ACCÈS LIBRE
29.07.2025 à 12:17
Coline Clavaud-Mégevand
En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans lesquelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles le producteur Harvey Weinstein.
En France, la grande majorité des rédactions accueille ce déferlement de témoignages avec défiance : « Ces dénonciations n’apportent rien sinon des amalgames entre différents comportements bien éloignés les uns des autres […]. Si l’on mélange tout, on ne perçoit plus rien », tranche le journaliste Guillaume Erner le 16 octobre 2017 sur France Culture.
Les médias vont peu à peu prendre conscience du bouleversement social majeur que constitue ce qu’on appelle désormais la vague MeToo. Certaines affaires de violences sexuelles bénéficient alors d’une importante couverture médiatique : elles concernent des personnalités identifiées, telle l’actrice Adèle Haenel qui décide de prendre la parole dans Mediapart en 2019 pour témoigner des violences sexuelles subies alors qu’elle était mineure, ou plus récemment des femmes moins connues, comme Gisèle Pelicot, dont l’ex-mari a été condamné pour des faits de viol en décembre 2024, au terme d’un procès suivi par des médias du monde entier (La Déferlante n° 17, février 2025). La notoriété de la victime (dans le cas d’Adèle Haenel) ou l’ampleur ou l’horreur particulière du crime (pour le procès Pelicot) donnent un caractère exceptionnel à ces affaires ; mais quel traitement journalistique réserver à ce fait social massif, tristement banal, que sont les violences sexuelles ?
Docteure en sciences de l’information et de la communication. Diplômée de Sciences Po Paris et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), ancienne journaliste, elle a soutenu sa thèse, « Ce que #MeToo fait au travail journalistique. Ethnographie d’une rédaction de presse écrite nationale », en 2024.
Codirectrice éditoriale de Mediapart avec Valentine Oberti depuis 2023. En 2020, elle est nommée responsable éditoriale aux questions de genre (gender editor), une première dans un média français. Elle a dirigé l’ouvrage collectif #MeToo, le combat continue (coédition Mediapart/Seuil, 2023).
Journaliste indépendante et présidente de MeTooMedia, association qu’elle
a cofondée après avoir porté plainte contre Patrick Poivre d’Arvor pour agression sexuelle. MeTooMedia lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les médias et la culture.
Maintenant que les questions de violences sexistes et sexuelles ont gagné en légitimité dans les médias, comment éviter une forme de lassitude du public ?
LÉNAÏG BREDOUX Je me le demande souvent. Mais je crois qu’il faut accepter que l’effet de révélation intense du début de #MeToo ne puisse pas se répéter indéfiniment. Au départ, il y avait un souffle lié à la nouveauté et à la découverte de mécanismes longtemps passés sous silence. Maintenant que ces violences sont reconnues comme structurelles, le choc diminue. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de les évoquer : pendant longtemps, la presse ne faisait pas correctement son travail sur ces sujets, et la publication de ces enquêtes est venue combler un manque.
À présent il faut les inscrire dans la banalité du traitement médiatique quotidien, au même titre que d’autres faits sociaux. Continuer à produire des enquêtes, en acceptant qu’elles n’aient pas le même impact spectaculaire.
EMMANUELLE DANCOURT Chez MeTooMedia, je suis chargée de la médiatisation des affaires. Le fameux « tribunal médiatique
Pourtant, je ne suis pas convaincue que ce soit le public qui est lassé : je crois plutôt que ce sont les rédacteurs·ices en chef et les journalistes qui cherchent autre chose. Il faut dire qu’il y a beaucoup de concurrence dans la hiérarchisation de l’information. Les affaires de violences sexuelles se retrouvent en compétition avec d’autres actualités très fortes allant des grands procès politiques, comme celui de Marine Le Pen, aux faits divers retentissants, comme celui de la mort du petit Émile Soleil… Cela rend leur médiatisation plus difficile.
Mais il est hors de question d’accepter ce backlash et cette fatigue. Je considère, comme Lénaïg Bredoux, que les affaires de violences sexuelles doivent être prises en charge au quotidien dans les rédactions, par des journalistes clairement identifié·es et soutenu·es.
