, scepticisme et féminisme (désormais à l’arrêt), qui avait été pensé comme un espace en non-mixité, réservé aux femmes et aux personnes trans : l’initiative avait aussitôt été moquée par la création de pages parodiques intitulées Zététique et naz.is.me bienveillant, Zététique scepticisme et testostérone, ou encore Zététique, clowns et dogmatismes.

Fabrique du soupçon

Interrogé·es sur ces différents épisodes, les acteur·ices du milieu sont divisé·es quant à leur interprétation. « Il y a des gens mal déconstruits partout. Si la zététique rend les gens fachos, il faut le prouver. Je ne vois pas d’où vient cette idée, je ne la comprends pas », estime par exemple Thomas Durand, l’un des deux animateurs de La TeB. Pour le collectif ZEM, au contraire, ces polémiques mettent en lumière un problème structurel au sein du mouvement, à savoir l’inca­pacité à repérer et à déconstruire les dominations politiques. « C’est un milieu avec beaucoup de gens de gauche, mais assez naïfs politiquement, qui ne sont pas très bien armés pour se défendre contre les infiltrations réactionnaires », décrypte l’un de ses membres, connu sous le pseudonyme de Gaël Violet.

Une forme de naïveté dont Henri Broch, le fondateur de la zététique (lire l’encadré ci-dessus), est un assez bon exemple : communiste revendiqué, il a longtemps fréquenté Paul-Éric Blanrue, fondateur en 1993 du Cercle zététique et proche des sphères négationnistes. C’est que l’extension à l’infini des outils critiques peut dériver en fabrique du soupçon généralisé, et donc en révisionnisme historique. Aujourd’hui, c’est un petit collectif créé en 2020, le Cercle Cobalt, qui utilise la zététique pour soutenir une pensée d’extrême droite. Les articles publiés sur son blog établissent un lien entre le QI et la richesse ou accréditent l’existence biologique de races humaines. « La zététique n’a pas attiré que des curieux qui voulaient se remettre en question, mais aussi des gens qui voulaient profiter de l’aura de la science et appréciaient le fait de faire autorité et de dominer par les sciences. Elle leur offre la boîte à outils parfaite pour dire : “Moi je suis rationnel et toi tu l’es pas” », analyse Ce n’est qu’une théorie.

Si les zététicien·nes condamnent en général ce type d’instrumentalisation par l’extrême droite, elles et ils sont peu nombreux·ses à prendre au sérieux les dérives réactionnaires de certaines de leurs figures scientifiques de référence, tels le biologiste Richard Dawkins ou le psychologue Steven Pinker, tous deux longuement interviewés, entre autres, par La TeB. Représentants du New Atheism (nouvel athéisme), un mouvement anticlérical né dans les milieux anglophones et porté principalement par des chercheurs en sciences dites « dures », ces intellectuels disqualifient toute croyance religieuse au nom de la raison. Mais ces dernières années, on les a vus aussi multiplier les propos transphobes (pour Dawkins) ou sexistes (pour Pinker, qui voit dans les inégalités femmes-hommes des causes biologiques).

Pourquoi un tel confusionnisme politique ? Cela est sans doute lié au scientisme qui sert d’aiguillon au mouvement. « C’est une doctrine qui fait de la science le seul savoir socialement et politiquement admissible. Elle présente la science comme une boîte noire, quelque chose qui est, par nature, vrai. La science a toujours raison et les non-scientifiques ont toujours tort », explique le sociologue Cyrille Bodin. « Le consensus en didactique des sciences consiste au contraire à dire qu’il faut enseigner aux enfants le fonctionnement des sciences, faites par des humains, avec des biais, des taches aveugles, des imperfections, pour avoir un regard critique et aiguisé, développe Gwen Pallares, maîtresse de conférences en didactique des sciences et membre de ZEM. Qu’on comprenne que les sciences sont imparfaites mais pas à jeter à la poubelle. » Et qu’elles ne sont pas indépendantes du politique, aussi bien dans leur production que dans leurs implications.

La chercheuse estime cette posture scientiste difficilement conciliable avec les sciences sociales, tout comme Cyrille Bodin ou Florian Dauphin, lequel ajoute : « Les sciences sociales s’intéressent à des individus qui pensent, qui agissent, qui ont des discours et des justifications sur ce qu’ils pensent. Elles sont quelque part incompatibles avec cette conception lapidaire et binaire du rationnel/irrationnel, science/non-science, vrai/faux. »

Lorsqu’elles et ils ne s’opposent pas frontalement aux sciences sociales en les accusant d’être politisées ou idéologisées, les zététicien·nes peuvent mobiliser des outils qui remettent en cause leur fiabilité par rapport à la physique ou à la biologie. Ainsi le concept de pyramide des preuves est-il brandi régulièrement : différents niveaux de solidité des démonstrations scientifiques sont établis, allant du simple témoignage aux méta-analyses – c’est-à-dire des études qui consistent à agréger les résultats statistiques de tous les articles scientifiques sur un sujet donné. Mais ce modèle, calqué sur la recherche biomédicale, est peu pertinent pour les études en sciences sociales, notamment dans leur dimension qualitative.

Un prisme naturaliste

La TeB fait partie des chaînes mainstream de zététique épinglées de façon récurrente par des collectifs comme ZEM pour leur traitement des sciences sociales. Alexandre Varin, qui préside l’association finançant La TeB, souligne que nombre de chercheur·euses en sciences sociales justement y sont mis·es en avant ; mais il ne précise pas que ces invité·es sont souvent celles et ceux très critiques à l’égard de leur discipline, à l’image du sociologue Gérald Bronner, coauteur de Le Danger sociologique, ou encore de Bernard Lahire, ponte de la sociologie dont les derniers ouvrages prônent le rapprochement avec les sciences naturelles.

Le prisme naturaliste est en effet récurrent sur la chaîne : on le retrouve à l’œuvre dans une interview de 2016 de Peggy Sastre, autrice de La domination masculine n’existe pas, invitée pour parler féminisme. Elle fait alors la promotion de la psychologie évolutionniste, « évopsy », approche très largement controversée qui tend à naturaliser, en les ramenant à des déterminismes biologiques, les rapports de domination entre groupes sociaux. Si Vled Tapas, coanimateur de La TeB, dit aujourd’hui avoir « honte » de cette émission, qui n’est plus en ligne, Thomas Durand ne discrédite pas complètement les arguments mis en avant par Peggy Sastre : « Notre rôle, c’est de s’intéresser à ce qui est vrai et ce qui est faux. Est-ce qu’il y a des déterminismes génétiques ou des déterminismes biologiques, plus largement, qui font que les garçons vont avoir des comportements plus violents que les filles ? Oui, il y en a sans doute. Et les ignorer ne résoudra rien. Au contraire, le savoir permet de changer notre manière d’éduquer les enfants, de leur donner des modèles. »


« En se posant en juge du vrai et du faux, les fact checkeurs réinstaurent le rapport de domination et la binarité qui sont à la source du complotisme. »

Marie Peltier, chercheuse

Outre cette vision scientiste qui tend à donner la primauté aux sciences dites naturelles, ce sont plus généralement les outils mobilisés par la zététique que certain·es tenant·es des sciences sociales considèrent comme inopérants et peu valides scientifiquement. Elle s’appuie notamment sur le repérage des biais cognitifs pour juger de la qualité d’une argumentation : l’effet « cerceau » consiste à admettre au départ ce que l’on veut prouver, l’effet « puits » à enchaîner les affirmations creuses et imprécises, etc. Selon Gwen Pallares, cela conduit à définir par l’absence de biais, donc par la négative, ce qu’est une bonne argumentation. Une vision là encore éloignée du consensus en didactique des sciences. « C’est une théorie intéressante mais largement lacunaire, complète Florian Dauphin. Dès lors que vous pensez que les choses ne sont qu’une question de biais, vous ne comprenez pas les conditions sociales qui amènent les gens à penser ainsi. »

Pour la chercheuse Marie Peltier, c’est même contre-productif : « Le complotisme est un problème de défiance. Or, en se posant en juge du vrai et du faux, les fact checkeurs réinstaurent le rapport de domination et la binarité qui en sont à la source. »

Alors que garder de la zététique ? D’abord, l’idéal émancipateur et démocratique qui la nourrissait originellement : « Dans les fondements, il y avait une volonté très explicite de science populaire », souligne Gaël Violet. Ensuite, la diversité des courants existant au sein du mouvement, du collectif ZEM aux têtes d’affiche telles que La TeB. Doctorant en philosophie des sciences, Guilhem Corot invite à s’appuyer sur l’épistémologie du point de vue pour permettre une meilleure appropriation des sciences par le public.

Selon ce cadre théorique forgé par les féministes, la construction d’objets scientifiques a partie liée avec la position sociale de celui ou celle qui les produit, et s’ancre dans des relations de pouvoir et des imaginaires sociohistoriques : « Il faut accepter l’idée qu’on ne peut pas être neutre et que, donc, le mieux qu’on puisse faire, c’est d’essayer d’expliciter le type de normes, de responsabilités sociales qui nous animent, les choix de recherche qui ont été faits et leurs limites », résume le philosophe. Une piste parmi d’autres pour se prémunir du risque, toujours d’actualité, qu’au nom de la science et de la raison soient perpétués des systèmes de domination. •

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28.07.2025 à 11:03

Face au mythe de la neutralité, un journalisme situé

Tal Madesta

En 2012, alors que les manifestant·es de La Manif pour tous battent le pavé parisien et saturent l’espace médiatique de discours hostiles au mariage homosexuel, la journaliste Alice Coffin se […]
Texte intégral (3604 mots)

En 2012, alors que les manifestant·es de La Manif pour tous battent le pavé parisien et saturent l’espace médiatique de discours hostiles au mariage homosexuel, la journaliste Alice Coffin se heurte au mur de sa propre rédaction.

Elle racontera plus tard, dans son essai Le Génie lesbien (Grasset, 2020), la disqualification constante de son travail du fait de son identité lesbienne. Celle-ci biaiserait sa manière de traiter l’information ou d’analyser la couverture médiatique de ce moment de mobilisation réactionnaire contre les droits des personnes LGBTQIA+.
La journaliste et militante féministe Alice Coffin en 2021. Marie Docher pour la déferlante
La journaliste et militante féministe Alice Coffin en 2021. Crédit : Marie Docher pour La Déferlante.

