21.04.2025 à 16:09
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Alors que nous terminions l'édition de cette semaine, nous avons appris le décès de Jacques Camatte, figure incontournable de la pensée révolutionnaire des années 60 et 70. Certains de ses textes, parus dans la revue Invariance qu'il dirigeait, ont eu une influence majeure sur certains d'entre nous, comme sur tant d'autres. Ses apports à l'analyse des évolutions du capitalisme et donc à la théorie révolutionnaire ont été précieux et décisifs. Au mitan des années 2000, nous avions eu la joie d'aller le rencontrer chez lui, au détour d'un voyage et au milieu de nulle part. Nous nous attendions à rencontrer une légende, à nos yeux en tous cas, et nous l'imaginions ressembler à un vieux sage probablement fatigué par l'âge. Nous nous retrouvâmes face à lui, pieds et torse nus sous le cagnard, les abdos en tablettes de chocolat et tous les muscles des bras saillants. Il était en train de creuser seul, à la pelle, une réserve d'eau de la taille d'un piscine olympique. Il se montra d'une gentillesse, d'une curiosité et d'un générosité immenses. Nous repartîmes avec sous le bras, tous les numéros d'Invariance qu'il nous manquait, non sans l'avoir dépanné en trifouillant le code html de son site internet. En attendant que nous ou d'autres rédigent un hommage théorique qui permette de saisir l'importance de sa pensée, nous publions cette semaine Contre la domestication, paru en 1973 dans le 3e numéro d'Invariance. C'était il y a 52 ans, qu'il soit encore si actuel en dit long sur son degré d'actualité à l'époque.
Jamais la société capitaliste n'a connu une période aussi critique que celle que nous vivons. Tous les éléments de la crise classique existent à l'état permanent, sauf une diminution de la production qui n'affecte que certains pays et de façon limitée. On assiste à une décomposition des rapports sociaux et de la conscience traditionnelle. Chaque institution pour survivre récupère le mouvement qui la conteste (l'Église catholique ne compte plus le nombre de ses aggiornamenti) ; la violence et la torture qui devraient soulever tous les hommes, les mobiliser, sont florissantes et à l'état endémique à l'échelle mondiale ; vis-à-vis de la torture pratiquée actuellement la « barbarie » nazie apparaît comme une production artisanale, archaïque. Tous les éléments sont réunis pour qu'il y ait une révolution. Qu'est-ce qui inhibe les hommes, les empêche d'utiliser toutes ces crises pour transformer les troubles dus à la nouvelle mutation du capital, en catastrophe pour celui-ci ?
La domestication qui s'est réalisée quand le capital s'est constitué en communauté matérielle a recomposé l'homme que, au début de son procès, il avait détruit-parcellisé. Il l'a recomposée à son image en tant qu'être capitalisé, ce qui est le complément de son procès d'anthropomorphose. Un autre phénomène intimement lié au précédent vient accentuer la passivité des hommes : l'échappement du capital. Il y a perte de contrôle des phénomènes économiques et ceux qui sont placés pour avoir une influence sur eux se rendent compte qu'ils sont impuissants, qu'ils sont complètement débordés. Á l'échelle mondiale cela se traduit par une crise monétaire [1], la surpopulation, la pollution, l'épuisement des ressources naturelles. Ces deux phénomènes expliquent que ceux qui professent la révolution et qui croient pouvoir intervenir pour l'impulser ou accélérer son cours, récitent en fait des rôles du siècle passé ; la révolution leur échappe. Quand il y a une secousse, elle se fait en-dehors d'eux. Ils doivent alors courir après la « révolution » afin d'être reconnus.
Les êtres humains sont, au sens strict, dépassés par le mouvement du capital sur lequel ils n'ont depuis longtemps, aucune prise. D'où pour certains la seule solution est la fuite dans le passé avec la recherche mystique (cf. la vogue du zen, du yoga, du tantrisme, etc., aux E.-U.) et celle des vieux mythes, le rejet de la science despotique qui régit en fait la totalité de la vie, et de la technique ; le tout souvent combiné à la pratique de la drogue qui donne l'illusion d'une accession rapide à un monde différent de celui d'horreur où nous vivons (pire que le monde sans cœur dont parlait Marx danshttp://www.revueinvariance.net/droi...La critique à la philosophie de droit de Hegel). Pour d'autres, la solution ne peut être apportée que par la science et la technique. Ainsi beaucoup d'adeptes du mouvement de libération de la femme voient leur émancipation dans la parthénogenèse ou dans la fabrication des bébés en éprouvettes [2] ; d'autres pensent pouvoir combattre la violence en mettant au point des remèdes contre l'agressivité, etc. D'une façon générale, pour ces personnes, chaque problème connaîtra sa solution scientifique. Elles sont donc passives ; l'homme à leurs yeux devient un simple objet manipulable. Elles sont inaptes à créer de nouveaux rapports interhumains (et là elles se rencontrent avec les adversaires de la science), et ne se rendent pas compte qu'une solution scientifique est une solution capitaliste, car elle élimine l'homme et permet un contrôle absolu sur la société.
Ainsi ceux qui veulent faire quelque chose se rendent compte qu'ils n'ont aucune prise solide sur la réalité. Lorsqu'ils essaient de masquer ce fait, leur impuissance transparaît encore plus clairement. Les autres, la « majorité silencieuse », sont pénétrés de l'inutilité de l'action car ils n'ont aucune perspectives. Leur silence n'est pas acceptation pure et simple, mais plutôt incapacité d'intervention. La preuve en est que lorsqu'ils sont mobilisés, ils ne le sont pas pour quelque chose, mais contre quelque chose. C'est la passivité négative.
Il est important de noter que les deux groupes ne peuvent être catalogués les uns à droite, les autres à gauche. La vieille dichotomie politique ne peut plus opérer ici. C'est un élément de confusion important car, auparavant, ceux qui se réclamaient de la science étaient gens de gauche, alors que, maintenant, elle est condamnée par la nouvelle gauche, aux E.-U. par exemple. La dichotomie persiste en ce qui concerne les vieux regroupements, les rackets du passé (partis de gauche et droite) mais, ici, elle est vraiment superfétatoire ; tous d'une façon ou d'une autre défendent nettement le capital ; les plus actifs étant les divers partis communistes parce qu'ils le défendent dans sa structure actuelle scientifique, rationnelle.
Tous tant qu'ils sont opèrent dans un même mouvement qui est celui de la destruction de l'espèce humaine. En effet, la réduire à un certain nombre de conduites passées ou la soumettre à un mécanisme technologique, cela aboutit au même résultat. Cette dualité participant d'un même devenir et le fondant, apparaît à partir du moment où le MPC commence à dominer réellement le procès de production et qu'il devient une force au sein de la société (début du XX° siècle). Aux apologètes du capital s'oppose Carlyle par exemple [3]. Marx est un dépassement : il affirme la nécessité » du développement des forces productives (donc de la science et de la technique) et dénonce leur effet immédiat négatif sur les hommes ; pour lui, cela conduira à une contradiction telle que le développement des forces productives ne sera possible qu'avec la destruction du MPC. Alors les hommes les dirigeront : il n'y aura plus d'aliénation. Mais ceci présupposait que le capitalisme ne pourrait pas vraiment s'autonomiser, qu'il ne pourrait pas échapper aux contraintes de sa base sociale-économique sur laquelle il s'est édifié : la loi de la valeur, l'échange capital-force de travail, l'équivalent général rigoureux, etc.
Or, le capital s'est autonomisé par rapport à sa base qu'il a tout simplement intériorisée, et, à partir de là, il a effectué un échappement. D'où son développement impétueux depuis plusieurs années qui fait courir de graves menaces à l'humanité et à la nature entière. Même les tenants du discours euphorique et somnifère ne peuvent pas les ignorer. Dans une certaine mesure ils sont obligés de se mettre sur le terrain de ceux qui tiennent le discours apocalyptique. L'apocalypse est à la mode parce que notre monde est à sa fin. Un monde où l'homme, tout dégradé, infirme qu'il fût, était encore une norme, un référentiel. Après la mort de dieu, celle de l'homme est proclamée. L'un et l'autre laissent la place à la déesse-servante du capital : la science qui se présent à l'heure actuelle comme étant recherche de mécanisme adaptatifs (accommodation, intégration) des êtres humains et de la nature au MPC. Il est évident que les êtres les moins détruits, avant tout les jeunes, n e puissent pas accepter une telle adaptation-domestication ; d'où leur refus du système.
Le procès de domestication s'est parfois accompli de façon violente (accumulation primitive) mais le plus souvent de façon insidieuse parce que les révolutionnaires acceptaient les mêmes éléments que le capital, le développement des forces productives, et exaltaient la même divinité, la science. Ainsi la domestication et la conscience répressive nous avaient plus ou moins fossilisés dans une attitude centenaire, figé nos gestes, stéréotypé nos pensées. On formait une armée de statues de sel tournées vers le passé, même quand on croyait lorgner l'avenir. Mais la vie a fait irruption et a relancé le mouvement, le devenir au communisme. En effet il n'y a pas eu production d'une nouvelle théorie ni de nouveaux modes d'action. L'important fut ce qui était visé, le point sur lequel porta la contestation revendicative. Il ne s'agissait pas de politique, d'idéologie ni de science, même sociale puisqu'elle fut récusée en totalité ; une exigence vitale s'est affirmée à la fois contre cette société et en dehors d'elle : en finir avec la passivité imposée par le capital, retrouver la communication entre les êtres, atteindre une créativité libérée, une imagination sans frein au sein d'un devenir humain.
Á partir de mai-juin 1968 tout a changé et tout change. C'est pourquoi il n'est pas possible de comprendre l'insurrection lycéenne et son devenir possible sans faire référence à ce mouvement.
Nous avons caractérisé mai-juin 68 comme manifestant l'émergence de la révolution et nous avons affirmé qu'à partir de lui commençait un nouveau cycle révolutionnaire. Cependant nous l'avons fait en nous fondant sur un schéma classiste [4]. Ainsi nous affirmâmes que le mouvement de mai aurait pour résultat de ramener le prolétariat sur sa base de classe. De plus nous trouvions dans les événements de l'époque confirmation du déroulement de la révolution selon Marx. D'abord interviennent les classes, les couches sociales les plus proches de la communauté en place, les plus liées objectivement à l'État, puis les classes opprimées qui résolvent radicalement les contradictions que les autres couches sociales tentèrent de réformer. Le déroulement de la révolution anglaise comme celui de la révolution française furent le substrat de la réflexion de Marx. Au cours de cette dernière, il y eut dans un premier temps intervention des nobles (la fameuse révolution nobiliaire d'avant 1789) qui entraîna-facilita la lutte des bourgeois, en même temps qu'elle provoqua le despotisme éclairé, puis ce furent les couches bourgeoises moins liées à l'État, formant une espèce d'intelligentsia comme le remarqua Kautsky. Mais la faillite de la réforme, la cassure au sein du système puis la chute de la royauté propulsèrent les paysans et les bras-nus (la quart-état, le futur prolétariat) : ce sont eux qui opérèrent enfin la discontinuité et créèrent l'impossibilité de tout retour en arrière ; sans eux la révolution eut été, en tant que changement de mode de production, beaucoup plus longue. En Russie on a eu un déroulement similaire. Ainsi on peut dire que ceux qui sont les plus opprimés et ont objectivement le plus intérêt à se révolter - formant pour certains la vraie classe révolutionnaire – ne peuvent en fait se mettre en mouvement qu'à partir du moment où la faille s'est produite au sein de la société, où l'État à été considérablement affaibli. Á partir de ce moment une perspective peut se faire jour, ne serait-ce qu'au travers de la constatation que la vie ne peut plus se dérouler comme avant. Alors il faut bien entreprendre quelque chose. Ce déroulement est un des éléments qui contribue à donner à toute révolution un caractère non strictement classiste. Pour la révolution communiste ceci sera plus accentué parce qu'elle ne sera pas l'œuvre d'une classe, mais de l'humanité se soulevant contre le capital.
Au sein de ce qu'à un moment donné nous avons nommé classe universelle et que nous pouvons tout simplement désigner par humanité (aujourd'hui ensemble des esclaves au capital), les couches sociales les plus proches du capital (ce que nous définîmes nouvelles classes moyennes et les étudiants) se sont rebellés contre le système. Elles se perçurent en tant que couches distinctes dans la mesure où elles se proclamèrent détonateurs d'un phénomène qui devait révolutionner, impulser le prolétariat. La révolution réapparut donc en se travestissant de vieux habits, engoncée dans de vieux schémas.
Toutefois l'analyse classiste que nous fîmes ne faisait qu'interpréter un phénomène réel ; d'où aussi la possibilité pour les acteurs essentiels de mai de se percevoir selon les antiques schémas. En effet ce furent – et cela se vérifie toujours plus – les hommes et les femmes qui sont amenés à remplir les fonctions les plus strictement liées au procès de vie du capital et, surtout, qui doivent le justifier et maintenir sa représentation [5] qui se sont rebellés ; mais cette révolte est absolument récupérable tant qu'elle se meut dans la vieille ornière de la lutte des classes : vouloir régénérer le prolétariat qui doit accomplir sa mission.
C'est là que se dévoile l'impasse. Le rôle du prolétariat était de détruire le MPC afin de libérer les forces productives emprisonnées dans celui-ci ; le communisme ne pouvant commencer qu'à partir de cet acte. Or, loin de les inhiber, le capital les exalte, car elles ne sont pas pour l'homme mais pour lui. Alors le prolétariat est superflu. L'inversion indiquée plus haut – rendue possible grâce au développement de la science – est corrélative à la domestication des hommes, c'est-à-dire à leur acceptation du devenir du capital, théorisé par le marxisme lui-même défenseur acharné de l'accroissement des forces productives. Au cours de ce devenir le prolétariat en tant que producteur de plus-value fut nié par la généralisation du salariat et la destruction de toute distinction possible entre travail productif et improductif. A partir de ce moment, ce qui était désigné, exalté comme prolétariat devenait le plus sûr soutien du MPC. Que veut ce prolétariat et que veulent ceux qui parlent en son nom ou se contentent de le vénérer ? Le plein emploi, l'autogestion, c'est-à-dire la pérennité du MPC grâce à son humanisation. Pour eux tous, le procès de production étant rationalité en acte, il suffirait de le faire fonctionner pour les hommes. Or, cette rationalité, c'est le capital.
La mythologie du prolétariat explique ce que nous avons appelé le populisme de Mai qui est plutôt le prolétarisme de Mai ; aller au prolétariat, réveiller ses vertus combatives, lui rappeler ses capacités d'abnégation ; alors il fuira ses mauvais chefs pour suivre les prolétaristes sur le chemin de la révolution.
Avec Mai 68 commence le temps du mépris et de la méprise. On se méprise parce qu'on n'est pas « prolo » et l'on méprise l'autre pour la même raison, tandis que chacun se méprend sur le prolétariat considéré comme la classe toujours potentiellement révolutionnaire. Ce n'est qu'une autre façon d'exprimer l'impasse où se trouve le mouvement de contestation de la société en place. Mais elle ne s'est pas dévoilée clairement et subitement car la phase d'enthousiasme qui suivit Mai accorda une certaine vie au mouvement contestataire lui permettant de laisser entre parenthèses les questions essentielles. De plus, le choc de mai avait fait revivre, reémerger des courants du mouvement ouvrier qui avaient été ensevelis dans l'oubli, sous le mépris des partis en place : le mouvement des conseils avec toutes ses variantes, le KAPD, ou des individualités comme Lukacs, Korsch, etc. Cette résurrection du passé était indice à la fois de l'impossibilité de prise directe sur la réalité et de l'incapacité de celle-ci à engendrer d'autres formes de lutte, d'autres approches théoriques. Refaire en pensée un chemin parcouru est encore une forme de révolte, car c'est ne pas accepter le diktat du simple devenu. Elle peut être le point de départ de la recherche du moment où l'errance de l'humanité s'est produite ; première tentative pour lever la fatalité qui l'a projetée hors de sa voie humaine, dans l'enfer productiviste.
Impasse est une image insuffisante, c'est-à-dire qu'elle n'englobe pas en elle tous les éléments du devenir qu'on veut y projeter. En fait c'est au bout de l'impasse, devant le mur que se trouvent les différents groupes de ce vaste courant ; ce mur c'est le prolétariat, sa représentation [6]. Les militants passent d'un groupe à l'autre en même temps qu'ils « changent » d'idéologie, en emportant chaque fois dans leurs bagages la même dose d'intransigeance et de sectarisme. Certains accomplissent de très amples trajectoires. Ils vont du léninisme au situationnisme pour revenir à un néo-bolchevisme en passant par le conseillisme. Tous butent contre ce mur et sont renvoyés plus ou moins loin dans le temps. Il est la limite d'un ensemble pratico-théorique au sein duquel une combinatoire est possible ; ainsi en Allemagne on a même des trotskystes anti-autoritaires, des trotskystes korschistes, etc.
Au sein de ces groupes comme chez certaines individualités il n'y a pas que des aspects négatifs car un certain nombre de choses ont été comprises mais cela est gâté par un esprit bricoleur complément spirituel de la combinatoire groupusculaire…
Il est évident, comme les articles précédents le signalent, qu'il est impossible de lever le verrou que constitue cette représentation du prolétariat sans remettre en cause la conception marxienne du développement des forces productives, de la loi de la valeur, etc. Toutefois c'est le fétiche prolétarien qui, par suite de ses implications pratico-éthiques, est l'élément qui pèse le plus sur la conscience des révolutionnaires. S'attaquer au fétiche, le reconnaître en tant que tel, c'est faire écrouler tout l'édifice théorico-idéologique. Quel désarroi ! D'autant plus qu'il y a un non-dit : la nécessité de se rattacher à un groupe, de s'identifier à lui pour se sécuriser, pour avoir force d'affronter l'ennemi. Ce n'est pas seulement la peur d'être seul qui se manifeste ici – donc aussi la compréhension corrélative de l'union nécessaire pour constituer la force d'abattre le MPC – mais c'est aussi la peur de l'individualité [7], l'incapacité à affronter de façon « autonome » les questions fondamentales de notre époque. C'est une autre manifestation de la domestication des êtres humains qui souffrent du mal de dépendance.
Á partir de là, le mouvement lycéen (Printemps 1973) révèle son importance : il porte au premier plan ce qui, en Mai 68, avait à peine été ébauché, la critique de la conscience répressive. C'est une figure de la conscience qui est née avec le marxisme en tant que concrétisation de la solution du devenir de l'espèce humaine : la révolution prolétarienne doit se produire quand le développement des forces productives le consentira. C'est une conscience légiférante et répressive qui opère pour nier les soulèvements des hommes qui sont taxés de prématurés, de petits-bourgeois, de mouvements d'irresponsables, etc. C'est la conscience au sein de la réification car elle ne peut être qu'organisée ; partis, syndicats, groupuscules sont ses incarnations. Chacun d'eux organise la répression contre ceux qui ne sont pas organisés ou qui ne le sont pas selon ses lois propres. La différence entre ces organisations se mesure dans le quantum de répression qu'elles sont aptes à exercer.
La critique s'attaque au mythe du prolétariat non pas directement, en mettent ce dernier en cause, mais en l'ignorant, et par dérision. A partir du moment où les jeunes ne sont pas tombés dans le piège et ne sont pas allés chercher les organisations ouvrières pour faire le front uni à la Mai 68, les politiciens de tous ordres cherchèrent à les y précipiter. Le PCF, le PS, le PSU, la CGT, la CFDT, etc., sont vite allés auprès des lycéens afin de les 'chapeauter'. Ceux-ci, il est vrai, désertèrent souvent les manifestations unitaires et l'on a pu voir la mascarade politique s'étaler indécente : les vieux routiers de la politique et les vieilles pimbêches racornies du PCF et de la CGT – découvrant 5 ans après Mai 68, l'importance politique de la jeunesse – défiler en revendiquant le sursis pour tous, sous l'œil goguenard de lycéens. La jeunesse s'était-elle trompé de corps ?
On a eu dérision aussi lorsqu'au cours de ces événements les politiciens de divers bords affirmèrent à nouveau la primauté du prolétariat et déclarèrent que le moment révolutionnaire essentiel était la grève des O.S., car ils ne peuvent concevoir la révolution que vêtue de bleu de chauffe. Or les O.S. ne posaient rien qui menaça le système capitaliste. Le MPC a accepté depuis longtemps des augmentations de salaires, et en ce qui concerne les conditions de travail, il est apte à les améliorer. La nécessité d'abolir le travail à la chaîne est reconnue aussi dans certains milieux patronaux.
Le mouvement lycéen a ridiculisé les institutions et les hommes qui les défendent. Le prix de la récupération fut le ridicule qu'exhibèrent, à leur corps défendant, tous ceux qui voulaient se mettre à la portée de 'nos braves petits jeunes'. Ceux qui voulurent au contraire contrer d'entrée le mouvement et n'y parvinrent pas, étalèrent leur ridicule en manifestant leur dépit. Ainsi les hommes du gouvernement se lamentèrent : on a tout de même fait des députés, un parlement ; c'est avec ça qu'on doit résoudre les questions en suspens… Les jeunes se sont conduits comme si cela n'existait pas. Á nouveau, comme en Mai 68, s'est révélé l'incommunication, l'insaisissable [8]. « Nous ne sommes pas fermés aux arguments, mais actuellement, je ne vois pas ce que l'on souhaite » (Fontanet). Belle illusion que de croire que les jeunes veulent dialoguer avec eux, leur opposer des arguments. Il y a soulèvement de la vie [9], recherche d'un autre mode de vie. Le dialogue ne peut être qu'entre les ébauches de réalisation et non entre l'ordre social et ceux qui se soulèvent. S'il y a encore possibilité de dialogue, cela est dû aux balbutiements du mouvement.
Ce qui est fondamental, comme nous le fîmes remarquer déjà en Mai 68, c'est un phénomène profond : « l'inadéquation de la vie humaine à l'aube de son développement avec la société capitaliste » qui est la mort organisée sous les apparences de la vie. Il ne s'agit plus de la mort en tant que moment au-delà de la vie mais de la mort dans la vie, de la mort comme substance de la vie ; l'homme est mort et n'est que rite du capital. Les jeunes ont encore la force de refuser la mort. Ils se rebellent contre la domestication ; ils sont exigence de vie. Il est évident que, pour tous ceux qui ont la bouche pleine de terre et les yeux remplis de fantômes, cette exigence apparaisse irrationnelle ou tout au plus comme celle d'un paradis par définition inaccessible.
La jeunesse est un mal pour le capital parce qu'elle est ce qui n'est pas encore domestiqué. Les lycéens ont manifesté autant contre le service militaire, l'armée, que contre l'école, l'université, et la famille. L'école c'est l'organisation de la passivité de l'être, même lorsqu'on y pratique des méthodes actives, émancipatrices. Libérer l'école serait libérer l'oppression. Au nom de l'histoire, de la science, de la philosophie, l'individu est canalisé dans un couloir de passivité, un monde hérissé de murs ; la connaissance, la théorie constituent autant de barrières infranchissables qui empêchent de voir les autres, de dialoguer avec eux ; le discours doit emprunter certains canaux et c'est tout. Au bout du couloir, il aboutit dans l'usine à domestication : l'armée. Elle l'organise dans une volonté de tuer l'autre ; ce qui structure la dichotomie tracée dans son esprit par la morale laïque : la patrie et les autres, toutes ennemies potentielles. On l'éduque, on le dresse à savoir justifier l'injustifiable : tuer des hommes et des femmes.
Nous ne nions pas qu'un phénomène réformiste s'est manifesté aussi au cours de ces agitations d'avant Pâques. C'est sur celui-ci que peut immédiatement se greffer la récupération, mais ce n'est pas lui qui nous intéresse parce qu'il ne nous renseigne en rien sur le mouvement réel de lutte de l'espèce contre le capital. Comme en Mai 68 ce mouvement superficiel, qui ne peut d'ailleurs parvenir à la surface que poussé par une agitation plus radicale, permettra de mieux structurer le despotisme du capital, de réaliser sa « modernisation ».
L'université, l'école sont des structures trop rigides pour le procès global du capital ; il en est de même de l'armée. Au sujet de cette dernière il faut noter la supercherie qui consiste à opposer armée nationale à armée de métier, et dévoiler le chantage stupide : si l'on supprime le service militaire on aura une armée de métier, une armée prétorienne, alors gare au fascisme ! En fait le système actuel combine les deux : il y a une armée de métier qui éduque, dresse le contingent, l'armée nationale. D'autre part, qu'a donné l'armée nationale tant vantée par Jaurès [10] ? L'union sacrée de 1914, c'est-à-dire le carnage sacré que l'on vénère encore.
La rapide caducité du savoir, le développement des mass-média ont détruit l'école. L'instituteur, le professeur sont, pour le capital, des êtres inutiles. Il tend à les éliminer (enseignement programmé et distribué par des machines) de même qu'il tend à éliminer la bureaucratie, élément inhibiteur de la transmission de l'information, fondement même de la mobilité du capital. La méprise joue ici en ce sens que beaucoup de ceux qui posent la nécessité de la vie sont prêts à accepter des solutions qui éliminent la vie humaine puisqu'elles consisteraient à confier l'enseignement à des machines. En règle générale ceux qui veulent la modernisation proclament leur propre condamnation en tant qu'être ayant une certaine fonction dans cette société ; ils revendiquent leur dépouillement. Même ceux qui prônent le retour à l'autoritarisme rigide d'avant Mai 68 subiront le même sort parce que pour faire triompher leur revendication ils ne peuvent s‘appuyer que sur le capital qui profite donc aussi bien de la gauche que de la droite !
Le despotisme du capital créé de nouveaux modes d'être pour les choses qu'il impose aux êtres humains. Les caractéristiques en sont : la mobilité, l'éphémère, la diversité, tout au moins apparente, l'insignifiance. Ils entrent obligatoirement en opposition avec les vieux comportements, les vieilles attitudes et formes de pensée. Les choses sont les vrais sujets qui imposent aux hommes leur rythme de vie, leur sens limité a leur seule existence, etc. Mais les objets, les choses sont eux-mêmes mûs par le mouvement du capital. Cette nouvelle oppression peut provoquer le déclenchement d'un mouvement insurrectionnel contre ce dernier. Cependant le capital peut à son tour profiter de cette subversion pour se consolider, comme cela se produisit au cours des premières années de ce siècle. La révolte du prolétariat limitée sur le terrain de l'usine, sur le plan de la production, fut un élément favorable au capital pour réaliser sa domination réelle : élimination des couches inutiles à son procès, triomphe du plein emploi, abandon des schémas libéraux, etc.
Nous ne voulons pas dire par là que la révolution doit naître directement de ce heurt, ni que ce sont les hommes et les femmes les plus conservateurs qui en seront les auteurs, nous voulons souligner un fait important : le capital doit dominer tous les êtres humains et, pour ce faire, il ne peut plus s'appuyer uniquement sur les vieilles couches sociales qui sont à leur tour menacées. Borkenau avait déjà compris l'essence de ce phénomène :
« L'écart démesuré par rapport aux révolutions précédentes, traduit un fait nouveau. Jusqu'à ces dernières années, la contre-révolution s'appuyait généralement sur les forces réactionnaires, techniquement et intellectuellement inférieures aux forces de la révolution. La situation a changé avec l'avènement du fascisme. Désormais, toute révolution devra très probablement affronter l'attaque de l'appareil le plus moderne, le plus efficace, le plus impitoyable jamais existé. Cela signifie la fin de l'âge où les révolutions évoluaient librement selon leurs propres lois. » [11]
On ne doit pas oublier qu'en bouleversant constamment le mode de vie, le capital est lui-même révolution. Ce qui amène à reposer la nature de celle-ci, à se rendre compte que le capital peut prendre les forces, pour bouleverser l'ordre établi dans les insurrections dirigées contre la société qu'il domine [12]. Plus que jamais la vision, la compréhension est nécessaire ; toute révolte parcellaire est impulsion pour le mouvement du capital. Or l'incapacité à penser théoriquement, à affronter la réalité dans son devenir historique est le résultat du procès de domestication des hommes ; comme l'impuissance à enraciner cette pensée théorique dans le devenir matériel de notre planète et de notre espèce est due à la coupure sens-cerveau, à la vieille division travail manuel, travail intellectuel (celle-ci est surmontée pour le capital dans le mécanisme automatisé).
