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21.11.2024 à 17:39

« Avec le procès de Mazan, on se rend compte que des époux agressent »

Sarah Boucault

Depuis le 2 septembre 2024, Dominique Pelicot et 50 autres hommes, accusés de viols aggravés sur Gisèle Pelicot, comparaissent devant la cour criminelle du Vaucluse. La soumission chimique exercée sur Gisèle Pelicot et la levée du huis clos – qu’elle a elle-même demandée – donnent à ce procès un écho médiatique, social et politique d’une ampleur inédite. Les débats […]
Texte intégral (1506 mots)

Depuis le 2 septembre 2024, Dominique Pelicot et 50 autres hommes, accusés de viols aggravés sur Gisèle Pelicot, comparaissent devant la cour criminelle du Vaucluse. La soumission chimique exercée sur Gisèle Pelicot et la levée du huis clos – qu’elle a elle-même demandée – donnent à ce procès un écho médiatique, social et politique d’une ampleur inédite.

Les débats qui ont animé les audiences rappellent à quel point les violences sexistes et sexuelles, notamment au sein du couple, sont encore largement méconnues et invisibilisées, et ont mis en lumière la question de l’impunité des agresseurs. Maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Strasbourg, Alice Debauche travaille sur les violences sexuelles depuis plus de vingt ans – elle a soutenu une thèse sur le viol en 2011 et a contribué à l’enquête Violences et rapports de genre (Virage) de l’Institut national d’études démographiques réalisée en 2015.

Avant de parler de la loi, peut-on donner une définition sociologique du viol ?

La question du viol et des violences sexuelles s’inscrit dans des rapports de domination des hommes sur les femmes. À la fin des années 1970, la sociologue britannique Jalna Hanmer montre que les violences contre les femmes constituent des instruments de contrôle social.

D’abord en tant qu’acte effectif, avec les représentations stéréotypées, comme les viols commis sur des lesbiennes « pour les remettre dans le droit chemin » ou les viols commis sur des femmes alcoolisées ou la nuit. Mais également au-delà des actes, en tant que menace permanente qui pèse sur les femmes. La très grande majorité des jeunes femmes, voire la totalité, entendent un jour leur mère, leur père, leur entourage leur expliquer qu’il ne faut pas qu’elles fassent ci ou ça parce que c’est dangereux. Du point de vue de l’organisation de la société, l’existence du viol et des violences sexuelles sert à contrôler ce que peuvent faire ou non les femmes.

 

Quelles sont les lois marquantes sur le viol ?

La loi de 1980 est intéressante comme début de période d’observation. Elle entérine un changement de perspective juridique et sociale sur la question des violences sexuelles. Jusque-là, le Code pénal ne donnait pas de définition du viol, et on s’appuyait sur une jurisprudence très vague du début du XXe siècle, qui disait que le viol est un « coït illicite avec une femme qu’on sait ne point consentir ».

À l’époque, on se préoccupait davantage de la morale et du risque de grossesse illégitime que de l’atteinte à la victime. En 1980, la nouvelle loi va donner les conditions de l’absence de consentement : le viol devient un acte de pénétration sexuelle sur la personne d’autrui, commis par violence, contrainte ou surprise – plus tard [en 1994] sera ajoutée la menace. Cette loi intègre aussi la possibilité que les hommes soient victimes, et envisage le viol au sein du couple. En 1992, le Code pénal est remodelé et les lois sur le viol et les violences sexuelles sont transférées du chapitre des atteintes aux mœurs à celui des atteintes aux personnes : cela permet la reconnaissance des victimes. Autres mesures phares : en 1989, les délais de prescription sont allongés à dix ans après la majorité quand la victime est mineure au moment des faits, notamment en raison de l’incapacité des enfants à porter plainte. En 2002, le délai de prescription passe à vingt ans après la majorité, et, en 2018, à trente ans. Enfin, la loi de 2021 introduit la notion d’âge au consentement et ajoute à la liste des actes considérés comme un viol l’acte bucco-génital sur autrui.

 

Pensez-vous que le procès de Mazan soit un tournant dans la prise de conscience des violences sexistes et sexuelles ?

Cela fait plus de vingt ans que je travaille sur la question, et, de manière récurrente, il est question de « libération de la parole », de « prise de conscience » ou de « transformation du regard ». En 2017, aux débuts de #MeToo, dans les nombreux débats publics et médiatiques, il était dit que rien ne serait plus jamais comme avant. D’un point de vue sociologique, on regarde les effets produits sur le long terme : cela fait toujours couler énormément d’encre, et les choses avancent vraisemblablement, mais pas forcément de manière très sensible sur la prise en charge par les pouvoirs publics et la législation.

Cela dit, le procès de Mazan est intéressant, car il met la lumière sur ce qui peut se passer au sein du couple. Au début des années 2000, la publication de l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) a entraîné un début de prise de conscience autour des violences au sein du couple, mais l’accent était davantage mis sur les violences psychologiques (harcèlement, contrôle, dénigrement) que sur les violences sexuelles. #MeToo puis #MeTooInceste, en 2021, ont assez peu parlé du couple.

 


« L’existence du viol sert à contrôler ce que peuvent faire ou non les femmes. »


 

Avec le procès de Mazan, on se rend compte que des époux agressent, et qu’une femme relativement âgée, mariée, qu’on ne se représente pas comme la victime type, peut subir des viols. C’était d’ailleurs l’un des éléments déjà mis en évidence dans l’enquête Virage de 2015 : les violences sexuelles auxquelles les femmes de plus de 25 ans sont le plus exposées se déroulent au sein de leur couple.