En 2025, les journalistes femmes, racisé·es, homosexuel·les ou trans continuent d’être soupçonné·es de partialité. Pascale Colisson, responsable pédagogique à l’Institut pratique du journalisme Dauphine-PSL (IPJ) et autrice d’une thèse sur la diversité dans les médias, cite le cas d’un étudiant d’origine maghrébine surnommé « Robin des Banlieues » dans sa rédaction chaque fois qu’il propose un sujet sur les violences policières.

Pour contourner les suspicions de militantisme, il en vient à demander à « un collègue blanc, trentenaire, un peu bourgeois, de porter [s]es idées en conférence de rédaction. Et là, étrangement, c’est toujours validé », observe Pascale Colisson. Elle évoque aussi une jeune journaliste racisée, envoyée couvrir des révoltes dans un quartier populaire. Après avoir interrogé la police et la préfecture, elle propose de rencontrer des élu·es, des responsables d’association et des habitant·es. Sa rédaction la taxe alors de « militante ». « Elle a répondu – et j’ai trouvé ça remarquable – qu’elle ne faisait qu’appliquer ce qu’elle avait appris à l’école : la pluralité des sources », souligne la responsable pédagogique.
La tension est en effet particulièrement vive sur les questions raciales, pour lesquelles les journalistes blanc·hes se voient souvent accorder un statut de neutralité par défaut. « Leur blanchité les a généralement protégé·es des contrôles abusifs ou de la violence policière. Ils et elles n’ont jamais vu cette facette du maintien de l’ordre », résume Arno Soheil Pedram, journaliste indépendant spécialiste des discriminations.

Les journalistes LGBTQIA+, dix ans après La Manif pour tous, sont confronté·es aux mêmes mécanismes. JeanLe prénom a été modifié., journaliste en agence de presse, trans, et membre de l’Association des journalistes lesbiennes, gays, bi·es, trans et intersexes (AJL), raconte aussi l’obligation de naviguer « entre l’assignation à une expertise et la présomption de partialité » – un équilibre précaire qui impose un rapport de force « subtil mais réel ». Iel dit « avoir la chance de pouvoir dialoguer avec [s]es collègues », régulièrement en demande de son regard sur les sujets liés à la transidentité. Mais dès qu’iel relève un biais ou une tournure problématique dans une dépêche, sa parole devient tout à coup suspecte : il lui faut alors « argumenter avec fermeté » pour être entendu·e.

Conférence « Les rédactions face à l’offensive transphobe » organisée par l’AJL le 19 octobre 2024 avec, de gauche à droite, Maud Royer, Margot Mahoudeau, Élie Hervé et Rozenn Le Carboulec, modérée par Coline Folliot. Jeanne Fourneau-Verdonck
Conférence « Les rédactions face à l’offensive transphobe » organisée par l’AJL le 19 octobre 2024 avec, de gauche à droite, Maud Royer, Margot Mahoudeau, Élie Hervé et Rozenn Le Carboulec, modérée par Coline Folliot. Crédit photo : Jeanne Fourneau-Verdonck ©jeanne-fourneau-verdonck

Les journalistes bien situé·es socialement – autre critère pour être perçu·es comme neutres par défaut – incarnent une parole prétendument objective ; celles et ceux dont la position sociale, raciale ou de genre est subalterne sont d’emblée soupçonné·es de se laisser emporter par leur subjectivité. Pour la sociologue des médias Marie-France Malonga, « il y a une difficulté à accepter qu’un·e journaliste est toujours une personne, avec une éducation, une histoire, des expériences. On peut tendre vers la neutralité, mais l’envisager comme un absolu est un leurre. » Pour elle, l’essentiel réside dans l’honnêteté journalistique – laquelle exige « transparence et écoute, dans la méthode comme dans les pratiques ; de vérifier ses sources, de les croiser rigoureusement, et de savoir penser contre soi-même. »

Selon Arno Soheil Pedram, la mise à l’écart des journalistes minorisé·es prend racine dans une logique de reproduction sociale et de cooptation qui a cours au sein des écoles de journalisme. En 2023, avec Khedidja Zerouali, journaliste à Mediapart, il cofonde l’Association des journalistes antiracistes et racisé·es (Ajar) pour lutter contre le racisme dans la profession et dans le traitement de l’information. Ce qui le frappe alors, c’est l’afflux de jeunes journalistes racisé·es « ramassé·es à la petite cuillère » à la sortie des écoles, après avoir subi du harcèlement raciste – souvent sous couvert de « blagues d’intégration ».

Lire aussi : « Rendre audible une critique antiraciste des médias »

L’investigation à l’épreuve de la pression judiciaire

À ces mécanismes d’exclusion s’ajoute un contexte judiciaire français de plus en plus défavorable à la presse, et en particulier à l’investigation. Mediapart fait ainsi régulièrement l’objet d’accusations de partialité, en particulier pendant les procès déclenchés par ses révélations. Dans le cadre du procès Depardieu en mars 2025, Marine Turchi, journaliste d’investigation spécialisée dans les affaires de violences sexistes et sexuelles, a ainsi été accusée par la défense de participer à un rocambolesque « complot féminin » qui aurait été monté, entre autres femmes, par la journaliste, les plaignantes et leurs avocates dans le but de « vendre des clics »Marine Turchi, « Sexisme et complotisme : les méthodes de la défense de Depardieu en question », Mediapart, 30 mars 2025..

Le 4 février 2019, la rédaction de Mediapart s’oppose à une perquisition dans ses locaux « susceptible d’atteindre le secret des sources » dans le cadre de l’affaire Benalla. De gauche à droite, les journalistes Antton Rouget, Marine Turchi, Fabrice Arfi et Edwy Plenel. Crédit photo : Maxppp
Le 4 février 2019, la rédaction de Mediapart s’oppose à une perquisition dans ses locaux « susceptible d’atteindre le secret des sources » dans le cadre de l’affaire Benalla. De gauche à droite, les journalistes Antton Rouget, Marine Turchi, Fabrice Arfi et Edwy Plenel. Crédit photo : Maxppp

À ce climat dans les palais de justice s’ajoutent des entraves légales de plus en plus pesantes. Marine Babonneau, journaliste au Canard enchaîné et présidente de l’Association de la presse judiciaire (APJ), rappelle que l’arsenal législatif complexifie considérablement l’exercice du métier. « Cela s’est aggravé avec la loi de 2015 sur le renseignementLa loi relativeau renseignementdu 24 juillet 2015 présente des mesures controversées sur les atteintes à la vie privée. L’APJ saisit la Cour européenne des droits de l’homme mais sera déboutée dix ans plus tard, le 16 janvier 2025.. »

Selon elle, cette loi offre aux autorités de nouveaux moyens de pression pour identifier les sources, notamment lors d’auditions libres ou de gardes à vue. « C’est scandaleux : la protection des sources est le fondement de notre métier », réagit-elle. À Mediapart, Marine Turchi dénonce un véritable « harcèlement judiciaire » : tentative de perquisition illégale, multiplication des procédures-bâillonsUne procédure-bâillon est une action en justice qui vise
à intimider ou à faire taire des personnes physiques ou morales, le plus souvent des journalistes, des ONG ou des lanceur·euses d’alerte.
, pressions constantes. « Le but est clair : nous faire perdre du temps. » La rédaction se retrouve sous le coup de droits de réponse, de poursuites en diffamation, de plaintes opportunément retirées à la dernière minute. « Entre-temps, nous avons dû mobiliser nos ressources, produire des preuves, constituer un dossier… Autant de temps en moins pour enquêter », déplore-t-elle.

Sous le poids de mises en cause répétées, la profession réaffirme son attachement profond – et légitime – à la liberté de la presse, nourri par la conscience aiguë de sa fragilité. Mais la contrepartie de cette vigilance, si elle protège des ingérences, tend aussi à figer l’exercice du métier. Marine Babonneau constate que l’attachement aux traditions freine les remises en question au Canard enchaîné : « On continue à faire toujours un peu la même chose, alors qu’il faudrait évoluer pour mieux répondre aux offensives informationnelles de l’extrême droite. »

L’information, un terrain de combat

Aujourd’hui, c’est dans un environnement politiquement et économiquement hostile, pris entre l’extrême-droitisation du débat public, l’éditorialisation croissante de l’information et la concentration des médias, que les journalistes ont pour mission d’informer. « La vérité est devenue subjective », déplore Pascale Colisson. Marie-France Malonga confirme : « On assiste à l’essor d’un journalisme de plateau, du clash, qui alimente les polémiques et relaie des contre-vérités sur les minorités. »

La déontologie journalistique se trouve ainsi fragilisée par des récits imprégnés d’idéologie réactionnaire, portés par une logique de provocation plus que d’information. Sur CNews, les fake news deviennent une routine médiatique, qui valent à la chaîne d’être régulièrement sanctionnée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l’Arcom (lire l’encadré ci-dessous). Ce brouillage du vrai et du faux bouleverse en profondeur le rapport aux faits. Marine Babonneau observe un renversement troublant : « La presse traditionnelle est désormais perçue comme une fabrique à fake news, alors même que les désinformations massives prospèrent ailleurs. »


« Les faits sont notre meilleure arme. Il faut les contextualiser, leur donner de l’épaisseur. Mais au fond, un fait, c’est oui ou non : ça s’est passé ou non. »

Jean, journaliste en agence de presse, trans, et membre de l’AJL

Marine Turchi en constate les effets dans les glissements du discours médiatique : selon elle, il aurait été « impensable » il y a encore quelques années que soit remise en cause l’appartenance du Rassemblement national à l’extrême droite. Pourtant, aujourd’hui, « ce positionnement est continuellement relativisé, tandis que certaines thématiques, comme celle du “grand remplacement”, sont reprises sans être interrogées », analyse-t-elle. Arno Soheil Pedram va plus loin : « Le racisme est une forme de post-vérité. La post-vérité décrit une situation dans laquelle l’opinion personnelle, l’idéologie, l’émotion ou la croyance l’emportent sur la réalité des faits. L’« ère de la post-vérité » (ou « ère post-factuelle ») renvoie à l’évolution des liens entre la politique et les médias au xxie siècle, du fait de la montée en puissance des médias sociaux.. C’est un récit construit pour manipuler. C’est déjà une fake news. »

Concentration et extrême-droitisation des médias

La concentration des médias en France atteint des niveaux préoccupants : onze milliardaires – des hommes – contrôlent 80 % des ventes de la presse quotidienne généraliste et 57 % des audiences télévisées, selon les chiffres publiés à la fin de 2023 par la Bibliothèque publique d’information. Vincent Bolloré, par exemple,
régit un empire médiatique tentaculaire : Canal+, CNews, Europe 1, Le JDD, Capital

Cette concentration menace le pluralisme de l’information et l’indépendance éditoriale, alertent l’Inspection générale des finances et l’Inspection générale des affaires culturelles, à l’origine d’un rapport sur la concentration des médias, rendu public en 2022 sur le site du ministère de la Culture.

