ACCÈS LIBRE
28.07.2025 à 08:17
Lilo Pepy
Dans quel contexte l’Ajar a‑t-elle été créée, en mars 2023 ?
L’idée est partie d’une discussion un an plus tôt avec mon camarade Arno Soheil Pedram [membre et ancien président de l’Ajar] sur le traitement des enjeux raciaux en France, un tabou en comparaison notamment de celui fait dans certains médias états-uniens.
Ce constat était aussi celui d’autres journalistes concerné·es. Le sujet n’était pris au sérieux nulle part – pas même dans nos syndicats. Nous avons donc décidé de nous organiser, pour nous et entre nous, avec l’objectif de diversifier les rédactions et de lutter contre le racisme dans les médias.
Pour améliorer le traitement médiatique de la question de la race, sur quels ressorts espérez-vous agir ?
La formation est primordiale : les écoles de journalisme n’en font pas assez sur ces sujets. Nous leur proposons donc des interventions rémunérées, même si certaines persistent à remettre en cause la légitimité de notre combat. Nous intervenons également dans les collèges, les lycées et au sein de certaines rédactions, avec l’idée, entre autres, d’aider à identifier les biais racistes.
Ces formations s’adressent aussi aux personnes non blanches, car le fait d’être racisé·e ne va pas de pair avec une maîtrise de la notion de race.
Plus largement, nous avons élaboré des recommandations que nous soumettons aux médias. Le recrutement d’un·e race editor, c’est-à-dire d’un·e responsable éditorial·e aux questions raciales, sur le modèle des gender editors
En parallèle, sur nos réseaux sociaux, on mène avec pédagogie un travail de critique médiatique : nous relevons les termes inappropriés ou les choix de sujet stigmatisants et détaillons les mécanismes racistes qu’ils impliquent. Nous portons une parole minoritaire dans un contexte de fascisation de l’espace public, et une telle dénonciation ne suffit pas à faire changer un média. Nous cherchons à éveiller les consciences et, au-delà de l’Ajar, à rendre audible une critique antiraciste des médias.
Comment les rédactions réagissent-elles à ces prises de contact ou aux interpellations sur les réseaux sociaux ?
Certaines entendent la critique, mais il faut faire beaucoup de bruit, comme lorsque France Bleu avait illustré un article sur les chauffeur·euses de VTC avec une photo d’un singe au volant. Nous avons rappelé à ce média une réalité sociologique, à savoir que ces chauffeur·euses étaient majoritairement racisé·es, et que ce choix iconographique contribuait à les animaliser, selon un ressort foncièrement raciste. À la suite de quoi l’image a été changée.
D’autres rédactions se braquent complètement, mais ce n’est pas grave. Dans ce cas, on espère a minima avoir sensibilisé certain·es des journalistes qui la composent, tout comme leurs lecteur·ices ou les personnes nous suivant sur nos réseaux.
Deux ans après la création de l’Ajar, quel constat dressez-vous concernant la place de l’antiracisme dans le paysage médiatique français ?
La concentration des médias dans les mains de milliardaires est au service de projets politiques clairs, certains favorables à l’extrême droite. Pierre-Édouard Stérin [propriétaire ou investisseur de médias comme le compte X Cerfia, la chaîne YouTube Le Crayon, ou le média dit « de proximité » Neo], ou Vincent Bolloré [propriétaire de Canal+, CNews, Le Journal du dimanche, Europe 1, RFM…] n’ont pas réalisé ces opérations à des fins financières, car les médias ne rapportent pas d’argent. Ce qu’ils désirent, c’est favoriser la fascisation de l’opinion publique en France.
Dans cette logique, nous relevons de plus en plus de contenus ouvertement racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. En quelques années, des médias comme Le Journal du dimanche ou Europe 1 sont devenus, au mépris de la déontologie journalistique, de véritables artisans de la haine, conformément au souhait de leur propriétaire.
Au demeurant, la stigmatisation de certaines parties de la population, des personnes migrantes, des antiracistes ou encore des musulman·es n’est pas l’apanage de ces médias-là mais touche aussi des rédactions du service public. Il suffit de regarder l’évolution de la matinale de France Inter. Pour ne donner qu’un exemple, les chroniques de Sophia Aram se font de plus en plus virulentes contre les personnes luttant pour l’antiracisme. Elle mène un combat contre le terme – et donc la réalité – de l’islamophobie. Aujourd’hui, sans être exempts de biais racistes dans leur couverture de l’actualité, seuls les médias indépendants collaborent avec nous pour tenter de contrer ce phénomène.
Au-delà du traitement médiatique de la notion de race, vous avez évoqué en début d’entretien la nécessité de diversifier les rédactions. Quelle est la situation en France concernant le recrutement des journalistes racisé·es ?
Contrairement à des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis, en France nous n’avons pas de données permettant de chiffrer le taux de personnes non blanches dans les rédactions. Nous avons demandé, sans succès, un état des lieux à plusieurs médias : il y a un grand malaise à ce propos. Cela permettrait pourtant d’objectiver nos constats empiriques, à savoir que les rédactions demeurent trop majoritairement composées de journalistes blanc·hes et bourgeois·es, qui ne représentent pas entièrement la France. Chercher des profils différents afin d’améliorer la qualité des publications est pourtant essentiel.
Et lorsque les personnes racisées parviennent à se faire recruter, nous constatons – à travers les 220 membres de l’association et notre réseau – que peu d’entre elles occupent des postes à responsabilités. Certain·es racontent avoir connu des parcours plus difficiles que leurs collègues blanc·hes.