La révolution n'est plus strictement synonyme de destruction de l'ancien, de ce qui est conservateur car, ceci, le capital l'a accompli. La révolution apparaît comme un retour à quelque chose (une révolution dans le sens mathématique du terme), à la communauté ; non à une forme de communauté particulière ayant déjà existé. La révolution se manifestera par destruction de ce qui est le plus moderne, le plus progressiste puisque la science est capital. Ce sera en même temps réappropriation de tout ce qui a pu être manifestation, tendance à l'affirmation d'un être humain. Il n'y a pas besoin de ressusciter un discours manichéen pour saisir cette tendance. Ce fut celle qui fit obstacle au mouvement d'autonomisation de la valeur. S'il y a, avec le triomphe du communisme, création de l'humanité, il fallait bien pour que cette création soit possible, que le désir en pointât au cours de siècles. Toutefois ici encore rien n'est facile, ni évident, ni à l'abri du doute. On peut douter de ce qui est humain après le colonialisme, le nazisme puis à nouveau le colonialisme cherchant à se maintenir en dépit de la révolte des pays opprimés (les massacres et les tortures commis par les Anglais au Kenya, les Français en Algérie, les Etasuniens au Vietnam, pour donner quelques exemples saillants) ainsi qu'en présence de la violence bestiale, endémique qui sévit quotidiennement. Est-ce que l'humanité n'est pas trop dévoyée, enfoncée dans son errance « maléfique » pour pouvoir se sauver ?
Le mouvement des lycéens manifeste le caractère de la révolution communiste : la révolution a un titre humain. En effet, il a abordé – peut-être pas dans toute son ampleur – la question de la violence : refus de l'armée, refus du service militaire, refus du droit à tuer pour tous. Les groupuscules de gauche et d'extrême gauche, en dehors des anarchistes, prônent la nécessité d'apprendre à tuer car ils pensent pouvoir « retourner » la mort contre le capital. Or – ceci vise surtout les extrémistes – ils ne se rendent pas compte qu'ils posent d'entrée la nécessité de détruire des être humains pour accomplir la révolution. Comment exalter une révolution en la mettant au bout d'un fusil ? Accepter l'armée pour une raison quelconque c'est renforcer à tous les niveaux, la structure oppressive ; c'est en particulier se mettre à nouveau sous le despotisme de la conscience répressive. Selon elle il faut refouler le non-désir de tuer parce que, plus tard, ce sera nécessaire (certains exaltent même cette nécessité). La conscience m'impose d'être inhumain sous prétexte qu'au jour décrété par une destinée théorique je pourrai enfin me métamorphoser en humain.
« Leur souci [aux différents courants de gauche et d'extrême gauche, N.d.r.] à ce sujet reste d'éviter que ne se produise une convergence entre la volonté 'bourgeoise' de supprimer le service militaire et le pacifisme libertaire à base d'objection de conscience toujours plus ou moins latent chez les jeunes » (T. Pfister, in Le Monde du 11. 03. 73)
La violence est une donnée de fait de la société actuelle, il s'agit de la détruire. La révolution est un déchaînement de violence, il s'agit de dominer cette dernière et non de la laisser agir aveuglément ni surtout, de l'exalter et d'accroître son champ d'action. Ces affirmations pour justes qu'elles soient, sont insuffisantes dans la mesure où elles ne précisent pas la nature de la violence qui est fondamentalement déterminée par son objet. La violence qu'on doit prôner, exalter, c'est celle dirigée contre le système capitaliste et non contre les hommes. Mais il est vrai : celui-ci est représenté par des hommes ; donc la violence l'atteint souvent à travers eux. C'est là que se pose la question de sa limitation sinon on demeure sur le plan du capital. Le despotisme de ce dernier généralise la violence contre les hommes ; il ne peut dominer qu'en opposant les êtres humains entre eux et, pour cela, il les investit de rôles divers. D'autre part, lors de conflits, chacun des deux camps présente l'autre comme étant formé d'être non-humains (c'est ainsi que les étasuniens procédèrent encore vis-à-vis des vietnamiens). On peut détruire les hommes que si, au préalable, on les dépouille de leur humanité. Accepter de procéder de la même façon lors de la lutte révolutionnaire, n'est-ce pas simplement copier les méthodes capitalistes et donc contribuer à la destruction des hommes ? Or que font les gauchistes lorsqu'ils théorisent la destruction de la classe dominante (et pas simplement la destruction de ce qui est le support de celle-ci) ou la destruction des flics (le seul bon flic, c'est le flic mort !) ? S'il est vrai qu'on puisse faire l'assimilation CRS=SS au niveau du slogan, car celui-ci traduit bien la réalité des deux rôles, cela ne suffit pas à justifier une destruction. Car 1° cela empêche toute possibilité de miner le corps de police. Les policiers se sentant réduits à un stade infra-humain se révoltent, en quelque sorte, contre les jeunes pour affirmer une humanité qu'on leur dénie, car ce n'est pas en tant que machines à tuer, à réprimer qu'ils se posent alors… 2° tout CRS, tout flic est tout de même un homme. C'est un homme qui a un rôle bien défini comme nous tous. Il est dangereux de déléguer toute l'inhumanité à une fraction du corpus social et toute l'humanité à une autre. Il n'est pas question, à partir de là, de prêcher la non-violence [13] mais de définir rigoureusement quelle est la violence qu'on doit exercer, quelle est la finalité de celle-ci. Pour cela il faut encore préciser : 1° il ne faut pas accepter les masques, les rôles qui nous sont imposés par le capital ; 2° on doit rejeter la théorie postulant que ceux qui défendent le capital doivent purement et simplement être détruits ; 3° on doit refuser de les excuser sous prétexte qu'ils ne seraient pas libres ; que c'est le système qui produit les flics comme il produit les révolutionnaires. L'acceptation de cette dernière proposition conduit soit à la non-violence, soit à réduire les êtres humains à des automates et donc à justifier toute violence exercée contre eux. Il faut au contraire les affronter en tant qu'êtres humains. Si, d'entrée, on leur nie toute possibilité d'humanité comment pourra-t-on la faire apparaître ensuite ? En réalité la plupart pensent à la solution radicale : supprimer les autres, ce qui est encore une méthode de société de classe. Même sur ce plan la révolution s'affirme selon son être : une révolution à un titre humain. Lors de l'affrontement – car il est inévitable – avec les différents individus soutenant le MPC, il s'agit de ne pas réduire l'adversaire à un stade « bestial » ou mécanique, mais de le poser dans son humanité, celle qu'il croit posséder et celle que, potentiellement il peut retrouver. Le combat concerne alors aussi le domaine spirituel, conscientiel. Il faut prouver la mystification de la représentation du capital, mettre ces êtres en contradiction, leur donner le doute.
C'est dans cette perspective qu'il faut traiter du terrorisme. Sa nocivité a été dénoncée mais c'est insuffisant. Accepter le terrorisme c'est capituler devant la puissance du capital ; car il n'est pas que destruction des hommes. Il fait appel à la mort pour susciter une rébellion hypothétique. On peut l'enregistrer en tant que tel, sans approbation ni condamnation mais on ne peut pas le proposer comme mode d'action. Le terrorisme implique le « mur » est perçu en tant qu'obstacle infranchissable, indestructible. Il est aveu de la défaite. Tous les exemples récents le prouvent à suffisance.
Si on reconnaît la domination écrasante du capital on doit reconnaître qu'elle opère sur tous. On ne peut pas désigner comme élus certains groupements qui ne seraient pas marqués par son despotisme. La lutte révolutionnaire, lutte à un titre humain doit reconnaître chez l'autre aussi l'humain possible. La violence doit s'exercer sur soi-même –rejeter la domestication du capital, les explications sécurisantes et valorisantes – comme hors de soi dans le conflit avec les rackettistes groupusculaires, les « capitalistes », les policiers divers, etc.
Ceci ne prend tout son sens que si, simultanément, il y a un refus des anciennes méthodes de lutte. L'importance du mouvement lycéen est d'avoir fait ressortir – comme le fit, dans une moins grande mesure, le mouvement de Mai 68 – que persister à utiliser les méthodes habituelles conduisait inévitablement à la défaite. Depuis cette époque on a compris que les manifestations-promenades, spectacles ou fêtes, ne débouchaient sur rien. Agiter des banderoles, coller des affiches, distribuer des tracts, se heurter à la police, relève d'un rituel dans lequel cette dernière joue le rôle de l'éternel vainqueur. Il est donc important de critiquer à fond les méthodes de lutte pour déblayer un obstacle empêchant la création de nouveaux modes de combat. A cette fin il faut également refuser le vieux terrain de lutte : soit le lieu de travail, soit la rue. Tant que la révolution ne se porte pas sur son terrain mais demeure sur celui du capital, il n'y a pas de dépassement notable, de bond qualitatif révolutionnaire. Or, c'est de cela qu'il s'agit maintenant sinon la révolution va stagner, s'enliser ; la régression nous guettera pour des années. Pour déserter les vieux centres de lutte du capital, il faut simultanément tendre à la création de nouveaux modes de vie. A quoi sert d'occuper les usines (celles d'automobiles par exemple alors qu'il faut en supprimer la production) ? Occuper pour gérer ! Ainsi tous les prisonniers du système s'empareraient de leurs prisons pour pouvoir mieux gérer leur détention. Une forme sociale nouvelle ne se fonde pas sur l'ancienne ; rares sont les civilisations superposées. La bourgeoisie put triompher parce qu'elle livra bataille sur son terrain, les villes. Ceci est encore plus valable pour le communisme qui n'est pas nue nouvelle société, ni un nouveau mode de production. Aujourd'hui ce n'est ni dans les villes, ni dans les campagnes [14] que l'humanité peut livrer le combat contre le capital, mais en dehors ; d'où la nécessité qu'apparaissent des formes communistes qui seront les vraies antagoniques du capital et des points de ralliement des forces révolutionnaires. Avec Mai 68 les exigences de la révolution sont apparues. Le capital a dû les prendre en considération. De ce fait la contre-révolution s'est vue contrainte de se remodeler car elle ne peut être que par rapport à la révolution. Elle essaie justement de limiter le développement de son adversaire, mais elle ne parvient pas parce qu'il se manifeste réellement c'est-à-dire qu'il est irrationnel. L'irrationalité est le caractère fondamental de la révolution. Tout ce qui est rationnel pour l'ordre établi est englobable, récupérable. Toutefois la révolution peut être enrayée si elle demeure sur le terrain de son adversaire ; elle est encore enchaînée. Elle ne peut détruire ses liens et prendre son essor irrépressible qu'en conquérant le terrain de son effectuation.
Le but de la révolution c'est de parvenir à la communauté humaine. Déjà dans son mouvement le but doit se manifester ; il n'est pas possible d'utiliser les moyens de la société de classe, inhumains, pour parvenir au but indiqué. Ainsi c'est une absurdité de vouloir pénétrer les institutions en place pour les faire fonctionner au service du mouvement révolutionnaire. Opérer ainsi c'est demeurer dans la mystification en tant que procès historique ayant son parachèvement dans le capital. Il faut faire apparaître la mystification qui consiste à présenter l'homme comme inessentiel, non déterminant, inutile. Dans le système capitaliste, en effet, l'homme devient superflu, mais il est clair que l'homme en tant qu'invariant depuis son surgissement n'a pas encore été détruit, sinon il n'y aurait même pas l'idée d'une révolte et, du moment que la domestication n'enserre pas la jeunesse, tout est possible. Voilà pourquoi la lutte doit tendre chaque fois à faire ressurgir l'élément humain persistant en chaque être, ce qui implique de ne pas tomber dans le piège de présenter les hommes uniquement sous leur apparence-enveloppe réifiée. Car même dans le cas où l'individu a atteint un degré de réification considérable, le rendant automate organique du capital, il y a la possibilité encore de faire éclater toute cette construction. Ici, c'est le vieux conseil de Marx qu'on doit suivre : il faut non seulement rendre la chaîne visible mais honteuse. Chaque être doit être mis en crise. Dans le heurt avec la police, il faut tendre non seulement à éliminer une force de répression faisant obstacle au mouvement du communisme, mais tendre à faire éclater le système, en provoquant au sein des policiers la résurgence de l'humain.
Ce résultat ne peut pas être atteint à l'aide des vieilles méthodes d'affrontement direct mais de nouvelles comme celle qui consiste à ridiculiser les institutions [15] ce qui revient à les prendre au piège de leur propre existence.
Théoriser, généraliser une telle méthode serait absurde. Un fait est certain c'est qu'elle a pu être efficace et peut l'être encore, mais il faudra en trouver une foule d'autres. Le point essentiel est celui-ci : comprendre qu'il faut changer de terrain de lutte et de moyen ; d'ailleurs cette nécessité a été comprise de façon limitée et parfois négative : les gens qui abandonnent tout et s'en vont sur les routes expriment leur volonté de sortir du cercle vicieux des luttes actuelles.
Les gauchistes en restent au fameux cycle provocation-répression-subversion qui devrait, à un moment donné, engendrer la révolution. Or, une telle position est irrecevable car elle conduit à sacrifier des hommes et des femmes afin de pouvoir en mettre d'autres en mouvement. La révolution communiste ne réclame pas des martyrs car elle n'a pas besoin de réclame. Le martyr devient appât qui doit allécher. Que vaut une révolution qui prend la mort pour appât. La mort devenant un élément essentiel du procès constitutif de la conscience qui est, décidément, difficilement transmissible. Le passage de l'extérieur vers l'intérieur est trop laborieux, heureusement les expédients, les raccourcis sont là. Il y a toujours quelqu'un qui meurt à point nommé (quitte à faciliter son trépas) et l'on va agitant ce cadavre afin d'attirer les mouches révolutionnaires.
La révolution communiste est le triomphe de la vie. Elle ne peut en aucune façon glorifier la mort ou prétendre l'exploiter, ce qui est se mettre encore plus sur le terrain de la société de classe. Aux morts au service du capital, certains opposent ou substituent ceux qui sont tombés pour la révolution : même carnaval de la charogne !
L'erreur profonde dérive du fait que la révolution n'est jamais présentée comme un phénomène nécessaire qui a l'ampleur d'un phénomène naturel ; il semble que, toujours, la révolution dépende strictement d'un groupe quelconque artificier des explosions de conscience. Or, à l'heure actuelle, nous sommes placés devant l'alternative suivante : ou il y a révolution effective (passage de la formation des révolutionnaires à la destruction du MPC) ou il y a destruction, sous une forme ou une autre, de l'espèce humaine. Il ne peut pas en être autrement. Dès qu'elle sera enclenchée, il ne sera pas question de justifier quoi que ce soit, mais d'être assez puissant pour éviter les excès. Or ceci ne peut se faire que si les hommes et les femmes tendent individuellement, avant l'explosion révolutionnaire, à être autonomes, à ne plus dépendre d'un chef et donc soient à même de dominer leur propre révolte. Il est bien évident que ceci ne peut être qu'un phénomène tendanciel. Cependant le seul moyen pour qu'il y ait une chance de réalisation c'est d'en finir avec le discours cannibale qui présente la révolution comme un règlement de comptes, comme une extermination physique d'une classe ou d'un groupe d'hommes. Si vraiment le communisme est une nécessité pour l'espèce, il n'a pas besoin de telles pratiques pour s'imposer.
En général la plupart des révolutionnaires doutent de la venue de la révolution ; pour s'en convaincre ils la justifient ; ce qui permet de conjurer l'attente mais masque aussi la plupart du temps la non-reconnaissance de la manifestation de celle-ci. Pour exorciser le doute ils se réfugient dans la violence verbale (encore un substitut) et dans le prosélytisme acharné, obstiné ; ce qui entretient le procès de justification : dès que quelques recrues ont été faites, on a la preuve que la situation est favorable donc on doit encore plus s'agiter et ainsi de suite… S'agiter, c'est révolutionner, c'est exporter la conscience. Ils n'arrivent pas à comprendre que le jour où il y révolution, c'est que justement il n'y a plus personne pour défendre l'ordre ancien. La révolution triomphe parce qu'elle n'a plus d'adversaires. Ensuite c'est différent et c'est là qu'à nouveau se pose le problème de la violence. La nécessité du communisme est une nécessité pour tous les hommes. Le moment où la révolution explosera sera celui où cette exigence leur apparaîtra plus ou moins confusément. Ce qui ne veut pas dire que, du jour au lendemain, ils se seront débarrassés du vieux fatras de la société antérieure. Nous voulons dire par là que ceux qui auront fait la révolution seront aussi bien des hommes de gauche que des hommes de droite et que de ce fait une fois les éléments superstructuraux du MPC détruits, le procès de production global enrayé, mais les présuppositions du capital encore intactes, les vieux comportements, les vieux schémas, etc., tendront à réapparaître tant il est vrai que chaque fois que l'humanité aborde un nouveau moment, une création, elle le fait en se drapant dans le passé, en le réactualisant. Certes, la révolution communiste ne se développera comme les révolutions antérieures mais si ce phénomène aura moins d'ampleur, il n'en constituera pas moins une composante du mouvement post-révolutionnaire. Celui-ci tendra à consolider, raffermir la communauté humaine (à lui donner d'autres dimensions) qui se sera déjà manifestée au cours de la révolution. C'est à ce moment-là que les vieux schémas institutionnels peuvent réapparaître (lors de difficultés) et que même des éléments voulant réaffirmer sous forme déguisée leurs privilèges, tenteront de faire prévaloir des solutions les favorisant. D'autres voudront relancer l'autogestion ; ils n'auront pas encore compris que le communisme n'est pas un mode de production, mais un nouveau mode d'être.
C'est à ce moment-là que la vieille méthode rackettiste qui procède par étiquetage devra être pour toujours éliminée. Il faudra comprendre que le nouveau peut se faire jour sous le voile du passé. Ne considérer que les apparences passéistes c'est se méprendre totalement. Il ne s'agit pas de concevoir le moment post-révolutionnaire comme l'apothéose de la réconciliation immédiate, et que tout le passé oppresseur s'abolira comme par miracle. Il y aura une lutte effective pour que le nouveau mode d'être des hommes se généralise. C'est la modalité de la lutte qui est en cause ici. Tout esprit sectaire, inquisiteur est agent létal de la révolution ; à plus forte raison il ne sera pas que question de recourir à la dictature classique, car on recomposerait un mode d'être des sociétés de classe. Il ne peut y avoir de dépassement de ce moment d'ajustement qu'au travers d'une manifestation libératrice des différents êtres humains. C'est la pression communiste, c'est-à-dire la pression de l'immense majorité des être humains créant la communauté humaine qui permettra, aidera à lever les obstacles ; grâce à une affirmation de la vie où « si tu supposes l'homme en tant qu'homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l'amour contre l'amour, la confiance contre la confiance » (Marx). Le cas de heurts violents ne pourra qu'être exceptionnel.
Penser qu'il faille une dictature c'est penser que la société humaine ne sera jamais mûre pour passer au communisme. Ce qui est long, douloureux, difficile, c'est d'arriver à ce point singulier où se dévoile la mystification, c'est-à-dire la compréhension de l'errance de l'humanité, le fait qu'elle s'est engagée dans une voie qui est celle de sa destruction et que ceci est dû en grande partie au fait qu'elle a confié sa destinée à ce monstrueux système automatisé, le capital, la prothèse comme le nomment G. Cesarano et G. Collu [16]. Alors, les hommes et les femmes se rendront compte qu'ils sont les éléments déterminants, qu'ils ne doivent pas abdiquer leur pouvoir à la machine, aliéner ainsi tout leur être, croyant, par là, atteindre le bonheur.
Á partir du moment où ce point est atteint, c'est fini. Il sera impossible de faire retour en arrière. Toute la représentation du capital s'effondrera comme château de cartes. L'homme n'ayant plus le capital dans la tête pourra se retrouver et retrouver ses semblables ; dès lors la création d'une communauté humaine ne peut plus être enrayée.
L'idéologie, la science, l'art, etc., au travers de toutes les institutions, les organisations, essayent de faire accepter de façon absolue que l'homme est inessentiel, qu'il ne peut rien faire (non pas tel homme particulier, de telle époque, mais l'homme en tant qu'invariant) que si nous sommes parvenus au stade actuel c'est parce qu'il ne pouvait pas en être autrement, à partir du moment où nous avons accepté d'utiliser et de développer la technique. Il y a une fatalité liée à la technique. Si l'homme n'accepte pas cette dernière, il ne peut pas progresser. Donc, on ne peut que remédier à certains maux, mais non échapper à l'engrenage qui est cette société elle-même. Ce qui est déterminant dans la prise au piège, l'immobilisation des hommes, c'est la représentation du capital, qui consiste en ceci : se représenter un procès social rationnel comme étant celui du capital, ce qui implique que le système ne peut plus être perçu comme oppressif ; d'où pour expliquer les aspects négatifs, il est fait appel à des phénomènes désignés comme extra-capitalistes [17].
L'essentiel est donc de briser un comportement lequel permet le parasitage du cerveau humain par la représentation du capital. Il faut détruire le comportement de domestique dont le maître est le capital. Cela est d'autant plus urgent que de nos jours la vieille dialectique du maître et de l'esclave tend à s'abolir par suite de l'inessentialité de l'esclave : l'homme.
La lutte contre la domestication doit être comprise à l'échelle mondiale. Là aussi des forces importantes se sont levées ; ainsi tous ceux qui mettent en cause le schéma unilinéaire de l'évolution humaine, qui contestent que le MPC ait pu être un progrès pour tous les pays, démythifient la rationalité à priori, universelle, du système capitaliste.
Les pays qui aux yeux des prophètes de la croissance, du décollage économique sont arriérés, ou en voie de développement, sont en réalité des pays où le MPC ne réussit pas s'implanter. En Asie, en Amérique du Sud comme en Afrique, des millions d'hommes ne parviennent pas à être pliés au despotisme du capital. Leur résistance est le plus souvent négative, en ce sens qu'ils sont incapables de poser une autre communauté. Elle est cependant essentielle pour maintenir, à l'échelle mondiale, un pôle de contestation humaine que la révolution communiste seule peut transformer en mouvement de constitution d'une nouvelle communauté ; de plus, lors de l'éclatement de la révolution, ce pôle aura une influence déterminante dans l'œuvre de destruction du capital.
Dans les pays arriérés la jeunesse s'est soulevée (à Ceylan, à Madagascar 1972, mais aussi de façon moins puissante au Sénégal, en Tunisie, au Zaïre, etc.), sous des mots d'ordre différents, pointent les mêmes exigences qu'en occident. Ainsi, depuis plus de 10 ans, l'insurrection de la jeunesse affirme son caractère fondamental : l'antidomestication. Sans vouloir faire le prophète il est important de tenter de lui discerner une perspective. En Mai 68, nous rappelâmes la prévision de A. Bordiga au sujet d'une reprise du mouvement révolutionnaire aux alentours de 1968 et la révolution pour la période 1975-1980. Nous maintenons cette dernière 'prophétie'. Les récents événements politico-sociaux, économiques confirment cette prévision et divers auteurs en arrivent à la même conclusion. Le MPC se trouve devant une crise qui le secoue de fond en comble. Ce n'est pas la crise style 1929 bien que certains éléments de cette dernière puissent s'y retrouver ; c'est une crise de transformation profonde : il faut que le capital se restructure pour pouvoir enrayer les conséquences destructrices de son procès de production global. Tout le débat sur la croissance l'a bien mis en évidence, mais les protagonistes croient pouvoir endiguer le mouvement du capital et affirment qu'il faut ralentir le temps, décélérer… C'est pourquoi le seul moyen pour le capital de ne plus être confronté à l'opposition des hommes est d'accéder à une domination absolue sur eux. C'est contre une telle domination qui se profile nettement à l'horizon de nos vies que se lève le vaste mouvement de la jeunesse que divers adultes commencent à comprendre, soutenir.
Presque partout on a assisté à cette montée révolutionnaire sauf dans un immense pays, l'URSS, qui pourrait jouer un rôle inhibiteur tel que la révolution serait enrayée pour longtemps, infirmant notre prévision, le transformant en un vœu pieux. Or, les événements de Tchécoslovaquie, de Pologne, le renforcement constant du despotisme en république soviétique indiquent, négativement, que la subversion n'est pas absente là-bas ; même si nous n'en avons que de faibles échos. Il fallut réprimer d'autant plus violemment qu'il fallait empêcher la généralisation d'un soulèvement. D'autre part le mouvement de déstalinisation joue – en tenant compte des différences historiques considérables – le même rôle que la révolte des nobles en 1825, relayée par celle de l'intelligentsia puis par le mouvement populiste au sens large. Nous pensons de ce fait qu'à l'heure actuelle existe une subversion qui va bien au-delà de l'opposition démocratique de l'académicien Zakharov. On doit tenir compte, en outre, de certaines constantes historiques. C'est en France et en Russie que nous avons eu généralisation de phénomènes révolutionnaires nés dans d'autres pays ; c'est là qu'ils acquirent leur plus grande radicalité. La révolution française généralisa la révolution bourgeoise à la zone européenne ; la révolution russe généralisa la révolution double au sein de laquelle triompha finalement la révolution capitaliste uniquement. La révolte étudiante n'est pas née en France, c'est pourtant là qu'elle fut capable d'ébranler la société capitaliste qui en subit encore les conséquences. En URSS on ne peut pas avoir un ébranlement révolutionnaire tant que les conséquences de la révolution de 1917 ne sont pas épuisées : la série des révolutions anticoloniales ; maintenant que la plus importante de celles-ci, la révolution chinoise, a accompli son cycle, on va voir s'ouvrir en URSS le nouveau cycle révolutionnaire.
Il y eut un décalage historique important entre révolution française et révolution russe, il en est de même en ce qui concerne le surgissement du nouveau cycle révolutionnaire. Á notre époque le despotisme du capital est plus puissant que ne le fut celui du tsar, et, de plus, la sainte alliance URSS-USA se révèle plus efficace que celle du siècle dernier entre l'Angleterre et la Russie. Le phénomène peut être retardé mais non aboli ; nous pouvons prévoir qu'en URSS la dimension 'communautaire' de la révolution sera plus nette qu'en occident, la faisant progresser à pas de géant.
Dans une période de contre-révolution totale, Bordiga ne put résister à l'effet dissolvant de celle-ci que parce qu'il avait une vision de la révolution à venir et surtout parce qu'il déplaçait le point de réflexion concernant la lutte : non plus uniquement se pencher sur le passé – simple poids mort en ces périodes là – ni sur le présent dominé par l'ordre établi, mais sur le futur. Il affirma : « Nous sommes les seuls à établir notre action sur le futur ».
Dès 1952, il avait écrit : « Nous sommes plus forts dans la science du futur que dans celle du passé présent » (Explorateurs de l'avenir, in Battaglia Comunista, n°6).
De s'être branché ainsi sur le futur lui permit de percevoir le mouvement révolutionnaire actuel (non dans ses caractéristiques propres). Depuis cette époque, l'industrie du futur est née et a pris une vaste ampleur. Le capital pénètre dans ce nouveau domaine et se met à l'exploiter, provoquant une nouvelle expropriation des hommes et renforçant leur domestication. Cette emprise sur le futur distingue le MPC des autres modes de production. Dès le début, pour le capital, le rapport au passé et au présent se révèle moins important que le rapport au futur. En effet le seul échange vivifiant pour lui, c'est celui avec la force de travail ; la plus-value créée, capital potentiel, ne peut devenir capital effectif qu'en s'échangeant contre le travail futur. C'est-à-dire qu'au moment présent où la plus-value est engendrée celle-ci n'a de réalité que si dans un futur qui peut n'être qu'hypothétique et qui n'est pas obligatoirement proche, il y a manifestation d'une force de travail. Si ce futur n'est pas le présent (désormais passé) s'abolit : dévalorisation par perte total de substance. Il est donc clair que d'entrée le capital doit dominer le futur pour qu'il y ait assurance d'accomplissement de son procès de production. Le système du crédit lui permet de réaliser cette conquête. Dès lors le capital s'est bien approprié le temps qu'il modèle a son image, le temps quantitatif [18]. Toutefois au travers de l'échange avec le travail futur c'était la plus-value présente qui était réalisée, valorisée, avec le développement de l'industrie du futur, il y a capitalisation de ce dernier. Celle-ci réclame une programmation du temps qui s'exprime de façon scientifique dans la futurologie. Désormais le capital produit le temps [19]. Où les hommes peuvent-ils dorénavant placer leurs utopies et leurs uchronies ?
Aux époques antérieures les sociétés en place dominaient le présent et, dans une moins grande mesure, le passé, le mouvement révolutionnaire avait pour lui le futur. Les révolutions bourgeoises et les révolutions prolétariennes devaient assurer le progrès qui n'est que par existence d'un futur valorisé par rapport à un présent et un passé à abolir. Dans les deux cas, d'une façon plus ou moins accentuée, le passé était empire des ténèbres, le futur celui des lumières. Le capital a conquis le futur. Il ne craint plus les utopies, il tend même à les produire. Le futur est rentable. Produire un futur c'est conditionner les hommes, dès maintenant, en fonction d'une certaine production, c'est la programmation absolue. L'homme carcasse du temps (Marx) est exclu du temps. La domination du passé, du présent et du futur avec exclusion de l'homme permet la représentation structurale où tout n'est que combinatoire de rapports sociaux, de forces productives ou de mythèmes, etc. La structure en se parachevant élimine l'histoire. Or, l'histoire c'est ce que les hommes ont fait.