Dans le même temps, on assiste à une extrême-droitisation du paysage médiatique. Des chaînes comme CNews, ou C8, avant d’être exclue de la TNT en février 2025, propriétés du groupe Bolloré, font régulièrement l’objet de condamnations judiciaires ou de sanctions de l’autorité de régulation, l’Arcom, pour manquements à leurs obligations, notamment en matière de pluralisme et d’honnêteté de l’information, contribuant à la diffusion de discours d’extrême droite dans l’espace médiatique.

Sur le plan économique, les aides publiques accordées à la presse accentuent encore ces déséquilibres. Ainsi le Syndicat de la presse indépendante en ligne et le Fonds pour une presse libre dénoncent une
distribution inéquitable des subventions, favorisant les grands groupes au détriment des médias
indépendants. Les principaux bénéficiaires sont les journaux de Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien…), de Xavier Niel (groupes Nice Matin et Le Monde), de la famille Dassault (Le Figaro)… Autrement dit : les principales fortunes du pays.

Faire vivre un autre journalisme

Longtemps érigée en gage d’objectivité, la neutralité journalistique a surtout servi les catégories dominantes et contribué à invisibiliser les points de vue minoritaires. Certain·es journalistes réaffirment la place centrale des faits, en utilisant leur « objectivité » comme un levier de résistance face à la droitisation du champ médiatique. « Il faut tenir la digue des mots », insiste Marine Turchi, qui rappelle aussi l’exigence du contradictoire : « J’envoie des dizaines de questions précises aux personnes mises en cause, parfois au point qu’on me reproche de poser des “questions de flics”. » Dans ce contexte, les vérifications factuelles (fact checking) les plus rigoureuses sont une stratégie défensive à opposer aux contre-vérités. « Les faits sont notre meilleure arme, tranche Jean. Il faut les contextualiser politiquement, socialement, historiquement, leur donner de l’épaisseur. Mais au fond, un fait, c’est oui ou non : ça s’est passé ou non. »

Dès 2013, Pascale Colisson introduit à l’IPJ Dauphine des cours sur les stéréotypes sexistes et racistes dans les contenus médiatiques – une pratique encore rare dans les cursus. L’accueil est contrasté, entre adhésion sincère et rejet manifeste. « Certain·es étudiant·es s’installent au fond de la salle et me font comprendre qu’on les “bassine” avec ça », observe-t-elle. Parallèlement, la valorisation du point de vue situé se professionnalise. Mediapart, pionnier en la matière, s’est doté en 2020 d’un poste de gender editorLe terme a été traduit par « responsable éditoriale aux questions de genre », et race editor par « responsable éditoriale aux questions raciales ». Lénaïg Bredoux et Sabrina Kassa occupent respectivement ces fonctions., et plus récemment d’une race editor. Ces vigies éditoriales intègrent les questions de genre et de race au cœur de la production de l’information. Une démarche saluée par la sociologue Marie-France Malonga : « Elles enrichissent le traitement journalistique, font émerger des sujets invisibilisés, apportent d’autres sensibilités et instaurent une vigilance accrue sur les mots, les terminologies, les stéréotypes. »

Pour accompagner ce chantier, des associations comme l’Ajar ou l’AJL interviennent dans les écoles de journalisme et les rédactions : l’une sur le traitement des questions raciales, l’autre sur les représentations des personnes LGBTQIA+ et les violences qu’elles subissent. Au-delà de ces missions de sensibilisation, elles assurent un travail d’auto-support entre journalistes minorisé·es, mènent des veilles informationnelles, pilotent des formations dans des structures variées et proposent des analyses critiques sur les productions médiatiques.

Intervention de l’Association des journalistes antiracistes et racisé·es à l’IUT de Lannion (Côtes-d’Armor) le 10 janvier 2024. Crédit photo : Ajar / DR
Intervention de l’Association des journalistes antiracistes et racisé·es à l’IUT de Lannion (Côtes‑d’Armor) le 10 janvier 2024. Crédit photo : Ajar / DR

Arno Soheil Pedram raconte la « guerre sémantique » menée par l’Ajar sur le traitement des questions raciales et postcoloniales, en prenant l’exemple des « mots utilisés pour décrire ce qu’il se passe à Gaza ». Cette vigilance se décline par thématiques, à travers des structures comme Prenons la une, une association féministe qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans les médias.

L’expérience vécue ne suffit pas à faire expertise, mais elle offre bien souvent une lecture plus fine des récits implicites. « Si je dois traiter un fait divers impliquant une personne trans, je comprends immédiatement qu’une source qui parle d’un “homme transsexuel” désigne en réalité une femme trans », illustre Jean, habitué·e à être mégenré·e.

Cette proximité avec le sujet facilite également l’accès, et le lien, aux sources : elle permet un exercice d’empathie, affûte l’intuition sur ce qu’il faut creuser, aide à poser les bonnes questions et à éviter les faux pas. Ce journalisme situé, sensible, Arno Soheil Pedram y voit un antidote à la lassitude médiatique : « Les gens en ont assez de lire toujours les mêmes récits. La diversité des points de vue renouvelle non seulement les idées de sujets, mais aussi la manière de les raconter. » •

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28.07.2025 à 08:17

Khedidja Zerouali : « L’Ajar cherche à rendre audible une critique antiraciste des médias »

Lilo Pepy

Dans quel contexte l’Ajar a‑t-elle été créée, en mars 2023 ? L’idée est partie d’une discussion un an plus tôt avec mon camarade Arno Soheil Pedram [membre et ancien président de […]
Texte intégral (1981 mots)

Dans quel contexte l’Ajar a‑t-elle été créée, en mars 2023 ?


L’idée est partie d’une discussion un an plus tôt avec mon camarade Arno Soheil Pedram [membre et ancien président de l’Ajar] sur le traitement des enjeux raciaux en France, un tabou en comparaison notamment de celui fait dans certains médias états-uniens.

Ce constat était aussi celui d’autres journalistes concerné·es. Le sujet n’était pris au sérieux nulle part – pas même dans nos syndicats. Nous avons donc décidé de nous organiser, pour nous et entre nous, avec l’objectif de diversifier les rédactions et de lutter contre le racisme dans les médias.

Pour améliorer le traitement médiatique de la question de la race, sur quels ressorts espérez-vous agir ?

La formation est primordiale : les écoles de journalisme n’en font pas assez sur ces sujets. Nous leur proposons donc des interventions rémunérées, même si certaines persistent à remettre en cause la légitimité de notre combat. Nous intervenons également dans les collèges, les lycées et au sein de certaines rédactions, avec l’idée, entre autres, d’aider à identifier les biais racistes.

Ces formations s’adressent aussi aux personnes non blanches, car le fait d’être racisé·e ne va pas de pair avec une maîtrise de la notion de race.

Plus largement, nous avons élaboré des recommandations que nous soumettons aux médias. Le recrutement d’un·e race editor, c’est-à-dire d’un·e responsable éditorial·e aux questions raciales, sur le modèle des gender editorsMétiers mis en place au sein des médias états-uniens, les postes de race editor et gender editor ont pour mission d’alimenter un travail réflexif sur le traitement éditorial des discriminations (de race ou de genre) au sein des rédactions., permettrait, par exemple, un traitement uniforme et respectueux des personnes racisées. À ce jour, seul Mediapart a créé un poste de ce type. Il ne s’agit pas de limiter sa vigilance aux articles qui traitent de sujets liés à la stigmatisation et au racisme : ils peuvent aussi se retrouver au détour d’un compte rendu de procès.

En parallèle, sur nos réseaux sociaux, on mène avec pédagogie un travail de critique médiatique : nous relevons les termes inappropriés ou les choix de sujet stigmatisants et détaillons les mécanismes racistes qu’ils impliquent. Nous portons une parole minoritaire dans un contexte de fascisation de l’espace public, et une telle dénonciation ne suffit pas à faire changer un média. Nous cherchons à éveiller les consciences et, au-delà de l’Ajar, à rendre audible une critique antiraciste des médias.

Comment les rédactions réagissent-elles à ces prises de contact ou aux interpellations sur les réseaux sociaux ?

Certaines entendent la critique, mais il faut faire beaucoup de bruit, comme lorsque France Bleu avait illustré un article sur les chauffeur·euses de VTC avec une photo d’un singe au volant. Nous avons rappelé à ce média une réalité sociologique, à savoir que ces chauffeur·euses étaient majoritairement racisé·es, et que ce choix iconographique contribuait à les animaliser, selon un ressort foncièrement raciste. À la suite de quoi l’image a été changée.

D’autres rédactions se braquent complètement, mais ce n’est pas grave. Dans ce cas, on espère a minima avoir sensibilisé certain·es des journalistes qui la composent, tout comme leurs lecteur·ices ou les personnes nous suivant sur nos réseaux.

Deux ans après la création de l’Ajar, quel constat dressez-vous concernant la place de l’antiracisme dans le paysage médiatique français ?