LAURE BEAULIEU Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas institutionnalisées dans les rédactions comme a pu l’être l’écologie. Dans la majorité des rédactions, il n’existe pas de vraies rubriques genre ou féminisme, ni de postes pérennes consacrés à ces thématiques. Oui, quelques journalistes sont chargées de ces sujets, mais leur poste implique d’en couvrir beaucoup d’autres au quotidien (sexualité, famille, questions LGBTQIA+, bioéthique…).
Hors quelques exceptions, il n’y a pas non plus de gender editor, fonction qui a été inventée aux États-Unis. Ces sujets sont parfois traités par des journalistes féministes, qui trouvent là une niche éditoriale dans laquelle il est possible de faire carrière, mais le plus souvent, ce sont des journalistes culture ou police-justice qui s’en occupent. Résultat : on traite ces violences par la personnification, comme des cas isolés, alors que ce sont des faits structurels. Et à force de raconter toujours la même histoire – « Encore un homme accusé de violences » – ou de couvrir des procès où il se passe toujours la même chose – la parole des victimes est remise en cause –, on génère un essoufflement.
Pour renouveler le traitement, il faut sortir de cette logique et médiatiser l’aspect systémique et patriarcal des violences. Mais cela demande une autre temporalité, un autre type de journalisme, plus en profondeur, avec des journalistes qui ont du temps et des moyens. Il faudrait proposer des interviews avec des expert·es et des associations, des analyses de rapports officiels et de chiffres… Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est indispensable.
À défaut d’approche structurelle, comment les rédactions choisissent-elles les affaires de violences sexuelles qu’elles vont traiter ?
LÉNAÏG BREDOUX Il faut d’abord accepter qu’il y a une part d’arbitraire : on enquête souvent sur ce qui nous « tombe dessus », ce qu’on découvre par hasard, au gré des rencontres ou des documents et témoignages qui nous sont envoyés. On doit aussi évaluer la solidité, le sérieux d’une enquête, selon les critères juridiques définis par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881
À Mediapart, on cherche à montrer les dimensions systémiques des violences, les complicités, les silences institutionnels. Il n’y a pas de règle figée sur un nombre de témoignages de victimes minimal pour publier un article : une seule voix peut suffire si la démarche est rigoureuse. On peut aussi bien publier une enquête sur PPDA [Patrick Poivre d’Arvor] qui repose sur des dizaines de récits, que sur l’affaire Adèle Haenel, menée par Marine Turchi à partir d’un témoignage.
LAURE BEAULIEU Dans la majorité des rédactions, un·e journaliste qui essaie de proposer une enquête se heurte tout de même à des critères implicites : le nombre de plaintes, la célébrité de la victime ou de l’agresseur, ou encore la façon dont on va pouvoir mettre en scène l’information, par exemple en l’illustrant par des photos, ce qui n’est pas possible quand les victimes veulent garder l’anonymat. Par ailleurs, l’affaire Adèle Haenel est exceptionnelle : c’est extrêmement rare d’être face à une victime qui bénéficie de davantage de ressources symboliques et économiques que la personne qu’elle accuse – ici, le réalisateur Christophe Ruggia. Par ailleurs, cette affaire a marqué une évolution des normes journalistiques, déjà en cours chez Mediapart, mais qui s’est généralisée ensuite : le fait qu’on puisse médiatiser des accusations avant qu’il y ait plainte – car en l’occurrence, c’est après la publication de l’article que le parquet s’est auto-saisi du dossier.
EMMANUELLE DANCOURT À MeTooMedia, en plus de la question du dépôt de plainte et du nombre de victimes, on a pu entendre « Il n’y a pas assez de viols » dans une affaire que les victimes voulaient porter devant les médias. Des sujets comme les violences psychologiques ou conjugales sont aussi trop souvent ignorés – si Mediapart ne s’était pas emparé de l’affaire Plaza en 2023
« Les questions de notoriété de la victime ou de l’agresseur me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants. »
Emmanuelle Dancourt, présidente de MeTooMedia
LÉNAÏG BREDOUX La notoriété est importante uniquement pour les enquêtes nominatives, car elle révèle l’ampleur des complicités. Mais il est essentiel de faire aussi des enquêtes sur des personnes non connues, car c’est ainsi qu’on dévoile les logiques systémiques. L’affaire Plaza est, pour moi, emblématique de ce que Mediapart fait aujourd’hui, mais qui n’aurait pas pu se faire il y a quelques années : les victimes sont des inconnues, en situation de précarité, et subissant des violences conjugales – des profils qui, avant, n’auraient jamais eu accès à la médiatisation, et des faits qu’on n’aurait pas réussi à détecter.
