17.08.2025 à 16:19
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En attendant le 10 septembre, on avait un peu trop de haine à débourser...
- été 2025 (suite) / Avec une grosse photo en haut, 2Alors, on en a fait un texte.
Bayrou est une tête à claques, et c'est peut-être ce qui le rend si haïssable. Les autres, au moins, on les imagine un peu conscients de ce qu'ils font. Les Macron, les Retailleau, les Darmanin, ont sans doute eu des moments de trouble, d'effroi, de doute, des nuits agitées et des choix à opérer. Ce sont des salauds, oui. Mais le salaud a au moins pour lui d'avoir, à un moment, choisi de l'être, endossé le rôle. Macron a dû, peut-être avec un brin de remords, avalisé la répression des Gilets jaunes. Darmanin a osé, on espère avec un soupçon de haut-le-cœur envers lui-même, parler d' « écoterroristes » après l'horrible Sainte-Soline. On imagine qu'ils se sont blindés, qu'ils ont dû, contre les faiblesses de la morale et de la compassion, cadenasser leur cœur et leur tête à toute forme de remise en question. Que ça a dû être un travail de longue haleine, un travail à toujours remettre sur le chantier, à chaque visage croisé dans la foule d'un déplacement, à chaque image capturé depuis une télé. Peut-être un soupir, avant de replonger.
Mais Bayrou attise la haine en ce qu'il n'a rien de tout ça. Bayrou semble bête. Bête à manger du foin. Il semble croire sincèrement à ce qu'il dit, au bien-fondé de ce qu'il fait. Sans doute dort-il sur ses deux oreilles poilues, le souffle léger, le ronflement qui tonne, sans souci dans son esprit. Sans doute n'a-t-il jamais eu honte à détourner la tête devant un miroir. On imagine un vide planant dans son esprit, une sérénité à faire pâlir tous les derviches. Bayrou fait peur, Bayrou fait horreur en ce qu'il est le reflet parfait, transparent, sans aucune teinte, de sa classe et l'instrument parfait de sa politique de classe.
Bayrou semble un automate téléguidé pour répondre aux besoins de sa classe. Les mantras qu'il serine depuis des décennies – la réduction impérieuse de la dette publique, l'austérité drastique et nécessaire au plus vite, les sacrifices et la fin des largesses – sont débités avec une monotonie qui a atteint le roboratif. Bayrou avance en pilote automatique. Il ne pense plus, ne s'interroge plus, ne s'arrête plus : c'est un bulldozer idéologique, hamster circulaire dans sa roue, fanatique du bon sens, persuadé d'être dans le vrai pour être au même point depuis quarante ans.
Bayrou nous débite ses banalités cadavériques avec une morgue outrancière. Il y croit. Cet imbécile y croit sincèrement, sérieusement, sans jamais penser un peu par-devers, sans avoir aucun double-fond dans sa cervelle. Il y croit. Il y croit comme un dévot, comme un rat de bénitier, il y croit avec le sourire et les yeux qui scintillent. Il est encore le seul à y croire vraiment, benoîtement, parmi tous les requins sous ses ordres, qui, sous le change, ont très bien compris que la partie était finie, et ne se préoccupe plus que de sauver leur peau, leurs intérêts. Leurs intérêts de classe.
Bayrou y croit, et nous donne envie de le tarter. Comme le cancre ne peut s'empêcher de tarter le premier de classe pour son sourire de benêt quand il lève la main. Comme l'ouvrier ne peut s'empêcher d'arracher la chemise d'un DRH bien trop décidément serein. Bayrou, on le sait maintenant, a laissé battre et violer des dizaines d'enfants ; Bayrou s'apprête à tuer, faire souffrir, faire avoir froid, faire avoir faim, faire se désespérer, faire se dégrader la situation de centaines, de milliers, de millions de gens. Et il est content. Si content.
Ce que l'on reproche à la grosse face de Bayrou, c'est de porter jusqu'à l'épitomé ce défaut de classe, si commun aux bourgeois : leur effarante, leur jamais lassante placidité. Leur impassibilité face à tous les désastres du monde, leur flottaison par-dessus toute sa misère et son angoisse. Le bourgeois marche au milieu du monde, et n'est ému par rien. C'est à son regard sûr et suffisant qu'il se trahit. L'égoïsme se craquelle peut-être, quand un malheur arrive parmi ses proches ou que lui-même est perturbé dans son quotidien, par son TGV annulé pour cause de grève, par ces embouteillages qui sont enquiquinants tout de même, par ces gens qui ne savent pas bien voter alors qu'ils vont si bien [1], par ces patients qui ne savent pas se conformer aux procédures, par le peuple, qui reste si con.
La vérité vraie, c'est que le bonheur de Bayrou est trop sincère pour nous être supportable. On sent au moins, dans la noirceur de Retailleau, les souffrances laissées par un passé de névroses. Derrière le « je n'aime pas les adolescents, je ne les ai jamais compris » de Macron, quelque chose, un complexe. Mais chez Bayrou, rien. Rien que la suffisance des dîners de luxe et du jet privé quotidien. Comment ne pas être rempli d'une haine noire ?
Dans la rue, le 10 septembre, faudra pas s'étonner si ça crame. Si ça crame de ouf. Bayrou est un imbécile heureux, trop heureux. Et son bonheur nous enrage.
Le GLAIRE
(Groupement Libertaire en vue de l'Assassinat Illimité des Rusés Énarques)
[1] On se souvient, en effet, de la sentence lumineuse de Raphaël Enthoven sur un plateau quelconque : « Je m'étonne qu'un pays qui est en bonne santé, qui fonctionne, qui repart, qui a de l'influence, qui est en pointe dans la lutte contre l'islamisme, dont la bouffe est sublime et dont l'équipe est championne du monde, je m'étonne que ce pays-là joue au con à ce point avec son bulletin ! ».
17.08.2025 à 16:16
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Haïr est une passion, ou un métier à plein temps – voyez nos politiques, en tout cas une jouissance, la plus misérable de toutes – voyez Houellebecq, qui inspire les cathos conservateurs trumpistes d'Amérique. *** La rage est un art – Rage against the machine, elle condense ses mots, percute en densité, geste intensif, extensif, intuitif, la rage percole, contamine, soulève, abat. Elle se fout de dupliquer les mille visages de l'horreur ordinaire, va plus vite, droit au but. *** (…)
- été 2025 (suite) / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Haïr est une passion, ou un métier à plein temps – voyez nos politiques, en tout cas une jouissance, la plus misérable de toutes – voyez Houellebecq, qui inspire les cathos conservateurs trumpistes d'Amérique.
La rage est un art – Rage against the machine, elle condense ses mots, percute en densité, geste intensif, extensif, intuitif, la rage percole, contamine, soulève, abat. Elle se fout de dupliquer les mille visages de l'horreur ordinaire, va plus vite, droit au but.
Abattre. La Colonne Vendôme durant la Commune de Paris, abattue. Gustave Courbet, le peintre, aux commandes. Sur les photos d'archives, les Communards le sourire aux lèvres posent fiers sur les débris de la Colonne en morceaux.
Agir. Qui aura le courage d'abattre une nouvelle fois la Colonne Vendôme redressée par Mac Mahon, en reprise et poursuite de la Commune de Paris ?
La rage est un art à la portée de n'importe qui, elle doit l'être, composer une scène, pas seulement détruire pour faire jouir la haine. Un Gilet jaune monté à Paris pour une manif du samedi me raconte hilare à son retour : « tu ne peux pas savoir comme ça fait du bien de cramer des Maserati, Porsche, Jaguar dans les beaux quartiers, j'ai gagné 10 ans de psychanalyse ». Ok. Mais sur les Champs un autre samedi de décembre 2018, des vitrines de grandes marques du luxe bousillées ET des mannequins sortis sur le trottoir, au bout d'un de leur bras relevé une main fait un doigt d'honneur. Puissance de la rage, humour féroce du détournement.
Haïr Israël pour son crime de masse, haïr tous les soutiens des assassins, sans exception, soit, un bon signe déjà, mais quoi ? La rage ronge son frein, rumine, cherche son art, son acte : sur le drapeau israélien une croix de David redessinée en barbelés bleus, au centre une tête de mort coiffée d'une crinière de lion. Leur haine me désignera antisémite. Brandir le drapeau palestinien est un acte d'amour.
Ma haine me consume, me dévore, me détruit, étouffe mon cœur – siège de la rage, de l'amour et de la douleur. Ma rage : je veux voir Netanyahou et tous ses sbires, sans exception, mordre la poussière, arrêtés, jugés par les Arabes, pas seulement par les institutions des Blancs. Je veux voir Trump et tous ses bires, Poutine et tous ses sbires, sans exception, subir le même sort dans leur contexte, transpirer la honte et chier dans leurs frocs devant un tribunal des peuples. Si pardon, c'est à ce prix, une fois tort et crime reconnus et avoués, actes condamnés bien que toujours en deçà de l'irrémédiable. Je veux voir Macron et ses semblables faire leurs courses au supermarché.
La rage envisage le pardon. La haine désire la mort, immédiate, rêve de meurtre. Qui ne l'a pas fait, ce rêve ?
Ancien refuge prétendu, Israël est désormais un Club Med, l'un de ces camps les plus prestigieux au monde. Annexer Gaza et la Cisjordanie, c'est élargir le Lebensraum, le bonheur du Club Med mondialisé, ses gentils animateurs l'ont affirmé haut et fort, sans fard, sans vergogne, d'une belle franchise. Toute jouissance au-dedans, toute menace au dehors, le judaïsme local réduit aux gloussements, frissons et pulsions de Koh-Lanta par les dirigeants du Club, leur armée et leurs suppôts.
Ma rage retourne la question dans tous les sens, pour cela part retrouver un grand ami depuis toujours, Pier Paolo.
« … Je ne sais si je peux revenir à mon angoisse
dépassée, et par quelle voie nouvelle,
s'il faut réaffûter la raison à une haine
que la paix du monde semble exclure,
(Soleil)
« …Je ne peux plus feindre de ne pas le savoir :
ou de ne pas savoir ce qu'il veut de moi (le monde).
Quelle sorte d'amour
entre dans ce rapport, quelles complicités infâmes.
Pas une flamme ne brûle dans cet enfer
de sécheresse, et cette fureur desséchée
qui empêche mon cœur
de réagir à un parfum, est un débris
de la passion… À presque quarante ans,
j'en suis au stade de la rage, comme un jeune homme
qui ne sait rien d'autre de lui-même que sa jeunesse,
et qui s'acharne contre le vieux monde.