On conçoit à partir de là que la révolution communiste doit non seulement poser un autre temps mais surtout l'unir à un nouvel espace. Tous deux seront créés simultanément par suite d'un nouveau rapport des êtres humains à la nature : la réconciliation. Nous l'avons dit, tout ce qui est parcellaire est pâture de la contre-révolution. Ce n'est pas la simple totalité que l'on doit revendiquer mais l'union de ce qui a été séparé, médiatisé par l'être futur, individualité et Gemeinwesen. Cet être futur existe déjà en tant qu'exigence totale et c'est celle-ci qui exprime le mieux le caractère révolutionnaire du mouvement du Mai 68 et du mouvement des lycéens du printemps 73.
La lutte révolutionnaire est lutte contre la domination qui se manifeste dans tous les lieux, les temps, comme dans les divers aspects de la vie. Depuis 5 ans, la contestation envahit tous les domaines de la vie du capital. Maintenant la révolution peut poser son vrai terrain de lutte dont le centre est partout, la surface nulle part [20] tant sa tâche est infinie : détruire la domestication posant la manifestation infinie de l'être humain à venir. Nul optimisme ne nous chuchote que dans 5 ans commencera la révolution effective : la destruction du MPC !
Jacques CAMATTE
Mai 1973
[1] Ce qu'on appelle crise monétaire ne concerne pas simplement l'établissement d'un nouveau prix de l'or, le rôle de ce dernier, l'instauration d'un nouvel équivalent général (un nouveau système étalon), la mise au point de parités « valables » entre les monnaies nationales, l'intégration des économies de l'Est dans le marché monétaire (capital en tant que totalité, Marx) mais il s'agit du rôle du capital sous sa forme argent ; plus précisément du dépassement de la forme argent elle-même, de même qu'il y eut un dépassement de la forme marchandise.
[2] La présupposition d'une telle revendication absurde est une illusion scientifique : la prétendue infériorité biologique de la femme. De là comme une injonction : la science a mis en évidence une tare, à elle de la lever. En fait s'il n'y a plus besoin d'hommes (parthénogenèse) puis s'il n'y a plus besoin de femmes (cultures d'embryon dans des flacons et même culture d'ovaires) on ne peut poser la question : y a-t-il encore besoin de l'espèce humaine, n'est-elle pas superflue ? Ces gens-là croient tout résoudre par la mutilation. Pourquoi ne pas proposer de supprimer la douleur en supprimant les organes des sens ? Rendre l'humanité superflue c'est ce à quoi tendent tous ceux qui veulent résoudre les questions sociales, humaines, par la science et la technologie.
Il est évident qu'on ne saurait réduire le mouvement féministe à l'aspect indiqué ci-dessus. On reviendra ultérieurement sur l'importance considérable qu'il a eu dans la lutte contre le capital. C'est dans la critique de la société capitaliste ainsi que du mouvement révolutionnaire traditionnel, qu'il a apporté des éléments remarquables.
[3] La lutte des hommes contre le capital n'a été vue qu'au travers d'un prisme étroitement classiste. Seuls ceux qui se réclamaient activement du prolétariat pouvaient être reconnus comme adversaires réels du capital, les autres n'étaient que des romantiques, des petits-bourgeois, etc. Même en raisonnant en termes classistes, c'est limiter une classe que de la borner dans des limites purement classistes surtout lorsqu'elle a pour mission de détruire les classes. C'est l'empêcher de poser son procès d'autodestruction que de lui interdire de prendre en considération le discours tragique de certains hommes qui se dressèrent contre le capital sans même percevoir ni individualiser leur ennemi (exemple : Bergson). A l'heure actuelle où cette problématique classiste a perdu toute base solide, il est bon de tenir compte du contenu de la pensée et des mouvements de droite. La droite étant ce mouvement d'opposition au capital voulant restaurer un moment bien déterminé du passé. Ainsi le courant de l'Action française puis de la Nouvelle Action française, revendique, afin d'éliminer les conflits de classe, l'hyperindividualisme capitaliste, la spéculation, etc., une communauté qui ne peut être garantie, selon eux, que par la monarchie (cf. en particulier Le capitalisme in Les dossiers de l'Action française).
Il semblerait que tout courant se heurtant au capital soit obligé de poser une donnée humaine, pas n'importe laquelle, une donnée profondément invariante où les hommes peuvent se retrouver. C'est la communauté que les nazis, eux aussi, voulurent, avec la Volksgemeinschaft, instaurer-restaurer (cf. également leur idéologie de l'Urmensch, homme originel). Beaucoup se sont mépris, à notre avis, sur ce phénomène et n'y ont vu qu'une affirmation totalitaire, démoniaque. Or, les nazis reprenaient là une vieille revendication théorisée d'ailleurs par les sociologues allemands comme Tönnies, M. Weber. L'école de Francfort et tout particulièrement Adorno, en revanche, a sombré dans le pire démocratisme par incapacité à comprendre le phénomène et ne pu se rendre compte que la grandeur de Marx fut de poser la nécessité de reformer la communauté et d'avoir reconnu que c'est un mouvement total de l'espèce qui tend à cette reformation.
Les problèmes sont là pour tous, dans leur prégnance et dans l'urgence de leur solution. De divers horizons politiques, les hommes tendent à les résoudre. Ce ne sont pas ces problèmes qui déterminent le caractère révolutionnaire ou contre-révolutionnaire mais leur solution, qu'elle soit effective ou non. Là encore se manifeste un avatar de la pensée rackettiste : il y aurait des chasses gardées théoriques pour les bandes de droite comme pour les bandes de gauche ; entrer dans l'une ou dans l'autre des zones réservées entraîne automatiquement l'attribution de l'étiquette. Donc réification, l'objet est déterminant, le sujet est passif.
[4] Cf. le tract diffusé en Mai 1968 et publié dans le n°3 d'Invariance, série 1 : Á propos de la Semaine rouge : L'être humain est la véritable communauté (Gemeinwesen) de l'homme ; et l'article Mai-Juin 1968 : Théorie et action, in Invariance, série 1, n°4, 1968
[5] Nous voulons parler de techniciens, de savants, d'hommes politiques ou économiques comme les membres du Club de Rome, S. Manholt, R. Dumont, H. Laborit, etc.
[6] L'homme n'est pas constamment immergé dans la nature, l'existence n'est pas toujours unie à l'essence, l'être à la conscience, etc. De la séparation, naît la représentation. Á partir du moment où le temps est pensé dans son irréversibilité, que donc le sujet passé est séparé du sujet présent, la mémoire est déterminante ; la représentation intervient. Traiter de cette dernière conduirait donc à réexaminer la philosophie et la science, ce qu'il faudra bien entreprendre un jour. Pour le moment nous voudrions indiquer au lecteur qui peut être amené à faire des rapprochements avec des affirmations similaires (en effet d'autres avant se sont préoccupés de l'importance de la représentation dans les conduites sociales : Cardan et l'imagination, les situationnistes et le spectacle ; sur le plan du savoir, Foucault a analysé l'importance de la représentation au XVI° siècle ; nous l'avons-nous même affrontée lors de l'étude de la mystification démocratique) que nous employons ce mot dans le sens où, à la suite de Marx (Vorstellung), nous l'avons utilisée pour indiquer, par exemple, que la valeur doit être représentée dans un prix. Dans Á propos du Capitalhttp://www.revueinvariance.net/capi...(Invariance, série II, n°1) nous avons très brièvement indiqué que le capital parvenait à âtre représentation qui s'autonomisait. Dès lors il ne peut exister vraiment que s'il est reconnu par tous. Voilà pourquoi les hommes doivent intérioriser la représentation du capital.
La question de la représentation est très importante. A partir du moment où il n'y a plus union immédiate homme-nature (si tant est qu'elle n'ait jamais existé) la représentation est nécessaire. Elle est appropriation du réel et moyen de communication entre les être humains. En ce sens, elle ne peut pas être abolie ; l'être humain ne pouvant pas exister en une unité indifférenciée avec la nature. C'est son autonomisation – autre mode d'affirmation de l'aliénation – qu'il faut enrayer.
[7] Ceci a été mis en évidence par N. Brown dans Eros et Thanatos. La peur de l'individualité est insuffisante pour expliquer le phénomène profond qui pousse les être humains à se couler dans un moule, à s'identifier à un être-type, à se noyer dans un groupe. L'homme a peur de lui-même, car il ne se connaît pas. Il lui faut donc un énorme effort pour pouvoir conjurer les 'excès' qui peuvent perturber l'ordre social et le sien propre. Il semblerait que les organisations sociales soient trop fragiles pour pouvoir accepter le libre développement des potentialités humaines. Avec le MPC tout est possible en tant qu'élément de capitalisation mais ce n'est chaque fois qu'un possible permis ; cela veut dire que l'individu a une modalité d'être normale ou anormale ; la totalité n'est que dans le discours du capital, inaccessible et pervertie.
Cette peur transparaît nettement dans la plupart des utopies où triomphe le despotisme de la rationalité égalitaire.
[8] Cf. l'article de P. Drouin, in Le Monde du 27.03.73, et aussi le livre de R. Tourneux, Le mois de mai du général, qui essaie de glorifier l'action de De Gaulle, mais qui n'aboutit qu'à mettre en évidence à quel point le grand homme fut dépassé par les événements et ne comprit pas ce qui se passait.
[9] Cf. l'article de P. Viansson-Ponté, in Le monde du 31.12.72. En 1964, P. Cardan avait compris l'importance exceptionnelle de l'insurrection de la jeunesse mais il la perçut comme extérieure, comme quelque chose qu'il fallait savoir utiliser, ce qui était le tribut idéologique payé à la vieille conception de la conscience venant de l'extérieur.
« Le mouvement révolutionnaire pourra donner un sens positif à l'immense révolte de la jeunesse contemporaine et en faire le ferment de la transformation sociale s'il sait trouver le langage vrai et neuf qu'elle cherche, et lui montrer une activité de lutte contre le monde qu'elle refuse » (Socialisme ou Barbarie, n°35, p. 35)
[10] Cf. L'armée nouvelle. La lecture de ce livre montre à quel point le « fascisme » n'avait pas besoin d'inventer une théorie car elle avait été produite par la social-démocratie internationale. Jaurès voulait réconcilier l'armée et la nation (que voulut et réalisa Hitler ?). Ceci fut accompli et, en 1914, les braves français partirent gaiement pour le carnage. Quelle différence entre le culte jauressien de la patrie : « Elle tient par ses racines au fond même de la vie humaine et, si l'on peut dire, à la physiologie de l'homme » (éd. 10/18, p. 268), et l'exaltation de l'heimat, du sol, chez les nazis ?
Vers la même époque, outre-Rhin, Bebel tint à peu près le même discours.
[11] Cité par Chomsky, in L'Amérique et les nouveaux mandarins, éd. du Seuil, p. 196
[12] Le MPA connut lui aussi plusieurs mouvements insurrectionnels de grande amplitude qui le régénérèrent. Certaines révoltes furent même, d'après divers historiens, suscitées par l'Etat lui-même ; la grande révolution culturelle maoïste ne serait qu'une réédition de celles-ci. Ces faits confirment notre thèse maintes fois avancée sur la convergence entre MPC et MPA.
[13] Celle-ci d'ailleurs n'est qu'une violence larvée, hypocrite ; une manifestation de l'incapacité à être.
[14] Il est clair que la vieille opposition ville/campagne n'existe plus. Le capital urbanise la planète, c'est la minéralisation de la nature. Nous assistons à de nouveaux conflits entre les centres urbains et les zones campagnardes où persistent encore quelques paysans. Les centres urbains réclament de plus en plus d'eau ce qui conduit à la construction de nombreux barrages à des distances atteignant cent et parfois même 200 kilomètres. Cela provoque la destruction de bonnes terres de culture, de chasse ou de pêche mais contribue aussi à priver d'eau les paysans car toutes les sources sont captées pour alimenter un barrage ou un canal. Ce conflit peut affecter une même personne, telle celle qui réside en vielle et possède une résidence secondaire « à la campagne ». On voit par là qu'on est bien au-delà de la question paysanne traditionnelle ; il s'agit du rapport global des hommes à la nature et de la remise en cause de leur mode d'être actuel.
[15] Comme l'on fait des psychiatres étasuniens qui se sont fait volontairement internés dans des cliniques psychiatriques montrant par là qu'il n'y avait aucun savoir apte à définir la folie. Ajoutons que la folie actuelle est une production nécessaire au capital.
[16] Cf. Apocalypse et révolution, éd. Dedalo, 1973. Ce livre se présente comme « un manifeste de la révolution biologique ».Il est d'une grande richesse de contenu qu'on ne peut résumer ici. Les auteurs traitent eux aussi de la question de la représentation et de la symbolique dans les rapports sociaux (cf. note 6). Voici deux passages qui éclairent quelque peu leur position :
« Les commentateurs progressistes du rapport du MIT et des propositions de Mansholt ont tort quand ils affirment que le capital ne peut subsister sans accroître continuellement la production de marchandises, substrat de sa valorisation, s'ils entendent par marchandises uniquement les « choses ». Peu importe la nature de la marchandise, si elle est « chose » plutôt que « personne ». Pour que le capital puisse continuer à s'accroître en tant que tel, il suffit qu'au sein de la circulation subsiste un moment où une marchandise quelconque assume la tâche de s'échanger contre A pour s'échanger ensuite avec A'.Ceci est, en théorie, parfaitement possible, pourvu que le capital constant, au lieu d'être investi en majorité dans les implantations aptes à produire exclusivement des objets, le soit dans les implantations aptes à produire des « personnes sociales » (services sociaux et « services personnels ») » (p. 82)
« La cohérence suprême du fictif c'est celle de se montrer, enfin, en tant que représentation parfaite et donc en tant qu'organisation d'apparences parfaitement irréelles ; celle de s'achever dans sa séparation définitive du concret, dans sa propre disparition sensible (le fictif est l'essence de toute religion). Mais c'est seulement en se manifestant comme subjectivité consubstantielle au mouvement organique naturant, à sa capacité globale en procès que l'espèce pourra s'émanciper définitivement de la prothèse, se libérer du fictif et des religions. La révolution biologique consiste dans l'inversion définitive du rapport qui a vu tout au long de la préhistoire [Toute la période précédant la révolution communiste], la corporéité de l'espèce assujettie à la domination de la machine sociale ; dans l'affranchissement de la subjectivité organique ; dans la « domestication » irréversible de la machine, en tous ses modes possibles d'apparition. » (p. 135)
[17] Voici un exemple remarquable : « En conclusion, constatons que le financement de la croissance n'est presque pas assuré par les mécanismes propres au système capitaliste. Ils impliqueraient, en effet, que des particuliers acceptent de s'endetter pour emprunter des liquidités qu'ils engageraient en placements non liquides auprès de telle ou telle entreprise dont ils parieraient la croissance. L'argent frais pénètrerait ainsi dans l'économie par la Bourse. Et les entreprises ainsi financées par la Bourse, n'auraient pas besoin de s'autofinancer. En l'absence d'inflation, le montant de l'endettement des particuliers serait égal au montant des liquidités nécessaires à la croissance et pas plus.
En fait pour financer la croissance, le système capitaliste implique l'existence de parieurs prêts à perdre en nominal le montant de leur mise, s'ils se sont trompés sur la croissance escomptée de telle ou telle entreprise. Le montant de ces paris étant insuffisant, les entreprises doivent s'endetter directement auprès des institutions financières. Ce mécanisme existe en système non capitaliste…
En définitive, avec l'existence du taux d'intérêt, prix de l'argent non prêté (en cas de placement en liquidités) ou prêté pratiquement sans risque de perte en nominal (obligations), le système capitaliste ne finance que très partiellement la croissance, et engendre une inflation cumulative » (J. Fau, « Analyse de l'inflation », in Le Monde, 05.12.1972).
[18] Ce qui caractérise le capital ce n'est pas tellement l'affirmation quantitative et la négation du qualitatif, mais c'est une contradiction fondamentale entre les deux, dans laquelle le pôle quantitatif tend à fonder toute qualité.
Il ne s'agit pas de vouloir la qualité en niant la quantité, comme on ne revendique pas la valeur d'usage en niant la valeur d'échange. Il faut une mutation totale qui permette d'abolir toute logique de la domination. Car qualité et quantité sont intimement liées à la mesure et le tout à la valeur. La mesure est opérante au niveau de la valeur d'usage comme à celui de la valeur d'échange. Dans le premier cas elle est en liaison directe avec une domination des hommes : les valeurs d'usage mesurent la position sociale, le poids d'oppression d'un individu particulier. Il y a un despotisme de la valeur d'usage comme il y en a un de la valeur d'échange et maintenant du capital. Dans ses notes au livre de James Mill, Marx dénonce l'utilitarisme, philosophie qui réduit l'homme à son usage mais où l'échange tend à s'autonomiser.
[19] Sternberg a remarquablement exprimé cela dans Futur sans avenir.
[20] elle est la définition de l'infini donnée par Blanqui (qui modifie quelque peu la fameuse phrase de Pascal). Cf. L'éternité par les astres, éd. La tête de Feuille, p. 119.
21.04.2025 à 15:17
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L'empire philanthropique du milliardaire Pierre-Édouard Stérin
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Terreur, 2Le Fond du Bien Commun, la Nuit du Bien Commun, la Maison du Bien Commun, le Podcast du Bien Commun, lebiencommun.info, le voyage du Bien Commun, les apéros du Bien Commun... Quelle grande galaxie que l'empire philanthropique du milliardaire Pierre-Édouard Stérin !
La SCAS (Section Carrément Anti-Stérin), nous a transmis ce second volet d'une enquête sur les activités bienfaitrices du magnat de l'extrême droite. Le patron des Smartbox et exilé fiscal en Belgique est généreux : près de 1 milliard pour le « bien commun », mais le bien commun de qui ?
On peut s'interroger sur les intentions de cette galaxie, alors que leur patron est tout engagé dans la fascisation des libéraux, la libertarianisation des fascistes et la bataille culturelle qui doit mener l'union des extrêmes droites au pouvoir, comme aux État-Unis [1]. Pour cela, il porte le projet Périclès (Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens et Souverainistes) pour faire gagner les extrêmes droites dans les urnes et dans les têtes, et que les structures de la galaxie Bien Commun sont accusées de servir.
Pourtant, toutes ces structures se défendent de leur implication dans le projet politique du « Saint Patron des réac's ». Même si la démonstration n'est plus à faire, faisons-la quand même, et intéressons nous tout particulièrement aux fréquentations douteuses de la Maison du Bien Commun.
La Maison du Bien commun, c'est 450 m2 « de lieu de vie, de travail, et de réseau », dans le 7e arrondissement de Paris, au 13 rue Duroc. Le lieu doit permettre aux « entrepreneurs, dirigeants, salariés d'entreprises, responsables associatifs et indépendants de se rassembler, s'inspirer, se former, s'entraider et agir ensemble au service d'un monde plus juste, plus durable et plus humain » [2], le tout dans une ambiance « comme à la maison » ! Et elle prévoit de s'installer aussi à Nantes, à Bordeaux et à Lyon cette année.
Le projet est dirigée par Sixtine Pégat. C'est un carrefour de la galaxie « bienfaisante » de Stérin, puisqu'elle a été créé par 4 structures de la galaxie : Obole, qui a « conceptualisé et apporté son expertise pour lancer le projet » [3], la Nuit du Bien Commun « qui apporte son réseau d'associations et de philanthropes », les entrepreneurs et dirigeants chrétiens, « qui contribuent au rayonnement de la maison », et le Fond du Bien Commun, « qui soutien financièrement le projet ».
L'espace sert aussi de coworking pour 40 « entrepreneurs sociaux », qu'ils et elles appellent les « colocs » : parmi eux, un certains nombres nous sont familiers... Comme Espérance Banlieue, Excellence Ruralité [4],ou encore Marthe et Marie, les uns accusés de violences et de racisme dans leurs écoles hors contrat, les autres de dissuader le recours à l'avortement.
D'autres « colocs » sont moins connus – mais pas moins intéressant - comme « La France en partage », une association « de transmission et de défense de l'héritage culturel français », qui lutte contre le « wokisme », le « racisme anti-blanc » à l'école, pour la France chrétienne et le droit de dire « Joyeux Noël » à la RATP. Ça ressemble bien aux idées de Stérin ... Leur présidente, Carine Chaix, est d'ailleurs l'une des avocates moteur du collectif Justitia, l'outil de « guerilla juridique » du projet Périclès de Stérin.
Le lieu accueille aussi de nombreux évènements : des ateliers pour « répondre aux besoins opérationnels des assos », mais aussi des rencontres et conférences, les « rendez-vous de la Maison du Bien Commun », dont les invité.e.s et thèmes abordés laissent apparaître plus clairement les intentions politiques du lieu :
Parmi les structures accueillies par les généreux entrepreneurs sociaux de la Maison du Bien Commun, on en retrouve aussi certaines qui assument pleinement leur xénophobie et leur racisme. C'est le cas du « nid », l'incubateur [5] de l'institut Iliade, un cercle de réflexion français d'extrême droite identitaire, fondé en 2014, et qui se donne pour mission de défendre la « race blanche ».
L'institut s'est créé suite au suicide de Dominique Venner devant Notre Dame de Paris pour « alerter sur le péril du grand remplacement », une théorie complotiste, raciste et antisémite, qui s'inquiète du « grand remplacement de la population de la France et de l'Europe » par « l'immigration afro-maghrébine », le tout orchestré par les juifs et juives. Rien que ça. L'institut Iliade se donne pour mission de former idéologiquement les nouvelles générations d'activistes, et, selon les mots de la conseillère régionale Isabelle Surply, fournir aux militants des « cartouches pour le combat culturel ». L'institut Iliade est plus généralement « un mouvement qui forme de jeunes suprémacistes blancs, des héritiers de Génération identitaire [notamment l'Alvarium à Angers, dissout en 2021] aux intégristes d'Academia Christiana » [6]
Pas étonnant donc, que l'incubateur de l'institut Iliade, « le nid », qui organise de « grandes soirées des entreprises enracinées » à la Maison du Bien Commun soit dirigé par Lucas Chancerelle, ancien de VIA [7], du RN, ainsi qu'ancien responsable de Génération Z Bretagne et actuellement trésorier de Canto et chroniqueur à TVLibertés.
On est bien loin du « Bien Commun » pour « un monde plus juste, plus durable et plus humain »...
Le rôle que jouent les satellites du « Bien Commun » dans le projet politique de Stérin ne sont par ailleurs plus à prouver :
Le calendrier du caricatural business plan politique Périclès, dévoilé dans l'Humanité en juillet parle d'une période « d'incubation de Périclès dans le Fond du Bien Commun », mais veulent « se protéger sur plan légal et réputationnel ». Porosité qui demeure puisque c'est d'après le plan « en lien avec le Fond du Bien Commun » et « en s'appuyant sur ses réseaux » que « la réserve » de 1000 technocrates « alignés » et « convaincus » aptes à exercer le pouvoir après la victoire des droites extrêmes se construit [8]. Comment ne pas reconnaître ici la stratégie de la Nuit du Bien Commun, qui revendique « réduire le dernier kilomètre » [9] en tissant des réseaux locaux de petites et grandes bourgeoisies locales, et ainsi faire émerger des profils et soutiens pour les municipales à venir.
D'après Le Monde, Périclès est d'ailleurs une mission parmi d'autres confiées au Fond du Bien Commun, qui se charge du recrutement notamment. Alors qui le fond a-t-il recruté pour diriger et porter le projet de faire gagner l'extrême droite ? D'après les profils Linkedin, à la direction de Périclès, on retrouve le directeur du fond, qui s'est auto-recruté : Alban du Rostu ; La responsable des « affaires institutionnelles » du fond est devenue responsable aux relations publiques chez Périclès (Marguerite Frison-Roche) ; Thibault Combournac est responsable stratégie pour le fond et devient alors... Responsable stratégie pour Périclès ; ou encore Philippe de Gestas, qui, s'il n'affiche pas d'expérience professionnelle au fond du bien commun, n'hésite pas à afficher son activité pour Périclès au coté du devenu dogwhistle « #BienCommun ».
Pour ajouter à la longues liste des preuves - non exhaustives - que la galaxie du « bien commun » (le fond, les nuits, la maison et tout le reste), ajoutons la bourde d'Arnaud Montebourg, le « pote de gauche » que Stérin respecte tellement et avec qui il fait du business sur le nucléaire (via la société Alfeor), qui ne semble lui, pas avoir de doute sur le rôle de la galaxie Bien Commun dans le projet politique de Stérin. Il confie à l'Humanité : « je me tiens à bonne et parfaite distance des activités du Fond du Bien Commun qui finance les activités sociétales conformes aux convictions personnelles et intimes de Pierre Édouard Stérin ».
On pourrait également parler des missions transversales d'évangélisation qu'exercent toutes les structures de la galaxie Bien Commun, et ses pratiques pour pousser une frange intégriste dans la bataille politique qui se joue dans l'Église, dont l'appropriation du « bien commun » est l'un des symptômes.
Les preuves sont tellement nombreuses et l'évidence tellement grande que leur stratégie de déni semble complètement hors sol : Stérin veut construire un État dans l'État, et au nom du « Bien Commun », il asphyxie d'une main le monde associatif (en faisant du lobbying pour le désengagement de l'État), et joue de l'autre de sa galaxie « Bien Commun », arrosée de son argent, pour prendre la main sur les associations en difficultés. Cette stratégie lui permet de prendre petit à petit le contrôle de pans entiers de la société pour diffuser ces idées réactionnaires à tous les niveaux. Comment ne pas y voir un projet politique ?
Nous le voyons et ne laisserons pas faire. C'est pour cette raison que nous appelons à se mobiliser partout où des « Nuits du Bien Commun » ont lieu, dans une quinzaine de villes en France, en Belgique et en Suisse. Ils rêvent de politique libertarienne à la Musk, nous ne les laisserons pas prendre le contrôle sur nos vies, mobilisons nous contre Stérin, sa galaxie, son projet, et organisons-nous pour que les Nuits du Bien Commun n'ai pas lieu !
La SCAS - Section Carrément Anti-Stérin
Dates des Nuits du Bien Commun :
Tours : Mar. 6 mai 2025, à l'Opéra de Tours
Lyon : 19 mai 2025, Centre des Congrès de Lyon
Bruxelles : 4 juin 2025, au Théâtre des Galeries
Nantes : Jeu. 5 juin 2025, lieu non précisé
Rouen : Mer. 11 juin 2025 au Kindarena
Toulouse : 18 juin 2025, au Centre des Congrès Pierre Baudis
Annecy : 24 juin 2025, à l'Impérial Palace
Marseille : Septembre 2025 (date et lieu à venir)
Angers : 1er octobre 2025, au Centre des Congrès
Genève : Mer. 8 octobre 2025, au Bâtiment des Forces Motrices
Rennes : Novembre 2025 (date et lieu à venir)Dijon : Mar. 2 décembre 2025, au Palais des Congrès
Bordeaux : Prochaine date à venir
Lille : Prochaine date à venir
Paris : Prochaine date à venir
Vendée / Puy du Fou : Prochaine date à venir
[1] Comment ne pas faire le parallèle avec le « project 2025 », qui a porté Trump au pouvoir...
[2] Propos extraits d'une vidéo de présentation de la MdBC sur leur chaine Youtube.
[3] Dont le siège social, 5 rue des Cadeniers, à Nantes, a accueilli les premières démarches de la Maison du Bien Commun.
[4] On pourrait ajouter à ce niveau l'implication de la fondation pour l'École, à l'initiative de ces structure, et dont le fondateur, Lionel Devic, avocat au cabinet DelSol, est aussi secrétaire du fond de dotation de la Nuit du Bien Commun.
[5] C'est à dire une structure qui accompagne des entreprises - enracinées comme ils disent – ou associations pour leur création ou développement.
[6] Libération, 15/09/24 : « Iliade, un « institut » de formation au service des thèses racistes désormais représenté à l'Assemblée »
[7] Le parti fondé par Christine Boutin en 2001.
[8] « Les documents qui prouvent qu'Alban du Rostu est bien l'un des artisans du projet Périclès de Pierre-Édouard Stérin », L'Humanité, 1/12/24
[9] Propos extrait du podcast « génération bien commun » par Thomas Tixier
21.04.2025 à 14:13
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Lecture partisane des événements du printemps jusqu'à l'automne 2024 à Tiohtià:ke- Montréal
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2Ce texte cherche à faire le point sur la séquence politique qui va du campement McGill du 27 avril 2024 jusqu'à la grève étudiante des 21 et 22 novembre dernier contre le sommet de l'OTAN. Nous souhaitons faire apparaître ici un certain nombre de remarques et de leçons que les événements des derniers mois peuvent nous révéler.