Quand on analyse les crimes jugés à ce procès, on se rend compte qu’on est face à des actes extraordinaires, sulfureux, qui soustraient ces situations à l’ordinaire de la vie conjugale. Mais cela oblige aussi à se représenter le fait que les violeurs ne sont pas nécessairement identifiables comme tels, qu’ils peuvent faire partie de notre quotidien, qu’on peut les connaître. La diversité des âges et des statuts sociaux permet de se rendre compte que ce sont des personnes parfaitement banales par ailleurs.

 

À l’instar du procès d’Aix en 1978, qui aboutit à l’adoption de la loi de 1980, pensez-vous que le procès de Mazan peut faire changer la loi ?

De nombreuses associations féministes revendiquent l’inscription de la notion de consentement dans la loi. C’est intéressant puisque l’apport de la loi de 1980 était justement de retirer la notion de consentement du Code pénal en définissant plutôt les conditions de l’absence de consentement. Au-delà de la demande de définition juridique du viol, inscrire le consentement dans la loi est une manière de sortir de cette représentation de la sexualité où les hommes expriment leur désir et où les femmes le subissent plus ou moins. Dans les années 1970, un slogan disait « Non c’est non ». Ici, on pourrait reformuler cette revendication ainsi : « Nous voulons pouvoir dire oui pour manifester notre désir, sur le moment présent, de nous engager dans une relation sexuelle. » Selon moi, il s’agit d’une revendication davantage sociale que juridique : ce n’est pas tant un point technique sur lequel les juristes et les législateurs vont réfléchir et travailler qu’une question de regard sur la société, sur l’état des rapports en matière de sexualité entre femmes et hommes.

Par Sarah Boucault

Journaliste indépendante, elle s’intéresse aux sujets sur la fin de vie et travaille également sur les violences sexuelles.
Voir tous ses articles.

14.11.2024 à 17:45

On aime, on partage : la newsletter de recommandations de la Déferlante

La Déferlante

🚨 À la Une Deux journées de réflexion contre les violences de genre Sam 29 — Dim 30 Nov 2024 Palais de la musique et des congrès, Strasbourg La Déferlante est partenaire des Assises européennes de lutte contre les violences faites aux femmes qui se dérouleront les vendredi 29 et samedi 30 novembre au Palais […]
Texte intégral (2150 mots)

🚨 À la Une

Deux journées de réflexion contre les violences de genre

Sam 29 — Dim 30 Nov 2024

Palais de la musique et des congrès, Strasbourg

La Déferlante est partenaire des Assises européennes de lutte contre les violences faites aux femmes qui se dérouleront les vendredi 29 et samedi 30 novembre au Palais de la musique et des congrès à Strasbourg.

Parmi la cinquantaine d’intervenant·es présent·es retrouvez les membres de l’équipe de La Déferlante : Marion Pillas (cofondatrice et corédactrice en chef), Sarah Benichou (journaliste, membre du comité éditorial), Marie Kirschen (journaliste) et Maud Royer (autrice et militante). Nous tiendrons également un stand où vous pourrez retrouver toutes nos revues, nos livres et nos goodies.

🎟️ → Informations et inscriptions

📰 Revue de presse

Dépression maternelle

Avoir voulu mourir d’avoir donné la vie : c’est ce qui réunit les patientes de l’unité parents-bébés hébergée par l’hôpital Bichat (Paris) auxquelles la journaliste Lorraine de Foucher, consacre un reportage particulièrement émouvant. En France, le suicide maternel est la première cause de mortalité en couches, devant les complications liées à l’accouchement lui-même.

👩🏼‍🍼 → Lire l’article sur le site du Monde

Disparu·es en mer

Le média associatif Calais La Sociale relaie le récit rare d’un naufrage en mer par un exilé syrien qui a échoué à rejoindre l’Angleterre. Le 23 octobre dernier, dans la Manche, trois personnes sont mortes et treize ont été portées disparues. « On ne sait plus rien d’eux, déplore le jeune homme. On les a perdus en mer. »

🚣🏾‍♂️ → Retrouvez le témoignage sur le site de Calais La Sociale


Justice post-mortem

Sophie Boutboul (journaliste indépendante, collaboratrice régulière de La Déferlante) revient sur les récentes affaires de violences sexuelles mettant en cause des hommes aujourd’hui décédés. Elle interroge associations, juristes et militantes sur l’importance de rouvrir ces dossiers et de prendre en compte les témoignages des victimes.

⚖️ → À lire sur le site de Mediapart


 

📗On lit

BD : La Belle de Mai

Décembre 1886, à la manufacture des tabacs de Marseille, des dizaines de femmes, pour la plupart des immigrées italiennes, s’échinent dans le froid pour un salaire de misère sous l’œil d’un petit chef tyrannique. Chaque matin, leur haleine est contrôlée pour voir si elles n’ont pas bu d’alcool. Le soir, elles sont systématiquement fouillées, ce qui donne autant d’occasions aux contremaîtres de les agresser sexuellement. Un jour, l’une d’entre elles est mise à pied pour quelques miettes de tabac retrouvées dans une de ses poches. Avec deux autres cigarettières, elles décident de faire grève « comme les hommes », même si elles « ne savent pas faire », n’étant pas syndiquées.