La concentration des médias dans les mains de milliardaires est au service de projets politiques clairs, certains favorables à l’extrême droite. Pierre-Édouard Stérin [propriétaire ou investisseur de médias comme le compte X Cerfia, la chaîne YouTube Le Crayon, ou le média dit « de proximité » Neo], ou Vincent Bolloré [propriétaire de Canal+, CNews, Le Journal du dimanche, Europe 1, RFM…] n’ont pas réalisé ces opérations à des fins financières, car les médias ne rapportent pas d’argent. Ce qu’ils désirent, c’est favoriser la fascisation de l’opinion publique en France.

Dans cette logique, nous relevons de plus en plus de contenus ouvertement racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. En quelques années, des médias comme Le Journal du dimanche ou Europe 1 sont devenus, au mépris de la déontologie journalistique, de véritables artisans de la haine, conformément au souhait de leur propriétaire.

Au demeurant, la stigmatisation de certaines parties de la population, des personnes migrantes, des antiracistes ou encore des musulman·es n’est pas l’apanage de ces médias-là mais touche aussi des rédactions du service public. Il suffit de regarder l’évolution de la matinale de France Inter. Pour ne donner qu’un exemple, les chroniques de Sophia Aram se font de plus en plus virulentes contre les personnes luttant pour l’antiracisme. Elle mène un combat contre le terme – et donc la réalité – de l’islamophobie. Aujourd’hui, sans être exempts de biais racistes dans leur couverture de l’actualité, seuls les médias indépendants collaborent avec nous pour tenter de contrer ce phénomène.

La journaliste et membre de l’Ajar Khedidja Zerouali, le 23 juin 2025, à Paris.

Au-delà du traitement médiatique de la notion de race, vous avez évoqué en début d’entretien la nécessité de diversifier les rédactions. Quelle est la situation en France concernant le recrutement des journalistes racisé·es ?

Contrairement à des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis, en France nous n’avons pas de données permettant de chiffrer le taux de personnes non blanches dans les rédactions. Nous avons demandé, sans succès, un état des lieux à plusieurs médias : il y a un grand malaise à ce propos. Cela permettrait pourtant d’objectiver nos constats empiriques, à savoir que les rédactions demeurent trop majoritairement composées de journalistes blanc·hes et bourgeois·es, qui ne représentent pas entièrement la France. Chercher des profils différents afin d’améliorer la qualité des publications est pourtant essentiel.

Et lorsque les personnes racisées parviennent à se faire recruter, nous constatons – à travers les 220 membres de l’association et notre réseau – que peu d’entre elles occupent des postes à responsabilités. Certain·es racontent avoir connu des parcours plus difficiles que leurs collègues blanc·hes.

Dans la partie de nos recommandations qui visent, entre autres, à favoriser l’embauche de personnes non blanches, nous suggérons de publier systématiquement les offres d’emploi pour davantage d’égalité dans l’accès à l’information. Cela permet en partie de sortir de la cooptation et du copinage. En parallèle, nous organisons régulièrement pour nos adhérent·es qui travaillent à la pigeUn·e pigiste est un journaliste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite.des rencontres avec des responsables de médias qui prennent le format de speed dating : lors d’un court entretien, les pigistes présentent à des responsables de médias leur parcours et leurs sujets d’expertise, afin d’être identifié·es pour de futures collaborations.

Outre l’évolution professionnelle des journalistes racisé·es, qu’en est-il des discriminations vécues dans le travail quotidien au sein des rédactions ?

Il ne se passe pas une semaine sans qu’un·e de nos adhérent·es ne témoigne de discriminations. Par exemple, l’échange systématique des prénoms des deux personnes racisées de la rédaction : cela n’est ni anecdotique, ni une étourderie, mais participe à la perception uniformisée et à l’essentialisation des personnes racisées. L’Ajar leur offre un espace d’écoute et d’entraide. Nous leur proposons des séances collectives gratuites avec une psychologue du travail afin d’aborder cette charge racialeThéorisée en France par la chercheuse Maboula Soumahoro, la charge raciale désigne le poids psychologique et matériel porté par les personnes racisées, aliénées quotidiennement par un ensemble d’expériences spécifiques – héritages traumatiques de l’Histoire, agressions racistes, devoir d’exemplarité… – une initiative qui, normalement, devrait être portée par la structure employeuse, qui a l’obligation d’assurer la sécurité physique et psychique de ses salarié·es. En parallèle, nous cherchons à sensibiliser au racisme en entreprise les chef·fes de service, les délégué·es du personnel et les services des ressources humaines.

Recevoir le témoignage d’une victime de racisme, par exemple, cela s’apprend : ça permet d’éviter de reproduire ces violences. Nous tentons de trouver des solutions avec les travailleur·euses membres de l’Ajar pour que leurs espaces de travail soient purgés de cette violence. Si nécessaire, cela implique d’aller à la confrontation avec leurs employeur·euses.


« Nous relevons de plus en plus de contenus ouvertement racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. »


Nous travaillons aussi à un partenariat avec certains syndicats. Car même si nous estimons qu’il leur reste beaucoup à faire sur ces questions, nous continuons à penser qu’ils peuvent être des alliés.

En 2023, vous avez dénoncé, dans un communiqué de presse, les attaques subies par certain·es journalistes arabes, dont la légitimité à couvrir le génocide palestinien a été mise en cause. Qu’est-ce que cela dit de la notion de prétendue neutralité journalistique ?

Nous avons reçu plusieurs témoignages en ce sens : dans certaines rédactions, les journalistes arabes se sont entendu dire qu’elles et ils ne seraient pas assez objectives et objectifs pour couvrir le génocide palestinien, car trop impliqué·es émotionnellement. Mais le sort du peuple palestinien devrait indigner tout le monde ! Du reste, tous·tes les journalistes travaillent leurs sujets d’un certain point de vue : en avoir conscience, cela n’empêche pas la rigueur méthodologique, au contraire.

Nous concernant, l’enjeu n’est pas tant le biais des journalistes arabes que celui des médias occidentaux, qui ont participé à légitimer les massacres de l’armée israélienne, quitte à déshumaniser complètement les Palestinien·nes, privé·es de nom, de prénom, de visage, d’histoire. Nous sommes face à une faillite déontologique et morale générale. Aux yeux de ces médias, les vies arabes ne valent rien. •

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28.07.2025 à 08:02

« Le journalisme est un engagement », rencontre entre Salomé Saqué, Marine Turchi et Lorraine de Foucher

Nora Bouazzouni

Qu’est-ce que le métier de journaliste représentait dans les milieux d’où, chacune, vous venez ? SALOMÉ SAQUÉ J’ai grandi en Ardèche et personne dans ma famille ne connaissait de journaliste, donc […]
Texte intégral (7590 mots)

Qu’est-ce que le métier de journaliste représentait dans les milieux d’où, chacune, vous venez ?

SALOMÉ SAQUÉ J’ai grandi en Ardèche et personne dans ma famille ne connaissait de journaliste, donc ce métier me paraissait inatteignable.

Malgré tout, il me fascinait, à cause du cinéma hollywoodien. J’ai un peu honte de le dire, car avec le recul ce film est probablement assez problématique pour son côté white saviorEn français « sauveur·euse blanc·he » : personne blanche, issue d’un pays riche, qui se targue de faire le bien pour les personnes issues des pays du Sud global., mais j’avais adoré Blood Diamond [Edward Zwick, 2006], avec Leonardo DiCaprio et Jennifer Connelly. Je trouvais incroyable son personnage de femme reporter qui dénonce le trafic de diamants au Liberia et qui écrit pour le National Géographic. Plus tard, je me suis offert le coffret DVD des reportages du prix Albert-LondresCe prix prestigieux distingue chaque année, depuis 1933, des grand·es reporters et reportrices francophones de moins de 40 ans pour leurs articles de presse écrite, leurs reportages audiovisuels et leurs livres. et je les ai beaucoup regardés aussi.

Pour autant, après le bac, je ne me suis pas lancée dans des études de journalisme, car je me considérais comme trop mauvaise pour exercer ce métier. J’ai fini par y venir après des études de droit. J’écrivais des articles sur mon temps libre, puis j’ai fait de nombreux stages dans des rédactions. Mais je voyais ça plutôt comme un passe-temps. J’ai ensuite enchaîné les boulots dans des chaînes de télévision.

LORRAINE DE FOUCHER Moi, enfant, j’avais une passion pour la biologie. On m’avait offert un microscope et je passais mon temps à regarder des trucs à travers la lunette.

Au lycée, parce que j’avais envie d’exercer un métier d’utilité publique, je me suis dit que j’allais faire médecine. Mais mon année de première scientifique a été un désastre et j’ai dû me réorienter en filière littéraire. Ça a été une révélation, mais il a fallu que je mène un combat pas possible dans ma famille pour faire accepter cette voie. Dans la famille de mon père, ils n’étaient que deux à avoir le bac. Une section littéraire, c’était pour lui la certitude que j’allais finir à dessiner par terre en buvant des bières bon marché. Il voulait ma sécurité financière.

J’ai choisi de m’orienter vers le journalisme car c’était pour moi quelque chose d’assez semblable à la médecine : il faut écouter les gens, essayer de comprendre leurs problèmes, poser un diagnostic. Je sais que ça sonne très corporatiste, mais je me souviens d’articles du Monde qui ont été pour moi des épiphanies. Je me rappelle par exemple exactement où j’étais quand j’ai lu l’article d’Ariane Chemin, en 2005 sur la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-BoisLe 27 octobre 2005, Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans) mouraient électrocutés à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) dans un transformateur où ils s’étaient réfugiés pour échapper à la police. Leur mort fut l’élément déclencheur de vingt jours de révoltes urbaines.. J’ai aussi été très marquée par le documentaire Le Cauchemar de Darwin que j’ai vu au cinéma quand j’étais lycéenne. C’était une histoire horrible mais brillamment racontée et qui décortiquait tout un système [sorti en 2004, le film de Hubert Sauper s’intéresse à un scandale écologique doublé d’un trafic d’armes en Tanzanie]. C’est ça qui m’intéressait.

Mais là non plus je n’ai pas été très encouragée par mes proches, qui avaient peur pour moi parce que le métier était réputé ardu.

MARINE TURCHI Moi ça va être assez rapide parce que, de manière un peu caricaturale, je voulais être journaliste depuis l’âge de 6 ans. Je viens d’un village de 1 000 habitants, à 1 heure 30 de Paris donc je n’avais aucune référence journalistique au sein de mon entourage proche, mais à 14 ans j’avais déjà fait mon petit stage de 3e à La République du Centre et rédigé quelques articles.