Et, comme un jeune, sans pitié
ni pudeur, je ne cache pas
cet état qui est le mien : je n'aurai pas de paix, jamais ».
(La rage)
P.P. Pasolini, Poèmes incivils
17.08.2025 à 16:13
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Une mise au point suivie d'un communiqué
- été 2025 (suite) / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Depuis quelques semaines, le milieu des créateurs et créatrices de contenus pour adultes connait quelques remous. Après l'application au sein de l'Union Européenne du Digital Services Act (DSA) puis celle de la loi SREN (loi pour sécuriser et réguler l'espace numérique) en France, plusieurs sites pornographiques et réseaux sociaux se sont vus mis en demeure par l'ARCOM et menacés de blocages et de sanctions financières. Ces nouvelles lois imposent des obligations aux plateformes quant aux protocoles de vérification de l'âge des consommateurs. Certains sites ne sont d'ores et déjà plus accessibles en France ou sont en passe de le devenir. X(ex-Twitter) a rendu inaccessible les contenus pornographiques pour les français et il semble que ce soit le cas aussi dans d'autres pays qui appliquent le DSA avec plus ou moins de zèle (la France en tête de peloton). Dans cet article, des travailleurs du sexe proposent d'examiner politiquement ce que charrient ces mesures, cette censure et les discours qui les accompagnent, qu'ils soient réactionnaires ou libéraux.
Les conséquences pour certain-es créateurs et créatrices de contenu sont une perte de visibilité et de trafic immédiate donc une perte de revenus. De fait, ce type de politique est voué à se généraliser. Elle fait aussi suite, en France, aux décisions arbitraires de la ministre de l'Égalité Aurore Bergé, qui a orchestré médiatiquement une sorte de purge sur Tiktok, en faisant suspendre un certain nombre de comptes. Si certains d'entre eux étaient effectivement des outils de propagande au service de pensées masculinistes particulièrement violentes, il est nécessaire de s'interroger sur le fait qu'un.e ministre s'arroge un droit de censure discrétionnaire qui va bien au-delà de la censure invisible et indirecte des algorithmes des plateformes. Qu'en dirons-nous lorsque ces lettres de cachet d'un nouveau genre, censurerons au-delà de la fachosphère ?
Le communiqué qui suit a été écrit à chaud et s'adresse initialement aux travailleurs et travailleuses du sexe (TDS). Il a été écrit par des TDS virtuels. Nous l'avons enrichi d'une réflexion sur le travail du sexe pour sa publication dans lundimatin ainsi que d'une introduction en forme de mise au point qui nous paraissait nécessaire. Nous savons que les polémiques autour du travail du sexe sont vastes et complexes, si nous ne pouvions pas être exhaustifs nous avons néanmoins fait au mieux.
« Elle [la bourgeoisie] a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l'exaltation religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits-bourgeois. Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d'échange et substitué aux innombrables libertés reconnues par lettres patentes et chèrement acquises la seule liberté sans scrupule du commerce. En un mot, elle a substitué à l'exploitation que voilaient les illusions religieuses et politiques l'exploitation ouverte, cynique, directe et toute crue. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités tenues jusqu'ici pour vénérables et considérées avec une piété mêlée de crainte. »
Karl Marx, Manifeste du parti communiste
Nous avons pu lire, ici et là, à maintes occasions, dans une certaine littérature « gauchiste », une sorte de déploration quant à l'existence même de la pornographie. Une pensée digne d' « hommes d'ancien régime » accablés par la perversion des mœurs et leurs décadences générées par la civilisation bourgeoise, marchande, mécanique et tout les adjectifs qui vous sembleront adéquats pour caractériser cette espèce de posture réactionnaire et conservatrice qui prend parfois des airs révolutionnaires. Il y a d'abord toute cette gauche délavée du PS au PCF et de son personnel syndical qui assimilent la prostitution indépendante ou la production de pornographie à une forme d'auto-proxénétisme à interdire pour mieux nous vendre la pseudo-dignité du travail au bureau ou à l'usine où, bien sûr, l'exploitation n'existe pas tant que le salaire est bon (ce qu'il n'est jamais vraiment à notre goût). Certains collectifs dits « féministes radicaux » poussent parfois la perversion jusqu'à accuser les acteurs et les actrices d'être les complices objectives et vicieux-ses de la domination patriarcale en marchandant leur corps et leur intimité contre l'argent des hommes, comble absolu de l'indignité auxquels nous nous livrons.
Si d'un point de vue révolutionnaire et idéaliste la pornographie constitue une forme de marchandisation de soi critiquable dont la finalité est assez triviale voire aliénante pour les consommateurs (mais quelle sphère de la société marchande ne l'est pas aujourd'hui ?), elle reste à bien des égards, pour nous, une manière relativement accessible et jouissive de gagner de l'argent dans un monde capitaliste. Le développement récent des plateformes et des réseaux sociaux a permis aux créateur-ices de contenus de gagner en indépendance et de s'offrir une carrière au long cours sans dépendre de productions aux décisions et normes arbitraires et foireuses, sans parler des formes d'exploitation sexuelle plus brutales qui y régnaient souvent.
Nous ne nions donc pas les effets d'aliénation ni de concurrence relative qui existe et le fait qu'on puisse parler « d'auto-exploitation de soi » à partir de la valorisation de son propre corps comme capital dans un marché où le marketing et la distribution du contenu sont monopolisés par ces plateformes. Nous ne nions pas le fait qu'il s'agisse d'un marché dans lequel la recherche de profit et la culture de la performance règnent comme partout ailleurs. Enfin nous ne sommes pas naïfs et nous savons que, dans la prostitution comme dans la pornographie, des femmes sont exploitées et l'objet de trafics sexuels.
Mais pourquoi faire l'amalgame entre cette forme d'exploitation, dont des femmes sont clairement victimes puisque forcées de travailler dans des conditions qui leurs sont imposées sans leur consentement, et celle qui consiste à choisir ses propres conditions de travail et partenaires (ou clients) ? Petite analogie qui peut faire réfléchir : 95% de la production de textiles et vêtements dans le monde provient de l'exploitation de travailleuses et travailleurs étrangers, dans des conditions terribles que l'on peut qualifier de quasi-esclavage. Faut-il pour autant arrêter de porter des vêtements ? Quand un artisan indépendant réussit à produire vestes et chemises en s'assurant un salaire et des conditions de vie décentes, faut-il l'accuser de complicité avec ces 95% d'exploitation dans le monde ? Quelle différence y a-t-il, au juste, avec les milliers d'autres activités marchandes réalisées par des travailleurs « indépendants », c'est à dire dépendants des plates-formes, de la structure du marché, du secteur de la distribution, etc. ?
C'est bien le caractère sexuel de l'activité qui braque les sensibilités, même les moins puritaines, pour lesquelles la profanation de l'intime irait trop loin et confinerait à l'indignité (mais qui fixe la limite entre le digne et l'indigne et au nom de quoi ?). Cette notion de dignité, relativement floue, est à double tranchant. Elle peut être invoquée de manière explosive comme un appel à relever la tête et justifier une insurrection armée contre le grand capital pour remettre des limites claires à l'exploitation et à la croissance des inégalités (voire viser leurs abolitions). Autant qu'elle peut servir platement à culpabiliser tout ceux et celles qui n'auraient pas un usage adéquat de leurs parties génitales, a fortiori commercial et télévisuel.
Évidemment, on peut toujours pérorer sur le fait que nous ne devrions pas avoir à choisir entre mourir de faim et consentir à s'aliéner dans le salariat, même sexuellement, en échange d'un revenu. La voix communiste cherche effectivement, depuis des siècles maintenant, à briser cette alternative. Mais lorsqu'on invoque cette alternative pour accuser les TDS de se faire les complices du patriarcat libéral, c'est que l'on confond l'horizon révolutionnaire que nous cherchons à construire avec la réalité du monde capitaliste dont les conditions s'imposent ici bas. Posture dont l'absurdité serait patente si l'on s'essayait, par exemple, à accuser les travailleurs d'être les complices objectifs du grand capital à chaque fois qu'ils acceptent un contrat de travail. Briser cette fausse alternative consiste à transformer les conditions initiales qui la rendent efficace et opérante, c'est-à-dire développer l'autonomie matérielle et politique du prolétariat.
Nous affirmons ici que la pornographie est un moyen de gagner notre vie dans le système capitaliste et qu'il n'est certainement pas moins éthique qu'un autre. C'est aussi un terrain d'expérimentation et de découverte de soi et de sa sexualité, de ses goûts et de ses fantasmes. La liberté sexuelle qu'elle permet, pour les femmes et hommes consentant-es qui s'y adonnent, est à nos yeux un inconditionnel de tout éthos post-capitaliste en matière de mœurs. Non pas que cette liberté sexuelle ne s'éprouve et ne s'expérimente que dans la pornographie, loin de là, mais elle constitue un des espaces parmi d'autres, dans lequel elle se déploie de fait. Bien sûr, nous savons aussi que l'argent, selon le point de vue, peut constituer soit un stimulant de cette exploration du désir (position libérale) soit une source de « corruption » de ce même désir, ou les deux à la fois : aurais-je fait ceci s'il n'y avait pas eu cette somme en jeux ? Me serais-je branlé autant si des mecs ne tippaient pas pendant la cam ? etc. Sauf que ce principe de « corruption » libidinale sévit à peu près partout où règnent les conditions modernes de production. Et que celles-ci, comme nous l'a appris Marx, ne s'abolissent pas d'un coup de baguette magique grâce critiques frustres des gourmets de la bonne morale, d'où qu'ils viennent. Non seulement nous ne voyons pas nécessairement le mal qu'il y a à explorer ses limites dans certains domaines (sports extrêmes, BDSM, etc.), certaines personnes le font d'ailleurs sans rémunération, mais nous ne voyons pas bien non plus pourquoi certain-es dramatisent de le faire contre de l'argent, si cela nous permet de vivre et survivre. C'est toute la différence entre une recherche éthique de nos limites propres et l'imposition morale d'interdits, assortis de jugements et de condamnations hors sol. Si l'objectif d'échapper à la valorisation marchande nous tient à cœur, nous ne jouons pas les puristes et nous acceptons de saisir les opportunités qui s'offrent à nous pour trouver des sources de revenus.
