ACCÈS LIBRE
29.07.2025 à 16:13
Lisa Mandel
– Salut Lisa, c’est La Déferlante !
– Ha salut, ça geitz ?
– Ben ouais on a un numéro spécial sur l’information et on voulais proposer une BD de six pages.
– Et vous avez pensé à moi ? Trop sympa !
– Bah en réalité, on avait proposé à Salomé Lahoche mais elle peut pas
– [Too much information]
Ah ouais ok haha
– On te propose une CARTE BLANCHE
– Ah, cool !
– Il faut fuste que ça parle de « comment dessiner dans un monde médiatique saturé par la surinformation et la désinformation »
– okééééé
– et ce que ça implique le fait d’être une autrice « OUT »
29.07.2025 à 16:05
Aline Bovard Rudaz
Depuis ses débuts, au milieu du XIXe siècle, la photographie permet aux photoreporteur·ices de documenter, témoigner et rendre compte du réel. Aujourd’hui, à l’ère de l’intelligence artificielle et du flot incessant d’images, notre confiance vis-à-vis des photos s’érode. Submergé·es par ce flux, nous sommes moins facilement ému·es et plus méfiant·es. Pourtant, l’image conserve un rôle essentiel dans le champ de l’information, particulièrement en ce qui concerne les sujets encore peu visibilisés.
Désormais, des contre-récits sont diffusés par des artistes photographes. En s’écartant des codes classiques de l’information, elles et ils proposent une approche plus sensible du réel. Ces artistes ne capturent pas des faits bruts, saisis sur le vif, mais construisent soigneusement une information visuelle, nourrie de vécus partagés, de récits personnels ou minoritaires, et de subjectivités longtemps écartées.
La photographie, ainsi mise au service d’une narration collective, devient un vecteur de visibilité, une pratique de collaboration et de soin, permettant de faire exister ce qui jusqu’alors avait été occulté.
L’œuvre de l’artiste pluridisciplinaire catalane Laia Abril (ci-dessous) illustre bien cette démarche. Depuis 2015, elle s’attelle à écrire visuellement l’histoire de la misogynie, en explorant les mécanismes d’oppression des femmes à travers le monde et l’histoire. Son travail, divisé en plusieurs chapitres conçus comme des enquêtes au long cours, mêle photographies, textes, archives, sons et installations. Dans ses livres et ses expositions, l’artiste rassemble ses recherches pour souligner et dénoncer ce qui caractérise la misogynie dans sa globalité.
Laia Abril est loin d’être la seule photographe à porter ce type de récits à travers une démarche artistique singulière. Le portfolio que nous vous présentons explore ces nouvelles formes de diffusion de l’information à travers six projets photographiques contemporains qui ne se contentent pas de montrer, mais cherchent à faire ressentir. L’image devient un vecteur d’empathie et de lien.
Les artistes ici réuni·es adoptent des démarches variées – autoportraits, mises en scène, prises de vue en studio, images documentaires – et imaginent aussi des modes de diffusion spécifiques, par des dispositifs d’exposition ou sur Internet. Bien que très différents les uns des autres, ces projets ont un point commun : un regard concerné, collaboratif, éthique, assumant la part politique et relationnelle de toute prise de vue. Car, aujourd’hui, transmettre une information, c’est aussi interroger comment, avec qui, par qui et à qui elle est transmise.
Dans sa série « Made of Smokeless Fire », Camille Farrah Lenain explore les identités queers au sein de la culture musulmane, en France. Partant de l’histoire de son oncle, gay, qui a grandi dans un foyer musulman, elle met en lumière d’autres récits de personnes à l’intersection des discriminations liées à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre et au racisme. En photographiant celles et ceux qui portent ces identités plurielles, Camille Farrah Lenain donne à voir des personnes largement sous-représentées.
Dans cette série, Camille Gharbi aborde le thème de la soumission chimique : droguer une personne – une femme dans l’immense majorité des cas – à son insu ou sous la menace pour l’agresser sexuellement. Un délit difficilement démontrable. Chaque image illustre un cas réel en France, révélant l’agresseur et la substance utilisée. L’esthétique, épurée et quasi clinique, contraste avec la gravité du sujet. À rebours de l’image choc, l’artiste crée une distance qui favorise la réflexion et propose une prise de conscience par le sensible.
En 2010, la photographe états-unienne Haley Morris-Cafiero réalise avec « Wait Watchers » (un jeu de mots avec le programme d’amaigrissement Weight Watchers), une série photo conçue comme une expérience sociale : elle documente les regards des passants sur sa corpulence, inversant les rôles entre observée et observateur·ices. Face aux nombreux commentaires haineux, en ligne, que suscitent les images, l’artiste répond avec « The Bully Pulpit », un projet d’autoportraits où elle se met en scène et tourne en dérision ses détracteur·ices en utilisant le même média : Internet. Elle sensibilise ainsi l’audience au cyberharcèlement, tout en créant un espace où
les anonymes malveillant·es se retrouvent, symboliquement, face à leur propre reflet.