Reste que la presse ne peut pas tout couvrir, car on fait face à une masse énorme de signalements, et on ne peut pas lui demander de réparer tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. On fait des choix, ce n’est pas une fuite devant nos responsabilités, mais une nécessité dictée par nos limites.
LAURE BEAULIEU Tout cela soulève une interrogation : dans quelle mesure ne doit-on pas créer d’autres espaces pour parler de ces questions-là en dehors de l’espace médiatique ?
« On ne peut pas demander à la presse de faire tout ce que la justice ou les institutions ne font pas. »
Lénaïg Bredoux, codirectrice éditoriale de Mediapart
On a évoqué le statut social des femmes qui ont accusé Stéphane Plaza. Il diffère d’une victime à l’autre, en fonction de leurs ressources économiques ou culturelles, ou de leur racisation par exemple. Comment faire pour ne pas documenter seulement le #MeToo des plus privilégié·es ?
EMMANUELLE DANCOURT C’est précisément pour cela qu’on a fondé MeTooMedia : nous, journalistes, avons un réseau et une parole qu’on écoute. Il était de notre devoir d’ouvrir un espace pour toutes les autres victimes. Je me souviens du moment où j’ai eu cette prise de conscience : « Si moi, avec mes privilèges, je galère à faire entendre ma voix contre PPDA, alors qu’en est-il pour les autres ? »
LAURE BEAULIEU Les médias restent influencés par des grilles de lecture classiques : classe sociale, race, capital culturel… Lorsqu’une victime ne coche pas les bonnes cases – qu’elle n’est pas une femme blanche appartenant à une classe privilégiée –, les rédactions hésitent à médiatiser. Et inversement, quand un auteur est non blanc ou issu de classe populaire, le récit médiatique peut tomber dans des biais racistes ou classistes. Pour sortir de cette situation, la bonne volonté des journalistes ne suffit pas : on doit interroger les structures, les cadres de production de l’information, notamment le continuum des violences à l’extérieur des rédactions comme à l’intérieur. Il faut aussi avoir en tête que ces rédactions cherchent à produire de l’information de manière efficace. Tant que les médias chercheront des histoires faciles à mettre en scène, les récits complexes, nuancés, resteront à la marge.
LÉNAÏG BREDOUX Je n’ai pas de réponse simple à cette question, car c’est très difficile de déconstruire les biais journalistiques et les effets de domination structurels. Mais je crois que c’est par la diversité des terrains et des membres des rédactions qu’on peut contrebalancer un peu ces inégalités. Des journalistes ont mené pour Mediapart des enquêtes sur des youtubeurs, sur des imams connus sur les réseaux sociaux ou encore dans le stand-up : c’est dans ces milieux que les choses se jouent aussi. Mais c’est compliqué, car il faut éviter de renforcer des stigmatisations existantes, notamment envers les personnes issues de milieux populaires ou les hommes racisés. Les victimes, dans ces contextes, vivent un conflit de loyauté : elles ont peur de renforcer les discours racistes ou islamophobes portés par l’extrême droite. Ce contexte politique pèse énormément sur notre travail d’enquête et de publication, on ne peut pas l’ignorer.
LAURE BEAULIEU Je note tout de même qu’en faisant des enquêtes sur tous les secteurs, on trouve des spécificités, mais globalement, on dégage chaque fois les mêmes mécanismes de violence. Ce qui manque cruellement dans les médias, c’est l’analyse de ce qui crée ces mécanismes.
Une réaction classique des accusés est de contre-attaquer, en menaçant de porter plainte pour diffamation. Est-ce que ce risque décourage les journalistes ?