Très documentée et servie par un scénario enlevé signé Mathilde Ramadier, cette bande dessinée offre une plongée dans le XIXe siècle ouvrier et détaille comment ces femmes ont réussi à faire reconnaître leurs revendications. Sous le trait noir magnifique d’Élodie Durand, rehaussé de quelques de touches de bleu roi, on suit avec délice l’émancipation de ces pionnières, qui, comme le résume la lanceuse de grève, ont « emmerdé tout le monde » : l’État, la société, les hommes et même le monde syndical.

📚 → La Belle de Mai. Fabrique de révolutions de Mathilde Ramadier et Élodie Durand, Futuropolis, 2024. 144 pages, 22 euros.


 

💪On soutient

Des mineur·es non accompagné·es à la rue

À Lille, Paris, Tours et Rennes, plusieurs centaines de mineur·es exilé·es non accompagné·es – dont un nombre croissant de jeunes filles – vivent à la rue. Des citoyen·nes solidaires, qui leur portent secours au quotidien, se sont constitué·es en collectif pour interpeller le ministre des Solidarités Paul Christophe. Une campagne – relayée par plusieurs ONG, associations, dont Utopia 56, mais également par la marque Ben & Jerry’s, demande à ce que la situation de ces jeunes sans protection ni solution de logement soit examinée dans l’urgence.

💜 → Pour relayer leur action et interpeller le ministre


 

📍On y sera

🗨️ Festival de la bande dessinée de Colomiers

Ven 15 — Dim 17 Nov 2024

Festival BD de Colomiers (Haute-Garonne)

Léa Djeziri, l’illustratrice de l’album jeunesse Iddù (La Déferlante Éditions, 2024) dédicacera son travail sur le stand de la librairie La Préface à l’occasion du festival de BD de Colomiers. Vous la retrouverez le vendredi 15 novembre de 15 h à 17 h, et le samedi et le dimanche de 14 h à 16 h. 

🏀 Genre et sport à Marseille

Sam 16 Nov 2024

Frac sud, Marseille

À 17 h, Mathilde Blézat, journaliste et éditrice à La Déferlante, animera une table ronde sur les représentations genrées dans le sport réunissant l’artiste Maryline Terrier et Raphaël Szymanski, chargé d’inclusion à la fédération de Badminton, le commissaire d’exposition Jean-Marc Huitorel, ainsi que Chris, membre du Marseille Roller Derby Club.

🎫 → Infos et réservations
📺 → Suivre la rencontre sur notre chaîne Youtube

🍑 Une table ronde sur le désir à Genève

Ven 22 Nov 2024

Festival Les Créatives, Genève (Suisse)

Anne-Laure Pineau, journaliste et membre du comité éditorial de La Déferlante, animera à Genève une rencontre sur le thème du désir qui réunira les autrices Axelle Jah Njiké, Wendy Delorme et Élodie Font, autrice de À nos désirs (La Déferlante Éditions, 2024).

🎫 → Informations et inscriptions sur le site du festival

⚥ Discuter des stéréotypes de genre à Gap

Mar 26 Nov 2024

Théâtre La Passerelle, Gap (Hautes-Alpes)

Lucie Geffroy, corédactrice en chef de La Déferlante et Léa Djeziri, illustratrice de l’album Iddù, participeront, mardi 26 novembre à partir de 18 h 30, à une table ronde sur les stéréotypes de genre dans les productions culturelles. Seront également présentes Océane Pérona, sociologue, Raphaëlle Rousseau, comédienne et metteuse en scène et Clément Thirion, comédien, metteur en scène et chorégraphe.

📱 → Informations pratiques disponibles sur le site du théâtre La Passerelle

📖 Salon du livre jeunesse de Montreuil

Sam 30 Nov 2024

Salon du livre et de la presse jeunesse, Montreuil (Seine-Saint-Denis)

Samedi 30 novembre, de 11 h à 13 h, Camille Bouvot-Duval et Léa Djeziri dédicaceront leur livre Iddù, sur le stand de la librairie Archipel BD.

📚 → Infos pratiques sur le site du salon

📖 Iddù aux Puces de l’illu

Sam 30 Nov et Dim 1er Dec 2024

Campus Fonderie de l’image, Bagnolet (Seine-Saint-Denis)

La Déferlante tiendra un stand tout le week-end aux Puces de l’illu, sur lequel Camille Bouvot-Duval et Léa Djeziri dédicaceront leur album jeunesse Iddù.

🖼️ → Infos pratiques sur le site du campus Fonderie de l’image


 

📙En librairie

📍La Régulière

Jeu 21 Nov 2024

Paris 18e

L’illustratrice Léa Djeziri sera présente pour le vernissage des dessins originaux de l’album Iddù. Elle sera accompagnée de l’autrice Camille Bouvot-Duval pour une séance de dédicaces.

📍Violette & Co

Sam 23 Nov 2024

Paris 11e

Enfants et parents sont attendus entre 16 h 30 et 18 h 30 pour un « goûter / boum » autour de la sortie d’Iddù, en présence de Camille Bouvot-Duval.

