09.09.2025 à 11:54
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Blocage de la rocade de Bordeaux ce mardi matin [Communiqué]
- 8 septembre / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2Quelques heures après l'annonce du départ de François Bayrou mais avec 24 heures d'avance sur le reste de la France, un blocage de rocade a eu lieu ce mardi 9 septembre à Bordeaux.
Nous avons reçu ce communiqué accompagné de quelques images. Il s'agissait, selon les responsables, de « mettre un peu de confettis dans ce mardi. »
Vous étiez où ce matin ? On ne vous a pas vus ! Ah c'était demain ? On s'est trompé.es de jour, désolé.es, on pensait être déjà demain. Merde, aujourd'hui c'est lundi, vendredi ou dimanche ? Ça faisait trop longtemps qu'on comptait les dodos jusqu'à vous retrouver. Il est bientôt 6 du matin quand Bordeaux se voit coupée en deux par quelques dizaines de personnes, décidées à agir dès à présent. Nous sommes allé.es, armé.es de pneux, de gilets, de triangles, de feux de détresse, bloquer la route du trafic ; une partie d'entre nous, tout au nord de la rocade, proche du lac, à Bruges ; les autres plein sud, aux environs de Gradignan.
Bloqués dans les bouchons ? Quittez cette ville, si vous n'aviez pas envie d'aller travailler, rentrez chez vous, c'est là notre invitation. Puis, rejoignez vos amis, amours, bandes organisées, conspirez, et venez allumer la mèche ! On essaye de gratter une journée de repos générale pour se retrouver demain matin, en pleine forme.
Sous les klaxons d'encouragement et les quelques hourras audibles à 90km/h, le premier radar du mouvement a été repeint, en même temps qu'on étalait des pneux en travers des voies, le soleil n'était pas encore levé que les flux de voitures étaient à l'arrêt. En arrêtant le trafic en direction de Paris d'une part et de l'Espagne de l'autre ; nous avons tenté de ralentir la ville pour quelques instants. On a voulu répondre à un appel, « Bloquons tout », on espère le voir déborder. A l'instar des GJs, on a voulu montrer que les manifestations syndicales ne suffisent pas et sont toujours trop policées. C'est dans leur débordement que réside l'étincelle qui embraserait le tout. Les occupations, les blocages, les grèves et tout ce qui nous libère du temps pour lutter, c'est ça qui donne la force d'un mouvement, la possibilité d'une révolte. Et vu la vitesse à laquelle avance la machine, chaque seconde de perdue nous donne du souffle pour continuer à s'organiser, à l'enrayer.
Comme on le voit dans les assemblées qui se réunissent partout, il n'est pas plus utile d'établir des revendications, que d'essayer d'être entendus pour convaincre un gouvernement de changer. Bayrou a chuté, son gouvernement va sûrement le suivre – quel comique de répétition – mais rien ne change, ce n'est pas dans l'hémicycle que tout se joue, mais dans la rue et surtout, dans nos vies ! La compétitivité, la croissance, le travail pour la vie, nous n'y avons jamais cru. Seul.es, submergé.es par les pierres de toutes ces bâtisses, on se demande si on serait pas mieux ensemble à faire résonner nos pas sur ces mêmes murs, c'est là qu'on trouve notre puissance ; seuls mais à plein.
Le 10, le 11, le 12 De quoi tu m'parles ? Tous les jours qui s'ensuivent ! On ne savait pas quand commencer alors comment savoir quand s'arrêter ? Le temps ne s'arrêtera pas, alors nous non plus.
09.09.2025 à 09:58
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Mes voisins ne m'aiment pas.
Malgré tous mes efforts pour me fondre dans le quartier depuis déjà plusieurs années, ils semblent devoir indéfiniment persister à me percevoir comme une sorte d'anomalie parmi eux.
Certains arrivants se sont fait accepter facilement là où, pour ma part, je ne suis parvenu à aucun résultat probant en termes de relations de voisinage.
Je ne suis pourtant pas l'arrivant le plus récent dans le quartier, mais mes voisins se prévalent sur moi d'un inexplicable droit au nom duquel ils affichent un mépris unanime envers le moindre de mes signes d'existence, bien que ce mépris revête des formes variées chez les uns et chez les autres.
Je n'aspire pourtant qu'à m'effacer.
Je pars pour le travail très tôt, à une heure crépusculaire où j'ai peu de chance de croiser l'un d'entre eux. Et quand le soir, rentrant chez moi, j'entends devant mon portail les pas de l'un de mes voisins sur les graviers de sa cour ou le bruit de moteur d'une voiture qui approche, je me hâte vers ma porte d'entrée, en prenant soin de la refermer sans un bruit, à tel point qu'on pourrait croire que, depuis le matin, je ne suis pas sorti.
Je m'organise de telle sorte qu'on ne puisse rien avoir à redire sur ma conduite. Je ne possède pas de voiture : ce désagrément du moins est-il épargné à mes voisins, qui n'ont pas à se plaindre du fait que je puisse l'avoir mal garée quelque part devant chez eux. Je ne reçois presque personne. Mon travail accapare la plus grande partie de mes journées. Quel délassement cela ne devrait-il pas être que de rentrer chez soi après les longues heures de bureau. Hélas une telle possibilité m'est rendue inaccessible par mes voisins.
À l'entrée de notre lotissement, il y a une voisine qui monte la garde toute la journée. Bien qu'elle n'ait pas été officiellement investie par les autres résidents, elle assure son office avec une conscience irréprochable et fournit tout le voisinage en renseignements de qualité sur ce qui arrive en leur absence.
La jovialité qu'elle affiche toujours au premier abord est un masque habile qui m'a jadis dupé. Elle a su présenter la chose sous un jour d'évidence, et je lui ai imprudemment confié la clé de mon portail. Je n'arrive plus aujourd'hui à la récupérer, car je ne veux pas lui donner l'impression que je me méfie d'elle, dont la tâche assidue est menée dans l'intérêt général du quartier, avec le sentiment presque religieux d'une mission.
Quand maintenant je rentre le soir, je sens tout autour, dans tout le jardin, les signes imperceptibles d'une présence encore chaude qui vient tout juste de le quitter et, alors, je ne me sens pas chez moi.
Mon voisin le plus âgé est aussi le moins agressif. C'est le seul qui ne m'ait jamais assailli du moindre reproche, même le plus perfidement suggestif. Mais il ne faut pas se fier à cette apparence trompeuse. Il habite derrière ma maison, et l'absence d'une haute haie entre nous ouvre un accès au regard. Je l'ai alors vu, certains jours, rester debout dans son jardin de longues heures, encore en pyjama et en robe de chambre, tourné en ma direction. Dans son regard creux, j'ai cru lire une haine désespérée m'y exprimer cette pensée muette : « Ne crois surtout pas que c'est en raison d'une quelconque mansuétude que je t'épargne mes remontrances, car en réalité tu m'es aussi coûteux que tu l'es aux autres habitants du quartier ; tu ne dois ma clémence qu'à ma vieillesse et au sentiment déchirant des forces qui sont venues à me manquer, mais sache que, si tu étais arrivé il y a encore dix ans de cela, quand j'étais encore capable d'honorer mes principes, j'aurais été le premier d'entre nous à te poursuivre de mes formalités. »
Le plus vindicatif de mes voisins occupe la maison mitoyenne de la mienne.
Je l'entends toutes les nuits qui cherche à me nuire par tous les moyens que lui offrent le mur qui nous sépare et qui nous lie. Je ne sais comment il parvient à les produire, mais les bruits ténus dont il me harcèle avec science semblent courir comme des rats affamés à travers la paroi.
Quand j'ai un jour entrepris de le questionner à propos de ces bruits étranges, en lui proposant de faire appel aux services d'un expert, il m'a assuré qu'il n'entendait rien et que la maison, depuis trente ans qu'il y habite, n'avait jamais eu à souffrir quelque chose de tel. Les bruits s'étant amplifiés le soir même, je lui ai demandé à nouveau, et c'est alors qu'il a commencé à me reprocher mes négligences et mon entretien déplorable des parties communes de nos habitations respectives. Depuis lors, je ne lui en ai plus jamais parlé.
Je ne sais non plus pour quelle raison mon existence lui est si pénible qu'il s'évertue ainsi à m'affliger d'une nuisance systématique. Quand j'ai emménagé, je n'ai pourtant pas oublié d'inviter mon voisin dans mon salon, et la discussion m'avait pourtant semblé la plus correcte et ordinaire qui puisse être, mais dès le lendemain lorsque nous nous croisâmes, et sans que je puisse me l'expliquer, il m'ignora totalement de la manière la plus outrancière. Depuis ce jour, il ne m'a plus parlé que pour me reprocher mes manquements à d'infimes courtoisies et à des habitudes du quartier, dont la liste grandit continuellement.
Les bruits de mon voisin sont à la fois faibles et pénétrants, comme des aiguilles extrêmement fines qu'il enfoncerait dans mes nerfs. Une oreille inattentive pourrait ne pas les remarquer les premières nuits, avant qu'ils ne deviennent tout à coup obsédants et ne vous condamnent à l'insomnie.
Certaines nuits, j'ai collé l'oreille contre le mur mitoyen entre nos deux habitations, et alors j'ai parfois cru deviner certaines paroles obscures murmurées dans la cloison, d'une voix déformée par la haine. Je ne suis pas parvenu à comprendre les mots qu'il prononce, tant sa voix se mêle au frôlement de rat de ses manipulations occultes.
Mes voisins semblent très bien s'entendre entre eux. Je les entends parfois rire. Il serait peut-être excessif de dire que c'est précisément leur animosité contre moi qui les lie, bien que je n'aie été parfois pas loin de le penser. Je n'arrive pas à comprendre ce qu'il me faudrait faire pour intégrer leur cercle.
Ma situation est non seulement dure, mais aussi très injuste. Certains de mes voisins parlent fort, claquent sans ménagement les portières de leur voiture, font tourner le moteur de longues minutes devant chez eux. Ils jouissent spontanément et sans mesure d'un droit d'exister dont ils semblent propriétaires. Ils ne se soucient pas du désagrément quotidien qu'ils me causent. Je me suis parfois dit qu'ils mériteraient bien davantage que moi le mépris dont on m'accable, si tant est qu'un tel mépris puisse être mérité.
Le voisinage devrait être logiquement la relation la plus simple, la plus authentiquement réciproque, aussi vrai que vous ne pouvez pas être le voisin de quelqu'un sans qu'en retour il soit aussi le vôtre. Pourquoi faut-il que dans mon cas le voisinage soit à ce point désaccordé en son cœur.
J'ai parfois été jusqu'à me demander si l'extrême retenue dont je fais preuve envers mes voisins n'était pas la cause du mépris qu'elle espère apaiser, et si je ne renforçais pas ainsi le mal en croyant naïvement y remédier.
J'imagine qu'une pudeur systématique peut de l'extérieur ressembler à de la froideur. Dans sa phase encore transitoire, mon effacement n'est pas parvenu à maturité, il peut aisément être pris pour de l'arrogance. Mais si ce n'était pas cela, sans doute trouveraient-ils autre chose contre moi qui ferait aussi bien l'affaire que mon effacement.
On n'est pas dans la tête des gens, de toute façon. Même quand on leur fait face, on se heurte à un mur. De leurs vraies intentions, ils ne vous livrent jamais que de maigres signes que vous êtes réduit à devoir interpréter sans fin.
Il me faudrait peut-être changer de tactique et aller au-devant de mes voisins avec la même jovialité que je leur vois pratiquer entre eux, leur parler d'une voix forte et assurée, les flatter à propos de leur voiture.
Mais que voulez-vous, je ne me sens pas ce droit, et il m'est impossible de forcer ma nature. Je ne voudrais pas que mes voisins puissent subir de ma part la moindre fausseté de ton et que je fournisse par là quelque motif que ce soit à leur grief.
Comme la vie de mes voisins serait heureuse et simple s'ils n'avaient pas à subir ma présence dans le quartier, c'est ce que je me dis en m'efforçant de poursuivre méthodiquement mon entreprise d'effacement.
Je suis parvenu à réduire les signes de mon existence à un minimum tel que, parfois, si l'on ne prêtait l'oreille aux évacuations d'eau intermittentes dans les tuyaux de ma maison, on pourrait presque dire que je n'existe pas. Mais c'est encore trop.
Je dois encore perdre en substance. Si je pouvais passer comme un spectre dans le quartier, au milieu de mes voisins bruyants et hâbleurs, sans qu'ils me remarquent, je crois bien qu'alors je pourrais être heureux et leur donner satisfaction ; enfin, nous arriverions à nous entendre.
Frédéric Bisson
09.09.2025 à 09:52
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Lundimatin n'a pas vocation à bégayer. Notre but général : accroître l'intelligence collective par l'amplification de l'imagination collective. À l'analyse prophétique, défaitiste ou exaltée, formulée dans le style de Nostradamus, nous préférons l'élargissement de la fantaisie tactique. Alors nous organisons un grand jeu : envoyez-nous, avant le 9 au soir, vos plus subtiles hypothèses sur l'événement du 10. Le but n'est pas d'éteindre le mouvement dans son anticipation parfaite mais de construire, par contraste, la surprise la plus surprenante. On verra, le 10, qui aura été le ou la plus malin•e, le ou la plus précis•e, le ou la plus fin•e. Les devenirs révolutionnaires exigent encore un peu de science-fiction stratégique. En guise d'exemple, un appel bien réel et serein à encercler la capitale.
Depuis l'appel du 10 septembre à "tout bloquer", beaucoup sont hésitants : comment participer ? que bloquer ? Comment stopper ces flux insaisissables qui rendent notre quotidien insupportable ? Comment atteindre le petit roi Macron et sa clique ? Dans les discussions Telegram et les assemblées populaires plusieurs idées ont émergé. Mais l'une d'entre elles sort du lot et peut être en mesure, si elle est suivie, de menacer le pouvoir et faire fleurir le mouvement :
Bloquer le périphérique ET occuper ses portes et ainsi : ENCERCLER PARIS
Bloquer pour interrompre le flux de marchandises et libérer les portes de la ville de cette circulation qui les rendent inhabitables.
Occuper pour consteller les abords de la capitale de lieux de vies et de luttes. Jonction, enfin réelle, entre Paris et ses périphéries. Occuper pour se retrouver et se rencontrer ! Occuper pour organiser la suite et ne laisser personne décider à notre place. Occuper pour faire fleurir la fête populaire, le carnaval de ceux d'en bas. Occuper pour faire éclater la dignité au grand jour.
Depuis plusieurs années, en France comme ailleurs, des Gilets Jaunes aux émeutes pour Nahel, les révoltes ont été synonyme d'occupation mais aussi de prises d'assauts des métropoles. Ces façons d'agir s'inscrivent dans ce qu'on peut désormais considérer comme une tradition : apparitions explosives, festives et inattendues de tous ceux qu'on condamné à une vie indigne de souffrance et d'invisibilité, de toutes celles qu'on avait tenté de tenir loin de l'argent, du pouvoir et de ses privilèges. Les marges à l'assaut du centre !
Mais comment rendre durable ces apparitions ? Comment ne pas être jeté à nouveau hors de leurs citadelles de luxe une fois “l'ordre” rétabli ? En s'installant. Tout autour d'elles. En paralysant le rythme infernal de la capitale par des occupations populaires et joyeuses. En remplissant de vie ces portes construites pour séparer plus que pour ouvrir.
Comment ? en appelant nos assemblées à s'y rendre en cortège, à venir en petits groupes, avec nos collègues ou nos potes tout au long de la journée et tranquillement, s'y installer. Commencer des barbecues, y planter des jardins sauvages, inviter nos voisins et nos y amis à s'y retrouver pour boire un verre, lancer une partie de foot, partager des banquets y organiser des concerts, construire des cabanes...
Et opposer à la force brute de ceux qui ne souhaitent pas que nous rencontrions, le nombre, la joie et notre entêtement à continuer, à recommencer s'il le faut ! Car si nous échouons à occuper une porte, rabattons-nous sur une autre, si nous échouons le 10, réessayons le 11. Si nous parvenons à prendre la porte Dauphine, allons soutenir ceux de la Porte Maillot !
Ce 10 septembre, depuis nos banlieues ou depuis nos campagnes, habitant.es des marges comme dissident.es des centres, encerclons le pouvoir ! A Paris, mais aussi à Bordeaux , Lyon, Toulouse et de toutes ces grandes villes qui tentent de barricader leurs richesses loin de celles et ceux qu'ils méprisent.
Et tenons les occupations jusqu'à ce qu'elles s'imposent et nous permettent de voir Paris assiégée par le seul peuple que nous désirons vraiment : un peuple révolutionnaire.
Jusqu'à la fin du petit roi, la chute du régime et le début des Pouvoirs Populaires !
Les Sans-roi
09.09.2025 à 09:26
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Arthémis Johnson
- 8 septembre / Avec une grosse photo en haut, International, Littérature, Terreur, 2Ce matin, j'ai essayé d'envoyer 500 balles à Gaza. Je suis passée par Western Union basé à Abu Dhabi pour que l'argent transite sur le compte de quelqu'un qui a un « double compte ». Un « double compte », je ne sais pas si ça s'appelle comme ça, mais nous, on appelle « double compte », des gens qui ont un compte dehors et un compte dedans. Un compte dedans Gaza et un compte dehors Gaza.
