31.03.2025 à 15:26
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Si vous suivez de près lundimatin, vous connaissez déjà oXni. Elle avait médusé le public lors de l'une de nos soirées (elle s'appelait alors Oxytocine) et nous l'avions même invité à venir chanter dans nos bureaux pour ce lundisoir musical exceptionnel. Ce mardi 1 avril sort son nouveau et prochain tubes, Super cheuri, voici le clip.
Les supercheuris sont fous
Ils ont déjà tout
Ils veulent plus que tout
Ils laissent les restes
Tu lèches les miettes
Et ils s'en foutent
Il disent « ceci sont mes sous »
Mettent le monde sans dessus dessous
Te bouffent comme un saucisson
Et te laisse rien du tout
Dents acérées
Cul serré
Rentier
Sans pitié
Le Monde entier
qu'il a pillé
Et prêt à plier
Sous ses pieds
Un Dynamique jeune PDG
Un Dynastique p'tit héritier
Quand SUPER CHEURI fait pipi
Dis merci
Ouvre tes papilles
Si SUPER CHEURI veut un rein
Donne le tien
C'est pour ton bien
Quand SUPER CHEURI à la dale
Sacrifie
ton Animal
Si SUPER CHEURI fait pipi
Dieu merci
Il te béni
Non mais cachez
Moi cette misère
Ça va entacher mes affaires
Entretuez-vous à la guerre
Moi j'suis calé dans mon bunker
L'envers
d'leur paradis
Bancaire
L'enfer
La maladie
Super
Niquer des mers
Niquer des terres
Tu veux d'la thune ?
T'as qu'à t'en acheter
J'vends planète A
À moi planète B
Apocalypse
Ton ticket d'entrée
Soirée VIP
Carré héritier
Tu veux d'la thune ?
Ben fout toi un costard
Traverse la rue
Ou piques à tes dar'
Accumule les dollars
Quand SUPER CHEURI fait pipi
Dis merci
Ouvre tes papilles
Si SUPER CHEURI veut un rein
Donne le tien
C'est pour ton bien
Quand SUPER CHEURI à la dale
Sacrifie
ton Animal
Si SUPER CHEURI fait pipi
Dieu merci
Il te béni
Quand SUPER CHEURI fait pipi
Dis merci
Ouvre tes papilles
Si SUPER CHEURI veut un rein
Donne le tien
C'est pour ton bien
Quand SUPER CHEURI à la dale
Sacrifie
ton Animal
Si SUPER CHEURI fait pipi
Dieu merci
Il te béni
L'argent magique
L'argent ruisselle
C'est génétique
Ça tombe du ciel
En liasse du fric
Du fric virtuel
Jusqu'à s'offrir
Vie éternelle
L'argent qui pleut
Comme la pisse
Celui qu'on veut
L'or le vice
L'argent qui pu
Comme la peste
Celui qui tue
Les gens qui restent
Haut du haut d'l'organigramme
Life style de style haut de game
Cocaine au kilograme
Pique pique force de travail
nique nique acquis social
Para-para dis
Para-para-para dis
Fiscal
Quand SUPER CHEURI fait pipi
Dis merci
Ouvre tes papilles
Si SUPER CHEURI veut un rein
Donne le tien
C'est pour ton bien
Quand SUPER CHEURI à la dale
Sacrifie
ton Animal
Si SUPER CHEURI fait pipi
Dieu merci
Il te béni
31.03.2025 à 14:58
dev
Réponse d'un parent gentil à une enseignante cynique
- 31 mars / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4La semaine dernière, nous publiions une lettre ouverte aux parents d'élèves contre les tombolas et le financement public des écoles privées (et vice-versa). Les polémiques dans nos pages ne se déclenchant pas toujours là où on les attend, une lectrice a souhaité y répondre pour rappeler que si l'école publique et égalitaire est un mythe, l'école et ses atours peuvent néanmoins être des lieux depuis lesquels s'organiser, en tombola ou pas.
Merci pour tes articles dans lundimatin. Ils sont drôles – ça n'est pas rien – et me préparent à affronter le long parcours de mes enfants, tout juste en élémentaire, jusqu'à parcoursup. Cela dit j'ai toujours ressenti comme une légère gêne en les lisant : pas de soucis avec le fait de tourner en ridicule le néo-management appliqué à l'éducation nationale, mais un petit doute sur ce qui constituerait le modèle positif. Est-ce qu'on en est vraiment réduit à l'alternative entre, d'un côté, la gestion libérale par la compétence et, de l'autre, l'Autorité du Maître qui irradie ses élèves de son savoir descendant ? Je n'ai pas de problème particulier avec l'autorité, ou disons que je préfère quand elle est assumée que camouflée, mais il me semble que bien des courants pédagogiques ont travaillé en profondeur ces questions, avec des remises en cause assez fortes du modèle Education Nationale « à l'ancienne » (avant le tournant libéral), sans être pour autant des suppôts du grand-capital managérial. Bref.
Si je te réponds précisément cette semaine, ce n'est pas pour parler pédagogie, mais investissement des parents d'élèves dans la vie de l'école. Et pour te dire sincèrement, comme tu m'y invites, ce qu'il y a de contestable dans ce que tu as écris dans ton dernier article. Je parle depuis mon expérience (je ne sais plus, on peut dire expérience ? Je suis tout à fait disposé à résister aux offensives linguistiques du néo-management, mais j'ai parfois du mal à suivre la liste des mots à proscrire) : parent d'élèves d'une école maternelle/élémentaire publique socialement assez mixte d'une métropole de gauche. On n'a pas vraiment de Jules-Henri dans l'effectif, et le Lidl du quartier vend des carottes bio – débrouille toi avec ça. Et une tombola pour la fête de l'école, cela va sans dire.
Je ne tiens pas plus que ça à la tombola, en plus on ne fait même pas miroiter aux gosses de gagner un beau vélo jaune de riche ;à peine quelques lots récupérés parmi les familles ou les commerçants du quartier – et je n'ai pas l'impression de vendre pour autant l'école aux intérêts privés, on parle de la boulangerie, pas d'un fonds de pension. Par contre je suis convaincu qu'il se passe quelque chose d'intéressant quand les parents (en lien avec les enseignants et le périscolaire) s'organisent pour contribuer à la vie de l'école (y compris financièrement). Ça me va de payer des impôts, mais je n'aime pas l'idée que ma contribution « citoyenne » se limite à ça et à choisir mes représentants à échéance plus ou moins régulière, en attendant qu'ils décident à qui et à quoi attribuer l'argent, justement. Désolé pour mon sens limité du « service public », mais j'y vois trop souvent une délégation de pouvoir à une grosse machine bureaucratique. Je tiens à avoir mon mot à dire, en tant que parent, sur le fonctionnement de l'école. En tant que contribuable, ça me semble plus délicat (as-tu vu « Une guerre civile, Elisabethtown, USA », le documentaire sur les élections pour la commission scolaire en Pennsylvanie ? C'est plein de contribuables trumpistes qui pensent devoir donner leur avis sur l'école, au prétexte qu'ils la financent, justement). Contribuer directement à la vie de l'école me semble un bien meilleur vecteur de légitimité.
Et tu devrais savoir une chose (voilà un bon vieux savoir) : ton service public, il s'est en grande partie construit sur la solidarité auto-organisée. Les mutuelles ouvrières, les cours du soir ou les bureaux de placement dans les bourses du travail : c'était là avant la sécu, le compte de formation professionnel ou l'ANPE (bon ok, je t'accorde que Ferry avait instauré l'école laïque et gratuite avant que le mouvement ouvrier ne se dote des moyens d'éduquer massivement lui-même ses enfants). On peut d'ailleurs, en forçant un peu, retourner l'argument que tu opposes à ce que tu appelles la « charité » : le service public est venu pérenniser un ordre inégalitaire, en court-circuitant l'auto-organisation prolétarienne là où elle menaçait de le faire tomber.
J'ai bien conscience que la FCPE n'est pas la fédération des bourses du travail de 1902, et qu'on ne menace pas grand-chose avec nos événements festifs pour animer l'école et (parfois) récolter quelques sous. Mais le peu d'espaces qui restent de rencontres et d'organisation à l'échelle d'un quartier, il faut les chérir, pas les tourner en dérision. C'est sur eux que reposent les possibilités d'un soutien à une grève d'ASEM, ou l'accueil des familles exilées (à moins que ça aussi ce soit de la charité de mauvais aloi ?).
Ah oui : il y a bien d'autres espaces que l'école où on paie pour quelque chose qui est déjà à nous : n'importe quelle aventure collective (j'ai failli écrire initiative !) qui ne cherche pas à être appointée par un ministère fonctionne de la sorte. Soirée de soutien où on paie la bière au double du prix où on vient de l'acheter au supermarché, vente de t-shirt, travail collectif pour payer le loyer d'un local d'activités, etc. etc. Rien à voir ni avec la charité ni avec la privatisation… mais plus avec l'autonomie.
Il y a autre chose, Enseignante cynique : tu le vois bien, que ton service public se casse la gueule de partout. Tu sais bien pourtant qu'on en a fait, ensemble, « des mobilisations, des pétitions, des actions collectives, des manifestations, des campagnes »… Je comprends le gros seum de voir la réalité s'écarter toujours plus de l'idéal (encore que, à nouveau, il faudrait discuter de l'idéal), mais il ne faut pas que ça ôte toute lucidité. Quand bien même on remettrait la main sur les 8 milliards du secteur privé, c'est pas ça qui remettra sur un pied d'égalité tes « Jules-Henri » et tes « pauv'gamins ». Sans parler des centaines de millions de pauv'gamins de par le monde qui n'ont pas la chance de même pouvoir prétendre à un service public. Le sympa est peut-être l'ennemi du Bien, mais si on conditionne la justesse de toute action au fait qu'elle puisse bénéficier d'emblée à absolument tout le monde, on n'ira nulle part et on restera avec notre bel idéal (aussi beau que louche au fond) et notre gros seum.
Je pèse mes mots : parmi les gestes politiques sensés dans l'époque, je place assez haut le fait de m'organiser avec d'autres parents, sur la base d'une certaine communauté minimale (et pas de je ne sais quelle mauvaise conscience de classe), pour rendre un peu réelle l'idée que l'école du quartier est un bien commun, et accessoirement que nos gamins (et leur enseignant) puissent sortir un peu le nez de leurs cahiers. C'est maigre, mais plus consistant que le combat amère pour une chimérique Education-Nationale-émancipatrice-pour-tous (elle ne l'était déjà pas à son heure de gloire), s'il faut opposer les deux.
Un Parent gentil
PS : je ne doute pas qu'une certaine dose de cynisme soit nécessaire pour tenir le coup dans l'éducation nationale. Mais, la dose faisant le poison, je t'invite à envisager, peut-être, une autre activité : jardiner, faire des tartes, un jogging, pourquoi pas.
PPS : Relis-toi, et réfléchis sincèrement à ce que te dirait « pauv'gamin » ou sa « maman lidl » en te lisant. Certes, ils n'ont pas l'honneur de compter parmi l'adresse de ton texte...
31.03.2025 à 13:00
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« Nous nous sommes organisés à partir de rien et avons accompli beaucoup de choses… »
- 31 mars / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, International, 2Le 15 mars 2025, une manifestation historique a eu lieu en Serbie, rassemblant entre 275 000 et 325 000 personnes qui ont battu le pavé contre les gouvernants serbes. Il s'agit de la plus grande mobilisation de l'histoire de la Serbie moderne, un pays qui, rappelons-le, compte environ 7 millions d'habitants. Cette manifestation a marqué un tournant pour le mouvement de protestation, signant son extension à l'ensemble de la société serbe grâce à la formation d'assemblées populaires dans tout le pays, alors qu'il était à l'origine essentiellement étudiant. Dans la lignée de l'article « Tout le pouvoir aux plénums ! », nous reviendrons sur le rôle essentiel des étudiants dans cette mobilisation.
C'est une véritable marée humaine qui a pris de court les autorités serbes. Lors d'une manifestation massive et relativement pacifique dans la capitale Belgrade, les protestataires ont fait entendre leurs voix derrière des chants comme « Pumpaj ! Pumpaj ! » (Pompe ! Pompe !), devenu le slogan du mouvement. Au milieu d'autant de symboles que la diversité politique du mouvement le permet, on pouvait voir des drapeaux nationaux ainsi que des drapeaux et symboles typiques de l'extrême gauche, de la gauche ou des écologistes. On retrouvait également fréquemment une main ensanglantée, le symbole principal du mouvement. L'aspect esthétique du mouvement ne se réduit évidemment pas à la pluralité des différents symboles, mais bien à cette image impressionnante d'une foule compacte et déterminée, forte de centaines de milliers de personnes parfois venues de loin malgré l'annulation de trains et de bus pour empêcher les manifestants de rejoindre Belgrade, des manifestants excédées par des gouvernants « incompétents » et « corrompus » qui ont selon eux conduit à la mort de 16 personnes suite à l'effondrement d'un auvent de béton dans la gare de Novi Sad, qui venait d'être rénovée, le tout dans des circonstances troubles de financements et de travaux bâclés.
En plus de son ampleur, la puissance de ce mouvement réside également dans sa dimension horizontale. En l'absence de leaders, la mobilisation dépasse les clivages politiques traditionnels et réunit désormais un large éventail de la société, aussi bien politiquement qu'au niveau des catégories sociales : étudiants, enseignants, travailleurs précaires, habitants des zones rurales ainsi que de jeunes diplômés en manque de perspectives. Il y a bien des partis qui ont tenté de s'y associer, mais heureusement leur influence reste limitée, comme l'explique Ivica Mladenovic, docteur en sciences politiques :
« Cette distance est en partie volontaire : les manifestants refusent d'être instrumentalisés par des forces politiques jugées complices du statu quo. »
Si les gouvernants serbes semblent tenir malgré l'ampleur des manifestations, ils apparaissent fortement bousculés par une mobilisation qu'ils n'avaient pas vue venir. Jouant sur la répression, comme lors de cette même manifestation où des armes sonores ont été utilisées pour disperser la foule, causant un mouvement de panique et des hospitalisations. Le président Vucic ne semble pas vouloir plier, faisant mine de compatir avec les manifestants tout en réprimant de l'autre main. D'autant que le président a des soutiens de poids : outre la classe dominante qui voit d'un mauvais œil ce mouvement d'inspiration démocratique radicale, l'Union Européenne semble bien timide à condamner les agissements du gouvernement serbe. Marta Kos, la commissaire européenne à l'élargissement, a même apporté son soutien au gouvernement en place. Ce soutien a évidemment suscité une vague de protestation, la population en Serbie se sentant déjà abandonnée par Bruxelles, ce qui dégrade encore l'image de l'Union Européenne, déjà bien entachée dans les Balkans.
Il est désormais évident que le mouvement, qui se voulait essentiellement étudiant au départ, s'est étendu à toutes les sphères de la société. Cependant, cela n'aurait jamais été possible sans le travail minutieux des étudiants qui, pendant des mois, ont préparé le terrain et cherché à embraser ce mouvement, ce qu'ils ont finalement réussi à faire. Rappelons que peu de temps après le 1er novembre 2024, jour de la catastrophe de la gare de Novi Sad, les étudiants étaient en première ligne pour réclamer des explications et exiger des comptes de la part des dirigeants sur ce drame qui aurait sans doute pu être évité si d'importantes irrégularités n'avaient pas entaché les travaux. Les étudiants ont enchaîné marches et manifestations parfois sur de longs kilomètres pour rejoindre les campagnes rurales, et se sont organisés en « plénums » – des formes d'assemblées horizontales – dans les Universités, avec un réseau de coordination poussé entre elles, le tout sans leaders ni chefs autoproclamés, un véritable exemple de démocratie directe.
« Nous nous sommes organisés à partir de rien et avons accompli beaucoup de choses… Nous avons uni le pays, les générations, éveillé la solidarité et l'empathie, et montré que le changement est possible lorsque nous nous battons ensemble. »
Comme l'explique si bien une étudiante, émue par le chemin parcouru. Car oui, aujourd'hui, non seulement nous assistons à une véritable contagion de la contestation, mais aussi à quelque chose de plus grand encore : l'extension des assemblées populaires dites « plénums », non plus seulement dans les universités mais également dans les villes et communes de Serbie. Il s'agit d'une nouvelle forme de mobilisation dirigée contre ce régime, prenant racine dans ces mêmes manifestations étudiantes contre les gouvernants, qui se poursuivent toujours.
Le vendredi 21 mars, un de ces plénums, dont la spécificité est d'être ouvert à l'ensemble des citoyens dans un esprit de démocratie directe, s'est tenu pour la première fois au centre de Belgrade. L'objectif pour les gouvernés est de se réapproprier la politique, confisquée par la classe dominante qui l'exerce sans partage. C'est une véritable forme d'auto-gouvernement parallèle qui se met en place, montrant que les gouvernés n'ont pas besoin des dirigeants capitalistes pour se gouverner eux-mêmes. Plus ils en prendront conscience à travers l'exercice de la démocratie directe, plus ils en seront convaincus, jusqu'à comprendre que les dirigeants du système actuel ne sont qu'une entrave à une démocratie pleine et entière. Celle, pourquoi pas, des plénums : un pouvoir horizontal où les décisions viennent de la base, où tout le monde participe et prend des décisions, en opposition à celles, écrasantes et hétéronomes, imposées d'en haut par l'oligarchie libérale à travers sa démocratie représentative, qui n'a de démocratie que le nom.
Un constat partagé par les manifestants, notamment Nebojsa : « C'est un exemple de démocratie directe, puisque la démocratie représentative, hélas, ne fonctionne pas en Serbie et que l'État a été kidnappé. Alors, nous, les citoyens, devons nous organiser en assemblées et prendre des décisions pour l'intérêt public. » Ou encore Maya : « Moi, j'en attends un changement social, un changement de la conscience citoyenne. Que les gens comprennent qu'ils peuvent prendre des décisions par eux-mêmes. » Tous deux étaient rassemblés à l'occasion du premier plénum de Belgrade. Malgré une liste de revendications concernant, par exemple, une aide financière pour les professeurs en grève, aucune n'a été acceptée par le conseil municipal de la ville, ce qui était prévisible mais symbolique d'un pouvoir qui gouverne contre ses citoyens. Ailleurs, à Čačak, les participants ont exprimé leur volonté de destituer le maire, tandis qu'à Niš, le plénum a interrompu une réunion organisée par le parti au pouvoir.
Si cet élargissement a été permis suite à l'appel des étudiants à créer des plénums dans les communautés locales, certains avaient déjà décidé de franchir le pas. Notamment lors de la grève générale du 7 mars, les rues de Belgrade étaient noires de monde, témoignant de l'ampleur de la mobilisation. Un moment clé de cette mobilisation fut la tenue du premier plénum local au sein de la municipalité de Rakovica. Des marches ont été organisées sur les réseaux sociaux par des plénums de quartier, convergeant en deux colonnes : l'une partant de Resnik et l'autre de Petlovo Brdo. Ensemble, ils ont participé à cette assemblée populaire ouverte. N'ayant aucune expérience préalable de ce type de réunion, les habitants ont sollicité l'aide des étudiants, plus aguerris dans l'organisation de plénums. L'événement était dirigé par Marija, une étudiante de Rakovica impliquée dans le mouvement étudiant depuis le début du blocus de sa faculté.