Loin du sensationnalisme médiatique habituel sur ce sujet, Julie Balagué entreprend de mettre en image le déni de grossesse dans « Anatomie de l’invisible ». En collaboration avec les femmes concernées, la photographe mêle images et textes pour restituer leur vécu intime. Son approche se distingue par une scénographie conçue pour servir le propos :
les images ne se lisent entièrement qu’à partir d’un point de vue précis, conceptualisant formellement l’aspect caché du déni de grossesse, avant que les femmes elles-mêmes n’en prennent conscience. Les visiteur·ices expérimentent ainsi, comme elles, une découverte.
« Anatomie de l’invisible » sera présentée pour la première fois en exposition publique du 3 novembre au 12 décembre 2025, à Paris, dans le cadre du festival Photo Days.
Nanténé Traoé
Tu vas pas muter
Nanténé Traoré s’intéresse au geste d’injection hormonale dans les parcours de transition des personnes trans. Dans « Tu vas pas muter », l’artiste invite à regarder autrement cet acte a priori médical, en en restituant les dimensions communautaires, de soin et de célébration. Loin de se résumer à l’acte de la piqûre, ces réunions sont des moments de partage, de transmission et de soutien. À travers des images empreintes de douceur, l’artiste met en lumière l’intimité de ces instants, tout en rassurant et en diffusant des savoirs autour de cette pratique essentielle dans la compréhension des transidentités.
Textes : Aline Bovard Rudaz
Conception : Ingrid Milhaud à partir d’une sélection réalisée avec Valérie Dereux et Louise Quignon.
29.07.2025 à 15:17
Cécile Alva
29.07.2025 à 14:48
Rozenn Le Carboulec
Et une de plus ! En 2025, il semble que pas une semaine ne s’écoule sans qu’une journaliste lance son infolettre. Au mois de mai, ma consœur Renée Greusard annonçait sur Instagram son départ du Nouvel Obs. « Évidemment que je vais lancer une newsletter, suivez-moi sur Substack même si je n’y comprends rien pour l’instant », concluait son post.
Substack, une des applications les plus en vogue du moment, permet à la fois d’envoyer et de recevoir des infolettres (gratuites ou payantes pour les abonné·es) d’une part et de publier des posts quotidiens, des podcasts ou des vidéos, comme sur n’importe quel réseau social. L’entreprise états-unienne a dépassé les cinq millions d’abonnements payants et compte « des dizaines de millions d’abonnés actifs » dans le monde, selon Farrah Storr, responsable des partenariats pour l’Europe, qui ajoute que la plateforme enregistre « une croissance continue […], y compris en France ».
En septembre 2024, je lançais moi-même ma newsletter, Gendercover, sur cette plateforme, qui se targue d’attirer « de nombreuses écrivaines féministes qui ont choisi Substack parce qu’elle leur donne la liberté de publier selon leurs propres conditions ».
La preuve : tout comme l’ancienne journaliste de Marie Claire Mélody Thomas, la journaliste et essayiste féministe Lauren Bastide a directement été démarchée par la plateforme, où elle a lancé La Douceur en juillet 2024, en parallèle de son podcast Folie douce.
Est-ce à dire que Substack, Kessel ou Patreon seraient désormais le lieu où s’expriment les journalistes féministes ? Ces applications semblent en tout cas proposer un nouvel espace de liberté.
Pourtant, comme les podcasts, qui, au moment de leur essor, existaient déjà depuis des années – Arte Radio a par exemple été fondée en 2002 –, ce média n’a rien de nouveau. « En 2015, les newsletters les plus populaires étaient autant lues que des magazines comme Biba, donc en nombre de lecteur·ices, c’était comparable à la presse féminine », décrit Aurélie Olivesi, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication. Elle compare les infolettres à des éditoriaux plus radicaux ou à des fanzines, et voit également « une grande porosité avec le podcast », qui, lui aussi, valorise « le point de vue situé » et la mise en avant de personnes et de sujets peu visibles dans les médias traditionnels. « À l’époque, il y avait un manque d’offre éditoriale féministe », témoigne ma consœur Clémentine Gallot, qui lançait avec Mélanie Wanga, dès 2017, la newsletter Quoi de meuf – avant que celle-ci, forte de plus de 50 000 abonné·es, ne devienne un podcast, déprogrammé par Nouvelles écoutes en 2022. Même constat pour la journaliste Mélody Thomas, qui créait avec Jennifer Padjemi en 2018 What’s good, une infolettre inclusive sous l’angle de la pop culture : « On était sur la première vague de résurgence des newsletters féministes. Pour nous, c’était l’occasion de parler de sujets qu’on ne voyait pas dans la presse française. »
Lire aussi : Podcast : celles qui murmurent à l’oreille des féministes
Face à un marché de newsletters sur le féminisme qu’elle estime « saturé », Clémentine Gallot a fait un pas de côté en choisissant cette fois-ci, avec Pauline Verduzier, de lancer Quoi de mum ? – clin d’œil à son précédent podcast – une infolettre sur la parentalité. Elle vante la liberté permise par ce format : « On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut, parler à la première personne, faire des reportages… On redevient maîtresses de nos angles et de nos sujets. » C’est précisément ce qui m’a motivée à lancer Gendercover, dans la foulée de la parution de mon livre, Les Humilié·es, pour continuer à analyser les discours contre l’égalité en matière de genre.