Parce que sinon, il paraît c'est très difficile (impossible ?) d'envoyer directement de l'argent sur un compte dedans, un compte dans Gaza, un compte à la Banque de Palestine depuis un compte dehors, son compte en France, par exemple. Je confirme. Mon honorable correspondant palestinien à Abu Dhabi avait pour mission de récupérer en cash l'argent là-bas que je lui envoie par WU et ensuite de le mettre sur son compte – double compte, donc – pour l'envoyer ensuite sur un autre compte qu'il a sur la Banque de Palestine. Commission. Commission. Commission. Je vous raconte. Non, avant de vous raconter, je termine avec Western Union. Ma banque m'a envoyé un sms de vérification, à peine avais-je cliqué comme il fallait sur le site de WU pour que l'argent file vers Gaza. J'ai dû rappeler ma banque. Une pauvre petite banque de fonctionnaires qui me vole légalement, coutumièrement, sur chaque petit service qu'elle me rend, je m'y suis habituée avec le temps, j'ai 52 ans. J'ai dû l'appeler, la banque ; pour lui dire : « oui, c'est moi qui cherche à envoyer 500 balles à Abu Dhabi ». Au téléphone, on m'a dit « ok ». Je me suis aussi dit dans ma tête : « ok ». Je me suis dit « ok » mais en réalité je suis assez contente. On m'avait dit : « Taka essayer Boursorama ». « Taka essayer Paypal ». « Taka ». Taka. Taka. Wu : ça marche !! Je me suis précipitée sur ma messagerie sécurisée pour prévenir les gens auxquels je veux envoyer de l'argent. Depuis l'expansion de la guerre au Liban, je vis dans l'angoisse du gruyère des télécommunications mondialisées. Et si le téléphone de mes correspondants sur place à Gaza explosait à cause de whatsapp pour les mutiler et les tuer ? Tout est possible. Tout. Moi qui ai toujours trouvé parano et l'extrême gauche avec sa peur de l'espionnage, je suis devenue une immense paranoïaque. Donc, je vais sur ma messagerie sécurisée et j'annonce « OUAIS j'ai réussi ! ». L'honorable correspondant s'est pointé le lendemain matin à Abu Dhabi pour prendre l'argent. En fait, non. J'avais pas réussi. On lui a dit que l'argent était bloqué en France.
Or c'était déjà la troisième fois déjà que j'essayais, le troisième moyen que j'essayais pour envoyer de l'argent à Gaza.
La semaine dernière, le gars qui a écrit Le Temps des pourris qui sort en ce moment dans toutes les bonnes librairies avait envoyé pour moi la même somme depuis sa banque. Au départ, ça se profilait bien, paf, on a mis l'Iban du dispatcher sur place à Gaza. Le formulaire a avalé l'IBan, le swift et le Bic. Mais ensuite, plus rien. Plus rien ne s'est passé. Quelques jours plus tard, des questions en anglais ont été adressées au mec en question qui a écrit le livre sur les pourris d'aujourd'hui : Qui ? Pourquoi ? Combien ? Marie nous a appris que c'était une banque intermédiaire qui posait ces questions, comme dans un aéroport en transit, faut que tu remontres pattes blanches en cours de transaction. On a répondu, on a appelé la banque, la banque a dit « ok », on a répondu « ok », et je m'étais ensuite précipitée pareil sur la messagerie sécurisée pour dire « OUAIS c'est ok » comme je ferai ensuite avec WU. Et puis en fait ce n'était pas « ok » bien sûr. A l'heure où j'écris, ça bloque toujours.
J'avais prévu ici de raconter les autres moyens qu'on a utilisés depuis. Tous les détails, tous les « ok », « pas ok ». Pour dire ensuite ce qui a marché, ce qui n'a pas marché. Mais j'ai déjà plus le courage, pardon. Là-bas, sur la messagerie sécurisée, ils sont gentils. Ils sont patients ? Je sais pas. Il crient pas. Ils attendent. Silence. Silence. Silence.
7 septembre 2025
Arthémis Johnson
09.09.2025 à 09:22
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Ces dernières semaines et encore davantage ces derniers jours, lundimatin a reçu un très grands nombre d'appels et ou d'analyses autour de la date du 10 septembre. Certains débordent d'enthousiasme, d'autres rivalisent de prudence. Pour notre part, nous nous garderons bien de faire des pronostics (ou en tous cas de les transformer en mots d'ordre), quoi que donne cette bulle spéculative, elle servira pour la suite de boussole. La seconde partie du texte qui suit nous est apparue intéressante, en tant qu'elle essaie de circonscrire tout ce qui, en nous et autour de nous, est déjà en place pour retenir l'évènement.
11 septembre 2001. 10 septembre 2025. 24 ans. Ça tombe pas rond, mais on s'en fout, on est pas du genre à donner dans la numérologie. Un quart de siècle qu'on est entrés dans une période de terreur dont on est pas sortis, loin de là.
Les fêlés d'Al Qaida, terroristes tout court, que les terroristes d'État promettent toujours de terroriser, ont bigrement réussi leur coup. Ou plutôt, l'accointance des fous de Dieu (ou autres balivernes) et des politiciens fous de pouvoir a accouché d'un monde immonde où le reste de l'humanité tressaute comme des poissons échappés de leur bocal. Ou plutôt, pour adapter la métaphore à un dérèglement climatique aussi tangible que dantesque, comme du fretin qui fricasserait sur une plancha. Les terroristes d'État et les terroristes tout court sont des alliés objectifs [1]. D'ailleurs, quand les terroristes tout court viennent à faire défaut, les ministères de la sécurité en inventent, en créent de toute pièce [2].
Ces acmés de terreur ponctuels nous trempent dans un bouillon de peur constante, entretenu par des médias et des politiques qui en font leur fond de commerce, (et/ou vraiment dérangés : gardons-nous de surestimer leur capacité réelle de cynisme). Or, les peurs qu'ils nous vendent sont des mirages. Les menaces imaginaires (« grand remplacement, ultra-violence quotidienne, mobilisations criminelles, bassesse essentielle de l'Humain »...) qu'ils construisent nous empêchent d'affronter les périls véritables, dont ils sont à l'origine : écocides, injustices sociales, dérèglement climatique, fascismes. Et lorsque cette submersion d'angoisse ne suffit plus (La peur paralyse [3], mais elle n'a qu'un temps) arrive la terreur, la vraie. Des pays dont la politique est décidée ailleurs que chez eux mais aussi de « grande démocraties » nous en offrent de terribles exemples [4].
Planète bousillée, climat déréglé, vivant dézingué.
Guerres, génocides.
Triomphe des politiques inégalitaires.
Défaite de la raison [5].
Avenir bouché, futur plastiqué.
Retour de l'obscurantisme [6].
Arriverions-nous à l'aboutissement de cette parenthèse puante, de ce maelstrom de folie, de violence, de tristesse et de laideur ? On aimerait arrêter cette marche forcée et inexorable vers un chaos à la Mad Max, Océania, le meilleur des mondes, Soleil vert, la servante écarlate, Brazil, Gattaca [7]...
Mazette. Quel triste et désarmant tableau. Et pourtant, comme le reconnaissent les coachs en bien-être et France Inter, combattre la peur et la dépression, c'est s'engager, s'impliquer collectivement. Ou, au choix, chacun.e dans son coin à coup de lacanisme, de sport intense, de chimies diverses [8] .
Revenons à nos moutons et recentrons-nous sur notre beau pays : Explosion de la pauvreté et de la précarité, record de familles et enfants à la rue, croissance stratosphérique de la fortune des ultra-riches, sabotage des services publics (santé, éducation, justice, transports, audiovisuel…), inaction climatique, écocides, contrôle et censure des médias et de l'expression citoyenne, discrédit diplomatique, violences policières, Justice de classes, instrumentalisation de la laïcité, islamophobie d'état, criminalisation des luttes, dénis de démocratie (mépris des corps intermédiaires, banalisation du 49.3 , vol d'élections…), déficit historique (+ de 6% après le renflement brun), incurie économique, contre-exemplarité républicaine totale (plus de 40 affaires concernant des proches de Macron), protection de pédocriminels (Bétharram ... et compagnie…)...etc.
Après cet état des lieux - non exhaustif- , la question n'est pas « Pourquoi participer aux mobilisations du 10 septembre ? » mais bien « Comment justifier de ne pas le faire ? », « Comment refuser de dire STOP ! ». Bloquons, réfléchissons, agissons. Avec efficacité si possible. Faisons mentir les tenants de la fin de l'Histoire (qui s'avère plutôt être le piteux déclin d'une civilisation).
Alors viens, ami.e, n'aie pas peur [9], d'autres possibles sont mondes.
Quoi que, cette fois-ci, nous avons un message à adresser à nos amis fossoyeurs de possibles. Nous nous méfions de la nomenclature « droite -gauche » [10]. Les fossoyeurs de possibles peuvent se réclamer des deux postures. Nous y préférons la catégorisation ternaire de Robert Merle [11] (Réactionnaires – ceusses qui souhaitent que ça change, en pire, Conservateurs – ceusses qui ne souhaitent pas que ça change ou du moins ne feront rien pour, Progressistes et/ou révolutionnaires – ceusses qui souhaitent que ça change dans le sens de l'intérêt commun et s'en donnent les moyens).
A toi le militant déprimé qui répand ta contagion d'impuissance, de tristesse et, in fine, de résignation...
A toi le militant professionnel, expert de la critique, qui a lu, qui a vécu, qui sait, qui comprend, qui pérore, qui conseille, qui radote, qui nous guidera vers la victoire (tout auréolé de décennies de défaites). Dans le fond, t'es comme ces profs de français qui réussissent à faire détester Rimbaud à leurs élèves. Ça serait mieux s'ils ne leur en avaient jamais parlé, comme toi avec les possibles révolutionnaires...
A toi le syndicaliste qui préfère quand il ne se passe rien parce que les mouvements sociaux c'est beaucoup de fatigue et qu'il faut écouter voire tenir compte de l'opinion des autres et que déjà tu donnes beaucoup de ton temps et de ta valeur pendant tes décharges. Tiens, d'ailleurs, quand tu appelles tes collègues à la grève, n'oublie pas d'alimenter les caisses de solidarité. « Ceux qui se sacrifient pour les autres finissent toujours par les sacrifier » [12]...
A toi « l'électron libre », qui râle sur les militants et les syndicalistes, qui existe par ton statut de lanceur d'alerte éclairé, d'historien averti, de brillant stratège. Toi qui méprises les incultes qui ne te comprennent pas et moque les « intellos » que tu ne comprends pas. Un peu comme Patrick Sébastien, quoi. On est toujours le con d'un autre, mais autant éviter de se battre pour la première place...
A toi qui est « de gauche » : tu as des valeurs-hein, tu es sincèrement choqué de la brutalité des puissants, l'injustice te révolte mais tu « te méfie toujours de la violence ». « Attention aux gilets jaunes, attention aux antifas, attention aux occupations, attention aux manifs sauvages, attention aux casseurs ». Nous n'allons pas te rappeler qui brutalise, mutile, assassine. Nous n'allons pas te rappeler non plus qu'il n'y pas si longtemps, à Paris, Nantes, Plogoff ou Longwy, c'était pas l'Île aux enfants. Mais rassure-toi, nous sommes non violent.e.s aussi (on aime l'amour, l'océan, les nuits d'été, les rires entre ami.e.s), et ravi.e.s de te compter dans notre camp ; celui de l'opposition radicale et déterminée à tous les fascismes et au militarisme renaissant.
A toi qui te crois pénétrant lorsque tu renvoies dos-à-dos les « extrêmes », oubliant au passage que sociaux-démocrates et néonazis, quand même, c'est pas la même chose. Gaffe à Cnews...
A toi qui est au-dessus de tout ça, qui te méfie du « campisme », qui choisis de rester dans la nuance y compris face à un génocide, qui ne fait jamais rien, ou si peu. A toi qui dénonce « l'intolérance » dès que tu te sens mis en cause, qui crie au sectarisme dès lors que l'on t'incite à sortir de ta zone de confort. Peut-être nous trompons-nous : tu seras possiblement le premier à te battre lorsque la situation imposera une résistance active. Ou peut être que continueras-tu à ménager la chèvre et le choux au risque de te retrouver le cul dans les orties….?
A toi l'expert RS, dont l'humeur varie en fonction de bots, de posts et de « réels » (sic) toxiques.
A toi qui, pensant avoir perdu toute puissance d'agir dans la sphère sociale, opère un repli sur la sphère familiale : es-tu sûr de faire le meilleur choix à moyen terme pour tes bambins ?
A toi le gros malin de gauche qui n'arrête pas de faire des blagues de droite. Tu sais, l'humour, ça marche mieux quand on se moque de soi ou des puissants. Alors arrête de dire « woke » tout le temps, ça n'honore vraiment pas ton intelligence. Ça peut en revanche faire du bien de se sentir doucement dépassé, un brin perdu dans les codes, voire gentiment moqué.
A toi le/la non-binaire qui considère pourtant qu'il n'y a que deux catégories : ceusses qui savent et ceusses qui ne savent pas. N'oublies jamais que toi aussi tu as dû te déconstruire (et que ça n'est jamais fini...). Laisse les autres devenir ou encore mieux, aide-les-y.
A toi qui crie à l'âgisme en déplorant la bêtise et l'inculture des plus jeunes. Ouvre les yeux et les oreilles, beaucoup d'entre eux/elles ont depuis longtemps renoué avec la palabre, le débat, la réflexion. Ce que tu as souvent oublié, à ruminer dans ton coin. On t'a appris à ne pas parler aux inconnus : c'était un très mauvais conseil.
A toi qui moque la « révolution », ou qui au contraire ne jure magiquement que par elle. Tu peux considérer qu'on est naïfs ou aussi béats que des croyants. On ne le sera pourtant jamais autant que toi, qui te soumets à un destin aussi implacable qu'inéluctable. Qui d'entre nous est le plus bigot ?« Ce n'est pas parce que l'on ne peut pas tout changer que l'on ne peut rien changer. Et surtout, ce n'est pas parce l'on ne veut rien changer que les choses ne changent pas [13] . » La révolution, simple inversion, idiot tête à queue, doit toujours être une révolution et demie, entraîner un mouvement. Et souvent provoquer la perte de privilèges. Mais rassure-toi. Le privilège implique toujours la peur. Le perdre produit d'autres bienfaits. Refuser la domination masculine et questionner ses désirs, c'est peut-être se sortir la bite de la tête et baiser un peu moins, mais sans doute davantage faire l'amour, voire, si c'est consenti, avoir du sexe. C'est aussi se faire de nouvelles ami.e.s [14]. Changer ses habitudes alimentaires, c'est le contraire de la tristesse. C'est la créativité et un renouvellement salutaire de la satisfaction des sens. Refuser l'humour 'majoritaire' (les belles mères et les blondes et les arabes et les pédés, les fonctionnaires, les vegans, les 'woke'...etc) ne veut pas dire ne plus rigoler, mais rigoler mieux, avec beaucoup plus de liberté, finalement [15]. Voyager, ce n'est pas exclusivement brûler du gasoil ou du kérosène. On peut préférer la puissance au pouvoir. On prendre du plaisir à préférer ne pas dominer. On peut même vivre l'ivresse et l'exaltation de l'entrepreneur en montant des projets pas capitalistes [16]. On peut consommer sans consumer [17]. On peux continuer à jouer en se passant de gadgets mortifères qui, loin de nous augmenter, nous diminuent.
C'est vrai que pour ne pas être un fossoyeur de possibles, il faut un peut y croire.
Et pour y croire, il faut sans doute avoir “vécu” des possibles. Si ce n'est pas ton cas, ça ne sert à rien d'essayer d'en dégoûter les autres.
Alors voilà, ami fossoyeur de possible, n'imite pas toutes ceusses qui font fuir , qui ont la critique affligeante, la colère atrabile et la résignation poisseuse [18] : participe aux AG et trouve ton groupe affinitaire, viens bloquer des rocades, investir des ronds-point, occuper des boîtes, dépouiller des centres commerciaux, paralyser des plateformes logistiques, endiguer des verrues agricoles ecocidaires, saboter ce vilain monde. Fais rimer fête et lutte, révolte et carnaval, puissance et musique, justice et ivresses.
Mais n'oublie pas de tempérer ta peur, de modérer ton égo [19] et de surveiller ta bêtise.
Sinon, par pitié, reste chez toi.
[1] CIA et à peu près toutes les mafias du globe, État israélien et Hamas, militant FN et Amadou Coulibaly, ministres de l'Intérieur et narcotrafiquants...
[2] Check les médiatiques saisies de boules de pétanques avant chaque manif à enjeu. Ces gens ne savent pas combien ça coûte, des boules de pétanque. A ce prix-là, mieux vaut bien sûr utiliser d'autres projectiles bien moins onéreux : pierres, canettes, œufs pourris, cocktail cacatov, que sais-je...
[4] Russie, Hongrie, USA, Israël… France ?
[5] C'est pour notre imaginaire occidental cartésien l'occasion rêvée de faire son aggiornamento en réhabilitant des cosmogonies plus respectueuse du vivre ensemble et de l'environnement.
[6] Les français sommes sidérés par les « Born again christians » et autres illuminés de l'Amérique trumpiste, mais let's balaye devant notre porte : de quoi Stérin – et son avatar politique Retailleau- est-il le nom ? Sinon d'une nouvelle Inquisition ? Du calme, Edouard, nous n'estimons pas que tu fais partie du camp du « mal », juste que tu es malade. Tu sais bien, nous cultivons la culture de l'excuse… !
[7] Choisis ta dystopie devenue réelle !
[8] Nous ne méprisons pas ces pis-aller, nous savons ce que c'est que de perdre soudain sa puissance d'agir.
[9] Jean-Paul (de mes) Deux.
[11] Voir la fin de l'article https://www.elsaltodiario.com/chalecos-amarillos/chalecos-amarillos-gilets-jaunes-francia-reinventando-la-politica
[12] « Los que se sacrifican por los demás terminan sacrificándolos ». Mar Traful, Miradas extraviadas, p.25.
[14] Hey, un des secret c'est quand même d'avoir des ami.e.s. Comme le souligent deux célèbres penseurs contemporains : « si t'es seul avec tes problèmes c'est que le problème c'est toi” et “ Si vous avez des questions, posez les à vos amis et si vous n'avez pas d'ami.e.s, posez vous des questions »
[15] C'est pas qu « 'on ne peut plus rien dire », c'est qu'on n'est pas forcément autorisé à dire de la merde sans être contredit.
[16] Difficile de dire que les autoconstructeur.trices zadistes ou les coopérateurs.rices de l'atelier paysan sont des « branleurs ».
[17] La consommation a pu, un moment, ponctuellement, t'apporter réplétion. Mais as-tu remarqué qu'ils ne te vendaient plus que de la merde ?
[18] Séide inconscient du vieux monde, mange tes morts.
09.09.2025 à 09:07
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Refuser de parvenir : une joie pure Sébastien Charbonnier
- 8 septembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Le philosophe Sébastien Charbonnier vient de publier cet épatant Pouvoir et puissance (Vrin), il y ouvre et déplie une question absolument cruciale et décisive : comment réfuter le pouvoir et les dominations tout en déployant notre puissance d'agir ? Nous en discuterons avec lui dans le prochain lundisoir, en attendant et comme avant-goût, quelques bonnes feuilles.
34. « Agis sans faire ; travaille sans effort » [1].