📍 Petite Égypte

Mer 27 Nov 2024

Paris 2e

Emmanuelle Josse, corédactrice en chef de La Déferlante, présentera le nouveau numéro « S’habiller » aux lectrices et lecteurs à partir de 19 h. À ses côtés, les journalistes Christelle Murhula et Estelle Ndjandjo parleront de leur enquête sur les violences sexuelles contre les femmes racisées dans le milieu de la culture.

08.11.2024 à 11:11

Donald Trump ou le triomphe des hommes blancs

Anne-Laure Pineau

En début de semaine, le camp trumpiste a non seulement remporté la Maison Blanche mais également le Sénat et probablement la Chambre des représentants. Ces victoires, ajoutées à la mainmise des républicains sur la Cour suprême, laisse le champ libre à Donald Trump pour mettre en place son projet 2025, qui est un programme d’extrême […]
Texte intégral (1591 mots)

En début de semaine, le camp trumpiste a non seulement remporté la Maison Blanche mais également le Sénat et probablement la Chambre des représentants.

Ces victoires, ajoutées à la mainmise des républicains sur la Cour suprême, laisse le champ libre à Donald Trump pour mettre en place son projet 2025, qui est un programme d’extrême droite : défense des frontières, retour à un modèle de famille traditionnel, démantèlement de l’État. Son élection met en danger la vie et les droits des personnes racisées – en particulier les personnes immigrées entrées illégalement sur le territoire, mais aussi des personnes trans et, plus globalement, des femmes.

Journaliste et chercheuse à l’Institut français de géopolitique, spécialiste de la communauté noire aux États-Unis, Charlotte Recoquillon revient sur les ressorts de ce succès.

 

Qu’implique la victoire de Donald Trump pour les femmes, les personnes LGBT+, racisées et plus largement pour toutes les minorités aux États-Unis ?

C’est une catastrophe. Ces résultats confirment une lame de fond : le vote conservateur et d’extrême droite aux États-Unis s’enracine dans des crises économiques, sanitaires et identitaires profondes. Déjà, lors de la présidentielle de 2020, alors même que Trump l’a finalement perdue, la stratégie de mobilisation derrière le slogan « Make America Great Again » (Rendez sa grandeur à l’Amérique) qui consistait à agiter les peurs et à jouer sur les menaces extérieures avait fonctionné et permis de gagner plus de 10 millions de votes par rapport à 2016. Car tout cela fonctionne très bien avec les hommes blancs qui, selon les sondages à la sortie des urnes, ont voté Trump à 60 %.

Kamala Harris, la candidate démocrate, a fait du droit à l’avortement le pivot de sa campagne. En parallèle, elle a mis en avant une féminité décomplexée. Quel rôle les questions de genre ont-elles joué dans cette élection ?

L’annulation en 2022, sous l’administration Biden, de l’arrêt Roe vs Wade qui garantissait le droit à l’avortement dans l’ensemble des États-Unis, découle du premier mandat de Donald Trump. Et malgré l’existence d’une frange anti-avortement parmi les conservateur·ices, la majorité des femmes républicaines reste attaché au droit des personnes à disposer de leur corps. Ce sont ces électrices que les démocrates ont tenté de convertir pendant la campagne.

Mais il faut rappeler que les personnes qui souffrent de l’interdiction d’avorter sont principalement aujourd’hui des femmes noires et pauvres, qui vivent dans d’anciens États esclavagistes du Sud, à l’intersection de plusieurs discriminations. Comme lors des précédents scrutins, ces femmes ont donné leur soutien au Parti démocrate. À l’échelle du pays, les Africaines-Américaines sont 91 % à avoir voté pour Kamala Harris.

Des articles de presse ont aussi laissé entendre que beaucoup d’hommes noirs mais aussi des latinos, avaient rallié Trump…

Ces sondages de sortie des urnes montrent effectivement que le vote démocrate dans la communauté africaine-américaine a baissé de 11 points pour les hommes et de 5 points pour les femmes entre 2016 et 2024.

Un nombre non négligeable d’hommes noirs (21 %) semble avoir voté pour Trump. Les démocrates ont considéré à tort qu’il s’agissait d’un électorat captif et homogène, sans véritablement proposer de mesures qui répondent à leurs revendications (je pense notamment à la lutte contre les violences policières). Cela a créé de la déception et de l’attrait pour Trump.


Mais focaliser sur cette partie de l’électorat pose plusieurs problèmes. D’abord, les désigner comme responsables de la défaite des démocrates, c’est en faire des boucs émissaires alors que, par exemple, les femmes blanches aussi ont voté pour Trump à 53 %. Cela invisibilise également le fait qu’au sein de cette communauté, la part des indécis·es ou de celles et ceux qui votent pour les candidat·es indépendant·es a augmenté. Mais également qu’à côté de cela, une écrasante majorité des électrices et électeurs africains-américains reste démocrate : 85 %, contre 41 % de l’électorat blanc !


« Ce n’est définitivement pas de Kamala Harris ni de son parti que viendra la résistance face à Trump »


Pourtant, la question raciale a bien été présente dans la campagne de Trump ?

Depuis une quinzaine d’années, à la faveur du mouvement Black Lives Matter, on assiste à une résurgence de ces questions dans le débat public aux États-Unis. Les saillies racistes de Donald Trump sont régulières (en 2015 il disait des Mexicains qu’ils étaient des violeurs ; en 2018, il surnommait « Pocahontas » une sénatrice démocrate qui revendiquait des origines cherokees), et la mise en avant de son identité politique blanche n’est pas une nouveauté (en 2020, il partageait sur Twitter une vidéo montrant des opposants au mouvement Black Lives Matter hurlant « White power »).