Lauren Bastide a lancé Folie douce sur Kessel, en parallèle du podcast du même nom, « pour pouvoir proposer des contenus sur la santé mentale », sur une « temporalité ralentie », explique-t-elle. C’est aussi l’envie de « pouvoir travailler sur un temps long » qui a motivé Mélody Thomas pour le lancement de La Perce-Oreille sur Substack en mars 2025. Et comme elle gagne aujourd’hui sa vie sans dépendre de la pige, la journaliste de mode a fait le choix de ne pas rendre payante sa newsletter. « J’avais besoin d’un espace de réflexion dégagé des questions pécuniaires, pour ne pas en faire un énième travail, et de renouer avec l’idée d’écriture comme plaisir », confie-t-elle.
« On s’est souvent fait retoquer des sujets en tant que pigistes, et là on peut faire ce qu’on veut. On redevient maîtresses de nos angles et de nos sujets. »
Pauline Verduzier, journaliste
De mon côté, j’ai également décidé de laisser ma newsletter gratuite pour l’instant. La raison est que je n’ai pas du tout assez de temps à y consacrer. Justement parce que je dois gagner ma vie à côté, et que je ne peux pas me permettre de tout lâcher dans l’espoir que, un jour, à force de persévérance et de publications de qualité, celles-ci finissent par m’assurer une rémunération suffisante.
Face à la prolifération des offres, Clémentine Gallot et Pauline Verduzier ont préféré aller chercher l’argent du côté de la publicité et des partenariats plutôt que du côté des abonnements. Le but ? « Que ce soit un complément de revenu sur lequel on ait la main », explique Clémentine Gallot. Précurseuse avec le lancement en 2021 de Plan cash, devenu un média « qui parle d’argent aux femmes, sans tabou », Léa Lejeune a tout de suite opté pour la publicité. « On est sur un créneau très spécifique, donc ce n’était pas très dur de trouver un nouvel annonceur à partir du moment où on avait passé 5 000 abonnées », raconte-t-elle. Aujourd’hui, ces seuls encarts permettent à Plan cash, plus de 33 000 abonné·es, d’engranger entre 4 000 et 6 000 euros net de chiffre d’affaires par mois.
Lauren Bastide, pour qui la newsletter est « forcément un à‑côté de quelque chose », trouve à l’inverse plutôt « vertueux et sain » d’être dans une sorte de démarche de vente directe de productrice aux lecteur·ices : « J’y vois la possibilité d’avoir un revenu supplémentaire pour être moins dépendante des annonceurs de mon podcast, des maisons d’édition ou des médias ».
Pour Lauren Bastide comme pour d’autres, le fait de proposer un contenu payant permet aussi de filtrer à l’entrée : « Il y a, avec la newsletter, une espèce de communauté de valeurs et d’identité avec mes abonné·es, qui en fait un espace extrêmement safe. Je me sens cent fois plus en sécurité quand j’envoie un article via ma newsletter que quand je poste un truc sur Instagram par exemple. » À l’image de la sociologue, autrice et militante franco-israélienne Illana Weizman, qui a créé Impudique sur Kessel : « J’avais de plus en plus de mal à écrire et à être exposée. J’avais subi de grosses vagues de haine en ligne. Alors j’ai cherché un endroit refuge, qu’incarne aujourd’hui ma newsletter. Elle est payante, ce qui est aussi une espèce de gage. C’est comme si j’étais derrière une muraille. »
C’est la même envie de sécurité qui a motivé Taous Merakchi lorsqu’elle a lancé La Newsletter de l’horreur sur Patreon en 2019. Elle avait envie « d’un retour au blog », sans les risques de cyberharcèlement – dont elle a été victime. « J’avais besoin de deux choses, décrit-elle : un soutien financier et une barrière protectrice ; je ne voulais plus faire les choses publiquement. » Grâce à ses 920 abonné·es, elle gagne désormais entre 1 600 et 1 700 euros net mensuels. « J’espérais que ça puisse arriver, mais de là à ce que ça paie mon loyer, ça a changé ma vie… C’est grâce à ça que je peux vivre de ma plume », se réjouit-elle. Ce qui, à ses yeux, « aurait été impossible en s’en tenant aux médias traditionnels ».
Parmi les journalistes ayant récemment créé leur newsletter, plusieurs travaillaient dans de grands médias. « Si l’écosystème des médias allait mieux, on ne serait pas tous·tes en train de faire des newsletters », avance Clémentine Gallot, qui a subi la liquidation judiciaire du magazine féministe Causette en 2024.
Dans un contexte de crise de la presse, mais aussi de concentration et d’extrême-droitisation des médias, aux États-Unis comme en France, l’espace indépendant offert par la plateforme Substack n’est toutefois pas un eldorado, comme l’explique la chercheuse Marion Olharan Lagan, autrice de Patriartech. Les nouvelles technologies au service du vieux monde (Hors d’atteinte, 2024) et de la lettre Word Economy, elle-même hébergée sur Substack. « La plateforme se prévaut d’être un complément à l’industrie des médias, alors que la manière dont ses dirigeants opèrent montre qu’ils veulent la remplacer, ce qui est à mon sens très négatif », s’inquiète-t-elle.