Dans la partie de nos recommandations qui visent, entre autres, à favoriser l’embauche de personnes non blanches, nous suggérons de publier systématiquement les offres d’emploi pour davantage d’égalité dans l’accès à l’information. Cela permet en partie de sortir de la cooptation et du copinage. En parallèle, nous organisons régulièrement pour nos adhérent·es qui travaillent à la pige
Outre l’évolution professionnelle des journalistes racisé·es, qu’en est-il des discriminations vécues dans le travail quotidien au sein des rédactions ?
Il ne se passe pas une semaine sans qu’un·e de nos adhérent·es ne témoigne de discriminations. Par exemple, l’échange systématique des prénoms des deux personnes racisées de la rédaction : cela n’est ni anecdotique, ni une étourderie, mais participe à la perception uniformisée et à l’essentialisation des personnes racisées. L’Ajar leur offre un espace d’écoute et d’entraide. Nous leur proposons des séances collectives gratuites avec une psychologue du travail afin d’aborder cette charge raciale
Recevoir le témoignage d’une victime de racisme, par exemple, cela s’apprend : ça permet d’éviter de reproduire ces violences. Nous tentons de trouver des solutions avec les travailleur·euses membres de l’Ajar pour que leurs espaces de travail soient purgés de cette violence. Si nécessaire, cela implique d’aller à la confrontation avec leurs employeur·euses.
« Nous relevons de plus en plus de contenus ouvertement racistes dont le but n’est pas tant d’informer que d’accélérer la division de la société française. »
Nous travaillons aussi à un partenariat avec certains syndicats. Car même si nous estimons qu’il leur reste beaucoup à faire sur ces questions, nous continuons à penser qu’ils peuvent être des alliés.
En 2023, vous avez dénoncé, dans un communiqué de presse, les attaques subies par certain·es journalistes arabes, dont la légitimité à couvrir le génocide palestinien a été mise en cause. Qu’est-ce que cela dit de la notion de prétendue neutralité journalistique ?
Nous avons reçu plusieurs témoignages en ce sens : dans certaines rédactions, les journalistes arabes se sont entendu dire qu’elles et ils ne seraient pas assez objectives et objectifs pour couvrir le génocide palestinien, car trop impliqué·es émotionnellement. Mais le sort du peuple palestinien devrait indigner tout le monde ! Du reste, tous·tes les journalistes travaillent leurs sujets d’un certain point de vue : en avoir conscience, cela n’empêche pas la rigueur méthodologique, au contraire.
Nous concernant, l’enjeu n’est pas tant le biais des journalistes arabes que celui des médias occidentaux, qui ont participé à légitimer les massacres de l’armée israélienne, quitte à déshumaniser complètement les Palestinien·nes, privé·es de nom, de prénom, de visage, d’histoire. Nous sommes face à une faillite déontologique et morale générale. Aux yeux de ces médias, les vies arabes ne valent rien. •
28.07.2025 à 08:02
Nora Bouazzouni
Qu’est-ce que le métier de journaliste représentait dans les milieux d’où, chacune, vous venez ?
SALOMÉ SAQUÉ J’ai grandi en Ardèche et personne dans ma famille ne connaissait de journaliste, donc ce métier me paraissait inatteignable.
Pour autant, après le bac, je ne me suis pas lancée dans des études de journalisme, car je me considérais comme trop mauvaise pour exercer ce métier. J’ai fini par y venir après des études de droit. J’écrivais des articles sur mon temps libre, puis j’ai fait de nombreux stages dans des rédactions. Mais je voyais ça plutôt comme un passe-temps. J’ai ensuite enchaîné les boulots dans des chaînes de télévision.
LORRAINE DE FOUCHER Moi, enfant, j’avais une passion pour la biologie. On m’avait offert un microscope et je passais mon temps à regarder des trucs à travers la lunette.
Au lycée, parce que j’avais envie d’exercer un métier d’utilité publique, je me suis dit que j’allais faire médecine. Mais mon année de première scientifique a été un désastre et j’ai dû me réorienter en filière littéraire. Ça a été une révélation, mais il a fallu que je mène un combat pas possible dans ma famille pour faire accepter cette voie. Dans la famille de mon père, ils n’étaient que deux à avoir le bac. Une section littéraire, c’était pour lui la certitude que j’allais finir à dessiner par terre en buvant des bières bon marché. Il voulait ma sécurité financière.
J’ai choisi de m’orienter vers le journalisme car c’était pour moi quelque chose d’assez semblable à la médecine : il faut écouter les gens, essayer de comprendre leurs problèmes, poser un diagnostic. Je sais que ça sonne très corporatiste, mais je me souviens d’articles du Monde qui ont été pour moi des épiphanies. Je me rappelle par exemple exactement où j’étais quand j’ai lu l’article d’Ariane Chemin, en 2005 sur la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois
Mais là non plus je n’ai pas été très encouragée par mes proches, qui avaient peur pour moi parce que le métier était réputé ardu.
MARINE TURCHI Moi ça va être assez rapide parce que, de manière un peu caricaturale, je voulais être journaliste depuis l’âge de 6 ans. Je viens d’un village de 1 000 habitants, à 1 heure 30 de Paris donc je n’avais aucune référence journalistique au sein de mon entourage proche, mais à 14 ans j’avais déjà fait mon petit stage de 3e à La République du Centre et rédigé quelques articles.