Le souci des conditions de possibilité d'une situation conflictuelle et de son passage à une situation insurrectionnelle est au coeur des questionnements de ce texte. Tout au long de la dernière année, on a cherché à comprendre ce qui s'était joué dans le mouvement de solidarité avec la Palestine à Montréal s'étendant du printemps à l'été et jusqu'au mois de novembre 2024. Il s'agit pour nous voir les ouvertures et les limites d'un tel débordement.
Ce texte s'adresse à celles et ceux qui se sentent interpellés par les expérimentations politiques qui prirent place. Ce texte s'adresse à ceux et celles qui souhaitent prendre la situation politique conflictuelle - insurrectionnelle et révolutionnaire - à bras le corps. Que les choses aient été difficiles, décevantes, fâchantes et blessantes n'est pour nous qu'une évidence de tout moment politique insolite. Ces difficultés ne sont pas une fin, mais un point de départ.
La dernière année en a été une surprenante. Beaucoup de personnes ont vécu les moments politiques et existentiels les plus prenants et chavirants de leur vie.
C'est aussi à ces personnes que s'adresse ce texte.
« Pour la première fois, les ouvriers se sont sentis chez eux dans ces usines où jusque-là tout leur rappelait tout le temps qu'ils étaient chez autrui. Oui, à chaque instant de la journée de travail quelque petit détail douloureux vient rappeler à l'ouvrier sur sa machine qu'il n'est pas chez lui. Ces hommes, ces femmes, qui tous les jours de leur vie ont appartenu à l'usine, pendant quelques jours l'usine leur a appartenu. Et c'est là la tragédie d'une telle existence : pour qu'ils se sentent chez eux à l'usine, il faut que l'usine s'arrête. Maintenant que de nouveau les machines tournent, ils se retrouvent sous la même contrainte. Mais du moins, cette tragédie, ils peuvent en prendre conscience. Ils ont senti une fois ce qu'une usine devrait être. Pour la première fois de leur vie, la vue de l'usine, des ateliers, des machines a été une joie. »
- Grèves et joie pure, Simone Weil
Les mots de Weil nous semblent loin. Entre les quatre murs de l'Université, les machines sont imperceptibles. Pourtant, l'usine éclaire l'amphithéâtre. L'évidence d'être autrui - partout. La catastrophe intime de ça.
Que tout nous apparaisse impossible, inadéquat, futile, épuisant, titanesque, c'est bien ça qui montre l'évidente gravité du travail à faire. Dans le creux de la vague politique, le spectre de la défaite nous hante encore.
Nous sommes quelques un-es qui partageons l'affect sensible du désastre, quelques un-es à vouloir s'organiser. Le monde d'il y a quelques années déjà semble bien loin. Tout s'accélère et l'empire vient et se ressert sur la carcasse de l'histoire. Nous sommes une poignée et nous ne nous satisfaisons pas des petites victoires que certains proclament. Certains semblent fatigués de la dernière séquence politique et prennent ces victoires comme un baume. Alors si lesdites victoires se vivent - réifiées peut-être, mais qu'elles se vivent tout de même - alors soit ; prenons-les au sérieux, chérissons-les. Attardons-nous aux angles qu'elles suggèrent.
Depuis la fin de la séquence 2005-2008-2012-2015 au Québec, on voit la mort à grande fête puis à petit feu de quelque chose comme une force étudiante. Puis, en soubresaut - la grève des stages, Non à la COP15, le sommet de l'OTAN - quelque chose comme une combativité qui resurgit par brefs instants. Mais l'aura n'est plus vraiment. C'est-à-dire que chaque tentative apparait comme moment politique éphémère. C'est que son caractère éphémère est sa maladie et non sa direction, c'est sa limite interne. La ponctualité des dernières grèves n'est pas une décision, mais une fatalité. Et on dirait qu'il y a quelque chose d'inauthentique dans ces moments, véritablement, au sens où le geste de faire-grève n'apparaît pas comme moment de rage et de déroute. Le temps de la grève devrait être celui où le temps vide et homogène du quotidien se suspend, se fissure puis se rompt et ouvre sur de nouvelles rencontres, de nouveaux usages, des imprévus. Mais les dernières grèves ponctuelles apparaissent plutôt comme la préparation d'un exercice fade et bien connu. Certain-es ont évalué la grève étudiante contre l'OTAN comme un succès, et ce, dû au degré de combativité de sa manifestation nocturne du 22 novembre 2024. Il s'agit selon nous d'une erreur de lecture. La grève aura servi de prétexte, certes, mais son sous-texte est ailleurs.
Ce soir-là, on se rappelle, quelques centaines d'étudiant-es et de militant-es propalestiniens ont défilé brièvement dans le centre-ville jusqu'au palais des congrès. Lors d'une escarmouche,des groupes autonomes ont repoussé une ligne de flics jusque dans une ruelle, les ont aspergés de peinture et ont balancé des feux d'artifice. Quelques moments plus tard, des poubelles et des voitures brûlaient, les vitres du palais explosaient soudainement sous les pavés et les marteaux. La foule fut rapidement dispersée. Le reste du traitement policier et médiatique de l'événement a pris des dimensions énormes, la farce était consacrée. Il aura fallu le chef de la police du SPVM pour rappeler aux politiciens qu'il ne s'agissait pas d'actes antisémites, mais bien de gestes politiques par des groupuscules connus des services. Aucune arrestation à ce jour ; pas si connus que ça finalement. Cela dit, cette manif n'est pas à l'image de ce qui aura été une grève de deux jours somme toute décevante. Se réjouir du bref surgissement émeutier, certes et avec grande joie, mais aussi soumettre à la critique l'exercice réel de cette grève.
Ce qui aura été frappant de cette grève, c'est le peu de personnes qu'elle aura mobilisé au sein de l'UQÀM, où une zone de grève avait été improvisée dans l'agora. Quelques activités, des tracts, des bannières, des lectures, du café. C'était pas mal ça. Une petite manif interne d'une demi-heure. À Concordia, on a vu une manif plus pimentée ; la foule a envahi les couloirs - sous l'initiative d'une constellation de groupes autonomes - et a défilé sur plusieurs étages, laissant derrière elle une trainée de tags et des caméras brisées devant les yeux ahuris des gardiens de sécurité. À l'entrée du bureau de l'administration, moment d'hésitation et de confusion. À ce moment-là, il y avait quelque chose comme l'harmonie entre la rage et la joie. Des initiatives semblaient prêtes à surgir, hors de toutes attentes, assez imprévisibles. Nous disons que c'est ce que doit produire la grève. Le jeu entre ce qui est attendu et ce qui ne l'est pas, un rebrassage des cartes en bonne et due forme. Mais tout ça fut rapidement avorté. Trente minutes plus tard, tout était terminé.
Le deuxième jour de la grève, on a vu un peu plus de monde à la zone de grève, principalement parce que les étudiant-es des Cégeps en grève ont convergé vers l'agora de l'UQAM. À quelques instants du début de la manif' de soir : ateliers sécurité en manif', distribution de matériel défensif et autres trucs, formation d'équipes - l'agora était pleine et elle n'avait pas été aussi belle depuis longtemps. Sûrement certain-es ont trouvé du réconfort ou une réelle satisfaction dans l'exercice de débrayage des 21 et 22 novembre derniers. On avoue que nous aussi, un peu quand même. Pourtant, ce qui s'est passé nous semble surtout éclairer ce qui aurait pu arriver.
F# A# ∞ de Godspeed You Black Emperor !« […] Tandis que la première forme d'arrêt du travail (la grève politique revendicatrice) est une violence, car elle ne provoque qu'une modification extérieure des conditions de travail, la seconde en tant que moyen pur est sans violence. Car elle ne se déclenche pas avec l'arrière-pensée de reprendre l'activité après des concessions superficielles et une modification quelconque des conditions de travail, mais avec la résolution de ne reprendre qu'un travail entièrement changé, non imposé par l'État ; bouleversement que cette sorte de grève provoque moins qu'elle ne le réalise. »
- Critique de la violence, Walter Benjamin
Dans Critique de la violence, Benjamin s'intéresse à deux formes-grèves distinctes. D'un côté, la grève politique apparaît comme un exercice de revendication où les prolétaires posent le débrayage comme geste de médiation en vue de l'atteinte d'un objectif salarial ou autre. De l'autre côté, il y a ce que Benjamin appelle « grève générale prolétarienne ». Nous l'entendrons comme grève humaine, grève sociale. La grève sociale, c'est la grève qui suspend la temporalité réelle des activités productives du travail et des activités quotidiennes normales sous le mode de production capitaliste. Le temps du travail est délivré de sa charge dépossédante et aliénante ; la temporalité changée, l'espace devient habitable et les relations aussi. La grève sociale réalise plus qu'elle ne provoque, voilà ce que disait Benjamin. Mais les grèves ponctuelles étudiantes ne réussissent pas - ou plus - à suspendre le cours normal des choses du quotidien. Rien de gênant ou de dérangeant à la vue de quelques divans, de quelques slogans et de bannières.
Revoir alors la liste courte des objectifs possibles d'une grève : faire pression et se lier/changer la vie réelle/le rapport à l'infrastructure/réappropriation des usages des espaces, libérer du temps, etc. Dans l'optique où l'on admet que la grève des 21-22 novembre n'a pas réussi à faire pression (puisqu'évidemment il s'agissait d'un contre-sommet, personne n'a réussi à destituer ou à désarmer l'OTAN), on se serait attendu à ce que la zone de grève soit bien plus populeuse, que les gens profitent de la ponctualité comme d'une force (il est bien plus facile d'exploser le quotidien une seule journée que 6 mois durant) et de ce qu'elle pourrait ouvrir (beaucoup plus de légèreté qu'une interminable Grève Générale Illimitée) pour s'approprier massivement les couloirs et les salles de l'université. On aurait voulu qu'il y ait des mots d'ordre associatifs et autonomes, que les gens prennent des initiatives, aient un peu de créativité, repeignent des sections complètes, qu'il y ait des cantines, des partys, qu'il y ai des espaces pour se rejoindre réellement. Visiblement, la force organisatrice nous manque pour réussir quelque chose comme ça.
Pourtant, une réappropriation d'espaces et de temps, c'est bien ce que les campements propalestiniens ont exercé, à leur manière, quelques mois plutôt. Les campements constituaient un melting pot entre les étudiant-es tendance radlib', des personnes de la communauté musulmane de tous horizons, des insurectionnalistes, la gauche radicale étudiante, des visages connus du communautaire et une poignée d'autonomes. Mais le débordement par le nombre aura été la plus grande absente. Les manifestations organisées sur des bases autonomes n'auront que rarement atteint le millier de personnes. Ceci dit, les campements propalestiniens devraient tout de même nous éclairer sur une série de choses. Notre lecture ici, c'est que c'est bien les campements pro-palestiniens du printemps et de l'été 2024 - et non la mobilisation pour la grève du 21-22 novembre - qui ont permis de voir surgir une scène comme la manif à saveur offensive du 22 novembre au soir. Notre constat, c'est qu'aucun groupe, composition de groupes ou organisation n'était à même de faire résonner les événements du 22 novembre au soir au-delà du fantasme et du bavardage.
Ici il nous faut faire un rappel qui nous apparaît nécessaire : ce que nous voulons, c'est bel et bien la chute effective de l'État en tant qu'il est l'outil de reproduction national du mode de production capitaliste. Nous voulons abattre le quotidien du mode de production dans ce qu'il a d'aliénant et de réellement dépossédant. Construire des communautés autonomes et désarmer les institutions, les bras armés, les industries destructrices, ses chemins logistiques,etc. Participer à l'élaboration de nouveaux communs, de zones libérées de l'impératif marchand. Ce que nous voulons en ce sens, c'est bien gagner. Mais gagner n'a jamais été notre fort. Nous sommes héritier-es d'une histoire de défaites, de désastres, de déceptions. Certain-es semblent même avoir oublié que c'est bel et bien ce qu'on veut, que c'est bel et bien une guerre qui est en cours et que cette guerre, chaque jour, se perd. Pour gagner dans l'asymétrie évidente il nous faudra comprendre. Comprendre et toucher nos contemporains. Rester dans notre coin et nous satisfaire d'une radicalité morale ne nous intéresse pas. Résonner, contaminer ; par grands cris quand il faut pour se faire entendre et par complots à voix basse pour s'installer et temporiser. Mais se répandre, oui, aussi loin que possible. Dans l'éventail des réalités politiques et organisationnelles que pose une telle problématique surgit la question dite de la composition.
Parenthèse sur la composition
Le terme de composition a été bien en vogue depuis Les Soulèvements de la Terre et la très impressionnante et macabre émeute de Sainte-Soline. Dans les derniers mois au Québec, on l'a vu utilisé pour proposer une manière stratégique de se saisir du politique, de ses binarités et de ses tendances, et éventuellement de chercher à les dépasser. Nous proposons plutôt ici la lecture du concept de composition non comme la proposition stratégique d'un problème, mais comme forme de surgissement réel, comme réalité actuelle de tout mouvement social/politique contemporain. Comprendre le politique comme situation réelle et non comme situation idéale, chercher à prendre la réalité politique à bras le corps c'est, dans le constat de la composition, organiser les contrepoints des forces en présence. La séquence des campements propalestiniens du printemps et de l'été 2024 a quelque peu réussi à poser cette grammaire du politique d'une autre manière que celle dont on avait l'habitude au sens où elle a forcé un certain nombre de groupes et de tendances à travailler ensemble.
Parenthèse sur la barricade :
Les campements ont mis au goût du jour ce qu'on évoquera ici comme la théorie de la barricade. Nous disons que ce que la barricade fait réellement ne se résume pas à la prise d'un territoire ni à sa défense. Évidemment, la barricade est libération d'un lieu, redéfinition de ses usages, démantèlement effectif du paysage. Mais la barricade fait aussi surgir la position. Elle force non seulement les gens à concevoir son existence comme réelle - chose que les discours ou les appels à la lutte peinent évidemment souvent à faire - tout en polarisant et en forcant le positionnement. En ce sens, la barricade, lorsqu'elle émerge à la vue, fait aussi surgir le sentiment de devoir choisir un bord. On est derrière ou devant la barricade et cela veut dire beaucoup. Ça ne veut pas dire que tout le monde d'un côté s'entend sur tout, mais qu'ils ont une certaine compréhension commune d'un certain sensible. Être d'un côté de la barricade c'est aussi donc refuser ce que l'autre côté pose comme réalité. Dans un monde où toucher et affecter constitue une difficulté réelle, ce n'est pas rien.
Parenthèse sur la densification :
On note aussi que les campements ont réussi à créer un mode d'entrée en relation inouï dans le paysage de la militance classique de Montréal. Dans l'élan d'un mouvement international, des étudiant-es de McGill, des militants de Palestinian Youth Movement, Montreal 4 Palestine, pas mal de monde de la communauté musulmane, des étudiant-es juif-ves et un certain nombre de folks in black se sont saisis du McGill Lower Field et l'on fait leur. On pourra se demander si la durée (74 jours ?!) n'aura pas montré l'inefficacité de la tactique en lien avec les revendications. La grève ou l'action ponctuelle et éphémère n'ont effectivement que très peu d'impact sur la transformation d'une situation politique institutionnelle donnée. Mais ce n'est pas celle qui nous intéresse ici. Ce qu'on a vu par contre c'est que l'exercice a permis une densification particulière des liens politiques et sensibles entre des gens de tous horizons. La densification était spatiale et temporelle ; en quelques jours des inconnu-es devenaient des camarades, puis des ami-es ; des gens se radicalisaient expressément ; dans le quotidien, on prenait en charge les tâches pénibles, on se préparait ensemble à répondre intelligemment aux éventuels raids policiers ; tout ça créait de nouvelles confiances, mais aussi de nouvelles craintes, de nouveaux doutes, de nouvelles réalités de luttes. La densification opérée par les campements aura été sa force et sa limite. Le constat général partagé à leur suite est l'épuisement des forces en puissance, notamment dans la reproduction matérielle quotidienne de la vie du camp.
Ceci dit, la densification aura aussi permis de voir surgir de nouvelles alliances, de nouvelles formes conflictuelles qui s'accordaient sur l'envie d'en découdre avec la police et les infrastructures urbaines et universitaires. On a vu une contamination surprenante des tactiques de rues, offensives et défensives. Successivement, quatre moments clefs (qui ne représentent pas exhaustivement les moments conflictuels) : i) le cas de l'escarmouche policière nocturne à l'Université Populaire Al-Aqsa et de la baston concomitante ii) l'occupation de l'administration et la manif' orageuse du 6 juin à McGill iii) la colère du démantèlement d'Al-Soumoud et la vengeance sur le bâtiment de l'administration de McGill, et iv) la manif' du 7 octobre 2024 à Concordia devant la confusion policière. Chacun de ces moments ont montré comment, dans un instant de colère pouvait se réaligner des forces qui semblaient impossibles à conjuguer. C'est un travail de récurrence - à la fois concerté et organique - qui a permis la normalisation et la multiplication d'une tactique comme le Grey Bloc dans les manifestations d'été et d'automne. Dans la contingence du printemps et de l'été où, d'un côté, les relations de confiance et les savoirs tactiques s'échangeaient dans les camps et, de l'autre, où se multipliait les manifestations à potentiel de débordement, on a vu une gradation confrontationnelle qui faisait rupture avec les manifestations pacifiantes de l'automne 2023 et de l'hiver 2024. Cette séquence-là est intéressante dans ce qu'elle ouvre comme questions : c'est à se demander comment on aurait pu faire mieux et plus tôt dans le mouvement, à se demander si par exemple on aurait pas dû jouer un rôle dès le départ dans les grandes manifestations pour offrir une présence rejoignable pour ceux et celles qui se reconnaissaient dans la rage, la colère et l'envie de bricoler une réelle force de débordement. C'est aussi à se demander de quelle manière on aurait pu canaliser les forces en présence
au-delà de ce qui s'est passé. Dans l'optique de l'éventualité où on aurait pu réussir à rencontrer et à se lier avec plus de personnes, la question persiste à savoir où et comment on aurait pu emmener le débordement sans qu'il ne soit qu'une redite vouée à s'essoufler.
La séquence des camps et des manifs semble s'être épuisée vers la fin de l'été. Nous comprenons cet épuisement en tant qu'incapacité à se lier de manière suffisamment vaste aux étudiant-es, incapacité à déborder des campus, incapacité à créer des moments de rencontre qui ne soient pas des redites du milieu soi-disant révolutionnaire, incapacité à intervenir de façon satisfaisante dans les espaces politiques déjà déployés, incapacité à contaminer et à résonner en dehors d'un groupe assez restreint de personnes déjà convaincues. Cet épuisement nous apparaît aussi comme une réelle fatigue. On l'a dit, le quotidien des camps nécessitait un effort logistique et matériel constant, effort qui minait de l'intérieur les énergies à réfléchir et faire autre chose. Dans le cadre du mouvement propalestinien, cet épuisement avait quelque chose de tragique, mêlé à une impuissance insupportable. Devant ces conclusions, il nous faut inévitablement nous poser les questions suivantes : comment dépasser la stagnation dans les séquences politiques conflictuelles ? Comment éviter de s'isoler dans la radicalité tout en la conservant ? Comment être rejoignable ?
Si débordement il y a eu l'année dernière - et c'est bien ce que nous pensons - ce débordément a fini par s'écouler dans les tranchées d'un manque certain. Ce manque, nous pensons que c'est précisément celui de l'organisation. Une situation conflictuelle ou insurrectionnelle se concrétise dans une articulation entre plusieurs choses. Nous n'en nommerons que deux. D'une part une telle situation peut surgir comme d'elle-même au sens où le débordément donne l'impression qu'il n'est ni anticipé ni proprement organisé. C'est ce qui semble s'être produit avec le mouvement pro-palestinien à Montréal en tant que c'est une accumulation de petits événements (et sa résonance à l'international) qui poussera à l'émergence des camps et des manifs combatives. C'est aussi sous cette forme que surgissent des moments émeutiers comme celui du 31 mai 2020 à Montréal suite à la mort de George Floyd. C'est aussi, dans une certaine mesure, ce qu'il s'est passé avec Gilets Jaunes. Nous dirons de cette forme qu'elle est spontanée. De l'autre, il y a les mouvements qui sont organisés et stratégisés d'avance. Ici on peut penser évidemment à la grève étudiante de 2012 et à celle de 2015. Ces mouvements s'organisent à partir de structures organisationelles locales, régionales et nationales. L'ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante) était l'élément structuré du mouvement étudiant combatif qui permettait l'élaboration de camps de formation, de campagnes de mobilisation, de couverture médiatique et d'organisation de manifestations relativement populeuses partout au Québec (surtout à Montréal). C'était à la fois un véhicule pour la mobilisation étudiante et quelque chose comme un front démocratique qui était rejoignable sur une base quasi permanente. Le succès relatif (dans le nombre et le caractère généralisé du conflit social) des mouvements de 2012 et 2015 ne sont évidemment pas dû au simple travail de l'ASSÉ et de ses différents comités. Plutôt,c'est le débordement de ces structures de manière autonome et massive qui permit de voir se dessiner des situations conflictuelles intéressantes. Il ne s'agit pas ici de regretter la mort de l'ASSÉ ou encore de souhaiter la construction de structures qui lui seraient absolument homologues, mais de voir ce que l'organisation sur une base formelle permet d'accomplir comme travail. Ce type de structure est évidemment insuffisant et bourré de limites, mais il permet tout de même d'élargir de manière sensible les potentialités de mobilisation. C'est aussi à partir de et à côté de ce type de structures que l'efficacité des groupes autonomes et des groupes affinitaires sont au sommet de leur efficacité. Ceci dit, ne soyons pas fantasques quant au caractère révolutionnaire de telles structures. Il n'y a de réellement révolutionnaire que ce qui abat le cour réel du quotidien sous le mode de production capitaliste.
Les mois qui viennent sont incertains : l'ombre d'un appauvrissement général, la montée du fascisme, la déchéance de l'économie des marchés globaux, de l'état d'exception continuel face à une gestion vampirique et sale de la question du logement, des mises à pied de masse, de l'inflation qui explose et les projets extractivistes qui se redoublent de partout. Les questions posées plus haut sont à prendre au sérieux pour espérer pouvoir être à la hauteur de la situation.
Si, coincé-es dans le ventre de la machine qui saigne à mort, il y a une politique révolutionnaire possible, elle doit nécessairement se poser sur le temps long. Il nous faut élaborer davantage d'infrastructures et des pratiques d'organisation qui nous permettent collectivement d'être rejoignables par d'autres.
Il y a ce qui surgit. Mais ce qui surgit happe. On l'a vu, l'insurrection a porté et portera le signe du signifiant le plus fort. Ne pas vouloir jouer le jeu de l'hégémonie - jeu qui est trahison de soi et des autres, inévitablement - c'est effectivement refuser de la revendiquer par et pour un programme. Il nous faut cependant y accrocher des usages, des éthiques, des formes. Y accrocher ces gestes, les incarner et ainsi changer son cours. Lorsque l'État ou le capital trébuche, il faut quelqu'un ou quelque chose pour le faire tomber. Nous ne pouvons pas compter sur un corps qui surgirait, spontané, et porterait un coup fatal. L'occasion est trop grosse et le risque est trop grand. Ce qu'il nous faut, c'est un corps qui serait à même d'élucider et de stratégiser cette chute. De la même manière, nous voulons un corps qui soit capable de construire rapidement, de lier, d'écrire, de partager, de diffuser et d'organiser. Nous ne faisons pas l'erreur de croire que c'est ce corps qui a créé ou qui créera expressément l'insurrection : la recette exacte pour celle-ci nous reste inconnue. Nous reconnaissons le rôle du corps révolutionnaire à créer du mouvement, mais pas à créer le mouvement. Le Groupe révolutionnaire Charlatan [1] l'a dit et nous partageons le constat : le rôle de la minorité c'est bien de forcer la prise de position.
Nous posons aussi qu'un corps révolutionnaire ne doit pas avoir pour objet une tendance politique historique. Nous avons vu dans les dernières années comment celles-ci ne nous permettent que très peu de nous comprendre, encore moins de nous donner les moyens de nos ambitions ou de tracer nos lignes de convergences et nos réelles lignes de fractures. Il n'y a rien de révolutionnaire dans le fait de revendiquer un anarchisme ou un communisme quelconque. Tout de révolutionnaire à travailler à le faire advenir.
D'un autre côté, à aucun moment il ne s'agit de nier ou de camoufler une radicalité. Seulement, la question révolutionnaire doit cesser d'être reléguée constamment en termes de binarités historiques. Ces binarités doivent être ramenées les deux pieds sur terre comme disait l'autre. Le réformiste ou le citoyen, à un moment donné, penche dans l'action insurrectionnelle : il est traversé par la situation. Nous sommes de ceux qui préfèrent réfléchir en termes de situations, de stratégies, d'éthiques et d'usages plutôt qu'en termes d'identité politique ou de principes moraux.
Aussi, le corps révolutionnaire ne doit pas avoir pour objet le sujet. La bande, le groupe, l'organisation : aucun n'est à l'image de ce que devrait être un corps révolutionnaire. Il ne doit pas y avoir la revendication ou quelconque processus de reconnaissance à faire partie du corps révolutionnaire, seulement la réalité matérielle/existentielle de participer à sa construction. Nous comprenons la nécessité historique de certains groupes et leur rôle clef dans l'échafaudage infrastructurel réel ; d'un autre côté nous comprenons aussi leur insuffisance dans la construction de positions révolutionnaires communes fortes.
Une position révolutionnaire consiste non en une force de proposition charismatique et publicisable, mais en l'élaboration d'une ouverture, d'une faille dans le quotidien qui soit réactualisable par d'autres et pour d'autres, donc autrement. Une position révolutionnaire doit pouvoir être rejoignable, mais être rejoignable ne doit pas être son sacrifice. On nous a dit que ce qui permet de résonner, d'entrer en résonance avec d'autres avait comme condition de possibilité d'être authentique dans le geste. Nous abondons en ce sens. On nous a dit que créer des relations en s'éloignant de l'affirmation identitaire de tendances politiques était inauthentique et malhonnête. Le mot de l'identité dirait donc la chose et la performerait du même coup. Se dire insurrectionnaliste c'est du même coup faire l'insurrection… Tout ça n'a aucun sens. Les pasteurs nous sermonnent parce qu'il faudrait qu'être 'anarchiste' ou 'révolutionnaire' soit le préfixe de notre existence politique. Nous dirons simplement ici que se dire révolutionnaire ou anarchiste n'a que très peu de sens en tant que tel, que c'est le geste et l'articulation du geste à la situation qui donne le sens et la force à ces termes. Nous rétorquons aussi qu'il y a de l'authenticité à vouloir être entendu et compris, et qu'il faut stratégiser les manières de l'être. Nous disons que tout le monde n'est pas à même de comprendre ce que tentent de signifier 50 personnes vêtues de noir isolées face à une armée de flics. Nous disons que ça, ça ne résonne pas, ou en tout cas ça ne se résonne pas souvent. Ou peut-être que ça résonne, comme crier dans une boîte vide, comme l'écho de sa propre voix. Et nous ne tenons pas spécialement à nous casser mutuellement les oreilles. Nous voulons cependant parler assez fort pour être entendus et compris. Nous ne voulons ni crier dans le vide ni chuchoter entre nous. Nous allons dans le sens de cette phrase qui dit nous ne pouvons pas forcer tout le monde à parler notre langue ; nous voulons devenir polyglottes.
On dira finalement qu'être rejoignable c'est toucher au coeur de ce qui est partageable dans la catastrophe sensible et intime du monde. Si la position révolutionnaire peut apparaître comme une sécession avec le quotidien de l'économie et de la politique (en tant qu'elle est sortie de la torpeur, de l'incapacité, de la confusion, de l'angoisse, en tant qu'elle cherche à élaborer des modes de vie néfaste au mode de production capitaliste), elle ne doit pas tenir à tout prix à se poser comme sécession face aux 'individus' du corps social.
Être à même de formuler des positions révolutionnaires ou insurrectionnelles communes qui soient rejoignables nécessite un certain niveau de formalisation. Ainsi, notre conclusion à dépasser l'opposition entre mouvement et organisation nous apparaît davantage comme une nécessité que comme un souhait. Elle nous apparaît comme seule façon de dépasser l'entre-nous du « milieu militant » et de tenter notre chance.