C’était déjà une tendance de fond chez les conservateurs du Tea Party, un mouvement d’inspiration libertarienne né au début de la présidence Obama qui protestait contre l’augmentation des dépenses publiques, notamment contre le système de protection sociale.

Donald Trump a continué à tenir des propos racistes, y compris à l’encontre de sa rivale, Kamala Harris, dont il a mis en doute l’identité raciale. Avant même sa candidature officielle, en juillet 2024, le genre de la vice-présidente était aussi un angle d’attaque pour Donald Trump. Il l’a à plusieurs reprises qualifiée de « stupide », « avec un faible QI », « paresseuse » et « folle »

Dans quelle mesure le bilan du mandat Biden-Harris explique-t-il aussi la défaite de la candidate démocrate ?

Lors de la présidentielle de 2020, en pleine affaire George Floyd, les militant·es du mouvement Black Lives Matter avaient soutenu le Parti démocrate de façon massive dans l’espoir de voir progresser la justice sociale et raciale. Joe Biden et Kamala Harris promettaient à l’époque la fin des injustices structurelles.

Quatre ans plus tard, leur bilan est catastrophique : le nombre de personnes tuées par la police n’a jamais été aussi élevé, le budget des forces de l’ordre a explosé, les projets de construction de centres d’entraînement pour policiers en plein cœur des villes se multiplient, et l’abolition de la peine de mort a été retirée du programme démocrate. Certes, Derek Chauvin, le policier responsable de la mort de George Floyd a été condamné et c’est historique. Mais cela n’a pas suffi à gommer l’image d’un mandat très favorable à la police.

Par ailleurs, même si elle se dit choquée par le sort des civil·es palestinien·nes, le soutien de Kamala Harris à Israël dans sa guerre contre Gaza et le Liban a sidéré une grande partie de la population américaine, notamment les jeunes, les étudiant·es, les Arabes américain·es ou encore de nombreux juifs et juives.

En fin de compte, Joe Biden et Kamala Harris ont donné l’image de dirigeant·es indifférent·es aux violences subies par les personnes noires et racisées. Ce n’est définitivement pas de Kamala Harris ni de son parti que viendra la résistance face à Trump. L’écosystème du terrain, les militant·es, les organisations de défense des droits civiques et les héritages du mouvement Black Lives Matter seront probablement les seuls à tenir un vrai rôle d’opposition.

Par Anne-Laure Pineau

Journaliste indépendante, membre du collectif Youpress et du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles.


Pour aller plus loin : Charlotte Recoquillon, Harlem. Une histoire de la gentrification, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2024.

31.10.2024 à 15:48

S’habiller

Marion Pillas

En septembre 2020, en pleine polémique sur le « crop top », l’hebdomadaire Marianne commandait un sondage pour connaître l’avis des Français·es sur ce que devait être une « tenue correcte » pour les jeunes filles à l’école. 55 % des personnes interrogées se disaient alors opposées au port de tee-shirts dévoilant le ventre, tandis […]
Texte intégral (704 mots)

En septembre 2020, en pleine polémique sur le « crop top », l’hebdomadaire Marianne commandait un sondage pour connaître l’avis des Français·es sur ce que devait être une « tenue correcte » pour les jeunes filles à l’école. 55 % des personnes interrogées se disaient alors opposées au port de tee-shirts dévoilant le ventre, tandis que 66 % se prononçaient contre « le port de hauts sans soutien-gorge au travers duquel la pointe des tétons est visible ». La minijupe leur semblait plus acceptable, avec néanmoins 49 % des sondé·es se positionnant pour son interdiction.

Au-delà de ces réponses affligeantes, c’est d’abord le fait même de consulter l’opinion sur la manière dont les jeunes filles devraient se vêtir qui interroge. Sans toutefois étonner : « L’historienne que je suis, déclarait Christine Bard au Monde en cette même rentrée 2020, observe la récurrence des controverses à propos du vêtement féminin […] Trop courte, la minijupe fait problème, trop longue aussi, car elle serait devenue un signe religieux ostentatoire. »

C’est ainsi que, trois ans après ce sondage, à la rentrée 2023, le gouvernement d’Élisabeth Borne – sur proposition de Gabriel Attal alors ministre de l’Éducation nationale – interdisait le port de l’abaya à l’école, presque vingt ans après la loi sur le port des signes religieux qui visait déjà tout particulièrement les jeunes filles musulmanes.

La question de l’habillement se situe à l’inter­section des oppressions sexistes, racistes, validistes, classistes, mais aussi économiques et écologiques. Car si le vêtement est, pour les groupes minorisés, un motif de stigmatisation, ses modèles de fabrication nous interrogent également sur notre rapport déséquilibré aux pays du Sud global – Chine, Bangladesh et Turquie en tête des exportateurs de prêt-à-porter en Europe. Le plus souvent, les ouvrier·es de l’industrie de la fast-fashion sont des femmes, sous-payées et travaillant dans des conditions dangereuses pour leur santé et pour l’environnement.