LAURE BEAULIEU Il faut d’abord noter que c’est une menace qui existe dans toutes les enquêtes, mais qui est spécifiquement brandie lorsqu’on parle de violences sexuelles. Quel·le rédacteur·ice en chef se dit : « On n’enquête pas sur un scandale de corruption à cause de la diffamation ? » Le dépôt de plainte pour diffamation relève de la procédure-bâillon : en menaçant de saisir la justice, on cherche à intimider la personne qui porte des accusations ou le ou la journaliste qui a enquêté. Mais les directeur·ices de rédaction brandissent aussi cette menace comme argument face à des journalistes pour leur demander toujours plus de preuves, voire pour justifier la non-publication d’une enquête. Pourtant, dans le fond, ce qui les inquiète vraiment, c’est la réputation du média. Dans le milieu journalistique, on s’est longtemps référé à l’enquête sur Nicolas Hulot publiée en 2018 par le magazine Ebdo
Aujourd’hui, on assiste aussi à des attaques virulentes. Des mouvements masculinistes très puissants, par exemple, cherchent à polariser le débat, et se livrent à du harcèlement en ligne, aussi bien à l’égard des victimes que des journalistes. Les pigistes
LÉNAÏG BREDOUX Faire partie d’un collectif, comme c’est le cas à Mediapart, change tout : on fait face ensemble. On est aussi protégé·es par des avocat·es et on sait à quoi s’attendre. Ça ne veut pas dire que c’est facile. J’ai déjà été prise à partie par des avocat·es très virulent·es lors de procès qui ont eu lieu à la suite d’enquêtes que j’avais menées, et ce n’est jamais agréable. Je n’en tire ni gloire ni plaisir.
Les journalistes qui traitent des violences sexistes et sexuelles sont aussi exposé·es à des récits très durs. Comment limiter cet impact psychologique ?
EMMANUELLE DANCOURT On parle ici du traumatisme vicariant, ce choc qu’on vit en écoutant des récits très violents, même si on n’est pas victime directement
LAURE BEAULIEU Le traumatisme vicariant reste trop méconnu en France. Tout comme le risque de stress post-traumatique, dont on ne parle que depuis cinq ans environ, mais qui existe aussi dans le cadre de ces enquêtes. Quant à la supervision psychologique, elle est récente dans le journalisme et trop peu répandue. Ça ne fait pas partie de la culture du métier. Pourtant, il est essentiel de faire appel à des psychologues, spécialistes du psychotrauma de surcroît, pour accompagner ces situations.
Ce qui aide aussi, c’est le débriefing à chaud ou encore, les réunions en présentiel, avec du contact physique. Il faut également déléguer les retranscriptions d’entretiens, car les réécouter dix fois fait courir un risque énorme de traumatisme. Enfin, il importe de pouvoir couvrir aussi d’autres types de sujets, moins lourds à évoquer. Rappelons-le : ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles. Beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques quelques années après que #MeToo a éclaté.
LÉNAÏG BREDOUX Le collectif joue, là encore, un rôle essentiel : on peut enquêter à plusieurs, partager ses doutes et ses difficultés. Ça protège. Depuis 2021, l’ensemble des journalistes qui travaillent régulièrement avec la rédaction de Mediapart ont aussi accès à une psychologue spécialisée, qui peut être consultée pour le traitement des sujets difficiles. Au-delà de notre média, pour tous les pigistes, il existe un dispositif créé par le groupe Audiens [le régime de prévoyance et santé du secteur des médias] permettant de financer une aide psychologique, y compris pour des enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles, mais il est peu connu. Quand on écrit ce genre d’articles, ce qui est dur, ce n’est pas seulement d’écouter les récits, c’est aussi la mécanique de l’enquête – demander des preuves aux victimes, insister pour obtenir les informations exactes tout en ménageant la personne… Il faut que les rédactions reconnaissent que c’est normal d’être affecté·e et respectent leur obligation légale de protéger leurs salarié·es. Enfin, il faut accepter de lever le pied quand c’est trop. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une nécessité.
« Ce sont surtout des journalistes femmes qui portent le travail émotionnel lié au traitement des violences sexuelles, car beaucoup de leurs homologues masculins ont déserté ces thématiques depuis #MeToo. »
Laure Beaulieu, docteure en sciences de l’information et de la communication
Comment éviter que les journalistes, à leur tour, ne maltraitent les personnes témoignant de violences sexuelles, ou les associations qui se chargent de les défendre ?