Près de 400 personnes étaient présentes. Dès l'ouverture de la séance, Marija a expliqué le fonctionnement de l'assemblée : comment prendre la parole (en levant deux doigts), comment demander une réponse (en levant un doigt), et comment se dérouleraient les discussions et les votes. Il est certain que cela casse légèrement l'idée des plus spontanéistes d'entre nous, ce qui nous ramène à l'idée de trouver un entre-deux. Cela n'est pas dérangeant dans ce contexte, d'autant que cette « avant-garde » étudiante s'organise de manière horizontale ; cela aurait été problématique si c'était un parti d'avant-garde hiérarchique de révolutionnaires professionnels.
Pour revenir à ce premier plénum local, quatre sujets principaux étaient inscrits à l'ordre du jour, tous issus des suggestions partagées par les groupes de quartier sur les réseaux sociaux. Le premier point portait sur la continuité des actions de blocage à Rakovica. Après une discussion ouverte, une large majorité a approuvé la poursuite de l'organisation par le biais de plénums réguliers. Ensuite, la question de la participation collective à la manifestation étudiante prévue le 15 mars à Belgrade a été abordée. Les participants ont échangé sur les trajets les plus pratiques, se sont renseignés sur les itinéraires suivis par d'autres groupes de quartiers et ont évalué plusieurs lieux de rassemblement possibles. Après un vote, un parcours spécifique a été retenu, prévoyant une jonction avec les groupes de la municipalité de Čukarica avant de poursuivre en direction du centre-ville. Le troisième point concernait l'établissement d'un fonds de solidarité destiné aux enseignants et travailleurs de Rakovica qui, en raison d'une grève considérée comme illégale, n'avaient pas perçu l'intégralité de leur salaire. Bien que le principe de ce fonds ait été approuvé par vote, la manière de le financer et de le gérer a été laissée pour une prochaine séance, au cours de laquelle des propositions détaillées devront être présentées.
Enfin, le plénum a discuté de l'organisation collective de repas et de rafraîchissements pour soutenir les participants à la manifestation du 15 mars. Les habitants ont suggéré, en accord avec les organisateurs étudiants, d'installer un stand pour Rakovica où chaque foyer apporterait sa contribution : petits pains, tartes, fruits, douceurs ou autres plats selon leurs moyens. La nourriture collectée serait ensuite transportée de manière coordonnée vers un point de rassemblement en ville, servant également de lieu de rencontre pour ceux suivant l'itinéraire choisi. Après un vote validant cette initiative, les participants se sont rendus au stand improvisé pour laisser leurs coordonnées, permettant ainsi de former des équipes responsables de la logistique. La séance s'est achevée par un hommage de quinze minutes de silence en mémoire des victimes de Novi Sad.
On voit une fois encore que les étudiants ont joué un rôle déterminant en formant les débutants à la pratique du plénum. Et ce n'est pas un cas isolé : les étudiants ont depuis aidé d'autres localités à organiser des plénums locaux, permettant à la démocratie directe de s'exercer pleinement. Les gouvernés font désormais trembler les gouvernants en Serbie, hantés par le spectre des plénums et de l'auto-gouvernement généralisé. S'il y a bien une conclusion à tirer, c'est celle concernant le rôle des étudiants, trop souvent oubliés car n'étant pas une classe en soi, mais plutôt un statut éphémère avant de rejoindre le marché du travail. Il n'en demeure pas moins que les étudiants constituent une catégorie sociale qui souffre dans de nombreux pays, confrontée à la précarité étudiante, à la nécessité de cumuler un emploi pour financer ses études, au mal-logement…
Les étudiants se rapprochent par bien des aspects de ce qu'on nommait autrefois le prolétariat dans sa forme la plus précaire, lorsque les étudiants ne sont pas eux-mêmes des travailleurs salariés. Les travailleurs sont eux aussi traversés par des contradictions similaires à celles des étudiants : certains s'en sortent mieux que d'autres grâce à un meilleur salaire ou des positions dans la hiérarchie qui les amènent souvent à prendre le parti du patronat. Pour les étudiants, certains bénéficient de bourses, d'autres de l'aide de parents issus d'une famille bourgeoise, tandis que d'autres n'ont rien de tout cela, si ce n'est leur force de travail à vendre pour financer une partie de leurs études. Le rapport de domination est certes moins frontal en milieu purement étudiant, si ce n'est l'autorité des professeurs, mais qui ne répondent pas à des intérêts économiques directs. Toutefois, la mise en compétition des étudiants, la pression des résultats, la marchandisation du savoir sont autant de phénomènes connus des étudiants qui peuvent ressembler à ce que vivent la plupart des employés de bureau.
Dans le cas des plénums, nous voyons bien que les étudiants sont les pionniers de l'autogestion radicale et de la démocratie directe. Une chose impensable dans un mouvement qui serait poujadiste, accusation parfois portée à tort contre les étudiants. On oublie trop souvent leur rôle lors de mai 68, où ils avaient précipité la suite des événements, tout comme ils le font aujourd'hui. Si la Serbie a aussi la spécificité de voir ses principaux « talents » partir faire des études à l'étranger, d'autres pays plus avancés connaissent une classe étudiante plus ou moins précaire. On en trouve un exemple flagrant en France, où nombre d'étudiants font la queue à l'aide alimentaire en raison de leur précarité grandissante. En 2020, la crise sanitaire liée au Covid-19 a brutalement révélé cette réalité : les fermetures d'emplois étudiants, la hausse des loyers, et l'insuffisance des bourses ont poussé de nombreux jeunes à se tourner vers des associations d'entraide comme les Restos du Cœur, la Croix-Rouge ou Linkee. Selon certaines estimations, environ un étudiant sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté en France. Ce phénomène persiste aujourd'hui, illustrant le fossé croissant entre les besoins matériels des étudiants et la réponse insuffisante des institutions publiques.
Mais pourquoi voyons-nous en priorité les étudiants des Balkans créer des formes d'auto-organisation et non les travailleurs ? Cela découle sans doute de certains facteurs. Le premier qui me vient à l'esprit est l'accès à la connaissance. Car oui, ne nous voilons pas la face : les étudiants sont sans doute la catégorie la plus consciente des dynamiques de pouvoir, pouvant, grâce aux études, développer une pensée plus cohérente, critique et radicale. Là où les travailleurs, loin d'être des idiots — entendons-nous bien — sont plus facilement aliénés et manipulés par les gouvernants qui dirigent leur colère sur des boucs émissaires : les étrangers, les « assistés », le « wokisme »… faute d'avoir le temps et l'énergie de développer les outils critiques nécessaires pour pratiquer leur autonomie individuelle. Ce n'est pas une fatalité à l'heure du numérique et d'internet qui ont permis un accès élargi à la connaissance. Cependant, le numérique n'est pas exempt de manipulation, d'où la nécessité d'être formé et que chaque travailleur devienne finalement un libre penseur.
C'est typiquement ce qui se passe actuellement : les étudiants forment les travailleurs à l'auto-gouvernement, leur permettant par la pratique de prendre conscience de leur pouvoir de décision, de déjouer les manipulations et de s'élever par la pratique et l'éducation du peuple par le peuple. Cette démarche était déjà présente lors des premiers plénums qui ont germé en Croatie en 2009, lorsque les étudiants des universités avaient ouvert leurs portes aux citoyens et aux travailleurs qui pouvaient librement participer. Les travailleurs peuvent tout aussi bien développer eux-mêmes des plénums, mais un certain niveau de conscience est souvent nécessaire, ce qui est difficile à atteindre sans un soutien initial, surtout à l'heure du néolibéralisme destructeur des consciences.
Lors des plénums en Bosnie-Herzégovine en 2014, si les travailleurs de Tuzla en ont formé localement, c'est aussi parce que des intellectuels leur avaient soumis l'idée de s'organiser en plénum pour manifester leur mécontentement. Des idées que les travailleurs de Tuzla se sont ensuite réappropriées. Une idée ne devient une force que lorsqu'elle s'empare des masses, ne l'oublions jamais. Cependant, il est essentiel que ces idées soient apportées sans volonté de les imposer. Les groupes et collectifs qui souhaitent partager des idées avec les masses doivent eux-mêmes s'organiser de manière parfaitement horizontale, ouverte, et non dans un esprit de conquête mais de coopération. Autrement, nous retomberons dans les mêmes erreurs que les Bolcheviks en URSS. Yohann Dubigeon auteur de « la démocratie des conseils » le sous-entendait déjà dans ses travaux : il s'agit de trouver le bon dosage entre spontanéisme et substitutisme. Nous ne devons pas attendre que la révolte tombe du ciel, ni chercher à enfoncer la porte des institutions sous la conduite d'un ou de plusieurs révolutionnaires charismatiques.
À la question de savoir par où commencer, on pourrait répondre vaguement : partout où il est possible de former des modèles d'auto-organisation similaires. Mais pour être plus précis, plusieurs pistes se dessinent si l'on observe les plénums tels qu'ils sont nés dans les Balkans. On pourrait ainsi envisager de construire des plénums directement dans les universités autour d'un projet commun (éducation gratuite, lutte contre la précarité étudiante, solidarité avec les travailleurs…), puis de chercher à essaimer ces pratiques dans l'ensemble de la société. C'est en grande partie ce qui s'est produit dans le modèle serbe et ce qu'avaient déjà tenté d'autres mouvements de plénums, à commencer par le tout premier, celui de Croatie en 2009. D'autant qu'un manuel expliquant comment organiser un plénum a été rédigé par les étudiants de la faculté de philosophie de Zagreb [1]. Il est également possible de partir directement de la sphère locale — quartier, commune ou ville — comme ce fut le cas en Bosnie en 2014, où des plénums ont émergé à la suite d'un vaste mécontentement populaire lié aux salaires impayés.
On pourrait aussi tenter de partir des lieux de travail, bien que cela soit un défi puisqu'il faudrait au minimum que l'idée d'organiser un plénum ou une assemblée similaire franchisse les portes des entreprises. Il n'existe d'ailleurs pas vraiment d'exemples récents de plénums formés au sein des entreprises. Et si l'on considère que les soviets ou conseils de travailleurs y ressemblent, il faut remonter au siècle dernier pour retrouver un tel phénomène. Cela n'a cependant rien d'impossible. La probabilité est simplement réduite par le fait que les grands pôles industriels n'existent plus vraiment dans les pays avancés, que les travailleurs sont soumis à des emplois toujours plus précaires (intérim, CDD, jobs saisonniers…) qui rendent toute révolte difficile par peur de perdre son emploi, comme on a pu l'observer lors des luttes contre la réforme des retraites en France, les mobilisations précaires en Espagne, ou encore les mouvements de travailleurs ubérisés aux États-Unis. Par conséquent, les différentes formes d'auto-organisation radicale ont tendance à se former localement, de manière plus globale (les Gilets Jaunes en France, les plénums en Bosnie-Herzégovine en 2014, en Serbie en 2025, Occupy Wall Street aux États-Unis en 2011, ou encore les assemblées populaires du mouvement 15M en Espagne en 2011).
Que le mouvement puisse et doive s'étendre aux lieux de travail est compréhensible et nécessaire, mais l'idée qu'il puisse naître directement de ces lieux semble aujourd'hui moins certaine. Il sera intéressant de suivre, dans les prochaines semaines, l'évolution du mouvement lancé par les étudiants serbes, pour en tirer davantage de conclusions. En attendant, nous devrions tous nous en inspirer pour penser l'auto-organisation au XXIe siècle face à un système capitaliste toujours plus destructeur. La jeunesse a montré la marche à suivre et prouvé que l'auto-gouvernement est une nécessité, une idée qui semble prendre son chemin en Serbie, en attendant de la voir germer ailleurs, comme des graines soufflées par le vent dans leur élan de jeunesse.
31.03.2025 à 12:39
dev
« Elle est la pierre de touche, le point d'entrée des pires fascismes à venir. » Catherine Libert
- 31 mars / Avec une grosse photo en haut, Terreur, 4Aujourd'hui, ça fait 534 jours
Soit presque 18 mois
534 jours que je ne dors presque plus... que je me réveille trois à quatre fois par nuit pour allumer mon téléphone et chercher à avoir des nouvelles de Gaza...
534 cycles de 24h dans un continuum de jours et de nuits que je poste et archive ces nouvelles.
Je crois que j'ai toujours su.
Que Gaza, ce n'est pas seulement Gaza. Que tout ce qui lutte, tout ce qui se dresse contre l'effacement du monde, contre l'effacement de l'histoire, a quelque chose à voir avec elle.
C'est une ligne de front qui n'en est pas une.
Un territoire qui déborde ses propres frontières, une brèche dans laquelle se joue plus que son propre destin, plus que sa propre géographie.
Gaza est ce qui résiste encore en nous et si elle devait disparaitre, nous serions finis...
Elle est la pierre de touche, le point d'entrée des pires fascismes à venir.
La violence de frappe du 7 octobre a été un point de bascule de l'histoire. La puissance du flash totalitaire qui s'est révélé dès les premiers jours de l'attaque nous a fait entrapercevoir la pire anticipation d'un futur possible, le dévoilement de ce qui, depuis toujours, était là, en attente, prêt à surgir.
.......
Les semaines passent, les morts se comptent, se décomptent... jusqu'à ce qu'on ne retienne plus les visages mais les nombres...
...
Les semaines s'accumulent comme les morts et les ruines.
...
Les morts commencent à se décomposer.
Mais le monde autour de nous continue. Comme si rien n'avait changé. Comme si tout pouvait continuer. Mais nous, nous ne sommes plus là, nous regardons le génocide qui creuse un trou de plus en plus large sous nos pieds...
Il y a maintenant deux temporalités parallèles.
Deux réalités qui ne se rejoignent plus.
Nous étions tous impuissants face au flux incessant des images chargées de morts... nos esprits étaient épuisés par la sidération mais aussi par la fragmentation permanente du réel...
Les reels, qui ne sont pas le réel, ont une durée moyenne dans les stories de trente secondes... Personne n'a encore vraiment étudié cette question de la fragmentation du temps dans nos cerveaux, mais il faut essayer d'imaginer ce que peut provoquer l'effet de régulières secousses de trente secondes de génocides sur le cerveau humain... des séances répétées d' électrochocs n'auraient pas été plus terribles... Cette discontinuité de l'horreur a pour effet de nous empêcher de percevoir ce que les gazaouis tentent par tous les moyens de nous faire ressentir.
Comment faire accepter l'idée même du génocide quand sa réalité n'apparaît qu'en images subliminales, entre-coupée de publicités, de selfies et de fictions personnelles vides de sens ?...
L'œil saturé avale tout. L'esprit s'engourdit.
Et cette durée réduite de la story, il faut aussi l'imaginer du côté des gazaouis qui filment... Comment un père face à son enfant en train de mourir, va-t-il faire savoir au monde ce qui est en train de se passer sous ses yeux s'il n'a que trente secondes ?...
Trente secondes, ce n'est pas le temps d'un génocide. Ce n'est pas le temps de la souffrance. Comment raconter une agonie en trente secondes ?Comment faire savoir tout ce qui est en train de s'effondrer, si le monde n'a que trente secondes d'attention à offrir ?
C'est dans cette volonté de redonner du temps au réel de Gaza que j'ai commencé à visionner des centaines d'heures de génocide... des centaines d'heures hachées en portions de trente secondes que j'ai commencé à monter ensemble pour récupérer de la durée... retracer le temps des images que les gazaouis tentaient par tous les moyens de nous donner à voir depuis des mois...
Donner à voir, le cinéma devrait normalement servir à cela s'il n'était si occupé à être cette usine de rêves rentables et efficaces...
« Au cinéma c'est le temps qui a remplacé l'espace. C'est de l'espace qui s'est enregistré sur le film sous une autre forme. Ce n'est plus tout-à-fait l'espace, Mais une sorte de traduction, une sorte de sentiment que l'on a de cet espace, C'est-à-dire du temps. »
Ici et ailleurs
Il fallait redonner une durée, un corps tangible à ce génocide en cours, et en même temps interroger le cinéma dans son incapacité à redonner du récit à ces images...
Le film que j'en ai sorti retrace les six premiers mois du génocide de Gaza, du 7 octobre aux premiers jours de ramadan, à travers le point de vue de six gazaouis avec qui je suis en contact depuis des mois. Ce sont les premiers temps de l'enfer et depuis, la situation s'est tellement aggravée qu'on en viendrait presqu'à regretter cette première période.
« Je vous écris de la Cité du Temps interrompu. La catastrophe lente ne s'achève pas. Notre vie s'écoule, notre vie s'amenuise et nous attendons encore « le moment qui repasse le mur ». (...) Le désordre est partout. Les oreilles sont pour l'unification de l'Univers mais les bras sont pour tomber dessus et la léthargie pour laisser faire. Le fer ne pèse plus. Il se rencontre dans la haute atmosphère, solide, rapide, fait au mal. Mais la pensée pèse. Elle n'a jamais tant pesé (...)
Je vous écris des pays de l'atroce. Je vous écris de la capitale à la foule endormie. On vit en indifférence dans l'horreur. On appelle la fin et vient celle du nivellement... Les formes nobles ne se montrent plus (...)
La paix a honte... Sachez-le aussi : nous n'avons plus nos mots. Ils ont reculé en nous- mêmes. (...) Parfois, dans un grand bruit, nos maisons à étages de poussière à la rue se déversent. (...) Tout avait couleur de ferraille et de poutre enfumée et couleur de fatigue profonde. Des triangles d'oiseaux rigides parcouraient le ciel à grand bruit. (...)
Le temps s'écoulait , réponse évasive, les années en lanière, entre les doigts des traîtres.
Nous nous sommes regardés en silence. Nous nous sommes regardés avec le sérieux précoce des enfants d'aveugle.
Tout tombe... tout tombe et déjà tu erres dans les ruines de demain. »
« La lettre dit encore »
Henri Michaux
À Ahmed, Mahmoud, Bachar et Amir
Catherine Libert
31.03.2025 à 12:28
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Le cheminement qabbaliste du rabbin Gabriel Hagaï
- 31 mars / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Gabriel Hagaï est une figure qui tranche au sein du judaïsme français contemporain. Formé à Jérusalem au sein d'une confrérie mystique qui transmet des enseignements ésotériques ancestraux, il est l'un des derniers représentants d'une tradition orthodoxe séfarade marginalisée. Depuis son retour à Paris, il s'est engagé dans l'action sociale en faveur des sans abri et le dialogue interreligieux. Il tient à présent une herboristerie sur les hauteurs de l'est parisien.
Les éditions Vues de l'esprit publient son premier livre, Itinéraire d'une initiation, qui présente l'essentiel de son parcours spirituel et dévoile certaines de ses pratiques secrètes. L'ouvrage a pour valeur inestimable de rappeler l'essence du judaïsme comme religion fondée sur l'amour inconditionnel et l'effacement de l'ego, porteuse d'un message universel qui ne peut se satisfaire de l'injustice et de l'oppression. D'une voix forte et sans concession, Gabriel Hagaï en tire les conséquences pour ce qui est de la situation politique en Terre Sainte. Nous proposons ici quelques extraits du deuxième chapitre, consacré à la critique du sionisme et à la compréhension du rôle que doit tenir le Messie. Nous le recevrons la semaine prochaine pour une interview dans lundisoir.