Lao Tseu a condensé, dans cette devise diamantine, la perspective de puissance. Cet ouvrage peut être vu comme une tentative de déployer les conséquences pratiques qui y sont impliquées.
35. Même s'il n'y a de puissance d'agir que se déployant dans l'apprendre, à l'épreuve des problèmes, je concède l'énoncé d'une solution pratique : refuser les pouvoirs – parce qu'ils rapportent.
L'objection suivante viendra probablement : « refuser les pouvoirs, c'est se condamner à l'impuissance ! » Ce serait se méprendre terriblement, car le refus des pouvoirs est une condition de l'exercice de la puissance, et, réciproquement, l'exercice de la puissance est une condition du refus des pouvoirs.
Ces deux propositions s'infèrent donc l'une l'autre : elles sont équivalentes.
36. Refuser de parvenir aux pouvoirs : refuser de les exercer, refuser de les subir. Selon les situations l'un des refus conditionne l'autre, pas toujours dans le sens que l'on croit.
37. La puissance est le fondement objectif, parce que relationnel, du mieux ; les rapports de pouvoirs ne peuvent produire que du pire, parce qu'ils amoindrissent en empêchant les relations.
38. Sartre décrit ainsi son oncle : « toutes les maximes de droite qu'un vieil homme de gauche m'enseignait par ses conduites. » [2] Comprendre ce qu'est la puissance a ceci de vertueux que cela rend impossible de croire dans ce qualificatif « de gauche » concernant des existences, des décisions, des gestes évidemment de droite.
39. Oublions un peu les « mentalités » : il ne s'agit plus de changer les joueurs, ou les joueuses, mais de changer les règles du jeu.
40. « La tradition révolutionnaire est frappée de volontarisme comme d'une tare congénitale. […] Une force révolutionnaire de ce temps veillera plutôt à l'accroissement patient de sa puissance. Cette question ayant été longtemps refoulée derrière le thème désuet de la prise du pouvoir, nous nous trouvons relativement dépourvus dès qu'il s'agit de l'aborder. Il ne manque jamais de bureaucrates pour savoir exactement ce qu'ils comptent bien faire de la puissance de nos mouvements, c'est-à-dire comment ils comptent en faire un moyen, un moyen de leur fin. Mais de la puissance en tant que telle, nous n'avons pas coutume de nous soucier. » [3]
41. On pourrait écrire « empouvoirement » pour désigner ce que font les rapports de pouvoirs qui produisent symétriquement des empotenté
es et des empotentant es. Mais c'est aller un peu rudement avec le concept anglophone d'empowerment, dont les usages peuvent être proches de la perspective de puissance – mais pas toujours. D'où ce néologisme : empotentement – en rappel du latin potestas.42. Le concept d'empowerment risque de produire des subjectivités-modèles édifiantes, formes facilement assimilables par le discours de l'autonomie virile, individualiste et libérale : devenir une entreprise de soi-même, se développer personnellement, etc. On peut penser aussi à l'imaginaire capitaliste et ethnocentriste du « micro-crédit », vanté par les ONG occidentales comme une possibilité d'empowerment pour les femmes des pays du Sud. [4]
De fait, le préfixe internalisant « em- », dans le concept d'empowerment, risque fort de reconduire l'imaginaire substantialiste d'une possession de puissance. Or, cela n'a aucun sens : la puissance ne pas peut être un attribut de la personne – ou d'un groupe.
Toute idée de développement reconduit la perspective capitaliste de l'accumulation. Ainsi, l'improvement du self vante l'idée d'une ressource comme attribut du soi, une sorte de capital humain qu'il faudrait chercher à augmenter – par acquisition de compétences.
43. Le concept de disempowerment, tel qu'il est utilisé dans les analyses proféministes de Francis Dupuis-Déri [5], est sans doute plus juste pour désigner l'échappée joyeuse que constitue le refus de parvenir comme construction des relations de puissance : percevoir et laisser tomber ce qui, en soi, est constitué par les rapports de pouvoirs qui nous empotentent – donc nous affaiblissent.
44. Le concept de disempowerment dit ceci : les rapports de pouvoirs sont encombrants. Comment s'en débarrasser en laissant tomber les héritages ? Tel est le véritable enjeu du refus de parvenir, pour les empotenté
es que nous sommes.45. Clarifier le vocabulaire. Les parts d'empotenté
es (en chacun e) occupent les places de pouvoirs et jouissent de l'asservissement des autres et de leur exploitation ; les parts d'empotentant es (en chacun e) fournissent le travail cognitif, affectif, physique pour faire jouir les empotenté es.Par contraste, je trouve malheureux que le couple dominant
e/dominé e laisse croire que l'action présente est du côté des oppresseur es et la passivité du côté des travailleurs et des travailleuses. Or c'est l'inverse.Une syntaxe politisée placerait le participe passé du côté nuisible d'un rapport de pouvoirs : cet emplacement qui permet de capitaliser sur une rente de situation passée, maintenue par les ordres de pouvoirs.
46. J'appelle ordres les structures imaginaires qui organisent les rapports (sociaux) de pouvoirs en vue de leur conservation. Exemples : le capital, le patriarcat, la gérontocratie, la suprématie blanche, le validisme, l'hétéronormativité, etc.
47. Les « dominé
es » le sont symboliquement, mais il y a aussi toute la mise en activité affective et énergétique de leur esprit et de leur corps : voilà ce que visent les rapports de pouvoirs – moins soucieux des effets symboliques des ordres que des effets pratiques qu'ils induisent. L'activité est donc du côté des empotentant es qui fournissent l'énergie pour faire jouir.Les rapports de pouvoirs servent des fins d'exploitation : s'il fallait en passer par des moyens moins symboliques, plus explicitement coercitifs, ce ne serait pas un problème. (Voir la question des châtiments corporels dans l'éducation, des violences conjugales, etc. : tous ces moments infrapolitiques de rappel à l'ordre.)
48. « En tant qu'homme » est un rapport de pouvoirs. Y croire peut tuer, blesser, humilier, violer, puisque, dès lors, des animaux humains commencent à se dire « hommes », à y prétendre – ce « y » contient tous les abus de pouvoir. Bref, il est terrible que des humains croient qu'ils sont des hommes – à cause des autorisations autoritaires qui découlent d'une telle croyance en leur substance prédiquée « masculine ».
49. L'actualisation d'un rapport de pouvoirs peut prendre des formes empiriques anormales – au sens statistique. Le concept de « mère patriarcale », chez bell hooks, permet ainsi de décrire des situations où une femme convoque un rapport de pouvoirs patriarcal. [6] Il ne s'agit certainement pas de symétriser homme et femme, mais de ne pas perdre de vue que les rapports de pouvoirs occupent imaginairement au-delà de leurs seul.es « bénéficiaires ».
C'est d'ailleurs l'un des intérêts des analyses intersectionnelles : montrer que les dominations ne se cumulent pas arithmétiquement au sein d'un individu. C'est beaucoup plus compliqué – sauf, derechef, lorsque les dominations font « somme » [7].
50. La puissance n'est pas un « attribut de la personne » : dire cela, ce serait penser de manière émanatiste, c'est-à-dire partant d'un Moi central, hiérarchique et possédant des propriétés – entendons les métaphores économiques d'une telle métaphysique de la transcendance. C'est pourquoi il n'y a pas vraiment de sens à se dire « puissant
e ». C'est l'un des usages du concept d'empowerment, le plus malheureux : « acquérir la puissance », comme si celle-ci était une propriété mesurable – plus et moins – du moi. Ce contentement de soi par une terminologie positive est plutôt un stigmate du désir mimétique des empotenté es.51. Expliciter le vocabulaire. Si des classes dominent, c'est parce qu'elles commandent. Il y a des classes commandantes, constituées d'empotenté [8]
es qui jouissent d'une rente (sociale) de situation (hiérarchique).52. Benjamin Constant oppose, d'un côté, la liberté des Antiques, désignée comme un « exercice » pratique – renvoyant à l'idée de matérialité astreignante –, et de l'autre, la liberté des Modernes, définie comme « jouissance » donnant accès à un plaisir immédiat. [9]
53. « Empotentant [10]), est coupable de la jouissance de ce dernier – même si elle la rend possible en se taisant.
es » désigne les personnes en tant qu'elles soutiennent matériellement l'existence des rapports de pouvoirs : elles exécutent des ordres qui rendent réelle la jouissance des empotenté es. Dire cela, c'est décrire les conditions matérielles du pouvoir, mais aucunement rendre responsables ou bien vouloir faire culpabiliser les empotentant es. Il serait odieux de considérer que la fille qui se tait, pour faire jouir son père du silence qu'il demande (« tu n'as pas d'humour, on ne peut plus rien dire »54. La logique des rapports de pouvoirs est simple : elle consiste à nous priver de la nécessité, c'est-à-dire à nous déconnecter de l'expérience – et de l'attention à ses effets. Empotenter, c'est (s')empêcher de relationner nécessairement – même avec soi.
55. La distinction entre puissance (potentia) et pouvoir (potestas) permet l'expression de cette hypothèse cruciale de Spinoza : nous n'avons pas besoin de la médiation de rapports de pouvoirs pour composer nos puissances. La puissance de la multitude n'est qu'un niveau d'individuation différent de la puissance individuelle, mais c'est chaque fois dans l'immanence qu'agissent les compositions. Dit autrement, nous n'avons pas besoin d'un maître qui vient nous expliquer comment faire.
Par contraste, l'anthropologie philosophique majoritaire (Hobbes, Rousseau, Hegel) conçoit les êtres humains comme incapables de composer leurs forces (potentia) sans une médiation : celle du pouvoir (potestas) précisément. Cette conception empotentée du monde voudrait faire croire : « 1) que les forces ont une origine individuelle ou privée ; 2) qu'elles doivent être socialisées pour engendrer les rapports adéquats qui leur correspondent ; 3) qu'il y a donc médiation d'un Pouvoir (“Potestas”) ; 4) que l'horizon est inséparable d'une crise, d'une guerre ou d'un antagonisme, dont le Pouvoir se présente comme la solution, mais la “solution antagoniste”. » [11]
56. Se faire passer pour « indispensable » est typique des empotenté
es : « sans moi vous êtes foutu es ». D'où cette intrusion permanente, insupportable, des ordres de pouvoirs dans nos vies : les rapports de pouvoirs sont des pénétrations abusives. Ils sectionnent notre relation au monde, nous privant ainsi des signes objectifs, fiables, nécessaires pour nous orienter dans l'existence. Pensons à tous les abus éducatifs.57. Il n'y a pas d'ordres de pouvoirs sans une croyance collective en une présence substantielle, qui serait « tout bonnement là » et aurait telles propriétés – sans que nous sachions d'où et comment elles lui viennent. A déjà été décrété « pour nous » ce qui était Objet et Sujet, nous privant ainsi de construire, par nous-mêmes, les objets et les sujets du monde. Les rapports de pouvoirs font ainsi le vide autour de nous (les Objets-à-connaître-ici m'interdisent d'explorer ailleurs) et préparent la docilité (le Sujet-que-paraît-il-je-suis-maintenant m'interdit d'essayer autre chose) : il n'y a plus que des commandements qui délégitiment a priori mon expérience. La puissance n'est alors plus opposable aux mots (d'ordres).
58. Les ordres de pouvoirs convoquent la morale : injonction d'un contenu (ce que « il faut faire ») comme fin à atteindre. [12] L'organisation des rapports de pouvoirs est la création permanente de la fable des « sujets », des « moi », en même temps que la gestion de leur isolement.
La puissance d'agir se déploie par l'éthique : conjonctions possibles par les moyens d'une forme (comment allons-nous agir ensemble ?) dont on ne sait pas ce qu'elle produira. Les lignes de fuite de nos puissances individuent du collectif.
59. Faire, c'est s'exécuter en vue d'autres choses – que les effets objectifs de mon action. Pour cela, il faut avoir les moyens de.
Réclamer d'« avoir plus de moyens » est un mot d'ordres d'empotenté
es.60. Un rapport de pouvoirs consiste à faire faire en vue d'atteindre des fins – et exiger pour cela que les individus soient déjà compétents pour réussir. D'où l'apologie du savoir, contre l'apprendre, afin de pouvoir exploiter des (con)formé
es.En effet, les empotenté
es catégorisent à tout va : il faut pouvoir re-connaître facilement de qui on a besoin dans telle ou telle situation. « Donnez-moi un e enfant à éduquer » ; « Donnez-moi une femme à séduire » ; « Donnez-moi un e handicapé e à insérer » ; « Donnez-moi un e pauvre pour lui offrir un emploi » ; « Donnez-moi un e barbare à civiliser ».61. On peut introjecter la logique des rapports de pouvoirs et se donner des ordres à soi-même. Une tradition philosophique a loué cela en le nommant : gouvernement de soi, maîtrise, autonomie, etc. Or, peu importe qui tient la cravache si l'on conserve ce qui fait l'essence de ces rapports.
La définition du fragment précédent peut donc s'entendre ainsi : je me rapporte (à) moi-même – ayant perdu les relations de nécessité – chaque fois que je me fais faire, en vue d'atteindre des fins, et que je m'efforce d'être compétent
es pour réussir.62. Prendre la question des rapports de pouvoirs à la racine de l'éducation, c'est asseoir une solidité conceptuelle qui ne s'en laisse pas conter par la mauvaise foi qui gagne tout individu coopté au sein d'une classe commandante. Or, faute de revenir à cette radicalité, on sous-estime largement la dose massive des mystifications et des concessions qui saturent nos pratiques ordinaires – en tant qu'adultes, d'abord.
63. « Tu ne veux pas le faire, mais on va le faire quand même » : structure cristalline de l'oubli du consentement, qui dépasse largement la question du rapport sexuel – ou alors il faudrait étendre le concept de viol à bien des pratiques de « violences ordinaires ».
64. On n'est pas toujours très lucide sur les fins que l'on se donne. Il arrive souvent qu'une fin perçue ne soit, en réalité, qu'un moyen en vue d'une autre fin qu'on n'interroge pas vraiment.
Ainsi, l'appétit pour « plus de pouvoirs », cette adoration des fins, peut commencer dès l'enfance : je veux des bonnes notes en vue de passer dans la classe supérieure, passage espéré en vue d'aller jusqu'à l'obtention de mon diplôme, diplôme obtenu en vue de faire un bon métier, métier accompli en vue d'avoir un salaire confortable, salaire accumulé en vue d'avoir du pouvoir d'achat. Toute la durée de l'existence est ratatinée au statut de moyens abstraits et non désirés pour eux-mêmes. Ne reste que le fantasme d'un accès direct aux fins. (Gagner au Loto.)
65. S'habituer à la logique des rapports de pouvoirs, c'est commencer par les subir en tant qu'empotentant
es : voir sa puissance d'agir fixée – puissances perceptives empêchées – et captée – puissances cognitives dirigées.66. Les rapports de pouvoirs donnent un rôle et font croire que, sans ce rôle, la vie n'aura pas de sens. Ils écrivent le texte de la pratique : « tais-toi ! » et « récite ! » sont les deux faces d'un même commandement. Silenciation et ventriloquie se soutiennent mutuellement. Exemple : « sois belle et tais-toi ! », « dis merci et tais-toi ! », « va travailler et tais-toi ! », etc.
67. « En se politisant, le militant est à la recherche d'un rôle qui le mette au-dessus des masses. Que ce “au-dessus” prenne des allures “d'avant-gardisme” ou “d'éducationnisme” ne change rien à l'affaire. Il n'est déjà plus le prolétaire qui n'a rien d'autre à perdre que ses illusions ; il a un rôle à défendre. » [13]
68. Une amie me racontait l'horreur du souvenir de sa mère lui essuyant le visage avec son doigt mouillé de salive.
L'insouciance des gestes intrusifs des empotenté
es est la première sidération qu'il nous faut dépasser pour commencer à agir. Ça peut faire bizarre les premières fois : cette propension des adultes à tripoter le corps des enfants, à remettre en place leurs vêtements, etc.69. Empotenté
e : occupant une place qui autorise à « faire faire » aussi bien qu'à « faire à la place de ». « Je vais te faire jouir » et « laisse-moi t'apporter la jouissance » sont les deux faces d'une même violation. Il faut aller bien au-delà du sens sexuel de la jouissance pour saisir l'étendue du spectre des intrusions.70. La puissance, c'est agir avec nos moyens depuis là où nous devenons ensemble.
71. La puissance d'agir n'est pas une « compétence ». Harmut Rosa précise ainsi : « La compétence signifie la maîtrise sûre d'une technique, l'acte de pouvoir-disposer à chaque fois de quelque chose que je me suis approprié en tant que possession. » [14]
72. « Je déploie quelque peu, peut-être beaucoup trop, ce qui alors s'évoque d'un geste où l'agir l'emporte sur le faire où prédomine l'intention, qu'elle soit consciente, ou, comme on dit, inconsciente.
Que l'agir soit dépourvu d'intention, c'est bien ce que je veux dire.
Et pourtant, l'agir existe bel et bien, humain à n'en pas douter, et non pas résidu de quelque inaptitude » [15].
73. « Fais ton deuil » : expression atroce, injonction en vue du contrôle des psychés, parfois assuré par le pouvoir psychologique, pour que tout se passe « comme prévu », contre tout débordement affectif, toute ré-invention singulière et imprévisible de nos relations aux morts.
Agir avec les morts outrepasse le deuil dans sa forme autoritaire. [16]
74. « Aucun pouvoir ne va de soi, aucun pouvoir quel qu'il soit n'est évident ou inévitable, aucun pouvoir, par conséquent, ne mérite d'être accepté d'entrée de jeu. Il n'y a pas de légitimité intrinsèque du pouvoir ». [17] Michel Foucault a raison d'insister : le pouvoir n'est pas une substance agissante ; il y a pouvoir parce qu'il y a des différenciations préexistantes auxquelles nous sommes rapporté.es. Parmi les conquis conceptuels de Foucault, on peut retenir au moins ces quatre-là :
a) Le refus de substantialiser le « pouvoir » : il n'y a pas « le Pouvoir », mais des rapports de pouvoirs qui s'actualisent en situation.
b) Le refus de réduire le pouvoir à la forme négative de l'interdiction : le pouvoir n'est pas uniquement répressif (surveillant), il peut être incitatif (bienveillant). Le pouvoir a surtout besoin de se faire obéir, mais l'extraction de docilité peut être négative comme positive.
c) Le rejet de la représentation juridique du pouvoir, identifié au texte de la loi, alors que le pouvoir existe d'abord dans l'entrelacs des techniques de rapportage : dispositifs qui énoncent d'illusoires substances premières et secondes – prises pour les « piliers de la réalité ». Le vrai problème n'est pas celui de la légitimité, mais celui de l'acceptabilité de telles fictions.
d) Les rapports de pouvoirs forment un champ stratégique puisqu'ils rendent prévisibles les comportements humains – par conformation et normalisation. La question de la possible résistance tactique en constitue le talon d'Achille.