Ce qui m’a fait entrer là-dedans, c’est mon attrait pour la politique : je regardais « 7 sur 7 » [une émission politique diffusée sur TF1 et présentée par la journaliste Anne Sinclair entre 1981 et 1997], le journal de 20 heures et je posais à mes parents des questions impensables, par exemple sur les élections en Israël, alors qu’ils ne savaient même pas qu’il y avait des élections ce jour-là ! Assez logiquement, j’ai tout fait pour atteindre ce métier : terminale ES, hypokhâgne, Sciences Po, école de journalisme…
Lorraine de Foucher, dans votre discours lors de la remise du prix Albert-Londres, vous avez expliqué avoir commencé à travailler en étant déjà mère d’une petite fille. Comment vos premiers contrats se sont-ils passés ? Plus généralement, qu’a signifié pour chacune d’entre vous d’être une femme dans ce milieu professionnel ?
LORRAINE DE FOUCHER Quand j’ai commencé à travailler dans une rédaction de télévision au début des années 2010, le fait que je sois une femme avec un enfant a clairement été vu comme un handicap. J’avais une médaille autour de mon poignet avec le prénom de ma fille dessus. J’ai été convoquée dans le bureau du chef de service qui m’a dit qu’il ne voulait pas entendre parler d’elle, que si aucune femme de moins de 35 ans à la rédaction n’avait d’enfant, ce n’était pas pour rien. Quelques années plus tard, dans une autre rédaction, la reconduction de mon CDD a été conditionnée au fait que ne pas voir ma fille « n’impacte pas ma motivation ». Parce qu’évidemment quand on est reporter, on a des horaires pas possibles, on part en reportage sans savoir si on rentre le soir même ou pas. Pour certains employeurs, il n’est pas envisageable qu’une jeune mère puisse le gérer.
SALOMÉ SAQUÉ J’ai aussi commencé ma carrière dans une chaîne de télé, mais c’était juste après #MeToo et j’étais déjà féministe. J’avais à l’époque une version très idéalisée de la télévision de service public, qui était mon Graal absolu en matière professionnelle. J’étais prête à défoncer les portes, à travailler jusqu’à pas d’heure s’il le fallait, dans une vision totalement sacrificielle de ce métier. Très vite, j’ai donc été prise entre mes convictions et mon envie de faire carrière. Et c’est dans ce contexte que j’ai fait l’expérience du sexisme au travail : des réflexions sur mon physique, des commentaires sur mes vêtements ou mon maquillage de la part d’hommes en position de pouvoir, mais aussi des SMS ambigus pour me dire que j’étais magnifique, tout cela alors que j’étais stagiaire, tout en bas de la hiérarchie et donc mal à l’aise pour répondre. Je me souviens que j’en parlais à des collègues femmes de 40 ou 50 ans qui me répondaient : « Attends, mais nous, on se prenait des mains au cul il y a vingt ans ! »
LORRAINE DE FOUCHER Tu travailles et tu es sans arrêt sexualisée, ce qui n’arrive que très peu aux hommes journalistes. Ça montre à quel point on doit se battre pour être simplement considérées comme des personnes…
Marine Turchi, Mediapart est considéré comme une rédaction très en pointe dans la lutte contre les discriminations : avez-vous aussi été confrontée au sexisme ?
MARINE TURCHI Quand j’ai intégré la rédaction de Mediapart à sa création, en 2008, six mois après ma sortie d’école de journalisme, elle n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Le site avait été fondé par une majorité d’hommes et, par exemple, le service enquête était à 100 % masculin. En conférence de rédaction, c’étaient des hommes qui prenaient davantage la parole, se lançaient dans des tunnels d’explications, mansplainaient et survendaient leurs sujets. Les femmes, elles, étaient plus en retrait à dire « j’ai peut-être un truc bien », alors qu’elles avaient parfois un scoop incroyable.
On a beaucoup œuvré en interne pour que certaines choses changent, et on s’est dit par exemple que, si on ne faisait pas de statistiques, on ne serait pas entendues.
En 2018, on s’est donc mises à quelques-unes pour chronométrer, à l’aide d’une appli, les interventions pendant les réunions. On a également compté combien d’hommes et de femmes étaient interviewé·es dans les articles ou représenté·es en photo. On a aussi fait ce travail statistique sur les salaires. Parallèlement, on a commencé à faire des réunions entre femmes uniquement. Tel jour, à telle heure, toutes les femmes se levaient pour se retrouver, et nos collègues masculins ne comprenaient pas ce qui se passait.
On a fini par présenter ces statistiques à la rédaction, assorties de propositions, comme faire un travail de vigie pendant les conférences de rédaction. Des efforts ont été réalisés et la direction est devenue paritaire. Depuis 2024, ce sont quatre femmes qui dirigent Mediapart
Les femmes journalistes ne sont-elles pas, aussi, cantonnées au traitement de certains sujets ?
MARINE TURCHI Après neuf ans au service politique de Mediapart, j’ai intégré le service enquêtes en 2017 pour suivre l’extrême droite. J’y étais la seule femme. C’était juste après l’affaire Baupin
LORRAINE DE FOUCHER On ne m’a pas imposé le sujet des violences sexistes et sexuelles, je m’en suis saisie moi-même. C’était juste avant #MeToo et c’était un champ émergent qui s’est structuré au sein de la rédaction du Monde, grâce notamment au projet « Féminicides »
Mais je rejoins Marine sur cette histoire de « vaisselle sale », parce que ce sujet a longtemps été perçu comme « humanitaire » – pour le dire de manière un peu caricaturale – qui portait le stigmate de sa matière : c’est un sujet de femme, donc pas très crédible. Et comme en plus ce sont les femmes qui font les enquêtes, on les accuse de régler leurs comptes avec les hommes dans le journal… J’aimerais qu’il y ait plus d’hommes qui s’emparent de ces sujets-là.