Grosso modo, toute critique du travail sexuel qui se veut politique, pas seulement sensible et/ou esthétique, et qui n'est pas en même temps une critique matérialiste du capitalisme en vue de son dépassement, nous intéresse peu. D'autant plus s'il s'agit finalement de juger moralement, pourrir et mépriser la vie des TDS au nom d'un au-delà post-capitaliste terriblement absent que l'on confond avec la réalité du monde présent. Ou pire encore : pour rédimer les TDS dans un élan salvateur mal placé.
Pour insister encore sur ce point, nous dirons qu'une certaine gauche, même radicale, même quand elle ne se revendique plus de gauche mais « autonome », « anti tech », etc., n'en finit pas de juger le réel à partir d'un arrière monde inexistant du socialisme dont la seule réalité sont les jugements et les postures morales qu'il autorise. Cette inversion idéaliste est à la base de bien des malentendus. Pour le dire autrement : abolir la prostitution ou la pornographie dans le cadre du système politique et économique actuel ne produit rien d'autre qu'une précarisation encore plus grande des personnes déjà précaires ou qui refusent de brader leur force de travail dans des tafs convenus. Bref, c'est s'attaquer à cette partie impure du « prolétariat » pour reprendre un terme désuet et évidemment aux femmes elles-mêmes qualifiées d'« impures » ou d'« indignes » : tous ces sujets qui ne correspondent jamais au prolétariat ou aux femmes idéalisées par une gauche bien pensante qui s'ignore parfois.
Par ailleurs, il nous faut aussi parler d'un autre style de gauchisme qui, même s'il est un peu passé de mode, a eu tendance à faire du TDS en soi, une espèce d'éloge révolutionnaire et émancipateur quasi anti-patriarcal pour les femmes. Si cette hypothèse est absurde d'un point de vue anticapitaliste, elle est vraie d'un point de vue libéral. Le TDS est un business comme un autre, avec ses caractéristiques propres, qui permet à des femmes de capitaliser sur le patriarcat et le « male gaze », comme on dit, afin de s'enrichir, parfois énormément pour certain-es. Ces dernier-es ne manquent pas ensuite de nous faire la promotion politique de Trump, Musk, Zemmour et de tout le cortège de salauds identitaires et libertariens qu'ils peuvent trouver dans leurs pays respectifs (pour citer les plus connus : Ava Louise, Johnny Sins...) Cette espèce de continuum assez improbable et superficiel qui va de la star du porn à la tradwife de droite, qui communient dans le culte de l'entrepreneuriat et certainement une bonne dose de racisme, peut parfois surprendre. Il arrive même, à l'occasion, que la porneuse à la recherche de son salut spirituel se reconvertisse directement en tradwife sur les réseaux. Cela peut parfois constituer un marché lucratif. D'autres rejoignent des groupes abolitionnistes et mettent en scène leur repentance et leur dissociation quant à leur propre passé. Elles appellent cela la « reconstruction », tout en prenant la parole publiquement afin d'enfoncer un peu plus leurs anciens collègues et se réjouir des grandes avancées étatiques dans la « sécurisation du web ». Bref, le milieu du travail du sexe, dont nous ne nions pas ici qu'il puisse être traversé de violences diverses, n'est pas immunisé contre une franche tendance à se tirer une balle dans le pied et à légitimer des politiques violemment anti-féministes ou bêtement prohibitionnistes à ses propres dépens et aux dépens des acteurs et actrices les plus précaires.
De plus, même si nous comprenons la visée polémique qui consiste à vouloir faire « payer aux hommes » les tâches domestiques et le « travail affectif et sexuel » dans une logique anti-patriarcale, nous ne voyons pas vraiment ce que la monétisation de toutes les activités et relations du quotidien pourrait avoir de libérateur. Si ce genre de revendication a le mérite de mettre au jour toutes les tâches gratuites nécessaires à la reproduction de la force de travail, ce n'est pas pour nous une perspective désirable de marchandiser ces relations (affectives, sexuelles). Sauf à imaginer que l'extension du secteur tertiaire puisse constituer un objectif révolutionnaire pour certain-es. Le principe derrière l'analyse du travail reproductif consiste à : 1- démontrer que le capital ne paye pas la « totalité » de la reproduction de la force de travail, 2- revendiquer la rémunération de ce travail reproductif gratuit afin de faire augmenter le coût du travail pour le capital et par conséquent 3- contribuer à faire imploser les contradictions du capital. Soit une stratégie politique et pas la revendication d'une extension de nouveaux secteurs de marchandisation et de valorisation de soi, du corps et de l'intime comme fin en soi.
De là, donc, à faire une espèce d'éloge révolutionnaire para-marxiste et finalement libertarien de la marchandisation de son corps comme moyen d'émancipation et fin en soi, il y a un cap que nous ne franchirons pas. Le TDS, pour nous, n'est qu'une activité lucrative comme une autre, un moyen parmi d'autres. Il nous permet d'éviter les formes sous payées du salariat et, comme le vol à l'étalage ou l'ouverture de squat, nous aide à mieux vivre. Il nous offre une certaine forme d'autonomie dans le travail en nous permettant d'esquiver les mesquineries et les humiliations du management contemporain. Parfois, il nous sort de la précarité, parfois pas tant que ça. Parfois, il nous aide à avoir un bon complément de revenus. Le travail du sexe est potentiellement un moyen plus rentable que d'autres de gagner notre vie. D'autant que vivre et construire le parti, même imaginaire, coûte de plus en plus cher aujourd'hui et que les filets de secours se raréfient.
Loin d'abandonner l'horizon révolutionnaire et la critique du monde marchand et capitaliste, il s'agit de le combattre en tissant les alliances nécessaires avec les différents secteurs et acteurs de ce monde, d'où qu'ils soient et partout où cela est possible. Non pas contre eux, voire sans eux, stratégie particulièrement malveillante. Et ainsi d'opérer les renversements et les conversions nécessaires, pas à pas, avec les ressources que nous pouvons trouver.
Comme d'habitude soyons marxiste dans le bon sens hétérodoxe du terme.
« Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c'est d'abord en vue de se saisir de la doctrine, de la propagande, etc. Mais en même temps, ils acquièrent par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but. » (Karl Marx)
En tant que créatrice et créateurs de contenus nous sommes attaquées et discriminées de partout. Nous sommes discriminées dans l'accès aux banques (fermeture de comptes une fois l'activité détectée), aux crédits et parfois dans l'accès à un simple service de comptabilité alors même que certaines d'entre nous payent des impôts faramineux et des cotisations sociales qui n'ouvrent à aucun droit. L'État nous dépouille et nous criminalise dans le même temps tout en nous laissant travailler dans des conditions dégradées alors même que nous pourrions faire de véritables progrès hors de cette logique répressive minable.
Maintenant certains États comme la Suède assimile le contenu personnalisé en ligne (vente de médias sur demande du client en plus de l'abonnement) à du proxénétisme en criminalisant le client comme pour la prostitution, s'attaquant directement aux plates formes comme Mym et Onlyfans.
On utilise même « la protection des mineurs » pour intensifier le déploiement de la reconnaissance faciale sur le net et le contrôle des données privées, en bloquant ou menaçant de bloquer des sites qui avaient au moins le mérite de mettre en place des formes de contrôle et de modération internes strictes des contenus publiés. De fait la consommation de porno est redirigée vers des sites illégaux dont les contenus sont eux mêmes illégaux, encore plus violents, sans consentement parfois, voire carrément pédocriminels, hébergés on ne sait où.
Il s'agit bien d'une opération purement politicienne réactionnaire qui s'appuie sur des prétextes fallacieux et opportunistes pour faire peur, justifier le déploiement de technologie invasive de contrôle de la vie privée (il nous faut rappeler ici qu'à la base l'Etat français voulait se servir de Franceconnect pour identifier les utilisateurs de sites pornos...) et dissimuler les manquements de l'État en matière de protection réelle des mineurs (Affaire Bétharram, faible budget pour l'aide à l'enfance, diminution des ressources allouées à l'éducation, notamment sexuelle, libre prolifération de la pornographie illégale, etc.). Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle que joue l'argument de la « protection des mineurs » pour légitimer les politiques prohibitionnistes contre productives et le refus de toute forme d'éducation sexuelle sous le prétexte hypocrite de préserver leur « innocence » ou de les « protéger » alors que cela ne fait qu'accroître justement leur vulnérabilité.
En plus de rater cet objectif qui est de protéger les mineurs, cette loi du DSA ne protège même pas les créateurs de contenu du vol de leurs productions que l'ARCOM est aussi censé garantir. Enfin, rien n'indique que le contrôle de l'identité et la reconnaissance faciale sur le net se limite à terme à la pornographie en ligne. Le pouvoir politique aime à se servir des « marges » pour expérimenter et justifier le déploiement de technologies de contrôle qui sont ensuite généralisées à bien d'autres usages. Il s'agit d'y aller petit à petit, de trouver des formes de légitimité en opérant dans des zones où les gens ne s'en inquiètent pas ou qui les indiffèrent voire trouvent ça normal, puis de s'en émanciper totalement pour justifier un usage massif par exemple de la reconnaissance faciale. Il suffit de voir où nous en sommes depuis la création de la carte d'identité jusqu'à aujourd'hui où notre identité est contrôlable et contrôlée en permanence pour la moindre opération dans la vie quotidienne, avec des fichiers connectés dans tout les sens, des données collectées et exploitées à tout va à notre insu et sans que nous puissions en avoir le moindre contrôle.
Aucune mesure prohibitionniste n'a jamais fonctionné que ce soit pour l'alcool, les drogues et toute forme d'addiction comportementale. Ce genre de lois ne fait qu'aggraver la situation sans s'attaquer aux racines du problème de l'addiction et sa prise en charge.
Derrière ces formes de criminalisation profondément stupides et mesquines à l'image de notre personnel politique actuel, ce sont encore une fois les travailleurs et les travailleuses du sexe qui sont précarisées, leur capacité à être indépendantes et vivre dignement de leur travail qui est mis en jeu. Et oui, n'en déplaise à certain-es, les TDS sont aussi des personnes dignes.
Au delà des TDS ce sont l'ensemble des travailleurs de ce pays qui sont soumis à une pression de plus en plus forte, méprisées, insultées, traitées de feignants, sous payées, qui cotisent socialement pour des droits à la santé, à l'éducation, à la sécurité sociale etc. qu'on leur retire petit à petit.
Nous sommes nombreux-ses sur les réseaux sociaux. Nous avons les moyens de nous organiser et de nous battre. Une brèche va s'ouvrir en septembre avec ces dizaines de milliers de personnes qui n'en peuvent plus. Soyons prêt-es.