75. Une fois qu'on a dit que le pouvoir n'était pas de nature substantielle, on n'a fait qu'amorcer la problématisation : on ne peut s'arrêter à « rapport de pouvoir » comme si l'on avait tout dit. Le singulier de « pouvoir » est encore louche : ce n'est pas en secondarisant « pouvoir » en complément du nom qu'on en a fini avec notre imaginaire-DU-pouvoir.
76. Le pouvoir n'est pas une substance, certes : il n'y a que des rapports de pouvoirs. Mais j'insiste : le rapport n'est pas la relation, puisqu'il y a rapport lorsqu'il y a croyance en l'antériorité des substances (données) rapportées l'une à l'autre.
Ultimement, la distinction entre pouvoir et puissance tient dans l'hypothèse métaphysique de la genèse des « liens », donc dans la distinction entre rapport et relation.
Le rapport re-lie : il fait croire à des liens inter-individuels fondés par des substances (premières et secondes) qui lui seraient antérieures : c'est pourquoi il nous rapporte à celles-ci en les présupposant. Le rapport coordonne des fictions ontologiques.
La relation lie : elle est première, comme évènement ; elle forme des liens trans-individuels qui valent rencontres en nous transformant. La relation est une réalité métaphysique.
77. Importance du nominalisme de Spinoza : la Volonté ça n'existe pas, ni même l'Entendement (pas comme des facultés qui seraient des contenants de nos velléités et de nos idées) [18], de même que le Mal ou le Bien n'existent pas. Ne pas se payer de mot, c'est ne pas être dupe du substantialisme. On pourrait même parler d'un nominalisme au carré : puisque ni les substances secondes ne sont réelles (la Femme ou la Chevaléité ne sont pas des réalités), ni même les substances premières (il n'y a pas de Moi ou de Substrat formant des arrière-mondes plus réels que le nôtre en constant devenir).
Ce nominalisme radical prive les rapports de pouvoirs de leur carburant au sein des imaginaires, qui consiste à nous abreuver d'un monde de substances – premières et secondes –, rapportées les unes aux autres.
78. Les ordres de pouvoirs font des « concessions » : ils nous la font à l'envers – tout en se parant de magnanimité.
« J'accepte d'un-peu-moins-t'exploiter en échange du fait que je puisse quand-même-t'exploiter. »
Il s'agit de faire croire que l'exigence découle de ce qu'aurait été « donnée » quelque chose, alors que c'est l'inverse : faire des concessions, c'est la stratégie pour exiger des concessions. Belle illustration de la capacité à produire des effets d'obéissance à partir de rien.
79. Quand on se plaint que les enfants négocient beaucoup, il faut surtout s'inquiéter du fait qu'elles et ils sont en train d'imiter des rapports de pouvoirs qui leur ont été imposés.
La négociation est le liquide amniotique des ordres de pouvoirs : rendre acceptable l'exigence en con-cédant. Apprentissage du non-consentement : l'empotenté
e nous fait croire qu'il ou elle cède avec nous pour mieux nous faire céder.80. Ne pas être dupe des faux ensembles (abusant du préfixe « cum ») qui ne sont que des soumissions d'une solitude à une autre : on te fait céder et l'on nomme cela une « concession » ; on veut te faire parler et l'on nomme cela une « convocation » ; on veut que tu sentes conformément à une envie et l'on nomme cela un « consentement » ; on veut te sélectionner et l'on nomme cela « concourir » ; on veut te faire parvenir et l'on nomme cela « convenir » ; etc.
[1] Lao Tseu, Le Livre de l'immanence de la voie (Tao te king), §63.
[2] J.-P. Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964.
[3] Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014, p.236-237.
[4] Voir M. Mies et V. Bennholdt-Thomsen, La Subsistance, La Lenteur, 2022 (1999).
[5] F. Dupuis-Déri, Les Hommes et le féminisme, Textuel, 2023.
[6] bell hooks, La Volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l'amour, Éditions Divergences, 2021 [2004].
[7] Sur la figure de l'« Homme » intersectionnel, je renvoie à un travail archéologique plus théorique : Sébastien Charbonnier, « En finir avec l'Homme, recréer autrui », lundi matin #437, 16 juillet 2024.
[8] En économie, ce qui explique le surprofit d'une rente de situation est notamment la position de monopole et les barrières artificielles imposées aux autres. Les ordres imaginaires ont un rôle analogue d'un point de vue social.
[9] Voir la lecture magistrale de ce basculement de paradigme dans Aurélien Berlan, Terre et liberté, ch.1, La Lenteur, 2021.
[10] Sur ces scènes de censure familiale, voir l'article de Sara Ahmed : « Les rabat-joie féministes », Cahiers du genre, n°53, 2012.
[11] G. Deleuze, « Préface à L'Anomalie sauvage » (1982), Deux régimes de fous, Minuit, 2003, p.175.
[12] La typographie utilisée ici vise à faciliter la comparaison avec les deux définitions de « rapport de pouvoirs » (§60) et de « relation de puissance » (§70).
[13] Le Militantisme, stade suprême de l'aliénation, éditions du Sandre, 2010.
[14] H. Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La découverte, 2018.
[15] F. Deligny, Les Détours de l'agir ou le moindre geste, L'échappée belle, 1979 ; dans Œuvres, L'Arachnéen, 2007, p.1250.
[16] Voir V. Despret, Au bonheur des morts, La Découverte, 2015.
[17] M. Foucault, « Leçon du 30 janvier 1980 », Du Gouvernement des vivants, Seuil/Gallimard, 2012, p.76.
[18] Spinoza, Éthique, II, 48.
09.09.2025 à 08:55
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Anatomie de la monocularité d'État (Souveraineté visuelle • Chronopolitique de la plainte • Économie des preuves)
- 8 septembre / Avec une grosse photo en haut, Terreur, 4Nahel et aly, deux noms contre l'effacement. Cet article est à lire en tant que post-scriptum à celui paru dans notre dernière édition : Après Nahel Merzouk : du nom propre au coup de feu - anatomie d'une impunité et Aly : du nom propre à la relégation silencieuse - anatomie d'un effacement, l'écrivain et réalisateur Sylvain George clôt ce triptyque en revenant sur l'éborgnement d'Alexandre Georges, militant LGBTQIA+, à Marseille.
Il s'agit de montrer comment l'État impose un point de vue unique, une « monocularité du visible », qui décide de ce qui peut être vu et cru.
Penser la scène marseillaise du 1ᵉʳ février 2024 [1], où Alexandre Georges, militant LGBTQIA+ de vingt-six ans, reçoit un coup de poing porté par un policier en civil non identifiable à la lisière d'un rassemblement, dans une atmosphère chargée d'injures homophobes rapportées par plusieurs témoins, requiert que l'on rompe avec la tentation du fait divers et que l'on replace l'événement dans la zone d'indétermination que Walter Benjamin appelait la persistance d'une violence « mythique » au cœur du droit, non pas la simple application d'une norme préexistante, ni son pur maintien, mais l'exercice d'un pouvoir d'exception normalisé qui, en s'autorisant lui-même à décider, produit le monde où son geste devient rétrospectivement légitime. [2] Dans cet intervalle, la police n'exécute pas seulement un protocole ; elle institue, par l'initiative même du coup, un régime d'apparition qui décide de qui voit, qui est vu, et à quelles conditions une blessure accède à l'ordre du dicible. La configuration marseillaise le montre à nu : frapper depuis l'anonymat du civil, se réarrimer ensuite à l'uniforme, puis prétendre refermer l'interprétation sous l'emblème de l'autorité, comme si l'acte, parce qu'il s'abrite tardivement derrière la forme, s'en trouvait déjà justifié.
C'est dans cette lumière qu'il faut comprendre l'ambivalence constitutive de la plainte. Elle est d'abord adresse espérée, c'est-à-dire la manière dont une blessure cherche qualification et réparation en confiant sa vérité à l'institution ; mais, livrée au circuit d'immanence qui relie police, parquet et contrôle interne, elle s'infléchit trop souvent en scène d'aveuglement codé, où la réalité vécue se voit diluée dans le différé des expertises, la dispersion des réquisitions, l'extension des auditions jusque dans l'intime, et, finalement, l'usure. Judith Butler l'a formulé avec précision : la « pleurabilité » [3] n'est jamais donnée d'avance, elle dépend de cadres de lisibilité qui rendent certaines pertes pleurables et d'autres improbables ; or tout se passe comme si, en matière de violences policières, ces cadres fonctionnaient à la fois comme dispositifs de sélection et machines de retardement. Dans le cas d'Alexandre, les convocations intrusives, la saisie élargie de ses dossiers médicaux, l'expertise délocalisée qui fait voyager la blessure pour la « reconfirmer » ailleurs, les demandes réitérées « pour être bien certains » de ce que l'évidence clinique établit déjà, ne dessinent pas un zèle de vérité, mais une neutralisation par différé qui déplace la charge probatoire sur le corps même du plaignant jusqu'à en épuiser la parole ; et c'est précisément contre cette capture temporelle que le retrait public de la plainte doit être entendu, non comme renoncement mais comme geste destituant : retirer son crédit à cette forme de justice-là, qui, dans sa configuration concrète, organise l'invisibilité du tort.
C'est dans ce cadre qu'il faut situer le geste d'Alexandre Georges. Par une lettre ouverte datée du 1ᵉʳ juillet 2025 et rendue publique le 17 août (vingt-huit ans alors ; il en avait vingt-six au moment des faits) [4], il annonce le retrait de sa plainte, décision effectivement actée le 19 août 2025. Ce retrait ne clôt pas l'action publique ; il nomme l'architecture du déni et refuse d'y consentir.
Qu'un œil ait été visé n'est pas un détail d'anatomie, pas plus que l'homophobie ne constitue un simple arrière-plan affectif. L'un et l'autre indiquent une stratégie de gouvernement du visible. Atteindre l'œil, c'est tenter de confisquer l'organe du témoignage, d'interrompre la réversibilité par laquelle celui qui voit se sait vu et, de ce fait, peut attester ; et, dans la continuité des mutilations qui ont marqué la gestion policière des foules (yeux crevés, mains arrachées depuis les Gilets jaunes jusqu'aux cortèges de 2023-2025), la lésion oculaire devient l'indice d'un pouvoir qui cherche à imposer ce que nous nommerons sa monocularité, c'est-à-dire la prétention d'un seul point de vue à valoir pour tous. Cibler un cortège queer, où la visibilité est une pratique politique, inscrit en outre le geste dans une économie du mépris qui déclasse d'emblée la recevabilité du récit : certaines voix sont tenues pour moins crédibles, certaines vies pour moins pleurables, et l'injure homophobe, loin d'être un accident moral, fonctionne comme schème de perception qui rend croyable la force et invraisemblable la plainte.
De là découle la nécessité d'une autre scène d'adresse : non pour fuir le droit, mais pour réinstituer un forum où la preuve ne soit pas capturée par l'expertise inquisitoriale et où l'épreuve puisse redevenir preuve partageable. C'est à cette condition que l'affaire d'Alexandre se relie, sans se confondre, aux analyses conduites à partir de Nahel [5] et d'Aly [6] : là, une exécution filmée fissurait la fiction initiale ; là, un abandon en forêt cherchait la souveraineté sans témoin ; ici, l'éborgnement vise l'organe du voir pour prévenir la naissance d'une image dialectique. Dans les trois cas, le même moteur se laisse reconnaître : décider des conditions d'apparition, régler le temps de la croyance, administrer l'effacement.
C'est dans cet ordre que ce texte avance : en établissant d'abord la topologie précise de la scène marseillaise et la logique perceptive qui l'informe (I), puis en déployant une théorie de la souveraineté visuelle et de la monocularité du pouvoir à partir de la blessure oculaire (II), avant de montrer comment la plainte, devenue dispositif temporel, se retourne en justice différée et comment le retrait opère comme dés-adresse et ré-adresse (III), enfin en décrivant l'économie profane des preuves qui se compose contre l'effacement - non pour substituer l'opinion au droit, mais pour reconfigurer la scène où la vérité peut apparaître (IV).
À l'orée du centre-ville, devant l'EMD Business School, une conférence portée par des figures issues de la Manif pour tous draine en soirée un contre-rassemblement à l'appel d'organisations antifascistes et de défense des droits LGBTQIA+ ; la batucada rythme la foule, des élu
es de la majorité municipale dont les écharpes sont visibles, bordent la scène, et le service d'ordre associatif veille à maintenir une distance de sûreté entre la porte de l'établissement, seuil privé sous garde policière, et l'espace de la rue, où s'échangent slogans, confettis, gestes d'apaisement. La ligne en tenue (les CRS très aisément identifiables) dessine un front lisible ; mais c'est l'irruption d'un trio sans brassard, non identifié, se mêlant latéralement au flux et ne répondant pas lorsqu'on leur demande s'ils sont policiers, qui reconfigure la visibilité. Plusieurs témoins entendent alors des injures homophobes, un adjoint au maire chargé de la lutte contre les discriminations est bousculé, l'ambiance bascule du côté d'une confusion soigneusement entretenue.Dans cet interstice, ni tout à fait front policier, ni tout à fait foule, Alexandre Georges, militant LGBTQIA+ et membre du service d'ordre, alerte et déploie un spray au poivre pour desserrer la pression autour de l'élu. La réponse est immédiate, foudroyante : un coup de poing porté en plein visage par l'un des trois hommes, identifié ensuite comme policier en civil, frappe à hauteur d'œil. L'atteinte ne se donne pas d'emblée dans toute sa gravité : le soir même, un passage chez le médecin traitant rassure provisoirement, mais le lendemain après-midi, alors qu'Alexandre se mouche, l'œil droit « commence à sortir de son orbite » ; puis les urgences concluent à une fracture du plancher orbitaire, une pneumorbite, puis une lésion irréversible du nerf optique. La vision de l'œil droit est perdue. La scène initiale se referme ensuite par un alignement du trio aux côtés des forces en tenue, et ce qui était apparu sans visage se réarrime à l'uniforme, comme si la légitimité pouvait rétrodéfinir l'instant qui l'a précédée.
La topographie marseillaise n'est pas un décor mais un dispositif. Le seuil de l'école, point de contact ambigu entre propriété privée et espace public, autorise l'intervention tout en brouillant ses limites ; la présence d'élu
es introduit un tiers observateur dont la parole, ultérieurement, attestera (signalement au procureur), et dont la seule visibilité contrarie le monopole policier de l'interprétation. Surtout, la dimension homophobe ne se réduit pas à une circonstance morale : elle oriente le geste, préforme la perception d'un corps et d'une voix, déplace la charge de crédibilité ; dans une rue où la visibilité queer est pratique politique, l'injure n'est pas bruit de fond, elle est régime de vision qui rend croyable l'escalade de la force et invraisemblable la plainte future. L'hétéro-norme sert de cadre d'apparition.Très vite, la dimension procédurale prolonge la scène dans une autre géographie : commissariat, IGPN, cabinets médicaux, service d'expertise. Le policier en civil dépose plainte contre Alexandre pour « violence avec arme sur personne dépositaire de l'autorité publique » (le spray), tandis qu'Alexandre porte plainte pour l'agression. Les premiers échanges avec l'Inspection générale se déroulent sans heurts apparents ; puis la mécanique dérive : auditions intrusives du compagnon (questions portant sur la vie intime, jusqu'aux MST), réquisitions larges de dossiers médicaux prélevés chez le médecin traitant et à l'hôpital, expertise ophtalmologique délocalisée à Montpellier, puis demande d'IRM supplémentaire « afin d'attester » une causalité que la clinique établit déjà. À mesure que progresse l'instruction, le soupçon se déplace du geste du policier vers l'œil du plaignant : non plus « qui a frappé ? », mais « voit-il bien pourquoi il ne voit plus ? ».
Le 17 août 2025, Alexandre Georges rend publique, sur Mouais, une lettre ouverte (datée du 1ᵉʳ juillet 2025) qui annonce le retrait de sa plainte pour dénoncer des « dysfonctionnements excessifs des institutions policières et judiciaires » [7] et déplacer le conflit vers la scène publique. Le 19 août 2025, le retrait est acté. Dans la foulée, la Ligue des droits de l'homme annonce une initiative visant à se constituer partie civile en s'appuyant sur les témoignages d'insultes homophobes ; des associations LGBT+ se mobilisent ; du côté du parquet, on indique que l'enquête se poursuit, l'action publique n'étant pas éteinte par le retrait, l'expertise complémentaire (IRM) étant présentée comme le dernier acte avant transmission pour appréciation. Ainsi se dessine ce que la théorie nomme une chronopolitique : l'événement se fige dans l'attente, la blessure voyage pour se re-prouver, le temps devient l'instrument d'une incertitude organisée.
Ce montage - œil sans visage devenu uniforme, seuil privé-public exploité comme zone grise, injure installée en cadre perceptif, soupçon reconduit par déport médicolegal - prépare directement l'analyse suivante : la souveraineté visuelle et la monocularité du pouvoir, par lesquelles s'entend pourquoi viser l'œil revient à viser la possibilité même d'un contre-récit, avant que la procédure n'en prenne le temps pour mieux en diluer la portée.
Frapper à hauteur d'œil ne relève pas d'un aléa gestuel mais d'une politique du visible : le coup vise l'organe par lequel un sujet convertit l'événement en présence partageable, là où le voir se retourne en « faire voir » et, par là, en contestation possible de la version dominante. Dans une rue où se déployait une visibilité queer assumée, nourrie de musiques, d'inscriptions et de présences élues, l'impact porté par un policier en civil sans signe distinctif n'a pas seulement touché la peau ; il a cherché à interrompre la réversibilité du sensible, ce mouvement par lequel, pour reprendre Merleau-Ponty, la chair du monde et la chair du voyant s'entrelacent [8], de sorte que « ce que nous voyons » s'adosse à « ce qui nous regarde », selon l'axiome obstiné rappelé par Didi-Huberman. [9] Or, neutraliser l'œil, c'est tenter de couper court à ce retour du réel qui « nous regarde », d'empêcher que l'expérience située d'un témoin - ici, celle d'un militant LGBTQIA+ - ne s'érige en contre-archive, en image dialectique, en récit capable d'obliger le pouvoir à répondre.