Ce qui m’a fait entrer là-dedans, c’est mon attrait pour la politique : je regardais « 7 sur 7 » [une émission politique diffusée sur TF1 et présentée par la journaliste Anne Sinclair entre 1981 et 1997], le journal de 20 heures et je posais à mes parents des questions impensables, par exemple sur les élections en Israël, alors qu’ils ne savaient même pas qu’il y avait des élections ce jour-là ! Assez logiquement, j’ai tout fait pour atteindre ce métier : terminale ES, hypokhâgne, Sciences Po, école de journalisme…

Lorraine de Foucher, dans votre discours lors de la remise du prix Albert-Londres, vous avez expliqué avoir commencé à travailler en étant déjà mère d’une petite fille. Comment vos premiers contrats se sont-ils passés ? Plus généralement, qu’a signifié pour chacune d’entre vous d’être une femme dans ce milieu professionnel ?

LORRAINE DE FOUCHER Quand j’ai commencé à travailler dans une rédaction de télévision au début des années 2010, le fait que je sois une femme avec un enfant a clairement été vu comme un handicap. J’avais une médaille autour de mon poignet avec le prénom de ma fille dessus. J’ai été convoquée dans le bureau du chef de service qui m’a dit qu’il ne voulait pas entendre parler d’elle, que si aucune femme de moins de 35 ans à la rédaction n’avait d’enfant, ce n’était pas pour rien. Quelques années plus tard, dans une autre rédaction, la reconduction de mon CDD a été conditionnée au fait que ne pas voir ma fille « n’impacte pas ma motivation ». Parce qu’évidemment quand on est reporter, on a des horaires pas possibles, on part en reportage sans savoir si on rentre le soir même ou pas. Pour certains employeurs, il n’est pas envisageable qu’une jeune mère puisse le gérer.

SALOMÉ SAQUÉ J’ai aussi commencé ma carrière dans une chaîne de télé, mais c’était juste après #MeToo et j’étais déjà féministe. J’avais à l’époque une version très idéalisée de la télévision de service public, qui était mon Graal absolu en matière professionnelle. J’étais prête à défoncer les portes, à travailler jusqu’à pas d’heure s’il le fallait, dans une vision totalement sacrificielle de ce métier. Très vite, j’ai donc été prise entre mes convictions et mon envie de faire carrière. Et c’est dans ce contexte que j’ai fait l’expérience du sexisme au travail : des réflexions sur mon physique, des commentaires sur mes vêtements ou mon maquillage de la part d’hommes en position de pouvoir, mais aussi des SMS ambigus pour me dire que j’étais magnifique, tout cela alors que j’étais stagiaire, tout en bas de la hiérarchie et donc mal à l’aise pour répondre. Je me souviens que j’en parlais à des collègues femmes de 40 ou 50 ans qui me répondaient : « Attends, mais nous, on se prenait des mains au cul il y a vingt ans ! »

LORRAINE DE FOUCHER Tu travailles et tu es sans arrêt sexualisée, ce qui n’arrive que très peu aux hommes journalistes. Ça montre à quel point on doit se battre pour être simplement considérées comme des personnes…

Lorraine de Foucher, journaliste au Monde, 
à Paris, le 19 juin 2025.
Lorraine de Foucher, journaliste au Monde, à Paris, le 19 juin 2025.

Marine Turchi, Mediapart est considéré comme une rédaction très en pointe dans la lutte contre les discriminations : avez-vous aussi été confrontée au sexisme ?

MARINE TURCHI Quand j’ai intégré la rédaction de Mediapart à sa création, en 2008, six mois après ma sortie d’école de journalisme, elle n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Le site avait été fondé par une majorité d’hommes et, par exemple, le service enquête était à 100 % masculin. En conférence de rédaction, c’étaient des hommes qui prenaient davantage la parole, se lançaient dans des tunnels d’explications, mansplainaient et survendaient leurs sujets. Les femmes, elles, étaient plus en retrait à dire « j’ai peut-être un truc bien », alors qu’elles avaient parfois un scoop incroyable.

On a beaucoup œuvré en interne pour que certaines choses changent, et on s’est dit par exemple que, si on ne faisait pas de statistiques, on ne serait pas entendues.

En 2018, on s’est donc mises à quelques-unes pour chronométrer, à l’aide d’une appli, les interventions pendant les réunions. On a également compté combien d’hommes et de femmes étaient interviewé·es dans les articles ou représenté·es en photo. On a aussi fait ce travail statistique sur les salaires. Parallèlement, on a commencé à faire des réunions entre femmes uniquement. Tel jour, à telle heure, toutes les femmes se levaient pour se retrouver, et nos collègues masculins ne comprenaient pas ce qui se passait.

On a fini par présenter ces statistiques à la rédaction, assorties de propositions, comme faire un travail de vigie pendant les conférences de rédaction. Des efforts ont été réalisés et la direction est devenue paritaire. Depuis 2024, ce sont quatre femmes qui dirigent MediapartCarine Fouteau est présidente de Mediapart, Lénaïg Bredoux et Valentine Oberti sont directrices de la rédaction, et Cécile Sourd est directrice générale. et ça change beaucoup de choses. Mais le service enquête est toujours majoritairement masculin et dirigé par deux hommes [Fabrice Arfi et Michaël Hajdenberg], donc on n’y est pas totalement. Plus largement, dans notre profession, la mythologie viriliste autour du reportage de guerre ou de l’investigation persiste. Que ce soit le Watergate, Tintin ou Albert Londres, les représentations des journalistes sont très souvent masculines, donc c’est difficile d’exister en tant que femme dans ce domaine.

Les femmes journalistes ne sont-elles pas, aussi, cantonnées au traitement de certains sujets ?

MARINE TURCHI Après neuf ans au service politique de Mediapart, j’ai intégré le service enquêtes en 2017 pour suivre l’extrême droite. J’y étais la seule femme. C’était juste après l’affaire BaupinAccusé de violences sexuelles par plusieurs femmes en mai 2016, l’ancien élu écologiste Denis Baupin a bénéficié d’un classement sans suite pour prescription. Il a poursuivi ses accusatrices ainsi que les journalistes ayant publié l’enquête (Mediapart et France Inter), mais il a été condamné pour procédure abusive en avril 2019., on recevait beaucoup de témoignages de victimes et on m’a proposé de m’occuper aussi des affaires de violences sexistes et sexuelles [VSS]. J’avais une réelle appétence pour ces sujets mais de voir le harcèlement sexuel confié à la seule femme du service m’a donné l’impression qu’on me mettait en cuisine pour faire la vaisselle que les mecs avaient salie. Finalement, j’ai commencé à travailler sur l’affaire Darmanin, puis il y a eu #MeToo. Donc la question ne s’est plus posée de la même manière, j’ai été prise dans ce mouvement enthousiasmant et j’ai laissé de côté ce truc de la cuisine et de la vaisselle !

LORRAINE DE FOUCHER On ne m’a pas imposé le sujet des violences sexistes et sexuelles, je m’en suis saisie moi-même. C’était juste avant #MeToo et c’était un champ émergent qui s’est structuré au sein de la rédaction du Monde, grâce notamment au projet « Féminicides »En mars 2019, Le Monde réunit une dizaine de journalistes dans une cellule d’investigation. Elle produira de nombreux articles et un supplément, paru le 30 mai, sous le titre « Féminicides : mécanique d’un crime annoncé », ainsi qu’un documentaire..

Mais je rejoins Marine sur cette histoire de « vaisselle sale », parce que ce sujet a longtemps été perçu comme « humanitaire » – pour le dire de manière un peu caricaturale – qui portait le stigmate de sa matière : c’est un sujet de femme, donc pas très crédible. Et comme en plus ce sont les femmes qui font les enquêtes, on les accuse de régler leurs comptes avec les hommes dans le journal… J’aimerais qu’il y ait plus d’hommes qui s’emparent de ces sujets-là.

MARINE TURCHI Je remarque quand même quelque chose de positif : pour plein de jeunes femmes journalistes, les violences sexistes et sexuelles sont une porte d’entrée vers l’enquête. Elles se disent que, là-dessus au moins, on ne remettra pas en cause leur légitimité.

SALOMÉ SAQUÉ J’ai abordé les choses de manière inverse. Quand BlastMédia indépendant créé en 2021 par le journaliste Denis Robert, Blast est une Web TV qui diffuse enquêtes, éditoriaux, chroniques et reportages. s’est créé, on m’a chargée du pôle économie. J’ai commencé par faire des émissions de décryptage très techniques sur la dette, sur la Banque centrale européenne et on s’est retrouvé·es avec un public très masculin. Une fois que j’ai été bien identifiée comme journaliste économique, je me suis mise à traiter des questions d’inégalités de genre. Ça a amené beaucoup de femmes dans mon public, mais il y a eu aussi des vagues de désabonnement : sous mes vidéos, il y avait plein de commentaires d’hommes qui disaient : « Je suis vraiment déçu, moi qui vous croyais sérieuse ! » 

Lorraine de Foucher : quatre ans d’enquête sur les violences et crimes dans le porno

À l’été 2015, Lorraine de Foucher vient, quelques mois plus tôt, de rejoindre la rédaction du Monde. Elle tombe sur un reportage des Inrocks réalisé en immersion sur le tournage d’un film pornographique, pour le site internet French Bukkake. Le journaliste Romain Blondeau y décrit une ambiance de camaraderie rigolarde, ponctuée de scènes de sexe violentes dans lesquelles les femmes sont reléguées au rang d’objet : « Quand je lis cet article, je suis horrifiée », confie Lorraine de Foucher dans Mécaniques du journalisme sur France Culture.
Mais autour d’elle, certains hommes jugent sa posture moraliste. « Ça m’énerve, et cet énervement reste
en moi pendant plusieurs années. »

Cinq ans plus tard, durant l’été 2020, la justice française met en examen plusieurs dizaines de producteurs, réalisateurs, acteurs et dirigeants de sites vidéo pornographiques, dont French Bukkake et Jacquie et Michel.