MARINE TURCHI Je remarque quand même quelque chose de positif : pour plein de jeunes femmes journalistes, les violences sexistes et sexuelles sont une porte d’entrée vers l’enquête. Elles se disent que, là-dessus au moins, on ne remettra pas en cause leur légitimité.
SALOMÉ SAQUÉ J’ai abordé les choses de manière inverse. Quand Blast
À l’été 2015, Lorraine de Foucher vient, quelques mois plus tôt, de rejoindre la rédaction du Monde. Elle tombe sur un reportage des Inrocks réalisé en immersion sur le tournage d’un film pornographique, pour le site internet French Bukkake. Le journaliste Romain Blondeau y décrit une ambiance de camaraderie rigolarde, ponctuée de scènes de sexe violentes dans lesquelles les femmes sont reléguées au rang d’objet : « Quand je lis cet article, je suis horrifiée », confie Lorraine de Foucher dans Mécaniques du journalisme sur France Culture.
Mais autour d’elle, certains hommes jugent sa posture moraliste. « Ça m’énerve, et cet énervement reste
en moi pendant plusieurs années. »
Cinq ans plus tard, durant l’été 2020, la justice française met en examen plusieurs dizaines de producteurs, réalisateurs, acteurs et dirigeants de sites vidéo pornographiques, dont French Bukkake et Jacquie et Michel.
Quatre d’entre eux sont notamment visés par une enquête pour viols, complicité de viols, proxénétisme et traite d’êtres humains. Au Monde, Lorraine de Foucher et deux de ses confrères, Nicolas Chapuis et Samuel Laurent, rencontrent les victimes et explorent les traces numériques.
En décembre 2021, elle et ils publient « Plainte contre X. L’enquête qui fait trembler le porno français », une enquête en quatre épisodes sur les mécaniques de la violence « dans les rouages d’une industrie low cost qui broie sa matière première : les jeunes femmes ». Ce réseau de recrutement sordide a fait plus d’une cinquantaine de victimes, qui relatent des sévices épouvantables, par ailleurs diffusés sans leur accord sur des plateformes vidéo françaises.
Portée par l’enquête judiciaire et le travail de la presse, l’affaire retentit jusque dans la sphère politique. En 2022, pour la première fois dans l’histoire parlementaire, un rapport d’information est publié. Intitulé « Porno : l’enfer du décor », il veut alerter le gouvernement et l’opinion publique sur les violences de l’industrie pornographique.
L’année suivante, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes produit un nouveau rapport : « Pornocriminalité, mettons fin à l’impunité de l’industrie pornographique ». Il est toutefois vertement critiqué par de nombreux et nombreuses travailleur·euses du sexe, qui dénoncent une étude stigmatisante, pour laquelle aucune personne concernée n’a été auditionnée. Toujours en cours d’instruction, l’affaire « French Bukkake » devrait faire l’objet d’un procès dans les mois à venir : 42 femmes se sont constituées partie civile et 16 hommes devraient être jugés pour viols aggravés, complicité de viols, proxénétisme aggravé, traite d’êtres humains à des fins de viols et diffusion d’images de viols.
Vos efforts pour rendre « sérieux » les sujets liés au sexisme ou aux violences sexuelles ne vous empêchent pas d’assumer vos émotions dans votre pratique journalistique. Salomé Saqué, vous avez par exemple affirmé qu’elles vous aidaient à diffuser des informations. Est-ce qu’on a pu vous le reprocher ?
SALOMÉ SAQUÉ En 2021, sur le plateau de l’émission « 28 minutes » sur Arte, j’ai exprimé mon inquiétude au sujet de la crise climatique. Par la suite, dans pas mal d’articles de presse, il a été écrit que j’étais stressée, angoissée, peureuse. J’ai deux masters 2, j’ai écrit deux livres, je travaille de manière rigoureuse sans jamais propager de fausses informations, et pourtant, à chaque fois, on me ramène à mes émotions.
MARINE TURCHI C’est lié au genre, mais c’est aussi une critique adressée aux gens estampillés « de gauche ». Parce que jamais on n’ira dire d’un éditorialiste libéral qu’il est « en colère ».
SALOMÉ SAQUÉ J’estime que ces émotions ne sont pas un problème dans la mesure où elles n’entrent pas en conflit avec la déontologie, la méthodologie et la rigueur journalistique et qu’elles peuvent effectivement aider à la mise en récit de certains sujets. Je m’inquiéterai le jour où je ne ressentirai plus rien en exerçant mon métier.
LORRAINE DE FOUCHER Cette question des émotions, on me la pose tout le temps, mais je ne suis pas sûre qu’on la pose autant à mes collègues masculins ! C’est comme si on voulait vérifier que j’avais réussi à suffisamment me réguler pour avoir le droit de produire quelque chose. Pour autant, je refuse de tomber dans ce jeu d’amputation émotionnelle. J’aime écrire des articles très solides sur le fond mais où je donne accès à mes émotions, parce qu’on a un boulot de passeur ou passeuse : si moi je ne suis pas touchée par le sujet que je traite, les lecteurs et lectrices ne le seront pas. Je trouve ça intéressant d’essayer de « surfer » sur l’émotion. Parce que lorsqu’on parvient à prendre la vague, on peut arriver à des résultats intéressants. Après, il faut réussir à tenir sa position de journaliste, et quand on sent qu’on ne la tient plus très bien, il faut faire un pas en arrière et réfléchir.