Rancière a montré qu'une communauté politique se définit d'abord par un partage du sensible [10] - distribution des places d'apparition, des temps d'écoute, des droits à montrer et à être montré. L'atteinte oculaire déplace brutalement ce partage : elle retire à un sujet la capacité d'habiter la cité comme « regardant légitime », elle réduit l'accès à cette scène commune où la preuve se fait par exposition, par adresse, par récidive du visible. Lacan distinguait l'œil du regard pour dire que le regard déborde l'organe ; mais la souveraineté policière, dans sa volonté d'emprise, confond délibérément les deux, comme si briser l'organe suffisait à éteindre le regard - c'est-à-dire à réduire au silence la scène d'où un monde peut être instruit de sa propre violence. Fanon, au plus vif, a nommé ce geste : fixer l'autre par un régime de vision qui le précède et l'assigner à l'infra-civique ; frapper l'œil d'un manifestant queer, c'est empêcher la restitution du regard, c'est reconduire la minorité à la honte, c'est disqualifier à l'avance la plainte comme « point de vue militant » et non comme vérité publique.
Rien de tout cela n'opère dans le vide. Depuis les cortèges des Gilets jaunes jusqu'aux mobilisations sociales récentes, les éborgnements répétés, les mains arrachées par armes dites « sublétales », ont fait de la lésion sensorielle l'indice le plus lisible d'une politique du visible qui cherche moins à disperser des corps qu'à mutiler les instruments du dissensus. Souvent, le même triangle se recompose : smartphone tenu à hauteur de visage, projectile qui atteint la zone où l'image se fabrique, procédure qui, ensuite, requalifie l'évidence en hypothèse, l'hypothèse en doute, le doute en inertie. La monocularité du pouvoir - refus de l'altérité des angles, des rythmes, des voix - n'est pas une métaphore commode ; c'est une technique. Elle se manifeste tantôt par la captation du point de vue (imposer la caméra institutionnelle contre les images profanes), tantôt par la fabrication du hors-champ (déporter la scène en forêt, derrière une porte, dans un fourgon), tantôt par la destruction de l'organe qui soutient la scène du voir. Dans le cas d'Alexandre, c'est ce troisième versant qui se donne à lire : empêcher l'image en blessant l'œil, empêcher le récit en disqualifiant le regard.
La dimension homophobe alléguée n'ajoute pas un simple aggravant moral à un dossier sinon neutre ; elle configure le régime de perception lui-même. L'injure ne sert pas d'épiphénomène affectif, elle préforme le visible : elle classe un corps du côté du soupçon, oriente l'interprétation des gestes, rend crédible l'usage de la force et invraisemblable la plainte. À l'instant du coup, un schème hétéro-normatif travaille l'acte policier ; dans la durée, ce schème reparaît sous une forme policée (questions intrusives, soupçon déplacé vers la biographie médicale), comme si l'on cherchait à naturaliser la blessure pour mieux l'arracher au champ de la faute. Ainsi la souveraineté visuelle s'adosse-t-elle à une police des sexualités : gouverner le voir, c'est aussi gouverner qui a droit de se montrer tel qu'il est, en cortège, en nom propre, sans raser les murs.
On comprend alors, par contraste, la cohérence du triptyque que forment Nahel, Aly et Alexandre. À Nanterre, la caméra « malgré elle » a fissuré le récit policier et rendu inévitable la reconnaissance d'une exécution à ciel ouvert ; à Garges-lès-Gonesse, l'abandon en forêt a tenté de soustraire la scène à tout regard, de faire de l'espace même un opérateur d'effacement ; à Marseille, enfin, le coup porté à l'œil cherche à prévenir l'image au moment même où elle pourrait naître, à liquider la figure du témoin en s'attaquant au point précis où son voir bascule en preuve. Trois modalités d'une souveraineté unique : décider des conditions d'apparition, imposer la monocularité d'un seul point de vue - le leur -, administrer l'oubli en détruisant tour à tour l'organe, le lieu, ou la parole qui pourraient y résister.
Ce diagnostic n'est pas historique au passé : il s'entend au présent d'une conjoncture où de nouvelles mobilisations s'organisent (l'appel à « Bloquons tout » [11] en est un symptôme) et où l'on sait, par expérience, que la stratégie d'ordre se préparera d'abord sur le terrain des images, par cadrage, par entrave, par saturation, puis, s'il le faut, par atteinte aux corps aux points mêmes où la scène du voir se constitue. Ce n'est pas prédire l'avenir ; c'est rappeler que la conflictualité politique contemporaine se joue désormais à l'endroit exact où l'œil devient archive, où la rue devient plateau de preuve, où la foule devient atelier de contre-visibilité.
De là, la transition s'impose : lorsque l'organe a été atteint pour empêcher l'image, la procédure prend le relais pour gouverner le temps de cette image empêchée ; à la souveraineté du visible répond une souveraineté chronologique. Après la neutralisation du regard vient la capture de la plainte. C'est cette chronopolitique de la justice différée, où l'ajournement se fait méthode et l'intrusion probatoire ruse d'aveuglement, qu'il faut maintenant déplier.
Quand l'œil a été atteint pour empêcher l'image, la procédure prend le relais et gouverne le temps de cette image empêchée, non sous le nom de la domination mais sous ceux, plus présentables, de la prudence, de la complétude, de la « bonne méthode » ; porter plainte, dans ce cadre, n'est pas seulement confier un tort à une instance, c'est livrer la blessure à une machine temporelle qui la traduit en délais, en vérifications successives, en circulations d'expertise, de sorte que l'urgence vécue devienne une patience administrée et que la patience, peu à peu, prenne la figure d'un renoncement. On l'a vu à Marseille : après le coup porté au visage par un policier en civil non identifiable, le 1ᵉʳ février 2024, après la fracture du plancher orbitaire, la pneumorbite et la lésion irréversible du nerf optique, l'enquête dite « interne » se met en branle dans un régime d'immanence - la police depuis la police - qui déplace, presque insensiblement, l'objet du doute : du geste de l'agent vers l'œil de la victime, de la faute vers l'organe, de la violence vers la biographie médicale.
Ce déplacement a une grammaire : auditions qui s'enquièrent de l'intime, convocation du compagnon à propos de la vie privée, saisies larges chez le médecin traitant et dans les établissements hospitaliers, injonction à se rendre hors de la ville (à Montpellier) pour une expertise additionnelle, puis nouvelle demande d'imagerie, comme si l'on devait prouver, non pas tant la causalité d'un coup avéré, que l'impossibilité ontologique d'une cécité « sans cause ». C'est ici que la lettre ouverte d'Alexandre Georges, rendue publique le 17 août 2025 (et suivie du retrait effectif de la plainte le 19 août), prend valeur d'analyse autant que de témoignage : la formule ironique - « puisqu'il faut démontrer que je n'étais pas déjà borgne avant d'être éborgné » [12] - ne relève pas du trait d'esprit, elle désigne le cœur d'une chronopolitique qui fabrique de l'incrédulité par addition d'étapes, par extension de la durée, par dispersion géographique des examens. Benjamin nous a appris que l'exception, devenue règle, s'éprouve d'abord comme une temporalité ; Butler, que la « pleurabilité » d'une blessure dépend de cadres de lisibilité qui, avant tout jugement, organisent la recevabilité même du deuil. Ici, l'exception temporelle (l'ajournement devenu méthode) et le cadre de lisibilité (la médicalisation infinie d'un fait brut) se joignent pour convertir l'évidence vécue en hypothèse administrative, l'hypothèse en doute, le doute en inertie.
Dire cela ne revient pas à récuser toute exigence de preuve, mais à constater que la symétrie manque radicalement : la transparence requise de la victime (ouvrir ses archives, répondre de l'intime, se soumettre à l'itinérance experte) ne rencontre jamais une transparence équivalente du côté de l'appareil (identification tracée des agents en civil, publicité des décisions intermédiaires, exposition des raisons qui motivent telle ou telle réquisition). L'asymétrie est double : asymétrie d'apparaître (l'« œil sans visage » du civil qui frappe et se réarrime ensuite à l'uniforme) et asymétrie probatoire (l'IGPN instruisant depuis la police, la contre-plainte reconfigurant l'axe du litige, la charge de la preuve pesant sur le corps lésé). Sous cette double asymétrie, la plainte tend à perdre son statut d'adresse égalitaire pour devenir une demande d'accréditation auprès de ceux-là mêmes qui cadrent l'apparaître et distribuent le croyable.
Dans ce contexte, retirer sa plainte n'est ni un caprice ni un renoncement : c'est un geste destituant, au sens où il retire sa caution à la scène qui, ici, confisque le temps et recode la blessure ; et c'est, simultanément, un geste de ré-adresse, puisqu'il porte la vérité ailleurs (dans l'espace public, auprès d'associations et de témoins, dans des lettres ouvertes et des récits situés), non pour substituer l'opinion au droit, mais pour soustraire la preuve à l'illimitation inquisitoriale qui exige tout des dominés et rien de l'institution. On objectera, avec justesse, que l'action publique n'est pas éteinte - et d'ailleurs la Ligue des droits de l'homme a annoncé envisager une plainte autonome sur le fondement d'insultes homophobes, pendant que des élus réaffirmaient la matérialité des faits - ; mais c'est précisément ce que révèle le retrait : il oblige le parquet à se prononcer sans l'alibi discret d'une usure programmée, il met au jour la règle d'attrition que recouvre souvent le classement silencieux, il rappelle, enfin, que la justice ne se confond pas avec la seule procédure et que, lorsque la procédure devient théâtre d'aveuglement codé, c'est encore un acte de justice que de la nommer comme telle.
Glissant nous aide, ici, à cadrer l'éthique du geste : l'opacité [13], loin d'être refus de vérité, est refus d'une transparence unilatérale ; elle protège le sujet des emprises qui exigent de lui une lisibilité intégrale tout en demeurant elles-mêmes soustraites à l'examen. Agamben, de son côté, indique ce que peut une puissance destituante : elle ne fonde pas un autre ordre, elle désactive un dispositif (en l'espèce, la chronologie inquisitoriale) pour rendre possible une autre scène d'énonciation du vrai. [14] Rancière, enfin, rappelle que ce déplacement d'adresse relève d'un dissensus : il ne quitte pas la politique, il la réinstitue ailleurs, là où la preuve peut de nouveau être adressée sans se dissoudre. [15]
Que l'on ne s'y trompe pas : rien, dans ce mouvement, n'abolit l'exigence probatoire ; mais il refuse que l'exigence prenne la forme d'une pédagogie de l'attente et de l'intrusion qui, sous couvert d'exactitude, transforme l'événement en fatigue. Voilà pourquoi la chronopolitique de la plainte, telle qu'elle se déploie ici, mérite son nom de déni organisé : elle ne nie rien frontalement, elle défait par le temps, elle fait vaciller par l'usure, elle installe la blessure dans un présent indéfini d'examens à recommencer, jusqu'à ce que la vérité devienne, pour la victime, une tâche interminable. Le retrait public rompt cette boucle ; et, ce faisant, il prépare le terrain de ce qui suit : la politique de l'effacement, c'est-à-dire le travail par lequel un pouvoir administre non seulement le temps, mais les images et les mots, pour que ce qui a eu lieu ne puisse pas, ou plus, apparaître.
Entre le choc et sa reconnaissance s'interpose toujours une scène de filtrage, où l'on décide ce qui est admissible comme fait, comme preuve, comme deuil ; et cette scène n'est jamais neutre, parce qu'elle tient à la fois au corps blessé, aux images disponibles, au langage qui les coud l'un à l'autre. Dans l'affaire d'Alexandre Georges, l'effacement s'est d'abord joué au niveau matériel : intervenir en civil sans signe distinctif, dans l'interstice mouvant qui sépare le cordon en tenue de la foule, c'est brouiller l'identification au moment même où l'autorité frappe, puis, une fois le coup porté, se ranger sous l'uniforme pour reprendre, a posteriori, l'emprise narrative. Mais l'effacement s'est aussi joué - et peut-être surtout - au niveau discursif : déplacer la focale du geste vers l'organe, faire proliférer les interrogations médicales jusqu'à naturaliser la lésion, réduire l'insulte homophobe au statut d'écume affective, tout cela concourt à retirer à la scène sa signification politique pour la replier sur une controverse technique, comme si l'on pouvait, à force d'examens, faire revenir la cécité à un état d'indifférence.
Or l'homophobie rapportée par des témoins, et par un élu présent, n'est pas un ornement moral : elle configure le régime de perception de bout en bout. Elle oriente l'interprétation des gestes, distribue d'avance les positions de crédibilité, fabrique un monde où l'usage de la force contre un corps minoré paraît soudain plausible, tandis que la plainte de ce même corps devient, par défaut, suspecte de militantisme. La pleurabilité, on l'a vu, y est différentielle : certaines pertes peinent à devenir publiques, non faute de preuves, mais faute de cadres qui les reconnaissent comme pertes ; et l'on voit comment, dans le cas présent, la police des sexualités s'articule à la souveraineté du visible pour rabattre des existences sur la catégorie de l'inadmissible - ce qui ne peut pas, ou ne doit pas, être admis comme tort.
Face à cette politique, une économie profane des preuves se met en place, qui n'est ni l'abandon de l'exigence ni sa caricature : lettres ouvertes (celle du 17 août 2025), croisements de témoignages (dont celui d'un adjoint au maire bousculé), images arrachées au tumulte, travail patient d'associations et d'organisations de défense des droits, autant d'éléments qui déplacent la preuve hors du seul dossier pour la rendre à une communauté de réception. Comme indiqué ci-avant, une image ne suffit jamais, mais elle fait événement lorsqu'elle se compose avec d'autres formes - un nom, une phrase tenue, une topologie précise des lieux -, et c'est alors que « ce que nous voyons » redevient indissociable de « ce qui nous regarde ». Agamben parlerait de profanation : retirer au dispositif (ici, la procédure qui confisque) le monopole du sens pour restituer l'usage commun de l'épreuve [16] ; Rancière, on l'a vu, de dissensus : faire apparaître ce qui n'était pas destiné à l'être, sous d'autres conditions d'énonciation.
La comparaison avec les deux autres scènes éclaire alors l'« économie des preuves ». Là où une image surgit et s'obstine, comme à Nanterre, l'appareil tente d'abord de la recoder pour reprendre la main sur le récit ; là où l'espace est fabriqué en hors-champ, comme pour Aly relégué en lisière, la preuve doit inventer ses propres lieux d'apparition ; ici, où l'organe du témoin est atteint, la preuve se déplace vers d'autres supports (lettres publiques, témoignages élusifs, archives associatives) afin que le regard blessé n'ait pas pour effet le silence. À ces trois techniques de gouvernement du voir répondent ainsi trois contre-techniques : capturer puis recirculer l'image, réinscrire un nom depuis le dehors, déplacer l'adresse du vrai pour soustraire la blessure à l'archive inquisitoriale. C'est la même logique qui se laisse lire, sous des formes différentes : rendre improbable la croyance, puis exiger de la victime qu'elle paie, par l'usure, le prix de sa visibilité.
Reste le langage, qui coud le corps et l'image et par lequel l'effacement opère souvent le plus sûrement : « tu es tombé » dicté à Aly, « légitime défense » proférée à Nanterre, « rien ne prouve que » insinué aux marges des expertises marseillaises ; autant de versions d'un même énoncé contraint, où le récit de la victime est recouvert par un discours substitutif (tantôt brutal, tantôt administratif) qui rature en douceur l'agent et la cause. L'économie des preuves dont il est ici question ne s'y oppose pas par pathos, mais par rigueur : elle nomme, date, localise, croise ; elle rappelle que l'« œil sans visage » n'a pas à dicter la totalité des conditions d'apparition ; elle tient, enfin, à peu de choses mais à des choses tenaces - un nom, un visage, une image, un geste, une profanation du silence imposé.
Ainsi, la politique de l'effacement n'est pas une fatalité mais une technique ; et toute technique appelle sa contre-technique. En amont, cela suppose des normes (identification obligatoire des interventions en civil, contrôle réellement externe, délais butoirs opposables, charge probatoire partiellement renversée lorsque l'État détient les moyens de preuve) ; en aval, cela requiert une vigilance des formes (que l'archive ne soit pas confisquée, que l'opacité protège le vivant sans voiler la vérité, que la pluralité des regards déjoue la monocularité du pouvoir). C'est à cette condition seulement que l'inadmissible cesse d'être une méthode, et que la blessure, sans prétendre se réparer par les mots, redevient, au moins, visible et dicible dans la cité.
De Marseille à Nanterre, de la lisière d'une forêt à la lisière d'une orbite, un même montage se laisse lire : une souveraineté policière qui frappe depuis l'ombre puis réclame la lumière, qui gouverne l'apparaître autant que le temps, qui transforme l'évidence d'un choc en hypothèse interminable. Trois modalités, une même grammaire : décider de ce qui peut apparaître, de ce qui peut durer assez pour être cru, de ce qui doit se dissoudre. Benjamin nous rappelle que l'exception devenue règle s'éprouve d'abord comme une temporalité : ici, la prudence procédurale se convertit en ajournement ; là, la topographie produit un hors-champ ; ailleurs, la blessure oculaire fabrique la monocularité - un seul point de vue, le leur. Butler aide à comprendre pourquoi certaines pertes peinent à devenir « pleurables » : des cadres de lisibilité dévaluent d'avance les plaintes minorées. Et Rancière situe le cœur du litige : le partage du sensible, c'est-à-dire le droit d'être vu, entendu, cru, sans quoi la cité se replie sur la police de ses images. Dans ce montage, la dimension homophobe de l'agression marseillaise n'est pas un appendice moral : elle règle l'attention et le doute, pré-classe les corps, abaisse leur seuil de crédibilité ; elle reconduit, par l'expertise même, un régime de mépris qui autorise d'abord le coup, puis l'usure probatoire. De ce diagnostic, tirons les effets concrets : l'exception se matérialise en cadence - délais, expertises en chaîne, ajournements qui transforment l'urgence en méthode ; la pleurabilité inégale devient un opérateur institutionnel (transparence unilatérale des lésés, opacité de l'appareil) ; le partage du sensible exige des scènes d'énonciation non capturables (lettres publiques, archives associatives, images recadrées par le commun) sous la garde d'une opacité de sauvegarde. D'où la monocularité d'État, non comme métaphore mais comme protocole : cadrer les images, fabriquer du hors-champ et, si nécessaire, neutraliser l'organe qui pourrait encore contredire.