Quelques TDS...
14.08.2025 à 15:39
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Une flotte s'élancera dès la fin du mois Vivian Petit
- été 2025 (suite) / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 4Après les échecs de la flottille de la liberté et de la marche pour Gaza, une nouvelle coalition internationale a annoncé le 4 août dernier à Tunis qu'une centaine de voiliers prendra la mer à la fin du mois d'août. Deux objectifs principaux sont mis en avant : briser le blocus d'une part, attirer l'attention sur la complicité internationale dans le génocide d'autre part.
Avec 2 millions d'habitants pour 360 km², la bande de Gaza est le territoire le plus densément peuplé au monde. Si la ville de Gaza existe depuis l'Antiquité, la « bande » a été créée en 1948 pour regrouper 200 000 des 700 000 Palestiniens expulsés par les milices sionistes lors de la création de l'Etat d'Israël. Occupée depuis 1967, l'enclave est soumise à un blocus terrestre et maritime imposé par Israël avec la complicité de l'Egypte depuis 2007. Aujourd'hui, c'est 1,2 million de personnes qui sont concentrées par l'armée israélienne dans ce qu'il reste de Rafah, soit une superficie de 60km². Ces dernières semaines, Netanyahou n'a pas caché qu'il entend vider Gaza-ville de ses habitants.
Aujourd'hui, selon l'ONU, l'aide humanitaire acheminée à Gaza représente à peine 15% du stock de nourriture nécessaire, plus de 200 personnes sont déjà mortes de faim et la totalité de la population est soumise à un risque de famine. Aussi, en deux mois, plus de mille personnes ont été abattues par l'armée israélienne à l'occasion d'une distribution alimentaire. Selon l'OMS, entre mars et juillet 2025, Israël a empêché l'entrée à Gaza d'une centaine de professionnels de santé. En outre, en bloquant l'acheminement des réactifs utilisés pour tester le sang des donneurs, Israël a provoqué une épidémie d'hépatite.
C'est dans ce contexte que s'est tenue le 4 août à Tunis, dans les locaux de l'Union générale des travailleurs tunisiens, la conférence de presse où fut annoncé le départ prochain de plusieurs dizaines de bateaux pour Gaza (une quarantaine au minimum), dans ce qui est décrit comme « la plus grande mission maritime civile depuis le début du siège en 2007 ». La majorité des bateaux partiront d'Espagne le 31 août. D'autres s'élanceront à leur suite le 4 septembre de Tunisie. Deux objectifs principaux sont mis en avant : briser le blocus d'une part, attirer l'attention sur la complicité internationale dans le génocide d'autre part.
Si l'initiative peut prendre une telle ampleur, c'est notamment grâce au regroupement et à la fédération des différentes campagnes précédentes, qu'il s'agisse des appels à augmenter le nombre de départs à la suite des arraisonnements des bateaux qui ont récemment tenté de rompre le blocus de Gaza, du convoi parti du Maghreb en juin dernier ou de la marche pour Gaza en Egypte, qui avait regroupé 4 000 personnes venues de cinquante pays.
La coalition internationale à l'origine de cette importante flottille se nomme la Global Sumud Flotilla. Le terme arabe sumud, concept au cœur des initiatives internationales de solidarité avec la population palestinienne, est parfois improprement traduit en Occident par le terme « résilience ». Comme l'explique la psychiatre palestinienne Samah Jabr, « Le sumud et la résilience psychologique présentent des similitudes mais diffèrent dans leurs contextes et leurs applications. Alors que le sumud reflète la constance, la persévérance et la capacité à supporter les épreuves et l'adversité, la résilience fait référence à la capacité à se remettre rapidement des difficultés, à s'adapter au changement et à continuer à avancer face à l'adversité. » Aussi, « le sumud met l'accent sur l'espoir, la solidarité communautaire et la volonté d'endurer les épreuves sans renoncer au rêve d'autodétermination et de justice. »
Cette conception entre en résonance avec ce qui fut développé par Maria Elena Diela, membre du Global Sumud Flotilla à l'occasion de la conférence de presse de Tunis : « Le peuple palestinien n'a pas besoin d'être sauvé. Il peut se sauver lui-même. Nous écoutons simplement ce qu'il demande, et il demande que ses droits soient respectés : le droit de vivre, le droit de manger, le droit de se déplacer, le droit d'être libre, le droit d'être libre dans la dignité. »
L'objectif de la flottille est fondamentalement éthique, exigeant la fin du siège, des tactiques de famine, de la déshumanisation systématique des Palestiniens et du génocide. En plus de tenter d'acheminer une aide symbolique en brisant le blocus, les participants dénoncent la complicité des gouvernements occidentaux et arabes, auxquels ils entendent opposer l'action des peuples. À l'occasion du départ des bateaux, des rassemblements de solidarité avec la population de Gaza se tiendront dans des dizaines de pays pour porter cette exigence.
En France, la campagne est relayée par Waves of Freedom, association créée en juillet 2025 par des participants à la marche internationale pour Gaza. Son président, Yacine Haffaf, est un chirurgien qui a participé à plus de 25 missions humanitaires pour le compte de Médecins Sans Frontières, de la Croix-Rouge et de Palmed. Bien que familier des situations de guerre, il est revenu particulièrement marqué de ses missions à Gaza. Waves of Freedom tente d'affréter un bateau pour se joindre à la flottille et, pour cela, doit réunir les fonds avant le 16 août. Un appel à dons est lancé.
14.08.2025 à 15:32
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« Ne crois pas ceux qui crient à la profanation »
- été 2025 (suite) / Avec une grosse photo en haut, 2, LittératureLundi 4 août, sous l'Arc de Triomphe, Hakim H. s'agenouillait au dessus de la flamme du Soldat inconnu pour allumer sa cigarette. S'ensuivit une polémique crasse.
Soraya Qahwaji est une poétesse dont on ne sait rien. Maintenant, lisons son poème.
Ne les crois pas : le champ d'honneur est une rumeur
Je suis mort fusillé, traité de « déserteur »
Personne ne le sait, mais j'étais marocain
J'ai fait la Marne, j'ai combattu à Verdun
La division marocaine a pris les Corbeaux
Puis j'en eus assez d'écouter les généraux
Non, je ne suis pas mort pour la mère patrie
Mais d'avoir voulu fuir la grande boucherie
Français ou indigènes, alboches, doryphores
Ne peut-on être frères ailleurs que dans la mort ?
En ces temps si prodigues du sang des misérables
Mourir au peloton m'a paru plus honorable
Et quand les casseurs de vies en ont eu besoin
Ils ont choisi un cadavre au hasard - le mien
Je n'avais, hélas, les moyens de protester
Mais c'est ce qui m'a permis de te rencontrer
Ne crois pas ceux qui crient à la profanation
Car c'est toujours les ânes qui mènent des lions
Qui veulent t'enlever ta carte de séjour
Pour ton geste d'amitié qui me restera toujours
Je suis bien content que ma flamme t'ait servi
Fumes-en une pour moi – ils m'ont volé ma vie
Et s'ils te volent la tienne, scandons en chœur :
Mort à la guerre, mort à ses profiteurs !
Soraya Qahwaji
11.08.2025 à 15:15
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Après OK Chaos , édité par lundimatin, Leila Chaix persévère dans l'énervé et publie Haïr le monde , son second recueil aux éditions Le Sabot. Sa haine du monde tel qu'il est comme moteur – voire comme condition – d'écriture, fonde une lyrique crue de la révolte propre à nous secouer de nos torpeurs , estivales et autres. Certes, haïr le monde n'est pas le changer mais comment le changer sans d'abord le haïr ? Et si cette haine là, si proche d'un dégoût éminemment partageable, si inspirée et inspirante, n' était pas aussi le signe de reconnaissance et d'union des rebelles et fauteurs de trouble d'hier et de maintenant ? [1]
« Je hais donc je suis »
Gûnther Anders, La haine (1985)
« C'est la guerre, une guerre qui se déroule sur tous les fronts et qui s'intensifie depuis qu'elle est désormais menée contre tout ce dont il paraissait impossible d'extraire de la valeur. S'ensuit un nouvel enlaidissement du monde.'
Annie Lebrun, Ce qui n'a pas de prix (2018)
Le titre du livre s'est imposé ; je n'ai eu qu'à lui obéir, à l'épuiser. C'est comme tirer sur un cheveu coincé dans le trou de la douche. Tu tires et ça débusque un monstre, visqueux, composite, dégueulasse. Aller de haïr à jaillir. Éviter le jus de cerveau. Écrire un peu comme on transpire : fruit de l'action, traces d'expériences et de vécu. Sueur d'âme. Distiller encore et toujours.
Mon seum m'engrosse et me boursouffle, comme un alcool. Je suis plombée. Ça me rend dépendante affective : je suis obsédée par les gens, je leur passe tout, je m'en remets à eux, je veux qu'ils m'aiment. J'aimerais que ça cesse. Je suis accro à mes amies. Mon âme a tant besoin d'amours, d'alliances tordues, de conaissances. Vivre vite et mourir souvent. Renaître ensemble. Accepter de regarder la mort, celle qui nous est donnée chaque jour. S'abîmer le corps et l'esprit dans une mystique de l'embrasement, pour se soulever, se transformer.
J'en ai marre de haïr cet air que l'on respire. Le capitalisme nécrophile autoritaire ; agent suprême, ordonnateur, il détruit savamment la vie et cette destruction s'institue. Cette destruction s'appelle le monde ; elle s'apprend dans les livres d'histoire, se glorifie. Face à ce rapt, à cette arnaque - à cet assassinat sordide qui continue à se déguiser en « résilience », en « management » et en énergie renouvelable - il est tout à fait prévisible que des émotions collectives renversent la table. Encore et encore par des brèches qui désirent modifier le monde, se bagarrer, reprendre la main. Rendre les coups. C'est signe qu'on est encore en vie. Et qu'on ne se laissera pas faire. Arrêter de collaborer ; arrêter de participer à la mort qu'on nous donne chaque jour. La-domination-devenue-monde produit la hargne de résister, mais résister ne suffit pas ; il faut aussi jaillir ailleurs, partout où c'est encore possible. Rouvrir des pistes, rouvrir des voies, reprendre des terres et des espaces. Reprendre les outils, les moyens. Reprendre nos corps. Les bidouiller.