EMMANUELLE DANCOURT Je suis journaliste et pourtant, en tant que victime dans l’affaire PPDA, j’ai été choquée de voir à quel point des confrères et consœurs pouvaient mal s’y prendre. On reçoit des appels inopinés, des demandes d’entretien brut, sans préparation… À titre personnel, j’ai été contactée pour donner un témoignage sur PPDA, alors que j’étais dans un centre commercial, à faire mes courses avec un de mes enfants ! Autre histoire, une victime a appelé l’association en pleurs car elle avait été interviewée pendant trois heures pour un reportage télé, et, à la fin, les journalistes n’ont gardé que trente secondes de son récit. Ces maladresses viennent souvent de personnes bien intentionnées, mais non formées. MeTooMedia a lancé une formation pour les journalistes, car leur méconnaissance provoque une violence réelle. En parallèle, l’association fait du media-training pour armer les victimes, leur expliquer les règles, les préparer à parler. C’est vital pour qu’elles ne soient pas broyées par la médiatisation. Je les oriente aussi vers des journalistes que je connais et en qui j’ai confiance, car j’ai appris à mes dépens combien c’est nécessaire. Je remonte d’ailleurs quelques bretelles quand il le faut.
LÉNAÏG BREDOUX Pour éviter la revictimisation
LAURE BEAULIEU Les journalistes devraient permettre aux victimes de se rétracter jusqu’au bout, ce qui n’est pas toujours le cas. Les bonnes pratiques journalistiques sur les violences sexuelles sont récentes et encore fragiles ; les appliquer demande un énorme travail, qu’une rédaction classique n’a souvent pas les moyens d’assurer.
Il faut aussi que les journalistes apprennent que quand une victime se trompe sur des détails, comme la météo le jour d’une agression ou une date, ce n’est pas parce qu’elle ment, mais à cause du choc traumatique
EMMANUELLE DANCOURT En tant que victime et journaliste, je parle de pair·e à pair·e : ce métier ne m’impressionne pas. Mais l’idée de MeTooMedia, c’était aussi, en sortant de l’affaire PPDA, de pouvoir accompagner des victimes qui n’ont pas cette même capacité à fixer des limites. Or je vois au quotidien à quel point il est difficile pour notre association d’être ne serait-ce que citée dans les médias, alors qu’on fournit souvent des informations clés, voire des affaires entières. Les journalistes ne mesurent pas toujours à quel point cette reconnaissance enotorst vitale : c’est ce qui permet aux victimes de nous trouver et à l’association de recruter des bénévoles. Et puis il s’agit tout simplement de la reconnaissance de notre travail, un travail fait majoritairement par des femmes, qui est gratuit et invisibilisé alors qu’il est essentiel. •
28.07.2025 à 17:40
Coline Clavaud-Mégevand
L’encyclopédie en ligne Wikipédia, cinquième site web le plus visité du monde, serait-elle une agente du chaos déguisée en innocente bibliothécaire ?
L’affaire commence fin 2023, selon un schéma « classique de Wikipédia », souligne Marie-Noëlle Doutreix, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière-Lyon-II et autrice de Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne (Presses Sorbonne Nouvelle, 2020) : « Une personnalité fait savoir qu’elle n’apprécie pas ce qui figure dans “sa” biographie, estimant être plus à même de l’écrire qu’un·e contributeur·ice anonyme
En décembre 2024, Elon Musk demande aux internautes d’« arrêter de faire des dons » au site qu’il surnomme « Wokipedia », dont c’est l’unique source de financement. En janvier 2025, alors que sa fiche Wikipédia mentionne désormais qu’il a effectué un geste « vu comme un salut nazi ou romain par certain·es » lors de l’investiture de Donald Trump, il tweete : « Puisque la propagande des médias traditionnels est considérée comme une source “valide”, Wikipédia devient simplement et naturellement une extension de leur propagande ! » Plus qu’une histoire d’ego, cette affaire, qui relève d’une guerre entre deux visions de l’information, se joue à l’échelle mondiale.