Y répondre requiert une politique profane de la vérité, une économie des preuves qui ne délègue pas la totalité du vrai à l'appareil, une éthique de l'opacité qui refuse la transparence unilatérale exigée des dominés, et, lorsque la scène judiciaire se ferme sur elle-même, un geste destituant (Agamben) qui déplace l'adresse sans renoncer à la justice. Cela suppose, en amont, des exigences normatives claires (identification impérative des interventions en civil, contrôle réellement externe, délais butoirs opposables, renversement partiel de la charge probatoire lorsque l'État détient les moyens de preuve) et, en aval, une vigilance des formes : que l'archive ne soit pas confisquée, que l'image circule sans être livrée au soupçon méthodique, que le récit minoré trouve des lieux d'énonciation où il n'a plus à prouver sa possibilité d'exister.
Dans cette configuration, la dimension homophobe de l'agression marseillaise n'ajoute pas un « motif » annexe : elle oriente la lecture du corps frappé, distribue la crédibilité, institue la vulnérabilité comme condition, et reconduit, par l'expertise même, un régime de mépris. Frapper un militant LGBTQIA+ au visage, puis exiger de lui une transparence unilatérale, c'est d'abord affirmer qui a droit de regarder et qui doit baisser les yeux. Retirer sa plainte, dans ce contexte, n'est pas renoncer au juste, mais destituer la croyance qu'un seul théâtre détient l'intelligibilité du tort ; c'est reprendre la main sur le tempo, ré-adresser la preuve à un forum où textes, images et témoignages composent une économie profane du vrai qui ne sacralise ni l'appareil ni l'opinion, mais oblige l'un et l'autre à répondre.
Rien, bien sûr, ne se répare par la seule écriture ; mais rien ne s'interrompt sans elle, si elle sait nommer les dispositifs plutôt que les fétichiser. Nommer, ici, signifie desserrer trois prises : celle du visible (par l'archive, la circulation contrôlée des images, la protection des témoins et le refus de l'« œil sans visage ») ; celle du temps (par des délais butoirs opposables, l'identification obligatoire des interventions en civil, un contrôle réellement externe et la charge probatoire accrue lorsque l'État détient les moyens de preuve) ; celle du langage (en déjouant les énoncés contraints qui recouvrent la parole lésée d'une fiction administrative). Il ne s'agit ni de moraliser la force, ni de substituer une esthétisation au droit, mais de restituer à la communauté politique la pluralité des regards que la monocularité souveraine s'emploie à réduire.
Rien n'autorise à conclure que la justice adviendra par la seule force des mots ; tout autorise, en revanche, à tenir que sans reconquête des formes du visible et des temps du jugement, elle n'advient jamais. C'est à cette tâche que convie l'affaire d'Alexandre, en écho aux noms de Nahel et d'Aly : reprendre le droit de voir et de faire voir, retirer à la procédure ce qu'elle confisque lorsqu'elle s'érige en théâtre de l'aveuglement, et rouvrir, depuis les lieux mêmes où l'on fut frappé, la possibilité d'une autre lumière.
Sylvain George
[1] La Provence, 8 février 2024 : https://www.laprovence.com/article/faits-divers-justice/69396022331010/le-lendemain-mon-oeil-est-sorti-de-son-orbite-frappe-par-un-policier-il-porte-plainte
[2] Walter Benjamin, « Pour une critique de la violence », in Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2000.
[3] Judith Butler, Dans quel monde vivons-nous ? Phénoménologie de la pandémie, Paris, Flammarion, 2024. « La pleurabilité du vivant », in Les temps qui restent, n°4, 25/01/2025.
https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/la-pleurabilite-du-vivant
[4] Alexandre Georges, « Militant LGBT, je retire ma plainte contre le policier qui m'a éborgné » in Mouais- Le journal dubitatif : https://mouais.org/militant-lgbt-je-retire-ma-plainte-contre-le-policier-qui-ma-eborgne/
[5] Sylvain George, Nahel Merzouk : du nom propre au coup de feu - anatomie d'une impunité (Souveraineté policière • Violence d'État • Interruption benjaminienne), in Lundimatin # 484, 30 juillet 2025 : https://lundi.am/Nahel-Merzouk-du-nom-propre-au-coup-de-feu-anatomie-d-une-impunite#nh21
[6] Sylvain George, Aly : du nom propre à la relégation silencieuse – anatomie d'un effacement ((Souveraineté sans témoin • Gouvernement par l'abandon • Réassignation primitive), in Lundimatin # 485, 17 août 2025 : https://lundi.am/Aly-du-nom-propre-a-la-relegation-silencieuse-anatomie-d-un-effacement
[7] Alexandre Georges, opus cité.
[8] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964.
[9] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Editions de Minuit, Collection Critique, 1992.
[10] Jacques Rancière, Le partage du sensible - Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
[11] Voir notamment les différentes analyses parues dans Lundimatin #486 dont celle de Serge Quadruppani, « Vers le 10 septembre ou la puissance de l'ìndéterminé » : https://lundi.am/Vers-le-10-septembre-ou-la-puissance-de-l-indetermine
[12] Alexandre Georges, opus cité.
[13] Edouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, coll. Hors série Littérature, 1996.
[14] Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante, Lundimatin # 45, 25 janvier 2016.
[15] Jacques Rancière, La mésentente- Politique et philosophie, Paris, Ed. Galilée, 1994.
[16] Giorgio Agamben, De la profanation, Paris, Payot & Rivages, coll. Bibliothèques Rivages, 2005.
08.09.2025 à 20:16
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Réflexions critiques sur le mouvement qui vient
- 8 septembre / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2Les commentateurs de tous bords ont déjà beaucoup glosé sur ce qu'était le mouvement du 10 septembre dont personne ne sait pourtant encore, s'il existe déjà. Il a été dit et écrit, qu'il était au départ confus et souverainiste, puis qu'il s'avérait finalement de gauche voire d'extrême gauche. Chacun voit midi à 14h, il n'en est pas moins que tout à sa virtualité, ce mouvement est dans ses formes même d'organisation, anarchiste ; soit horizontal, acéphale et enclin à l'action directe. Qu'en pensent celles et ceux qui en-deça ou par-delà cette réalité se disent anarchistes. C'est le propos et la signature de cet article que nous avons reçu.
« Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. »
Ivan Illich
L'importance de la détestation provoquée par la grande bourgeoisie, les gouvernements et leurs laquais médiatiques n'est plus à démontrer. Le rejet épidermique du travail, de l'enrichissement sans limite des grandes fortunes, des formes les plus agressives de la marchandise, du broyage induit par la machine et de ses logiques écocidaires apparaît majoritaire selon comment la question est posée. La crise du Covid a fini de confirmer l'évidence déjà abondamment relevée au siècle dernier par les tenant.e.s de la critique du travail et du Capital : le capitalisme est une perte de sens. C'est jusque dans les corps que cette répulsion se manifeste. Burn out, dépression, déréalisation sont le lot commun d'une foule de producteurs-consommateurs aliénés, atomisés au dernier degrés. Pour quiconque tenterai de regarder au-delà du Mensonge, plus rien de séduisant dans l'éthos de la modernité. Rien que le juste mépris de soi, de notre devenir larve et du devenir cocon de notre maison commune. Plus rien pour contredire le désenchantement et la pauvreté d'expérience. Rien que des ersatz numériques, derniers agents de l'accumulation du Capital dans la société-écran. Plus aucun espoir en l'avenir à l'heure de la crise perpétuelle et de la catastrophe écologique. Plus la moindre capacité des prestataires du désastre à convaincre, ni du bien fondé de leurs actions, ni de leur nécessité, encore moins de leur légitimé. La civilisation à bout de souffle ne souffre d'aucun faux semblant. Elle est largement vu pour ce qu'elle est, et nous sommes de plus en plus nombreux.se.s à en prendre acte.
« Le spectacle ne chante pas les hommes et leurs armes, mais les marchandises et leurs passions. C'est dans cette lutte aveugle que chaque marchandise, en suivant sa passion, réalise en fait dans l'inconscience quelque chose de plus élevé : le devenir-monde de la marchandise, qui est aussi bien le devenir-marchandise du monde. »
Guy Debord
La généralisation de ce sentiment de frustration et d'insatisfaction désormais établie, nous constatons avec amertume qu'il peine à se formuler en rejet radical de l'ordre existant. Le préjugé gouvernemental, l'aliénation marchande et l'écrasante hydre technologique rendent presque impossible d'imaginer un monde débarrassé du joug du capitalisme et de l'autorité. Loin de l'optimisme mécaniste reposant sur de prétendues conditions objectives ou sur un seuil d'insupportabilité critique mainte fois déjoué, le constat de notre capacité presque illimité d'auto-aliénation s'impose. Le totalitarisme conjoint du monde-marchandise et du monde-machine a façonné un être hybride, pur produit du capitalisme tardif : le zombie-cyborg. Apathique, errant dans un monde d'objets fétichisés et de relations désincarnées, rendu obsolète par l'outillage même qu'il loue, c'est farouchement qu'il se fait le défenseur bénévole du Mensonge.
Synthèse efficace des intuitions d'Orwell et d'Huxley, le spectaculaire intégré dispose aujourd'hui des moyens les plus absolus de contrôle à la fois répressifs et participatifs. Drones, caméras à reconnaissance faciale, seront bientôt le lot commun des métropoles, sous le regard desquels se côtoieront boutique de fast- fashion et de divers gadgets connectés. Avec comme prix à payer la destruction impitoyable de ce qu'il y a de vie en nous, de notre environnement commun, des mondes animaux, de la beauté, de l'harmonie.
La victoire presque totale du désert a produit un double effet ambivalent : l'avènement du communisme anarchiste devient absolument nécessaire, en même temps qu'il semble particulièrement improbable.
Chaque jour la machine de mort avance. Chaque jour nous ne la détruisons pas.
« Je ne crois pas que cela puisse plaire, car ce sera douloureux, long, difficile à comprendre, et ils ne nous comprendront pas, mais nous devons avoir conscience qu'il est nécessaire de détruire le Capital, qu'il est nécessaire de ne pas faire de compromis, de ne pas accepter de changements, de concessions, d'améliorations. Et à qui pouvons nous demander une conscience de ce niveau, sinon aux anarchistes, à qui pouvons nous le demander ? »
Alfredo M. Bonanno
Pourtant, à l'heure où ces lignes sont écrites, partout en France, des milliers de personnes s'organisent horizontalement, au-delà du jeu politique et syndical traditionnel, dans l'idée de faire chuter le régime. Difficile de prédire l'impact du mouvement à venir et de ses débouchés pour le camp révolutionnaire, mais l a spontanéité des réflexes d'indépendance et d'autonomie autorisent un certain optimisme. Toutefois, c'est sans surprise qu'avant même le début de la mobilisation les éternels écueils du mouvement social se font jour. Alors il semble important de rappeler ici aux compagnon.e.s que la structure policière et patriarcale du nom d'État doit être abolie. Que les chaînes de l'exploitation capitaliste doivent être détruites, non pas rallongées ou repeintes en couleur. Que l'argent et le pouvoir corrompent et qu'ils sont autant d'obstacles à l'avènement de la société libre et heureuse. Que face à l'hégémonie du Spectacle et de son appareillage technique il apparaît vain de croire le subvertir en parlant son langage. Ainsi réformes sociales, pouvoir d'achat et négociations ne sont rien d'autres que des tartufferies visant à pacifier, encadrer et orienter la contestation dans le sens d'une exploitation acceptable. Ce serait construire les conditions de la défaite que de reproduire l'illusion électorale, cette sentence de mort ; ou encore de miser sur la possibilité de l'amélioration de nos conditions de vie par les outils de nos ennemis mortels.
C'est à nous, par nous même, de profiter du moment historique pour développer les capacités de notre autonomie collective, d'enfin se doter des moyens de saper les fondements de l'aliénation et de renouer avec l'offensive. Partout, sans relâche, essaimons sur tout le territoire. Collectivisons la nourriture, organisons la grève sauvage générale, réapproprions nous les fruits de notre labeur pour les distribuer équitablement selon les besoins de chacun.e.s. En chaque lieu de la production, détruisons le travail et la raison marchande au profit d'une autogestion intransigeante émancipée des logiques de profit et de valorisation. Partout des communs, partout La Commune, cette fois-ci déterminée à planter le poignard dans le cœur du vampire, résolument convaincue d'en finir avec la finance et l'économie devenue folle.
Retrouvons nous, éprouvons nous, dans toute notre puissance collective, et portons des assauts répétés au capital et à ses agents. Bloquons les flux, artères sur-irriguées du poison marchand. Bloquons-tout. Occupons les lieux du pouvoir fantoche, faisons y des cantines et des fêtes. Construisons sur les ruines et les cendres, en rhizomes, des communautés de vie conviviales, à notre mesure et selon notre désir. Dégageons les exploiteurs. Sabotons les machines de la guerre portée au vivant.
Détruisons ce qui nous détruit.
Créons l'évènement
« Même s'il gagne une grève, le travailleur n'aura rien gagné, car l'augmentation de salaire qu'il aura obtenue, le bourgeois la lui reprendra d'une autre manière, en augmentant, par exemple, son loyer ou le prix des denrées. Ainsi, le pauvre esclave est toujours trompé. Que l'expérience serve, enfin, pour que les peuples ouvrent les yeux et qu'ils comprennent que l'effort et le sacrifice que suppose la lutte pour un morceau de pain sont exactement du même type que ceux qui président à la lutte pour mettre, une fois pour toutes, à bas ce système criminel et faire que toutes choses appartiennent à tous. »
Ricardo Flores Magón
Des anarchistes
08.09.2025 à 20:08
dev
« Boum ! Boum ! Boum ! Ouf, on va pouvoir respirer »
- 8 septembre / Littérature, 2, Avec une grosse photo en haut« Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. »
En guerre. Nous sommes en guerre, en guerre, en guerre. Ça résonne partout, ça se répercute contre tout, les murs, ça enfle dans les tunnels, en guerre, ça se déploie au creux du ciel, ça déborde le contour des nuages. Nous sommes en guerre, vous et moi, mes frères et moi. En guerre. Et dans les guerres, il y a des morts, des morts partout, des morts par milliers. Vous êtes en guerre. Contre tout. Contre tous. Contre nous, évidemment, mais contre vous-même.
En guerre, car vous ne savez plus rien faire d'autre, en guerre, parce que vous n'avez plus d'autre stimulant, la peur, la haine, en guerre parce que vous ne savez plus que faire. Alors vous avez décidé, eux aussi, en guerre contre eux aussi. Eux, les rats. Nous, moi et mes frères, rats, rattes et ratons. Pourtant la ratte est une pomme de terre que vous dégustez avec plaisir. En guerre contre nous, le peuple des rats. Pommes de terre comprises. En guerre, pas de détail. Rats, patates, même combat. Contre. Contre nous tous.
On vous a regardés faire, d'abord trembler, pour vous reprendre. Enfin, élaborer.
D'abord des théories : les rats sont nos ennemis. Et chercher mille causes, prendre mille avis. Les rats ceci, les rats cela. Vive les rats ! Vous avez réussi à désigner les monstres, non que nous sommes, quelques centaines de grammes, une longue queue, des centimètres de fourrure grise, deux yeux vifs et un nez pointu, petites pattes et ventre à terre, on court bien, donc monstres, non, pas vraiment, sauf dans votre esprit. Car les monstres, c'est dans votre regard qu'ils se logent. Et on n'est pas les seuls.
En guerre, en guerre, vous avez désigné le peuple des rats. Au moins, il n'a pas de blindés, de chars, de bombes, d'armes lourdes ou légères. Rien de tout cela, mais pensez, il croît. Vous avez même calculé : le peuple des rats, c'est 1,75 individu par habitant dans votre capitale, aaaahh... aahh, mais vous continuez à nous nourrir, frites par ci, frites par là. Vive les burgers que vous laissez à moitié entamés, avec les frites que vous faites tomber. Et tout ce que vous n'osez plus manger. Car vous êtes gavés de tout. Sauf de la guerre, il n'y a jamais assez.
En guerre, on vous le dit. Vous répétez. En guerre. Dénoncez, dénoncez. Vous avez l'habitude. Vous l'avez déjà fait. Avez-vous déjà oublié ? Comme vous étiez prompts à signaler l'ennemi à peine caché sous son nom dans sa cour d'immeuble que votre zèle a fait arrêter, dénoncez, signalez le peuple des rats. Appels, pancartes et numéros de téléphone dédiés. Je signale un rat dans mon quartier. Et l'entreprise spécialisée interviendra au plus vite et avec efficacité.