Quatre d’entre eux sont notamment visés par une enquête pour viols, complicité de viols, proxénétisme et traite d’êtres humains. Au Monde, Lorraine de Foucher et deux de ses confrères, Nicolas Chapuis et Samuel Laurent, rencontrent les victimes et explorent les traces numériques.

En décembre 2021, elle et ils publient « Plainte contre X. L’enquête qui fait trembler le porno français », une enquête en quatre épisodes sur les mécaniques de la violence « dans les rouages d’une industrie low cost qui broie sa matière première : les jeunes femmes ». Ce réseau de recrutement sordide a fait plus d’une cinquantaine de victimes, qui relatent des sévices épouvantables, par ailleurs diffusés sans leur accord sur des plateformes vidéo françaises.

Portée par l’enquête judiciaire et le travail de la presse, l’affaire retentit jusque dans la sphère politique. En 2022, pour la première fois dans l’histoire parlementaire, un rapport d’information est publié. Intitulé « Porno : l’enfer du décor », il veut alerter le gouvernement et l’opinion publique sur les violences de l’industrie pornographique.

L’année suivante, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes produit un nouveau rapport : « Pornocriminalité, mettons fin à l’impunité de l’industrie pornographique ». Il est toutefois vertement critiqué par de nombreux et nombreuses travailleur·euses du sexe, qui dénoncent une étude stigmatisante, pour laquelle aucune personne concernée n’a été auditionnée. Toujours en cours d’instruction, l’affaire « French Bukkake » devrait faire l’objet d’un procès dans les mois à venir : 42 femmes se sont constituées partie civile et 16 hommes devraient être jugés pour viols aggravés, complicité de viols, proxénétisme aggravé, traite d’êtres humains à des fins de viols et diffusion d’images de viols.

Vos efforts pour rendre « sérieux » les sujets liés au sexisme ou aux violences sexuelles ne vous empêchent pas d’assumer vos émotions dans votre pratique journalistique. Salomé Saqué, vous avez par exemple affirmé qu’elles vous aidaient à diffuser des informations. Est-ce qu’on a pu vous le reprocher ?

SALOMÉ SAQUÉ En 2021, sur le plateau de l’émission « 28 minutes » sur Arte, j’ai exprimé mon inquiétude au sujet de la crise climatique. Par la suite, dans pas mal d’articles de presse, il a été écrit que j’étais stressée, angoissée, peureuse. J’ai deux masters 2, j’ai écrit deux livres, je travaille de manière rigoureuse sans jamais propager de fausses informations, et pourtant, à chaque fois, on me ramène à mes émotions.

MARINE TURCHI C’est lié au genre, mais c’est aussi une critique adressée aux gens estampillés « de gauche ». Parce que jamais on n’ira dire d’un éditorialiste libéral qu’il est « en colère ».

SALOMÉ SAQUÉ J’estime que ces émotions ne sont pas un problème dans la mesure où elles n’entrent pas en conflit avec la déontologie, la méthodologie et la rigueur journalistique et qu’elles peuvent effectivement aider à la mise en récit de certains sujets. Je m’inquiéterai le jour où je ne ressentirai plus rien en exerçant mon métier.

LORRAINE DE FOUCHER Cette question des émotions, on me la pose tout le temps, mais je ne suis pas sûre qu’on la pose autant à mes collègues masculins ! C’est comme si on voulait vérifier que j’avais réussi à suffisamment me réguler pour avoir le droit de produire quelque chose. Pour autant, je refuse de tomber dans ce jeu d’amputation émotionnelle. J’aime écrire des articles très solides sur le fond mais où je donne accès à mes émotions, parce qu’on a un boulot de passeur ou passeuse : si moi je ne suis pas touchée par le sujet que je traite, les lecteurs et lectrices ne le seront pas. Je trouve ça intéressant d’essayer de « surfer » sur l’émotion. Parce que lorsqu’on parvient à prendre la vague, on peut arriver à des résultats intéressants. Après, il faut réussir à tenir sa position de journaliste, et quand on sent qu’on ne la tient plus très bien, il faut faire un pas en arrière et réfléchir.


« Les émotions ne sont pas un problème, elles peuvent aider à la mise en récit de certains sujets. Je m’inquiéterai le jour où je ne ressentirai plus rien en exerçant mon métier. »

Salomé Saqué

Ça vous parle, Marine Turchi, cette métaphore du surf ?

MARINE TURCHI Dans une enquête, il y a le moment de l’écoute et du recueil de la parole qui doit être bienveillant, puis le moment – pas toujours agréable – de la vérification, où l’on repose les questions, on précise les dates, etc. Il faut garder la bonne distance pour aller chercher tous les points de vue, ne pas mettre sous le tapis des éléments qui n’iraient pas dans le sens qu’on souhaite.

Le travail collectif tel qu’on le pratique à Mediapart permet justement de trouver la bonne distance : si on se retrouve dans une trop grande proximité avec les témoins ou si on se laisse emporter par notre histoire, nos collègues sont là pour nous alerter.

Par contre, il faut rappeler que les journalistes sont des personnes comme les autres, qu’elles et ils ont une part d’humanité, que plein d’affaires nous arrivent par des rencontres du quotidien. Par exemple, j’ai fait la connaissance d’Adèle Haenel dans une soirée où je me rendais à titre privé et elle m’a confié son histoire [lire l’encadré ci-dessous]. Si on me renvoie peu à mes émotions, en revanche, on me demande souvent si ce n’est pas trop dur de travailler sur les viols, ce à quoi je réponds que, pour moi, le plus dur, ce n’est pas les enquêtes qu’on fait, mais toutes celles qu’on ne pourra pas faire.

Marine Turchi : « L’histoire d’Adèle Haenel a marqué ma vie »

Le 3 décembre 2019, Mediapart publie un article intitulé « #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou ». Signé par Marine Turchi, il est le fruit d’une enquête de sept mois sur les accusations d’attouchements et de harcèlement sexuel portées par la comédienne contre le réalisateur Christophe Ruggia, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans.

La comédienne y affirme une posture politique inédite : elle souhaite briser l’omerta sur les violences sexuelles à l’encontre des enfants et encourager d’autres victimes à parler. Mais elle refuse dans un premier temps de porter plainte : « Quand la justice condamne un viol sur cent, je l’emmerde la justice », rapportera Marine Turchi dans son livre Faute de preuves (Seuil, 2021).

Les deux femmes se sont rencontrées presque un an auparavant. Apprenant que Marine Turchi enquête sur les violences sexuelles pour Mediapart, Adèle Haenel lui confie son histoire : celle d’une adolescente jadis captive d’une relation d’emprise avec un homme de vingt-quatre ans son aîné qui bénéficie à l’époque du silence, au mieux gêné, au pire complice, de tout un entourage personnel et professionnel.

C’est le point de départ d’une enquête minutieuse dans laquelle la journaliste recueille la parole d’une trentaine de personnes. L’article, suivi d’une longue interview filmée d’Adèle Haenel diffusée sur Mediapart, agit comme une déflagration. Le parquet de Paris s’autosaisit de l’affaire et la jeune femme finit par accepter de porter plainte. Fait inhabituel, lorsqu’en janvier 2020, Christophe Ruggia est finalement mis en examen pour « agressions sexuelles sur personne mineure de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime » et qu’une information judiciaire est ouverte, l’enquête de Marine Turchi constitue la première pièce du dossier.

Quatre ans plus tard, en décembre 2024, s’ouvre le procès du réalisateur devant le tribunal correctionnel de Paris : la journaliste est citée à la barre comme témoin mais refuse de comparaître et déclare dans la newsletter « Enquêtes » de Mediapart : « Je sens qu’on veut […] faire de moi une protagoniste de l’histoire, alors que je n’ai fait que mon travail de journaliste. »

Le réalisateur est condamné à quatre ans de prison dont deux ferme, sous bracelet électronique ; il sera jugé en appel en décembre 2025. Marine Turchi n’a pas souhaité couvrir le procès pour Mediapart mais l’a suivi attentivement : « Pour Adèle Haenel, pour #MeToo, et accessoirement aussi pour moi, car c’est une histoire qui a marqué ma vie. »

Que vous traitiez de la crise écologique, des inégalités, de la pauvreté ou des violences sexuelles, comment appréhendez-vous ces sujets qui s’apparentent au tonneau des Danaïdes ?

MARINE TURCHI Effectivement, les violences sexistes et sexuelles sont un puits sans fond, c’est peut-être ce qui les différencie d’autres sujets. Encore que, l’extrême droite est aussi un puits sans fond, et c’est vraiment déprimant ! Depuis l’affaire Baupin, notre boîte mail dédiée aux témoignages de victimes de VSS ne désemplit pas. Mais c’est paradoxalement plus « joyeux » que de traiter de l’extrême droite : d’abord, parce qu’on interviewe des gens qui ont envie de nous parler et de faire exister cette enquête – sauf les mis en cause, évidemment. Ensuite, parce qu’elles peuvent avoir un certain impact : la société ou la justice s’emparent parfois de nos enquêtes. On ne le fait pas dans ce but – notre objectif reste d’abord d’informer –, mais en tout cas, les lecteur·ices ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas. #MeToo est une révolution, certes pas encore aboutie, mais je trouve ça super de la documenter depuis ma place de journaliste.

SALOMÉ SAQUÉ Il y a quand même une prise de conscience d’une certaine partie de la société, notamment chez les jeunes femmes. C’est ce que nous disent les études sur le sujet : elles sont de plus en plus féministes et de plus en plus conscientes de ce qu’elles subissent. Personnellement, c’est ce qui me tient debout : la solidarité féminine. Je n’aurais pas tenu dans le milieu journalistique sans mes collègues et amies femmes. Quand ça ne va pas, quand je suis désespérée par l’actualité, le fait d’être ensemble, ça sauve. Moi ça me sauve en tout cas… C’est aussi très important de voir certaines enquêtes de Mediapart publiées ou de voir le prix Albert-Londres décerné à Lorraine de Foucher. C’est une bouffée d’air frais pour toutes les femmes.

MARINE TURCHI C’est vrai, ce qui change, c’est de savoir que maintenant, les affaires peuvent sortir.