L’entreprise ne s’en cache d’ailleurs pas. « Nous mettons en place un modèle économique et une infrastructure qui permettent aux auteurs et aux créateurs [sic] de bâtir leurs propres empires médiatiques indépendants », prétend la responsable des partenariats européens, Farrah Storr. Au risque d’y sacrifier quelques valeurs, met en garde Marion Olharan Lagan : « Les fondateurs de Substack appréhendent la liberté d’expression à la Zuckerberg [le patron de Meta], c’est-à-dire que tout le monde fait ce qu’il veut, y compris les néonazis. »
Avec la commission non négligeable de 10 % qu’elle se verse, la plateforme était en 2023 au cœur des critiques pour avoir tiré profit de contenus suprémacistes blancs et antisémites. En janvier 2025, Chris Best, un des fondateurs, se fendait d’un billet décrivant le créateur de Facebook et Elon Musk comme de fervents défenseurs de la liberté d’expression. Le trio, masculin, à l’origine de Substack a pour l’instant refusé de la revendre au patron de Tesla, mais… les abonnements à l’application ne financeraient-ils pas finalement en partie un énième boys’ club ? « Qui apparaît beaucoup sur les plateformes dominantes en France (Substack, Kessel et Patreon) ? Des hommes blancs et privilégiés », abonde Marion Olharan Lagan. Au moment de la rédaction de cet article, l’onglet News de l’application Substack faisait en effet apparaître très peu de femmes, encore moins racisées, parmi ses « top best-sellers », essentiellement en provenance des États-Unis.
Le système de recommandations proposé par Substack, et la présence des revues de presse dans les infolettres permettent la « construction d’une culture féministe en réseau », comme l’a nommée la chercheuse Aurélie Olivesi. Une « circulation des savoirs » que Lauren Bastide trouve « finalement très féministe ». À condition de « faire l’effort de nous trouver les unes les autres et de sortir de nos bulles respectives », met toutefois en garde Mélody Thomas. Celle-ci invite à orienter nos algorithmes pour mettre en avant davantage de personnes racisées : « Ce n’est pas que ce contenu n’existe pas, mais c’est qu’il est invisibilisé par notre propre consommation de l’information. »
En attendant de, peut-être, un jour, trouver un espace d’information plus vertueux, qui ne devienne pas un énième modèle d’exploitation des autrices les plus précaires, de nombreuses journalistes féministes incitent leurs consœurs à se lancer. Et bien qu’elle soit méfiante, Marion Olharan Lagan n’est pas en reste : « Je pense que l’idée est d’être un peu mercenaire. C’est-à-dire venir sur Substack, récupérer le plus d’abonné·es possible, pour ensuite partir et être indépendante. » •
29.07.2025 à 14:17
Donia Ismail
Poser des mots sur ma condition de femme – et surtout de femme non Blanche – m’a pris du temps. J’ai traversé le début de ma vie en me prenant en pleine tête des « beurette » et autres stéréotypes racistes et avilissants. Je n’avais pas encore conscience que je me trouvais au croisement de plusieurs identités et que les immondices que je recevais relevaient de discriminations intersectionnelles.
Dès sa naissance aux États-Unis au début des années 2010, le podcast a permis l’émergence de nouvelles figures féministes et antiracistes, délaissées par la traditionnelle bande FM. Les personnes marginalisées et minorisées – en premier lieu les Africain·es-Américain·es et les femmes – s’emparent rapidement de ce nouveau format plein de promesses. La Britannique Deborah Frances-White lance en 2015 The Guilty Feminist (La Féministe coupable), un podcast conversationnel et humoristique dans lequel la stand-upeuse londonienne interroge des femmes de divers horizons. En 2023, l’émission a passé le cap des 100 millions de téléchargements – un record. « L’accès aux médias mainstream reste compliqué pour les groupes minorisés, explique Lea Redfern, maîtresse de conférences à l’université de Sydney, spécialiste des médias et de la communication. Ce système médiatique excluant est concentré entre les mains de personnes en position de pouvoir. » Le podcast permet de contourner ces « gatekeepers », ces gardiens qui filtrent l’accès à l’information.
En France aussi des militantes féministes se saisissent de ce média. Les réflexions, lancées avant l’apparition de #MeToo, donnent naissance à de nombreuses émissions, qui ont fait la renommée de ce qui n’était alors qu’une petite industrie : en 2017, 26 % des Français·es écoutaient des podcasts, contre 44 % aujourd’hui, selon les chiffres de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias. Trois de ces podcasts rencontrent un succès immédiat : La Poudre, de Lauren Bastide (Nouvelles Écoutes), Un Podcast à soi, de Charlotte Bienaimé (Arte Radio), et Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon (Binge Audio). « Notre audience était assoiffée de savoir. On avait désespérément besoin de connaissances, de pratique, de témoignages, se remémore Victoire Tuaillon. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. » Encore aujourd’hui, ces trois émissions restent les têtes de proue du podcast français. Un succès qui fait dire à Lea Redfern, que « le podcast est intrinsèquement féministe ».