6000 signalements en ligne de citoyens via la plateforme 'signaler un rat' lancée en 2018. Ça vous chatouille de désigner l'ennemi. Et quand les nôtres agonisent sur un trottoir, le sang se figeant à la bouche d'où il s'écoule, vous hâtez le pas et regardez ailleurs, au loin, en cheminant vers le local des défenseurs de la cause animale. Car qui sommes-nous, nous, animaux parmi les animaux et pourtant sans droit à une vie paisible ? Vous avancez en brandissant les chiffres, effarant. Comme votre finance mondialisée exhibe les milliards, vous c'est en millions que vous parlez de nous : 6 millions à Paris, 8 à New York. Parfois, un peu prudents, vous pondérez d'un conditionnel : il y aurait... Mais le chiffre est brandi, c'est l'outil de la terreur. Les rats, les rats, les rats. Des millions, des millions, des millions. Des millions de rats. Partout dans le sous sol, dans les égouts, on serait sales selon vous, dans vos parcs, dans vos squares, sous vos pieds, chez vous, dans les caves, dans les greniers. En guerre, en guerre. 'Rats le bol' s'est baptisée une association qui prétend nous endormir sans douleur avec de la glace carbonique introduite dans nos terriers. A Marseille, l'extermination est confiée aux furets. Petits mammifères contre petits mammifères, vous ne savez plus que faire. En guerre. Nous, les rats, on a pourtant nos lettres de noblesse. Freud et l'homme aux rats, un cas de névrose obsessionnelle. Lacan et le dernier chapitre du livre 20 du séminaire, Encore, chapitre intitulé le rat dans le labyrinthe, un rat, ça se rature est-il écrit. Car dans le labyrinthe de l'expérience qui n'aboutit pas seulement à la nourriture, remarque Lacan : ' La question qui n'est posée que secondairement, et qui est celle qui m'intéresse, c'est de savoir si l'unité ratière — nous — va apprendre à apprendre.' Rat, rater, litté-rat-ure ? Ah, ah ! Et si nous les rats, on était lacanien, mine de rien ? On le dit, vous le dites, on est intelligents. Et si jolis avec notre pelage brun, nos yeux en petites billes noires et notre longue queue. Si jolis ! Ce matin -là, au beau milieu d'une allée du square, un des nôtres, immobile, terrorisé, incapable de bouger, impossible de le cacher, un des nôtres figé là exsudant son sang à travers son pelage, les yeux pleins d'effroi. Liquéfié. On ne vous pardonnera pas. Car vous avez tout utilisé, les coups de bâtons, les fourches, les pièges, les grains empoisonnés, vous avez même réussi à créer des marchés, ce que vous savez faire, c'est votre priorité, votre obsession, votre seul horizon, le marché, même des rats vous avez fait un marché. Des entreprises se sont multipliées qui proposent la dératisation, clef en mains. Signalez, demandez, on vous garantit des rats morts par milliers. Subtile, la derrière arme de la guerre que vous menez contre nous, est enclose dans des boîtes et n'attire que notre espèce dont elle fluidifie le sang. Aucun risque pour les enfants que le blé rose empoisonné attirait. Et des cadavres vidés de leur sang que vous ramassez en exultant. Rapport prix / efficacité excitant. En guerre, en guerre. Pourtant, nous les rats, on est fort civils, rats des champs et rats des villes. Votre grand écrivain du 17e siècle, La Fontaine, nous a chantés dans plusieurs de ses fables : ' Peut-être d'autres héros m'auraient acquis moins de gloire.' écrit-il en ouverture du livre 9 à propos des animaux. On entre en scène avec un éléphant, avec une grenouille perverse qui tente de nous noyer, avec un lion que, par nos dents, on délivre du filet qui l'emprisonne en remerciement et en signe de solidarité des espèces. Certes, les chats nous guettent, mais la guerre est loyale. Même chez La Fontaine.
Vingt centimètres à peu près, deux ans de vie, rien, que dalle, et pour le rat noir, celui qui transmet des maladies, douze mois à peine. Leptospirose ? Et la peste, donc ? La peste qui vous hante, la peste de Justinien au VI e, la grande peste noire au milieu du XIVe puis celle du XIX e, des millions de morts. Les puces du rat, pas le rat, 'Yersinia Pestis est la bactérie responsable de la peste, la puce en est l'agent de transmission et le rat, le vecteur de diffusion.' Les puces, les puces, pas les rats, venues des bateaux en quarantaine à l'entrée du port de Marseille où se déclenche l'épidémie de 1720 ; les rats, les rats ; des pochoirs de peinture noire sur les trottoirs nous associent à la date de l'épidémie. Votre hantise, les ÉPIDÉMIES. Tout de suite les grands mots, les grandes angoisses de l'humanité, la peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom, reste le modèle du pire dans votre esprit. Et le choléra ? Non, la peste, qui est même devenu le mot dont vous affublez tout malheur persistant ou tout être déplaisant, la peste avec le rat comme acteur. Nous qui sommes intelligents, vous nous reconnaissez cette qualité, mais encore joueurs, chatouilleux. Nos oreilles rosissent de plaisir quand vous vous occupez de nous dans vos laboratoires ou nous hébergez dans une cage en vos douces pénates. Et au cinéma, en héros d'un film à grand succès.
Bien sûr, nous causons quelques désagréments, rien à côté de ce que nous ferons de guerre las, rongeurs nous sommes, en rongeurs nous vivons. Nous aussi, on dégaine. Non des pistolets, on n'en a pas, mais vos conduites électriques ou les fibres de vos réseaux qui ressemblent à des racines. On ronge, on ronge, ce sont nos dents qui s'excitent. Car vous avez envahi notre territoire. Vos fils courent partout, par milliers et de toutes les couleurs. Alors on grignote, on grignote. Sans haine, par nature. Et pour jouer un peu en ces terrains sous la terre que nous occupons depuis longtemps et d'où vous nous chassez ; envahisseurs vous êtes. En guerre, toujours plus. La surface ne vous suffit pas, vous avez voulu le ciel des oiseaux, l'eau des poissons, maintenant vous occupez sans limite le sous-sol. Tout et le reste. Vous creusez encore et encore, des souterrains, des galeries pour circuler, vous farcissez le sous-sol de fils entremêlés. Et vous nous faîtes une guerre sans merci parce qu'on rejoint la surface pour retrouver un peu d'espace ? Alors vous lancez des projets d'extermination totale. C'est une manie chez vous, les humains, l'extermination totale. Il est donc temps de mettre fin à votre folie expansionniste. Creusez, creusez encore, ce sera vos propres tombes.
Nos armes ? Le nombre, ce nombre qui vous fait si peur, cette croissance, mot magique de votre organisation du monde, qui caractérise le développement de notre espèce, quatre ou cinq portées par an, huit ou dix petits par portée, quand on est bien nourri, et cela, on ne peut guère vous le reprocher, vous ne lésinez pas sur la marchandise, gavés que vous êtes, incapables de finir vos multiples repas, trois par jour sans compter les grignotages et les apéros, vos repas trop abondants, trop gras, trop sucrés, riches à écœurer. Riches.
Et puis nos dents. Nos dents qui poussent exagérément, nos dents qui rongent, nos dents qui râpent, nos dents qui mordent. Des dents, nos armes qui paralysent tout ce qui circule. Brisent les flux.
En guerre, en guerre. Nulle nécessité de placarder des ordres de mobilisation. L'appel a circulé par tous les canaux : tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais. Car on a l'expérience. Ce fut souvent malencontreux, le hasard, nos dents qui s'excitent ; on a mangé les gaines de vos réseaux informatiques, trois cents mètres de fils de votre fournisseur d'internet en pleine coupe du monde de football. Déconnection brutale. Ce n'était pas prémédité, mais on a bien ri. Il faut l'avouer, et c'est resté dans l'histoire : au 18è siècle, on a détruit les égouts de l'hôpital de Paris entraînant des risques d'effondrement du bâtiment. Dans les hôpitaux de Broca, de Beaujon et de la Pitié, on a crevé les conduites de gaz et d'eau. Concédons-le. Le hasard, la faim, l'occasion.
Eh bien, aujourd'hui, on va renouer avec notre histoire. Aux armes ! On a privé Caen de tout circuit de communication. Une journée. Juste un avertissement. Vous êtes si fragiles ! Vous avez tout concentré sur le réseau internet, tout connecté, et défait ce qui a précédé. On rigole. Vous êtes à la merci de nos dents. Cric, crac, croc. Terminé. Plus de transmission. Tout s'arrête, tout capote, toute votre société s'effondre, ici, ailleurs, partout. La mondialisation n'est plus qu'un mot qui flotte à la surface du désastre.
En premier, les flux numériques, cric crac, croc, puis l'électricité, tous les écrans s'éteignent, toutes les lumières, le silence s'installe avec le noir total. On entend la nuit qui remue, les étoiles clignent de l'œil. Nous, on regarde, on écoute. Et puis on continue. La panique s'installe. Encore ? Couic couic couic. On hésite, avouons-le. Le gaz ? Percer les conduites de gaz ? Vous, avez-vous hésité à déclarer la guerre ? La guerre à tous, la guerre aux rats, la guerre aux pauvres, la guerre aux espèces animales, aux végétaux, la guerre à la terre, à l'eau, à l'air, la guerre totale.
Prêts ? Alors c'est décidé, à 3, on y va. Boum !
Et vous n'aurez pas le temps de vous réfugier dans vos jets, vos yachts, vos fusées. Boum ! Boum ! Boum !
......................................................................................
Ouf, on va pouvoir respirer.
Madeleine Micheau
Paris le 27 janvier 2023
08.09.2025 à 19:00
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Depuis Lafroséanie, comment les crises écologiques renforcent le pouvoir impérial
- 8 septembre / Avec une grosse photo en haut, 4, TerreurCet article rédigé depuis La Réunion analyse le traitement colonial des cyclones Chido à Maoré et Garance à La Réunion, à travers les discours médiatiques, les décisions politiques et les réponses institutionnelles qui en ont découlé.
Plus spécifiquement, il met en lumière les mécanismes du pouvoir colonial à l'œuvre dans la première vague d'expropriations suivant le passage des cyclones. Ces mesures interviennent alors que la médiatisation nationale, et donc l'attention de la métropole, s'est déjà estompée. L'étude du cas de la Colline révèle comment, à la faveur de chaque crise cyclonique, le colonialisme parvient à se réaffirmer, se présentant à la fois comme nécessaire et sauveur, tout en renforçant son emprise. Les désastres climatiques deviennent ainsi des opportunités pour une politique coloniale toujours avide de terres.
Plus de 5 mois après le passage du cyclone Garance à La Réunion, l'État et la mairie de Saint-Denis s'apprêtent à concrétiser une vieille volonté d'expropriation des habitant.e.s du Bas de la Rivière, secteur particulier du chef-lieu de la colonie. Depuis jeudi 24 juillet, après des mois de détresse et d'incertitude, une opération de démolition concernant trois habitations est en cours dans le quartier de la Colline.
Implanté au fond du Bas de la Rivière, une ravine traversant l'entrée sud de Saint-Denis, ce quartier a été particulièrement dévasté par les crues de la rivière, arrachant plusieurs maisons avec le terrassement sur lesquelles elles reposaient et laissant des dizaines de familles dans le désarroi. A la violence de l'événement climatique se sont ajoutées celles des administrations silencieuses, des fonds d'aides rechignant à élargir leurs attributions, des récupérations politiquesà l'heure des élections municipales et des reportages qui sortent incomplets et se contentent de portraits misérabilistes...
Cet article souhaite insister sur certains mécanismes du pouvoir colonial et les enjeux entourant cette première vague d'expropriation. Celle-ci intervient alors que la médiatisation nationale du cyclone, et donc l'attention de la métropole, est retombée. Indissociable de la crise traversant le reste de l'île, l'analyse du cas de la Colline doit nous rappeler comment le colonialisme tente de se rasseoir toujours plus fort, plus vicieusement nécessaire et illusoirement sauveur, après chaque crise cyclonique. Chaque désastre climatique constitue une aubaine pour la politique coloniale perpétuellement affamée de terres.
« Le cyclone colonial montre que la crise écologique ne remet pas à plat le monde. Au contraire, elle renforce les dominations et oppressions coloniales. Les cyclones accélèrent le monde, le contractent, le tendent et font apparaître ses fractures structurantes et radicalisent ses lignes de non-partage »
Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l'écologie depuis le monde caribéen
Et l'apparente inévitabilité avec laquelle ces événements s'enchaînent vient cristalliser les contradictions de deux colonies dont l'inhabitabilité transparaît chaque jour un peu plus, au fils des ravines qui débordent, des champs de cannes et de bananes soufflés, des alimentations en eau et en électricité coupées, des bâtiments et des routes inondées, des voitures emportées, et des colonisé.e.s toujours colonisé.e.s.
Balayant d'un revers de la main les protestations des habitant.e.s constamment mobilisé.e.s depuis le désastre, le préfet Patrice Latron et l'ancienne ministre des Outre-Mer, Ericka Bareigts, ne cessent de marteler leur impérieux besoin d'expropriation. Instrument clé de la colonisation de peuplement, l'expropriation est une mesure simple à un problème fondamental pour la colonie : comment se saisir des terres et se débarrasser de celle.eux qui l'habitent.
Sous prétexte de vouloir préserver des vies et se prémunir d'une mauvaise conscience au prochain cyclone, appuyée par les expertises coloniales du BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) et de la DEAL (Direction de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement) sur l'illégalité du site, la mairie s'affaire à reloger les habitant.e.s de la Colline et se vexe lorsque sa bonne volonté rencontre leur colère. De fait, la mairie ne peut comprendre leur attachement à la terre, elle organise les arrachements à cette terre. L'histoire des quartiers dits « prioritaires » de Saint-Denis regorge d'expulsions, d'expropriations et de déplacements forcés de population, lorsqu'ils ne sont pas eux-mêmes nés de ces déplacements. Les expulsions de la Colline sont à inscrire dans la longue histoire de l'urbanisme colonial et des poussées d'un grand bâtisseur de l'empire, Michel Debré. Loin d'être une solution innocente, les relogements font partie d'un arsenal répressif allant des grenades aux contrats aidés. Ils permettent la fragmentation des familles d'un quartier voire d'une commune à l'autre et empêchent l'organisation politique des voisinages. Aussitôt expulsées, ces dernières peuvent se retrouver locataires alors qu'elles étaient propriétaires. La dépendance aux aides (créée par le logement social), l'isolement et la rupture avec les modes de socialisations qu'elles ont pu connaître peuvent alors s'installer.
Les expulsion empêchent aussi l'ancrage au territoire et à ses histoires - cruellement, les eaux ont aussi emporté des archives sur l'histoire du Bas de la Rivière, patiemment constituées par un des habitants de la Colline – et d'y développer une forme d'autochtonité et ce, malgré les contradictions de la modernité coloniale. Plus qu'un déracinement à la terre, aux rythmes de la rivière, aux pailles-en-queues qui ont pu remplir les remparts, aux pieds de mangues et de jacquiers qui s'y trouvaient dans les hauteurs, les habitant.e.s de la Colline témoignent de la perte d'une manière de se retrouver entre familles et voisins, de s'organiser dans une relative auto-suffisance, de résister collectivement face aux crues de la rivière (qui ne datent pas d'hier) et finalement, d'une manière d'habiter la ravine.
Pourquoi habiter la ravine ? Et pourquoi se battre pour y rester maintenant que le risque est avéré ? L'endiguement demandé par les habitant.e.s n'est-il pas une mesure écocidaire et très peu durable ? Ne voulez-vous pas être sauvé ? La mairie est perspicace ! Mais elle oublie que le reste de sa ville est elle-même bâtie sur plus d'un siècle de prédation des ravines, de leurs embouchures et de leurs marécages environnants. En effet, au cours des années 1980, alors que pour ses zones à risques, la métropole coloniale tente la mise en place d'une approche préventive, via la sensibilisation et les interdictions de construire, la colonie départementalisée bénéficie d'un Programme Pluriannuel d'Endiguement des Ravines (PPER) lui permettant de construire à tout va. Une étude parue en 2006 du géographe David Lorion montre bien comment La Réunion et en particulier sa capitale Saint-Denis a su profiter des cyclones du 20e siècle et des fonds d'urgences de l'État pour étendre ses cités et ses zones industrielles. Les nombreux travaux d'endiguements ont permis l'extension délibérée de zones d'activités au sein même de zones à risques. Lorion, figure de la droite coloniale réunionnaise et désormais maire de la 2e commune la plus urbanisée de l'île, Saint-Pierre, le remarque lui-même :
« Les grandes catastrophes sont toujours d'excellents catalyseurs de projets d'aménagements ou à l'origine de la publication d'une panoplie de lois en matière de risque. La période fut propice à l'aide d'urgence et aux grands plans de lutte contre les risques naturels. En 1980, le gouvernement préparait les élections présidentielles, et le premier ministre, Raymond Barre, originaire de la Réunion voulait montrer que l'État conservait son rôle providentiel dans les DOM. La vulnérabilité des quartiers de l'est de Saint-Denis en 1980 s'était révélée particulièrement importante malgré la protection des anciennes digues. Entre 1946 et 1967, la croissance de la population fut de 150 %. [...] Les dégâts en 1980 (N.D.L.R :causés par le cyclone Hyacynthe) furent immenses dans le secteur du Chaudron, de Vauban et de l'ensemble des quartiers est. Il a fallu naturellement protéger les premières cités sociales qui s'étaient implantées dans le secteur depuis 1960, mais il était aussi urgent d'accélérer la récupération des terrains inondables. Le financement des PPER fut accordé dans un premier temps pour faire face à l'urgence de l'urbanisation sociale ».
La récupération des terrains inondables, c'est précisément ce que les habitant.e.s de la Colline pensent de leurs expulsions. En contre-bas, sur les berges du Bas de la Rivière, se sont déjà implanté les usines des Brasseries de Bourbon ainsi qu'un immense abattoir. Selon plusieurs témoignages, la Colline envisagerait même de créer une base de l'armée d'occupation française chargée du maintien de l'ordre colonial : les forces armées dans la zone sud de l'océan Indien (FASZOI). Surtout, en aval, un captage des eaux, critique pour le centre-ville et ayant par ailleurs fait défaut lors du passage de Garance, a été inauguré en 2018. Celui-ci cristallise le plus grand mépris à l'encontre des habitant.e.s.
En effet, depuis 2009 déjà, un projet d'endiguement et d'aménagement routier leur avait été promis pour assurer leur sécurité et améliorer l'accessibilité du site. Quelques millions d'euros manquant plus tard et des travaux s'arrêtant à l'entrée de la Colline, les habitant.e.s commencent à remettre en cause les motivations de la commune, ses bureaux d'études et ses entreprises de travaux publics. Quelques années plus tard, la petite troupe revient, appuyée par quelques experts métropolitains, avec en tête le captage des eaux. Les demandes d'endiguement pour protéger la Colline mais aussi les recommandations techniques des locaux concernant la construction du captage furent alors ignorées. L'endiguement des eaux n'est certainement pas une solution durable, mais qu'elle fasse partie des revendications des habitant.e.s est tactiquement compréhensible. Des années durant, la commune les a volontairement délaissés tout en offrant de juteux contrats pour des infrastructures publiques et privés au service d'une autre population.
Manifestement, il faut construire, mais pas pour tout le monde. Alors que les villas bordant les hauteurs de Saint-Denis demeurent tranquillement dans leurs zones rouges (zones exposées aux risques naturels majeurs qui font l'objet d'interdiction de construire) sans vivre le risque d'une expropriation, au fond des ravines il faut mettre du propre. Il faut plutôt se demander : qui décide de l'habitabilité du territoire ? Pour qui le territoire est-il inhabitable ?