On l'a dit, donc : un des rôles du corps révolutionnaire, c'est d'élaborer des positions révolutionnaires. Mais le corps révolutionnaire doit également se méfier de sa propre corporéité.
Le corps révolutionnaire n'est pas la somme des identités qui le composent, contrairement à la bande ou au 'groupe'. Sa fonction historique ne doit pas être récupérable parce qu'elle doit consister à abattre le quotidien dans le mode de production capitaliste. Elle doit avoir la joie destructrice de la bande, mais sans sa grégarité, sans ses caractères, ses chefs et ses égos. Le corps révolutionnaire ne doit trouver son sens que dans ce qu'il réalise effectivement. Par peur de se nécroser ou de se cristalliser en groupuscules ou en groupes, il doit s'obséder à ces questions : analyses des lignes de forces et de faiblesses, suivre l'évolution de séquences conflictuelles, distribuer des tâches en vue d'une situation à venir, élaborer théoriquement et de manière critique ce qui est fait, faire des suivis stratégiques et tactiques des séquences passées, cartographier et élaborer les infrastructures dont nous avons besoin et l'entretien desdites infrastructures, intervenir politiquement en temps juste pour stopper le spectacle,etc. Le corps révolutionnaire doit fluctuer en intensité selon la densité du conflit social, mais il doit tout à la fois se prémunir contre l'urgence activiste et être une force tranquille dans le creux de la vague. Il doit se constituer comme l'interface de ceux et celles pour qui la révolution se fait dans le monde, à bras le corps, jusque dans le temps mort des séquences politiques. Le corps révolutionnaire ne doit pas revendiquer le corps social - en partie ou en totalité -, mais ses positions doivent chercher à l'ouvrir, l'expliciter, le polariser et à transformer les processus réels de production et de reproduction du quotidien et de son esthétique.Et donc le corps révolutionnaire ne nie pas les forces déjà présentes dans les milieux révolutionnaires, mais les dépasse. Il le dépasse parce qu'il se saisit de puissances qui existent en son sein, mais plutôt que de les revendiquer ou de les reproduire, il les articule stratégiquement et les ouvre sur l'extérieur.
Ce qui devrait apparaître essentiel dans les mois qui viennent, c'est de réussir à créer un espace relativement formalisé où les différentes forces organisantes du corps révolutionnaire à construire peuvent s'entendre sur un certain nombre de priorités réelles, se distribuer des tâches en vue de la construction et de la consolidation d'une situation conflictuelle à venir, identifier les manques infrastructurels et réfléchir à comment les combler. Apprendre de la dernière année, finalement, des bons coups et des échecs, et parce que l'époque l'exige, faire mieux.
-HN
21.04.2025 à 14:10
dev
Il y a les avions de chasse, les chars d'assaut, les drones et sous leurs bombes, les corps des civils congolais, ukrainiens, soudanais, russes ou palestiniens.
Il y a le réarmement de l'Europe, les subventions publiques et les profits des marchands d'armes. Il y a dans nos régions les usines de la mort qui fabriquent capteurs et micro-puces qu'on embarque dans des armes produites au nom de la sécurité globale. Celle qui écrase aussi bien les résistances populaires à l'autre bout de la planète que dans les rues de nos villes.
Mayday interroge le soit-disant retour de la guerre avec le CRAAM, Stopmicro, des trekkers, le Postillon, un enfant, le collectif guerre à la guerre et bien d'autres.
Toutes les émissions de Mayday s'écoutent le mercredi à 18h sur les ondes de radio canut et se réécoutent ici, sur le site de la radio ou sur les applis de podcast : https://audioblog.arteradio.com/blog/98875/mayday
21.04.2025 à 13:21
dev
Dialogue avec le rabbin Gabriel Hagaï
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, 2, lundisoir, PositionsGabriel Hagaï est une figure qui tranche au sein du judaïsme français contemporain. Formé à Jérusalem au sein d'une confrérie mystique qui transmet des enseignements ésotériques ancestraux, il est l'un des derniers représentants d'une tradition orthodoxe séfarade marginalisée. Il se revendique Gilet jaune, anarchiste, communiste et anti-matérialiste, et promeut une politique mystique de l'amour inconditionnel. Il vient de publier Itinéraire d'une initiation, le cheminement d'un rabbin qabbaliste aux éditions Vues de l'esprit dont nous avons publié quelques bonnes feuilles, par ici.
00:00 Présentation
1:18 Qu'est-ce que la kabbale ?
2:48 Pourquoi la Thora n'est pas la loi mais la voie
5:38 Comment faire le pitch de la Thora en se tenant sur un pied ?
7:51 Pourquoi publier un tel livre dans la situation politique et mondiale actuelle ?
11:17 Déconstruire les projections sur le judaïsme
14:10 Messianisme et sionisme : la question du littéralisme
21:00 « Nous n'attendons pas le messie, le messie nous attend » (et il pourrait être le nom d'un phénomène révolutionnaire)
23:54 Du sionisme culturel au sionisme politique
28:23 Qu'est-ce que l'amour inconditionnel ?
34:38 Peut-on être anarcho-communiste et royaliste ?
38:40 Le soutien des gouvernements européens au sionisme
40:16 La mystique est elle l'espace du dialogue inter-religieux ?
45:03 La tradition mystique contre le littéralisme
47:35 Que reste-t-il des traditions talmudiques séfarades par rapport aux traditions talmudiques ashkénazes ?
52:18 Comment devient-on mystique ?
57:31 « D'abord vivre, ensuite philosopher, mais troisièmement revivre. »
58:38 Qu'est-ce que le tiqqun ?
1:04:34 Quel rapport à la lutte politique ? Gripper la machine, réparer le monde
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Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2
De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
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50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini
Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães
La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau
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Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
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Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
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Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
21.04.2025 à 12:44
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La théorie du complot qui permet de comprendre le second mandat Trump Daniel Grave
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Depuis la seconde investiture de Donald Trump, de nombreux observateurs et commentateurs politiques n'hésitent pas à présenter le président américain comme une sorte de fou erratique, capricieux et un peu timbré. Ses déclarations et ses mesures politiques, n'obéiraient à aucune logique, si ce n'est à la brutalité coutumière d'un entrepreneur de l'immobilier pas très malin qui se serait retrouvé par mégarde aux commandes de la première puissance mondiale. Le texte qui suit défend l'hypothèse inverse, une hypothèse que l'auteur lui-même qualifie de « complotiste » mais qu'il étaye avec brio. La démonstration est convaincante : en se plongeant dans les relations et influences « intellectuelles » de Trump et de ses proches, on découvre l'importance de la pensée de Curtis Yarvin [1] et ses théorie néo-fascistes qui visent à remodeler la société américaine et le monde en suspendant tous les contre-pouvoirs constitutionnels. On s'aperçoit alors que derrière la confusion et le masque de l'absurdité, il pourrait y avoir un plan et une stratégie. Ce coup néo-réactionnaire qui se présente ouvertement comme une « contre-révolution », Daniel Grave l'interprète comme un retour de bâton après 15 ans de mouvements sociaux et de rue, d'Occupy Wall Street au soulèvement George Floyd en passant par MeToo, la menace fasciste comme boss de fin de niveau. De là, il s'agit d'être à la hauteur de ce que cela signifie, d'identifier ses points faibles et de l'affronter. C'est un texte important.
[NDT : Le jeu de mot est difficilement traduisible. Il s'agit d'une contrepèterie à partir de « monarchie constitutionnelle », à laquelle s'ajoute la dérivation du préfixe « mon- » en « monstre » et le double sens de « con », qui signifie escroc. Donc en français, littéralement et tout l'humour dissout : l'escro-archie monstrutionnelle.]
Dans tout le pays, les gens se sentent confus et dépassés par ce que Trump, Musk et d'autres ont entrepris depuis l'inauguration. Cette confusion s'accompagne généralement d'un autre sentiment : c'est exactement le but recherché. C'est ce que j'ai entendu à maintes reprises, « ils veulent que nous soyons confus ». Cette confusion fait partie d'une stratégie plus vaste.
Je suis d'accord. On appelle parfois la « stratégie du choc », cette tactique utilisée avec succès par les entreprises et les gouvernements depuis des décennies. L'idée est que la création d'un sentiment de choc au sein d'une population peut la paralyser et permettre de faire avancer des politiques et des plans que personne n'accepterait ou n'approuverait autrement.
Mais reconnaître que nous vivons un choc qui s'inscrit dans le cadre d'une stratégie plus large n'est pas suffisant. Nous devons nous demander quelle est cette stratégie. Quels objectifs ce choc et cette confusion peuvent-ils viser ?
Je m'apprête à vous présenter une théorie qui a le mérite de remettre de nombreuses idées en ordre. Il s'agit d'une théorie que d'autres ont déjà formulée, mais je souhaite en préciser les conséquences afin de nous orienter vers des réponses à la hauteur du défi.
Je dois commencer par admettre qu'il s'agit, techniquement, d'une théorie du complot. Je dis que la meilleure façon d'expliquer ce qui se passe actuellement est d'attribuer un certain nombre d'événements, apparemment déconnectés les uns des autres, aux plans pas si secrets de quelques personnes puissantes. Un type de conspiration somme toute banal dans le monde réel.
Toutes les théories du complot ne sont pas des délires paranoïaques qui tentent de relier tous les événements aux machinations secrètes de quelques personnes toutes puissantes. Cette théorie n'explique pas tout, et je ne crois pas que ceux qu'elle décrit soient tout-puissants. Ils élaborent des plans qui se traduisent par des actions, et comme avec tous les plans, il arrive que les choses tournent mal en cours de route. Ils n'obtiennent pas toujours ce qu'ils veulent. Des forces inattendues surgissent parfois pour les ralentir ou les arrêter complètement. Ces obstacles sont parfois posés par des gens ordinaires qui ont eux-même décidé de s'engager dans leur propre conspiration.
Même si elle n'est que partiellement correcte, cette théorie mérite néanmoins d'être examinée tant ses répercussions sur notre manière de réagir au moment présent sont décisives pour quiconque se soucie de la liberté politique, de l'avenir de la planète et de bien d'autres choses qui vous tiennent probablement à cœur. Je vais m'appliquer à exposer ces conséquences de la façon la plus claire et limpide possible.
Vous vous souvenez du 6 janvier 2021 ?
Vous souvenez-vous de l'émeute qui s'est déroulée au Capitole et qui semblait avoir été programmée pour interrompre le processus de comptage des voix en vue de la certification de l'élection ? Supposons un instant qu'il ne s'agissait pas d'une simple coïncidence, mais d'une véritable tentative d'interrompre le transfert pacifique du pouvoir. Comme nous le savons, cela n'a pas fonctionné. S'il s'agissait d'une tentative de coup d'État, elle était particulièrement bâclée et reposait sur de très nombreuses rangées de dominos qui devaient toutes converger au bon endroit, au bon moment.
Les choses auraient néanmoins pu se passer un petit peu différemment. Selon la commission d'enquête sur les évènements du 6 janvier, Trump souhaitait se trouver en tête du cortège. Il avait demandé à son chauffeur de l'y conduire mais ce dernier s'y est refusé. Trump a alors violemment tenté de s'emparer du volant, en vain. Imaginez une seconde que ce chauffeur n'ait pas cédé et que la masse des partisans MAGA se soit retrouvée avec le président des États-Unis à sa tête. Arrivé devant le Capitol, il est possible que les forces de police aient pris le parti du Président et que celui-ci serait entré au Congrès en exigeant l'arrêt du décompte des voix. Avec derrière lui et sous ses ordres, un millier de partisans prêts à commettre des actes très violents.
Si, à peu de choses prêt, les évènements s'étaient passés différemment, nous serions alors entrés dans un territoire inconnu. Non seulement parce qu'il y aurait pu y avoir un bain de sang, mais surtout parce qu'il n'est pas certain que ce bain de sang ou cette interruption du transfert de pouvoir auraient été vraiment illégaux.
En effet, cela faisait des mois que Trump, en tant que président, dénonçait le vol de son élection ; il aurait donc pu déclarer l'état d'urgence. S'il s'était saisi de l'occasion pour le faire, nous serions alors entrés dans une zone obscure et paradoxale du droit : ce point où la loi est légalement suspendue afin de protéger l'ordre juridique lui-même.
Si cela peut nous paraître déroutant, c'est parce que ça l'est. C'est ce qu'on appelle le « paradoxe de la souveraineté », et c'est le cercle logique qui forme un grand trou au centre de toute constitution, aussi démocratique soit-elle : toutes les constitutions doivent permettre de suspendre légalement la loi afin de préserver l'ordre juridique. Exploiter ce trou a été la principale stratégie des mouvements fascistes.
Comme on le sait, Hitler a été élu démocratiquement. Peu après son élection, il a déclaré l'état d'urgence, ce qui lui a permis de suspendre la constitution de Weimar et de transformer la loi en sa volonté. Quels que soient les crimes moraux commis par le régime nazi, techniquement, ils n'étaient pas illégaux.
Mais ce plan n'était pas seulement celui d'Hitler. Carl Schmitt, l'architecte du régime juridique nazi – que J.D. Vance aime citer - affirmait qu'en raison de ce paradoxe de la souveraineté, tous les parlements, congrès et tribunaux démocratiques n'étaient au fond que des clubs de discussion. En dernière instance, derrière chaque constitution se cachait un dictateur - un roi - dont la volonté faisait loi. La stratégie fasciste pour détruire les constitutions démocratiques consistait à amener la situation jusqu'à un tel point de crise que le principe de dictature pouvait alors émerger au grand jour.
Si certaines personnes espéraient ce résultat le 6 janvier, leur vœu n'a pas été exaucé. Le jour venu, les dominos se sont bloqués ou n'étaient pas bien disposés, et ces personnes ont dû renoncer à ce plan.
En supposant qu'il y ait eu des gens qui espéraient ce résultat ce jour-là, il n'y a aucune raison de penser qu'ils ont disparu. On les imagine plutôt retournés bûcher leurs plans pour en trouver de nouveaux qui dépendent un peu moins d'une foule armée.
Mais nous n'avons même pas besoin de supposer qu'il s'agisse des mêmes personnes. Il est tout aussi possible qu'un autre groupe de personnes, qui s'étaient peut-être moqués de la première administration Trump, ait vu dans l'insurrection du Capitole un potentiel qui laissait présager la réalisation de leurs rêves les plus fous de dictature.
Quoi qu'il en soit, le résultat est le même : la création d'un plan mieux échafaudé pour revendiquer le principe d'un pouvoir dictatorial. Je défends ici l'idée qu'un tel plan a été élaboré et qu'il constitue la meilleure explication possible à la confusion que nous connaissons actuellement.
La preuve irréfutable de ce plan a été publiée en 2022 sur le blog de Curtis Yarvin, un philosophe néofasciste qui joue depuis plus de dix ans le rôle de gourou auprès des milliardaires de la Silicon Valley. C'est un ami proche de Peter Thiel, fondateur de PayPal, qui, comme lui, en est venu à penser que la démocratie doit disparaître et qu'une forme de néo-monarchie est l'avenir. Thiel, à son tour, est le mentor de J.D. Vance - et a fait un don de 15 millions de dollars pour sa campagne sénatoriale (le plus grand don de l'histoire du Sénat). Thiel est également l'un des nombreux milliardaires qui soutiennent les politiciens qui ont fait poussé le Projet 2025. Thiel et Musk sont deux des figures de ce que l'on appelle la « mafia PayPal ». D'autres personnes sont en jeu, mais ce réseau de relations est au cœur de la théorie du complot que je m'apprête à présenter.
Qu'a donc écrit Curtis Yarvin ? Son plan s'intitule : « la Révolution Papillon », il y décrit une stratégie qui permet de transformer un régime-en-exil (la chenille) en un magnifique papillon - un papillon monarque, pour être clair. Pour résumer, Curtis Yarvin estime qu'un plan doit être mis en œuvre dès l'entrée en fonction du président, lorsque sa popularité est la plus élevée :
Nous devons prendre le risque d'un redémarrage à plein régime, d'un redémarrage complet du gouvernement américain. Nous ne pouvons le faire qu'en donnant la souveraineté absolue à une seule organisation - avec à peu près les mêmes pouvoirs que les autorités d'occupation alliées détenaient au Japon et en Allemagne à l'automne 1945.
L'objectif est de rendre le bureau de la présidence plus puissant sous Trump, que sous n'importe quel autre président auparavant :
Pour ce faire, la présidence devra disposer de pouvoirs qui n'ont jamais été vus dans la vie de ceux qui vivent actuellement... En fait, elle devra disposer des pouvoirs exécutifs de Washington, Lincoln et Roosevelt - voire même plus. »
Le plan prévoit que Trump lui-même nomme quelqu'un d'autre - « un cadre expérimenté » - pour éliminer les obstacles bureaucratiques et institutionnels à ce pouvoir souverain absolu :
En exil, ce régime sera une larve - une chenille inoffensive. Une fois dûment élu, il ne se contentera pas de faire des cabrioles devant les caméras (en fait, il ne parlera pas du tout à la presse héritée[Legacy press]) - il déploiera ses ailes et deviendra un magnifique papillon gouvernant. Trump lui-même ne sera pas le cerveau de ce papillon. Il n'en sera pas le PDG. Il sera le président du conseil d'administration - il choisira le PDG (un cadre expérimenté). Ce processus, qui doit évidemment être télévisé, s'achèvera par son investiture, à l'issue de laquelle la transition vers le prochain régime commencera immédiatement. [...] Le PDG qu'il choisira dirigera le pouvoir exécutif sans aucune interférence du Congrès ou des tribunaux, et prendra probablement aussi le contrôle des gouvernements locaux et des États. La plupart des institutions importantes existantes, publiques et privées, seront fermées et remplacées par des systèmes nouveaux et efficaces. Trump contrôlera les performances de ce PDG, toujours à la télévision, et pourra le licencier si nécessaire.
On s'aperçoit ici que la Révolution Papillon de Yarvin offre une explication convaincante à la dynamique a priori déroutante qui lie Trump et Musk. L'objectif est un démarrage à pleine puissance (fait), dans lequel un PDG extérieur est chargé de fermer ou de remplacer immédiatement les institutions gouvernementales (fait également). On a aussi un début de réponse quant aux effets recherchés par la confusion ambiante : ils éliminent tout obstacle à l'expression d'un pouvoir souverain absolu – soit en langage courant le « Roi » ou le « Dictateur » dont la volonté et les caprices sont identiques à la loi. Une présidence si puissante qu'il est impossible de la distinguer de la monarchie.
Cependant, dans son article de 2022, Curtis Yarvin ne semble pas penser que Trump puisse mener à bien ce plan. Il dit que Trump est une « farce », que sa « marque est détruite », qu'il « n'a pas la force », qu'il est « trop vieux ». Mais il ajoute : « Je ne cacherai pas ma conviction que quelqu'un devrait le faire. Quelqu'un qui soit à la hauteur de la tâche, bien sûr. »
Yarvin est un écrivain timoré, tout à ses petits clins d'œil et « dog whistles ». Il est possible qu'il ait simplement dénigré Trump pour transformer son scénario de coup d'État fasciste en une expérience de pensée sans danger. Il est également possible que Thiel et lui aient vu en J.D. Vance quelqu'un « digne de la tâche ».
Mais il convient de noter que, dans un billet du 29 janvier 2025 intitulé « The Pleasure of Error » (Le plaisir de l'erreur), Yarvin a exprimé son heureuse surprise d'avoir eu tort. Ce n'est pas exactement ce qu'il avait espéré - Yarvin voulait que tous les employés du gouvernement soient mis à pied dès le premier jour - mais il trouve que Trump se débrouille très bien avec la Révolution Papillon.
Peut-être s'agit-il seulement d'un peu de grandeur d'âme de sa part. Mais il est possible que ce ne soit pas le cas, et que les idées de Yarvin soient au cœur de la stratégie politique de l'administration Trump, aux plus hauts niveaux et de manière décisive.
Si tel est le cas, il y a plusieurs choses qu'il nous faut comprendre :
1. Il s'agit d'une innovation américaine dans la stratégie juridique fasciste
Pour le juriste nazi Carl Schmitt, il s'agissait de déclarer l'état d'urgence et de suspendre la Constitution de Weimar. Pour Yarvin, il n'est pas nécessaire de faire cela : il suffit de s'appuyer sur une interprétation différente de la Constitution, ce que l'on appelle la théorie du pouvoir exécutif unitaire - à laquelle Trump a adhéré.
Cette théorie a été développée depuis des décennies parmi les franges de droite de la théorie juridique. Elle affirme que le pouvoir exécutif n'est pas lié par les autres branches du gouvernement. Les projets de loi du Congrès et les jugements des tribunaux se réduisent à des recommandations que le président peut choisir de suivre ou non. Cette théorie ne tient pas la route pour les historiens de la Constitution, même pour les « originalistes » conservateurs. Mais ce serait une grave erreur de penser que ceux qui défendent cette théorie se soucient des faits.
Pour le dire plus simplement : affirmer que le président n'est pas lié par les décisions des autres branches du gouvernement revient à dire que la Constitution des États-Unis n'est pas vraiment dotée de ces « freins et contrepoids » dont on nous a pourtant rabâché les oreilles. Si l'on nous a dit que c'était ce qui en faisait un document si brillant et si important, un document qui méritait qu'on lui prête allégeance et qu'on le défende au péril de notre vie, nous avons été tristement mal informés.
En réalité, selon Yarvin, ce qui fait la grandeur de la Constitution, c'est qu'elle n'a pas ces freins et ces contrepoids, et que le pouvoir exécutif peut s'arroger un pouvoir illimité si le pays a besoin d'être great again. En d'autres termes, Yarvin et consorts affirment que ce que tout le monde perçoit comme une crise constitutionnelle n'est en fait qu'une autre interprétation de la Constitution. Il s'avère qu'il est parfaitement légal pour le président élu d'exercer un pouvoir monarchique pour refaire le gouvernement et la société - pour eux, ce pouvoir monarchique devrait s'appeler « démocratie ».
Ce que je défends ici, c'est que nous avons affaire à une nouvelle justification du pouvoir fasciste, une justification enracinée dans une interprétation créative de la Constitution : une monarchie constitutionnelle américaine. Puisque ceux qui visent à assumer ce pouvoir sont peut-être les escrocs et les monstres moraux les plus performants de notre société, nous pourrions d'ailleurs l'appeler monstertutional conarchy. Mais les bons mots ne nous seront pas d'une grande aide à ce stade.
D'autant que je soutiens que tout cela a déjà été accompli, pour la simple et bonne raison que le Président l'a déjà fait valoir et qu'aucune autre branche du gouvernement n'a les moyens d'imposer sa décision au Président. Trump a déjà déclaré, par décret, que tous les employés du gouvernement étaient tenus par l'interprétation de la loi de l'exécutif. Vance a déjà déclaré que l'exécutif n'était pas tenu par les décisions des tribunaux. Nous devrions arrêter de croire qu'ils bluffent : dire que c'est illégal, c'est éluder la question, parce qu'ils ont déjà annoncé qu'ils étaient la loi. Ils ont le pouvoir parce qu'ils disent qu'ils ont le pouvoir et il n'y a apparemment aucun contre-pouvoir pour s'opposer à eux.
2. L'objectif est de remodeler à la fois la société américaine elle-même et notre perception de la réalité
A quoi va servir ce pouvoir exécutif absolu ?
Si l'on suit la pensée de Yarvin, il s'agit d'abord de détruire ce qu'il appelle « la Cathédrale », qu'il définit comme « les universités + le journalisme ». Il pense que ce sont ces institutions qui génèrent un certain sens de la vérité objective sur la réalité, à l'aune duquel les mensonges et les conneries sont mesurés. « La Cathédrale » doit être détruite pour faire place au nouveau principe : Trump lui-même est l'étalon de la vérité. Comme l'a dit son attaché de presse, « c'est un fait que l'étendue d'eau au large de la Louisiane s'appelle le golfe d'Amérique, et je ne sais pas pourquoi les médias ne veulent pas l'appeler ainsi, mais c'est ce qu'il est ».
Détruire la cathédrale est une priorité absolue dans ce plan. Le journalisme doit accepter le principe, historiquement associé à la royauté, selon lequel quelque chose est ainsi simplement parce que Trump le dit - que ses mots eux-mêmes peuvent remodeler la réalité. Les universités ont déjà subi d'intenses restrictions à la liberté d'expression et des financements ont été supprimés du fait de l'usage de concepts « woke » tels que « noir », « femme », « inégalité » ou « systémique ».
Mais ce n'est qu'un début. Dans une interview exposant sa vision, Curtis Yarvin déclare : « Il ne devrait plus y avoir d'universités d'ici avril ». Je ne dis pas que le calendrier est respecté et que tous les souhaits de Yarvin sont exaucés. J'insiste seulement sur le fait que nous ne sommes pas dans une situation où ils vont simplement purger le langage « woke » et les politiques de Diversité, Equité et Inclusion et qu'ensuite nous nous installerons dans une nouvelle normalité. Il veut que ce soit un chaos rapide et déroutant, de sorte que le temps que nous reprenions notre souffle et que nous comprenions ce qui se passe, il n'y ait plus de norme publique de vérité qui permette de prendre la mesure de ce qu'il s'est passé. Et j'insiste : tout comme ce que nous vivons aujourd'hui était largement inimaginable il y a seulement deux mois, nous devons nous attendre à ce que, d'ici deux mois, la situation soit tout aussi inimaginable.
Quant au mécanisme de sanction des universités, il a lui aussi déjà été énoncé : remplacer le chef du ministère de l'éducation par un loyaliste, licencier le conseil d'accréditation, réembaucher des loyalistes pour réécrire les normes afin de les aligner sur le nationalisme chrétien et exiger que toutes les universités s'y conforment si elles veulent percevoir des fonds fédéraux. Celles qui refusent de s'y conformer devront payer une amende correspondant au montant de leur dotation. Cet objectif a été déclaré publiquement.
3. Ils pensent que cela peut se faire sans le consentement de la population
Selon Yarvin, « tout ce dont on a besoin, c'est de la police ». Et, sans doute, de l'armée. Et, si l'on en croit ses écrits, il sera également utile de pouvoir faire appel à des milices armées. Il pense que cela devrait suffire à décourager quiconque d'être tenté de riposter de quelque manière que ce soit.
La police est la police - elle fait usage la violence pour faire respecter la loi, quelle qu'elle soit (ou quoi que quelqu'un au-dessus d'elle lui dit être la loi, parce qu'elle n'a généralement aucune connaissance réelle de la loi). À ce stade, il n'y a rien de nouveau à dire à son sujet.
L'armée connaît des changements drastiques qui méritent d'être mentionnés, car si Trump outrepasse effectivement la compréhension historique de la Constitution, une voie possible - qui a un précédent dans d'autres pays - est un coup d'État militaire pour rétablir l'ordre constitutionnel. La nomination de Hegseth au poste de secrétaire à la défense et la purge des hauts gradés de l'armée semblent indiquer qu'il s'agit d'une possibilité qu'ils souhaitent écarter à l'avance.
Les milices armées sont un autre facteur, nombre d'entre-elles sont profondément ancrées dans le culte de Trump. Yarvin a proposé de créer une application pour organiser les partisans armés de Trump, qui les regrouperait en « cellules » avec d'autres personnes à proximité et leur enverrait des tâches, ce qui leur permettrait de tester le taux de réponse et de faire des prédictions sur le nombre de personnes qui se présenteraient en cas de besoin. Récemment, une application a été lancée, Patrol, qui organise d'anciens policiers et vétérans en patrouilles de quartier, financée par Balagi, qui est l'un des amis de Yarvin.
4. Tout cela n'est qu'un moyen pour parvenir à une fin : remodeler l'ordre mondial
Avant de faire une pause, je voudrais dire une chose qui est encore plus étrange. C'est d'ailleurs tellement étrange que je dois d'abord vous proposer un petit exercice : imaginez décrire notre vie d'aujourd'hui à quelqu'un qui vivait il y a 30 ans. Imaginez que vous lui parlez des smartphones, de la diffusion en continu, de l'IA et du fait que tout le monde passe tellement de temps devant des écrans. Imaginez que nous vivons déjà dans le cauchemar dystopique de quelqu'un ; et que ce cauchemar nous a été apporté par la Silicon Valley.
Imaginez maintenant que l'avenir que Yarvin et d'autres ont en tête n'est que la continuation de ce cauchemar, avec les moyens d'aujourd'hui : la transformation du monde en villes-états appartenant à des entreprises, dans lesquelles le prix de la citoyenneté est l'abandon de toute liberté politique. Ces « villes de la liberté » sont sous surveillance totale, gardées par des armes boostées à l'IA et peut-être même gouvernées par des monarques d'IA. Je ne plaisante pas, c'est littéralement ce qu'ils veulent, ils fantasment ouvertement sur des armes IA qui fauchent tous ceux qui osent protester dans leur utopie.