[…] Il m'est évident que la Rédemption messianique ne peut pas se faire de manière injuste, pour le profit des Israéliens au détriment des Palestiniens. Rav Yôséf-Dov Soloveitchik (1903-1993), en réponse à l'idée que les victimes de la Shô'â hâteraient la Rédemption, affirmait que Dieu ne fera mourir personne pour accélérer l'avènement du Mâshîaḥ ; sinon, où serait alors Sa justice et Sa miséricorde ? Quand le Messie viendra, ce sera pour l'humanité toute entière, pas seulement pour nous les Juifs.
Qu'enseigne justement la tradition juive à propos du concept de Messie (Mâshîaḥ) ? Étymologiquement en hébreu, mâshîaḥ signifie « oint » – forme passive du verbe mâshaḥ (oindre), de la racine m-sh-ḥ. Le Mâshîaḥ est donc celui qu'on a enduit d'huile d'onction (Shèmen ham-Mishḥâ) lors d'une cérémonie officielle publique afin de lui conférer une autorité élevée, spirituelle ou temporelle, sur le peuple. C'est entre autres l'apanage des grands-prêtres (kôhanîm gedhôlîm) et des rois (melâkhîm).
Ce mot s'est développé un bon millénaire plus tard vers le sens restreint qu'on lui connaît désormais, le Messie lui-même, ce personnage eschatologique mystérieux qui excite toutes les curiosités, ce roi politico-religieux de lignée davidique qui amènera ici-bas une ère de paix et de justice dont bénéficieront le peuple israélite (ˁam benê Yisrâ'él) et le monde entier. […]
En vérité, nous n'attendons pas le Messie, c'est lui qui nous attend (cf. Maïmonide, Épître au Yémen, 1172). Nos Sages racontent à ce propos une petite histoire (T. Sanhédhrîn 98a) : sur les conseils du Prophète Élie (Éliyyâhu han-Nâvî), ribbî Yehôshûaˁ bèn Léwî (première moitié du IIIe s.) part trouver le Messie aux portes de Rome, parmi les lépreux. Après l'avoir respectueusement salué, le rabbin lui demande : « Quand viendras-tu, Maître ? » Celui-ci lui répond : « Aujourd'hui (hayyôm) ». Puis, l'échéance étant passée, ribbî Yehôshûaˁ se plaint auprès d'Élie le lendemain : « Il m'a menti, il a dit qu'il viendrait “aujourd'hui”, mais il n'est pas venu ! » Le Prophète lui réplique : « Ce qu'il t'a dit, c'est [citant un verset] “aujourd'hui, si vous entendez Sa voix” » (Psaumes-Tehillîm XCV, 7). La venue du Mâshîaḥ est donc conditionnée aux bonnes actions d'une génération. Comme celle-ci n'était pas méritante, le Messie n'est donc pas venu.
Nos Sages enseignent (T. Yômâ 10a) que Bèn Dâwîdh (« le Fils de David », i.e. le Messie) ne vient que lorsque Rome aura dominé le monde entier pendant au moins neuf mois. Cet enseignement est à prendre symboliquement, bien évidemment – son sens véritable ne pourra être connu qu'a posteriori, une fois que les événements se seront produits. De même, il est dit (T. Yevâmôth 62a, etc.) que : « Le Fils de David ne vient qu'une fois qu'auront été utilisées toutes les âmes du Corps (ˁadh shèyyikhlû kol han-neshâmôth shèbbag-Gûf) ». Ici, le Gûf (Corps) désigne le réservoir céleste où sont entreposées les âmes neuves en attente d'incarnation. La Rédemption messianique n'adviendra que dès l'instant où toutes les neshâmôth (âmes) créées par Dieu se seront incarnées au moins une fois ici-bas.
Pour être reconnu en tant que Messie authentique, le Mâshîaḥ doit remplir certaines conditions, énumérées entre autres par Maïmonide (Mishné Thôrâ, Lois des Rois XI). Il doit : restaurer le Royaume Davidique (Malkhûth Bêth Dâwîdh) dans sa souveraineté, remettre le Temple (ham-Miqdâsh) de Jérusalem en fonction, rassembler les exilés d'Israël (niddeḥê Yisrâ'él), restaurer le culte sacerdotal (les offrandes sacrificielles), et célébrer les années sabbatiques (shemiṭṭîn) et les jubilés (yôvelôth).
Il existe donc deux sortes de Messies, appelés dans notre tradition « Messie, fils de Joseph » (Mâshîaḥ bèn Yôséf) et « Messie, fils de David » (Mâshîaḥ bèn Dâwîdh). À chaque génération, plusieurs Messies potentiels sont présents parmi nous, qui remplissent une partie des conditions citées précédemment ; ils doivent être traités avec tout le respect qui leur est dû. Si l'un d'eux meurt (en général violemment) avant d'avoir rempli toutes les conditions requises, cela signifie qu'il n'était pas le Messie attendu, mais juste un Mâshîaḥ bèn Yôséf. En revanche, s'il réalise pleinement son potentiel, il devient alors ham-Mèlekh ham-Mâshîaḥ (le Roi Oint) tant espéré. Comme on l'a vu, la réalisation de ce potentiel messianique est liée au mérite de sa génération.
Maïmonide, l'un de nos plus grands rabbins codificateurs et théologiens, a fait de la croyance dans le concept du Mâshîaḥ l'un de ses treize « Principes de la Foi » (ˁIqqerê hâ-Èmûnâ). Ceci dit, de nombreux autres théologiens médiévaux n'incluent pas la foi en la venue du Messie parmi leur propre liste (cf. ribbî Ḥasday Cresques [1340-1410], Ôr Adhônây, ribbî Yôséf Albo [1380-1444], Séfer hâ-ˁIqqârîm, etc.)
Il est important de noter que pour le judaïsme, le Messie n'est pas une fin en soi. Au contraire, sa venue marque le début d'une ère nouvelle dans laquelle l'humanité pourra enfin vivre selon le Plan divin conçu pour elle à la Création (cf. Maïmonide, Mishné Thôrâ, Lois des Rois XI-XII & Lois de la Repentance IX, 2). Il existera plusieurs Messies successifs, comme il en a existé plusieurs auparavant (David-Dâwîdh, Salomon-Shelômô, etc.). Il sera de chair et de sang, exempt de tout caractère surhumain, vivra selon les préceptes de la Torah et engendrera certainement des enfants qui lui succéderont. Quand nous disons que nous attendons le Messie, c'est en fait plus précisément le retour du statut de messianité, de la lignée messianique parmi nous que nous signifions par là. […]
Le Messie est donc le signe divin qui scelle l'élévation morale de l'humanité, plutôt que celui qui va la transformer. Comme le veut le dicton populaire, une hirondelle ne fait pas le printemps, ces oiseaux sont le signe de l'arrivée de la saison printanière et non pas la cause de son advenue. La Rédemption messianique tant annoncée par nos Prophètes ne se fera que sur la base de la Ahavath ḥinnâm (l'Amour gratuit, inconditionnel), et pas sur autre chose. Comme l'écrit explicitement ribbî Yeḥèzqél Taub de Kuzmir (Nèḥmâdh miz-Zâhâv, p. 77) : « De la même manière que la Destruction du Temple a eu lieu à cause de la haine gratuite (sin'ath ḥinnâm – cf. T. Yômâ 9b), de même, pour le réparer, il faut de l'Amour gratuit, que chacun aime son prochain gratuitement, inconditionnellement. » Seul l'établissement d'une société humaine globale fondée sur la justice, la bonté et la compassion hâtera la rédemption finale.
J'aimerais insister sur un point crucial. Loin des préoccupations qui nous font projeter des attentes spécifiques au peuple juif sur le personnage messianique, il est bien évident que celui-ci viendra pour le monde entier. C'est ce qu'affirme Maïmonide (Mishné Thôrâ, Lois des Rois XI, 4) : « Mais les pensées du Créateur du Monde, il n'y a pas de pouvoir humain pour les atteindre, car ni nos voies ne sont Ses voies et ni nos pensées ne sont Ses pensées. » Tout ce qu'ont accompli Jésus et Moḥammed à sa suite, n'est destiné qu'à préparer le chemin du Roi Messie, afin d'amener le monde entier à adorer ensemble Dieu, comme il est dit (Sophonie-Ṣefanyâ III, 9) : « Alors Je donnerai aux peuples une langue purifiée (sâfâ verûrâ), afin qu'ils invoquent tous le Nom de YHWH, pour Le servir (le-ˁovdhô) d'un front commun (shekhèm èḥâdh). »
Loin de l'éventuel jugement théologique qu'on peut avoir en tant que juif sur le christianisme et l'islam, ces religions divinement inspirées ont préparé l'humanité au concept messianique. Toutes les grandes traditions spirituelles possèdent d'ailleurs un personnage eschatologique censé arriver dans le futur : Kalkî (hindouisme), al-Mahdî (islam), Maitreya (bouddhisme), Jésus dans sa Seconde Venue (christianisme), etc. J'ai l'intime conviction que tous parlent en fait d'une seule et même personne – sinon, quelle serait son utilité ? Quand le Messie se dévoilera – accompagné de prophètes annonçant sa venue, un pour chaque religion – il mettra tout le monde d'accord.
Incidemment, le Messie peut éventuellement être une femme – rien ne s'y oppose théologiquement. Il y a bien eu dans la Bible des femmes prophétesses, juges, reines, etc. Cela participe du principe général de réciprocité entre l'homme (îsh) et la femme (ishshâ) dans la Torah. Le Gaon de Vilna (ribbénu Éliyyâhu bèn Shelômô, dit hag-Gra selon son acronyme hébraïque – 1720-1797), la plus grande autorité rabbinique ashkénaze de son époque, affirme que le Mâshîaḥ bèn Yôséf n'est pas forcément un homme, la Reine Esther (Èstér ham-Malkâ) ayant joué ce rôle au sein de sa génération – propos rapportés par son plus proche disciple, ribbî Hillél Rivlin de Shklow (1757-1838) dans son livre Qôl hat-Tôr. Préparons-nous donc à l'éventualité de la Messiesse (ham-Meshîḥâ en hébreu) ; cela ne choquera que les sexistes et les misogynes. […]
Parmi les conditions que doit remplir le Messie, il y a celle de remettre le Temple (ham-Miqdâsh) de Jérusalem en fonction – ce que certains appellent « construire le Troisième Temple ». Pour ma part, je préfère parler de « la troisième reconstruction du Temple », ce qui est plus précis, car il s'agit toujours le même Temple (Bêth ham-Miqdâsh), situé au même endroit. Quant à cette Troisième reconstruction, elle est déjà là, à sa place, achevée depuis plus d'un millénaire, et ce sont même des gôyîm (des non-juifs) qui l'ont construite pour nous tous. Un véritable cadeau divin !
Je parle bien entendu du Dôme du Rocher (Kippath has-Sèlaˁ en hébreu, Qubbat aṣ-Ṣakhrat en arabe) de Jérusalem, bâti par le Calife ˁAbd al-Malik en 691-92, avec l'intention d'en faire justement un Temple pour toutes les religions. La preuve en est qu'il lui a donné le nom de Bayt al-Maqdis, c'est-à-dire Bêth ham-Miqdâsh, le nom même du Temple en hébreu. Le calife voulait ériger un écrin digne autour de la pierre d'Assise (Èven hash-Shethâyâ), à l'image de celui construit par notre Roi Salomon (Shelômô ham-Mèlekh). Et il a magnifiquement réussi. De surcroît, les dimensions du Dôme du Rocher – l'équivalent de cent coudées – conviennent parfaitement pour cette troisième reconstruction du Temple, telle qu'elle est décrite dans nos sources. Cela a été même annoncé dans le Midhrâsh (Pirqê dhe-Ribbî Èlîˁèzer XXX) : « Ribbî Yishmâˁél dit : “Les enfants d'Ismaël feront quinze choses en Terre Sainte dans les derniers jours, et les voici : […] et ils clôtureront les murs détruits du Temple (Bêth ham-Miqdâsh) ; et ils bâtiront un édifice dans le Sanctuaire (Hêkhâl) […]”. »
Il est malheureux que mes coreligionnaires, dans leur majorité, ne reconnaissent pas encore ce fait, accomplissant malgré eux le verset : « Ils ont des yeux mais ils ne voient pas (ˁênayim lâhèm we-lô yir'û) » (Jérémie V, 21, Psaumes CXV, 5). Pire encore, certains juifs extrémistes projettent même la destruction du Dôme du Rocher pour laisser la place vacante afin d'y reconstruire le Temple sans attendre les injonctions du Mâshîaḥ (Messie). Or, ce n'est certainement pas en faisant sauter le bâtiment que Dieu nous a déjà donné, et en se mettant à dos un milliard de musulmans que l'on incarnera la vertu messianique de Ahavath ḥinnâm (l'amour gratuit, inconditionnel), ni que l'on hâtera la venue du Messie (Bî'ath ham-Mâshîaḥ). Au contraire, cela nous projetterait un bon millénaire en arrière.
L'existence des partisans du judaïsme messianique aux velléités destructrices revient régulièrement dans l'actualité, lorsque la police israélienne démantèle certaines de leurs cellules terroristes. Il existe d'ailleurs une méfiance traditionnelle du judaïsme envers les zélotes de tous bords, tels les « sicaires » (sîqâriyyîm) de l'époque romaine et leurs épigones ultra-sionistes modernes. Car après tout, c'est de leur faute si notre Deuxième Temple a été détruit par les Romains, en réponse à leurs provocations (cf. Flavius Josèphe, Guerres des Juifs V-VI, TB Giṭṭîn V, etc.).
Je suis inquiet. Nos extrémistes, dans leur bêtise et leur ignorance, parviendront-ils à détruire aussi notre Troisième Temple ? Cela voudrait dire que nos pires ennemis résident parmi nous. L'histoire, qui a tendance à se répéter, a malheureusement souvent montré que c'est souvent le cas. Après tout, ce sont bien certains de nos rois corrompus qui ont tué plusieurs de nos prophètes (Amos, Zacharie, Michée, etc.). Et les corrompus sont toujours au pouvoir dans cette partie du monde.
Sans être spécialement extrémiste, la majorité des juifs est encore convaincue que le Temple ne peut déjà avoir été reconstruit, suivant en cela une lecture réductrice de nos sources – alors que le sens véritable des prophéties contenues dans nos textes sacrés ne se dévoile qu'a posteriori (cf. Maïmonide, Guide des Égarés, II, 1190). Cette majorité pense aussi que le Temple doit être l'œuvre exclusive des juifs – ce qui n'apparaît pas non plus dans le sens obvie de nos écrits. Ont-ils oublié que le meilleur moyen d'occulter une chose est de l'exposer au grand jour (hide in plain sight, comme on dit en anglais) ? Cela constitue un travail immense que de changer nos mentalités religieuses, sclérosées par une religiosité excessive, un manque d'esprit critique et une pauvreté intellectuelle.
En paraphrasant le Talmud (Y. Yômâ I, 1), feu mon maître ribbî ˁÔvadyâ Mîmûnî avait l'habitude de dire : « Toute génération qui ne reconnaît pas que le Temple est déjà reconstruit, c'est comme si elle l'avait détruit de son temps. » C'est d'ailleurs une connaissance transmise chez certains qabbalistes de Terre Sainte depuis plusieurs siècles, comme le prouve la fresque sur le mur de la synagogue séfarade dite d'Abohab à Safed (Ṣefath) – où est représenté le « futur » Troisième Temple, supposé à construire, sous la forme d'un édifice octogonal, surmonté d'un dôme, exactement à l'image du Dôme du Rocher. Cette configuration est identique à celle de la tente d'Abraham, notre patriarche, qui était ouverte à toutes les directions afin d'accueillir ses hôtes. Il en va ainsi notre Troisième Temple qui se doit d'être une « maison de prière (Bêth Tefillâ) pour tous les peuples » (Ésaïe LVI, 7).
Ceci dit, même si le bâtiment appelé à être notre Temple est déjà là, cela ne change rien à notre pratique religieuse canonique (Halâkhâ le-maˁasè). À la vue du Mont du Temple (Har hab-Bayith), on doit toujours déchirer son vêtement (qerîˁâ) en signe de deuil conformément aux conditions halakhiques, car jusqu'à ce jour, le Mâshîaḥ (Messie) n'en a pas fait l'Inauguration officielle (Ḥanukkath Bayith), et les non-juifs (gôyîm) qui administrent le lieu nous empêchent toujours d'y prier. […
En conclusion, tout est déjà prêt au niveau architectural pour accueillir le Messie, la Troisième reconstruction du Temple est déjà accomplie depuis longtemps. Il nous suffit juste d'ouvrir les yeux du cœur pour nous en apercevoir. Il reste cependant la condition essentielle pour l'avènement du Mâshîaḥ, celle de l'élévation morale et spirituelle de notre conscience collective (ˁîqâ kelâlîth), c'est-à-dire l'établissement d'une société humaine globale fondée sur la justice, la bonté et la compassion. Seul cet accomplissement hâtera la rédemption messianique, et cela, ce n'est pas joué d'avance.
Dans la continuité de cette critique du messianisme nationaliste israélien, il m'est nécessaire d'évoquer mon soutien à la cause palestinienne et à la lutte de ce peuple pour ses droits. C'est une tâche importante que de déconstruire l'amalgame toxique qui lie sionisme et judaïsme. Mais il est également essentiel de bien distinguer la signification religieuse du sionisme traditionnel et sa récupération politique, séculière et nationaliste qui a entraîné la création de l'État d'Israël. La première est inhérente au judaïsme, alors que la seconde est une catastrophe qui donne lieu à un mouvement raciste, exclusiviste, impérialiste et ségrégationniste.
Notre Torah est basée sur la justice, l'amour, l'humilité et l'inclusion – vertus incarnées par nos Prophètes et nos Saints, tels Moïse, Aaron et Hillel l'Ancien. Tout le contraire des « valeurs » du sionisme, construit sur l'orgueil, l'oppression, la haine et l'exclusion – celles de Théodore Herzl, de Joseph Trumpeldor, de Ben Gourion ou de Netanyahou.
Selon notre Torah, on ne saurait établir une société saine sur l'injustice envers ne serait-ce qu'une seule personne (fût-elle non-juive) – a fortiori envers un peuple tout entier, les Palestiniens. Il est dit (Deut. XVI, 20) : Ṣedheq ṣedheq tirdof (justice, tu poursuivras la justice). Et (Deut. XXX, 15-19) : wUvâḥartâ ba-ḥayyîm (tu choisiras la vie). De même, la Torah doit être « [notre] sagesse (ḥokhmâ) et [notre] intelligence (bînâ) aux yeux des nations » (Deut. IV, 6), plutôt qu'un manuel d'oppression nationaliste. Car (Proverbes III, 17) : « ses voies [i.e. de la Torah] sont des voies agréables, et tous ses sentiers sont de paix (derâkhêhâ darkhê-noˁam, wekhol-nethîvôthêhâ shâlôm) ». La Rédemption finale tant annoncée par nos Prophètes ne se fera que sur la base de l'Amour inconditionnel (Ahavath-ḥinnâm), et pas sur autre chose. Seul l'établissement d'une société humaine globale fondée sur la justice, la bonté et la compassion hâtera la Rédemption messianique.