L'État revendique la gestion des risques naturels, mais les habitant.e.s savent bien qu'on leur promet une gestion des indésirables. A cet égard, la colonie ne saurait masquer plus longtemps ses logiques ségrégationnistes. L'état de fongibilité qui frappe la vie des habitant.e.s de la Colline est le même qui régit les populations parquées dans les cités populaires. Majoritairement noirs et pauvres, les nombreux quartiers dits « prioritaires » de Saint-Denis (Sainte-Clothilde, le Chaudron, La Source, les Camélias, Primat, le Moufia...) sont bien souvent issus d'anciens camps d'esclavisé.e.s et d'engagé.e.s devenus des bidonvilles rasés par les multiples lois de « résorption » expérimentés à La Réunion et dans les autres colonies [loi Debré 1964, loi Vivien 1970, loi Letchimy 2011, loi Elan 2020]. Ce sont ces marges de la population que la colonie maintient stratégiquement dans un état entre la vie et la mort. Quand les douleurs séculaires qui agitent ces corps n'alimentent pas le système médico-carcéral et sa biopolitique particulièrement développée à La Réunion, quand les accusations de fertilité incontrôlable ne servent pas à l'étalage du béton colonial, à la sordide industrie de l'avortement, quand leur dépendance aux aides ne suffit plus à faire d'elles.eux une réserve électorale stratégique, ces populations permettent à l'Etat d'assouvir des besoins sans cesse renouvelés de domination, de matraquages et de surveillance permanente. Et l'hypermédiatisation de la réaction à ces violences d'Etat, la violence des colonisé.e.s, permets de maintenir palpable la ligne de classe et de race où se disputent les désirs de blanchité.
Les expulsions de la Colline nous renvoient nécessairement aux milliers de comorien.ne.s chassé.e.s de Maoré par les opérations places-nettes, les wuambushus et finalement, une opération rêvée, Chido.
Quelques mois avant Garance à la Réunion, le cyclone Chido dévastait l'île Maoré. Le désastre vint alors s'insérer dans une séquence xénophobe dirigée contre une partie « immigrée » de la population de l'archipel des Comores dont Maoré constitue la partie colonisée par la France. Les bidonvilles qui accueillaient cette population immigrée (pour la majorité, rendue étrangère sur son propre sol) furent soufflés par l'événement après avoir été la cible de violences coloniales des mois durant. La catastrophe naturelle a permis le renforcement du socio-apartheid de l'île sans surprise pour les habitant.e.s de l'île habitué.e.s au régime colonial ségrégationniste : les denrées alimentaires distribuées par les Centres Communaux d'Action Sociale (CCAS) et autres associations nationales se faisaient sous réserve de détention d'une pièce d'identité française et/ou d'un titre de séjour. Ainsi, les personnes vivant dans les bidonvilles, sans papiers n'ont pas ou peu bénéficié des dispositifs de distribution de produits de premières nécessités alors même que ce sont ces populations qui sont les plus touchées. On voit ici l'objectif réel des dispositifs étatiques d'aide sociale : la traque, la capture, la mise en dépendance, le laisser-mourir.
Pour rappel, à travers Maoré, c'est en réalité tout l'archipel des Comores qui est déstabilisé. La présence française et les maigres avantages en terme d'emploi ou de santé qu'elle fait miroiter suffit à générer d'intenses flux migratoires, au grand dam des conservateur.ices et des séparatistes mahorais.e.s. Ces derniers s'inscrivent sur un spectre allant de la simple assimilation républicaine à l'invention d'une lutte contre le soit disant colonialisme comorien. Les divisions coloniales et la logique du grand remplacement sont ainsi recyclées entre une population mahoraise à protéger et une population comorienne à éliminer. L'une est en cours de départementalisation (colonialisme), l'autre est sous le joug du néo-colonialisme. Cette construction d'une identité mahoraise (qui n'est évidemment pas à caractère national mais culturel à cause du colonialisme) refourgue sous le tapis les liens bien réels qui unissent de fait les familles de chaque île. Située à l'entrée du canal de Mozambique au nord de Madagascar, le jeu des appartenances ethniques et des chefferies villageoises imprègne fortement les narratifs politiques sur l'histoire de l'archipel. Et comme toujours, ils servent d'abord à immobiliser le peuple en leur subtilisant l'ennemi principal qui serait autrement visible en plein jour.
Dans le sillage de Chido, l'État français s'est empressé d'employer la récente loi immigration en promettant la fin du droit du sol à Mayotte. La loi programme de « refondation » qui se profile maintenant sera donc en partie la tentative d'appliquer concrètement ces nouvelles mesures négrophobes anti-migratoires. Si la violence de ce volet a déjà bien été relevée ailleurs, il nous faut insister sur celle du volet de la reconstruction, celle qui se produit avec des milliards d'euros d'investissements.
L'État providentiel s'apprête-t-il à faire jouir les mahorais.e.s des pleins privilèges d'une citoyenneté française ? Que peuvent attendre les colonisé.e.s d'une promesse d'accès aux droits sociaux offerts par la République ?
La séquence actuelle à Maoré ne peut que nous rappeler celle de La Réunion en 1948. Comme sait très bien le répéter le département lors des anniversaires justifiant son existence, La Réunion sortait d'une séquence particulièrement difficile. Aux famines de l'entre-deux guerres ont fait suites de terribles cyclones dont celui de 1948. Ce récit d'une misère circonstancielle (qui se présente sans la ruine que provoque 300 ans d'esclavagisme, d'engagisme, de colonisation) permet ensuite de justifier le sous-développement qui prendra forme à la Réunion avec un certain welfare colonialisme. De même qu'aujourd'hui pour Mayotte, cette deuxième moitié du 20e siècle voit l'État français déployer un véritable plan Marshall, fournissant toute sorte d'infrastructures providentielles en santé, en éducation, en logement et en mobilité pour pallier aux besoins que découvre maintenant le colonialisme … A la rescousse perpétuelle (et savamment organisée) de la pauvre Réunion.
« Mais tôt ou tard, le colonialisme s'aperçoit qu'il ne lui est pas possible de réaliser un projet de réformes économico-sociales qui satisfasse les aspirations des masses colonisées. Même sur le plan du ventre, le colonialisme fait la preuve de son impuissance congénitale. [...] Il faut au contraire se convaincre que le colonialisme est incapable de procurer aux peuples colonisés les conditions matérielles susceptibles de lui faire oublier son souci de dignité. Une fois que le colonialisme a compris où l'entraînerait sa tactique de réformes sociales, on le voit retrouver ses vieux réflexes, renforcer les effectifs de police, dépêcher des troupes et installer un régime de terreur mieux adapté à ses intérêts et à sa psychologie »
Frantz Fanon, Les damnés de la terre
Il nous faut répéter ce que les réunionnais.e.s, les martiniquais.e.s, les guadeloupéen.ne.s et les guyanais.e.s sont désormais en mesure de constater : la départementalisation est un échec. La départementalisation n'a été que la reconfiguration de la domination coloniale sous une autre forme. Nos terres spoliées et empoisonnées, nos jeunes affamés, assimilés, déportés, enrôlés, nos aîné.e.s silencé.e.s, isolé.e.s, nos savoirs et nos traditions exterminés, volés ou instrumentalisés, nos ancêtres bafoué.e.s, réifié.e.s, nos luttes et nos désirs d'en finir avec le capitalisme colonial étouffés, blanchis, sans cesse retardés et récupérés. Et chaque kilomètre de route en plus, de tonnes de bétons déversées encore et encore, de cliniques et d'EHPAD, chacune de ces écoles et de ces aires commerciales, de ces zones industrielles et de ces musées… doit définitivement apparaître comme un progrès du colonialisme marchant sur le peuple. Il faut nous répéter que le colonialisme n'est pas capable de nous donner le pain. Garance et Chido en sont les terribles démonstrations.
« Ici c'est la France, c'est notre fierté, notre richesse. Ce n'est pas une idée creuse. Les scientifiques et militaires qui sont là le rappellent. La France est un pays archipel, un pays monde […] On n'est pas là pour s'amuser, mais pour bâtir l'avenir de la planète. Ce que nous préservons ici aura des conséquences sur les littoraux, y compris dans l'Hexagone. »
La transition écologique vantée comme horizon d'émancipation universelle se révèle, pour le Sud global et singulièrement pour l'Afrique, comme un nouvel appareil de domination. Sous couvert de “sauver la planète”, l'impérialisme réorganise ses chaînes de prédation : l'électrification des transports, l'extension des éoliennes, la multiplication des batteries déplacent la violence du charbon vers le cuivre, le cobalt, le lithium et les terres rares. Or ce déplacement ne réduit en rien l'intensité de la violence, il la reconfigure. En Afrique centrale, les mines de cobalt et de cuivre de la République Démocratique du Congo (RDC) transforment les populations en une main d'œuvre (sur)exploitable pour la transition énergétique du Nord : villages déplacés, enfants travaillant dans les mines exposés à des taux toxiques de métaux, des millions de congolais.e.s surexposé.e.s aux violences sexuelles, à la prédation impérialiste, à la militarisation permanente des bassins miniers. La RDC occupe une place centrale dans les restructurations du capitalisme qui font suite à des évolutions technologiques : l'essor de l'industrie automobile engendre l'exploitation du caoutchouc au XIXe siècle, l'avènement de l'industrie nucléaire engendre l'exploitation de l'uranium au XXe siècle, les énergies renouvelables et la digitalisation engendrent désormais l'exploitation du lithium, du cobalt. du cuivre, de la manganèse, du néodyme et autres terres rares. La “propreté” vantée ailleurs repose sur un régime de surexposition à la capture, à la mort, à l'indignité des damnés de la terre. La transition verte, la transition écologique, la digitalisation et autres coquilles vides ne sont qu'une reconfiguration de l'impérialisme.
L'île Maoré fait l'objet d'un vaste plan de “reconfiguration territoriale” où la rhétorique écologique — lutte contre l'habitat insalubre, adaptation au changement climatique, développement d'infrastructures résilientes — sert de paravent à des opérations de destruction des quartiers populaires et de militarisation de l'espace. Les bidonvilles sont rasés au nom de l'hygiène et de la durabilité, les habitant.e.s précaires, souvent d'origine comorienne, sont expulsé.es et pourchassé.s par les forces répressive chargées de l'ordre colonial négrophobe. Cette violence écologique s'inscrit dans une continuité : celle de la balkanisation des Comoresorchestrée par la France au moment de l'indépendance en 1975, lorsque Paris s'est arrogé la souveraineté sur Maoré malgré la volonté d'unité exprimée par le peuple comorien. Depuis, l'archipel est fracturé, et Maoré est transformée en avant-poste militaro-policier et administratifde la présence coloniale française dans l'océan indien. La gestion dite “écologique” de l'île se conjugue à une gestion migratoire négrophobe. Le visa Balladur instauré en 1995 a institutionnalisé la séparation : il interdit la libre circulation entre Maoré et les autres îles des Comores, déchirant des familles entières, transformant la mer en cimetière où des milliers de comorien.n.e.s considéré.e.s, comme surnuméraires et sacrifiables, périssent dans les kwasa-kwasa. Ce dispositif racialise la frontière et prépare le terrain à l'actuelle militarisation : les mêmes logiques qui traquent, expulsent et refoulent les comorien.n.e.s servent à justifier la “reconfiguration” de l'île au nom du développement durable et de la résilience. L'écologie sert ici à justifier la contre-révolution : nettoyer, discipliner, contrôler, stériliser, noyer, incarcérer une population considérée comme excédentaires. Dans ce cadre, les projets “verts” prennent la forme de lotissements standardisés, de bâtiments administratifs Haute Qualité environnementale (HQE), de zones d'urbanisme planifiées par des cabinets métropolitains, tandis que les habitant.e.s vivent dans une très grande pauvreté, et sont particulièrement vulnérables aux changements climatiques.
À La Réunion, la “transition énergétique” prend la forme de grands plans technocratiques comme le plan GHERRI, qui érigent l'île en terrain d'expérimentation pour la métropole. Le fantasme bioclimatique y trouve une vitrine parfaite : La Possession, l'éco-quartier 'coeur de ville' primé à la COP24 illustre cette mise en scène d'une modernité 'verte' et “durable”, orchestrée par des cabinets d'architecture naviguant entre Paris, La Réunion et Maoré. La multiplication des “technopôles verts” et incubateurs d'entreprises tournés vers les énergies renouvelables, comme Technopole de La Réunion ou Synergîles, souvent financés par l'Union européenne, la Région Réunion et l'ADEME, ne profite pas à la population réunionnaise, mais sert surtout à valoriser l'image de l'île comme “pôle d'excellence” dans les salons internationaux tels que le Forum des énergies renouvelables de l'océan Indien. Les projets d'aménagement côtier — comme les zones de tourisme durable promues par l'IRT (Île de La Réunion Tourisme) et des groupes hôteliers métropolitains — sont présentés comme des réponses au changement climatique, alors qu'ils accélèrent la bétonisation de l'île, renforcent la dépendance aux capitaux venus de Paris ou de Bruxelles et renforce le socio-apartheid caractéristique de la colonie. Même les programmes de conservation de la biodiversité, comme la sanctuarisation du Parc national de La Réunion (inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO en 2010), participent de cette logique : ils protègent la “nature” comme vitrine internationale, mais en encadrant, restreignant et parfois criminalisant les pratiques paysannes et populaires traditionnelles (cueillette, pâturage, chasse), au bénéfice d'ONG environnementales ou d'agences comme l'Office français de la biodiversité et l'ONF (Office national des forêts), relais directs de l'État français dans la gestion des territoires. Ici, l'écologie coloniale ne se lit pas seulement dans l'extractivisme des terres lointaines, mais dans la fabrique de modèles urbains censés démontrer la viabilité d'un capitalisme vert tropicalisé, au prix d'une dépossession des populations locales.
L'expropriation des habitant.e.s de la Colline brise des vies, des familles et est en train de redessiner la ville de Saint Denis. Nous avons montré plus haut comment cette expropriation s'inscrit dans l'histoire coloniale de La Réunion. Mais la Colline n'est qu'un microcosme. Dans toute Lafroséani (sud ouest de l'océan indien) les mémoires se superposent : esclavage, engagisme, colonisation et négrophobie ont laissé des traces sur les corps, les territoires. Les terres sont accaparées, les savoirs traditionnels effacés, les peuples enfermés dans des dispositifs économiques et politiques qui reproduisent la captivité héritée de l'esclavage.
La réponse politique face à ce système de domination qui déverse sur nos corps une violence extrême ne peut pas se formuler avec l'État français. Il convient de rappeler que la promesse de la départementalisation n'a pas été tenue et ne sera jamais tenue. La question du statut prend malgré tout une place importante à l'heure des reconfigurations impérialistes. Et l'État colonial lui-même, reconnaît qu'il ne peut continuer à administrer ses colonies ainsi et commence depuis quelques années une reconfiguration de son emprise. L'appel de Fort-de-France de 2022 et, en particulier les récents accords de Bougivalactent la volonté de l'Etat colonial de sous-traiter la gouvernance des territoires colonisés aux colonisé.e.s sous prétexte d'être 'au plus près des territoires'. Dans ce contexte, les bourgeoisies locales des colonies françaises – que ce soit à La Réunion, incarnée par des figures comme Huguette Bello ou Ericka Bareigts [1]->https://imazpress.com/courrier-des-lecteurs/amendement-virapoule-en-voie-de-suppression], en Martinique ou en Guyane – revendiquent une évolution statutaire vers plus d'autonomie. Mais cette revendication n'est pas mue par une volonté d'émancipation des peuples : elle traduit surtout une soif de pouvoir et la conscience d'un carcan institutionnel qui bride leur ascension politique. Cette demande d'autonomie, si elle s'inscrit dans une dynamique de rupture apparente, demeure enfermée dans le cadre colonial et reproduit des logiques de domination. A cet égard, la petite bourgeoisie départementalisée malgré l'absence d'indépendance rappelle les petites bourgeoisies qui ont trahit leur peuple et permis la néocolonisation des pays africains.
La réponse politique des colonies ne peut donc pas être pensée avec l'État colonial en demandant « plus d'État ». Le besoin urgent est celui de s'en émanciper, de rompre avec le pacte colonial, de refuser les illusions institutionnelles qui ne font que réaménager les chaînes.
L'émancipation des colonies françaises ne saurait se concevoir sans un processus de réparations pour les africain.e.s, du continent et de la diaspora. Les réparations ne sont pas un supplément moral ou symbolique : elles constituent le socle d'une véritable décolonisation. Les tentatives libérales de diluer les réparations sous un vernis mémoriel ne sont pas à prendre au sérieux : les réparations seront matérielles ou ne le seront pas. Mettre un chapitre de plus sur la colonisation dans les manuels d'histoire de l'enseignement secondaire, remplacer le nom d'un.e génocidaire négrophobe d'une rue par un.e guerrièr.e marron.n.e ne réparent pas des siècles de dépossession, de capture, de traque et de mise-à-mort de nos corps colonisés. En ce sens, nous nous inscrivons dans les luttes commencées par nos ancêtres qui se sont battus pour leur dignité.
Toutes ces mesures en faveur d'une réparation impliquent nécessairement une indépendance des colonies françaises vis-à-vis de la France. Ces réparations, qui ne peuvent être une faveur concédée par l'État colonial, s'inscrivent dans la tradition radicale noire : une tradition de luttes qui a toujours reliée à l'histoire de l'esclavage, de la colonisation et du capitalisme à la nécessité d'une justice révolutionnaire. L'obtention d'une réparation intégrale est tributaire du niveau de notre organisation, de notre unité et notre niveau de conscience du sujet pour renverser le rapport de force entre l'impérialisme et les peuples sous sa domination.
Au-delà d'une lutte pour la souveraineté, l'indépendance est une question de survie à laquelle sont confrontés les peuples de Lafroséanie et du Sud global au croisement des désastres climatiques et des guerres impérialistes.
An dalonaz,
Boni Ravinèr
[1] [ Sous la direction conjointe des professeurs Alexandre Mangiavillano (Université de La Réunion) et Ferdinand Mélin-Soucramanien (Université de Bordeaux) - missioné par le sénat lors des révoltes populaires en Kanaky de formuler des réponses républicaines à la demande de rupture du peuple kanak - la thèse de Stéphanie Parassouramanaïk Accama témoigne d'un regain d'intérêt institutionnel pour la question des statuts des colonies françaises.