« Les émotions ne sont pas un problème, elles peuvent aider à la mise en récit de certains sujets. Je m’inquiéterai le jour où je ne ressentirai plus rien en exerçant mon métier. »
Salomé Saqué
Ça vous parle, Marine Turchi, cette métaphore du surf ?
MARINE TURCHI Dans une enquête, il y a le moment de l’écoute et du recueil de la parole qui doit être bienveillant, puis le moment – pas toujours agréable – de la vérification, où l’on repose les questions, on précise les dates, etc. Il faut garder la bonne distance pour aller chercher tous les points de vue, ne pas mettre sous le tapis des éléments qui n’iraient pas dans le sens qu’on souhaite.
Le travail collectif tel qu’on le pratique à Mediapart permet justement de trouver la bonne distance : si on se retrouve dans une trop grande proximité avec les témoins ou si on se laisse emporter par notre histoire, nos collègues sont là pour nous alerter.
Par contre, il faut rappeler que les journalistes sont des personnes comme les autres, qu’elles et ils ont une part d’humanité, que plein d’affaires nous arrivent par des rencontres du quotidien. Par exemple, j’ai fait la connaissance d’Adèle Haenel dans une soirée où je me rendais à titre privé et elle m’a confié son histoire [lire l’encadré ci-dessous]. Si on me renvoie peu à mes émotions, en revanche, on me demande souvent si ce n’est pas trop dur de travailler sur les viols, ce à quoi je réponds que, pour moi, le plus dur, ce n’est pas les enquêtes qu’on fait, mais toutes celles qu’on ne pourra pas faire.
Le 3 décembre 2019, Mediapart publie un article intitulé « #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou ». Signé par Marine Turchi, il est le fruit d’une enquête de sept mois sur les accusations d’attouchements et de harcèlement sexuel portées par la comédienne contre le réalisateur Christophe Ruggia, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans.
La comédienne y affirme une posture politique inédite : elle souhaite briser l’omerta sur les violences sexuelles à l’encontre des enfants et encourager d’autres victimes à parler. Mais elle refuse dans un premier temps de porter plainte : « Quand la justice condamne un viol sur cent, je l’emmerde la justice », rapportera Marine Turchi dans son livre Faute de preuves (Seuil, 2021).
Les deux femmes se sont rencontrées presque un an auparavant. Apprenant que Marine Turchi enquête sur les violences sexuelles pour Mediapart, Adèle Haenel lui confie son histoire : celle d’une adolescente jadis captive d’une relation d’emprise avec un homme de vingt-quatre ans son aîné qui bénéficie à l’époque du silence, au mieux gêné, au pire complice, de tout un entourage personnel et professionnel.
C’est le point de départ d’une enquête minutieuse dans laquelle la journaliste recueille la parole d’une trentaine de personnes. L’article, suivi d’une longue interview filmée d’Adèle Haenel diffusée sur Mediapart, agit comme une déflagration. Le parquet de Paris s’autosaisit de l’affaire et la jeune femme finit par accepter de porter plainte. Fait inhabituel, lorsqu’en janvier 2020, Christophe Ruggia est finalement mis en examen pour « agressions sexuelles sur personne mineure de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime » et qu’une information judiciaire est ouverte, l’enquête de Marine Turchi constitue la première pièce du dossier.
Quatre ans plus tard, en décembre 2024, s’ouvre le procès du réalisateur devant le tribunal correctionnel de Paris : la journaliste est citée à la barre comme témoin mais refuse de comparaître et déclare dans la newsletter « Enquêtes » de Mediapart : « Je sens qu’on veut […] faire de moi une protagoniste de l’histoire, alors que je n’ai fait que mon travail de journaliste. »
Le réalisateur est condamné à quatre ans de prison dont deux ferme, sous bracelet électronique ; il sera jugé en appel en décembre 2025. Marine Turchi n’a pas souhaité couvrir le procès pour Mediapart mais l’a suivi attentivement : « Pour Adèle Haenel, pour #MeToo, et accessoirement aussi pour moi, car c’est une histoire qui a marqué ma vie. »
Que vous traitiez de la crise écologique, des inégalités, de la pauvreté ou des violences sexuelles, comment appréhendez-vous ces sujets qui s’apparentent au tonneau des Danaïdes ?
MARINE TURCHI Effectivement, les violences sexistes et sexuelles sont un puits sans fond, c’est peut-être ce qui les différencie d’autres sujets. Encore que, l’extrême droite est aussi un puits sans fond, et c’est vraiment déprimant ! Depuis l’affaire Baupin, notre boîte mail dédiée aux témoignages de victimes de VSS ne désemplit pas. Mais c’est paradoxalement plus « joyeux » que de traiter de l’extrême droite : d’abord, parce qu’on interviewe des gens qui ont envie de nous parler et de faire exister cette enquête – sauf les mis en cause, évidemment. Ensuite, parce qu’elles peuvent avoir un certain impact : la société ou la justice s’emparent parfois de nos enquêtes. On ne le fait pas dans ce but – notre objectif reste d’abord d’informer –, mais en tout cas, les lecteur·ices ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas. #MeToo est une révolution, certes pas encore aboutie, mais je trouve ça super de la documenter depuis ma place de journaliste.
SALOMÉ SAQUÉ Il y a quand même une prise de conscience d’une certaine partie de la société, notamment chez les jeunes femmes. C’est ce que nous disent les études sur le sujet : elles sont de plus en plus féministes et de plus en plus conscientes de ce qu’elles subissent. Personnellement, c’est ce qui me tient debout : la solidarité féminine. Je n’aurais pas tenu dans le milieu journalistique sans mes collègues et amies femmes. Quand ça ne va pas, quand je suis désespérée par l’actualité, le fait d’être ensemble, ça sauve. Moi ça me sauve en tout cas… C’est aussi très important de voir certaines enquêtes de Mediapart publiées ou de voir le prix Albert-Londres décerné à Lorraine de Foucher. C’est une bouffée d’air frais pour toutes les femmes.