Entendre et voir qu'il y a d'autres mondes
qui poussent déjà
Proposer un contre-envoûtement
S'emparer des restes du monde, qui peuvent servir
Haïr l'époque, la société, ne pas vouloir lui ressembler. Distinguer les individus et les gros systèmes de pensée qui les fabriquent et les absorbent. Causes d'abrutissement général : superstructures psycho-sociales qui nous envoûtent et nous maltraitent. Technocratie ? Dieu malveillant ? Gouvernements autoritaires ? Presse diabolique ? Chacun voit l'enfer à sa porte. On a trop de mots pour le dire ; pas assez de jus pour agir. Haïr le monde pour désirer faire d'autres vies.
Aller fouiller dans le passé peut nous aider à faire jaillir. On fantasme parfois des passés romantico-mythiques, mais nous tenons dans un présent insaisissable et chaotique ; c'est le seul qu'on aura jamais. Nous sommes parfois nostalgiques de choses que l'on n'a pas connues. Cette tristesse peut faire faire des choses, c'est une blessure mélancolique. Elle est dangereuse, pas inutile. Se connecter à certaines forces et cer-taines zones, invisibles, peut aussi nous donner de la force.
Le temps est une soupe cosmique, il n'existe pas de progrès ; que des bagarres et des batailles, que des composts chauds et pourris de situations impossibles et imbriquées. Tout cela à détricoter et bricoler. Puisque le temps n'est pas une ligne mais bel et bien une purée, on a déjà été niqués et nous avons déjà vaincu.
Le passé est matière une pâte de strates, comme une épaisse surface de terre (autour du centre d'une sphère) - on peut aussi s'autoriser à aller farfouiller dedans. On ne peut pas laisser aux fachos tout ce qui ressemble au passé. C'est une connerie. On la paye cher. Le désert croît sur cette erreur.
La destruction des communaux paysans, la ridiculisation continue des façons de vivre collectives et populaires, le vol des terres, le remplacement de nos savoir-faire naturalistes et sorcellaires par une vie de consommation et l'industrialisation, la nationalisation des expériences particulières, l'humiliation des langues locales, l'Étatisation de la vie, l'élimination des pratiques communales et villageoises ont été un long pro-cessus de mise à mort. Ce processus est déguisé en ce qu'on appelle Modernité, Lumières, Progrès, État-nation civilisé.
Le monde que j'appelle à haïr est celui qui déguise le rapt en progression naturelle. Le monde que j'appelle à haïr est enfanté chaque jour par ce processus-même, qui continue à se reproduire.
Mais haïr ne suffira pas. On doit s'autoriser aussi à ressentir de la tristesse face à la perte. On a le devoir d'être en deuil face à ce qui nous est retiré, volé, détruit. Si l'on ne porte pas ce deuil, que l'on n'accueille pas cette peine, on ne fera que des faux mondes qui seront à nouveau violents.
On est maintenus prisonniers dans le dispositif carcéral et libéral des villes ouvertes et connectées. On est accros à l'énergie que ça nous prend, que ça nous donne. La Métropole, ses flux techniques, l'architecture, l'autorité, ces sordides portiques métalliques qui recouvrent la peau du monde. On aime ça. C'est difficile à détester. Ce qui nous tue nous aide à vivre et fait partie de notre vie.
C'est fait pour l'efficacité, c'est inflammable. c'est excitant et c'est létal. C'est une drogue. C'est fait pour qu'on en ait envie. J'en ai envie, t'en as envie. On n'est pas coupables pour autant, mais nous ne sommes pas innocent.es. Maudire le monde qui nous maintient seul.es et malades. Entretenir une rage féconde envers ce qui nous veut stressé.es ouvert.es, dociles et adaptables.
Haïr ce monde qui n'est qu'une pub interminable et qui nous fait même consommer l'image de notre aliénation. Haïr l'État, cette fiction - ouïr toutes les voix du passé qui se sont faites diminuées et écrasées. Haïr ce qu'on voit et aimer ce que parfois on peut entendre, entre les clash, les hurlements - ces murmures d'expériences passées, bafouées, supprimées. oubliées. Haïr la France, l'État-nation, et l'autorité nationale. Ouïr celleux qui y résistent depuis des millénaires maintenant. Voir que cette haine peut être toxique, comme un excrément maléfique, mais qu'elle est aussi fonctionnelle et fictionnelle ; qu'elle est po-teuse, fertile, féroce.
Nos sociétés (physiques, mentales) reposent sur le meurtre et le vol. Violences, dénis et mépris ; peur de l'obscur et de la déviance. La certitude que toute chose est un objet (manipulable, dénué d'âme, interchangeable et monnayable) produit et organise le monde. On a parfois honte de vivre, et le monde utilise cette honte. Ça ne prend pas fin, ça dure depuis longtemps maintenant. Ça remonte à peine à la conscience. On s'en rappelle de temps en temps. Ça monte, ça gronde et ça n'était jamais parti. C'était natif dans la machine. Et pourtant, dans ce monde pourri, la vie se bagarre elle aussi. La vie gagne toujours à la fin, mais elle en passe par plusieurs morts.
Devenons l'onction de déviance et de revivification.
Ce désir commun, collectif, grouille déjà, partout dans le monde, depuis toujours - c'est une joie fragile, plombée, un jaillissement. Il existe de nombreux mondes qu'il faudra ré-apprendre à voir et faire pousser. Ils sont moqués, cachés, bafoués, on nous dit de ne pas y aller. Ils sont enfouis. Dans ce monde-ci - qui nous torture se trouvent des mondes qu'on peut aimer. Il existe des mondes dans ce monde, qui peuvent aider à respirer. Des mondes qui sont à préserver, à protéger ; d'autres mondes qui sont à faire naître mais aussi à ressusciter.
Tenir dans la détestation de tout ce qui nous assassine. Se redresser. Entrevoir les combats passés, combien nos histoires sont volées et modifiées. Domination est le nom du monde et la négation de la vie. Demeurons irréconciliables ; défiance passionnée, généreuse.
Je connais le monde comme on connaît
son professeur, son harceleur, son agresseur
Je le connais et le décris
J'ai beau ne plus rien en attendre
je suis bloquée dans un syndrome
car je suis obsédée par lui.
08.08.2025 à 15:29
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(Souveraineté sans témoin • Gouvernement par l'abandon • Réassignation primitive)
- été 2025 (suite) / Avec une grosse photo en haut, Terreur, 2Nahel et aly, deux noms contre l'effacement. Cet article est à lire en tant que post-scriptum à celui paru dans notre dernière édition : Nahel Merzouk : du nom propre au coup de feu - anatomie d'une impunité (Souveraineté policière • Violence d'État • Interruption benjaminienne).
Ce 14 juillet 2025, vers 22h30, Aly, adolescent de 17 ans, sort de chez lui à Garges-lès-Gonesse pour faire une course. Alors qu'il marche dans la rue, une voiture banalisée de la police se porte à sa hauteur. Aly entend distinctement l'un des policiers dire : « Lui, on va le niquer. » Pris de panique, Aly tente de fuir, avant d'être rapidement rattrapé, battu violemment dans le véhicule de police, puis abandonné dans une forêt en pleine nuit. Avant de le laisser sur place, les policiers lui dictent une phrase à répéter : « Si on te demande, qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu es tombé. » [1]
L'ironie tragique veut que cet événement survienne précisément le jour de la célébration de la prise de la Bastille, symbole historique de la libération et de la contestation de l'autorité arbitraire…
Cette scène, rapportée par la sœur d'Aly et corroborée par les images diffusées sur les réseaux sociaux, ainsi que par les interventions publiques de plusieurs députés de La France insoumise, est loin d'être un fait isolé ou une dérive accidentelle. Elle se place au cœur d'un agencement précis de violences spatialisées, symboliques et discursives, où la brutalité policière s'exerce au-delà même des coups portés : elle opère dans la géographie, dans le langage, dans la mémoire.
La forêt, ici, n'est pas simplement un lieu choisi au hasard. Elle porte en elle une signification historique profonde. Depuis longtemps, la forêt incarne, dans l'imaginaire occidental, un espace d'indétermination, d'invisibilité et d'abandon. Lieu hors droit, elle est historiquement associée aux figures du sauvage, du hors-la-loi, du non-civilisé. Elle constitue un espace politiquement produit d'effacement, de relégation, d'impunité. En y déposant un adolescent racisé après l'avoir battu, les policiers n'agissent donc pas seulement dans un but pragmatique - éviter les regards, masquer l'acte - mais aussi dans une logique symbolique précise : celle de l'exclusion absolue. La forêt devient ainsi un opérateur spatial d'illégitimité. L'abandon dans la forêt reconduit ainsi une opération d'essentialisation, par laquelle Aly est rejeté hors du domaine de la culture, hors du champ politique et juridique, vers une prétendue sauvagerie qui lui serait intrinsèque.
Cette assignation symbolique s'articule étroitement avec la construction politique de catégories telles que celle des « sauvageons ». Introduit pour la première fois par Jean-Pierre Chevènement il y a déjà plusieurs décennies, ce terme n'est pas seulement une insulte mais constitue aussi une catégorie performative, qui, en désignant certains jeunes comme irrationnels, violents ou incontrôlables, justifie leur traitement hors normes. Aujourd'hui, cette logique se poursuit à travers la rhétorique de l'« ensauvagement » de la société, visant à stigmatiser les nouvelles « classes dangereuses » - autrefois les pauvres blancs, désormais les immigrés et leurs descendants. La « sauvagerie » n'est bien évidemment pas un état réel : c'est un dispositif discursif, une fiction politique de l'altérité. En ce sens, abandonner Aly dans une forêt, c'est matérialiser concrètement, spatialement, une logique de réassignation primitive. Il ne s'agit pas simplement de le punir ou de l'effacer, mais de le replacer, selon une fiction politique violente, dans un lieu imaginaire d'où il ne serait jamais véritablement sorti.
Ou encore : Aly, comme Nahel, a dix-sept ans. Cette coïncidence d'âge n'est ni anodine, ni contingente. Elle signale une opération politique ciblée, dans laquelle la jeunesse racisée, mobile, visible, issue des quartiers populaires, est érigée en figure problématique à contenir, à surveiller, à discipliner. Il ne s'agit pas simplement d'une exposition accrue à la violence, mais d'une préemption symbolique et matérielle de ce que représente cette jeunesse : une force vitale en excès, un devenir non assigné, un possible encore non formulé. Loin d'être punitive au sens classique, la violence policière devient ici préventive et vise à désamorcer la révolte avant même qu'elle ne prenne forme, à neutraliser toute affirmation de soi, toute insistance à être. Ce n'est pas le crime passé qui est sanctionné, mais le geste futur, le mouvement imprévisible, l'altérité vivante. Le corps adolescent devient ainsi un lieu de projection d'angoisses collectives, mais aussi un champ d'expérimentation sécuritaire. Il concentre des affects contradictoires comme la peur, la haine, le rejet, auxquels s'ajoute une volonté sourde de domestication. Par l'agression d'Aly, c'est aussi une forme de futur que l'on cherche à éteindre : une parole en gestation, une subjectivité en construction, une dignité encore informe mais déjà insupportable pour un ordre qui ne tolère que l'obéissance ou l'effacement.