Notre dossier se propose d’examiner les formes d’oppression qui se nichent dans ce geste quotidien qu’est celui de s’habiller. Certes, choisir un vêtement peut nous aider le temps d’une soirée ou d’une journée à nous protéger, nous réconforter ou nous affranchir d’injonctions sexistes, racistes ou grossophobes. Mais prendre conscience qu’il n’en va pas de même pour celles et ceux qui ont produit, cousu et assemblé les textiles est aussi un acte politique. Le germe, peut-être, d’une lutte dans laquelle le vêtement devient étendard.


Les articles du dossier :

Quand l’habit fait le genre, un focus de Sarah Bosquet

Turquie : avec les prolétaires de la fast-fashion, un reportage de Céline Pierre-Magnani

« Un système d’exploitation extrême », un entretien avec l’historienne Audrey Millet

Nos « dons », leurs déchets, une data visualisation de Julie Desrousseaux

La mode est-elle toujours raciste ?, une analyse de Jennifer Padjemi

Au lycée, tenues (in)correctes exigées, un reportage d’Elsa Gambin

L’armoire de ma mère, un récit d’Anne-Laure Pineau

Pourquoi les grosses ne portent pas de vêtements éthiques, une chronique de Lucie Inland

« Les cagoles montrent tout : les émotions, les seins, les fesses. », pourquoi luttez-vous avec Lisa Granado, Miss cagole 2024

La revanche des drag-kings, une bande-dessinée de Marcel Shorjian

25.10.2024 à 10:46

Comment les cathos réactionnaires s’infiltrent dans les sphères de pouvoir

Rozenn Le Carboulec

Le Premier ministre, Michel Barnier, l’a promis le 22 septembre dernier sur France 2 : il ne reviendra pas sur les droits sociaux acquis tels que la procréation médicalement assistée pour toutes ou l’accès à l’avortement. Mais quelle confiance accorder à ces déclarations, quand son gouvernement a pour têtes d’affiche des ministres proches des milieux réactionnaires catholiques ? Bruno Retailleau […]
Texte intégral (1425 mots)

Le Premier ministre, Michel Barnier, l’a promis le 22 septembre dernier sur France 2 : il ne reviendra pas sur les droits sociaux acquis tels que la procréation médicalement assistée pour toutes ou l’accès à l’avortement. Mais quelle confiance accorder à ces déclarations, quand son gouvernement a pour têtes d’affiche des ministres proches des milieux réactionnaires catholiques ?

Bruno Retailleau (Intérieur) fait partie des plus fervents soutiens du mouvement de La Manif pour tous (LMPT) – renommée en 2023 Le Syndicat de la famille. Comme d’autres ministres – Catherine Vautrin (Partenariat avec les territoires et Décentralisation de la France), Annie Genevard (Agriculture, Souveraineté alimentaire et Forêt), Patrick Hetzel (Enseignement supérieur et Recherche), François-Noël Buffet (Outre-mer) et Sophie Primas (chargée du Commerce extérieur et des Français de l’étranger) –, il a voté contre la loi Taubira instituant en 2013 le mariage pour toustes, puis, à l’instar d’Othman Nasrou (secrétaire d’État chargé de la Citoyenneté et de la Lutte contre les discriminations), a longtemps soutenu son abrogation. Comme Laurence Garnier (secrétaire d’État chargée de la Consommation), il a voté en 2022 contre l’interdiction des thérapies de conversion (qui prétendent guérir les personnes homo- ou bisexuelles de leur orientation sexuelle, comme si elles étaient malades), et contre la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) à l’hiver 2024.

« À part Retailleau, ce sont quand même des seconds couteaux, des résidus de La Manif pour toustempère Céline Béraud, sociologue, spécialiste des questions de genre et des religions à l’École des hautes études en sciences sociales. Ils sont allés chercher celles et ceux qui restaient chez Les Républicains, c’est-à-dire des personnes issues de la droite très conservatrice. » Avec seulement 47 député·es du groupe Droite républicaine (ex-Les Républicains) à l’Assemblée nationale, ce gouvernement n’aura selon elle pas la force de frappe suffisante pour « désanctuariser » les droits liés à l’IVG et aux familles LGBT+ : « Leur parti ne représente rien. »

Mais les associations féministes ne se disent pas rassurées pour autant. « Si on ne met ni volonté politique ni moyens financiers, il n’y a pas besoin de toucher aux lois pour restreindre les droits », pointe Véronique Sehier, rapporteure de l’étude « Droits sexuels et reproductifs en Europe », publiée en 2019 par le Conseil économique, social et environnemental.

Elle mentionne, pour exemple, une étude régionale réalisée par le Planning familial, dont elle a été co-présidente. « Dans les Hauts-de-France, seul un centre d’IVG sur deux pratique actuellement des interruptions de grossesse jusqu’à la fin de la quatorzième semaine, comme le prévoit pourtant la loi. » 

Le noyautage des associations d’usagers

Surtout, « il ne faut pas sous-estimer les réseaux catholiques », explique Céline Béraud. Car si La Manif pour tous a indéniablement perdu en influence depuis 2013, de nombreuses organisations satellites ont continué à se développer. Parmi celles qui ont « gagné en professionnalisation et en visibilité », la sociologue cite les Associations familiales catholiques (AFC), à l’origine du lobbying exercé sur les sénateur·ices contre l’inscription de l’avortement dans la constitution à l’hiver 2024 ; mais également l’association anti-IVG Alliance Vita, créée par Christine Boutin, dont le délégué général, Tugdual Derville, a été porte-parole de La Manif pour tous en 2013.