C'est une caractéristique des idéologies en recherche de légitimité que d'emprunter son vocabulaire à d'autres domaines déjà reconnus, comme les religions ou les sciences. Les charlatans et les sectes y recourent quotidiennement. Le sionisme n'échappe pas non plus à cette tendance. Alors que ce mouvement est par définition athée et nationaliste, il a cherché à s'enraciner dans la conscience populaire juive comme une alternative légitime à la tradition, en recyclant son vocabulaire le plus sacré. Et il y a (presque) réussi. Cette instrumentalisation est flagrante avec l'utilisation de mots comme « Israël » (Yisrâ'él) ou « Sion » (Ṣiyyôn) par l'entité politique nationaliste juive établie en Terre Sainte. Pour moi, cela constitue une profanation pure et simple.
En effet, Israël est le nom que Dieu a donné à Jacob (Yaˁaqov), notre patriarche, après sa lutte nocturne contre un ange (cf. Genèse XXXII, 23-32). Ce récit biblique n'est pas à comprendre littéralement ; il faut le lire comme une allégorie du combat intérieur que doit mener celle ou celui qui chemine vers la lumière contre son propre côté obscur, c'est-à-dire contre son ego. Une fois cette bataille intime gagnée, le vainqueur peut mériter le nom théophore d'« Israël » – littéralement « Dieu (Él) vainc (yisrâ) ». Ce nom exprime l'étincelle divine qui est en lui, puisque chaque être humain est créé à l'image de Dieu, comme Il le dit Lui-même : « à Notre image, selon Notre ressemblance (beṣalménu kidhmûthénu) » (Genèse I, 26) – l'étincelle qui a réussi à briser l'idole ténébreuse établie au sein du temple de son cœur.
Le nom d'Israël a été ensuite utilisé dans l'expression Èreṣ Yisrâ'él (la Terre d'Israël) – c'est-à-dire le pays donné par Dieu aux enfants de Jacob – pour désigner la Terre Sainte (pour la première fois dans I Samuel XIII, 19). Si elle est parfois tout simplement appelée dans la Bible hâ-Âreṣ (la Terre, le Pays), elle est surtout nommée Èreṣ Kenaˁan (le Pays de Canaan) et Èreṣ zâvath ḥâlâv wudhvâsh (la Terre où coule le lait et le miel).
Quant au terme « Sion », il s'agit de l'une des appellations de Jérusalem (Yerûshâlayim), notre sainte cité, centre de notre géographie sacrée (cf. par exemple II Rois XIX, 31, Psaumes XX, 3, CXXVIII, 5, etc.). Il existe un « amour de Sion » d'origine religieuse, où chaque juif désire vivre en Terre Sainte pour y recueillir ses fruits spirituels, à l'image de Moïse (Môshè) lui-même (cf. Deutéronome III, 25). Et surtout y être enterré afin d'être aux premières loges lors de la Résurrection des morts (Teḥâyath ham-méthîm). Mais ce désir religieux n'a rien à voir avec une volonté de prendre et d'exercer le pouvoir politique sur cette terre, surtout au prix d'une injustice. Ces deux noms (Israël et Sion) sont donc bien trop nobles et prestigieux pour que des mouvements politiques séculiers les utilisent, fussent-ils juifs. Ils ne méritent pas d'employer ces mots.
Je m'élève, comme beaucoup d'autres juifs de par le monde, contre cette usurpation de notre identité. Les dirigeants de l'entité politique nationaliste juive en Terre Sainte ont réussi à profaner ces noms sacrés en les associant à leurs entreprises honteuses, indignes du judaïsme et de la Torah. À cause d'eux, les nobles mots « Israël » et « Sion » sont désormais jetés dans la boue, voués à l'opprobre du monde entier. C'est une faute impardonnable. Cela fait d'ailleurs saigner mon cœur d'avoir à utiliser parfois ces saints noms dans leur sens profané, quand il n'y a pas d'autre alternative ou afin de pouvoir me faire comprendre plus facilement.
En tant que juif croyant et pratiquant, afin de ne pas donner de légitimité à l'entité politique susnommée, je préfère plutôt parler de « Terre Sainte » – dont le sens plus large permet de transcender les frontières politiques et d'englober toute la Palestine et la Jordanie. C'est également ainsi que cette région est nommée dans notre littérature religieuse. Ce terme a aussi l'intérêt, par rapport à d'autres dénominations modernes, parfois plus précises – comme « Palestine historique » – de ne pas prêter à confusion, en laissant penser que je penche davantage pour une partie plutôt que l'autre.
Car je ne suis pas pour un camp contre l'autre, mais pour les deux. Une paix authentique en Terre Sainte ne sera possible que fondée sur la justice pour tous les protagonistes, et non sur la simple absence de violence ou sur le remplacement d'une injustice par une autre. La paix ne se fera pas au détriment des Israéliens et au bénéfice des Palestiniens, ou réciproquement, mais au bénéfice des deux, ensemble.
Il faudra bien tôt ou tard cesser les hostilités meurtrières en Terre Sainte, et tenter de bâtir une paix durable en concevant un moyen juste de vivre ensemble pour lentement se réconcilier, comme l'ont fait les Sud-Africains, Noirs et Blancs, après des décennies d'apartheid.
Mais pour que cette paix véritable existe, il est nécessaire d'envisager sérieusement de la part du gouvernement israélien des indemnisations financières pour les Palestiniens, une fois acquise la refonte totale de l'organisation politique en Israël-Palestine par la création d'un nouvel État inclusif où tous vivraient ensemble avec les mêmes droits, à égalité en tant que citoyens, hébréophones et arabophones (ce qui constitue la seule solution politique viable possible, à mon avis).
Ce ne serait que justice que l'État d'Israël dédommage les Palestiniens pour toutes les exactions qu'il a commises envers eux durant toutes ces années, à l'instar de ce que le gouvernement allemand a dû faire pour les crimes commis par les Nazis (réparations dont Israël a grandement profité d'ailleurs). Ainsi, les dédommagements financiers concerneraient les meurtres, les expropriations, les mutilations, les emprisonnements, les destructions, les violences, etc. perpétrés depuis la création de l'État sioniste envers tous les Palestiniens. Si l'on juge normal que les juifs aient reçu des réparations financières de l'État allemand, pourquoi serait-il anormal d'envisager la même chose en faveur des Palestiniens ? N'ont-ils pas été inexorablement les victimes d'une volonté consciente d'annihilation de la part du gouvernement israélien depuis 1948 ? Que l'État d'Israël verse une pension aux familles palestiniennes dont un membre a été assassiné, ainsi qu'aux Palestiniens qui ont été mutilés par ses snipers. Qu'il dédommage ceux qui ont été exilés de force, ceux qui ont été emprisonnés injustement, ceux qui ont été torturés, ceux dont les maisons ont été volées ou détruites, ceux dont les champs ont été ravagés, les arbres déracinés ou les troupeaux abattus, ceux qui ont perdu leur moyen de subsistance ou été abusivement licenciés, sans compter les souffrances indescriptibles subies lors de la destruction de Gaza
Je ne suis pas dupe ; il est certain que l'idéologie sioniste qui a légitimé les exactions systémiques envers les Palestiniens ne s'arrêtera pas à un crime supplémentaire, ne fera rien pour la paix, ni n'envisagera de lâcher un seul kopeck d'indemnisation. Mais ce n'est pas ma vision du judaïsme. Notre Torah ne cautionne ni la vengeance aveugle, ni le meurtre des enfants, ni le massacre des populations civiles, ni l'injustice.
Le concept de tiqqûn est fondamental dans notre tradition religieuse, comme je vais le rappeler plusieurs fois au cours de cet ouvrage. Cela participe de la justice et du bon sens que le destructeur supporte le coût de la reconstruction. À l'État d'Israël de financer la reconstruction de Gaza et de la Palestine en général. À l'État d'Israël d'indemniser les Palestiniens pour toutes les exactions qu'il a commises envers eux. La somme est colossale et le joug financier sera considérable, mais c'est le seul moyen pour les Israéliens de retrouver leur humanité perdue. […]
Comme nombre de rabbins ainsi que de juifs honnêtes de par le monde, je dénoncerai toujours cette escroquerie, la plus grande du XXe siècle selon moi, qu'est le sionisme politique, ainsi que la pollution idéologique qu'il a introduite dans notre judaïsme. Bien sûr, je ne suis pas dupe, l'antisionisme est aussi utilisé par ceux qui veulent purifier la Terre Sainte de toute présence juive, par un massacre pur et simple de la population israélienne, et par une destruction totale de tout ce qui a déjà été construit, – mais ce n'est évidemment pas mon cas, ni le cas de mes amis palestiniens, ni celui de l'écrasante majorité des personnes raisonnables. Je suis d'ailleurs avant tout un partisan de la non-violence, un adepte de la paix et de la justice.
Ce n'est pas parce que des antisémites se cachent parfois derrière l'antisionisme que ce dernier est de l'antisémitisme ; de la même façon, si des islamophobes font un usage délétère de la laïcité, ce n'est pas pour autant que cette idée se résumerait à l'islamophobie. Affirmer le contraire serait un sophisme.
Nulle volonté dans mon antisionisme de nier le droit à quiconque, juifs ou non-juifs, de vivre en Terre Sainte, le centre même de notre géographie sacrée. C'est justement par amour pour mes sœurs et frères israéliens que je dénonce les exactions humanitaires commises en leur nom par leur gouvernement. Il faut choisir le bon côté de l'Histoire, celui de l'être humain et de la justice. Mon espoir résiderait plutôt dans la création d'un nouvel État inclusif où tous vivraient avec les mêmes droits, à égalité en tant que citoyens, hébréophones et arabophones ensemble. Bref, la disparition du sionisme lui-même, ce cancer du Moyen-Orient. Comme le dit mon ami palestinien et activiste pour la paix hiérosolymitain, sheikh Ibrahim Abu El-Hawa : « Les clés de la paix mondiale se trouvent à Jérusalem. »
31.03.2025 à 12:28
dev
En raison du génocide palestinien, le débat politique, de gauche à droite, en France se concentre en une opposition : sionisme/antisionisme. Immédiatement polarisée, cette distinction permet aux uns de voir dans celles et ceux qui défendent l'histoire complexe et contradictoire d'Israël comme partie prenante du génocide palestinien et aux autres de déceler dans toute critique de la politique israélienne et plus généralement de l'histoire du sionisme, un antisémitisme larvé ou caché. Comme il nous semble nécessaire de complexifier cette partition, nous publions cette semaine en vis-à-vis, cette analyse du dernier livre d'Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile par Ivan Segré ainsi que la proposition judaïque antisioniste d'un état binational par le rabbin Gabriel Hagaï.. Les lecteurs attentifs s'apercevront qu'existent un sionisme comme un antisionisme à la condition et l'exigence d'une terre commune. Évidemment, rien ne se configure présentement selon ces termes mais n'est-ce pas précisément la tâche politique d'une génération, s'attacher dans l'histoire à la tradition des vaincus, de ce qui a été défait et n'est pas encore advenu ?
La politique de destruction massive menée par l'armée israélienne dans la bande de Gaza, en réponse aux attaques du 7 octobre 2023, a un objectif clair et distinct : rendre Gaza inhabitable, de manière à contraindre sa population à l'exil. Les autres objectifs avancés par l'appareil d'Etat israélien, du type « vaincre le Hamas » ou « libérer les otages », ne devraient plus guère, aujourd'hui, tromper personne. A cette lumière, les attaques du 7 octobre ont offert à la droite nationaliste israélienne l'occasion d'accomplir son rêve, celui de régler le problème que leur pose la population palestinienne de Gaza. Pour mesurer le chemin parcouru depuis trois décennies, citons un passage du film de Michel Khleifi et Eyal Sivan, Route 181 (2003) ; après la visite d'un musée qui relate l'histoire de la création de l'Etat d'Israël, les réalisateurs s'entretiennent avec le guide qui, dans le fil de la discussion, rapporte un propos tenu par Itzhak Rabin :
Rabin a dit qu'il serait heureux de se réveiller un beau jour et voir Gaza englouti sous la mer. On a été très en colère contre lui [en Israël], car ce n'était pas politiquement correct, mais si jamais un tel miracle se produisait, je ne crois pas que je le regretterais. D'un point de vue humain oui, sans doute, je le regretterais, mais pas d'un point de vue national. Car cela nous débarrasserait d'un sérieux problème qui nous préoccupe beaucoup. Si lors de la guerre d'indépendance on avait fait ce que les Américains ont fait avec les Indiens, alors une partie ne serait plus là pour parler, et l'autre partie vivrait dans la tranquillité. Mais cela ne s'est pas passé comme cela et il faut faire avec.
Evoquant ce passage du film lors d'une émission radiophonique, Alain Finkielkraut avait reproché aux réalisateurs de ne faire « aucune différence », au sujet de la politique israélienne, « entre Rabin et son assassin » [1]. Les deux hommes, « Rabin et son assassin », partageaient-ils pourtant le même rêve, celui de « voir Gaza englouti sous la mer » ? La différence est qu'Itzhak Rabin ne prétendait pas réaliser son rêve, l'interdit politique et moral ne pouvant, à ses yeux, être levé ; en témoigne la « colère » de la grande majorité de la société israélienne lorsqu'il confia, dans un moment d'égarement, « qu'il serait heureux de se réveiller un beau jour… ». Sa confession, en effet, conférait une dangereuse légitimité à une extrême-droite israélienne qui, pour sa part, prétendait se donner les moyens de réaliser un tel rêve. Or, à l'époque, l'extrême-droite israélienne suscitait donc la « colère » de la grande majorité de la société israélienne. Aujourd'hui, après l'assassinat de Rabin, l'échec du processus d'Oslo et la montée en puissance, à l'échelle mondiale, d'un néolibéralisme s'appuyant volontiers sur des formes plus ou moins déclarées de fascisme, l'extrême-droite israélienne est au pouvoir. Et c'est le moment qu'a choisi le Hamas pour déclarer à la société israélienne, le 7 octobre 2023, une guerre d'anéantissement. La politique du Hamas, depuis trois décennies, est d'une rare cohérence et consiste, invariablement, à faire advenir le pire, hier Netanyahu, allié le plus sûr du Hamas, aujourd'hui la destruction massive de Gaza avec, pour objectif, l'expulsion de sa population, de gré ou de force, soit une seconde « Nakba ».
Une fois la population de Gaza expulsée, il ne restera plus à la droite nationaliste qu'à annexer la Cisjordanie en y soumettant la population arabe à un régime d'apartheid institutionnalisé, celui d'ores et déjà en vigueur, de fait, dans ces « territoires ». La question « palestinienne » sera ainsi réglée. Du moins, son règlement consistera à présenter à la population arabe de Cisjordanie l'alternative suivante : ou bien accepter gentiment l'inégalité instituée et se tenir à carreau, ou bien s'exiler, ou bien subir une implacable répression. Et suivant une telle pente, il est vraisemblable que les Arabes israéliens, aujourd'hui citoyens, perdent peu à peu leurs droits. Alors, l'Etat d'Israël sera bel et bien devenu un régime d'apartheid, signant la victoire de la composante fasciste du sionisme.
Rien n'est toutefois écrit d'avance. Car le sionisme est composé de deux autres courants, l'un, encore majoritaire, démocratique et libéral, partisan d'un compromis territorial, l'autre, encore très minoritaire, radicalement critique à l'égard du nationalisme tant israélien que palestinien, partisan d'un Etat binational israélo-palestinien. Et dans l'hypothèse d'un « grand Israël » telle qu'émise ci-dessus, l'antagonisme intra-sioniste resterait structurant : sa version libérale consisterait à octroyer l'égalité civique à la population palestinienne de Cisjordanie (vraisemblablement sous condition que le rapport démographique le permette, c'est-à-dire sous condition que cela ne compromette pas l'existence d'une majorité démographique juive dans l'Etat d'Israël dorénavant souverain sur l'ensemble de la Palestine historique, sans quoi il faudra se résoudre soit à entériner l'inégalité raciale institutionnelle, soit à embrasser la troisième option, binationale, seule alternative au régime d'apartheid) ; la version résolument égalitaire du sionisme poursuivrait quant à elle l'objectif d'un Etat binational, entérinant la légitimité nationale palestinienne au même titre que la légitimité nationale juive (ou israélienne).
Si, en revanche, la destruction massive de Gaza ne contraint pas à l'exil l'essentiel de sa population, alors, malgré son coût humain et économique, cette guerre n'aura pas substantiellement modifié la situation qui prévalait au 6 octobre 2023, et il est concevable que le Hamas d'un côté, la droite nationaliste israélienne de l'autre, en paient le prix politique, celui d'avoir provoqué un désastre pour rien, ou pas grand-chose. L'espoir, raisonnable, serait alors que les forces politiques, tant palestiniennes qu'israéliennes, les plus radicalement opposées au fascisme, tant palestinien qu'israélien, montent en puissance, et qu'une alternative pacifique et égalitaire prenne peu à peu le dessus, laquelle pourrait prendre deux formes, celle d'un compromis territorial assurant la coexistence de deux Etats, l'un israélien, l'autre palestinien, ou bien celle d'un Etat binational, israélo-palestinien. Pour ma part, je suis convaincu que l'avenir pacifique et égalitaire sera binational, dans l'intérêt de tous, Juifs et Arabes, Palestiniens et Israéliens, et que ce qu'il s'agit de promouvoir ainsi, c'est l'égale victoire et légitimité des deux nationalismes, parce que leur association égalitaire les grandira l'un et l'autre et créera, en outre, un précédant politique capable de contribuer à la transformation révolutionnaire d'une région qui, dans l'état actuel des choses, est la plus réactionnaire de la planète.
Une telle analyse ne vaut toutefois pas du point de vue d'un certain « antisionisme », disons celui qui circule de manière relativement consensuelle dans l'ensemble des forces dites « décoloniales », « anti-impérialistes » ou tout simplement de « gauche », soit, pour résumer en deux mots, la « gauche antisioniste ». Selon elle, distinguer des antagonismes au sein même du sionisme serait un leurre, du fait que le sionisme serait en tant que tel uniformément « colonial », « fasciste », voire « génocidaire », quelles que soient ses orientations, binationales, libérales ou fascistes. La seule alternative politique qui soit désirable, dès lors, c'est celle d'une décolonisation radicale, autrement dit une libération de la Palestine « du Jourdain à la mer », avec son corollaire : l'anéantissement du sionisme.