En 2018, la journaliste Rokhaya Diallo et l’autrice Grace Ly ont l’idée de lancer Kiffe ta race, une émission qui explore les questions raciales en France. À l’origine, le duo d’amies misait plutôt sur un format pour la télévision. « Rokhaya était déjà bien en place dans ce milieu, on pensait que ça allait être simple », se souvient Grace Ly. Les deux femmes démarchent plusieurs chaînes, mais sont sommées de changer de titre et encaissent les refus. Elles qui voulaient « visibiliser ces récits » se heurtent à un système médiatique immobile, qui refuse d’écouter ces questionnements et de laisser des personnes non Blanches le faire à l’écran. Le podcast apparaît alors comme une bonne sortie de secours, se souvient Grace Ly, c’était « a posteriori le média parfait ».
Le podcast, qui s’écoute à volonté, à n’importe quel moment de la journée, devient le média de l’intime et de l’attention par excellence. C’est ce sentiment de proximité, de « murmure à l’oreille de son audience », comme le décrit Lea Redfern, qui en fait le vecteur idéal des révolutions féministes. « Le son est extrêmement précieux pour le féminisme, car il est synonyme de liberté », assure Charlotte Bienaimé. Une réflexion commune à l’ensemble des podcasteuses interrogées. Victoire Tuaillon évoque « la force de l’intimité » forgée par le son : « Le podcast éduque nos voix intérieures. Ainsi, elles se sentent moins seules. En écoutant la voix des autres, on redécouvre notre propre voix. »
« Notre audience était assoiffée de savoir. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. »
Victoire Tuaillon, créatrice des Couilles sur la table
Le son permet aussi une libération : celle du corps. « Les féministes auraient pu investir YouTube. Ça n’a pas été le cas », souligne la créatrice des Couilles sur la table. Dans une société où le physique des femmes est constamment commenté à outrance, le podcast permet de s’affranchir de ces injonctions. « Il n’y avait aucun espace où on ne nous ramenait pas constamment à notre apparence. Ce format nous a libérées de cette pression. C’est aussi pour cela que je l’ai choisi », poursuit Victoire Tuaillon. « On se concentre sur nos voix, sur ce que l’on raconte, sur ce que les témoignages dévoilent. Rien d’autre », abonde Charlotte Bienaimé. Sans l’image, l’écoute est plus « charnelle », poursuit la documentariste : « On a cette impression que les mots résonnent en nous, que l’écoute brise notre épiderme, qu’elle est quasi corporelle. »
Dans cet océan de voix, les femmes ne sont pas interrompues. Ces émissions offrent un espace où les podcasteuses sont les maîtresses de leur temps. « En 2017, avec les premiers podcasts féministes, on entendait pour la première fois des voix de meufs pas coupées par des mecs. C’était libérateur. J’en ai encore des frissons », se souvient Victoire Tuaillon.
Ce sont également les thématiques qu’il permet de faire émerger qui font du podcast un allié des luttes féministes. Dans son émission Je vous parle ici de ce qui n’existe pas, la documentariste sonore belgo-vietnamienne Mélanie Cao documente l’asioféminisme
Si le podcast participe à la démocratisation des luttes féministes, c’est aussi parce qu’il a un rôle d’éducation populaire, comme le souligne Grace Ly : « Avec Rokhaya, on avait ce souhait de créer des ressources, des outils accessibles facilement et gratuitement. On voulait contrer le caractère éphémère des conférences. » Un attrait partagé par Mélanie Cao : « Surtout sur nos thématiques, où les contenus en sont encore à leurs balbutiements, c’est important de pouvoir construire cette bibliothèque numérique. »
Ailleurs qu’en France et aux États-Unis, le podcast a aussi participé à plusieurs avancées dans la lutte contre le patriarcat. C’est le cas en Égypte quand, en 2022, éclate l’affaire Ahmed Bassam Zaki, du nom de l’étudiant de 22 ans accusé par une centaine de jeunes femmes d’agressions sexuelles. Au lendemain de ce #MeToo égyptien, les féministes du pays se sont emparées de ce format pour faire résonner la lutte et éduquer les masses.
La propagation rapide des podcasts s’explique par sa production peu coûteuse, lorsqu’elle est dans sa forme la plus simple – un smartphone doté d’une application dictaphone peut amplement faire l’affaire. Et par le développement des plateformes d’écoute (Spotify, Deezer, Apple Podcasts, Amazon Music…), ce qui permet une plus grande accessibilité. « De la même manière qu’on n’a pas besoin d’être journaliste pour lancer un blog, on peut créer un podcast facilement. Avec un téléphone, ça ne sera pas le format le plus complexe, le plus monté, mais c’est une bonne base pour un podcast conversationnel », précise la chercheuse Lea Redfern.
Comme tout format qui se démocratise, le podcast est désormais confronté à de nombreux défis, à commencer par celui de trouver un modèle économique viable et qui garantisse son indépendance éditoriale. Les différents studios français font face à de lourdes crises économiques. Binge Audio, un des leaders du marché, qui produit Les Couilles sur la table, est aujourd’hui en redressement judiciaire. Et Paradiso Media (à l’origine du podcast Free from Desire) a été placé en liquidation en 2024. « Il n’y pas de modèle pérenne, car les gens ne payent pas pour écouter du podcast. Le seul modèle, c’est la pub. Malheureusement, ça ne suffit pas à faire vivre un studio », regrette Victoire Tuaillon, qui a quitté Binge Audio en décembre 2024.