Si la forêt peut être pensée comme un lieu d'effacement et d'impunité, elle demeure aussi un espace où la souveraineté policière se révèle paradoxalement dans sa plus grande nudité. En cherchant à invisibiliser son acte, la police en révèle simultanément le caractère systématique, prémédité, et inscrit dans une logique structurelle d'État. Car la souveraineté ne se manifeste jamais aussi clairement que lorsqu'elle agit dans des espaces privés de témoins, privés de droit, où la parole de la victime est immédiatement fragilisée, rendue précaire. Cette souveraineté sans témoin est une configuration du pouvoir qui opère dans le silence, par retrait de la scène publique. L'abandon d'Aly dans la forêt est ainsi une scène paradigmatique de souveraineté sans témoin, où la violence s'exerce dans sa forme la plus nue, la plus radicale.
Cette violence s'étend également au langage lui-même. La phrase imposée à Aly, « tu es tombé », ne constitue pas simplement une injonction à mentir, mais une capture du récit. C'est un énoncé contraint, un langage neutralisant qui cherche à coloniser l'expérience intime de la victime, à lui dénier toute possibilité d'un récit authentique, légitime, audible. La parole devient ainsi l'objet même de la domination : en imposant ce récit, les policiers tentent d'annuler par avance toute possibilité de justice. La vérité n'est plus seulement combattue après coup, elle est attaquée préventivement, dans le cœur même de l'expérience subjective.
Cependant, malgré cette tentative d'annihilation, quelque chose échappe à ce dispositif d'effacement. Le visage tuméfié d'Aly circule en images, sa sœur prend la parole, des élus politiques se mobilisent, une enquête judiciaire est ouverte. Ce reste, ce résidu politique, produit un effet perturbateur puissant. Il vient fissurer le silence organisé, contredire le récit imposé, réouvrir une scène que l'on voulait définitivement close. La forêt, de lieu de relégation absolue, devient malgré elle un lieu de révélation, de profanation du silence, d'interruption de l'ordre policier, une fissure dans l'architecture du déni.
Ce qui émerge alors, c'est une cartographie critique des lieux de violence d'État. Non seulement la forêt, mais tous ces lieux périphériques, anonymes, où s'exerce une violence systémique et racialisée : parkings isolés, fourgons anonymes, cellules de commissariat, zones frontalières, centres de rétention, rues désertes, quartiers bouclés, lisières urbaines, hangars, couloirs de transport ou campements informels comme ceux de Calais, de Vintimille ou de la Porte de la Chapelle. Ces espaces ne sont jamais neutres. Ils forment une infrastructure du mépris, où l'arbitraire est structurel, routinisé, administré. Ils constituent les territoires de la relégation différentielle, où le droit n'a plus cours, où les vies racisées sont placées à distance, rendues invisibles et disponibles à la violence arbitraire.
Penser philosophiquement et politiquement cette scène d'abandon, c'est donc mettre en lumière une topographie de la violence raciale et institutionnelle contemporaine. Ce n'est pas simplement dénoncer un acte isolé, mais comprendre les mécanismes qui permettent à cette violence de se perpétuer dans le silence, la dénégation et l'impunité. Le cas d'Aly ne relève pas de l'exception, mais de la règle, et c'est précisément cette règle qu'il faut nommer, déplier et combattre par le langage, par le témoignage, et par la pensée.
Ainsi, loin de se réduire à un fait divers ou à une anecdote marginale, la scène vécue par Aly devient l'indice d'un régime plus large, qu'il est urgent d'interroger, de décrire avec rigueur, et contre lequel il s'agit désormais de lutter avec détermination. Parce que ce qui a eu lieu ne doit plus être invisibilisé. Parce que ce lieu d'abandon doit devenir le lieu d'une parole politique : Aly, du nom propre à la forêt.
Ainsi, deux scènes récentes de violence policière en France viennent se répondre à distance : la mise à mort de Nahel Merzouk, adolescent de 17 ans tué à bout portant à Nanterre en juin 2023, et l'agression suivie de l'abandon en forêt d'Aly, également âgé de 17 ans, à Garges-lès-Gonesse, en juillet 2025. Deux événements distincts, mais structurellement liés, non par un simple effet de répétition, mais par une logique partagée de contrôle, d'intimidation et d'effacement.
Ce ne sont pas deux faits divers, mais deux fragments d'un même agencement de violence, deux manifestations d'un même régime de souveraineté policière, qui élargit sans cesse ses marges d'action : dans l'espace, par la multiplication des zones grises de non-droit ; dans le langage, par l'imposition d'énoncés contraints ; dans la mémoire, par l'organisation de l'oubli ou du discrédit. D'un côté, une exécution à ciel ouvert, filmée malgré elle. De l'autre, un passage à tabac dissimulé, suivi d'un abandon en forêt. Dans les deux cas, ce qui est visé, ce n'est pas seulement un individu, mais la « figure » d'une jeunesse racisée, mouvante, indocile, qui persiste à exister en dehors des assignations, dont l'existence même dérange l'ordre établi.
Essayer de penser ensemble ces deux scènes, ce n'est pas juxtaposer deux victimes, mais faire apparaître ce qui les relie : un mode de gouvernement par l'abandon, une parole empêchée, une cartographie différenciée des vies exposées, et une impossibilité structurelle de justice. Ce que révèlent ces deux événements, c'est la mise en œuvre d'une violence performative, où l'acte policier, qu'il s'agisse d'un tir à bout portant ou d'un passage à tabac, produit immédiatement sa propre légitimité dans l'instant même de sa réalisation, sans instance tierce, ni mémoire autorisée. C'est aussi l'inscription dans une société de relégation différentielle, où les corps racisés, jeunes et mobiles, sont soumis à des formes spécifiques d'exposition, de surveillance et de disparition, selon des géographies inégalement normées.
Abandonner un adolescent dans une forêt en pleine nuit, c'est activer une zone d'effacement : un espace opaque, où le droit se suspend et où la brutalité peut se déployer sans témoin, dans une foret devenue une forêt politique, le théâtre d'un effacement stratégique. Cette logique n'est pas résiduelle : elle est au contraire rendue possible, soutenue et étendue par une impunité active, fondée sur des récits contraints, des procédures dilatoires, une désactivation du visible et une orchestration institutionnelle du silence.
Essayer de penser ensemble ces deux scènes, c'est dès lors rendre perceptible un monde structuré par l'effacement, la relégation, et la production d'une souveraineté obscure et sans témoin.
C'est aussi montrer que dans les interstices du silence et de la violence, persistent malgré tout un nom, un visage, une image, un geste, une profanation du silence imposé.
Il ne s'agit pas seulement de documenter, ni même de dénoncer. Il s'agit de nommer ce qui a eu lieu, de désigner ce qui ne passe pas et continue d'insister, de faire droit à ce qui résiste malgré tout : une justice différée, une mémoire insoumise, une politique du nom propre. Il s'agit aussi de rendre lisible, à travers deux gestes policiers situés, un monde entierdans lequel certains peuvent tuer, abandonner, imposer un récit, sans que rien ne vienne suspendre l'ordre. Ces quelques lignes entendent marquer une disjonction dans ce continuum, contre l'effacement. Écrire contre l'effacement, c'est déjà, fût-ce partiellement, fût-ce à la lisière, interrompre l'ordre.
Nahel et Aly, deux noms contre l'effacement.
Sylvain George
[1] Plusieurs vidéos circulant sur les réseaux sociaux, et notamment sur TikTok, Facebook et Instagram, montrent Aly après l'agression, le visage tuméfié, en présence de sa famille et des pompiers. D'autres séquences, tournées dans la rue, donnent à voir son propre témoignage, tandis que sa sœur dénonce publiquement les faits. Ces images, devenues virales, rendent visible ce que les policiers avaient tenté de soustraire au regard, et donnent consistance au reste insistant qui échappe au récit imposé. Voir notamment :
https://www.facebook.com/watch/?v=781227467577605
08.08.2025 à 15:29
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671 jours, 670 nuits, plus de 61000 morts certifiés, tués pour être plus précis, plus de 150000 mutilés, un nombre encore plus conséquent de portés disparus, c'est à dire des êtres humains de tous âges ensevelis, écrasés sous les décombres, ou coincés dans des zones inaccessibles aux sauveteurs et à toute autre aide…
671 jours et 670 nuits d'un génocide sans fin, en cours, sans rappeler les milliers de victimes des nombreux massacres et autres atrocités commises par Israël, les centaines de milliers d'expulsés et déplacés, les nombreux villages et villes rasés ou « hébraïsés », depuis 1948. Si de tels chiffres, si un tel effarant terme, « en cours », ne suffisent pas pour, au moins, rigoureusement et vigoureusement contraindre l'État sioniste, pour, au moins, arrêter sans plus tergiverser tout échange commercial avec, pour, au moins, appliquer un total et définitif embargo sur toute arme et autre technologie de pointe, si cela ne suffit pas, il n'y a plus alors qu'à décréter que cet État est au-dessus de toute règle, de toute loi, de toute convention, de toute assemblée, de tout tracé frontalier, le décréter OFFICIELLEMENT, le graver tel un définitif commandement, qu'il s'agit là d'un « État Élu », le seul qui soit, au-dessus de tout et de tous donc, au-delà même, et au diable tout autre récit, qu'il soit tout autant ancestral, mythique, religieux, ou encore profane. Au diable tout imaginaire tant qu'à faire. Et cessons de compter, puisque précisément nous ne comptons pas, n'avons jamais compté, d'un envahisseur à l'autre, d'un colon à l'autre, d'un despote à l'autre.
Ghassan Salhab
08.08.2025 à 15:29
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Reportage au 36e Festival International du Documentaire de Marseille
- été 2025 (suite) / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 2En direct de l'Artplexe, paquebot culturel posé au milieu de la Canebière, où nos reporters tentent d'assister à la cérémonie de clôture du FID (Festival international de documentaire de Marseille). Une foule compacte stagne au niveau des portes du bâtiment moche gardé par des bénévoles zélés. Sur la place adjacente, le kiosque est occupé par des jeunes mineurs exilés à la rue. Quelques jours plus tôt un feu géant a ravagé un bout de l'Estaque et ces fumées cancérigènes ont envahi la ville.