« On me demande souvent si ce n’est pas trop dur de travailler sur les viols. Le plus dur, ce n’est pas les enquêtes
qu’on fait, mais toutes celles qu’on ne pourra pas faire. »

Marine Turchi

SALOMÉ SAQUÉ Au procès MazanLe procès des violeurs de Mazan est une affaire judiciaire dans laquelle 51 hommes ont été accusés et 46 reconnus coupables de viol aggravé sur Gisèle Pelicot. Celle-ci avait été droguée à son insu par son mari, Dominique Pelicot, l’accusé principal (lire l’article « Face aux violeurs de Mazan », La Déferlante, février 2025). il s’est passé quelque chose.

LORRAINE DE FOUCHER Oui, mais regarde, ensuite il y a eu le procès ScouarnecJoël Le Scouarnec, un chirurgien de 74 ans, a été condamné le 28 mai dernier par la cour criminelle du Morbihan à vingt ans de réclusion – dont deux tiers de peine de sûreté – pour des viols et des agressions sexuelles commises sur 299 personnes, majoritairement des enfants, entre 1989 et 2014 (lire sur le site revueladeferlante.fr notre newsletter consacrée au sujet).

MARINE TURCHI Le procès Mazan a fait émerger dans les discussions la question du consentement et fait prendre conscience de la diversité des profils des violeurs. Mais le problème, c’est que le cas de Gisèle Pelicot n’est absolument pas représentatif des dossiers sur lesquels on enquête ou que la justice traite au quotidien. Certaines femmes peuvent se dire : si je n’ai pas été violée par 50 hommes et si je n’ai pas de preuves vidéo, alors je n’ai aucune chance d’être entendue. Sachant que, même dans ces conditions, la parole de Gisèle Pelicot a été remise en question.

LORRAINE DE FOUCHER Parfois, quand je suis fatiguée, je me dis « à quoi bon ? ». À chaque révélation d’une affaire de violences sexuelles, que ce soit dans le milieu du théâtre, à l’hôpital, dans la restauration, les gens semblent tomber de l’armoire. C’est un peu comme avec le réchauffement climatique : les scientifiques doivent sans cesse apporter des preuves qu’il est bien réel face à des gens qui disent : « Ben non, regardez, il neige en avril… »

Toutes celles et ceux qui travaillent sérieusement et honnêtement sur les violences sexuelles sont arrivé·es à la conclusion qu’il existe un continuum de domination masculine majeur et massif qui génère des atteintes au corps des plus vulnérables, et ce dans le monde entier. C’était déjà documenté par les féministes dans les années 1970. Et malgré ça, à chaque nouvelle affaire, les gens s’écrient : « Oh non, pas encore ! Oh non, pas lui ! »


SALOMÉ SAQUÉ C’est fatigant de tout le temps avoir à démontrer le réel…

MARINE TURCHI Il y a aussi celles et ceux qui demandent « mais comment les gens autour pouvaient ignorer ça ? » : à TF1 pour Patrick Poivre d’Arvor, sur les tournages avec Gérard Depardieu, ou bien dans les affaires d’inceste. Alors qu’en réalité, on ne cesse d’expliquer que la silenciation, les complicités et l’omerta font partie intégrante du mécanisme des violences sexuelles… Il faut en finir avec la surprise.

Marine Turchi, journaliste à Mediapart, à Paris, le19 juin 2025.
Marine Turchi, journaliste à Mediapart, à Paris, le19 juin 2025.

Depuis 2017, il y a eu – on l’a dit – la médiatisation du mouvement MeToo, le mouvement Black Lives Matter, mais aussi, dans un retour de bâton, la montée de l’extrême droite un peu partout dans le monde et la banalisation de ses idées. Est-ce que cette situation de crise politique et de guerre culturelle vous oblige davantage, et si oui sur quoi ?

MARINE TURCHI Entre 2008, année où j’ai commencé à suivre l’actualité de l’extrême droite, et aujourd’hui, tout a changé. C’est le vent trumpiste [à partir de 2015] qui nous a fait entrer dans cette ère de post-véritéLa post-vérité décrit une situation dans laquelle l’opinion personnelle, l’idéologie, l’émotion ou la croyance l’emportent sur la réalité des faits. L’« ère de la post-vérité » (ou « ère post-factuelle ») renvoie à l’évolution des liens entre la politique et les médias au XXIe siècle, du fait de la montée en puissance des médias sociaux.. Et puis avant 2008, l’écosystème des médias d’opinion ou de désinformation d’extrême droite, tels que CNews, Valeurs actuelles ou frontièresPrécédemment intitulé Livre noir, ce média en ligne a été fondé en 2021 par un proche de Marion Maréchal, alors vice-présidente du parti Reconquête d’Éric Zemmour. À la fois magazine d’opinion et outil d’influence, il diffuse des discours identitaires et anti-immigration., n’était pas aussi puissant.

Nous sommes dans une époque où la vérité est une opinion comme une autre et pour nous journalistes, c’est un enfer. On peut, mes collègues et moi, continuer à révéler des informations factuelles sur le Rassemblement national – la violence, l’antisémitisme ou le racisme de certain·es de ses militant·es, ses affaires financières, l’argent russe, etc. – ça n’a que peu ou pas d’impact sur le vote des citoyen·nes. Et c’est la même chose aux États-Unis, où le New York Times a fait du fact checking pendant tout le premier mandat de Donald Trump, sans que ça empêche sa réélection. Je ne dis pas qu’il faut arrêter, mais ça nous questionne au sein des rédactions, car aucun dialogue n’est possible avec des personnes qui s’informent en mettant sur le même plan des faits, des opinions et des théories du complot. Pour autant, je pense qu’il faut continuer à enquêter et à rappeler les évidences – y compris sur les violences sexuelles – pour vaincre l’incrédulité.

SALOMÉ SAQUÉ C’est important de parler également des médias considérés comme « centristes » qui, au nom du pluralisme d’opinion – que je défends chèrement –, donnent la parole à des personnes qui font de la désinformation et tiennent des propos haineux.

N’oublions pas qu’Éric Zemmour a longtemps officié sur le service public, qu’il y est encore régulièrement invité en dehors des périodes électorales, et ce alors qu’il n’a aucun mandat d’élu. Il faut qu’on s’interroge sur la responsabilité de ces médias dans la banalisation des opinions d’extrême droite. Pour ces antennes censées diffuser une information de qualité, convier des personnalités d’extrême droite est un choix éditorial, et même un choix de société.

L’appel à Résister de Salomé Saqué

« Une balle dans la nuque. C’est ce que préconise le site d’extrême droite Réseau libre pour se débarrasser des “fouille-merde” : journalistes, avocats et syndicalistes, méthodiquement identifiés dans une liste noire largement diffusée de personnes à abattre. Je n’étais pas surprise d’y figurer », écrit Salomé Saqué en introduction de son essai, Résister, paru à l’automne 2024 chez Payot.

La journaliste de Blast est depuis quelques années une des figures influentes des médias de gauche en France. Cela lui vaut d’être régulièrement harcelée sur les réseaux sociaux, en particulier par l’extrême droite. Alors, lorsque le Rassemblement national et ses alliés manquent de peu la victoire aux élections législatives anticipées en juillet 2024, elle décide d’appeler ses concitoyen·nes à l’action pour défendre la démocratie dans un court essai de 140 pages.

Au-delà du diagnostic qu’elle y pose sur la montée des conservatismes et sur le rôle des médias dans la banalisation de l’extrême droite, l’ouvrage affirme que la pratique d’un journalisme engagé est indispensable.

Elle rappelle qu’il y a vingt-trois ans, en avril 2002, quand pour la première fois un candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen, s’est retrouvé au second tour de l’élection présidentielle, « on a assisté à une levée de boucliers massive émanant d’une grande partie de la profession, au diapason de la quasi-totalité de la classe politique. […] Peut-on imaginer une réaction similaire aujourd’hui ? » Hélas, la question est purement rhétorique : en juin 2024, cinq journalistes de France 3 ont été sanctionné·es et exclu·es de la couverture des élections législatives pour avoir signé une tribune appelant à lutter contre l’extrême droite qui « menace la liberté de la presse ».

Résister s’est déjà vendu à plus de 300 000 exemplaires. « C’est très important pour moi que ce soit un petit livre à 5 euros », se réjouissait son autrice dans un article du Temps. De fait, il trône en tête de gondole dans un grand nombre de librairies, y compris des boutiques Relay, détenues par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré.

Qu’est-ce qui motive ces choix, selon vous ?

SALOMÉ SAQUÉ Cette volonté – absolument inatteignable – d’être neutre gangrène le journalisme. Des pressions très fortes de l’extrême droite sont exercées à l’encontre de tous les médias qui ne partagent pas ses idées : cela se traduit par des campagnes de dénigrement très violentes contre des journalistes, comme ça a été le cas pour Patrick Cohen, ou comme l’ont expérimenté Mediapart ou l’émission « Quotidien », par l’interdiction d’accès aux événements organisés par l’extrême droite pour des reportages. Cette attitude fait qu’aujourd’hui certaines rédactions ont une peur panique d’être qualifiées de « militantes d’extrême gauche » ou de « wokistes » et tentent de donner des gages de neutralité en leur tendant le micro.

Lire aussi : article Margot Mahoudeau

LORRAINE DE FOUCHER La question « peut-on être à la fois journaliste et engagé·e » n’a pas beaucoup de sens car, ontologiquement, le journalisme est un engagement. Quand on met les mains dans le cambouis du réel, quand on ­interagit avec les personnes concernées, quand on vérifie les faits, c’est un engagement.

Ne pas être engagé·e, avoir le droit de s’en foutre, dire « la politique ne m’intéresse pas », c’est un privilège de dominant·e. C’est estimer que tu es à un endroit de la société où tu n’es pas percuté·e par tout un tas de problématiques, et donc que tu ne te sens pas concerné·e. Mais on parle toutes et tous depuis notre propre situation, donc on est toutes et tous engagé·es. J’ai trouvé brillant Le Génie lesbien d’Alice Coffin [Grasset, 2020] : elle évoque notamment les mouvements de lutte contre le sida, dont les militant·es sont devenu·es des expert·es sur le sujet et ont permis de faire progresser la recherche de manière déterminante.