MARINE TURCHI C’est vrai, ce qui change, c’est de savoir que maintenant, les affaires peuvent sortir.
« On me demande souvent si ce n’est pas trop dur de travailler sur les viols. Le plus dur, ce n’est pas les enquêtes
qu’on fait, mais toutes celles qu’on ne pourra pas faire. »Marine Turchi
SALOMÉ SAQUÉ Au procès Mazan
LORRAINE DE FOUCHER Oui, mais regarde, ensuite il y a eu le procès Scouarnec
MARINE TURCHI Le procès Mazan a fait émerger dans les discussions la question du consentement et fait prendre conscience de la diversité des profils des violeurs. Mais le problème, c’est que le cas de Gisèle Pelicot n’est absolument pas représentatif des dossiers sur lesquels on enquête ou que la justice traite au quotidien. Certaines femmes peuvent se dire : si je n’ai pas été violée par 50 hommes et si je n’ai pas de preuves vidéo, alors je n’ai aucune chance d’être entendue. Sachant que, même dans ces conditions, la parole de Gisèle Pelicot a été remise en question.
LORRAINE DE FOUCHER Parfois, quand je suis fatiguée, je me dis « à quoi bon ? ». À chaque révélation d’une affaire de violences sexuelles, que ce soit dans le milieu du théâtre, à l’hôpital, dans la restauration, les gens semblent tomber de l’armoire. C’est un peu comme avec le réchauffement climatique : les scientifiques doivent sans cesse apporter des preuves qu’il est bien réel face à des gens qui disent : « Ben non, regardez, il neige en avril… »
Toutes celles et ceux qui travaillent sérieusement et honnêtement sur les violences sexuelles sont arrivé·es à la conclusion qu’il existe un continuum de domination masculine majeur et massif qui génère des atteintes au corps des plus vulnérables, et ce dans le monde entier. C’était déjà documenté par les féministes dans les années 1970. Et malgré ça, à chaque nouvelle affaire, les gens s’écrient : « Oh non, pas encore ! Oh non, pas lui ! »
SALOMÉ SAQUÉ C’est fatigant de tout le temps avoir à démontrer le réel…
MARINE TURCHI Il y a aussi celles et ceux qui demandent « mais comment les gens autour pouvaient ignorer ça ? » : à TF1 pour Patrick Poivre d’Arvor, sur les tournages avec Gérard Depardieu, ou bien dans les affaires d’inceste. Alors qu’en réalité, on ne cesse d’expliquer que la silenciation, les complicités et l’omerta font partie intégrante du mécanisme des violences sexuelles… Il faut en finir avec la surprise.
Depuis 2017, il y a eu – on l’a dit – la médiatisation du mouvement MeToo, le mouvement Black Lives Matter, mais aussi, dans un retour de bâton, la montée de l’extrême droite un peu partout dans le monde et la banalisation de ses idées. Est-ce que cette situation de crise politique et de guerre culturelle vous oblige davantage, et si oui sur quoi ?
MARINE TURCHI Entre 2008, année où j’ai commencé à suivre l’actualité de l’extrême droite, et aujourd’hui, tout a changé. C’est le vent trumpiste [à partir de 2015] qui nous a fait entrer dans cette ère de post-vérité
Nous sommes dans une époque où la vérité est une opinion comme une autre et pour nous journalistes, c’est un enfer. On peut, mes collègues et moi, continuer à révéler des informations factuelles sur le Rassemblement national – la violence, l’antisémitisme ou le racisme de certain·es de ses militant·es, ses affaires financières, l’argent russe, etc. – ça n’a que peu ou pas d’impact sur le vote des citoyen·nes. Et c’est la même chose aux États-Unis, où le New York Times a fait du fact checking pendant tout le premier mandat de Donald Trump, sans que ça empêche sa réélection. Je ne dis pas qu’il faut arrêter, mais ça nous questionne au sein des rédactions, car aucun dialogue n’est possible avec des personnes qui s’informent en mettant sur le même plan des faits, des opinions et des théories du complot. Pour autant, je pense qu’il faut continuer à enquêter et à rappeler les évidences – y compris sur les violences sexuelles – pour vaincre l’incrédulité.
SALOMÉ SAQUÉ C’est important de parler également des médias considérés comme « centristes » qui, au nom du pluralisme d’opinion – que je défends chèrement –, donnent la parole à des personnes qui font de la désinformation et tiennent des propos haineux.
N’oublions pas qu’Éric Zemmour a longtemps officié sur le service public, qu’il y est encore régulièrement invité en dehors des périodes électorales, et ce alors qu’il n’a aucun mandat d’élu. Il faut qu’on s’interroge sur la responsabilité de ces médias dans la banalisation des opinions d’extrême droite. Pour ces antennes censées diffuser une information de qualité, convier des personnalités d’extrême droite est un choix éditorial, et même un choix de société.
« Une balle dans la nuque. C’est ce que préconise le site d’extrême droite Réseau libre pour se débarrasser des “fouille-merde” : journalistes, avocats et syndicalistes, méthodiquement identifiés dans une liste noire largement diffusée de personnes à abattre. Je n’étais pas surprise d’y figurer », écrit Salomé Saqué en introduction de son essai, Résister, paru à l’automne 2024 chez Payot.