Un nouveau filon commercial a été trouvé avec l’adaptation en livre des podcasts très écoutés. La série documentaire Ou peut-être une nuit, de Charlotte Pudlowski (Louie Media), qui a dépassé le million d’écoutes a été adaptée par Grasset. Les Couilles sur la table, de Binge Audio (500 000 écoutes par mois), a été adapté en livre en octobre 2019 aux éditions du même nom, et vendu à plus de 50 000 exemplaires.
Mais ces succès d’audience ou de librairie ne concernent qu’une minorité, et le secteur reste ultra concurrentiel et précaire. Les premières à subir de plein fouet ce système sont les femmes et les personnes non Blanches. Rares sont les podcasteuses qui vivent de leur travail. « Pendant longtemps, j’ai dû avoir un travail d’appoint. Aujourd’hui, ce sont mes conférences qui me permettent de vivre, confie Mélanie Cao, qui refuse le système du sponsoring par crainte de perdre en radicalité en dépendant des publicités. Cela fait des mois que je n’ai pas sorti d’épisode, car je priorise les projets où je suis rémunérée. La réelle question est : qui peut se permettre de faire du travail gratuit ? »
Comme dans le reste de l’espace médiatique, le monde du podcast manque cruellement de personnes racisées. « À l’origine des grands studios de podcasts français se trouvent des journalistes blanc·hes qui viennent des grandes rédactions. Et qui ont fait perdurer cet entre-soi journalistique. C’est finalement un continuum, regrette Grace Ly. Le podcast permet une révolution des thématiques, mais les acteurs et les actrices qui les incarnent sortent tous du même sérail. » De son côté, Charlotte Bienaimé appelle le service public à se saisir de ces questions : « C’est à nous, journalistes, de trouver un moyen de transmettre le micro pour qu’il y ait une multiplicité de voix, de récits, de points de vue situés. C’est comme cela que l’on avancera. » •
29.07.2025 à 12:27
Marie Kirschen
« La femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doit cesser. Nous naissons libres comme l’homme et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l’autre. » C’est avec ces mots que la brochure La Femme libre lance son premier numéro, en août 1832.
Les premiers supports destinés spécifiquement aux femmes apparaissent à la fin du XVIIIe siècle, « mais, en réalité, ce sont des journaux de mode pour la plupart », modère la chercheuse en littérature Lucie Barette, autrice de Corset de papier. Une histoire de la presse féminine (éditions Divergences, 2022). Au début du XIXe siècle, certaines de ces revues laissent tout de même une place à quelques articles où s’expose la condition des femmes, comme L’Athénée des dames. Mais, pour l’universitaire, c’est La Femme libre qui ressemble le plus à ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de journal « féministe » – même si le terme n’a commencé à être utilisé dans le sens qu’on lui connaît aujourd’hui que cinquante ans plus tard.
Cette petite brochure est lancée non pas par des bourgeoises ayant reçu éducation et moyens financiers, mais par des ouvrières adeptes du saint-simonisme, un mouvement de pensée réformateur, politique et religieux, qui prône entre autres l’égalité entre les femmes et les hommes. De 1832 à 1834, l’équipe non mixte de La Femme libre s’en prend à l’institution du mariage, aux inégalités devant l’éducation et souhaite articuler l’émancipation féminine à celle du prolétariat. À l’époque, il est encore rare pour les femmes de prendre la plume et de s’exprimer : écrire pour être lue est en soi un acte de transgression.
À la suite de la révolution de 1848, ce flambeau est repris par deux figures de l’histoire du féminisme, Eugénie Niboyet et Jeanne Deroin, passées par le saint-simonisme, et qui développent, respectivement dans La Voix des femmes et L’Opinion des femmes, des réflexions aux accents socialistes. Ces initiatives ne durent que quelques mois, mais, en posant ainsi leurs idées sur papier, ces militantes ne font pas seulement irruption dans les débats de leur époque, elles laissent aussi des traces durables de l’histoire des femmes. « Pour nous, historiennes, ces journaux sont des sources extraordinaires », avance Florence Rochefort, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et coautrice du livre Ne nous libérez pas, on s’en charge
À partir de 1870, avec le renouveau politique de la IIIe République, les mobilisations féministes connaissent un essor important, autour de figures comme Maria Deraismes, Léon Richer ou Hubertine Auclert. Cette effervescence se traduit d’autant plus à travers la presse que celle-ci connaît un fort dynamisme. Le Droit des femmes est ainsi lancé par Léon Richer en 1869, puis La Citoyenne, d’Hubertine Auclert, paraît à partir de 1881. Créer un bulletin fait désormais partie du répertoire d’action féministe, au même titre qu’organiser des réunions publiques. Mais, malgré la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, les femmes n’ont toujours pas le droit de diriger une publication en leur nom propre. La suffragiste Hubertine Auclert se voit donc contrainte de confier à son compagnon la gérance du journal qu’elle a elle-même créé.