« Les Associations familiales catholiques, sous l’égide de l’Union départementale des associations familiales, sont entrées dans un certain nombre de structures comme représentantes des usagers, et c’est ça qui est inquiétant aujourd’hui », commente Véronique Sehier. En mars dernier, elles demandaient la suppression des « très nombreuses références au genre » dans le programme d’éducation affective et sexuelle mis en place en 2001 dans les établissements scolaires, dans le parfait prolongement de leur lutte contre le programme pédagogique « les ABCD de l’égalité » en 2013.


UNE ACCÉLÉRATION DES PANIQUES RÉACTIONNAIRES À L’UNIVERSITÉ


Les questions liées à l’identité de genre sont au cœur de la bataille que livrent « les héritiers de La Manif pour tous », comme les appelle Maud Royer, présidente de l’association féministe Toutes des femmes, et autrice du Lobby transphobe (Textuel, 2024). Dans une chronique publiée dans le numéro 15 de La Déferlante, elle rappelle l’alliance tacite conclue entre « les groupes “antigenre”, proches des droites catholiques » et « les franges les plus réactionnaires de la psychanalyse et de la psychiatrie ». Sociologue des médias, Karine Espineira fait le même constat : dans Transidentités et transitudes. Se défaire des idées reçues (Le Cavalier Bleu, 2024, coécrit avec Maud-Yeuse Thomas), elle explique que « l’ensemble des mouvements “anti” a investi la scène médiatique et “contaminé” progressivement la sphère politique depuis 2011 ». C’est ainsi que, au printemps 2024, une proposition de loi interdisant les transitions de mineur·es, largement inspirée du rapport d’un groupe de pression transphobe (l’Observatoire la Petite Sirène), a été adoptée au Sénat.

« Une resucée de la théorie “antigenre” »

Davantage que la remise en question de droits acquis, Céline Béraud craint aujourd’hui l’accélération des paniques réactionnaires visant en particulier, dans l’enseignement supérieur, les études de genre et les études postcoloniales. « Mon ministre, Patrick Hetzel, est de ceux qui ont fait enfler la polémique sur le “wokisme” à l’université, qui est une sorte de resucée de la “théorie antigenre” » que brandissent les milieux catholiques, arguant que le genre n’est pas une construction sociale. La sociologue s’inquiète également des rapports de force au sein des établissements scolaires. Des personnalités conservatrices comme Alexandre Portier, ministre délégué à la Réussite scolaire et à l’Enseignement professionnel, pourraient y trouver des relais associatifs comme le Syndicat de la famille ou le mouvement SOS Éducation, qui prétend réunir parents et professeurs et qui est proche de l’extrême droite. Ces réseaux pourraient lancer de nouvelles polémiques sur les enfants trans ou l’éducation sexuelle à l’école.

Dans ce contexte inquiétant pour les droits des minorités sexuelles et de genre, la nouvelle secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Salima Saa, déplorait à la fin de septembre que la loi de 2001 prévoyant trois séances annuelles d’éducation à la sexualité à l’école ne soit pas appliquée. Une déclaration surprenante, car totalement à contre-courant des positions affichées par une bonne partie de ses collègues du gouvernement. La secrétaire d’État risque de se retrouver bien seule pour passer à l’action. 


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22.10.2024 à 08:15

« L’industrie du prêt-à-porter repose sur un systême d’exploitation extrême »

Audrey Millet

Dans vos travaux, vous vous appliquez à retracer l’histoire de la production industrielle des vêtements. Quels liens faites-vous entre le colonialisme, l’esclavage et l’industrie de la mode ? Au XVIIe siècle, dans le cadre d’une forte concurrence franco-britannique, la France et l’Angleterre entreprennent de coloniser le monde. Il leur faut habiller les marins et les soldats. […]
Texte intégral (1329 mots)

Dans vos travaux, vous vous appliquez à retracer l’histoire de la production industrielle des vêtements. Quels liens faites-vous entre le colonialisme, l’esclavage et l’industrie de la mode ?

Au XVIIe siècle, dans le cadre d’une forte concurrence franco-britannique, la France et l’Angleterre entreprennent de coloniser le monde. Il leur faut habiller les marins et les soldats.

À Oxford, Londres et Paris, on assiste au début du prêt-à-porter, avec des femmes qui confectionnent des uniformes en série dans des conditions déplorables. De manière générale, la sécurité nationale et la guerre ont été des moteurs de l’industrie de la mode. Les premières baskets sont fabriquées pour l’armée à la fin du XIXe siècle, avec la semelle en caoutchouc vulcanisé, initialement conçue pour tenir sur les ponts des bateaux. Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, le nylon utilisé pour les parachutes sert de collants.

L’autre élément indissociable de cette production, c’est la pratique de l’esclavage et le développement de la culture du coton. Cette matière première n’aurait jamais dû finir en fibres pour vêtements, car c’est une plante fragile, qui supporte mal le soleil ou la pluie selon les périodes. Aux États-Unis, le travail pénible de cueillette et d’égrenage est effectué par des esclaves noir·es. Après l’abolition (1865), c’est la main‑d’œuvre noire, puis mexicaine qui poursuit ce labeur dans les champs de coton.