En France, le 10 février 2025, une nouvelle section est ajoutée à la page Wikipédia consacrée à l’hebdomadaire Le Point. Elle indique que le titre, possession du milliardaire François Pinault, « ouvre ses colonnes à un certain nombre d’éditorialistes sulfureux, proches de la mouvance complotiste ». L’auteur de ces lignes, un certain FredD, contributeur de l’encyclopédie depuis dix-huit ans, mentionne ses sources, conformément aux règles de Wikipédia
En 2013, la branche francophone de l’encyclopédie avait déjà subi des pressions du renseignement intérieur français pour faire retirer des informations prétendument classées secret-défense sur la station de télécommunication militaire de Pierre-sur-Haute (Puy-de-Dôme). « Il s’agissait d’une gaffe des services secrets, alors qu’aujourd’hui, ceux qui attaquent Wikipédia savent très bien ce qu’ils font », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France créée en 2005. Quant aux menaces à l’échelle internationale, « elles venaient jusqu’ici d’Arabie saoudite, de Turquie, de Russie ou de Chine. Certainement pas d’une démocratie occidentale comme les États-Unis ». Elles n’étaient pas non plus d’une telle intensité. Aujourd’hui, chaque tentative d’intimidation est relayée par des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, dont certains extrêmement influents. Pour Capucine-Marin Dubroca-Voisin, « le contexte de montée globale de l’extrême droite donne des ailes aux réactionnaires ».
Avant de se rallier à Donald Trump et à l’extrême droite, Elon Musk disait pourtant beaucoup de bien de Wikipédia, tout comme ses confrères et consœurs de la tech. « Les Gafam sont très heureux que le libre
une sous-culture promouvant la liberté de diffuser et de modifier des contenus culturels, artistiques, éducatifs ou scientifiques par le biais d’Internet ou, plus rarement, des médias.
Le revirement du milliardaire de la tech s’explique doublement. Tout d’abord, Wikipédia se révèle impossible à contrôler par une entreprise, aussi puissante soit-elle. Wikimedia Foundation a été pensée comme « un mouvement social », dont l’unique mission est « d’apporter un contenu éducatif gratuit à l’ensemble du monde » – en clair, elle n’est pas à vendre et obéit à une logique non capitaliste et d’intérêt public. Quant aux milliardaires ou leurs amis chefs d’État, ils peuvent, comme n’importe quel citoyen·ne, modifier, corriger ou créer des articles. Mais leurs contributions seront ensuite évaluées et potentiellement amendées, en toute transparence, par une communauté qui regroupe 265 000 personnes dans le monde. « Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus le plus abouti qui existe, résume Capucine-Marin Dubroca-Voisin. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »
Et cette logique de transparence et de vérification va à l’encontre de la tendance actuelle qui voit le risque de fake news s’aggraver sur les plateformes. En janvier 2025 Mark Zuckerberg annonçait la fermeture par le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) de son programme de fact checking aux États-Unis, au prétexte que « les fact-checkers [seraient] trop orientés ». Même tendance sur X, qui a rendu payante la certification des comptes, rendant difficile la distinction entre les sources fiables (médias, ONG, administrations…) et les autres. Quant aux intelligences artificielles génératives, elles assènent des informations avec une confiance digne des meilleur·es expert·es, quand bien même elles sont totalement fausses.
Face à cette offensive réactionnaire, l’encyclopédie est plus que jamais en danger, estime la Wikimedia Foundation. Le risque n’est pas tant qu’elle disparaisse, mais plutôt que la production de contenus ralentisse. Or, cette capacité à sans cesse s’enrichir – qui repose sur le travail de bénévoles – est précisément la garantie de son sérieux et de sa pertinence.