Je trouve que les militantes féministes ou les militant·es écologistes développent une expertise passionnante sur les sujets qui les occupent. Tout le monde a des convictions. Donc, jeter ça à la tête de quelqu’un·e, c’est une façon de le ou la décrédibiliser.

SALOMÉ SAQUÉ Oui, l’étiquette de militant·e est un outil de disqualification massive pour un·e journaliste.

MARINE TURCHI Je fais quand même le distinguo entre militantisme et engagement. Je me reconnais plus dans le terme « engagé·e », au sens d’engagé·e éditorialement. Mettre sur la table le sujet des VSS, celui des violences policières ou des discriminations, enquêter sur l’extrême droite et en faire des priorités éditoriales – ce sont les nôtres à Mediapart –, c’est un engagement. Et c’est différent du militantisme, où tu pourrais être enclin·e à mettre sous le tapis des éléments qui ne vont pas dans le sens de la cause que tu défends. Pour ma part, je ne manifeste pas, je ne signe pas de pétition : c’est une hygiène personnelle que je m’impose, notamment parce que j’ai couvert l’extrême droite pendant quinze ans et que je devais être inattaquable.

Cela étant posé, bien sûr que l’objectivité n’existe pas. En revanche, je pense que l’honnêteté intellectuelle et la bonne foi existent, et c’est ce qui doit guider notre travail. Quand je relis mes papiers avant publication, je m’interroge : est-ce que je présente les faits honnêtement ? Est-ce que je n’ai pas tordu la réalité ? Est-ce que je n’ai pas mis un élément sous le tapis ? Est-ce que j’ai donné la parole aux personnes mises en cause ?


« Ne pas être engagé·e, avoir le droit de s’en foutre, dire “la politique ne m’intéresse pas”, c’est un privilège de dominant·e. »

Lorraine de Foucher

LORRAINE DE FOUCHER Le cadre juridique de notre profession, c’est le cadre de la diffamation. Quand tu te retrouves au tribunal, on te demande de prouver ta bonne foi. On a le droit de se tromper, on n’est ni omniscient·e, ni tout·e‑puissant·e, on fait des erreurs comme tout le monde. Pour autant, on doit être capable de démontrer qu’on a travaillé en toute bonne foi, sans malveillance, qu’on n’est pas en campagne contre la personne mise en cause, qu’on a réalisé des interviews contradictoires et qu’on a des preuves matérielles des faits dénoncés.

Donc, dans ce cadre, mon engagement, c’est la bonne foi.

Salomé Saqué, journaliste à Blast, à Paris, le 19 juin 2025.
Salomé Saqué, journaliste à Blast, à Paris, le 19 juin 2025.

SALOMÉ SAQUÉ « Militant·e » n’est pas un gros mot, pourtant les conservateurs ont réussi à le rendre péjoratif. Mais c’est parce qu’il y a eu des militantes féministes qu’on a le droit d’exercer ce métier et d’être autour de cette table à échanger. Aujourd’hui encore, c’est grâce à des personnes qui militent qu’on obtient des avancées. Le militantisme est donc pour moi quelque chose de très noble. Simplement, ce n’est pas notre travail. Comme Marine, je fais très attention à me montrer irréprochable. Or, beaucoup de personnes qui nous accusent de faire du militantisme n’ont absolument pas cette réserve !

À titre personnel, j’ai pris position contre l’extrême droite, mais c’est avant tout un engagement démocratique élémentaire, longtemps partagé par une majorité de mes confrères et consœurs. Car si ce type de parti arrivait au pouvoir, nous serions ciblé·es en tant que journalistes et nous ne pourrions plus exercer notre profession en toute liberté. C’est donc un engagement pour ma profession et pour le droit à vivre dans une démocratie fonctionnelle. •

Entretien réalisé à Paris, le 19 juin 2025.

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28.07.2025 à 07:42

Visibiliser la transphobie, une urgence journalistique

Coline Folliot

Est-ce que je n’en ferais pas un peu trop ? Quand j’entre mon nom dans un moteur de recherche, il en ressort que j’écris vraiment beaucoup sur les transidentités et la […]
Texte intégral (1135 mots)

Est-ce que je n’en ferais pas un peu trop ? Quand j’entre mon nom dans un moteur de recherche, il en ressort que j’écris vraiment beaucoup sur les transidentités et la transphobie.

Mais j’écris ce texte en mai 2025. Le massacre des Gazaoui·es s’intensifie encore, la guerre en Ukraine dure depuis trois ans, la crise climatique s’emballe chaque année un peu plus, la montée des extrêmes droites en Europe semble inexorable, et Donald Trump déroule son programme ultraréactionnaire. À côté de ces dossiers, les attaques antitrans peuvent sembler secondaires, même à la journaliste trans que je suis.

Cet argument – tant entendu qu’on finit malgré nous par l’intégrer – n’est pas seulement une violence intime, c’est aussi une erreur journalistique. Car, en l’acceptant, on passe à côté du rôle central qu’a joué la rhétorique antitrans dans la victoire de Donald Trump. Pendant toute sa campagne, il en a usé, reprochant à la démocrate Kamala Harris et à son colistier, Tim Walz, d’être des « woke » défendant les personnes trans – quand bien même les transidentités étaient loin d’être au cœur de leur campagne. Et de nombreux éditorialistes ont suivi cette ligne.

Pour le président états-unien comme pour les transphobes du monde entier, la désinformation est une arme de choix. Au nom d’un pseudo « bon sens » fallacieux, elles et ils nient les recherches en sciences sociales, en biologie ou en médecine, pour prétendre qu’une prise en charge médicale, voire sociale, des mineur·es trans serait dangereuse, que les ados transitionneraient massivement sous l’influence des réseaux sociaux, que les athlètes femmes trans menaceraient le sport féminin, qu’elles envahiraient les espaces en non-mixité… Peu importe le réel, les transidentités sont devenues constitutives d’une panique morale permettant de défendre, en réaction, un modèle de société autoritaire, patriarcal et, le plus souvent, raciste.

Journalistiquement, le sujet n’est pas de savoir si tel tweet de J. K. RowlingLa romancière britannique, autrice de Harry Potter, finance des collectifs antitrans et prend régulièrement la parole sur les réseaux sociaux pour s’attaquer aux femmes trans. Lire aussi l’entrée « terf » de notre glossaire sur revueladeferlante.frest transphobe ou simplement « polémique », mais comment cette transphobie est devenue le point de ralliement des discours d’extrême droite ou complotistes pour élargir leur audience et s’attaquer aux droits des personnes minorisées. Aux États-Unis, cela sert à renforcer des politiques racistes et anti­avortement. En Russie, les personnes queers sont traitées en ennemies de la nation. En France, les héritier·es de La Manif pour tous (comme Ypomoni ou l’Observatoire La Petite Sirène) concentrent leurs attaques sur les personnes trans, en instrumentalisant la protection de l’enfance. Et commencent à entraîner la droite, l’extrême droite, et jusqu’à Emmanuel Macron, qui avait jugé habile, pendant la campagne des législatives de 2024, de qualifier d’« ubuesque » la proposition de déjudiciariser le changement d’état civil pour les personnes trans.


Les transidentités gagnent en visibilité, oui, mais celles et ceux qui en parlent le plus sont, de loin, celles et ceux qui nourrissent cette offensive réactionnaire.


La transphobie n’est pas que rhétorique. Aux États-Unis, la journaliste Erin ReedErin Reed est aussi autrice du blog « Erin in the morning » sur les droits des personnes trans a dénombré 850 projets de loi anti-LGBTQIA+ déposés à travers le pays depuis le début de l’année 2025, et d’autres centaines les années précédentes, rendant l’accès aux soins souvent impossibles et encourageant violences et discriminations, jusqu’à pousser nombre de personnes trans au suicide. En France, « depuis quelques années, la transphobie se classe dans le “top 3” des LGBTphobies recensées », écrit SOS homophobie dans son rapport de 2025. Quand, à Boston, en mai 2025, une butch (une lesbienne qui adopte certains codes de la masculinité) est expulsée de toilettes publiques pour femmes, ou quand, en avril dernier, la justice britannique décrète qu’on reconnaît une femme à sa capacité à enfanter, on mesure combien la transphobie légitime une police du genre et marque un violent retour en arrière pour les luttes féministes.

Alors non, je n’en fais pas trop. Nous n’en faisons même pas assez. En 2023, une étude de
l’Association des journalistes lesbiennes, gays, bi·es, trans et intersexes (AJL) relevait un progrès en trompe‑l’œil : les transidentités gagnent en visibilité, oui, mais celles et ceux qui en parlent le plus sont, de loin, celles et ceux qui nourrissent cette offensive réactionnaire, par des tribunes, des interviews, des éditos, des chroniques… Les médias qui produisent des contenus plus rigoureux et de qualité le font dans un volume beaucoup plus faible, ce qui laisse la transphobie et la désinformation envahir le débat public.

Quand j’interviens devant des jeunes journalistes en tant que coprésidente de l’AJL, elles et ils me posent presque toujours la question : « Comment mieux parler des transidentités ? » Ma réponse est simple : travaillez. Respectez-nous, usez de la même déontologie que pour n’importe quel sujet, cherchez des angles pertinents, des sources fiables, entendez nos expertises, acceptez que les personnes trans ne soient pas que des témoins touchants, mais aussi des chercheur·euses, des soignant·es, des sociologues. Et des journalistes.

En France, la couverture de la proposition de loi transphobe interdisant les transitions de genre pour les mineures, votée par le Sénat en mai 2024, est à ce titre intéressante. Plusieurs médias de presse écrite de premier plan (Le Monde, Libération, Mediapart…) l’ont traitée au travers d’articles fouillés, qui revenaient sur la genèse du texte et la désinformation sur laquelle il était fondé. Ces articles avaient en commun de donner largement la place aux personnes concernées. Pour beaucoup, ils étaient aussi écrits par des journalistes queers qui travaillent le sujet au long cours. Ce n’est pas une coïncidence. Aux rédacteur·ices en chef qui se demanderaient si elles et ils en font assez, je suggérerais donc cette piste : embauchez des journalistes trans. Et écoutez-les. •

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