J'en sais quelque chose : se déclarer « sioniste », y compris lorsque ce sionisme vous conduit à prendre explicitement position pour un Etat binational israélo-palestinien, suffit à vous disqualifier auprès de la « gauche antisioniste », pour la simple raison que cette « gauche » s'est fondée non pas sur un axiome politique égalitaire mais sur un credo, celui, précisément, de l'antisionisme. Identifier ce credo à une forme d'antisémitisme est évidemment inexact, puisqu'un Juif est aussitôt un égal, sans considération de race ou de religion, dès lors qu'il s'affirme antisioniste et, ainsi, embrasse la cause. C'est le paradigme millénaire de la conversion du Juif à la religion hégémonique, chrétienne ou musulmane, qui est ainsi mobilisée, de manière plus ou moins consciente. C'est pourquoi, dans ces conditions, qu'un Juif se dise « antisioniste » véhicule une sorte de déjà vu qui, chez bien des Juifs, suscite l'indignation, sinon le dégoût. Reste que, de l'autre côté, le ralliement de tant de Juifs à un nationalisme sectaire dont l'inspiration fasciste est de plus en plus éhontée doit susciter la même indignation, sinon le même dégoût. Au train où vont les choses en Israël, Elon Musk, en plein cœur de Jérusalem, « capitale éternelle du peuple juif », pourra bientôt adresser un salut fasciste à une foule de nationalistes juifs réunis à une conférence sur l'antisémitisme, tandis que sœur Marion Maréchal, pleine de grâce, lui épongera le front. Ce que j'ai appelé naguère « la réaction philosémite » (Lignes 2009) aura alors triomphé, au-delà de l'imaginable.
Ceci posé, je voudrais examiner un opuscule issu de la « gauche antisioniste » paru récemment aux éditions La Fabrique (février 2025), : c'est un écrit d'Andreas Malm, tiré d'une conférence tenue à l'université américaine de Beyrouth le 4 avril 2024, et intitulé Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile (traduit de l'anglais par E. Dobenesque). L'enjeu d'un tel examen est d'évaluer ce que l'antisionisme en question véhicule en termes de pensée politique dite « anti-impérialiste », « marxiste » ou « révolutionnaire », ou encore, tout simplement, dite « de gauche ». Autrement dit, il s'agit d'interroger la capacité d'un tel opuscule à inscrire l'antisionisme dans l'histoire politique de l'émancipation.
Les travaux d'Andreas Malm portent principalement sur l'écologie politique ; il est notamment l'auteur de L'Anthropocène contre l'histoire (2017), Comment saboter un pipeline (2020), La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l'urgence chronique (2020) et Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe (2024), ouvrages parus également aux éditions La Fabrique. Son analyse des causes du réchauffement climatique a conduit à mettre en avant le concept de « capitalocène » [2], soulignant ainsi que ce n'est pas l'humanité (l'anthropos) qui est responsable du désastre écologique en cours, mais le capitalisme fossile. L'inspiration écologique de Malm, à la différence notable d'autres orientations écologiques, s'appuie en effet sur une critique radicale du capitalisme et s'emploie explicitement à synthétiser écologie et marxisme, voire à produire une sorte de léninisme écologique, en ce sens qu'il reprend à son compte une forme de stratégie (écologique-prolétarienne) de prise du pouvoir. Et c'est dans le fil d'une telle réflexion que Malm accorde à la libération de la Palestine une importance déterminante, à tel point qu'on a pu parler, à son sujet, d'un « antisionisme vert » [3] ; d'où la question : en quoi l'antisionisme peut-il acquérir une importance conceptuelle et stratégique primordiale dans la perspective d'une telle écologie politique, sachant que le sionisme, en termes de capitalisme fossile, est littéralement insignifiant à l'échelle non seulement de la planète, mais de la région (moyen-orientale) ?
C'est à cette question que l'opuscule en question doit répondre, ainsi que le suggère son titre : Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile. La lutte pour la Palestine serait donc également une lutte pour la Terre, et l'unité organique de ces deux luttes serait conceptualisable à partir d'une analyse historique des « ravages de l'impérialisme fossile ». Comment une telle montée en généralité, depuis la Palestine jusqu'à la Terre, est-elle possible ? Certes, toute lutte ponctuelle, si elle est vraiment émancipatrice, porte le sceau de l'universalité humaine. En ce sens, bien des slogans pourraient s'inspirer d'un tel titre : « Pour la ZAD comme pour la Terre » ; ou bien encore : « Nous sommes contre les bassines de Sainte Soline comme nous sommes contre le capitalisme fossile » ; ou bien même : « Contre le racisme comme pour la Terre » ; etc. Bref, toute lutte qui contribue à rendre le monde humainement habitable est aussi bien une lutte pour la Terre. Mais à ce compte, le titre du livre de Malm ne dit strictement rien. C'est donc qu'il dit autre chose, à savoir que dans le cas de la Palestine, la montée en généralité est d'une autre nature. Et c'est ce qu'il faut s'efforcer de comprendre. Car soutenir que les bassines de Sainte-Soline ont une importance conceptuelle et stratégique primordiale à l'échelle de la planète paraîtrait délirant, en ce sens que c'est un « point » parmi tant et tant d'autres et qui, en tant que tel, n'a donc pas plus d'importance que telle ZAD, ou que telle lutte paysanne, depuis l'Australie jusqu'au Pérou. Dans le cas de la résistance palestinienne au sionisme, ce serait toutefois différent. Le titre du livre de Malm l'assure. Il suscite donc la curiosité : en quoi l'antisionisme peut-il prétendre constituer un enjeu primordial à l'échelle planétaire des « ravages de l'impérialisme fossile » ?
La réponse de Malm est précisément que le sionisme est historiquement corrélé à « l'impérialisme fossile ». Cette corrélation, il l'appelle une « articulation » : « Par moments d'articulation, j'entends des points où un processus influe sur l'autre et l'informe, dans et par une causalité réciproque, une dialectique de détermination » (p. 29). A le suivre, il ne s'agit donc pas d'ériger la Palestine en symbole, moyennant une liberté d'interprétation métaphorique, comme on pourrait, par exemple, ériger la lutte contre les bassines de Sainte-Soline en symbole universel, et le proposer en tant que tel à l'humanité paysanne (au risque de paraître outrageusement autocentré, sinon mégalomaniaque). Il s'agit de repérer une « causalité réciproque », une « dialectique de détermination », si bien que le sionisme, parce qu'il agirait sur « l'impérialisme fossile », aurait une dimension réellement planétaire, et non seulement symboliquement planétaire. Autrement dit, l'analyse se prétend matérialiste, et non métaphorique. Malm, à ce sujet, est affirmatif : « Ma réponse est oui, en effet, des moments d'articulation de ce type se sont enchaînés [en Palestine] à un rythme assez soutenu depuis maintenant près de deux siècles » (ibid.). Il y aurait donc, entre l'histoire du sionisme et celle du capitalisme fossile, une « causalité réciproque » dont la mise au jour serait un enjeu conceptuel et stratégique bel et bien primordial. C'est là ce que personne, avant Malm, n'avait jamais identifié. Lui seul l'a vu, du fait, apparemment, d'une trajectoire singulière. En effet, c'est apparemment parce que Malm a d'abord fait l'expérience de la destruction de la Palestine, lorsqu'il s'est rendu à Djénine, en 2002, après l'attaque du camp de réfugié par l'armée israélienne, qu'il a été en mesure d'identifier une « causalité réciproque » entre ces deux histoires, celle du sionisme et celle du capitalisme fossile : « Voilà d'où je viens ; le climat, pour moi, est arrivé plus tard. L'une des raisons pour lesquelles ce problème m'a frappé à ce point, c'est qu'il m'est apparu comme une version planétaire de la Nakba » (p. 111). Toutefois, à s'en tenir là, c'est une projection, dépendante d'une expérience personnelle, qui seule justifie de rapporter à la « Nakba » le désastre écologique planétaire, non une analyse matérialiste. La manière dont Malm relie les deux plans, celui de l'expérience vécu à Djénine et celui du matérialisme historique (« causalité réciproque », « dialectique de détermination »), voilà donc ce qu'il s'agit d'appréhender, sans quoi le propos de l'auteur relève exclusivement d'une mythologie personnelle.
En termes de matérialisme historique, son principal argument est que l'empire britannique a joué un rôle crucial dans l'avènement de « l'impérialisme fossile » comme dans la colonisation de la Palestine. C'est en 1840, avec le bombardement d'Acre par l'armée britannique, que Malm débute son « analyse de longue durée de l'empire fossile en Palestine » (p. 30). La conquête coloniale du Levant est en effet dépendante de l'usage du charbon et de la vapeur. C'est un moment fondateur qui lui semble déterminant : « Il s'agit du premier moment d'articulation : le moment de la mise à feu de la mondialisation de la vapeur, par son déploiement dans la guerre, est aussi le moment de la conception du projet sioniste » (p. 66). Certains colons britanniques, dès 1840, ont en effet pensé qu'un retour des Juifs en Palestine pourrait servir leur projet impérialiste. Soit. Mais toutes les terres colonisées par l'empire britannique ont joué un rôle similaire dans la constitution de « l'empire fossile », sans qu'il n'y ait aucune raison de singulariser la Palestine. A vrai dire, si tous les terrains d'action de l'impérialisme britannique n'ont pas la même importance dans cette histoire, et s'il conviendrait donc de reconnaître à certains une importance primordiale, c'est évidemment, d'un point de vue matérialiste, en considération de leurs ressources précisément « fossiles », ce dont la Palestine est singulièrement dépourvue, notamment au regard des immenses richesses pétrolières et gazières dont regorge cette région du monde. Par conséquent, pour articuler principalement « l'impérialisme fossile » au sionisme, il faut d'abord s'être rendu aveugle à l'évidence, à savoir que ce sont les Etats gaziers et pétroliers - et notamment les pétromonarchies du Golfe persique - qui ont joué un rôle crucial dans l'histoire de cet impérialisme, et non le sionisme, la Palestine historique n'ayant pas abrité de telles ressources. (A cet égard, les Juifs ont colonisé la portion de terre du Moyen-Orient la moins attractive qui soit).
Cependant, aux yeux de Malm, ce n'est pas une objection. Ressaisissant les grandes étapes de « l'impérialisme fossile » au Moyen-Orient, et sa « causalité réciproque » avec l'histoire du sionisme, il repère quatre « moments d'articulation », à savoir celui, fondateur, de 1840 (bombardement du port d'Acre), puis : « A partir de 1917, l'occupation britannique de la Palestine est l'une des composantes de la transformation du Proche-Orient en un fondement du capital fossile, du fait de ses ressources pétrolières. A partir de 1947, le soutien occidental au nouvel Etat sioniste est déterminé par l'accomplissement de cet ordre ; à partir de 1967, par sa défense. Les étapes de la destruction de la Palestine sont également des étapes de la destruction de la Terre » (p. 76). Pourtant, il ne devrait échapper à personne que si « l'occupation britannique de la Palestine est l'une des composantes de la transformation du Proche-Orient en un fondement du capital fossile », c'en est toutefois une composante anecdotique au regard du rôle des dictatures gazières et pétrolières dans l'histoire de cette « transformation ». Car à qui voudrait-on faire croire que sans la colonisation de la Palestine, britannique puis juive, « l'impérialisme fossile » au Moyen-Orient, d'abord celui des britanniques, puis celui des Etats-Unis (avec pour moment fondateur l'alliance scellée entre Roosevelt et l'émir Saoud au sortir de la seconde Guerre Mondiale), n'aurait pas suivi le même cours ? L'importance que Malm accorde au sionisme dans l'histoire de « l'impérialisme fossile » apparaît donc précisément démesurée, non seulement à l'échelle planétaire mais également à l'échelle régionale. De fait, les structures inégalitaires du monde arabe, en termes de répartition des richesses, sont principalement dépendantes d'un capitalisme fossile dont le sionisme n'a pas été une composante, le « moment d'articulation » principal de cette histoire, dont Malm ne parle pas, étant l'alliance scellée entre les démocraties libérales occidentales et les régimes réactionnaires autochtones afin de contrôler et d'exploiter les ressources pétrolières et gazières de la région. Pour conférer au sionisme un rôle prépondérant dans cette histoire, il faut donc embrasser, peu ou prou, la thèse du Protocole des Sages de Sion, selon laquelle, en cherchant bien, on trouvera toujours des « Juifs » tirant les ficelles du malheur, quelle que soit sa nature (épidémie de peste, traite esclavagiste, crise financière ou réchauffement climatique). Qui ne se résout pas à mobiliser un tel fantasme fera donc mieux de se reporter à un ouvrage comme La trique, le pétrole et l'opium (Libertalia, 2019), autrement plus éclairant que celui de Malm, du moins s'il s'agit d'appréhender les structures politiques de « l'impérialisme fossile » au Moyen-Orient.
Est-ce donc que Malm refourgue, pour les bienfaits de la cause antisioniste, une structure argumentative empruntée au Protocole, ce faux antisémite rédigé par la police tzariste afin de détourner sur les Juifs le mécontentement populaire ? Il ne semble pas car, analysant la manière dont la thèse du « lobby » sinon « juif », du moins « sioniste », circule dans la gauche antisioniste, il s'y oppose fermement et démontre ce faisant que, pour sa part, il ne s'alimente pas à de tels fantasmes. Il consacre en effet plusieurs pages, dans le corps du texte, à réfuter la thèse du « lobby ». Et il y revient en fin d'ouvrage, dans une annexe où il répond aux objections qu'ont soulevées ses analyses, à savoir deux objections, l'une « sur la résistance », l'autre « sur le lobby ». A cet égard, l'opuscule est instructif : il témoigne de l'importance acquise, dans la gauche antisioniste, par ceux que l'auteur appelle « les adulateurs de la théorie du lobby à gauche » (p.139). Or, quelle est la « théorie » que tant de militants et d'intellectuels, « à gauche », adulent ainsi ? Citons Malm :
« En résumé, l'idée est la suivante : le lobby sioniste a accumulé tant de pouvoir financier, électoral et médiatique aux Etats-Unis qu'il tient la politique états-unienne d'une main de fer. Par ses machinations et ses manipulations, il a contraint les Etats-Unis à soutenir Israël, bien que cela ne corresponde pas aux intérêts matériels et rationnels du pays » (p. 82-83) [4].
De fait, il suffit de remplacer le qualificatif « sioniste » par « juif » pour obtenir l'argument du Protocole. Or, précisément, Malm ne souscrit pas à la « théorie du lobby ». Il ne s'agit de contester ni l'existence d'un lobbying organisé aux Etats-Unis, ni son efficacité, il s'agit d'affirmer que « les lobbies sont des phénomènes de surface » (p. 91) et qu'il ne peut donc être question d'analyser les stratégies impérialistes d'une hyperpuissance mondiale en termes de lobby « sioniste », à moins de substituer une analyse fantasmatique à une analyse matérialiste, ce à quoi Malm, pour sa part, se refuse donc clairement et distinctement. L'importance qu'il accorde à cette question est néanmoins significative : les « adulateurs de la théorie du lobby à gauche » sont légion, ce qui en dit long sur l'état de décrépitude de cette « gauche ». Et ce qui en dit plus long encore, c'est la manière dont Malm lui-même prétend finalement combattre l'égarement de tels « adulateurs ». En effet, pour achever de réfuter la « théorie du lobby », Malm choisit de citer Nasrallah, le défunt chef du Hezbollah, parce que lors d'un entretien il a réfuté « ce mensonge sur le lobby sioniste », assurant pour sa part que « C'est l'Amérique qui décide », Israël n'étant qu'un « outil » entre les mains des impérialismes successifs, d'abord britannique, puis nord-américain (Nasrallah cité par 86) ; et Malm de commenter : « Il s'agit bien sûr de la position classique de la gauche arabe, qui correspond aussi aux analyses les plus fines au sein de la résistance palestinienne » (ibid.). Suivent des citations de documents officiels du FPLP et du Jihad islamique palestinien, avérant le consensus, à ce sujet, des principales composantes de la résistance armée au sionisme : Israël est un « outil » aux mains de l'impérialisme, plutôt que l'inverse. A suivre Malm, ce sont donc les théoriciens du Hezbollah, du FPLP et du Jihad islamique qui s'inscrivent dans la tradition révolutionnaire, non les « adulateurs » occidentaux de la « théorie du lobby ». Cela signale, encore une fois, le délabrement de la « gauche antisioniste », Malm consacrant de longs développements à une tâche qui consiste donc à hisser nombre de ses camarades au niveau de conscience politique des doctrinaires de « l'axe de la résistance » (groupes armés palestiniens, Hezbollah au Liban, Assad en Syrie, Ayatollahs en Iran). Or, quel est ce niveau de conscience politique ? Au terme de sa réfutation de la « théorie du lobby », Malm écrit :
« [La théorie du lobby] n'est pas seulement une abdication du jugement analytique, c'est aussi un adieu au marxisme palestinien. Le 18 juillet 2024, Omar Murad, un membre du bureau politique du FPLP, récapitulait la théorie classique : l'entité [sioniste] ‘‘fonctionne comme un officier de police et une base militaire coloniale qui garantit l'hégémonie impérialiste américaine et européenne et empêche le développement, la croissance et l'unité des Etats arabes'' – la formule établie dès 1840, cause aujourd'hui du ‘‘génocide et du nettoyage ethnique'' » (p. 142).
A suivre Malm, un énoncé exposant la « théorie classique » d'un « marxisme » par exemple ukrainien pourrait donc être le suivant : l'alliance entre Trump et Poutine « fonctionne comme un officier de police et une base militaire coloniale qui garantit l'hégémonie impérialiste américaine et russe et empêche le développement, la croissance et l'unité des Etats européens ». Ou bien encore, dans le cas d'un « marxisme » d'inspiration gaulliste : l'OTAN « fonctionne comme un officier de police et une base militaire coloniale qui garantit l'hégémonie impérialiste américaine et empêche le développement, la croissance et l'unité des Etats européens ». La « théorie classique » de ce que Malm appelle un « marxisme » peut ainsi se décliner de bien des manières, faisant passer des vessies pour des lanternes. Car un « marxisme » digne de ce nom n'a pas pour objectif stratégique de constituer une unité impérialiste capable de rivaliser avec l'unité impérialiste hégémonique, mais de poser les bases théoriques et pratiques d'un internationalisme prolétarien. La soupe prétendument marxiste que Malm nous sert en guise de « théorie classique », c'est donc celle de l'unité organique du monde arabe, au sein de laquelle « l'entité sioniste » fait figure de « cancer ». Si la critique de la « théorie du lobby » est donc bienvenue, elle se conclut toutefois sur un prétendu « marxisme » doublement contre-productif, ou désastreux, d'une part parce que c'est un assassinat en règle du marxisme, à une époque où les assauts bourgeois (libéraux) d'une part, identitaires (fascistes ou décoloniaux) d'autre part, sont déjà portés par les institutions académiques, de « droite » ou de « gauche », d'autre part parce que cette « théorie classique » de l'antisionisme arabo-musulman est précisément ce qui justifie la thèse du sionisme fascisant, à savoir que la résistance palestinienne n'a jamais eu d'autre horizon idéologique que « l'unité des Etats arabes » et que cette unité ne propose aux Juifs d'autre condition que celle d'une minorité ethnique ou religieuse soumise, soit précisément ce qu'il s'agit, en réponse, d'instituer en Palestine, où les Arabes n'ont d'autre avenir que celui d'une minorité ethnique ou religieuse soumise. Mesure pour mesure.