Ces périodiques publient des témoignages de femmes sur les injustices qu’elles vivent, elles se désolent du sexisme du Code civil, réclament le rétablissement du droit au divorce, s’inquiètent des conditions de travail des ouvrières… Ils s’intéressent aussi de près à la violence des hommes. Le titre d’Hubertine Auclert a même une rubrique consacrée à la « brutalité masculine , où sont fustigés les « maris assassins ». « La presse féministe de l’époque parle beaucoup des faits divers parce qu’il y a très peu d’études sur les femmes à l’époque, décrypte Florence Rochefort. Donc elle s’appuie sur l’étude des textes juridiques, mais aussi sur des faits de société qu’elle analyse de façon critique. Il y a toute une pédagogie militante, qui explique pourquoi il est nécessaire de réclamer des droits. »
Un cap supplémentaire est passé avec l’aventure de La Fronde, lancé par l’ambitieuse Marguerite Durand en 1897. Il s’agit désormais de prouver que les femmes peuvent être des journalistes professionnelles tout aussi capables que les hommes. Alors que, jusqu’ici, les journaux féministes étaient la production de militant·es souhaitant promouvoir leurs idées, Marguerite Durand est, elle, avant tout journaliste. Elle découvre d’ailleurs ces idées sur le tard alors que, rédactrice pour Le Figaro, on l’envoie couvrir le congrès féministe international de 1896 – dans le but de le railler ! Mais, pour elle, c’est une révélation. Membre de la bourgeoisie, elle décide alors de créer son média, avec le zèle de la nouvelle convertie. Si les idées féministes sont largement présentes dans ses pages, La Fronde se veut avant tout un quotidien d’actualité générale, à même de concurrencer les autres grands journaux, mais – et c’est une différence de taille – réalisé par une équipe entièrement féminine. Le premier numéro est un événement. Il est tiré à pas moins de 200 000 exemplaires – des chiffres jamais vus dans la presse féministe.
« L’expérience de La Fronde est fondatrice parce que Marguerite Durand met vraiment le pied dans la porte en ce qui concerne l’accès des femmes au journalisme et à l’ensemble de l’espace public », analyse Lucie Barette, qui a consacré une biographie à la patronne de presse
Pour séduire l’opinion publique, cette ancienne actrice n’hésite pas à miser sur le luxe (la rédaction est installée dans un hôtel particulier) et l’élégance – ce qui ne manque pas de faire grincer les dents de quelques militantes aguerries. Mais La Fronde finit par se heurter, comme tant d’autres projets féministes, à la question du financement. Jamais rentable, « jugée trop bourgeoise pour les socialistes et trop révolutionnaire pour les bourgeois », selon les propres mots de Marguerite Durand, La Fronde met la clé sous la porte en 1905, après que sa fondatrice a dû régulièrement renflouer la caisse avec ses fonds personnels.
Quelques autres initiatives font vivre les idéaux d’égalité lors de la première moitié du XXe siècle, comme L’Écho de Pointe-à-Pitre de 1918 à 1921, premier journal féministe de la Caraïbe francophone, ou La Française, hebdomadaire lié à l’Union française pour le suffrage des femmes, qui réussit l’exploit de durer de 1906 à 1940. Mais il faut attendre que le mouvement féministe revienne sur le devant de la scène dans les années 1970 pour voir déferler une vague sans précédent de médias féministes.
Né à l’été 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) voit son premier journal paraître moins d’un an plus tard, en mai 1971. Il est tiré à 35 000 exemplaires. C’est le fameux Torchon brûle, un « menstruel » à la périodicité tout à fait irrégulière, comme peuvent parfois l’être les règles. La mise en page est foutraque et créative, le ton insolent et impertinent ; le propos, éminemment politique. Ici pas de rubriques régulières : témoignages personnels alternent avec analyses théoriques, poésie et dessins, textes tapés à la machine ou écrits à la main… Et si les militantes à l’origine des publications du début du XIXe siècle étaient des autodidactes, les rédactrices du MLF sont des femmes ayant eu accès aux études supérieures, voire des chercheuses à l’université. Ses équipes sont bénévoles et non professionnelles, organisées de manière horizontale et changent au gré des numéros. Financé par des dons de militantes, Le torchon brûle est disponible en kiosque, vendu à la criée dans la rue ou lors de rassemblements militants. « L’idée est de créer un média à soi, un lieu d’expression qui n’existe pas dans la presse d’information ou dans la presse féminine, qui permet de se rendre visible et de faire connaître ses actions », décrit Bibia Pavard, historienne à l’université Paris-Panthéon-Assas, spécialiste de la période – et membre du comité éditorial de La Déferlante.
Si Le torchon brûle ne connaît que six numéros et s’éteint à l’été 1973, des publications militantes paraissent à foison dans son sillage, de la feuille de chou agrafée à la main à la revue brochée plus sérieuse. Le livre Mouvements de presse de Martine Laroche et Michèle Larrouy
Quelques professionnelles du journalisme ou de l’édition tentent de lancer des périodiques à destination d’un public élargi. Des journalistes féministes, frustrées par les journaux qui les emploient, montent Histoire d’elles et réussissent, avec très peu de moyens, à faire paraître 22 numéros entre mars 1977 et avril 1980, tirés à 20 000 exemplaires. Les éditions des femmes, d’Antoinette Fouque, plus à l’aise financièrement – grâce au mécénat d’une riche héritière – proposent Le Quotidien des femmes, imprimé à 60 000 exemplaires de 1974 à 1976, puis Des femmes en mouvement, un magazine sur papier glacé, de 1977 à 1982. « Mais en France, on n’a pas eu l’équivalent de Ms Magazine, lancé en 1971 aux États-Unis, et qui existe toujours aujourd’hui, ou du britannique Spare Rib, qui perdure jusque dans les années 1990 », observe Bibia Pavard.