Aujourd'hui les plus acharnés des cinéphiles ont préféré aller à la plage. L'ambiance est au cynisme, quant au monde, quant à la programmation. Quelques camarades locaux et cleptomanes opèrent un stratégique pillage des réserves du roof-top et nous permettent de fêter, nous aussi, la fin du festival avec du champagne.
Après un voyage à Cannes, un passage au Réel et une aventure à Béjaïa, nous continuons à Marseille notre tournée critique des festivals de cinéma.
Quels sont nos premiers ressentis ? Eh bien que le FID, comme le veut sa réputation, est un festival branché et une institution du cinéma « artistique ». Il suffit pour s'en rendre compte de prendre 15 minutes à essayer de déchiffrer le programme, digne d'une brochure de graphisme brutaliste. La première question que nous nous posons est donc qu'est ce qui, selon le FID, est "in" ?
Première réponse, des films opaquement militants. El pejesapo, présenté comme un film anti-fasciste d'un cinéaste chilien inconnu, a une forme tout aussi inconnue ; plans décadrés, montage haché, narration à l'envers. Le récit est sordide : un homme se jette dans la rivière et se retrouve coincé dans un monde cauchemardesque à mi-chemin entre la fiction et le documentaire (on ne sait pas trop la dose de mépris que le film a pour les personnes filmées). Quelques pistes sont évoquées pour expliquer le malaise générale : industrie minière, militarisation, misère, folie, mais aucune n'est suivie. Dans Katasumbika il est aussi question d'industrie minière. Ce film congolais est structuré avec des images d'archives dans lesquelles des militaires transportent des cadavres, images projetées sur un bras, sur un téléphone, sur du riz. Il y est question d'une révolte contre l'ONU, d'une mine terrifiante que l'on visite jusque dans ses tréfonds – la caméra se frotte aux parois en remontant d'un puit tellement le passage est étroit et semble dangereux – et d'un horrible massacre opéré par l'armée raconté en voix off. Dans ces deux films, on ressort avec des sensations et du malaise, mais avec peu de choses pour faire face aux appels du réel. L'histoire toque à la porte des films, comme les mineurs exilés à celle de l'Artplexe, mais on ne la laisse pas vraiment entrer.
Deuxième réponse, des films godardiens. Les films de Radu Jude, invité en rétrospective, forment la trajectoire d'un cinéma critique dans la lignée de Jean-Luc Godard. Dans La Fille la plus heureuse du monde et dans N'attendez pas trop la fin du monde les personnages sont aux prises avec les machineries du Spectacle et du capitalisme qui s'installent petit à petit dans la Roumanie post-soviétique. L'histoire ,dans les films de Radu Jude, entre partout. Elle hante à la fois la narration et le montage (Aferim !, Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares etc.) et est reliée à la question technique. Dans N'attendez pas trop la fin du monde, road movie à travers Bucarest, un autre road movie des années 60 s'incruste au montage, le film est aussi parsemé de vlogs cathartiques du personnage principal. D'autres moments dans la programmation rendent hommage à Godard, présenté comme un saint auquel se vouer. Dans une carte blanche, on montre un film « inédit » du cinéaste-star, remonté par un universitaire. Lors d'une conférence à Rotterdam, Godard aurait inséré dans son film sauve qui peut (la vie) plusieurs extraits de films. Ça sent le test raté, sorte de travail préliminaire aux histoire(s) du cinéma. Sauve la vie (qui peut) aurait pu rester inédit. Ailleurs on passe une imitation de son travail de montage poétique (Ours) mais vide de profondeur politique. Puis une visite très gênante de l'atelier du « génie » après sa mort (Atelier Rolle, un voyage). Elle commence par un plan au steadycam qui doit faire retourner Jean-Luc dans sa tombe et continue par des plans de sa bibliothèque insistant sur les références et le savoir accumulé (alors qu'il n'était qu'un pirate), le tout accompagné de sons sans aucuns « rapports » avec les images, lesquelles étaient pour Godard la base de tout montage.
Troisième réponse, ce qui est dans le vent. Passons sur l'étrange geste de programmation qui, en enchaînant Fond vert - dont les problèmes vont du doute amoureux à la réservation d'hôtel - à Où sont nos feux d'artifices ? fait passer le film sur la cité de la joliette préparant les feux d'artifices sauvages du 14 juillet pour un film zoologique.
Après une longue attente, nous avons pu assister au film de clôture Laurent dans le vent, « la perle de cannes », « un film plein de douceur drolatique ». Laurent est un jeune homme laconique qui trouve refuge et cherche du sens à la vie dans une station de ski (sic). Dans son voyage initiatique, il côtoiera des néo-clichés, un arabe homosexuel, une vieille femme suicidaire, un incel fan de vikings, qui restent des clichés. Pour résumer le film et être un peu désagréable, c'est un peu comme du Giraudie sans Brecht ou du Pasolini sans lutte des classes. Mais finalement le FID est à l'image de Laurent, festival un peu perdu, qui cherche son inspiration chez une starlette de l'art contemporain (Pierre Creton), du secours auprès d'un monstre sacré du cinéma (Jean-Luc Godard) et se termine par un téléfilm à la mode.
A quelques pas de là, dans un bar de la rue Curiol, se tenait le FID off, un festival « sans compétition et sans sélection », un off tout à fait officieux. Les organisateur.ices, dépassés par le nombre de films reçus, témoignant de la difficile compétition dans le monde du cinéma documentaire, ont décidé de tirer au sort les films qui seront présentés. Une manière selon elleux de déplacer le processus de sélection et d'aplanir les différences entre les films. « Le festival est pensé comme un espace expérimental de sélection et d'échange plutôt qu'une vitrine figée. »
Nous y avons vu un film sur des parcours d'exil en Allemagne réalisé par une médecin passant au documentaire pour l'occasion. Un film peut-être mal accompagné et dont le montage n'est pas abouti mais centré autour de rencontres sincères. Après la séance, l'autrice fut invitée pour parler de son film dans un cadre étrange, une mise en scène de salon de coiffure. Les organisateur.rices se mettent à la shampouiner tout en lui posant des questions devant un public éparse et médusé. La subversion du débat institutionnalisé par le burlesque crée quelque chose de vraiment marrant mais ne permet finalement pas de faire circuler des idées communes sur le cinéma.
Nous y avons vu un film expérimental mettant en scène des matériaux dans des paysages creusois et un film de genre, imitation sans moyen d'un film policier. Le choix de prendre comme camp l'autoproduction pose question. « la non-sélection dit « vous allez voir de tout » ; ainsi, émancipé du « vous allez voir des propositions novatrices », on retrouve une souplesse dans le regard. On retrouve l'envie d'accueillir ce qui nous paraît raté ou fort, sans la hargne du consommateur mal servi. » Mais il faut bien constater que le cinéma amateur est le plus souvent une imitation du cinéma professionnel et non pas nécessairement un renouvellement des formes cinématographiques.
Nous avons assisté également à la projection en 16mm du film Main basse sur la ville de Francesco Rosi, un film des années 60 en Italie sur la spéculation immobilière, qui rappelle la situation Marseillaise. Par erreur le projectionniste a inversé la deuxième et la troisième bobine et nous n'avons vu qu'un tiers du film sans nous en rendre compte. Ce qui fait dire aux organisateur.rices : « Avant c'était ça le cinéma, les erreurs lors des projections pouvaient créer un autre film en soi, une autre proposition. Cela nous a rappelé de façon frappante que la valeur des films est toujours corrélée à leur contexte de présentation. »
Le résultat du FID off est mitigé : les projections sont surprenantes et joyeuses. Lors de la projection du premier épisode d'une série auto-produite sur la rue Curiol, des gens du quartier, prostituées et piliers du PMU, traînent avec les jeunes réalisateur.rices invités. La masse de films reçus et d'informations collectés sur les moyens de production en dehors de l'économie traditionnelle du documentaire laisse entrevoir tout un monde de débrouille et de recherches. Mais, sans geste de programmation et sans direction politique, le FID off reste une sorte de blague. La question de ce que serait un autre geste de programmation reste entière.
Nous avons peut-être été un peu ingrat en peignant la programmation du FID comme opaquement militante et il est vrai que l'on trouve dans le programme des films sur la Palestine, ce qui, dans le contexte actuel est un geste politique en soi. On trouve les courts métrages Some strings (dont le FID se vante à tort d'être le premier programmateur) et le film A gaza, composé d'images de smartphones depuis le massacre en cours.
L'histoire fait peut-être plus que toquer à la porte du FID, elle pose problème et le FID tente de s'en dépatouiller comme chacun d'entre nous essaye de dealer avec sa conscience et ses inévitables images d'horreur en live.
Après son visionnage nous nous demandons pourquoi autant de films sont à côté du cinéma dans un festival qui se revendique de la filiation godardienne et d'une forme de recherche avant-gardiste ? Si l'atmosphère est autant cynique peut-être est-ce par ce que le cinéma apparaît comme impuissant face à l'histoire. Mais à l'inaction précède l'inhibition.
Première inhibition : le génie. Comment réinventer les formes du cinéma depuis la mort de Godard ? Sa figure de Génie sert de sur-moi collectif. Dans Atelier rolle, un voyage, des inserts montrent à plusieurs reprises des mégots de cigares abandonnés dans un cendrier. Filmés en gros plan, ces cigares boudinés finissent par apparaître comme une obsession, symbole du vieux sage disparu bien sûr, mais également symbole phallique du père. Mégot-symbole du pénis mort de Godard mais également image d'un phallus sans couilles, menace de castration par le père du cinéma ? La réinvention du cinéma, notamment devant l'urgence du monde, est comme bloqué par une figure d'autorité associé à la figure patriarcale de JLG.
A l'inverse Radu jude, malgré le génie qu'on peut lui prêter et sa filiation avec Godard, n'inhibe pas. Parce qu'il ne se prend pas au sérieux ? parce qu'il est roumain (c'est-à-dire en conséquence d'un racisme culturel intégré) ? En tout cas en lui réside un espoir : le réalisateur qui n'attend pas trop la fin du monde participe d'ailleurs à l'écriture d'un livre, sous la direction de Cyril Neyrat, La mort du cinéma peut attendre.