La journaliste de Blast est depuis quelques années une des figures influentes des médias de gauche en France. Cela lui vaut d’être régulièrement harcelée sur les réseaux sociaux, en particulier par l’extrême droite. Alors, lorsque le Rassemblement national et ses alliés manquent de peu la victoire aux élections législatives anticipées en juillet 2024, elle décide d’appeler ses concitoyen·nes à l’action pour défendre la démocratie dans un court essai de 140 pages.
Au-delà du diagnostic qu’elle y pose sur la montée des conservatismes et sur le rôle des médias dans la banalisation de l’extrême droite, l’ouvrage affirme que la pratique d’un journalisme engagé est indispensable.
Elle rappelle qu’il y a vingt-trois ans, en avril 2002, quand pour la première fois un candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen, s’est retrouvé au second tour de l’élection présidentielle, « on a assisté à une levée de boucliers massive émanant d’une grande partie de la profession, au diapason de la quasi-totalité de la classe politique. […] Peut-on imaginer une réaction similaire aujourd’hui ? » Hélas, la question est purement rhétorique : en juin 2024, cinq journalistes de France 3 ont été sanctionné·es et exclu·es de la couverture des élections législatives pour avoir signé une tribune appelant à lutter contre l’extrême droite qui « menace la liberté de la presse ».
Résister s’est déjà vendu à plus de 300 000 exemplaires. « C’est très important pour moi que ce soit un petit livre à 5 euros », se réjouissait son autrice dans un article du Temps. De fait, il trône en tête de gondole dans un grand nombre de librairies, y compris des boutiques Relay, détenues par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré.
Qu’est-ce qui motive ces choix, selon vous ?
SALOMÉ SAQUÉ Cette volonté – absolument inatteignable – d’être neutre gangrène le journalisme. Des pressions très fortes de l’extrême droite sont exercées à l’encontre de tous les médias qui ne partagent pas ses idées : cela se traduit par des campagnes de dénigrement très violentes contre des journalistes, comme ça a été le cas pour Patrick Cohen, ou comme l’ont expérimenté Mediapart ou l’émission « Quotidien », par l’interdiction d’accès aux événements organisés par l’extrême droite pour des reportages. Cette attitude fait qu’aujourd’hui certaines rédactions ont une peur panique d’être qualifiées de « militantes d’extrême gauche » ou de « wokistes » et tentent de donner des gages de neutralité en leur tendant le micro.
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LORRAINE DE FOUCHER La question « peut-on être à la fois journaliste et engagé·e » n’a pas beaucoup de sens car, ontologiquement, le journalisme est un engagement. Quand on met les mains dans le cambouis du réel, quand on interagit avec les personnes concernées, quand on vérifie les faits, c’est un engagement.
Ne pas être engagé·e, avoir le droit de s’en foutre, dire « la politique ne m’intéresse pas », c’est un privilège de dominant·e. C’est estimer que tu es à un endroit de la société où tu n’es pas percuté·e par tout un tas de problématiques, et donc que tu ne te sens pas concerné·e. Mais on parle toutes et tous depuis notre propre situation, donc on est toutes et tous engagé·es. J’ai trouvé brillant Le Génie lesbien d’Alice Coffin [Grasset, 2020] : elle évoque notamment les mouvements de lutte contre le sida, dont les militant·es sont devenu·es des expert·es sur le sujet et ont permis de faire progresser la recherche de manière déterminante.
Je trouve que les militantes féministes ou les militant·es écologistes développent une expertise passionnante sur les sujets qui les occupent. Tout le monde a des convictions. Donc, jeter ça à la tête de quelqu’un·e, c’est une façon de le ou la décrédibiliser.
SALOMÉ SAQUÉ Oui, l’étiquette de militant·e est un outil de disqualification massive pour un·e journaliste.
MARINE TURCHI Je fais quand même le distinguo entre militantisme et engagement. Je me reconnais plus dans le terme « engagé·e », au sens d’engagé·e éditorialement. Mettre sur la table le sujet des VSS, celui des violences policières ou des discriminations, enquêter sur l’extrême droite et en faire des priorités éditoriales – ce sont les nôtres à Mediapart –, c’est un engagement. Et c’est différent du militantisme, où tu pourrais être enclin·e à mettre sous le tapis des éléments qui ne vont pas dans le sens de la cause que tu défends. Pour ma part, je ne manifeste pas, je ne signe pas de pétition : c’est une hygiène personnelle que je m’impose, notamment parce que j’ai couvert l’extrême droite pendant quinze ans et que je devais être inattaquable.
Cela étant posé, bien sûr que l’objectivité n’existe pas. En revanche, je pense que l’honnêteté intellectuelle et la bonne foi existent, et c’est ce qui doit guider notre travail. Quand je relis mes papiers avant publication, je m’interroge : est-ce que je présente les faits honnêtement ? Est-ce que je n’ai pas tordu la réalité ? Est-ce que je n’ai pas mis un élément sous le tapis ? Est-ce que j’ai donné la parole aux personnes mises en cause ?
« Ne pas être engagé·e, avoir le droit de s’en foutre, dire “la politique ne m’intéresse pas”, c’est un privilège de dominant·e. »
Lorraine de Foucher
LORRAINE DE FOUCHER Le cadre juridique de notre profession, c’est le cadre de la diffamation. Quand tu te retrouves au tribunal, on te demande de prouver ta bonne foi. On a le droit de se tromper, on n’est ni omniscient·e, ni tout·e‑puissant·e, on fait des erreurs comme tout le monde. Pour autant, on doit être capable de démontrer qu’on a travaillé en toute bonne foi, sans malveillance, qu’on n’est pas en campagne contre la personne mise en cause, qu’on a réalisé des interviews contradictoires et qu’on a des preuves matérielles des faits dénoncés.