Les campagnes successives de dénigrement empêchent par ailleurs toute critique constructive à l’égard d’une plateforme qui n’est pas des plus progressistes, contrairement à ce que martèlent ses détracteurs et détractrices. Par exemple en 2020, quand la communauté wikipédienne francophone est appelée à voter au sujet de l’adoption de l’écriture inclusive, de « la féminisation rarement usitée des métiers et fonctions » (autrice, peintresse…) ou des « formulations non binaires », ces propositions sont rejetées à une large majorité. « Les articles de Wikipédia sont aussi établis à partir de sources officielles, ajoute Marie-Noëlle Doutreix. Et dans les règles et les recommandations aux contributeur·ices, on les invite à hiérarchiser les points de vue en fonction de leur importance. Wikipédia cherche donc à être proche des discours majoritaires, pas à mettre en avant des points de vue contestataires ou marginaux. »
Quant aux contributeur·ices, ce sont en grande majorité des hommes et des personnes très diplômées, ce qui crée un nombre important de biais et de lacunes. Dissimulée derrière son pseudonyme AfricanadeCuba, une femme se présentant comme africaine-caribéenne et contributrice depuis 2018, confirme : « Le regard qui domine parmi les bénévoles est masculin, blanc, occidental. C’est un problème, car une encyclopédie a pour but de représenter le monde le plus justement possible. » En 2018, la wikipédienne, qui souhaitait « mettre en lumière des personnalités féminines de la diaspora africaine – des activistes, des artistes, des intellectuelles… », a décidé de créer le projet Noircir Wikipédia. Une idée inspirée par l’initiative Les sans pagEs, lancée en 2016 par la wikipédienne Natacha Rault, afin de « combler le fossé et les biais de genre sur Wikipédia ». À l’époque, la version francophone de l’encyclopédie comptait seulement 16,6 % de biographies de femmes, contre presque 20 % en juillet 2024. AfricanadeCuba explique : « Sur le même principe, nous organisons des ateliers itinérants où nous proposons de créer des fiches pour rendre Wikipédia plus inclusive. » Une façon de « décoloniser l’encyclopédie, en donnant à voir d’autres concepts historiques, sociologiques… que ceux présentés comme universels ». Malgré l’ampleur de la tâche et les menaces de l’extrême droite, AfricanadeCuba se dit déterminée : « Si on nous attaque, cela prouve que ce qu’on fait est très important. » Depuis la prise de fonction de Donald Trump en janvier 2025, son administration a effacé des dizaines de milliers de pages web de sites gouvernementaux consacrées aux questions d’écologie et de santé, mais aussi de photos de femmes et de personnes afro-descendantes travaillant dans l’armée.
« Quand il s’agit de rapporter des faits, nous avons le processus de vérification le plus abouti qui existe. C’est infâme, aux yeux de l’extrême droite. »
Capucine-Marin Dubroca-Voisin, l’ex-présidente de l’association Wikimédia France
À l’inverse, les fake news influencent comme jamais la vie des démocraties. En 2022, quatorze expert·es remettaient à Emmanuel Macron un rapport
28.07.2025 à 17:26
Marie Barbier
Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney Amiel
Ce procès était l’un des premiers à être raconté en direct sur Twitter et suivi par des milliers de personnes, et je me souviens des interrogations qui nous animaient : que retranscrire sans porter atteinte à la dignité de ces femmes ? Sans sensationnalisme ? Euphémiser les faits revenait-il à les dépolitiser ? Comment documenter la singularité de chaque violence sexuelle tout en pointant un système global ? Alors que je relatais un viol digital dans un tweet, une consœur avait reposté mon message en décrivant en commentaire les faits beaucoup plus crûment.
Sans doute pensait-elle que ces précisions étaient nécessaires pour dire le viol dans sa plus grande cruauté. Nous sentions alors, dans cette cour d’assises de Versailles, les frémissements de ce que serait le mouvement social de libération de la parole et de l’écoute quelques mois plus tard. Ces interrogations journalistiques sur les mots n’ont pas cessé depuis. La justice est certes publique et rendue au nom des citoyen·nes, mais la médiatisation des violences sexuelles – surtout quand elle est immédiate – interroge la déontologie et la pratique journalistiques.