Soyons clairs : tout cela est une folie. Et ce n'est pas parce que c'est ce dont ils rêvent, qu'il n'y a pas de très très nombreuses choses qui peuvent mal tourner pour eux en cours de route.
Et je ne dis pas non plus que nous serions proches de cette situation. Je dis simplement que certaines des personnes qui semblent avoir la haute main sur les événements du monde, considèrent qu'elles le font pour ouvrir la voie à un tout nouveau système de ce qu'elles appellent la « domination humaine ».
Un petit groupe de milliardaires et leurs amis se sont donné la permission de rêver en grand. Quiconque ne souhaite pas se laisser entraîner dans leurs fantasmes devrait, à tout le moins, avoir une idée de ce que sont ces fantasmes.
Voilà pour les mauvaises nouvelles. Mais il y en a de meilleures : ceux mènent cette barque se considèrent comme des contre-révolutionnaires. Ce sont les néo-réactionnaires d'un mouvement qu'ils considèrent comme une menace pour leur pouvoir. Cela peut surprendre le reste d'entre nous. À quel mouvement révolutionnaire réagissent-ils en pensant qu'il est capable de remettre en cause le pouvoir des milliardaires et des monarchistes de l'IA ? Si nous changeons un peu de perspective et que nous regardons les 15 dernières années de mouvements sociaux, nous pouvons voir qu'un tel mouvement nous a effectivement conduits vers la bifurcation historique à laquelle nous sommes parvenus. Et il y a un virage à gauche que nous pouvons prendre.
Nous en sommes à la 9 semaines de la seconde présidence Trump. Dans ce laps de temps, tout laisse à penser que nous sommes sur la voie du pire des scénarios : un mouvement ouvertement fasciste se transforme en un gouvernement ouvertement fasciste. L'administration a déployé son droit à une forme monarchique de pouvoir, conformément à la stratégie de la Révolution Papillon formulée par Curtis Yarvin. Il y a, bien sûr, d'autres forces idéologiques en jeu mais cette stratégie semble décisive.
Comme nous l'avons souligné plus haut, les enjeux sont aussi élevés qu'on puisse l'imaginer. Non seulement en raison de la « crise constitutionnelle » vers laquelle nous nous dirigeons, mais aussi parce que :
1) L'administration déploie une interprétation de la constitution qui refusera de reconnaître cette crise, arguant au contraire que l'exécutif, au sens propre, n'est pas lié par les autres branches du gouvernement ;
2) Ils semblent vouloir utiliser ce nouveau pouvoir monarchique pour réorganiser la vie américaine et l'ordre mondial. Leur vision est de l'ordre du cauchemar - l'effacement complet de la liberté politique, l'enfermement complet des institutions publiques dans les mains du privé, l'utilisation de l'IA pour une surveillance totale et pour l'armement afin d'éliminer la petite partie de l'humanité qui contrevient avec inconvenance aux obligations policières et à la guerre. Leur objectif est d'utiliser une monarchie constitutionnelle pour nous entraîner dans une monstertutional conarchy [2]. L'escroquerie monstre, si vous préférez.
Il y a un autre aspect de ce qui se passe qui est particulièrement difficile à saisir, en particulier pour ceux qui, à gauche, pensent que l'objectif des mouvements de droite est d'engranger des profits pour les entreprises. Le fait que les droits de douane constituent une mauvaise politique économique ne devrait-il pas agir comme une force modératrice ? Ils ne vont certainement pas délibérément faire s'effondrer l'économie, déclencher une récession ou même une dépression ? « C'est l'économie, idiot ! »
Peut-être. Mais notez que Musk a déclaré à de nombreuses reprises que l'économie avait besoin de se crasher. Notez que Trump, qui n'admet jamais une faute, a lui-même dit que les choses pourraient être difficiles pendant un certain temps. Passez cela dans votre machine à euphémismes. Si nous vivons une version exacerbée du « capitalisme du désastre », il pourrait en découler, pour certains milliardaires particulièrement cyniques, que l'économie américaine a besoin d'être détruite. Ils sont animés par le fantasme de la « page blanche », qui leur permettrait de :
Si cela vous semble trop extravagant à imaginer, je me permets seulement de vous rappeler que deux des figures les plus influentes de la droite politique aujourd'hui - Musk et Bannon - ont tous les deux fait des saluts nazis en public. Il faut se rendre à l'évidence : nous sommes dans ce genre de situation politique.
Heureusement, l'influence des idées de Yarvin a commencé à attirer l'attention. Malheureusement, l'attention n'est pas l'opposition. Si le plan, tel que Yarvin l'a exposé, consiste à imposer ces changements sans trop se soucier de l'opinion publique - et à détruire ou à mettre au pas toute institution susceptible de soulever des questions sur l'interprétation de la loi ou de l'histoire par le roi - que se passe-t-il alors ? En s'attaquant aux universités et aux médias, ils posent les conditions qui permettront à Trump de refaire le monde avec ses décrets, soutenus par l'intimidation physique et économique. C'est le golfe de l'Amérique. Il l'a peut-être toujours été.
Si c'est bien la voie sur laquelle nous sommes engagés, les démocrates ne sont pas en mesure de faire grand-chose, même s'ils le voulaient. En tant que parti, ils se sont engagés à « prendre la voie royale » en toutes circonstances - ce qui signifie qu'ils s'engagent à toujours donner l'impression que ce sont eux qui suivent les règles. Si cette attitude a pu paraître pittoresque pendant un temps, elle est désormais complètement à côté de la plaque. Ils prétendent obéir aux règles d'un jeu auquel l'autre partie ne joue tout simplement pas.
Pourraient-ils s'adapter à ce nouveau jeu ? Pas vraiment : La monarchie est un jeu à somme nulle. Lorsque le pouvoir souverain est absolu, on l'a ou on ne l'a pas. Le mieux que vous puissiez faire est de gagner les faveurs du souverain. Cela revient à devenir des partenaires subalternes du régime, une opposition loyale qui ne peut remettre fondamentalement en cause aucune des priorités.
Ces personnes aux commandes se délectent d'être au-delà des limites, d'agir d'une manière si peu respectueuse de la décence élémentaire, qu'il semble insensé de formuler ce qu'elles pensent. Et c'est ainsi qu'ils gagnent : parce que leurs adversaires se refusent à leur attribuer l'audace du mal.
Mais attendez : Trump n'est-il pas en train d'énerver la base républicaine au point que les démocrates ont une chance de remporter les élections de mi-mandat ? Ne devrions-nous pas leur donner assez de corde pour qu'ils puissent se pendre ? Mon cher ami. Ce ne sont pas des enfants qui renvoient la balle.
Quoi que vous ayez pu penser de la représentativité, de la fonctionnalité ou de la légitimité du système électoral américain par le passé, je vous demande de vous rendre compte que ce système est aujourd'hui entre les mains de personnes qui n'ont aucun scrupule à faire pencher la balance.
Peut-être trouveront-ils politiquement opportun d'organiser des élections. Peut-être pas. Mais ces élections ne changeront pas les mains du pouvoir. Avez-vous vraiment besoin de le voir par vous-même pour en être convaincu ? N'en avez-vous pas assez vu ? N'ont-ils pas montré qui ils sont ?
Et que pensez-vous que raconteront les journaux d'ici deux ans ? L'espace médiatique ne sera pas seulement inondé de conneries, nous aurons atteint un nouveau sous-sol de bêtise, noyés dans la merde.
Tous les systèmes politiques reposent sur un ensemble de coutumes qui ne sont pas définies en tant que telles au sein de ces systèmes. Il s'agit simplement de choses de la vie quotidienne, d'attentes en matière d'honnêteté, de bonne volonté et de partage, ainsi que d'un engagement à dialoguer pour trouver la vérité. On pourrait parler de « culture démocratique », comme certains l'ont fait. Le régime fasciste actuel a fait le pari que ces coutumes se sont elles-mêmes érodées à un point tel que le système politique sur lequel elles ont été construites peut être balayé.
Ont-ils raison ? C'est ce dont nous allons discuter maintenant. Et pour celles et ceux qui aiment les défis, nous avons quelques bonnes nouvelles. Il va cependant falloir prendre le temps des les développer.
L'alliance chrétienne/techno-fasciste fait des paris très sérieux, qui pourraient mettre en péril sa stratégie.
Pour n'en citer que quelques-uns parmi les plus évidents :
À première vue, il s'agit de paris assez peu risqués. Mais je vais démontrer que ce n'est qu'une apparence.
Vous savez comment, dans certains contextes, les choses se passent d'une certaine manière et vous vous sentez d'une certaine manière, mais lorsque vous vous retrouvez dans un contexte différent, vous vous souvenez de toutes sortes de choses dont vous êtes capables ?
L'un des effets de la confusion qui nous est imposée d'en haut relève cette sorte d'amnésie, l'oubli situationnel de nos propres capacités. C'est la première chose que nous devons surmonter.
Nous pouvons le faire en comprenant qu'il s'agit d'une contre-révolution. Ces milliardaires sont des « réactionnaires » - et ils se conçoivent comme une réaction à la puissance de nos mouvements sociaux.
Vous souvenez-vous de l'été 2020 et du soulèvement George Floyd ? On en parle aujourd'hui comme d'un « mouvement largement non violent pour une prise de conscience raciale » qui a abouti à une prise de conscience accrue du racisme structurel persistant et à une nouvelle vague de politiques de Diversité, équité et inclusion. Une surcharge de « wokeness » qui est aujourd'hui directement attaquée. En 2020, on a eu l'impression que le triomphe d'un nouveau sens commun était en train de se concrétiser dans les politiques des entreprises et des institutions à travers le pays.
Pour commencer, je pense que nous avons besoin d'une perspective plus complète sur cette mémoire. Ce mouvement n'a pas vraiment émergé spontanément en réponse au meurtre brutal de George Floyd à Minneapolis. Il s'agit plutôt de l'aboutissement d'une série de mouvements de plus en plus puissants qui remontent au moins à Occupy Wall Street en 2011. Que vous y ayez participé ou non, je veux suggérer que ces mouvements ont probablement affecté votre vie en catalysant une série de changements dans le sens commun populaire.
Il est facile de regarder les 15 dernières années de soulèvements et de n'y voir que des échecs, ou d'accuser certaines orientations stratégiques ou tactiques d'avoir empêché les mouvements de s'emparer du pouvoir et de l'exercer. J'aimerais proposer une autre perspective.
La meilleure manière de mettre tout cela à plat, c'est peut-être de décrire la façon dont les états-uniens avaient l'habitude de penser publiquement le monde avant 2011. Je dis « publiquement » parce qu'il y a toujours eu de petits groupes de radicaux qui avaient une compréhension différente, mais ils étaient largement exclus du discours public.
Pour la plupart des gens, l'« histoire » était plus ou moins terminée. Des trucs comme le racisme ou le patriarcat étaient des problèmes qui étaient en grande partie des luttes du passé, qui avaient plus ou moins été surmontés. Le capitalisme et notre système démocratique étaient le meilleur moyen, ou du moins le seul moyen viable, d'organiser la vie économique et politique. Notre travail consistait à trouver un emploi qui nous plaise, afin de pouvoir réaliser notre vision personnelle de la vie au sein de ces systèmes. Nous n'étions pas, dans l'ensemble, des personnes chargées d'une tâche historique transformatrice : les grandes luttes de libération de l'histoire appartenaient au passé et nous étions désormais des participants libres et égaux sur le marché. Appelons cela « le tissu idéologique du néolibéralisme ».
Ce que je veux suggérer, c'est que dans le sillage du krach financier de 2008, ce tissu idéologique a été déchiré par une série de mouvements sociaux. Nous pouvons considérer que chacun d'entre eux a introduit une idée qui a creusé un nouveau trou dans le tissu idéologique, permettant l'émergence d'un nouveau sens commun. Le processus pourrait être résumé rapidement de la manière suivante :
Chacun de ces mouvements a imposé ces idées dans l'arène publique, en déchirant le tissu de l'idéologie néolibérale. Ce faisant, ils ont développé un nouveau sens commun dans lequel les gens ont retrouvé l'idée qu'ils faisaient partie d'une génération qui avait pour tâche historique de refaire les structures économiques et politiques du monde.
Et encore et encore, dans chacun de ces mouvements, les gens ont découvert qu'une fois qu'ils se sont libérés de l'idéologie néolibérale, il y avait une autre force qui soutenait le monde tel qu'il est : la police.
Rappelez-vous l'été 2020. Comme je l'ai dit, on s'en souvient officiellement comme d'un mouvement largement non violent pour la reconnaissance raciale qui a transformé les campagnes publicitaires des entreprises et les politiques institutionnelles. En fait, il s'agissait du soulèvement de George Floyd. Il a commencé par l'incendie d'un poste de police et, pendant environ trois semaines, ce pays a connu la plus grande vague d'émeutes de son histoire, dont beaucoup ont pris pour cible des voitures de police et des infrastructures, paralysant la capacité de la police à maintenir l'ordre dans de nombreuses villes.
Ces quelques semaines au début de l'été n'étaient pas des aberrations que l'on peut rayer de l'histoire de ce mouvement, ni des actions qui ont empêché le mouvement de devenir populaire. Il s'agissait plutôt d'une explosion initiale d'énergie qui s'est tarie au fur et à mesure que le mouvement devenait plus discret, moins perturbateur et davantage guidé par des organisations officielles et des demandes de changements politiques qui pouvaient être obtenus dans le cadre des institutions existantes.
Après 2020, les mouvements sociaux de gauche ont connu une accalmie. Une exception notable reste la campagne Stop Cop City à Atlanta, qui s'est conçue comme une continuation du mouvement visant à empêcher la construction d'un nouveau centre d'entrainement et de formation de la police destiné à reconstruire son image publique.
Mais au printemps 2024, des campements pour arrêter le génocide en Palestine ont été créés par des étudiants et des activistes dans des universités à travers le pays. Ce mouvement a lui aussi contribué au processus d'éducation que je décris, en nous apprenant que les États-Unis sont toujours activement engagés dans le soutien aux régimes qui mènent des génocides. Et que même nos institutions les plus « libérales » sont prêtes à s'autodétruire pour empêcher que cette vérité ne soit dite.
L'intensité de la réponse policière au mouvement de solidarité avec les Palestiniens suggère que ce mouvement a atteint un nouveau type de limite. L'engagement à soutenir l'agression de l'État d'Israël contre les Palestiniens semble si profond que les deux partis politiques et les administrations des universités du pays ont semblé s'accorder sur le fait qu'il serait préférable de détruire la liberté d'expression sur les campus universitaires et de calomnier les personnes qui tentent de s'opposer à un génocide plutôt que de reconnaître l'humanité du peuple palestinien.
Soudainement, aux prises de conscience décrites ci-dessus qui étaient largement axées sur la découverte des contours de l'oppression intérieure, s'ajoutait celle de l'implications des institutions étatiques, universitaires et commerciales dans la politique impériale des États-Unis. Cela signifie que les idées morales fondamentales du mouvement ne pouvaient tout simplement pas être intégrées dans les institutions existantes sous la forme d'une nouvelle politique ou d'une nouvelle formation.
Je sais que je laisse beaucoup de choses de côté. C'est le cas de toute synthèse d'une décennie ou plus. Mais si vous trouvez cela plus ou moins plausible, alors considérez deux points qui, je pense, fournissent une certaine perspective sur ce que cela pourrait signifier d'interrompre les plans qui nous sont actuellement imposés :
Pour résumer : Je vous invite à comprendre que ce qui se passe aujourd'hui n'est pas simplement quelque chose que les puissants font à nous, les impuissants. Il s'agit plutôt d'une contre-révolution que nous avons méritée. Parce que nos luttes pour la justice ont été si efficaces pour perturber leur jeu politique, la classe dirigeante des milliardaires et leurs gourous néo-fascistes ont été contraints de changer fondamentalement les règles afin de nous faire reculer. C'est comme si nous avions gagné la partie jusqu'à présent, au point d'arriver au boss final : la dictature fasciste, la contre-révolution culturelle et un nouvel appareil de surveillance et de maintien de l'ordre. L'escroquerie monstrueuse. C'est le dernier barrage qu'il leur reste pour empêcher qu'une transformation du sens commun ne devienne une véritable transformation de la réalité
Je voudrais me concentrer sur une tension majeure qui n'a cessé de réapparaître dans le cadre du processus que j'ai esquissé et qui, à mon avis, est la source structurelle de beaucoup d'autres. Pour beaucoup d'entre nous, surmonter cette tension nécessitera un autre changement de perspective. Mais je pense que nous sommes à un moment où la seule chance d'être à la hauteur de la tâche signifie un niveau supplémentaire d'éducation collective. Car cela nous permet de voir la principale faiblesse de la contre-révolution de l'escroc monstrueux.
Pour la voir, il faut reconnaître qu'en s'attaquant à ce qu'ils appellent la « wokeness », ils s'attaquent en fait aux politiques qui ont tenté d'adapter les institutions existantes au progrès moral du sens commun que j'ai décrit plus haut : Les politiques de Diversité, Équité et Inclusion, le financement fédéral de la santé, de la science et de la pensée critique, la justice climatique, etc.
Cela révèle deux perspectives qui ont toujours été dans une relation inconfortable à travers le processus que j'ai décrit. Nommons-les :
Cette tension existe depuis longtemps au sein des mouvements pour la justice sociale. Ceux qui travaillent avec les institutions existantes disent que les radicaux dans la rue ne sont pas réalistes - être « réaliste » signifie adapter des demandes élevées aux institutions puissantes existantes et établir progressivement de meilleures normes en leur sein.
Mais celles et ceux qui descendent et tiennent la rue ont toujours eu une réponse convaincante. Ils diraient que c'est ce progrès au coup par coup qui est, en fait, irréaliste : si vous comptez sur les institutions soutenues par l'État pour le progrès moral, tout peut être effacé dès que le vent du pouvoir de l'État tourne et souffle dans une direction différente. En outre, si vous avez renforcé le pouvoir de ces institutions au cours du processus - en leur donnant plus de législation, plus de police, plus de surveillance - alors ces institutions seront en mesure de faire encore plus de dégâts lorsque le vent tournera, comme elles le feront inévitablement lorsque le pouvoir de la classe dirigeante sera réellement menacé.
Peut-être que les choses auraient pu se passer autrement. Peut-être que les progrès au sein des institutions auraient pu se poursuivre sans ce retour de bâton. Mais je pense que nous devons admettre que les choses n'ont pas fonctionné de cette manière pour nous. Pour le meilleur ou pour le pire, le côté rue de l'argument a gagné, et nous devons admettre que le progrès ne peut être confié aux institutions soumises à l'autorité de l'État : il doit être construit et défendu en dehors de ces institutions. J'espère développer ce thème dans de prochains articles.
Nous pouvons donc enfin aborder le point faible de la Révolution Papillon en cours. Le voici : si le point de vue du contre-pouvoir, celui de la rue, est le bon, alors les formes institutionnelles que le progrès a prises ne sont pas réellement la menace que les gens au pouvoir pensent qu'elle représente. Au contraire, ces politiques de « wokeness » institutionnalisée sont, en fait, les moyens par lesquels les demandes de changement dans la rue ont été détournées et apprivoisées afin de maintenir la structure globale du pouvoir. En s'attaquant aux formes institutionnalisées du progrès moral, les fascistes techno et chrétiens se débarrassent de l'une de leurs armes les plus puissantes pour supprimer les mouvements sociaux. En s'attaquant à ces institutions, ils s'attaquent en fait à leur propre bouclier.
Ces formes institutionnelles de gestion des revendications de la base ont été développées au fil des décennies, et ce pour de bonnes raisons. Si nous reconnaissons que notre liberté - et tout le reste - est en jeu, et si nous choisissons la liberté, ils ne pourront tout simplement pas maintenir leur projet par la seule violence et l'intimidation.
Mais cela nécessitera une expression massive de perturbation de la part de la base. Nous avons vu à quoi cela ressemblait : quelque chose comme les premières semaines de la rébellion George Floyd, mais sans aucune illusion de revendications fragmentaires.
En conclusion : un petit groupe de milliardaires, effrayés à l'idée que le peuple américain s'engageait dans une voie susceptible de remettre en cause leur pouvoir, s'est autorisé à rêver très fort du monde qu'il souhaitait. Ils se sont affranchis des limites de la Constitution américaine pour mettre en place une nouvelle organisation du monde politique. Ils se sont donnés le droit d'agir avec audace pour nous imposer ce nouvel ordre, et ils ne s'arrêteront pas tant que nous n'aurons pas trouvé le moyen de les arrêter.
La question qui se pose à nous est la suivante : le processus d'éducation gagné par les mouvements sociaux sera-t-il capable de faire le prochain pas ensemble ? Pouvons-nous abandonner l'illusion que le progrès moral, la lutte pour la justice historique et la lutte pour l'avenir de la vie sur la planète peuvent être réalisés par le biais des politiques des institutions existantes et nous donner le droit de construire directement l'avenir que nous méritons ? Pouvons-nous laisser tomber les conneries et nous opposer à l'appareil de domination comme si nos vies et celles de ceux que nous aimons étaient en jeu ? parce qu'elles le sont.
Quoi qu'il arrive, nous sommes au cœur d'un processus de changement fondamental du monde. Si nous ne voulons pas que leur plan soit le seul sur la table, nous devons également nous donner les moyens de rêver grand, d'agir avec audace et d'affirmer clairement que c'est notre vision contre la leur.
Daniel Grave
March 19, 2025
Images : Cristina De Middel
Ce texte a d'abord été publié en anglais par nos amis de Ill Will.
[1] Dont nous avons déjà longuement parlé dans ces articles :
Des insurrections sans lumière
Ce qui est là (2) Penser le Fascisme, un bilan d'étape
Sur la Conscience malheureuse des Néoréactionnaires
[2] Voir ci-dessus.
21.04.2025 à 12:10
dev
« Ce que j'appelle ici forme-de-vie amoureuse est une politique » Nathan J. Beltràn
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4Si nous ne sommes pas toutes et tous amoureux, nous l'avons pour la grande majorité déjà été. D'ailleurs, les sentiments amoureux s'étalent partout sous nos nez, dans les films, les livres, les magazines, sur les affiches ou les applis ; l'amour est partout et en même temps, tout le monde semble le rechercher. Un peu comme si à chaque fois que nous tentions de nous en saisir comme objet, il s'évaporait. D'ailleurs, dès que l'on tente d'analyser, voire d'analyser politiquement cette étrange substance, on retombe souvent sur de la sociologie froide ou du romantisme creux, parfois même sur de la théorisation de la tristesse.
C'est tout autre chose que tente humblement Nathan J. Beltràn dans ce très beau et très juste texte.
Aux amis, à T, à K.
La modernité a institué deux régimes principaux de la relation amoureuse. D'une part, le couple bourgeois, à savoir la forme contractuelle, codifiée, axée sur la stabilité, la propriété affective & l'organisation sociale du désir. Et qui transforme l'amour en gestion, en sécurité, pire : en projet. De l'autre, la passion romantique, qui, au contraire, est déliaison radicale, fission des subjectivités jusqu'à l'autodestruction. Elle fait du sentiment un absolu qui exige la casse de la forme & de la durée.
Ces deux régimes fonctionnent comme des impasses : l'un neutralise la vie, l'autre la consume. Tous deux supposent une clôture – qu'elle soit dans la norme (le foyer), ou dans l'extase (le ravage). L'alternative à chercher est une manière d'être-au-monde-avec. Où il n'est pas question de pacte, mais de pactage – c'est-à-dire : partage mouvant, non assignable. Certainement pas d'institution, mais toujours de climat. Certainement pas un projet, mais une forme-de-vie.
Une forme-de-vie est ce qui ne peut être séparé de son mode d'existence : une vie qui ne se distingue pas de sa manière d'être. Appliquée à l'amour, la notion permet de penser une éthique relationnelle où l'amour ne serait ni institutionnalisé, ni dévoré par sa propre intensité, mais vécu comme modalité singulière d'être- au-monde-avec. Cette alternative existe déjà, elle naît sans mots – souvent dans les épreuves de la vie, dans les environnements marqués par le rejet – mais elle se réinvente sans cesse & reste – toujours – à réinventer.
Il n'y s'agit pas seulement d'aimer quelqu'un, mais de construire avec lui une manière d'habiter l'existence, de faire du lien amoureux un monde partagé, une série d'actes, de gestes, de percées, qui soit une vie commune sans modèle prédéfini.
Une forme-de-vie amoureuse n'est pas un rôle, ni une posture, ni une scène rejouée. C'est une existence traversée par l'autre — non comme possession, mais comme intensité. Une manière de parler, de se taire, de se lier, d'errer ensemble. Un lien qui n'organise pas, mais dérègle doucement ; & dont le geste premier n'est pas de se sécuriser mais bien de se rendre à la candeur & l'attention.
Aimer devenu co-habiter une faille, respirer ensemble dans la trouée, dans l'ouvert, ce qui est tremblé au monde.
Le tremblé n'est pas faiblesse. Il est le signe d'une vie qui insiste, qui passe. Il est mouvement vital, signe du passage entre le corps & le monde, entre la matière & l'esprit. Une trille qui annonce que quelque chose se transforme. Trembler n'est jamais ployer mais : se rendre disponible. Que ce soit à l'intensité, au lien, ou à la révélation de l'autre. Le tremblé dit l'ouverture d'une faille. Il est geste par lequel la forme se défait, se laisse traverser, & où s'incarne le mystère.
Il faut donc l'entendre comme acte mystique : une manière de sentir dans le corps l'approche de ce qui lui échappe.
Le tremblé est le signe de l'entrée en présence. Le signe de l'incarnation de l'érotique, de l'éthique & du sacré d'une manière qui ne puisse les figer.
Dans cette forme-de-vie, chaque geste est veiné — au sens où il porte en lui une mémoire, une opacité, un tremblé. Le toucher n'est plus seulement contact : il est passage, dépli, réel moment d'intensité – il arrache à l'exil. La parole, elle, n'est plus simple communication mais : rite, dépôt du sacré & d'une langue nouvelle. Le silence lui-même se fait scène, lieu d'une écoute élargie.
C'est ici que le sacré profané entre en jeu. Ce n'est pas un culte : c'est une intensité profane du lien. Ce qui est nommé sacré profané est le sacré rendu à l'usage commun, non révéré, mais partagé. Non mystifié, mais incarné. Un regard qui ouvre, un souffle qui altère, une main qui éveille.
Aimer, ici, c'est créer un langage qui ne ment pas. Un langage à deux corps, à deux voix — inachevé, poreux, toujours en devenir.
Le cœur battant de cela est une figure : celle de l'être comme brèche, seuil, trouée. Non comme objet de fascination, objet de désir, pire : sujet de désir (c'est-à-dire qu'on assujettit au rôle de désiré) mais comme torsion active dans le réel. Il introduit une discontinuité dans le flux des choses, une faille où se reconfigure le rapport au monde.
L'être aimé ressenti comme figure qui désape, qui expose, qui déplace. L'autre comme une puissance de l'entrée. Qui force à réapprendre le langage, à redécouvrir le lien et/ou le corps comme passage. Aimer ces figures, & les concevoir ainsi, ce n'est pas les annexer : c'est les suivre dans leur(s) danse(s). C'est consentir à ne plus savoir & prendre corps avec elles.
L'autre n'est plus simplement partenaire : il est lieu de passage, de dénudement, de révélation. Il oblige à sortir du moi, à traverser la forme, à risquer la parole. Tout devient ontologie relationnelle. Aimer l'autre c'est habiter cette brèche, ce tremblement, en déjouant la saisie.
Ce que j'appelle ici forme-de-vie amoureuse est une politique : elle agit par contagion lente, par gestes, par intensités partagées, cherche à dissoudre les pouvoirs, à résister aux automatismes, à l'aliénation & à l'ensorcellement généralisé, elle invente des manières d'habiter ensemble hors des schèmes. Enfin : elle ne sépare pas l'érotique, l'éthique, le mystique mais les relie dans l'instant.
Ces formes-de-vie ne cherchent pas à établir des appartenances, mais à ouvrir des co-présences. Elles cultivent l'absence de lien qui lie : une fidélité sans contrat, une alliance sans assignation.
Aimer sans garantie, aimer sans gestion, aimer comme on veille une faille dans le corps du monde, c'est déjà s'apprendre à fissurer les régimes de pouvoir. Cela appelle à l'invention de formes non hégémoniques de lien. Cela appelle à des alliances de brèche, des liturgies migrantes, des complicités sans clôture.