L’historienne note cependant une « circulation » des idées féministes jusque dans des médias commerciaux. Ainsi, le féminin Marie Claire innove en 1976 avec un « cahier femme ». Dans ce qu’elles appellent les « pages qui grattent », tant sur le fond que sur la forme – les feuilles sont plus rugueuses que l’habituel papier glacé –, de jeunes journalistes engagées dressent le portrait de femmes qui font des « métiers d’hommes », taclent des publicités sexistes ou donnent des nouvelles des mouvements militants.
Une autre tentative grand public vient de Claude Servan-Schreiber, passée par Elle et L’Express, avec le soutien financier du groupe L’Expansion. Comme elle le raconte dans sa biographie (Une femme dans son siècle, Seuil, 2025), la journaliste rêve alors d’un « journal qui ne traiterait pas de mode, de cuisine ni de cosmétique, mais de ce que les femmes accomplissent dans tous les domaines ». Elle recrute pour l’occasion une rédaction 100 % féminine, dont l’écrivaine Benoîte Groult, qui vient de faire un carton en librairie avec son essai Ainsi soit-elle (Grasset, 1975). Le premier numéro de F Magazine est lancé en janvier 1978, avec un tirage à 400 000 exemplaires, des chiffres faramineux pour un magazine aux velléités féministes.
Mais la démarche de F Magazine, comme celle de Marie Claire, n’est pas bien vue par un milieu militant qui se méfie plus que tout de la récupération politique. « À l’époque, il y a une hantise que le mouvement soit dévoyé, constate Florence Rochefort. Avec le recul, on peut aussi constater l’effet positif des répercussions du militantisme sur d’autres supports. Oui, ça édulcore, mais cela diffuse aussi des notions qui touchent un public large, qui ne serait pas forcément sensible à un positionnement politique plus dur. » Trop commercial pour les militantes, F Magazine ne l’est cependant pas assez pour les agences publicitaires. Ces dernières se méfient de ce « repaire d’enquiquineuses », comme le décrit Claude Servan-Schreiber, qui n’hésitent pas à refuser des pages de publicité sexistes. Faute de rentabilité, l’aventure s’arrête en 1981.
Le féminisme est alors en train en perte de vitesse et il faut attendre le renouveau du début des années 2010 pour retrouver une ébullition côté presse, qui s’accentue avec le mouvement MeToo à la fin de 2017. Désormais, les médias féministes sont avant tout numériques, qu’ils soient lancés par des professionnel·les ou par des militantes. Citons ainsi les sites Madmoizelle (de 2005 à 2025), Les Nouvelles News (depuis 2009), Cheek magazine (de 2013 à 2025), ou encore les newsletters ou les podcasts (lire nos articles sur les podcasts et les newsletter). Des activistes s’emparent aussi des blogs, créent leurs chaînes YouTube et des comptes Instagram, qui se transforment en plateformes pour diffuser les points de vue progressistes.
Le papier n’a, pour autant, pas disparu, qu’il soit vendu en kiosque comme avec le magazine Causette (2009 à 2024), ou en librairie, avec les revues Panthère première (depuis 2017), Censored (en version papier de 2018 à 2024, et désormais en ligne), Gaze (depuis 2020) ou La Déferlante (depuis 2021, lire notre manifeste). « Ce qui me frappe, c’est l’importance qu’ont prise, dans ces médias, les informations internationales, sur la situation des femmes dans d’autres pays, ainsi que les sujets LGBTQIA+, analyse Florence Rochefort. On voit qu’il y a une grande porosité entre la recherche féministe, qui s’est développée ces dernières décennies, et ces médias. Aujourd’hui, certaines journalistes ont fait des études de genre et sont formées en amont à ces questions. »
De fait, de jeunes rédactrices portent aussi les thématiques féministes dans les rédactions généralistes où elles travaillent, et on observe, comme dans les années 1970, une dissémination de ces idées dans les médias grand public, y compris avec la création d’espaces spécifiques : les newsletters féministes de Libération, Mediapart, Ouest-France. Sans compter des médias ad hoc, comme Simone, journal numérique du groupe Prisma, pourtant propriété du milliardaire
d’extrême droite Vincent Bolloré.
Il faut attendre le début des années 2010 pour retrouver une ébullition côté presse, qui s’accentue avec le mouvement MeToo à la fin de 2017.
L’historienne Bibia Pavard remarque l’importance prise par la communication pour la nouvelle génération de féministes. « On ne retrouve pas exactement la même perspective que dans les années 1970. À l’époque, l’important était de manifester, de changer la société par la lutte, et les journaux n’étaient que le prolongement de ces combats. Aujourd’hui, on voit apparaître l’idée que c’est en communiquant auprès d’un vaste public que l’on va pouvoir faire changer les mentalités, que ce sont cette communication et ces médias qui vont faire descendre dans la rue et donc peser sur le changement social. » Ainsi, après bientôt deux cents ans d’histoire, les médias féministes, qu’ils soient papier ou numériques, semblent plus que jamais être un lieu capital des luttes.