Deuxième inhibition : l'histoire. No title de Ghassan Salhab est composé de plusieurs plans séquences dans la banlieue sud de Beyrouth puis dans la campagne du sud Liban. Des ruines défilent interminablement derrière le part brise d'une voiture. Il n'y a presque pas de montage dans No title et une amie dira en rigolant, « il s'est pas foulé ». En attendant, faire l'expérience de cette succession de ruines donne une contenance aux mots « Israël bombarde le Liban ». Mais ce que l'amie voulait dire, elle s'en explique ensuite, « ce n'est pas un film mais ce sont des archives . »
Non seulement l'histoire toque à la porte mais ces images envahissent nos écrans et nos consciences. On se sent impuissant à faire des films. A ce titre A gaza est un autre exemple de film inhibé. Des images sont collectées puis assemblées mais quasiment sans montage, à vrai dire, un seul geste de montage est assumé jusqu'au bout, qui consiste à intercaler régulièrement des images de bébés morts sur le mode du jump scare. L'autrice, qui prend pourtant la peine de signer le film de son nom, ne semble pas vouloir trop intervenir sur la matière et prend ces images comme des archives, des témoignages de l'horreur. Mais qu'est ce qu'un tel geste produit sur nous, si ce n'est du ressentiment, de la culpabilité et de l'impuissance ? Dans ce film rien ne résiste ni ne renouvelle notre regard. Tout nous émeut mais rien ne nous meut.
Enfin, derrière ces deux inhibitions ce cache une troisième donné tout aussi importante. Nous pourrions la qualifier d'idéologie immobiliste. Le meilleur spectateur de l'histoire, film de détournement poétique dans la tradition godardienne accueil des figures de la culture palestinienne et libanaise, Mahmoud Darwich et Faïrouz. Mais une autre référence irrigue le propos, notamment à travers des extraits de textes : Eloge de la fuite d'Henri Laborit.
Dans son livre, Laborit décrit les comportements humains à partir de la neurobiologie. Souvent associé à des théories sur la fin de l'histoire, le livre est régulièrement utilisé pour défendre une position de neutralité face aux évènements politiques par les institutions culturelles et artistiques.
Dans ce cadre idéologique l'homme libre est un spectateur de l'histoire et l'artiste, qui en plus de la regarder, travaille à la mettre en scène sans y intervenir, est le meilleur spectateur de l'histoire. Le FID, s'inscrivant en partie dans la tradition de l'avant-garde, par sa recherche de la nouveauté et du renouvellement des formes cinématographiques, s'en détache à cet endroit-là, l'intervention politique. L'avant-garde artistique aujourd'hui est immobiliste. Elle cherche le renouvellement des formes en dehors de l'histoire, alors que comme le montre Godard puis Radu Jude c'est dans la confrontation avec elle qu'il se trouve.
Le meilleur spectateur de l'histoire, l'artiste, est aussi celui qui regarde les images de Gaza et les assemble. A gaza est le meilleur film du meilleur spectateur de l'histoire. Le film Le meilleur spectateur de l'histoire se termine sur une parole de Darwich rêvant d'être un âne et qui donne son titre au film, l'âne dit-il, est une figure de sagesse, « le meilleur spectateur de l'histoire », celui qui voit passer les armées, les révolutions et les contre-révolutions, sans rien dire et sans rien faire. Le meilleur spectateur de l'histoire, l'artiste, est un âne.
Fraction des chats forestiers pour le cinéma léopard.e
08.08.2025 à 15:28
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« Peut-être peut-on comprendre Israël comme une sorte de figure de Samson. » Sara Tetzchner
- été 2025 (suite) / Avec une grosse photo en haut, Positions, Histoire, 4« De celui qui mange est issu ce qui se mange, de celui qui est fort est issu ce qui est doux. »
– Juges 14:14
Peut-être peut-on comprendre Israël comme une sorte de figure de Samson. Non seulement sur le plan spirituel, mais aussi dans la symbolique militaire. L'une des brigades d'infanterie de l'armée israélienne – la brigade Givati –, dont le bataillon de reconnaissance porte le nom de Shuʿalei Shimshon (les Renards de Samson), en est l'exemple. Ce nom provient du récit biblique des Juges 15, où Samson attache des torches aux queues de renards en paires et les relâche dans les champs des Philistins, déclenchant un incendie destructeur. Il est aisé de comprendre comment cette image a été reprise : des renards en paires, forcés ensemble et transformés en armes, constituent une métaphore brutalement efficace de la guerre asymétrique et du désespoir existentiel. La vengeance de Samson devient la doctrine d'Israël.
Samson naît sous une promesse : un ange révèle à sa mère que l'enfant sera naziréen, consacré à Dieu dès sa naissance, et que sa force découlera de sa chevelure, qu'il ne devra jamais couper. Dès avant sa naissance, il est choisi – et en même temps rendu étranger à sa propre condition. Il grandit, doté d'une force physique prodigieuse, mais aussi de désirs incontrôlés et d'une attirance paradoxale pour ce qui lui est hostile – notamment les Philistins, ennemis d'Israël. Il tombe amoureux de plusieurs femmes philistines, en épouse une, en rejoint une autre, puis finit trahi par Dalila. Comme s'il cherchait presque à être trahi – comme si cette trahison confirmait quelque chose qu'il pressentait déjà sur lui-même. Lorsqu'il s'endort dans les bras de Dalila, il s'abandonne. Les Philistins coupent ses cheveux, le capturent, lui crèvent les yeux et le réduisent en esclavage. Aveugle et humilié, en captivité, il supplie Dieu d'avoir une dernière fois la force. Ses cheveux ont commencé à repousser. Lors d'une grande fête philistine dans le temple du dieu Dagon, il saisit les deux colonnes porteuses du temple et les fait s'effondrer. Dans la mort, il tue des milliers de Philistins — et s'y abîme lui-même.
Avant même sa naissance, le destin de Samson est déterminé par les autres. Un ange dit à sa mère : « Dès le jour de sa naissance jusqu'à celui de sa mort, il sera naziréen pour Dieu. » Il est frappant de voir comment la mort est présente dès le commencement – comme une ombre prédestinée à planer sur la vie. Au lieu d'une joyeuse attente, la grossesse est empreinte d'un sérieux étrangement aliéné. Peut-être est-ce cela qui constitue le noyau de la psyché de Samson – et, par extension, d'Israël. Un sentiment d'être à la fois désigné et exclu. Une âme qui n'appartient jamais vraiment, et qui s'épuise donc à chercher, à chasser, à aspirer – à l'amour, à l'appartenance, à la validation.
Samson n'est jamais pleinement juge pour son propre peuple. Au contraire, il est constamment attiré vers les Philistins – les ennemis de la nation. Il les aime, les épouse, joue avec eux, se venge d'eux, est blessé par eux. C'est un acte d'amour ambigu : à la fois désir et destructivité, recherche de communauté et rejet violent. Pourquoi cette fascination pour l'étranger ? Peut-être parce qu'il y a quelque étrangeté en lui-même. Il est engendré d'une manière mystérieuse, par une mère à qui on a omis un détail crucial : qu'il ne faut jamais toucher à ses cheveux. Il est aussi physiquement anormal : force humaine hors norme, tresses intactes, corps ignorant ses limites jusqu'à l'effondrement. Peut-être est-ce l'étranger – les Philistins – qui résonne en lui – comme s'il cherchait un miroir. Un autre.
Et ce mirage – cet écho – est peut-être son désir le plus profond. Pour sentir qu'il existe, il a besoin de voir son propre obscur en quelque chose d'extérieur. C'est pourquoi il punit, défie par des énigmes, se marie, se venge violemment. Ce n'est pas du plaisir – c'est de la confirmation. Existentielle. Sadique. Car, comme dans le sadisme, il y a, à la source, un vide, une peur, un sentiment d'exclusion. Le sadisme dit : Je dois te briser pour savoir que j'existe.
De même, les actions d'Israël envers le peuple palestinien peuvent se lire non seulement politiquement ou stratégiquement, mais aussi psychologiquement et mythiquement. Un peuple qui a été lui-même expulsé, persécuté, abandonné, tente désormais désespérément de sentir son existence à travers l'infliction des mêmes souffrances sur l'autre. À l'instar de Samson, l'État utilise sa force, sa ruse, son feu – pour provoquer chez l'autre ce qu'il ne comprend pas en lui-même. Cette confirmation douloureuse : En te blessant, j'existe.
C'est peut-être la partie la plus sombre de l'humain – lorsque le désir d'exister surpasse la joie, le lien, la morale. Il ne s'agit pas de victoire. Il s'agit de sentir qu'on existe.
Samson n'est pas seulement un héros. Il est aussi un avertissement – peut-être même un présage pour Israël. Car il est trahi à plusieurs reprises, et finit par un sort qui frôle le suicide, en abattant le toit du temple sur lui-même et les Philistins. Il saisit deux piliers et les attire vers lui – un acte final qui tue l'ennemi, mais aussi lui-même. Le chiffre deux revient comme un écho sombre : mère et père, deux renards, deux piliers – toujours une dualité, toujours une tension. Et il est pris au milieu.
Dans sa quête d'appartenance, de sécurité et d'amour, Samson n'arrive jamais à destination. Il ne trouve jamais un foyer. C'est comme s'il était condamné à désirer, sans jamais l'obtenir. Une âme perdue – non pas sans volonté, ni sans puissance – mais sans repos. Et c'est cette faille intérieure, cette faim existentielle, qui le pousse autant vers l'amour que vers la destruction.
Mais il y a une chose qui frappe le lecteur, à travers tous ces chapitres tourmentés : Dieu est là. Pas toujours comme une voix, mais comme une résonance – Dieu sonne en Samson comme une cloche. Dans sa rage, dans sa passion, dans son amour, dans sa profonde solitude – Dieu est présent dans la quête. Et alors peut-être qu'on comprend : Samson n'a jamais été abandonné. Au contraire, le sacré était là, presque dans ce qu'il ne comprenait pas – dans le vide, dans le désir, dans l'impuissance. Dieu y habite. Comme le miel dans le lion.
Alors il faut se demander : après des millénaires à relire cette histoire – lue, racontée, interprétée – comment continuons-nous à faire la même chose ? À désirer, à blesser, à détruire, à aspirer ? Pourquoi les cœurs ne changent-ils pas ?
Je voudrais qu'Israël voie cela – afin qu'il puisse goûter le miel de lion dans son propre sein.
Il y a quelque chose de doux. De sacré.
Dans l'obscurité.
Sara Tetzchner