Le « marxisme » de Malm consiste ainsi à reprendre à son compte le mot d'ordre de « l'unité » arabe dans la résistance au sionisme, ce qui le conduit à reconnaître en Nasrallah l'incarnation de « la position classique de la gauche arabe, qui correspond aussi aux analyses les plus fines au sein de la résistance palestinienne ». Pourtant, les fondamentalismes identitaires qui organisent le désastre en Israël, en Palestine, au Liban et ailleurs, sont parfaitement similaires, l'exaltation de l'identité nationale-religieuse n'ayant d'autre contenu, en matière de transformations sociales, que le « business-as-usual », soit le néolibéralisme triomphant. A ce sujet, le livre de Joseph Daher, Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l'épreuve du néolibéralisme, paru chez Syllepse en 2019, est instructif, parce qu'il donne à lire ce que pense du Hezbollah un analyste qui, précisément parce qu'il est vraiment attaché à la cause palestinienne, libanaise ou syrienne, ne s'aveugle pas. Voici quelques citations extraites de son étude : en matière de politique agricole, malgré ses promesses de remédier aux inégalités, et alors qu'un de ses membres occupait le ministère de l'agriculture, « Le Hezbollah a au contraire continué à promouvoir les intérêts des gros propriétaires terriens dont ils tiraient un soutien politique et clientéliste » (Daher, p. 84) ; plus généralement, « le Hezbollah ne s'est pas distancié des politiques néolibérales, bien au contraire. Qu'il soit dans l'opposition ou au gouvernement, il a, de façon constante, soutenu ces politiques : privatisations, réforme fiscale et développement urbain. Dans la gestion des municipalités qu'il dirige, comme dans la sphère urbaine de manière plus générale, il a défendu des politiques encourageant l'accumulation de capital aux dépens des résidents les plus pauvres et marginalisés » (Daher, p. 89). Lors des mouvements sociaux des années 1990, « Face à la multiplication des grèves, une stratégie pour briser le pouvoir de la CGTL, des fédérations et des syndicats associés a été progressivement mise en œuvre par les principales élites politiques du pays (malgré leurs intérêts divergents et leurs rivalités) : le gouvernement Hariri, le Hezbollah, Amal et d'autres forces alignées sur le régime syrien, telles que le parti Ba'th et le Parti social-nationaliste syrien (PSNS). Les organisations politiques alliées à Damas ont eu un rôle essentiel dans ce processus » (Daher, p. 154). Cette fonction de gardien de l'ordre politique, économique et social dominant, le Hezbollah n'a cessé de l'assumer depuis : « La période qui court de 2004 à aujourd'hui illustre parfaitement l'orientation du Hezbollah à l'encontre du mouvement ouvrier, des années qui furent marquées par une recrudescence significative du militantisme ouvrier, par des appels à la grève générale et par un débat agité autour du plan Nahas. Ces luttes ont révélé les tensions entre la rhétorique du Hezbollah – défenseur et représentant des couches pauvres et marginalisées de la population chiite – et son intégration à l'élite politique, et ses liens de plus en plus étroits avec la bourgeoisie chiite émergente. Sur toutes ces questions majeures, même si le Hezbollah a pu tenir un discours qui s'inquiétait des privatisations, des conséquences des différents accords et de la baisse du salaire réel, il a en même temps fortement résisté à toute tentative de mobilisation de sa base populaire qui aurait pu développer des initiatives indépendantes au-delà des fractures confessionnelles. De manière générale, ces tensions se sont résolues au profit des réformes néolibérales, particulièrement dans les périodes où le Hezbollah était au gouvernement. Cela s'est poursuivi jusqu'à aujourd'hui » (Daher, p. 168). La légitimité que le Hezbollah a prétendu acquérir du fait de sa résistance armée à l'occupation sioniste du sud Liban lui a permis de devenir une force politique d'autant plus incontournable qu'elle disposait concrètement du pouvoir des armes, ce dont le bilan politique, après trois décennies, est le suivant : « Le rapport du Hezbollah aux luttes sociales et ouvrières confirme à bien des égards que ses intérêts sont plus alignés sur ceux des élites de la communauté chiite que sur ceux des populations ouvrières ou pauvres. Il est de plus en plus clair que le Hezbollah, comme les autres partis politiques du pays, agit concrètement pour empêcher toute émergence d'un mouvement populaire transconfessionnel qui serait en mesure d'affronter plus radicalement les questions sociales et économiques » (Daher, p. 178). Bref, le Hezbollah est parfaitement similaire à la droite nationaliste israélienne dirigée par Netanyahu, elle-même similaire à la droite nationaliste hindouiste dirigée par Narendra Modi, etc., le narcissisme identitaire et le phallisme militarisé n'ayant d'autre fonction économique et sociale que celle de maintenir le « business-as-usual », ce qui suppose de veiller, éventuellement les armes à la main, à ce que nul mouvement social d'ampleur ne mette en péril les structures de la domination. Dans le cas du Hezbollah, la démonstration en a été faite lors du soulèvement populaire syrien, la puissance de feu du parti de la « résistance » ayant été placé au service de la répression. Daher conclut, en 2019 : « La confrontation du Hezbollah avec Israël est devenue secondaire par rapport aux besoins politiques du parti et à ceux de ses alliés régionaux. La défense rhétorique de l' ‘‘axe de la résistance'' (Hezbollah, Iran, Syrie) et de l'appareil armé du parti est utilisée pour justifier sa politique et ses activités, dont l'engagement militaire en Syrie » (Daher, p. 238) ; « Les interventions militaires et politiques du Hezbollah dans les différents soulèvements populaires, en particulier en Syrie et dans une bien moindre mesure en Irak et au Yémen, confirment le pouvoir et l'influence grandissante du mouvement libanais dans la région. Le changement de position du Hezbollah à l'égard des soulèvements populaires révèle que ses intérêts et ceux de ses alliés sont plus importants dans ses calculs et priorités politiques que l'émancipation des peuples de la région » (Daher, p. 231). Mentionnons également un fait que Daher, en 2019, ne pouvait évoquer : l'explosion du port de Beyrouth qui, à l'été 2020, a privé de logement 300 000 personnes. Des tonnes de nitrate d'ammonium, stockées dans le port, sont à l'origine de la déflagration. Les enquêteurs qui en viennent à accuser le Hezbollah d'avoir mis en danger la population civile dans l'intérêt du régime syrien sont exécutés [5].
Observant l'état de délabrement de la « gauche antisioniste », Malm s'efforce donc de hisser ses camarades au niveau de conscience politique de Nasrallah, parce que le défunt chef du Hezbollah incarnerait, selon lui, « « la position classique de la gauche arabe ». C'est ainsi que l'analyse de Malm esquisse, en guise de « marxisme palestinien », ou de « gauche arabe », une idéologie réactionnaire antisioniste se présentant sous les vêtements d'une résistance à « l'impérialisme fossile », vêtements d'autant plus grotesques si l'on prend la mesure du rôle que cet « antisionisme vert » prétend assigner à « l'unité des Etats arabes » : vaincre le « capital fossile » porté par le sionisme. Autant assigner au Hezbollah la mission de répandre le marxisme parmi les classes populaires, ou au Qatar celle de développer l'agriculture biodynamique. S'il y a lieu de juger risible le propos de Malm dans cet opuscule, il convient toutefois de le prendre au sérieux, et d'en analyser la teneur. Car la « gauche antisioniste » n'est pas un mouvement idéologique anecdotique. Et il se trouve que l'argumentation de Malm recèle un florilège d'énoncés qu'un lecteur de Marx digne de ce nom ne peut pas ne pas qualifier d'éminemment réactionnaires. Et puisqu'il ne s'agit pas de me croire sur parole, je vais vous donner à lire quelques autres temps forts d'un livre prétendument consacré à la lutte contre « l'impérialisme fossile ».
En premier lieu, il y a bien sûr le problème théorique que pose la thèse soutenue dans cet opuscule, à savoir que le sionisme serait un chaînon déterminant de « l'impérialisme fossile », alors même que le capitalisme fossile repose principalement sur l'exploitation de matières premières, charbon, pétrole et gaz, dont la Palestine colonisée par les Juifs était dépourvue. C'est donc plutôt du côté des régimes arabes (et perse) qui ont bâti leur économie sur l'exploitation des hydrocarbures qu'il conviendrait, d'un point de vue minimalement matérialiste, de tourner son regard, à moins, encore une fois, d'être un adulateur du fantasme selon lequel, en cherchant bien, on finit toujours par identifier un « lobby juif » à l'origine du malheur. Comment Malm s'y prend-il donc pour faire avaler à son lecteur que « l'impérialisme fossile », dans la région, n'a pas principalement pour forme l'alliance qu'a scellée le capitalisme occidental avec les pétromonarchies du Golfe, mais celle qu'il a scellée avec le sionisme ? En outre, si le réchauffement climatique ne cesse de s'intensifier, c'est en raison des quantités astronomiques de gaz à effet de serre déversées dans l'atmosphère depuis l'aube de la révolution industrielle, et notamment depuis l'avènement de l'âge du pétrole au XXe siècle. Or le sionisme est un détail insignifiant dans cette histoire. Néanmoins, la solution qu'apporte Malm au problème abyssal que doit poser sa thèse à quiconque n'est pas un adulateur de la « théorie du lobby » est toute simple. Et le mieux est encore de le citer :
« Si l'on en vient maintenant à la situation actuelle, la première chose à prendre en considération est le rôle de l'Etat d'Israël dans la frénésie fossile en cours. Dans Overshoot, Wim Carton et moi revenons de manière assez détaillée sur l'expansion accélérée de la production de combustibles fossiles à laquelle nous assistons depuis le début des années 2020, au moment même où cette production aurait dû être ralentie et annulée – par un effort contraire de démantèlement soutenu – si l'on veut que le monde échappe à un réchauffement de plus de 1,5 ou 2°C. Cette expansion n'en finit pas : comme le Guardian le rapportait il y a quelques jours, les compagnies et les Etats se lancent dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers plus grotesques. A la pointe de cette expansion, on retrouve bien sûr les Etats-Unis ; le deuxième pays sur la liste est le Guyana, mais c'est uniquement parce qu'ExxonMobil a récemment trouvé son bonheur dans ses eaux territoriales. Et pour la première fois, l'entité sioniste est directement impliquée. L'une des nombreuses frontières de l'extraction pétrolière et gazière est le bassin Levantin, le long de la côte qui va de Beyrouth à Gaza en passant par Acre. Deux des plus grands champs gaziers découverts là, baptisés Karish et Leviathan, sont situés dans des eaux revendiquées par le Liban. Que pense l'Occident de ce contentieux ? En 2015, l'Allemagne a vendu quatre navires de guerre à Israël pour lui permettre d'améliorer la défense de ses plateformes gazières contre toute éventualité. Sept ans plus tard, en 2022, tandis que la guerre en Ukraine provoquait une crise sur le marché du gaz, l'Etat d'Israël s'est imposé pour la première fois comme un exportateur majeur de combustibles fossiles, fournissant l'Allemagne et d'autres Etats de l'Union européenne en gaz mais aussi en pétrole brut extraits de Leviathan et de Karish, où la production a débuté en octobre de cette année-là. 2022 a entériné la position prééminente d'Israël en ce domaine » (p. 76-77).
Malm est donc bien obligé de tenir compte des faits : « l'entité sioniste », si elle est en effet « directement impliquée » dans l'impérialisme fossile, ne l'est toutefois qu'à partir de 2009, après la découverte de champs gaziers offshore au large des côtes israéliennes et libanaises. Certes, leur mise en exploitation progressive a permis à l'Etat d'Israël, à partir de 2022, de s'imposer « pour la première fois comme un exportateur majeur de combustibles fossiles ». L'implication directe du sionisme dans « l'impérialisme fossile » date donc de 2022, selon Malm lui-même qui, à deux reprises, observe que c'est « pour la première fois », ce qui relativise singulièrement la portée de sa thèse et, de fait, réduit ce qu'il appelle les « moments d'articulation » de 1840, 1917 et 1947 à des calembredaines. Malm paraît le concéder en passant, lorsqu'il cite un propos glané dans le New York Times (daté du 9 octobre 2023) expliquant, au sujet de la suspension provisoire de l'exploitation du champ offshore « Tamar » (suite au 7 octobre) :
« que les combats acharnés pourraient ralentir le rythme des investissements énergétiques dans la région au moment même où des perspectives engageantes s'étaient ouvertes pour la Méditerranée orientale en tant que centre énergétique. Israël était l'un des rares pays du Proche-Orient à ne pas avoir découvert de ressources pétrolières significatives. A présent, le gaz naturel est devenu un pilier de son économie […] » (cité par Malm, p. 78).
En matière de capitalisme fossile, le fait, c'est donc qu'avant la décennie 2010, « Israël était l'un des rares pays du Proche-Orient à ne pas avoir découvert de ressources ». Il convient en outre de relativiser le propos de Malm au sujet de l'Etat d'Israël devenu, en 2022, « un exportateur majeur », car la production israélienne de gaz tourne autour de 20 milliards de m3 par an, tandis qu'à consulter les productions des principaux pays gaziers, elle oscille entre plus de mille milliards (Etats-Unis, premier producteur mondial) et 100 milliards (Algérie, dixième producteur mondial) par an. De fait, la production israélienne situe le pays au niveau (légèrement en-deçà) d'un producteur comme le Bangladesh. Pour apprécier la place que l'Etat d'Israël est susceptible de prendre dans le capital fossile (en attendant d'éventuelles nouvelles découvertes de champs gaziers), il suffit d'estimer les réserves gazières en question. A suivre une chaîne d'information israélienne [6], en additionnant les quatre champs gaziers découverts jusqu'à ce jour, le total des réserves gazières dont dispose « l'entité sioniste » est estimé à un peu plus de 1000 milliards de m3. A titre de comparaison, les réserves « prouvées » des plus importants champs gaziers dans le monde se trouvent notamment en Iran et au Qatar ; elles y sont respectivement de 32 100 milliards de m3 et de 24 700 milliards de m3. Autrement dit, le capital fossile du Qatar est aujourd'hui 24 fois plus important que celui de « l'entité sioniste » ; celui de l'Iran est 32 fois plus important [7] (à s'en tenir au gaz, car l'Iran dispose également d'une réserve de pétrole brut estimée à 209 milliards de barils). A n'en pas douter, qui soutiendrait que le Bangladesh est un acteur majeur du « capital fossile » ferait rire tout le monde. Dans le cas d'Israël, cela fait apparemment moins rire, bien que cela soit tout aussi risible. Car en termes de capital fossile, le cœur de l'histoire, à tout le moins dans cette région du monde, est situé ailleurs, et il continuera, demain, de se situer ailleurs. Et pour ce qui est des « ravages de l'impérialisme fossile », son centre de gravité historique a donc reposé sur l'alliance scellée entre les démocraties occidentales et les régimes du Golfe persique (Arabie Saoudite, Emirats arabes unis, Koweït, Irak, etc.). Il n'empêche, plutôt que de parler du rôle du Qatar, par exemple, dans l'histoire du capitalisme fossile, et des deux cents milliards de dollars que cette petite principauté a consacré à l'organisation de la Coupe du monde de football en 2022, Malm se concentre sur « l'entité sioniste ». C'est le premier point, soit le « moment d'articulation » fondateur de son délire.
Reste que depuis la décennie 2010, l'Etat d'Israël s'efforce donc de devenir un acteur régional, modeste, soit, mais néanmoins actif, du capitalisme fossile. Et Malm d'observer :
« Le génocide [à Gaza] se déroule à un moment où l'Etat d'Israël est plus profondément intégré dans l'accumulation primitive du capital fossile que jamais. Les Palestiniens, pour leur part, n'ont aucun intérêt dans ce processus : pas de plateforme, pas de derrick, pas de pipeline, pas de compagnie côté à la Bourse de Londres. Mais il y a des Arabes qui ont tout cela bien entendu, aux Emirats arabes unis, en Egypte et en Arabie Saoudite. Tel est le sens économico-politique des accords d'Abraham et de ses suites attendues : une unification des capitaux du Golfe et d'Israël dans le processus de création de profits par la production de pétrole et de gaz. Tel est le sens écologico-politique de la normalisation : une sacralisation du business-as-usual qui détruit d'abord la Palestine puis la Terre » (p. 79-80).
Le propos de Malm appelle ici deux remarques : a) le « génocide » en question n'est précisément pas un chaînon de l'évolution décrite par Malm, celle d' « une unification des capitaux du Golfe et d'Israël dans le processus de création de profits par la production de pétrole et de gaz », il en est plutôt un obstacle, les attaques du 7 octobre ayant eu notamment pour enjeu de déclencher une guerre qui interrompe un tel processus, et le « génocide » qui a suivi ne servant guère l' « unification » décrite, puisque cela conduit l'Egypte, les Emirats et l'Arabie Saoudite à la remettre en question ; b) il est une nouvelle fois risible de prétendre que les nouvelles capacités gazières de l'Etat d'Israël sont nécessaires, ou même importantes, pour mener à bien un « processus de création de profits par la production de pétrole et de gaz » qui, de fait, dure depuis un siècle, et dont l'évolution régionale ne dépend nullement de l'Etat d'Israël, ou des « accords d'Abraham », mais de considérations matérielles (l'épuisement progressif des réserves pétrolières et gazières) et économiques (les besoins du capitalisme fossile). C'est pourquoi la « sacralisation du business-as-usual » ne détruit pas « d'abord la Palestine puis la Terre », elle agit partout de la même manière, que le sionisme soit en cause ou qu'il ne soit pas en cause. L'analyse de Malm relève donc bien d'un antisionisme délirant.
Malm contrôle cependant son délire, notamment lorsqu'évoquant les Etats arabes qui sont des acteurs incontournables du capitalisme fossile, il omet de mentionner le Qatar, le principal financier du Hamas, ou encore l'Iran. Est-ce à dire que les seuls acteurs étatiques du capitalisme fossile sont favorables aux « accords d'Abraham », ses opposants étant aussitôt considérés comme des partisans du compost, de la nourriture végan, de la biodynamie, voire de la ZAD ? Malm ne va pas jusque-là. Il mentionne l'Iran et le Qatar parmi les acteurs du capitalisme fossile, mais dans un contexte très significatif, puisqu'il s'agit de répondre, dans un « esprit de camaraderie critique », à une objection de Matan Kaminer au sujet d'une résistance palestinienne qui, via les soutiens du Qatar et de l'Iran, serait elle-même dépendante du capital fossile ; ce à quoi, après avoir concédé que les classes dirigeantes d'Iran et du Qatar se fondent « entièrement sur les profits tirés d'une extraction du gaz et du pétrole », il répond :
« Devrions-nous donc rompre avec la résistance, pour des raisons climatiques ? Les marxistes ont tendance à raffoler des analogies historiques et je succomberai moi-même à la tentation : prenez le cas du judéocide en Europe. Il s'agit d'un génocide perpétré au moyen du charbon, par un régime nazi épris de toutes les machines de domination à propulsion fossile, comme on le montre dans Fascisme fossile : l'extrême-droite, l'énergie, le climat. La destruction des Juifs d'Europe a aussi été un moment de la destruction de la Terre. Ce qui complique les choses, toutefois, c'est que le Troisième Reich a été écrasé par l'Union soviétique, en partie parce que le régime stalinien disposait lui-même de beaucoup plus de pétrole et de machines à propulsion fossile. L'URSS a également déployé et soutenu des partisans dans toute l'Europe pendant la guerre. Dans ce cadre, les combustibles fossiles étaient mobilisés pour la survie et la libération » (p. 113).