Aimer devient alors un art vrai, radical & tendre. Un art de la co-existence poétique. Un art de vivre ensemble dans la déprise, dans la fissure, dans la veine vive. Et si – évidemment – les amants ne constituent pas le nouveau sujet révolutionnaire, la manière qu'ils ont d'habiter le monde en est l'un des agents.
La forme-de-vie amoureuse invente une enclave d'intensité saine. Un espace de respiration. Elle n'est pas réductible à l'amour “conjugal” ou sexuel, elle est une manière d'être en relation, de partager un monde à travers les gestes veinés, des seuils habités, & cela traverse autant l'amitié — l'amitié comme puissance existentielle.
Là où l'amitié n'est plus simple soutien ou accompagnement social, mais une forme tremblée de co-présence : une amitié qui dérègle, qui altère, qui exige de réécrire la grammaire du lien ; une amitié où l'on ne s'appartient pas, mais où l'on se touche par ET dans le souffle, la faille, la brèche. Elle est une forme d'affectivité oblique : elle ne s'installe pas dans un contrat du lien, mais dans ses seuils.
Et si, encore une fois, ces amitiés-là ne sont pas à proprement révolutionnaires : elles redonnent au lien sa densité première. Elles sont formes politiques souterraines, allégeances sans servitude, possibilité du tremblé. Une forme-de-vie amoureuse naît d'un geste d'amitié qui ne veut rien — sinon la présence nue & ferme de l'autre.
Il faut maintenant en poser les limites. Non pas les limites de la forme-de-vie amoureuse mais — de ce texte lui-même : tout ce qui précède est écrit depuis un détour théorique ; cela analyse, nomme, articule mais y manque la densité. Cela s'en remet à la philosophie — & c'est la philosophie même qui faillit dans cette densité-là. D'abord, parce qu'elle ne peut que penser à partir d'un sujet, du corps comme outil, de la relation comme d'un cadre, puis, parce qu'elle reste fichée dans sa langue politique – y compris lorsqu'elle prétend l'avoir défaite.
Autrement dit : ce texte est trop plein de langage. À jeter après lecture pourrait-on dire. Il est trop plein de langage alors qu'il nécessiterait de soustraire, de désoeuvrer, de profaner, et ce, jamais dans une langue qui cherche à décrire, ni même à dire mais qui veine, délire & saigne.
Il lui manque une profondeur ontologique, c'est vrai – mais pire encore : il lui manque d'être veiné ; il lui manque l'amorce d'un geste, la vraie venue du corps.
Il aurait fallu écrire dans une voie inverse ; ce texte, rien n'y tremble, n'y délire ; il n'a – rien du sang. Il dit le monde, quand il aurait dû se faire monde, ou, tout du moins, manière d'y être, puis, dit ce qu'est une forme-de-vie amoureuse quand il aurait fallu qu'il la traverse.
Il n'est – bien sûr – nullement question de renier ce qui y est écrit — mais, comme dit, d'en tracer les limites. Tant du texte que de la philosophie même – qui ne sait, ne peut écrire depuis la brèche.
Il aurait fallu écrire dans une voie inverse. Il aurait fallu écrire un poème.
Nathan J. Beltràn
21.04.2025 à 11:43
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Visite du pape François en Corse, reportage et écritures [Replay]
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Alors que nous finissions d'éditer les derniers articles de l'édition de cette semaine, la nouvelle est tombée : le pape François est mort, décédé. On ne va pas se mentir, on n'en a pas grand chose à cirer mais c'est néanmoins l'occasion de republier cet excellent article paru en décembre dernier à la suite de sa visite en Corse.
Dimanche 15 décembre, le Pape François se rendait en Corse pour tenir une messe dans la cathédrale Notre-Dame-de-l'Assomption. Sa venue, boudée par les élus français selon nos confrères du Monde, peut-être comprise comme un pied de nez à l'inauguration fastueuse de Notre-Dame-de-Paris la semaine précédente, où s'étaient données rendez-vous les « grands [qui] conspirent entre eux » (Ps 2.2). C'est en tous cas ce que défend ce curé sans renom qui nous a transmis, depuis la Corse, cette mise en garde et ce rappel : la parole véritable amende le monde et conspue les puissants.
« Si "l'univers se déploie en Dieu, qui le remplit tout entier, il y a donc une mystique dans une feuille, dans un chemin, dans la rosée, dans le visage du pauvre". Le monde chante un Amour infini, comment ne pas en prendre soin ? » (Pape François, Laudate Deum, 65)
Bénis sois-tu François ! Pour ce don du coeur fait à la Corse, pour cette joie que tu as créée, pour ta présence à nos côtés, hier, à Ajaccio.
Bénis sois-tu Francois ! Pour avoir par quelques saintes paroles fait vibrer la pierre de notre cathédrale, auréolée en ce jour d'une joie toute neuve. N'est-il pas merveilleux d'observer, sous la douceur du regard d'un saint homme, le visage d'une Dame qui s'empourpre ? Car c'est pour toi qu'elle s'est faite belle, tu sais. L'annonce de ta venue fut pour elle une lumière ! Alors, avec ses petits moyens, elle s'est empressée de se rendre présentable, de se hisser à la hauteur du rendez-vous, de sa rencontre avec toi. Si l'on nous passe le mot, sa seule « obsession » depuis fut de te rendre sa lumière : cet éclat prude et rassurant qui va si bien aux mères. Comme à son habitude, Notre-Dame-de-l'Assomption revêtait aujourd'hui la grâce des choses simples et vraies : proportions modestes, ornements discrets, ne cherchant ni à écraser ni à éblouir, elle sut rester ainsi à bonne hauteur. Une beauté chaste en somme, pudique, humble ; mais qui renvoie aux yeux purs la plus douce des lueurs.
Alors ce n'est pas qu'elle « trouve un motif de fierté par comparaison à une autre » — car elle ne se prend pas pour une autre, « elle qui n'est rien » (Galates, 6.4). Mais tout de même, accordons-lui le droit d'être fière (de cette fierté non écumante, propre à celles et ceux qui se fichent de la gloire), fière de s'être sentie choisie, elle la petite, elle la timide, elle que le monde, par lassitude ou par mépris, ne voit même plus, et qui en ce jour resplendit à nos yeux comme la plus belle des Dames : cette mère des pauvres que seul guide l'amour du peu. Mais soyons clair : cette modeste condition n'obscurcit pas son coeur, bien au contraire ! La vue rivée sur l'horizon, Notre-Dame-de-l'Assomption voit plus loin, pense plus juste, rêve plus beau que n'importe laquelle de ses soeurs embastillée dans un chaos urbain.
La parisienne, elle, n'est pas tout à fait cette madone à l'accent chantant et à l'odeur de sel, cette mère aimante et chaleureuse qu'on imagine très bien nous prendre affectueusement dans ses bras. Non : Notre-Dame-de-Paris, c'est la glace des hauteurs, le faste excentrique, la majesté qui attire en tenant à distance. Vu d'ici, pas étonnant qu'elle se soit toute sa vie offerte « aux grands [qui] conspirent entre eux » (Ps 2.2). À ces milliardaires et ces politiques qui tentèrent après l'incendie de se racheter une conscience, de redorer leur image en bondissant sur les ruines encore fumantes de la cathédrale, nous reconnaissons ce trait spécifique qui les révèle pour ce qu'ils sont et n'ont jamais cessé d'être : des vautours alléchés à la vue du cadavre encore chaud. De quoi voudraient-ils se racheter ?? Cela frères et sœurs, nous ne le savons que trop ! C'est une loi de l'économie trop souvent oubliée que pour faire quelques riches, il faille simultanément faire beaucoup de misères… Depuis que ce monde fait monde les choses tiennent ainsi. Mais rassurons-nous :
« Il est plus facile pour un chameau de passer par le trou d'une aiguille que pour un riche d'entrer dans le royaume de Dieu » (Mt 19.24)
Il faut le dire sans ambages : l'arrogance et le mépris du monarque Macron, ami des créanciers vautours, accomplissent l'œuvre du Mal : saigner la plèbe et s'enivrer de son sang jusqu'à plus soif. Et si le sang des modestes était aussi celui du Christ ? et leurs corps, son corps ? Ainsi les rois avides ne manqueraient jamais ni de vin ni de pain… Frères et sœurs, entendez-vous ici le sens de ces paroles ?
« Leur argent et leur or ne pourront les sauver, au jour de la fureur du Seigneur (…) car l'or et l'argent sont la cause de leur péché. De leur splendide parure ils ont fait leur orgueil ; (…) j'en ferai leur souillure. » (Ez 7-20).
Alors même si, avec toute l'habileté communicationnelle qui le caractérise, le cardinal Bustillo nous a bien expliqué que l'on ne devait pas poser les choses ainsi, que l'on ne devait pas opposer la Corse à Paris et ressasser ainsi la division, accepte néanmoins, François, que nous y voyons tout de même un pied-de-nez adressé aux puissants. Car oui, nous le savons, tu n'as qu'un visage François. Alors en le tournant vers Notre-Dame d'Ajaccio, tu ne pouvais que le détourner de Notre-Dame-de-Paris. Même si ce n'est pas tout à fait comme cela que tu commenterais ton geste, accepte qu'il soit ainsi par nous perçu : comme l'accomplissement d'une justice élémentaire.
Bénis sois-tu Francois ! Pour avoir avec élégance fait passer ce message : ils comptent aussi, « ceux qui ne sont rien », et à tes yeux aujourd'hui bien plus que ceux qui les désignent et les considèrent ainsi — je veux parler de ceux qui les méprisent ! Tu as rappelé par là le message simple de Jésus repris par François d'Assise ; le message que certains hauts dignitaires de ton Eglise — franciscains de surcroît ! — semblent avoir oublié lorsqu'ils s'égarent à bénir des banques :
« Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent » (Mt 6.24)
Bénis sois-tu François ! Pour avoir subtilement désigné le danger que certains groupes identitaires, par leurs manigances honteuses, font courir aux âmes en perte de repères. En se servant par exemple de traditions pieuses pour mener une croisade hallucinée contre les musulmans.
« C'est en toute justice qu'ils seront punis à cause de leur méchanceté, car ils ont manifesté pour l'étranger une haine particulièrement cruelle » (Sagesse 19.13).
Celui qui exclut l'étranger, qui pêche et repêche son identité dans une mare de sang, qui puise dans l'infamie les conditions de son salut, qui sculpte sa voix dans la pierre du mensonge, celui-la n'a pas sa place dans le royaume de Dieu. Leur passion de l'Empire est un mal millénaire. À ce titre, la torsion symbolique affichée sur la place du Casone est un curieux hommage qui leur fut fait : au-dessus du fronton arborant la paix (« A Pace »), la silhouette d'un guerrier sanguinaire découpe le ciel : Napoléon, petit César français, est là pour rappeler que l'Empire et sa Pax Romana ne sont pas morts — et que jamais il ne feront pénitence…
Bénis sois-tu François ! Toi qui n'as pas non plus hésité à pointer du doigt la folie d'Israël, lorsque la France des Droits de l'Homme peine encore à simplement nommer le massacre en cours à Gaza. Songeons-y : effacer la Palestine, c'est quelque part aussi effacer la figure historique de Jésus…
« Qui ferme l'oreille à l'appel du faible criera, lui aussi, sans qu'on lui réponde. » (Proverbes 21, 1-6 ;10-13)
Bénis sois-tu François ! Pour ne pas avoir eu peur de trancher lorsque cela s'imposait. En chassant avec force la mafia de ton Eglise, par exemple, lorsqu'à Naples tu l'as fixée droit dans les yeux, l'as appelée par son nom et lui as dit : va-t'en ! À l'inverse, nous apprenons dans un article du Monde que Mgr Bustillo ne refuse l'amitié de personne, lui. Au point même de rencontrer, discuter, visiter, et dîner avec des figures que François n'a pas hésité à excommunier. Allons cardinal, un peu de courage ! Si l'exemplarité est votre meilleure arme, tâchez donc d'en user ! Lorsque par crainte de diviser vous refusez de trancher, vous mettez à mal (fut-ce malgré vous) la distinction décisive entre bien et mal. Or ce n'est pas exactement la vocation de l'Eglise que de se positionner par-delà bien et mal — c'est que les gens de peu de foi attendent pieusement qu'on leur montre la voie…
Afin de vous donner de la force, rappelez-vous que Jesus n'a pas eu peur de trancher face aux marchands ! Et qu'il ne s'est pas caché, lui, derrière une pseudo « exigence de bénédiction » ! Ainsi lorsqu'il fallut maudire, Jesus le fit sans sourciller :
« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! » (Mt 23.13-36).
Comprenons : si Jesus « apporte l'épée et non la paix » (Mt 10.34-36), c'est précisément pour trancher ! Car ne pas trancher expose au risque de tout aplatir, de tout affaisser, de tout avachir ; et finalement de tout confondre dans la quiétude de l'indistinct… Mais « le Mal, c'est de ne le pas distinguer du Bien. L'indisctinction est son royaume. L'indifférence, sa puissance » (Tiqqun1). Ne pas trancher, c'est finalement choisir de parler « le langage des ténèbres » :
« Ce n'est plus "oui - oui, non - non", mais « ni - ni », un mélange des deux. Ce langage permet de s'adapter confortablement à toute circonstance. C'est le langage des ténèbres. Les ténèbres, cependant, ne sont pas toujours faites d'obscurité. Chers jeunes, sachez-le : il y a des ténèbres déguisées en lumière. » (…) La vérité n'étant pas négociable, la tâche est difficile » (Pape François, Nei tuoi occhi… p. 162-163)
Ainsi il ne sert à rien de prêcher la paix dans le vide — car en vérité tout le monde est déjà rompu à cet idéal. La question de la paix devrait plutôt regarder ce qui organise le conflit dans nos sociétés et dans nos vies : les dispositifs qui l'articulent et les intérêts qui le guident. Avoir fait de l'Economie l'alpha et l'omega de toute valeur, c'est là un péché qui a tout d'originel. D'ailleurs, c'est justement parce que ses lois n'ont rien de « naturelles » que cet ogre d'édifice fait tant de mal à la Nature. Et la fable anthropologique sur laquelle cette idéologie repose, qui fait de l'Homme un loup pour l'Homme, n'a rien de commun avec la vision d'un Jesus. Alors imaginer aujourd'hui le Christ défendre le statu quo qui va bien aux puissants, désolé mais c'est trop pour notre imagination et notre foi.
Pour résumer avec Hugo : on peut « rester au paradis et y devenir démon », ou bien « entrer en enfer pour y devenir ange ».
Pardonnez-nous de vous corriger ainsi cardinal, mais ce ne sont pas des « pulsions tanatophiles » qui encouragent les plus lucides à crier leur rage ; bien au contraire ! En vérité, c'est là le peu de vitalité encore présente qui tente de donner de la voix, de se faire entendre, de réveiller les somnambules et chasser les démons qui empêchent de sentir. Là où vous croyez reconnaître la mort et le désespérance, cardinal, c'est bel et bien la vie qui parle — qui hurle même ! — pour tenter de briser cette bulle d'ambition qui rend sourd.
Passé ce moment de ferveur populaire, passée la communion dans la joie et l'allégresse, nous reposons à présent la question de François : « Che dobbiamo fare ? » Que devons-nous faire désormais pour que subsiste un peu de cette joie ? Pour que ce transport et cette élévation persiste au-delà de cette visite, et que ce 15 décembre demeure bien davantage qu'un faux souvenir figé dans un goodies ? Commencer d'abord par ne pas oublier pourquoi François nous a choisis : pour notre condition modeste. Rendre visite à la région la plus pauvre de France en déclinant au même moment l'invitation de la plus riche, c'est continuer le geste qu'il déploie depuis son élection au Saint-Siège.
Nous avons vu hier un peuple fier, une communauté revigorée par le miracle enchanteur de la reconnaissance. Pour cela François, merci encore. Toutefois, frères et soeurs, n'allons pas faire de ce geste et de ce jour un motif d'orgueil ! Eriger sa fierté en étendard, c'est prendre le risque de l'arrogance. Alors, à l'inverse, laissons fleurir la fierté en silence, dans le secret des coeurs et la paix des âmes, afin qu'elle ne cesse jamais d'être vive.
Aussi n'oublions pas qu'à l'origine, le latin ferus (« fierté ») désigne avant tout le « sauvage, le barbare fougueux et féroce ». Elle est une plaie qui saigne et qui cherche à blesser en retour ; un sentiment fixé sur une défense, sur la quête vengeresse d'une estime de soi égarée. Comprenons bien : la fierté est toujours le symptôme d'un manque à être, le cri de l'humilié qui souffrait dans l'ombre et qui tout à coup gagne une place, rencontre la lueur d'une reconnaissance bienveillante, d'une oreille qui l'écoute, d'un coeur qui le comprend, d'une voix qui lui répond enfin. Nos blessures François, tu es venu les panser, les recouvrir de la plus belle onction : la miséricorde. Un regard bienveillant qui reconnaît et qui absout, qui pardonne et qui console, efface les fautes commises comme les affronts subis.
Alors tâchons d'être dignes de l'attention exceptionnelle qui nous fut portée, en la retournant précisément vers celui qui nous en fit présent. Pour cela nous devons à notre tour écouter François et entendre son message : le message clair et urgent qu'il souhaite laisser au monde et dont nous nous faisons aujourd'hui les dépositaires scrupuleux : il faut sauver la maison commune !
« La logique du profit maximum au moindre coût, déguisée en rationalité, en progrès et en promesses illusoires, rend impossible tout souci sincère de la Maison commune et toute préoccupation pour la promotion des laissés-pour-compte de la société. Nous avons constaté ces dernières années que, étourdis et enchantés par les promesses de si nombreux faux prophètes, les pauvres eux-mêmes tombent parfois dans la tromperie d'un monde qui ne se construit pas pour eux. » (Pape François, Laudate deum, 31)
Et encore :
« Dans leur conscience, et face au visage des enfants qui paieront les dégâts de leurs actions, la question du sens se pose : quel est le sens de ma vie, quel est le sens de mon passage sur cette terre, quel est le sens, en définitive, de mon travail et de mes efforts ? » (Pape François, Laudate deum, 33)
Alors, à la manière de nos ancêtres qui ont un temps protégé les papes, nous pouvons être la garde corse qui s'engage et porter et protéger sa mission : sauvegarder notre terre.
Sans cela que dirons-nous à nos enfants ? Et eux, quelle impression garderont-ils de sa venue ? Pourront-ils conserver quelque chose de cette joie ? de cette reconnaissance ? de cet amour reçu ? Ne les exposons pas à la honte en nous vautrant dans l'inconséquence et l'ingratitude. Il ne faut qu'aucun d'eux puisse dire un jour : « Alors quoi ? Papa Francescu est venu, il m'a vu, m'a pris dans ses bras et m'a béni, il a rempli de joie le coeur de mes parents, et voici qu'à présent ils lui font faux bond ! Voici qu'ils oublient ses avertissements, se gaussent de ses conseils, piétinent sa prévenance et trainent sa bonté dans la poussière ; et voici enfin que sur le tronc de leur orgueil fleurit ma honte… Etaient-ils à ce point sourds qu'ils n'entendaient même plus les hurlements de la misère ? les cris des bêtes qui agonisent ? les océans qui gémissent et les forêts qui crament ? N'ont-ils pas reconnu, dans la colère du ciel qui en ce jour s'abattaient sur Mayotte, un signe des temps qui gronde ? Une Némésis furieuse prête à entrer en scène ! »
Alors, frères et soeurs, pourrons-nous supporter la douleur de ces suppliques, et livrer ainsi consciemment nos enfants aux châtiments du siècle ? Ecoutons-les encore, qui nous parlent depuis demain : « Vous vous êtes enivrés de vos excès, de vos errements, de vos disputes et d'innombrables vanités encore, sans même penser à nous, sans même un instant vous demander ce que nous, nous penserions de vous… Alors aujourd'hui nous vous posons la question : qui applaudissiez-vous, en 2024, à Ajaccio ? François ? un pape parmi tant d'autres ? ou bien seulement vous-mêmes ? »
Souvenons-nous : « Ils ont couru après des riens, et les voilà réduits à rien. » (Jr. 2:5) Dans cette sentence vieille de 2600 ans, il y a déjà toute une sorcellerie marchande qui s'affirme : la vacuité de nos consommations nous transforme en êtres vides ; et dans ce vide qui nous creuse, l'avidité prend forme. Alors on nous vend toujours plus de riens, toujours plus de vide, toujours plus de manque pour attiser le désir et encore faire tourner la Machine. Dès lors, si l'on veut conserver en nos coeurs quelque chose de cette visite du pape, en garder une impression autrement plus forte, autrement plus vivante qu'un vulgaire imprimé de son visage sur une casquette, un t-shirt, un mug ou un magnet, nous devons avant tout nous souvenir de qui il est, de qui il défend et de qui il combat, de ce pourquoi il s'engage et ce à quoi il nous engage : trancher dans le monde pour lui donner sens, afin que nos joies et nos colères se répondent en justice.
La Corse qui a réellement rendu hommage à François — c'est-à-dire à l'homme plutôt qu'au rang, à l'être plutôt qu'à l'image (image au sens d'eidolon : « idole ») —, est une Corse qui se dit au futur : c'est la Corse qui mettra en acte l'enseignement de François (qui est aussi déjà celui d'un Jésus ou d'un Francois d'assise : le seul temple qui vaille est le temple du cœur) ; c'est la Corse qui se souviendra que la pauvreté, les guerres, les catastrophes naturelles à répétitions n'arrivent pas sans raisons, et que ces raisons sont celles d'un monde et de gens qui n'en ont plus.
Ce que François a dores et déjà laissé au monde et qu'il a également laissé hier en Corse, c'est l'exemple d'un pape qui recherche moins les honneurs et le faste que la joie simple d'une communion vraie ; l'exemple d'un homme sage, donc, qui a compris que ce monde devait finir — afin que d'autres naissent.
un prete senza fama
21.04.2025 à 11:36
dev
Le luxe communal est notre programme [Torr e benn #4]
- 21 avril / Avec une grosse photo en haut, 2, PositionsAlors que tout le monde semble accablé par la propagation d'une misère fasciste, le nouveau journal-tract breton Torr e benn [1] propose a contrario de diffuser et propager son programme pour un luxe communal.
Entre la grisaille du monde et l'éclat des splendeurs fausses du capitalisme triomphant, on peine à entrevoir un peu d'espace pour que nos espoirs et nos joies trouvent à s'épanouir dans le temps et à se diffuser dans la foule. Les grands récits de changements heureux sont tombés et il ne nous reste, souvent, plus que les petits arrangements avec le réel mesquin pour espérer, simplement, vivre correctement. Même les artistes et gens de cultures, dont on pense si souvent qu'ils rêvent à de grands lendemains qui chantent, même eux, ne parlent plus que de taux de TVA, de cotisations retraite et de coupes dans les budgets. C'est dire si la douce utopie artistique ou la radicalité révolutionnaire des avants-gardes se sont évaporées face à la chape de plomb de l'époque…
Bien sûr, les artistes, et toutes celles et ceux qui collaborent aux mondes de la culture, ont raison de chercher à préserver les quelques menus moyens à leur disposition. On ne leur donnera pas tort non plus quand ils poussent un peu pour obtenir quelques conditions meilleures, par exemple en souhaitant étendre le régime de l'intermittence, ou en créant une sécurité sociale de la culture. Mais, nous qui sommes gardiens de nuit, enseignantes précaires, graphistes, imprimeurs, musiciennes, manutentionnaires parfois, partant du caractère composites de nos vies, ce sont d'autres désirs qui nous animent. Des désirs qui chamboulent et bouleversent, qui meuvent et soulèvent. Des désirs qui permettent de dépasser l'identité de métier et qui invitent tout le monde à se lier dans le bonheur de créer pour autrui.
Organiser une série de petits chantiers-écoles pour dessiner et réaliser des vitraux afin de décorer un hangar associatif. (en cours dans un hangar associatif à Locquirec)
Ce que nous voulons ce ne sont pas des miettes, mais les meilleures pâtisseries, ce ne sont pas de vagues allées enherbées mais des jardins grandioses et nourrissant, ce ne sont pas des appartements passoires mais des cabanes-palais pour toutes les manières d'habiter. Ce que nous voulons c'est l'excellence, et l'excellence pour tout le monde.
Entendons-nous bien, le luxe communal, qui a été pensé une première fois par la fédération des artistes pendant la commune de Paris de 1871, n'a pas qu'une forme. Il peut consister en une fête grandiose et inhabituelle pour les gens du bourg, en la construction d'une salle commune avec des matériaux nobles pour abriter des assemblées de quartier, en la réalisation d'une fresque extérieure pour raconter en image l'histoire glorieuse de la population d'une ville. Mais il peut aussi prendre la forme d'une attention partagée largement à l'amélioration forte et subite de l'existence, comme l'a été la généralisation de l'enseignement de la lecture, de l'écriture et du calcul en son temps, et comme pourrait l'être aujourd'hui le développement d'une éducation sentimentale, en particulier des jeunes garçons. En somme, le luxe communal consiste en un déploiement considérable — parfois une débauche — d'énergie, de moyens et de savoir-faire soit pour quelque chose de non nécessaire mais terriblement désirable soit pour quelque chose qui représente une amélioration forte de la qualité de la vie.
Grande fête des fiertés pauvres réalisée grâce à la cotisation de personnes
au RSA pour offrir une fête à tout le monde. (idée née à Lyon en attente de réalisation)
Il importe de ne pas oublier qu'aucune forme de luxe n'est permanente et universelle. Pensez seulement à ces idiots qui, n'ayant aucune imagination, décident de plaquer d'or leur salle de bain. Ce qui leur semble être l'expression audacieuse du luxe et de la débauche de richesse, nous paraît, à nous, la preuve de la sécheresse de leurs désirs et l'immensité de leur bêtise égotique. Les chiottes en or, c'est vulgaire et ringard en plus d'être arrogant et mesquin. Les perruques blanches poudrées de la noblesse du XVIIe siècle, ou les fraises au col des nobles du XVIe siècle revêtent pour nous le même caractère de ridicule, quand bien même ils étaient des signes de luxes raffinés en leur temps. Forts de savoir cela, nous considérons qu'il n'est pas question de définir fermement ce que doivent être les formes du luxe communal et que seule la diversité des tentatives sera féconde.
Il est, cependant, des choses que le luxe communal ne peut pas être à terme. Parmi celles-ci, il ne peut pas être un simple élargissement des codes du luxe propriétaire, du luxe des riches. Car celui-ci se construit sur sa capacité à se distancier de la foule grouillante que nous formons. Comme quelques proches l'avaient écrit il y avait quelques années :
« Le luxe communal ne se définit pas par un élargissement des bénéficiaires de ce luxe propriétaire ; le luxe communal, c'est autre chose.
Les représentations des grévistes de l'opéra de Paris ou les 350 musiciens jouant Dvorák à Nuit Debout ? Cela est beau comme une culture d'élite qui se donne à voir à tous — ou à tout le moins une culture d'une classe sociale qui se pense et agit comme une élite. Le signe principal que ces gestes renvoient est qu'une culture déliée des objectifs mondains de représentation sociale pourrait, peut-être, être une culture qui s'offre au regard de tous, une forme de socialisation de l'exigence formelle bourgeoise mais aussi, et cela a son importance, de ses codes ankylosés et de ses traditions mesquines. […] Car ce qui distingue le luxe communal du luxe propriétaire c'est 1. son ouverture à celles et ceux « qui ne savent pas »,2. la transmission, en vertu de cette ouverture, des capacités techniques et pratiques de l'exigence commune et 3. l'accueil de possibles transformations des exigences portées par la grâce de ces nouvelles rencontres [2] . »
Sur ce principe on pourrait sans doute regrouper une méthode propre au travail pour le luxe communal : faire à plusieurs, se former, avoir de l'exigence, se donner les moyens de ces ambitions et dépasser le groupe affinitaire.
Ce dernier point nous semble d'ailleurs particulièrement important. Il est indéniable que les premières fêtes, ou les premières occasions d'appliquer gratuitement un savoir-faire nouvellement acquis concernent en premier lieu les cercles proches, amicaux ou familiaux. On va d'abord embellir le départ à la retraite de son père, ou on va d'abord faire une tête de lit en chêne massif pour sa meilleure amie, avant même de penser aux voisins que l'on connaît à peine ou aux inconnus de l'autre bout de la ville. Il n'y a aucun mal à ça. Mais le luxe communal consiste justement à penser ce que l'on fait pour dépasser ce cercle proche. Si la communauté des proches est le lieu où s'affirment les amitiés et l'intensité des liens, l'échelle de la commune, là où on ne connaît pas tout le monde, est l'endroit de la générosité désintéressée autant que l'assurance de ne pas s'enfermer dans un esprit clanique qui voit l'inconnu et le méconnu comme un problème. C'est aussi cette attention à l'ouverture qui permet la confrontation à des mondes auxquels on n'est pas habitués et à des réalités qui nous échappent. Ce qui est luxueux dans la porosité des mondes, c'est la capacité à faire se confronter des imaginaires, et par là, à enrichir les siens. Il y a même une manière de jouer d'une fausse concurrence amusée entre les différentes formes de vie dont le seul objectif est l'amélioration du niveau général pour le bonheur de tout le monde.