« Le viol est politique, mais la victime peut vouloir conserver des éléments privés, rappelle ainsi Valérie Rey-Robert, autrice de Dix questions sur la culture du viol (Libertalia, 2025). Samantha Geimer le résume bien lorsqu’elle dit qu’elle sera toute sa vie “the girl” qui a été sodomisée par [Roman] Polanski
La doctorante en science politique Claire Ruffio travaille sur la médiatisation du viol en France par la presse écrite entre 1980 et 2020. « Jusqu’au début des années 2010, il y a assez peu d’évolutions, détaille-t-elle. Avant 2011, le mot “viol” n’apparaît que dans 22 % des articles qui traitent pourtant de ce type d’affaires. C’est près d’un article sur cinq qui préfère utiliser les termes “agression”, ou “agression sexuelle”, alors qu’il s’agit d’une autre qualification juridique. »
En 2011, la chercheuse note un « premier moment de rupture » avec la médiatisation de deux affaires « impliquant des hommes politiques de premier ordre ». En mai 2011, Dominique Strauss Kahn – pressenti pour gagner l’élection présidentielle française – est accusé de viol par Nafissatou Diallo, femme de chambre du Sofitel de New York. Le même mois, Georges Tron, secrétaire d’État, démissionne du gouvernement Fillon à la suite d’accusations d’agressions sexuelles
Le deuxième moment de rupture est, sans surprise, le MeToo d’octobre 2017. « Des expressions comme “violences sexistes et sexuelles” émergent, voire, même si ça reste très rare, “violences masculines”, poursuit la chercheuse. Cela démontre un autre niveau d’analyse. D’un seul coup, 80 % des articles soulignent la dimension systémique des violences sexuelles. » Les journalistes qui suivent alors ces sujets – des femmes dans leur immense majorité – imposent un vocabulaire issu de la sociologie, repris par les mouvements militants, comme « domination masculine », « féminicides », « pédocriminalité » (utilisé par Mediapart au moment des dénonciations d’Adèle Haenel et qui s’est démocratisé dans les médias à une vitesse phénoménale). « Aujourd’hui, quand un média utilise des tournures qui ne conviennent pas, il est immédiatement dénoncé en ligne et modifie son contenu dans les heures qui viennent, parfois avec un article d’excuses. »
Est-ce à dire que tout est gagné ? Loin de là pour Valérie Rey-Robert, qui voit dans les derniers procès de Mazan et Le Scouarnec des exemples de dérives journalistiques importantes. « Il y a eu des articles beaucoup trop explicites, se souvient l’autrice féministe. Une surenchère pour nous montrer combien ces êtres sont monstrueux. Certain·es journalistes nous ont raconté que Le Scouarnec adorait pénétrer des poupées. Autrement dit, les sexualités pas normées produiraient ce genre d’individus qui violent en masse des gamins… Il ne faut pas confondre ce qui est dégueulasse et ce qui est illégal. »
« On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître les détails »
Valérie Rey-Robert, autrice féministe
Comment ne pas tomber dans le sensationnalisme lorsque les affaires médiatisées sont de plus en plus violentes ? « Oui il faut informer, mais je ne suis pas dépositaire de cette violence », souligne la journaliste et dessinatrice Marion Dubreuil, qui a suivi pour RMC le procès des violeurs de Mazan de septembre à décembre 2024 (lire La Déferlante n° 17, février 2025). « Mes chef·fes m’ont souvent fait remarquer que j’utilisais des mots crus, comme “sodomie”, “fellation”, “pénétration anale” ou “vaginale”. Je m’exprime dans une matinale, donc j’entends que des enfants peuvent potentiellement m’entendre. J’ai mûri là-dessus : j’ai davantage envie d’être entendue par le plus grand nombre. Je garde le combat du mot juste, mais je vais choisir un élément plutôt que plusieurs, éviter l’accumulation qui fait barrage à la compréhension. Je me suis aussi rendu compte que je pouvais participer à la victimisation secondaire
Pour Valérie Rey-Robert, de nombreux articles tombent encore « dans un voyeurisme sordide et contre-productif » : « D’un point de vue politique et militant, je pense que ça n’est pas intéressant de détailler les violences. On n’a pas besoin de savoir qu’une gamine de 12 ans a été violée par son père avec un bâton, ça n’a pas de valeur éducative. On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître le détail. Ça nous empêche de réfléchir sereinement : ça donne juste envie de foutre les violeurs en taule à vie. »
Aujourd’hui, rappelle Claire Ruffio, à l’initiative d’associations de journalistes comme Prenons la Une, des chartes ont été imposées dans plusieurs rédactions pour décrire au mieux les faits de violences sexuelles : préférer, par exemple, les termes juridiques consacrés ou éviter les métaphores. « Plusieurs journalistes, féministes ou sensibilisées, se sont aussi fixé une règle informelle, détaille la chercheuse. Ne donner de détails sur les faits que s’ils permettent de démontrer la préméditation et/ou l’absence de consentement libre et éclairé de la victime. » Des outils concrets pour aider à mieux penser ces questions lexicales, qui sont au cœur du combat féministe contre les violences sexuelles. •