L'unique fois où il est question du rôle du Qatar et de l'Iran dans l'histoire des « ravages de l'impérialisme fossile », c'est donc dans le cadre d'une « analogie historique » posant que ces deux régimes sont à la lutte contre le sionisme ce que l'URSS a été à la lutte contre le nazisme. Et l'analogie est poussée jusqu'à son terme, Malm ne manquant pas d'observer que « L'URSS a également déployé et soutenu des partisans dans toute l'Europe pendant la guerre ». L'arc de l'impérialisme iranien, depuis les Houthis jusqu'au Hezbollah, c'est donc, à suivre Malm, le front des « partisans ». Autrement dit, l'idéologie antisioniste tient aujourd'hui lieu de communisme. Ou pour le dire autrement, la « gauche » dont Malm est un fer de lance ne se préoccupe pas de renouer avec l'inspiration des « Jours heureux », le programme du CNR mis en forme en 1944 par Pierre Villon, cadre du PCF et résistant, s'assignant notamment pour tâche « l'instauration d'une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie », « la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d'un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l'organisation de la vie économique et sociale », ou encore « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d'existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l'État [8] », autant de lignes directrices que le néolibéralisme s'est évertué à combattre, puis détruire ; non, la seule question qui vaille, aux yeux de Malm et de ses camarades prétendument marxistes, c'est celle de la lutte armée contre « l'entité sioniste », quitte à ce que Nasrallah soit érigé en représentant d'une « gauche arabe » bénéficiant du soutien logistique d'Etats aussi progressistes que le Qatar ou l'Iran des Ayatollahs. Tel est donc le niveau de conscience politique des plus évolués d'entre les théoriciens de la gauche antisioniste.
Mais soyons aussi précis que possible : il est question une autre fois de « l'Iran » dans l'opuscule de Malm. Et cette autre occurrence vaut également le détour. Dans sa réponse à Kaminer, Malm fait l'éloge de la résistance palestinienne, qu'il envisage comme le dernier bastion d'une praxis révolutionnaire d'inspiration marxiste :
« Nous avons là une vraie gauche organisée présente sur les lignes de front du combat central contre l'empire en ce moment historique. Il suffit de regarder, à côté, le sort de la gauche en Iran ou en Egypte : les fedayin du peuple comme les socialistes révolutionnaires n'existent plus (et non pas parce que les tyrannies qu'elles combattaient ont disparu) » (p. 108).
A suivre Malm, la seule « vraie gauche », c'est donc celle, « organisée », des groupes armés palestiniens et de leurs soutiens logistiques. Le reste, c'est-à-dire les soulèvements populaires en Egypte, au Liban, en Syrie ou en Iran, l'occupation de la place Tahrir, le slogan « femmes, vie, liberté », les soubassements ouvriers de ces révoltes, plus largement les « printemps arabes », ou encore le Rojava, cela ne vaut strictement rien, en termes de présence « sur les lignes de front du combat central contre l'empire ». L'Egypte ? L'Iran ? En matière de « vraie gauche », rien à signaler. Est-ce à dire qu'aux yeux de Malm, une gauche qui ne prend pas la forme d'un groupe armé ciblant des « sionistes » n'est pas une « gauche » valable ? Ce qui est certain, c'est que si Malm s'intéressait de trop près aux « printemps arabes », il serait amené à envisager le rôle stratégique des classes dirigeantes iraniennes dans l'écrasement des soulèvements populaires, et celui des classes dirigeantes qataries dans le financement des forces fondamentalistes qui ont œuvré au pourrissement de ces mêmes soulèvements, ce qui compromettrait peut-être l'analogie historique qui lui tient à cœur, celle qui fait de l'Iran et du Qatar, non seulement des régimes aussi tyranniques que celui de l'URSS (ce qu'il semblerait prêt à reconnaître), mais aussi des soutiens logistiques du front des « partisans ». Reste que Malm a au moins le mérite de la cohérence : les seules formations progressistes qu'il identifie dans la région étant les forces armées en guerre contre le sionisme, et leurs soutiens logistiques, les « printemps arabes » sont vraisemblablement, à ses yeux, une manipulation conjointe de la CIA et du Mossad. Bref, un lecteur instruit finit nécessairement, au fil de sa lecture de l'opuscule de Malm, par se poser deux questions : jusqu'où la gauche antisioniste peut-elle s'égarer ? Et quelle est, en dernière analyse, la nature de son délire ?
Concernant la première question, la réponse est donnée en fin d'ouvrage, lorsque Malm répond à une autre objection relative à la « résistance » palestinienne, toujours dans ce même « esprit de camaraderie critique » :
« Et le génocide alors ? C'est l'objection plus substantielle d'Abu-Manneh : ‘‘Soutenir que le Hamas a été plus efficace revient à ignorer totalement que son attaque militaire a déclenché un immense génocide contre le peuple palestinien.'' Le fond de son argumentation est que le Hamas porte la responsabilité du génocide et qu'il n'aurait pas dû lancer l'opération Tufan al-Aqsa puisque c'est ce qui a précipité cette catastrophe. Etant donné la réaction d'Israël, le 7 octobre était une erreur. Selon cette logique, la Commune de Paris n'aurait jamais dû avoir lieu puisqu'elle a entraîné le massacre de 20 000 à 30 000 communards et autres Parisiens. Les bolcheviks auraient dû s'abstenir de prendre le pouvoir puisqu'ils ont déclenché une orgie de pogroms et l'émergence du fascisme en Europe et finalement l'Endlösung. Les Egyptiens n'auraient-ils pas mieux fait de se soumettre au pouvoir d'Hosni Moubarak ? Et ainsi de suite. Attribuer de la sorte la responsabilité des excès de la répression, c'est blâmer les victimes, et les combattants – comme si ceux qui recherchent la liberté devaient être tenus coupables des tentatives désespérées de maintenir la domination » (p. 132-133).
Qu'il soit sophistique d'attribuer au Hamas la responsabilité du « génocide » perpétré à Gaza par l'armée israélienne, certes, la responsabilité d'un tel « génocide » étant évidemment imputable à ceux qui le commettent, non à ceux qui n'auraient pas envisagé que leurs actions déclencheraient une telle « réaction ». Ceci dit, il est tout de même peu probable que le Hamas n'ait pas envisagé que, une fois l'action perpétrée, ses hommes trouveraient refuge dans les tunnels, tandis que la population de Gaza se trouverait en première ligne. A minima, il est donc clair que le Hamas n'a pas jugé que le sort de la population civile de Gaza justifiait de ne pas entreprendre une telle action, alors même que le gouvernement israélien ainsi humilié était le plus fascisant de l'histoire du pays, et qu'en Israël même il affrontait, depuis un an, une contestation politique et sociale tenace, gagnant chaque jour en puissance. Le timing choisi, et la nature de l'opération, témoignent du type de stratégie politique privilégiée par le Hamas, celle du pire. Mais l'essentiel n'est pas, à mes yeux, la considération que porte Malm aux formations politiques composant la résistance armée au sionisme. Elle est dans l'usage qu'il fait des références historiques de l'histoire révolutionnaire : la Commune de Paris, la révolution de 1917, l'occupation de la place Tahrir. C'est la seconde analogie historique à laquelle il succombe. Et elle est aussi significative que la première, voire, à certains égards, pire encore. Car le stalinisme, quel que fut son rôle historique, dans la libération du camp d'Auschwitz ou le soutien au front des « partisans », était un régime détestable, même s'il se revendiquait du marxisme et que, de fait, il a historiquement servi la cause sociale dans le monde, la preuve étant le déferlement néolibéral, puis fasciste, qui a succédé à la disparition du régime soviétique. Mais mobiliser des événements révolutionnaires tels que la Commune de Paris, la révolution de 1917 ou l'occupation de la place Tahrir, afin de les rendre analogues à la politique d'assassinat systématique du Hamas le 7 octobre, ciblant sans discrimination militaires et civils, hommes, femmes, enfants ou vieillards, juifs, arabes ou thaïlandais, voilà qui devrait disqualifier définitivement un tel écrit aux yeux de quiconque prétend valoriser l'histoire de l'émancipation politique. Car son auteur n'a décidément pas la tournure d'esprit d'un communard, ni même celle d'un homme de gauche, mais bien celle d'un adulateur viril de la force armée. C'est du reste à ce seul sujet que son propos acquiert un semblant de consistance théorique. Ainsi, sa lecture du 7 octobre est, en dernière analyse, celle d'une sorte d'éloge de la victoire de l'humain sur la technologie : « Pour la première fois, la formule en vigueur depuis 1840 volait en éclats : les Palestiniens eux-mêmes brisaient l'appareil technologique qui les dominait et les détruisait » (p. 100). A l'inverse, les Israéliens seraient les représentants d'une humanité s'étant vouée à l'empire technologique ; pour preuve, ce propos de Malm au sujet du recours de l'armée israélienne à des algorithmes générés par l'IA afin d'accroître le nombre de cibles : « comme si l'occupation décidait de tuer sans inhibition et déléguait à la machine à tuer elle-même la supervision de cette tâche » (p. 103). Mais qui ne voit que le Hamas, le 7 octobre, a décidé de « tuer sans inhibition » et recouru, pour ce faire, à des hommes de main transformés en « machine à tuer » ?
Entre le « génocide » technologique perpétré par l'armée israélienne et celui, à échelle humaine, perpétré par le Hamas, il n'y a aucune différence éthique ou politique, sinon que l'échelle du crime n'est pas la même, du fait de l'inégalité de la puissance de feu. C'est donc bien, pour l'essentiel, un affrontement entre fascistes, quelle que soit leur capacité technologique respective. Et la moindre des choses, de la part de quiconque prétend s'inscrire dans l'histoire politique de l'émancipation humaine, c'est de ne pas identifier des événements lumineux comme la Commune de Paris, la révolution de 1917 ou l'occupation de la place Tahrir [9] à de telles pratiques sordides, à moins d'être, au mieux, un parfait imbécile.
Venons-en maintenant à la seconde question : quelle est la nature du délire de Malm ? A s'en tenir à une description factuelle, son délire, c'est-à-dire sa perte du sens élémentaire des réalités, consiste à conférer au sionisme un rôle prépondérant dans l'histoire du capitalisme fossile, alors qu'il ne représente, à l'échelle non seulement planétaire mais régionale de cette histoire, qu'un détail. Porté par cette conviction, il en vient donc à identifier le désastre écologique planétaire à une « Nakba » : « L'une des raisons pour lesquelles ce problème m'a frappé à ce point, c'est qu'il m'est apparu comme une version planétaire de la Nakba » (p. 111). Ce faisant, il procède à l'universalisation métaphorique de la cause antisioniste. Le trait est remarquable sous sa plume. Ainsi, à propos de la forêt amazonienne, il observe :
« En quelques décennies, le réchauffement climatique – associé à la déforestation, la forme originelle de la destruction écologique – a poussé l'Amazonie vers le point de bascule au-delà duquel elle cessera d'exister. Des recherches récentes indiquent même qu'elle se trouve déjà à ce point de bascule à l'heure où nous parlons. Si l'Amazonie devait perdre définitivement son couvert forestier – une hypothèse vertigineuse mais parfaitement envisageable dans un avenir proche – ce serait une Nakba d'un tout autre genre » (p. 23).
Certes, le sionisme n'est pas matériellement responsable de la déforestation de l'Amazonie, du moins Malm ne le soutient pas explicitement dans cet opuscule ; il se contente de nommer « Nakba » une telle déforestation. Le procédé est susceptible d'être mobilisé à loisir : il suffit d'identifier un désastre d'envergure et de le nommer « Nakba ». La « Nakba » devient ainsi le paradigme du malheur qui s'abat sur l'humanité. Une épidémie ? « Nakba ». Une inondation ? « Nakba ». Une crise financière ? « Nakba ». Une défaite syndicale ? « Nakba ». Etc. Bref, là où les antisémites recourraient à l'imaginaire du Protocole des sages de Sion, imputant la faute aux « Juifs », Malm, lui, se contente de nommer « Nakba » le désastre écologique planétaire. Les sionistes étant responsables, historiquement, de la « Nakba », il s'ensuit que, grâce à un tel procédé, les sionistes se trouvent potentiellement associés à tous les malheurs du monde. C'est donc bien un délire structuré, et dont la généalogie n'est pas difficile à mettre au jour. Malm lui-même nous en donne la clé très rapidement, du moins aux yeux d'un lecteur minimalement perspicace. Il écrit en effet, page 19, au sujet de ce qu'il appelle le « premier génocide du capitalisme tardif avancé » : « Je dois admettre une certaine naïveté ici : je ne m'étais pas attendu à une telle soif de sang palestinien ». L'image est parlante. Et dans le contexte d'un tel ouvrage, elle ne doit rien au hasard : la « soif de sang palestinien » évoque inévitablement l'accusation de « meurtre rituel » porté contre les Juifs. C'est une très vieille accusation. De fait, elle remonte à l'antiquité, Flavius Josèphe, dans son Contre Apion, évoquant une rumeur de cette sorte, les Juifs étant accusé de sacrifier un « Grec » et d'en consommer les organes. Mais c'est dans l'Occident médiéval que l'accusation resurgit. Reconfigurée suivant l'esprit du temps, elle intègre alors les structures de l'antijudaïsme collectif : les Juifs sont accusés de sacrifier un enfant chrétien pour confectionner, avec son sang, la matsa, le pain azyme consommé le soir de la Pâques juive. Depuis le XIIe siècle jusqu'à nos jours, l'accusation de « meurtre rituel » n'a cessé de nourrir le fantasme anti-Juif. En témoigne un article de l'historien Salomon Reinach paru dans la Revue des études juives en 1892, deux avant l'affaire Dreyfus :
« Il ne se passe guère d'année, dans certains pays, sans qu'aux approches de la Pâque juive on ne répande le bruit de la disparition d'un enfant chrétien et du meurtre de cet enfant par les Juifs, à qui le sang serait nécessaire, au nom de je ne sais quelle tradition occulte, pour la préparation des pains azymes. Personne n'a oublié les affaires de Damas en 1840, de Tisza-Eszlar en 1882 ; mais il suffit d'ouvrir les Bulletins de l'Alliance Israélite pour en trouver beaucoup d'autres et plus voisines de nous. En 1886, c'est à Dohilew et à Grodno que l'infâme accusation se produit, avec son cortège ordinaire de pillages et de violences ; en 1887, c'est à Constantinople, à Caïffa, à Budapest, à Presbourg ; en 1888, à Salonique, à Samacoff, à Kaschau, à Presbourg ; en 1889, à Varna, à Kustendil, à Alep, à Presbourg encore ; en 1890, à Damas, à Beyrouth, à Mustapha-Pacha ; en 1891, à Philippopoli, à Yamboli, à Alep, à Smyrne, à Budapest, et, chose étonnante, à Corfou, plus étonnante encore, en pleine Allemagne occidentale, à Xanten. On rougit d'ajouter que le Journal d'Indre-et-Loire, dans son numéro du 27 mars 1892, a osé traiter de meurtre rituel et attribuer aux Juifs l'assassinat d'un enfant d'Ingrandes ; cinq mois après, la mère de cet enfant, reconnue coupable, est condamnée à vingt ans de travaux forcés ! [10] »
C'est donc bien à ces deux sources que s'abreuve le délire de Malm, sans doute inconsciemment : le Protocole et le « meurtre rituel ». Au-delà, c'est évidemment le déicide imputé aux Juifs qui, en Occident, nourrit l'identification de la Palestine au corps du Christ. C'est le ressort de l'universalisation du combat contre le sionisme, et ce qui justifie ses métamorphoses successives, suivant l'esprit du temps ; aujourd'hui, donc, la « Nakba » que représente le désastre écologique planétaire, conséquence d'une Révolution industrielle dont le sionisme n'est pourtant, historiquement, qu'un détail insignifiant. A cet égard, ce qui structure la gauche antisioniste, c'est donc bel et bien un délire collectif dont l'inspiration réactionnaire est assurément millénaire.
Reste que les ennemis de mes ennemis ne sont pas mes amis, moins encore lorsque l'affrontement en cause oppose des fascistes à d'autres fascistes. Je ne reproche donc pas à Malm de recourir à la qualification de « génocide » au sujet de la destruction massive de Gaza. Il y aurait certes lieu d'en discuter : le terme convient-il ? Entre le déluge de bombes qui s'est abattu sur Gaza (et continue de s'y abattre) et le « génocide » des Arméniens, ou des Juifs, ou des Tutsis, quoi de comparable ? Et convient-il de qualifier de « génocide » la famine du Bengale en 1770, puis celle de 1943, et celle d'Irlande (1846-1851), et celle d'Ukraine (« Holodomor, 1932-1933) ? Et dans le cas de la terreur stalinienne, ou de la répression des communistes indonésiens du PKI (1965, autour de 500 000 victimes) [11], ou des Bengali lors de la sécession de 1971 (la répression de l'armée pakistanaise fait entre 300 000 et trois millions de victimes), ou du Timor oriental (1975, l'invasion indonésienne fait près de 200 000 victimes sur 800 000 habitants), ou des paysans cambodgiens sous Pol Pot (1975-1979), s'agit-il d'autant de « génocides » ? A l'évidence, il conviendrait d'affiner le lexique. Par ailleurs, l'usage du mot « génocide » n'ayant pas été confiné à ce registre, notamment dans la sphère juridique internationale, discuter ce point, celui de la nomination, exigerait un examen scrupuleux des écrits juridiques relatifs à cette question et, au-delà, demanderait une réflexion un peu approfondie sur l'entrelacement de domaines tels que la politique, l'histoire et le droit. Par exemple, convient-il de qualifier de « génocide » la répression par Saddam Hussein des insurrections chiites au sortir de la première guerre du Golfe ? Les bombardements de populations civiles ont alors tué plus de 100 000 personnes sous le regard bienveillant de la coalition internationale venue libérer le Koweït, le commandement nord-américain ayant estimé, après avoir fragilisé l'appareil d'Etat du tyran, qu'il convenait toutefois de le maintenir au pouvoir [12]. La destruction massive de Gaza, plutôt qu'elle ne serait le « premier génocide du capitalisme tardif avancé », me paraît donc s'inscrire dans la longue histoire des répressions à grande échelle menées par un appareil d'Etat contre une population civile. A cet égard, ce qui est frappant, c'est la manière dont le sionisme fascisant tend à adopter l'ethos politique et militaire des adversaires historiques de l'Etat d'Israël, l'Irak de Saddam Hussein ou la Syrie d'Assad. Il y aurait donc bien matière à discussion.