Donc, dans ce cadre, mon engagement, c’est la bonne foi.
SALOMÉ SAQUÉ « Militant·e » n’est pas un gros mot, pourtant les conservateurs ont réussi à le rendre péjoratif. Mais c’est parce qu’il y a eu des militantes féministes qu’on a le droit d’exercer ce métier et d’être autour de cette table à échanger. Aujourd’hui encore, c’est grâce à des personnes qui militent qu’on obtient des avancées. Le militantisme est donc pour moi quelque chose de très noble. Simplement, ce n’est pas notre travail. Comme Marine, je fais très attention à me montrer irréprochable. Or, beaucoup de personnes qui nous accusent de faire du militantisme n’ont absolument pas cette réserve !
À titre personnel, j’ai pris position contre l’extrême droite, mais c’est avant tout un engagement démocratique élémentaire, longtemps partagé par une majorité de mes confrères et consœurs. Car si ce type de parti arrivait au pouvoir, nous serions ciblé·es en tant que journalistes et nous ne pourrions plus exercer notre profession en toute liberté. C’est donc un engagement pour ma profession et pour le droit à vivre dans une démocratie fonctionnelle. •
Entretien réalisé à Paris, le 19 juin 2025.
28.07.2025 à 07:42
Coline Folliot
Est-ce que je n’en ferais pas un peu trop ? Quand j’entre mon nom dans un moteur de recherche, il en ressort que j’écris vraiment beaucoup sur les transidentités et la transphobie.
Mais j’écris ce texte en mai 2025. Le massacre des Gazaoui·es s’intensifie encore, la guerre en Ukraine dure depuis trois ans, la crise climatique s’emballe chaque année un peu plus, la montée des extrêmes droites en Europe semble inexorable, et Donald Trump déroule son programme ultraréactionnaire. À côté de ces dossiers, les attaques antitrans peuvent sembler secondaires, même à la journaliste trans que je suis.
Cet argument – tant entendu qu’on finit malgré nous par l’intégrer – n’est pas seulement une violence intime, c’est aussi une erreur journalistique. Car, en l’acceptant, on passe à côté du rôle central qu’a joué la rhétorique antitrans dans la victoire de Donald Trump. Pendant toute sa campagne, il en a usé, reprochant à la démocrate Kamala Harris et à son colistier, Tim Walz, d’être des « woke » défendant les personnes trans – quand bien même les transidentités étaient loin d’être au cœur de leur campagne. Et de nombreux éditorialistes ont suivi cette ligne.
Pour le président états-unien comme pour les transphobes du monde entier, la désinformation est une arme de choix. Au nom d’un pseudo « bon sens » fallacieux, elles et ils nient les recherches en sciences sociales, en biologie ou en médecine, pour prétendre qu’une prise en charge médicale, voire sociale, des mineur·es trans serait dangereuse, que les ados transitionneraient massivement sous l’influence des réseaux sociaux, que les athlètes femmes trans menaceraient le sport féminin, qu’elles envahiraient les espaces en non-mixité… Peu importe le réel, les transidentités sont devenues constitutives d’une panique morale permettant de défendre, en réaction, un modèle de société autoritaire, patriarcal et, le plus souvent, raciste.
Journalistiquement, le sujet n’est pas de savoir si tel tweet de J. K. Rowling
Les transidentités gagnent en visibilité, oui, mais celles et ceux qui en parlent le plus sont, de loin, celles et ceux qui nourrissent cette offensive réactionnaire.
La transphobie n’est pas que rhétorique. Aux États-Unis, la journaliste Erin Reed
Alors non, je n’en fais pas trop. Nous n’en faisons même pas assez. En 2023, une étude de
l’Association des journalistes lesbiennes, gays, bi·es, trans et intersexes (AJL) relevait un progrès en trompe‑l’œil : les transidentités gagnent en visibilité, oui, mais celles et ceux qui en parlent le plus sont, de loin, celles et ceux qui nourrissent cette offensive réactionnaire, par des tribunes, des interviews, des éditos, des chroniques… Les médias qui produisent des contenus plus rigoureux et de qualité le font dans un volume beaucoup plus faible, ce qui laisse la transphobie et la désinformation envahir le débat public.
Quand j’interviens devant des jeunes journalistes en tant que coprésidente de l’AJL, elles et ils me posent presque toujours la question : « Comment mieux parler des transidentités ? » Ma réponse est simple : travaillez. Respectez-nous, usez de la même déontologie que pour n’importe quel sujet, cherchez des angles pertinents, des sources fiables, entendez nos expertises, acceptez que les personnes trans ne soient pas que des témoins touchants, mais aussi des chercheur·euses, des soignant·es, des sociologues. Et des journalistes.
En France, la couverture de la proposition de loi transphobe interdisant les transitions de genre pour les mineures, votée par le Sénat en mai 2024, est à ce titre intéressante. Plusieurs médias de presse écrite de premier plan (Le Monde, Libération, Mediapart…) l’ont traitée au travers d’articles fouillés, qui revenaient sur la genèse du texte et la désinformation sur laquelle il était fondé. Ces articles avaient en commun de donner largement la place aux personnes concernées. Pour beaucoup, ils étaient aussi écrits par des journalistes queers qui travaillent le sujet au long cours. Ce n’est pas une coïncidence. Aux rédacteur·ices en chef qui se demanderaient si elles et ils en font assez, je suggérerais donc cette piste : embauchez des journalistes trans. Et écoutez-les. •