Depuis l’avènement de la fast-fashion dans les années 1990, tout s’accélère. On fabrique des vêtements grâce à la pétrochimie et en délocalisant les usines : on ne peut pas produire au prix et à la vitesse des entreprises chinoises comme Temu ou Shein, pour le prêt-à-porter, sans recourir à des pratiques qui s’apparentent à de l’esclavage moderne, avec des cadences qui vont jusqu’à quatorze heures de travail par jour.

L’industrie de la mode a toujours été une industrie très féminisée. Comment l’expliquer ?

Depuis l’Antiquité, on a construit l’idée que les femmes seraient plus précises, donc meilleures ouvrières pour la couture. La main‑d’œuvre féminine est surtout avantageuse pour cette industrie parce qu’elle perçoit ce qu’on considère comme un salaire d’appoint par rapport à celui du mari ou du père : elles sont donc moins rémunérées. Au XIXe siècle, la machine à coudre permet de reléguer les filles hors de l’usine. Elles vont alors travailler à plusieurs dans des chambres de bonne, avec le risque d’attraper la tuberculose… Cette discrimination spatiale renforce leur exploitation.

L’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 a mis en lumière les conditions de travail infernales des ateliers de confection de vêtements. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Au Bangladesh, deuxième pays exportateur de vêtements au monde, les choses ont bougé dans les grandes villes grâce aux syndicats. Il y a eu des augmentations de salaire, mais on n’arrive toujours pas à un salaire vital. Les enfants continuent à travailler. Et, souvent, les grandes marques ne veulent pas payer d’augmentations. Certains États producteurs y sont même récalcitrants, de peur de devoir augmenter ensuite le salaire minimum. Il y a toujours des systèmes d’exploitation extrême, comme celui que subit la minorité ouïghoure en Chine. Les entreprises de textile savent très bien où elles s’installent. Si on regarde les listes de fournisseurs transmises par les marques Benetton et Gucci, on observe que la présence de syndicats y est très minoritaire.

Par le biais d’une puissante communication, les marques de vêtements mettent pourtant en avant leurs actions philanthropiques, avec leurs fondations pour les femmes, leurs écoles financées dans certains pays, etc. Primark, par exemple, se veut très clean, mais fait produire ses vêtements au Myanmar, dirigé par une junte militaire qui ne respecte pas les droits humains. On sauverait la planète si on s’intéressait d’abord aux droits humains. En Inde, au Pakistan et en Chine, des villages se dépeuplent car l’eau est contaminée aux pesticides [utilisés dans la culture intensive du coton], et les gens meurent à cause des teintures textiles.

Quelles sont les pistes pour sortir de ce système ?

En France, ce qui reste de notre rayonnement à l’international tient à notre industrie du luxe, avec des groupes comme Chanel ou LVMH. En juin 2024, une filiale italienne de Christian Dior (LVMH), Manufacturers Dior Srl, a été épinglée pour avoir sous-traité sa production à des entreprises chinoises accusées de travail forcé. Des faits similaires ont été reprochés à Gucci, Prada ou Burberry. Puisque l’on tient à ce rayonnement, on leur passe tout, même quand ils oublient de payer le fisc (1).

C’est aux pays d’être plus contraignants vis-à-vis des entreprises sur tous les plans, dans le luxe comme dans la fast-fashion. Mais l’Union européenne nous dit pour le moment que ce n’est pas dans son agenda, et la loi de 2017 sur le « devoir de vigilance » [lire l’encadré ci-dessous] n’a eu que peu d’impact pour le moment. Le problème, c’est qu’on considère trop rarement les chefs d’entreprise comme responsables de leurs industries. Quand une situation condamnable est découverte, les responsables de H&M se défendent toujours en arguant : « On ne savait pas, on part tout de suite. » Il faudrait leur dire : « Tu touches des milliards de bénéfices ? Alors tu n’avais qu’à vérifier. »

Après le choc du Rana Plaza, le devoir de vigilance

Le 24 avril 2013, à Dacca (Bangladesh), un bâtiment où sont installés plusieurs ateliers de confection s’effondre, causant la mort d’au moins 1 130 personnes, dont 80 % de femmes, et faisant 2 500 blessé·es. Les patrons des ateliers, sous-traitants de marques européennes de fast-fashion comme Mango ou Primark, avaient refusé de suivre les consignes  de sécurité après l’apparition de fissures, causées par les générateurs électriques fonctionnant à plein régime sur le toit du bâtiment.

C’est à la suite de cet accident qu’a été instaurée en France la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, dans tous les domaines d’activité, de plus de 5 000 salarié·es en France ou 10 000 ailleurs dans le monde. Elles doivent désormais établir et mettre en œuvre un plan de vigilance visant à prévenir les risques d’atteinte grave aux droits humains ou à l’environnement du fait de leurs activités ou de celles de leurs sous-traitants. Cette loi n’a pour le moment entraîné qu’une seule condamnation : celle, en 2023 du groupe public La Poste, dont des sous-traitants avaient employé des personnes sans-papiers. En mai 2024, l’Union européenne a également adopté une directive sur le devoir de vigilance, pour les entreprises employant plus de 1 000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires mondial supérieur à 450 millions d’euros.


(1) Selon une enquête de Mediapart publiée en décembre 2023, « Face à LVMH, le fisc coincé dans ses contradictions » de Florence Loève, le fisc français a renoncé, fin décembre 2023, à poursuivre LVMH malgré des soupçons de fraude fiscale concernant une filiale, la centrale de trésorerie du groupe, domiciliée en Belgique.

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