Organiser une école de pâtisserie d'une semaine et réaliser des centaines de petits gâteaux pour les offrir lors de l'anniversaire de la victoire contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. (réalisé en 2020)
Les tentatives vers le luxe communal doivent se penser matériellement, et la contrainte économique ne doit pas être un frein à l'aboutissement de ce qui est souhaité. Nous avons le droit à du beau papier, à des bons vêtements, à des lieux grandioses, à des outils, à des aliments fins, etc. Ce droit n'est pas négociable et il n'a pas à dépendre de notre position sociale. Par conséquent, œuvrer pour le luxe communal c'est essayer d'organiser la réalité de l'application de ce droit. Si on ne peut pas acheter tous ces biens : on les fabrique, on les détourne, on les réquisitionne, on les occupe, bref, on se donne, ensemble, les moyens de pouvoir exercer ce droit à l'excellence et à son partage. La mise en commun des moyens, la mutualisation des outils et la transmission des savoir-faire est une condition de la possibilité de cette forme partageuse du luxe. C'est aussi le seul moyen qui permet à toutes celles et ceux qui auront participé de s'approprier une parcelle de la fierté collective. La seule limite à l'expression de ce droit est l'attitude nihiliste qui consiste à se foutre des potentielles conséquences néfastes du geste collectif. Le mur climatique implique une réflexion non pas sur la nécessité de la sobriété mais sur les bons arbitrages dans l'engagement des ressources pour ne pas être dans la prédation et l'extraction forcenée des matières. Le luxe communal ne peut être pas une décadence de fin du monde. Si la recherche de l'excellence est centrale, sa mise en partage doit rester l'exigence première. On le voit, l'attention au contexte est cruciale. Il serait fâcheux, alors, d'oublier le rapport de force que nous vivons : jamais les classes supérieures ne nous laisseront construire sans s'opposer à nous, encore moins si ce que nous bâtissons est une source de désir et de plaisir qui les met sur la touche. Le luxe communal peut aussi se penser comme un de nos outils dans ce contexte conflictuel. D'abord en nous assurant des espaces de désirs qui dépendent de la mise en commun et s'affranchissent des logiques commerciales ; ensuite, en pensant des formes offensives qui s'attaquent au pouvoir symbolique des dominants ou à leur capacité matérielle de verrouiller nos existences, à la manière des carnavals d'hier et d'aujourd'hui qui moquent les puissants. Il faut garder à l'esprit que la richesse des riches existe parce que nous travaillons et parce que nos savoir-faire sont exploités. Jamais Arnault n'a dessiné ni cousu un sac Vuitton, jamais Pinault n'a réalisé une œuvre d'art. Leur capacité à prescrire ce qu'il faudrait aimer ou faire est fondée sur l'usurpation de notre travail. Mettons celui-ci au service du plus grand nombre à chaque fois que c'est possible et sapons leur autorité autant que faire se peut.
Construire une maison du peuple et la monter sur une place publique lors d'une manifestation (1re tentative à Nantes en 2017)
En revanche, la culture de la conflictualité n'a pas à s'étendre massivement entre nous. Ce qui fait la générosité du luxe communal c'est aussi notre capacité à penser l'altérité, à composer avec la diversité des désirs et l'intuition qu'il ne faut pas chercher à réconcilier toutes les contradictions.
Le débat et les juxtapositions improbables sont certainement plus fécondes que les définitions strictes de ce qu'il faut faire. D'autant plus que le luxe communal nous apparaît comme un vaste chantier, un moteur désirable pour nous mettre en marche et arracher un espace pour rêver de nouveau. Nous avons la conviction qu'aucune expérience immédiate ne sera parfaite, mais que notre exigence constante portée à l'amélioration de nos capacités à frôler l'excellence et à la partager nous rendra palpable la multitude des choses que la révolution rend lointaine.
Organiser des chantiers-écoles pour apprendre la charpente traditionnelle et construire une halle commune. (Quartier libre des Lentillères à Dijon).
1.
Le luxe communal est un déploiement simultané et conjoint vers l'excellence et vers autrui.
2.
Le luxe communal a plusieurs formes qui ne s'excluent pas nécessairement :
— ce qui est le fruit d'une débauche d'énergie non- nécessaire mais néanmoins terriblement désirable.
— ce qui améliore subitement et fortement la qualité des formes de l'existence.
3.
Le luxe n'a pas de valeur permanente et universelle.
4.
Le luxe communal ne saurait être ni la généralisation, ni la démocratisation, ni nulle autre simulacre de l'actuel luxe propriétaire.
5..
Seul ce qui excède l'échelle de la communauté est de l'ordre du luxe communal. Il est objet du dépassement de celle-ci et de son épuisement.
6.
Aucun mode d'acquisition n'est à négliger tant qu'il contribue à la mise en partage de l'excellence.
7.
Ni ce qui amoindri l'excellence et sa mise en partage, ni ce qui participe de la prédation ne peuvent se réclamer du luxe communal.
8.
Il y a des dimensions offensives du luxe communal, comme dans les registres de la profanation et du retournement symbolique.
9.
Les formes de l'excellence s'imposent moins par le rapport de force des parties prenantes que par l'accueil de leurs sensibilités multiples et parfois contradictoires.
10.
Le luxe communal est une perspective en travail qui peut être parfaitement aboutie mais qui rend palpable et immédiat ce que l'horizon garde lointain.
[1] Torr e benn est né pendant l'automne, c'est-à-dire après le constat de l'abandon en rase campagne par les orgas de gauche, une fois passées les législatives, de toutes celles et ceux qui s'étaient mobilisés contre l'extrême-droite en juin dernier. C'est un journal-tract qui souhaite être un outil pour la multitudes des petits groupes, bandes, amis et familles qui se sont activés dans leurs patelin ou leur quartier pour empêcher que le RN ne rafle la mise. L'objectif est de donner de la matière aux discussions, prolonger ou soutenir des luttes qui visent à améliorer l'existant, ou simplement d'être un support à tracter.
Le principe de fonctionnement est simple : à Rennes on assure un premier tirage qu'on diffuse, et on met à disposition les fichiers pour que toute bonne volonté puisse s'en ressaisir. Des groupes et lieux de différentes villes assurent des relais (les fichiers sont à télécharger dans les liens plus bas, mais on les mets aussi à disposition sur simple
demande à torrebenn@riseup.net).
Il ne faut pas hésiter à inviter à nous contacter.
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21.04.2025 à 11:35
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Emmanuel Thomazo, dont nous avons publié bon nombre de textes par le passé, s'est récemment replongé dans de vieux manuscrits. Il est retombé sur celui-ci, rédigé en novembre 2001 en écoutant France Info, la guerre de Bush en toile de fond... Il y a ajouté un épilogue et nous précise : « J'aurais pu réécrire tout ça avec des brèves plus contemporaines... Mais à quoi bon si rien n'a vraiment changé ? »
(Novembre 2001, en écoutant France-Info)
Mon Nom est InfoX. Je suis la reine des ondes de choc. Je règne par-delà Vérité et Mensonge, dans un monde d'Images et de Folies. Je façonne Consciences et Inconscients. J'aime être chez toi, même en modeste bruit de fond. Ma Science du Ressassement est innée, chacun de mes coups de marteau cloue les épines de mon irrémédiable Actualité dans ton Rêve. Je suis une Schizophrène insoupçonnée. Je puise toute mon Energie dans l'Evènement que je propulse à la Lumière du jour. Je me sens partout chez moi, oui, je me sens partout chez moi, surtout chez toi. J'ignore tout de l'Enfance. Mon Nom est InfoX.
Aaaaah, enfin libre, ma chère petite vaisselle récurée, pas de rapport salarial en vue pour ce jour, si je regardais à travers la fenêtre ? Les Monades n'ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Fidèles au poste, les apprentis de la Charcuterie Poupinet, bras croisés sur le rebord de la fenêtre, les 3 apprentis-charcutiers dans leurs blouses sur lesquelles le sang sèche tètent chacun un gros joint, nourrissons avides, 1 enfant malien de 13 ans tué par l'explosion de l'obus avec lequel il jouait , les 3 apprentis-charcutiers isolent et traquent des yeux les jolies filles qui passent 2 étages plus bas, 5 pour moi, coup de filet policier, 5 fusils à pompe, 1 pitbull, 123 armes blanches, 7 interpellations , oh si j'allais sur le balcon, mon beau balcon, m'accouder à la balustrade rouillée, risquer la chute finale, et moi aussi regarder, regarder à en crever, jolies filles et jolis garçons, belles autos et affreux cabots, et surtout tenter de faire mien le sens du mouvement, le sens du mouvement du monde, le sens du mouvement du monde en lutte contre son autophagie, la Floride n'a toujours pas pansé ses plaies.
Mais, nous devons l'apprendre pour le savoir, une ville sans plaie est une ville morte.
Le couloir que je dois emprunter pour me rendre dans le salon ouvrant sur le balcon, le couloir est envahi par des milliers de sacs plastique vantant les plus grandes marques du monde, j'adore le bruissement qu'ils émettent quand je les foule de mes pieds nus, j'adore leurs caresses la nuit sur mon corps nu quand ravagé par l'insomnie je vais boire un verre d'eau dans la cuisine, le plus petit avion de tourisme s'écrasant dans la plus petite piscine de stockage de combustibles irradiés du centre de retraitement de la Hague égale 67 Tchernobyl , nous ignorons ce que cela signifie, passons outre cette terrible sensation de vivre dans un monde qui n'existe déjà plus, j'ai toujours l'impression d'être une aristocrate oisive quand j'ouvre la porte-fenêtre donnant sur le balcon, système Crotale de surveillance, j'ai toujours rêvé d'enfiler un préservatif fantaisie à un missile sol/air, ou même oh oui à un simple serpent à sonnette, mais je ne l'ai jamais fait, faute de posséder missile ou serpent, je ne connais rien de plus exaltant que de m'accoupler avec ces êtres et ces objets qui savent décocher la mort aussi simplement qu'un sourire commercial, oh ce cauchemar de boucan automobile, oh ces roquets aboyeurs, les 3 apprentis-charcutiers sourient, ils sont mal rasés, ils doivent être sales, je n'irai pas acheter mon pâté là-bas, non, je n'irai pas acheter du pâté là-bas, non, pour rien au monde, même pas pour la fin du monde, j'ai mal au ventre rien qu'à l'idée.
L'idée, c'est que je suis le personnage.
Oooooh, la vie abjecte !
Garé sur le parking immense entourant la dernière colline autorisée aux oiseaux, l'œil sur le rétroviseur où deux amants fugitifs forniquent dans une vieille coccinelle comme des sardines en boîte.
1400 immeubles mis à prix 3 milliards d'euros.
Il faut que j'aille me faire tester.
Et au cœur de ma rêverie je vis tout homme expulsé de tout rêve.
Aristote a écrit que l'homme est un animal politique,
Hobbes a écrit que l'homme est un loup pour l'homme,
Des milliers d'autres ont écrit que l'homme était ceci ou cela,
Et nombre de constitutions ont décrété que l'homme était un citoyen, (assujetti à des devoirs, jouissant de droits) :
Moi, mon heure a sonné d'écrire que l'homme est :
Un animal abject.
Et si ni vous ni moi ne savons pourquoi, ils vont tous bénéficier d'un plan d'épargne personnalisé , en arrachant notre cuirasse publicitaire, en torturant notre viande faisandée, en titillant nos nerfs à vif, en grattant nos os trafiqués, vous comme moi savons en quoi l'homme est un animal abject.
Otage de la mort détestant son existence,
Otage de l'existence détestant sa mort :
Et bicéphale à tout instant, et monstre en indétermination, pouah, enfin oui : l'homme est un animal abject et cette affirmation est le tas de fumier sur lequel repose désormais la vigueur de toute utopie.
Et l'utopie comme parasitage de l'ici maintenant, mutation de l'ici maintenant, ici, maintenant.
A Drouot, un boulet de canon provenant de la bataille de Waterloo mis à prix 305 euros.
Ne t'allonge pas sur n'importe quel divan si tu veux rimer avec vivant.
Les amants ont depuis longtemps déserté le rétroviseur.
C'est un exercice militaire multinational dans le désert égyptien et l'ennemi est en carton-pâte , ma télévision est en viande hachée pétrifiée et plastifiée, je ferme les yeux pour échapper à mon autoportrait : poète écrivant avec un scorpion trempé dans un flux d'ondes délétères.
Dans la bodega bourgeoise où bouillonne une soupe latino, trop de décibels, 2 jeunes filles relatent et commentent les comportements normalisés des figurants traversant le catalogue de leurs amours virtuelles, il fait encore très chaud à l'intérieur du tunnel du Gothard , elles lèchent à tour de rôle une cuillère de glace à la framboise , les pompiers ne sont pas encore arrivés au cœur du sinistre , moi non plus, habitue-toi à devenir un rescapé de toute catastrophe dont tu n'auras pas été la victime immédiate.
Elles s'amusent avec des illusions aux allures d'horizon clôturé, et ensuite ce sera le gros objectif .
Le seul rêve désormais que tout objet cesse de fonctionner et s'anéantisse dans la sueur des survivants et dans les larmes des condamnés.
Pas de réalité, pas de rationalité, pas de fiction : la survie dans le langage à travers un inachèvement ontologique absolu, contre toute fin élue dans l'hypermarché des fins imposées, avec pourtant une source, avec pourtant une perspective, moins 2,6% .
Une simple chute dans l'étonnante présence au monde ressuscitée, avec de plus en plus insistant le sentiment très léger que le monde n'existe déjà plus, que nous nous contentons simplement de faire semblant de nous agiter dans les panoramas comme dans les détails de ses images résiduelles, contracture de la cuisse, les lanières de calamars ressemblent à des pictogrammes, des flammes jaillissent de mes narines quand je m'essaie à penser.
Des squelettes s'agitant comme des hamsters dans la grande roue de la persistance rétinienne.
Une super-expérience professionnelle , la jeune métisse rose piaffe comme une jument que le prince monte pour la première fois.
Vis dans le brouhaha en guerre contre le silence qui étrangle ta voix, brou dans le ha ha.
L'enfant, trois ans, monologue en reconstruisant le monde en légos : le bulldozer va faire le boulot cosmique, oui.
Alors, l'Empereur des Fruits et Légumes de Shaman sourit, se plie à la tradition et offre à l'infidèle 50 kilos de grenades bien mûres en guise d'adieu…
Il y a une autre horreur cachée… , remarque l'enfant.
L'attraction terrestre !
Alors, sous l'averse de fraises mazoutées bombardant la piste de danse du night-club, l'artiste déclare : Pour bien se gérer dans sa vie comme dans sa production, il faut nécessairement un coaching gagnant et…
Alors je lui fous mon poing dans la gueule.
Et alors il dit en crachant ses dents :
Damned ! T'es pas cool !
Non, je ne suis vraiment pas cool.
Lutter contre les attroupements dans les halls d'immeubles.
Et alors je m'enfile la pinte de Strong du Punk de Cromagnon cul sec et rote une hyperputride.
Et alors le Punk de Cromagnon me fout un méga coup de boule et j'atterris dans une poubelle de cacahuètes moisies, pissant du sang par le nez.
Les gens qui rentrent du travail sont obligés d'enjamber les corps allongés et d'éviter leur regard.
Et je prends la poudre d'escampette, me frayant un passage à l'aide de mon douk-douk géant à travers une jungle de jambes.
Et à la sortie je me retrouve nez à nez avec un gros rat casqué qui me glisse dans l'oreille :
Les islamistes hongrois ont pendu et décapité un cultivateur d'opium roumain.
La peur me remet debout.
Et alors Soldo le Clodo m'alpague et m'expose sa théorie du toboggan post-monétariste piégé par les sorciers de toutes les tribus indiennes décimées par la variole durant la conquête de l'Amérique par les Européens avant de conclure à la nature boomerang de tout évènement fondateur.
Et soudain l'intense bonheur m'électrifie d'enfin vivre dans le futur immédiat plutôt que dans ce présent cacochyme et suranné.
J'enfile mes basketos magiques et je m'expédie illico aux temps bénis de la guerre froide, exactement au premier frémissement de l'aube tueuse de nuit, dans Berlin comme dans tous les confins du monde, dans les arrière-cours les plus reculées comme dans les bars les plus souterrains, dans les jardins les plus fleuris comme dans les squares les plus décharnés, partout où un crooner fantome accompagné de son orchestre surgit avec sa voix de machine exténuée pour me déchirer le dedans comme un chagrin d'amour.
Colis piégés : le FBI suspecte l'extrème-droite américaine.
Une fantastique odeur de pisse distillée aux petits oignons.
Des milliers de pakistanais armés se dirigent vers la frontière afghane pour accomplir le Jihad.
Plutôt la mort que cette vie d'injustice , la voix de miel d'un moudjahidine anonyme.
La rave-party s'est terminée ce matin sans incident.
Faute de pétrole, longues heures à décrire des cercles autour d'une pompe à essence perdue dans la campagne à l'affût d'un moment d'inattention de la pompiste resplendissante dans son costume traditionnel, mais en vain, mon auto dans tous les cas demain vrombira mue par une énergie imaginaire.
Fusillade dans une église chrétienne pakistanaise, 18 morts.
Partisan désormais de la ligne droite plutôt que de la fourbe orbite, je fonce le long de la plage d'Omaha Beach sous le vieux soleil épuisé, m'arrêtant un moment pour regarder les fantômes américains se livrant à une infinie partie de base-ball parfois interrompue par le rire sidérant de l'arbitre évangélique.
Les américains accumulent les erreurs de bombardement.
Reliefs de foie gras, cacahuètes, anchois frais.
Bombe dans un bus pakistanais, 3 morts.
Harengs marinés, salade de haricots noirs, châtaignes.
Fusillade dans un restaurant chinois de Paris, quelques blessés.
Sardines grillées, riz blanc, fromage de brebis, glace au caramel.
Des escadrons d'étourneaux dansent dans la brume du crépuscule, les hommes butent sur leur impossibilité de durer et tombent comme des mouches dans le piège de la terreur virtuelle, l'informaticien ressemble à un spectre dans l'étrange lumière d'automne.
Lumière brouillard limpide !
Figurines qui ne semblent pas avoir besoin du soleil pour s'animer et nous émouvoir.
Tous les moyens sont bons pour avoir des infos, c'est comme le sexe, c'est comme le fric, c'est comme la dope, le manque est atroce. Mais, mec, n'oublie jamais que ce n'est pas d'avoir la bonne info qui compte, c'est être à même d'inventer la bonne interprétation de n'importe quelle info, même une de treizième main et douteuse au possible, c'est ça qui te rend maître du monde, mec, la bonne interprétation.
Happy Halloween ! Explosez, citrouilles piégées ! Dansez, squelettes commerciaux ! Empoisonnez, sorcières fascistes ! Chatouillez, araignées atomiques ! Happy Halloween !
6 hommes en possession du plan d'une centrale nucléaire en Floride et de cutters arrêtés puis relâchés sont recherchés par le FBI , quelques péquenauds incultes jouent au vidéo-chamboule-tout Place de la République…
Jouir de se faire enculer par la propagande.
L'évènement comme trip, son ressassement comme plongée dans l'enfer de la dépendance.
Ce n'est pas par ignorance que nous errons mais par pure fainéantise.
A l'Hopital Américain de Dubai, un agent de la CIA aurait rencontré Ben Laden souffrant d'une infection rénale.
Ils vont et viennent sur la promenade du port miroitant servant de parking à des bateaux de plaisance où devisent un verre à la main des marins immobiles, ils vont et viennent, B 52 , élégants et légers sur leurs rollers, la vitesse dont ils jouissent déforme le son de leurs conversations frivoles, certains supporters anglais demandent à ce que leurs cendres soient répandues sur le terrain de leur équipe fétiche.
Les autres qui marchent semblent affligés de lenteur comme d'une tare, souvent se plaignent de maux de ventre, d'évanouissements, de migraines, de douleurs mystérieuses et éphémères, les américains bombardent un barrage , ils parlent aussi d'un ton gourmand et éclairé de la qualité de la viande à eux personnellement fournie par le boucher, ou de la bombe climatique, ou des clauses obscures de leur contrat d'assurance-vie, ou qu'il n'y a pas à être pour ou contre la guerre, le sentiment de l'inéluctable creuse son tunnel dans les consciences dociles, Ben Laden appelle ses frères musulman du Pakistan à se soulever contre le gouvernement félon et à rejoindre le djihad , tout seigneur appartient nécessairement au camp du bien : à chacun sa croisade.
Et il y aussi les chiens qui se mêlent avec une application toute canine à la réalité occidentale de cette Toussaint.
Et moi aussi parmi eux, je vais, luttant contre le bombardement optique et sonore, luttant comme un zombie pour nier ma défaite pourtant déjà consommée.
(Depuis ma naissance ?)
Ombre en aube totalitaire.
Sombre éternel blues dans la galerie commerciale où déjà dans les vitrines le rouge chasse l'orange et la barbe du Père Noël le rictus des squelettes d'Halloween, il pleut en abondance aux pays des vaches sacrées alors que la sécheresse sévit dans la Rhur rendant la navigation des péniches impossibles, comme si la métaphore du bourbier militaire fonçait vers son incarnation, simple station vers quelque-chose-de-pire-pour-demain, comme si il n'y avait plus que le pire pour nous tenir en haleine, les consommateurs ont mis toute expression en berne, leur foi en n'importe quoi désormais grabataire , et on n'a pas encore rempli notre mission de cyberespion , ce sont les zouzous qui le disent dans la télé de l'espace détente réservé aux bambins s'accrochant aux bipeurs qui les relient à des mères invisibles et à des pères fantômes, les consommateurs titubent sous le poids de leurs achats, ce serait comique si ce n'était pathétique, alerte au camion-suicide en Italie , la terreur est une drogue imposant la stupeur, chaque alerte sonne comme la promesse d'un trip morbide et magnétique, une souris américaine explique les lois du marché à une souris papoue dans un cartoon, les bambins regardent et incorporent hypnotisés, impossible de fermer le robinet, il faut s'abandonner, voir et entendre jusqu'à la lie, s'halluciner jusqu'à l'hallali final, jusqu'à 70 kilomètres de bouchon aux portes de Paris.
Ce matin, comme tous les matins , les bombardements se sont intensifiés sur l'Afghanistan , mes aisselles puent, je parle tout seul, je fracasse ma tasse de café contre le mur, je ris en hurlant pensant ainsi imposer silence à la parole du monde, rien jamais ne modifiera l'âme humaine tant qu'elle n'aura pas su échapper à ses propres modes de fonctionnement, ça dégouline partout sur les murs, l'existence ordinaire semble encore à peu près normale : mais ce n'est pas pour autant que je me laverai aujourd'hui, rêvant d'enfin atteindre à cette puanteur poétique.
Puanteur poétique ?
Ben Laden est un paranoïaque doublé d'un psychotique , affirme un expert.
Comme l'Amérique.
Encore des victimes innocentes à prévoir : comme si le simple statut de victime conférait à l'être humain l'innocence, comme si la voix de l'empire stipulait : te tuant, je t'offre la méga promo du salut.
Constipation occasionnelle ?
Ne t'exprime plus que par crottes narratives.
Et maintenant, léché par des langues de feu, à l'écart de l'affrontement réel qui là-bas s'opère au lance-flammes, et aussi avec la sensation d'être sodomisé par un inconnu lisant un gratuit, j'aimerais tant ne pas être.
Mais les circonstances en ont décidé autrement, et vous explosez tous de votre rire sardonique.
1 mort, 7 blessés sur je ne sais quelle autoroute, et les fameux grêlons gros comme des oeufs de pigeon sont de retour, fidèles au calendrier, et Paul Doré me téléphone pour me raconter qu'à midi il a mangé du pigeon farci, aux grêlons je demande, c'est un nouveau restaurant ou quoi les grêlons il demande, non non, j'ai juste mangé du pigeon farçi avec Chantal Leboeuf et voilà tu vois le topo, Chantal Leboeuf du département Recherche et Développement je demande, il raccroche, les policiers français font la grève du zèle , l'insécurité, le manque de moyens, on connait le refrain, et si on appelait les américains pour faire le ménage dans les quartiers sensibles, j'allume la télé, je coupe le son, 1, un tribunal américain, 2, un vieux couple avec les canapés rouges, les statuettes africaines, la croûte cubiste aux couleurs merdeuses et les verres d'alcool, l'interphone me sonne les cloches, oui je dis, Madame Lecouturier j'ai rendez-vous, avec la gynéco ou le dermato je demande en appuyant frénétiquement sur l'interrupteur commandant la porte de l'immeuble, 2, une main composant un numéro secret sur un clavier, je vais pisser, 3, encore un tribunal américain, et je retourne sur 1, et c'est toujours un tribunal américain, mais ce n'est pas le même tribunal sur 1 et sur 3, je zappe, pas le même mais par contre les figurants semblent les mêmes, voilà qui est troublant, le téléphone sonne, Jean Martin d'AGR, un sondage, pas le temps, il pleurniche, d'accord, Jean veut savoir si j'ai acheté une auto dans les trois dernières années, non, merde, 2, un flic allemand dans un fauteuil à motifs écossais, 4, rien, 5, un costume cravate au téléphone, 6, une malade à l'hôpital, aaaaaaaah j'éteins, je soupire à l'infini, une de mes activités métaphysiques favorites, et je souris en pensant à la cuite phénoménale que je vais prendre si cette putain de journée continue , les avions ont largué de l'avoine pour les chevaux des soldats de l'Alliance du Nord , dans l'air l'idée de lancer grimpés sur des chevaux ragaillardis par l'avoine américaine probablement enrichie en vitamines l'assaut contre les chars talibans. Et si moi aussi je me lançais à l'assaut de moi-même avec les moyens du bord afin de me sevrer de la salope Actualité ?
Il faut savoir mettre un point final à toutes ces histoires qui ne racontent rien.
Et même peut-être de les raconter.
Rien n'a changé, rien, c'est toujours pareil, un peu autre et toujours pire, mais toujours pareil dans le fond. Il n'y a plus que l'étonnement d'être encore vivant qui parfois m'étonne.
Rien ? Mais quoi ?
Ça.
Combien de fois déjà ai-je fait le tour du monde avec les moyens de locomotion les plus divers ?
Cette fois, c'est avec un super aéroglisseur tout terrain électrique équipé de capteurs solaires qui me rendent autonome. Ah, l'autonomie, cette farce à mener par tous !
Je trottine, donc, je trottine sauf dans la boue où certains circuits s'encrassent. L'ennui, c'est que j'ai Trump dans mon dos depuis quelques jours. J'ignore comment il est arrivé là, que ce soit lui ou un de ses avatars ça reste Trump. Dans cette région tout en montagnes russes on limace dans les montées et on frôle le crash dans les descentes. Mais faut être philosophe, pas vrai ? Il pèse son poids, il est lourd. Je sens ses paluches moites autour de mes hanches et son haleine fétide dans mon cou, là où je suis le plus sensible. Je n'aime pas ça, ses mains, son haleine, sa lourdeur, ça me procure des frissons délétères. Au moins, il ferme sa sale gueule. Mais il est quand même là, et bien là, et ça me tend les nerfs. Pour le moment, rien à faire, mais je conserve l'espoir de le faire basculer dans une gorge profonde où coule un filet d'or noir, ou dans une faille tellurique, n'importe où en fait du moment que…
Quoi ? Quoi ? Quoi ?
Soudain, après un virage mal négocié alors que je m'assoupissais, l'aéroglisseur s'est encastré dans une vieille bicoque. On s'est relevés. Trump s'est alors transformé en chat roux, gros comme un dinosaure. Il a vomi de la bave sur le cœur décoloré du paillasson, s'est mis à donner des coups de griffe sur la bicoque, éventrant ses murs, arrachant son toit, l'atomisant, recouvrant de gravats un jardin tout à fait bucolique.
J'étais pour le moins interloqué.
Trump est redevenu lui-même et m'a parlé pour la première fois et m'a dit :
« Tu vois, c'est ça, l'essence du Deal, mission accomplie. »
Et il s'est volatilisé.
Même si je me suis senti seul, c'était une bonne chose.
Une bonne chose de savoir que les pires cauchemars constituent le terreau des rêves les plus doux.
Emmanuel Thomazo
Photo dansée : Michel S.