Mais pour l'heure, je me contenterai d'observer que l'historienne Annette Wieviorka, dans un ouvrage intitulé Le procès Eichmann, cite une « loi israélienne de 1950 » qui stipule que « L'expression de crime contre l'humanité désigne l'un quelconque des actes ci-après : meurtre, extermination, mise en esclavage, privation de nourriture ou déportation et autres actes inhumains, commis contre la population civile, et persécutions pour des motifs fondés sur la nationalité, la race, la religion ou les opinions politiques [13] ». Je ne suis pas juriste, et je ne prétends pas que ma connaissance des faits d'armes de Tsahal depuis le 8 octobre 2023 soit exhaustive, ni infaillible. Mais d'après ce que j'ai pu lire ici ou là depuis un an et demi, il me paraît probable, sinon certain, que la « guerre » menée à Gaza par l'armée israélienne relève d'un « crime contre l'humanité », du moins à suivre ce qu'en dit « la loi israélienne de 1950 ». Dès lors, que des opposants à cette politique de destruction massive la qualifie, sinon de « génocide », du moins de « crime contre l'humanité », quoi de plus normal ?
En revanche, ce qui n'est pas normal, c'est que la « gauche antisioniste » soit à ce point une composante du désastre, plutôt qu'un horizon révolutionnaire. Au terme de son propos, Andreas Malm conclut : « Je pense que la véritable honte pour l'Occident est que la gauche ne puisse pas soutenir clairement et sans ambiguïté la lutte palestinienne pour l'auto-émancipation » (p. 104). Je ne sais pas si c'est une « honte pour l'Occident » mais, à mes yeux, s'il est certainement une « véritable honte » pour quiconque se revendique de la « gauche », c'est d'être incapable d'adopter un axiome égalitaire en lieu et place d'un credo anti-Juif. Sachant la manière dont la réaction bourgeoise instrumentalise aujourd'hui « la lutte contre l'antisémitisme » afin de disqualifier la cause sociale et d'imposer la tyrannie néolibérale, ce n'est pas seulement une « véritable honte », à vrai dire, c'est un crime : un crime contre l'humanité.
Ivan Segré
[1] Au sujet du film Route 181, de l'intervention radiophonique de Finkielkraut qui le prit pour cible, et de « l'affaire » qui s'ensuivit, voir L'intellectuel compulsif. La réaction philosémite 2, Lignes, 2015.
[2] Voir par exemple la recension de L'Anthropocène contre l'histoire par Antiopées, parue sur LM #105 : https://lundi.am/Andreas-Malm
[3] Voir notamment l'article de Matthew Bolton paru sur LM #408 : https://lundi.am/Andreas-Malm-et-les-ambiguites-de-l-antisionisme-vert. Voir également l'article de Sylvaine Bulle paru dans la Revue K : https://k-larevue.com/malm-antisemitisme-vert/.
[4] Malm observe que cette « théorie se fonde sur le travail d'un homme issu des rangs de l'armée états-unienne, John Mearsheimer » (p. 83), une autorité en matière de « lobby sioniste » dont le livre intitulé Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, co-écrit avec Stephen Walt, a été édité à La Découverte en 2009.
[5] Voir notamment, à ce sujet, l'enquête paru sur Mediapart, « Beyrouth, l'enquête interdite », août 2024.
[6] « Le ministère israélien de l'Énergie et la société Energian ont annoncé mercredi la découverte d'un nouveau gisement de gaz naturel au large des côtes d'Israël. Estimé à 68 milliards de mètres cubes, ce réservoir est d'importance significative, d'autant plus que la consommation annuelle d'Israël est inférieure à 13 milliards de mètres cubes. Le nouveau gisement a été nommé 'Katlan', qui signifie 'Orque' en hébreu. Le gisement le plus important est celui de Leviathan, dont les réserves sont estimées à 600 milliards de mètres cubes. Le second, Tamar, est évalué à 300 milliards de mètres cubes, tandis que le champ de gaz Harish-Tanin, qui est aussi la propriété de la société Energian, a des réserves estimées à 100 milliards de mètres cubes » (source : I24News, 31 mai 2023 : https://www.i24news.tv/fr/actu/economie/1685543840-un-nouveau-gisement-de-gaz-naturel-decouvert-au-large-d-israel).
[7] Voir le site « Connaissance des énergies » : https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/reserves-de-gaz-dans-le-monde#:~:text=le%20Qatar%20%3A%2024%20700%20milliards,Gm3%20%C3%A0%20fin%202013).
[8] Le texte a été publié à La Découverte en 2010, accompagné d'une série d'articles (Citoyens résistants d'hier et d'aujourd'hui. Les jours heureux) ; il est également accessible sur le net.
[9] Au sujet de l'occupation de la place Tahrir, citons A nos amis du comité invisible : « Un camarade égyptien nous racontait : ‘‘Jamais Le Caire n'a été aussi vivant que durant la première place Tahrir. Puisque plus rien ne fonctionnait, chacun prenait soin de ce qui l'entourait. Les gens se chargeaient des ordures, balayaient eux-mêmes le trottoir et parfois même le repeignaient, dessinaient des fresques sur les murs, se souciaient les uns des autres. Même la circulation était devenue miraculeusement fluide, depuis qu'il n'y avait plus d'agents de circulation. Ce dont nous nous sommes rendus compte, c'est que nous avions été expropriés des gestes les plus simples, ceux qui font que la ville est à nous et que nous lui appartenons. Place Tahrir, les gens arrivaient et spontanément se demandaient à quoi ils pouvaient aider, ils allaient à la cuisine, brancardaient les blessés, préparaient des banderoles, des boucliers, des lance-pierres, discutaient, inventaient des chansons. On s'est rendu compte que l'organisation étatique était en fait la désorganisation maximale, parce qu'elle reposait sur la négation de la faculté humaine de s'organiser. Place Tahrir, personne ne donnait d'ordre. Evidemment, si quelqu'un s'était mis en tête d'organiser tout cela, ce serait immédiatement devenu le chaos'' » (La Fabrique, 2014, p. 234).
[10] Salomon Reinach , « L'accusation du meurtre rituel », in Revue des études juives, tome 25, n°50, octobre-décembre 1892. p. 161-162.
[11] Lire notamment l'article : « Indonésie 1965 : un massacre oublié », Revue internationale de politique comparée, 2001/1, volume 8, pp. 59-92 : « 1965 introduisit une nouvelle période : celle de l'État massacreur, écrasant de toute sa puissance, sans la moindre retenue, ceux qui le défient dans ses fondements, et recrachant tel un inutile noyau le président Sukarno lui-même, pour avoir tenté de s'opposer à l'emploi massif de la Terreur. Plus de guerre civile, ou même de vraie insurrection, mais des tueries sans limite, où l'on contemple favorablement la disparition totale de l'adversaire : le journal des Forces Armées propose d'éradiquer le PKI – nouvel Antéchrist – systématiquement, complètement, sans espoir de retour en grâce » ; « Le pogrom – car c'en est fondamentalement un, aux proportions gigantesques, l'adversaire étant dans l'ensemble désarmé, désorganisé, démoralisé – se déchaîne le 8 octobre à Jakarta : les dizaines de milliers de manifestants, pour la plupart musulmans du NU, mais aussi sympathisants du parti catholique, brûlent le siège du PKI, et commencent, à domicile, la chasse aux militants ; ceux qui ne peuvent s'enfuir ou, très vite, se justifier, sont sommairement exécutés ».
[12] Le nombre de 100 000 morts est rapporté dans plusieurs ouvrages, par exemple celui de Pierre-Jean Luizard, Les racines du chaos. Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye (Tallandier, 2022, p. 57 : « Plus au sud, la coalition permet à la Garde républicaine de Saddam de noyer l'insurrection chiite dans le sang, causant plus de 100 000 victimes ».
[13] Editions Complexe, 1989, p. 24.
31.03.2025 à 11:27
dev
À propos de l'Itinéraires du refus de Jorge Valadas
- 31 mars / Avec une grosse photo en haut, Histoire, 4La Patrie. A l'heure où des politicien.ne.s français.e.s se proposent de capter le peuple par une rhétorique de la patrie à portée de critique de ChatGPT, il me paraît plus que jamais nécessaire à moi qui suis né et vis en France, de travailler contre la patrie française. Travail qui passera par une réflexion sur la notion de peuple et sur le sentiment d'appartenance à un territoire, sans oublier d'introduire la variante de la classe, au nom de laquelle on proclama un peu vite au XIXe siècle que « les prolétaires n'ont pas de patrie ». C'était avant que les soulèvements des peuples colonisés ne viennent rappeler une évidence que l'on a un peu tendance à oublier ces temps-ci, à savoir que l'attachement à une terre et à la communauté qui y vit, de Gaza à l'Ukraine, n'est pas de la même nature que l'attachement de Netanyahou au Grand Israël ou de Poutine à la Grande Russie. C'est pourquoi, on se proposera dans ces chroniques de rendre compte de livres qui fournissent quelques éléments de réponse à des questions qui vont revenir nous hanter : pourquoi et quand déserter ? Pourquoi et quand résister ?
Ce lundi, on vous propose de suivre le récit d'une vie, celle de l'ami Jorge Valadas (Charles Reeve), déserteur des guerres coloniales du Portugal de Salazar, devenu globe-trotter des révolutions et auteur de livres remarquables, depuis Le Tigre de Papier- le développement du capitalisme en Chine (Ed. Spartacus) qui, dès 1972 dénonçait la fumisterie maoïste et ses crimes, jusqu'à son Socialisme sauvage (L'Echappée, 2018), remarquable synthèse historique sur l'histoire mondiale de l'auto-organisation prolétarienne.
Itinéraires du refus est un récit intime, qui approche au plus près, dès l'enfance, la recherche de ce qui a pu faire germer chez ce fils d'un admirateur de Salazar la fleur de la révolte. Est-ce d'avoir perçu très tôt la complicité entre sa mère et la bonne, et à travers elles la résistance des femmes dans le Portugal des années 60 ?
« Ma mère (…) intervient souvent pour poser des limites au travail de la bonne, défendre certains de ses droits et sa liberté. Ses origines paysannes me paraissent expliquer cette tolérance et cette proximité.
Ces rapports de servitude font partie de ma vie de tous les jours. J'en bénéficie, à double titre : en tant que garçon et en tant que membre du clan des maîtres. Les bonnes sont comme un symbole de l'incapacité de la société masculine à assumer le quotidien. Nous sommes tous des enfants asthmatiques et fragiles, pris en charge par une armada de mères, de sœurs, de cousines, de tantes... et de bonnes. Salazar lui-même a sa bonne. On parle d'elle dans les journaux et à la radio. La seule relation féminine qui lui est connue et dont le journal et le père parlent avec affection, en dehors de sa passion pour la mère patrie bien entendu... »
Est-ce d'avoir entendu, à 13 ans, des échos de ce que la mère-patrie fait en Afrique ? Le voilà à écouter des conversations chez les Bentes, une famille de voisins et amis :
Bentes-fils a une sœur plus âgée, institutrice. Elle a émigré en Afrique, quelque part au sud du Mozambique, du côté de l'Afrique du Sud. Un jour nous apprenons que Bentes-mère part lui rendre visite. Bentes-père la suivra « et ils y resteront plusieurs mois. À leur retour, au cours d'un de ces repas qui se terminent toujours par des desserts extraordinaires, Bentes-père raconte. La nature, la jungle, bien sûr, car dans notre esprit, l'Afrique est avant tout la nature, extraordinaire. Puis, il y a un silence, un temps d'arrêt dans le récit, une gêne. Ce n'est pas habituel chez lui. — C'est compliqué..., dit-il à voix basse.
Depuis mon enfance, je suis habitué à ce mot, « compliqué », « qu'il faut en fait traduire par : « il y a un problème ». Justement, il y a le problème des Noirs. Il dit aussi bien Noirs qu'Africains... Tout d'un coup, pour moi, les Noirs sont devenus des êtres avec une existence autonome, ils ne font plus seulement partie du décor. On bat les Noirs, les serviteurs noirs. Et pas qu'un peu, furieusement, jusqu'au sang. Bentes-père l'a vu, il a trouvé que ça n'allait pas du tout... Mais il a du mal à en dire plus, il s'agit de sa fille et de son gendre. Son trouble me perturbe. Lui toujours si tranché dans ses opinions, il est ici mesuré, il négocie, il cherche à minimiser. Quelque chose, entre le mystère et le terrible, se passe en Afrique. Il ne le dit pas mais il nous le fait comprendre, ça ne pourra pas durer, ça va avoir un prix. J'ai treize ans et l'harmonie du grand Portugal, puissance civilisatrice au-delà des Océans en prend un sacré coup. Nous ne sommes donc pas des pionniers du progrès.
Ou bien est-ce quand, après avoir essayé d'échapper à la famille en devenant cadet de Marine, il se retrouve dans une de ces barcasses pourries qui représentent la glorieuse marine de guerre de son pays, et qui pourraient bien être la métaphore de cet empire portugais qui prend l'eau ?
Les vieux navires attribués après la Deuxième guerre par l'OTAN au gouvernement portugais sont mal adaptés aux missions sous ces latitudes, à ces conditions climatiques. Rien n'a de sens et pourtant chacun fait comme si c'était l'état normal des choses. La chaleur tropicale détruit la volonté et écrase l'initiative. Nous vivons au ralenti et dans une mollesse générale, nous tuons le temps, accoudés au bastingage en regardant les rives foisonnantes de la végétation luxuriante. Au-delà, c'est le pays des guérilleros du PAIGC. Qui sait, peut-être nous regardent-ils fondre d'ennui et de chaleur ? Probablement pas, car la zone est « sécurisée », du moins autour de la bourgade qui fait office de capitale de la petite colonie. À deux ou trois reprises, nous descendons à terre. L'ambiance est tendue, un silence épais sépare les Blancs en uniforme de la masse de la population noire. On pressent que cela est antérieur à la guerre, que le colonialisme est un mur bien bâti. Que la distance agressive plonge ses racines dans le passé. Un de mes camarades qui a des lectures interdites, me rappelle la grande grève des dockers du port de Pidjiguiti, à côté de Bissau, en août 1959, qui s'est terminée, dit-il, avec plus de 50 morts et des dizaines de blessés. Je ne lui demande pas d'où il tient ces informations, je connais ses lectures, je lui fais confiance.
Une première impression s'impose à moi, derrière le port, la bourgade, les rives luxuriantes, il n'y a pas qu'un petit territoire, c'est un continent. Les maîtres du petit Portugal croient combattre des rebelles locaux, en fait ils font la guerre à l'Afrique. La chaleur tropicale écrase la vivacité de l'esprit et nous buvons beaucoup de bière. Mes sensations s'entourent d'un brouillard légèrement alcoolisé. Ce qui me permet par moments d'ignorer que je suis là.
Pourtant, le réel s'impose à nous. Quelques images s'impriment dans mon esprit avec une netteté qui sera ineffaçable. Un jour, nous partons visiter une caserne. Cela ne nous intéresse que moyennement, mais nous sommes obligés ; alors on écoute d'une oreille distraite les discours monocordes des officiers rendus inaudibles par la chaleur épaisse qui nous endort. Puis, on traîne dans les baraquements. Au détour d'une allée, nous débouchons sur un terre-plein où se trouve une vieille construction en tôle, à moitié délabrée, les portes grandes ouvertes. Avec deux ou trois camarades, nous nous approchons, captivés par ce que nous pensons être une présence humaine étrange. Au fond du hangar, il y a là quelques hommes en haillons ou à moitiés nus, assis à même la terre, d'autres couchés, recroquevillés sur eux-mêmes. Ceux qui nous observent ont le regard vide, absent. Ils ne nous voient pas vraiment. Nous sommes tétanisés, paralysés par ce que l'on découvre. Sans même les regarder, le sous-officier qui nous accompagne dit : « – C'étaient des terroristes. » Il conjugue le verbe au passé, d'une voix froide et définitive. À ce moment précis, pour moi, il tombe du côté obscur de l'humain. Complices dans notre frayeur, nous nous regardons. Notre silence s'ajoute au silence de ces hommes torturés qui ne bougent plus, qui n'existent plus, qui ont été. Ils restent là, le portail du baraquement grand-ouvert, incapables de bouger, de fuir.
Jusqu'à ce moment précis, la guerre coloniale était fondue dans le paysage, tenue à distance, masquée par la végétation luxuriante. Avec ces êtres humains détruits, elle fait une entrée concrète dans nos vies.
La décision de la désertion sera d'autant plus douloureuse que le jeune Jorge aime ce père salazariste modéré à l'œuvre picturale duquel il consacrera, des décennies plus tard un livre. Il a beau étouffer dans les liens familiaux, il les aime aussi. C'est le paradoxe de l'exil auquel il consacre quelques-unes des plus belles pages du livre. Pour accepter l'exil réel hors des frontières et l'exil mental hors du faux vivre-ensemble qui attend tous ceux, toutes celles qui désertent le monde masculiniste, capitaliste, impérialiste, la peur n'est pas le principal ennemi à vaincre. L'obstacle principal, pour l'exilé, c'est l'attachement à la patrie : pas la patrie institutionnelle que gardent les flics et les militaires, pas la patrie des livres d'histoire, mais la patrie personnelle, la patrie sentimentale faite de paysages, de goûts et de couleurs, que chacun s'est construit depuis l'enfance. C'est ainsi qu'il vit son retour au Portugal :
Adossé au bastingage du ferry, me revient soudain un souvenir très fort. Nous sommes en 1967, nous sommes deux proches camarades et nous venons de quitter l'école de la Marine militaire. Nous avons été affectés à deux vieux patrouilleurs côtiers. Il navigue sur un bateau tout aussi déglingué que le mien. Le sien patrouille sur la côte au nord de Lisbonne, le mien met toujours le cap au sud. Nous partageons les mêmes idées et nous avons de longues conversations une fois que nous nous retrouvons au port d'attache. Nous parlons souvent du dégoût d'une société qui ne nous mérite pas, nous invoquons l'échappatoire de l'exil. C'est une fin de journée lumineuse d'un printemps « lisboeta ». Je m'en souviens maintenant comme si je le vivais au présent. Côte à côte, nous arpentons le quai, encombré de cordages. Dans un mois je m'en irai. J'ai pris la décision de partir, de rompre les amarres avec cette inutilité auquel on me destinait. L'échange est resté très précisément gravé dans mon cerveau. Après ces paroles, un grand silence s'abat sur nous. Un court instant, une fugace pensée me traverse, il peut me dénoncer. Non. J'en suis sûr qu'il ne le fera pas. Je le sens bouleversé et triste, comme s'il avait deviné ma pensée. À voix basse, il me dit :
— Moi je ne peux pas. Vas-y, toi, je te comprends !
Par procuration, je pars pour lui, pour d'autres. Nous nous disons au revoir.
(…)
L'exil nous contraint à nous séparer d'une part de nous-mêmes : en quittant un pays, forcés de rejeter une normalité qui nous fait violence, nous ne sommes pas « maîtres chez nous ». Cette force qui dans l'exil nous libère est aussi celle qui nous aliène de cette autre part de nous-mêmes. Comment vivre cette division ? Comment ne pas perdre tout lien - ou comment renouer le lien - avec notre passé et nos origines, avec les sources de notre être, bref, avec « la prison » dont-on s'est « libéré » ? Double mouvement de l'exil, s'« exiler de l'exil » pourrait bien être alors le chemin qui m'a conduit à reconstruire une possible reconnaissance de moi-même et me faire accueillir par le pays d'où je venais et qui avait changé : m'y retrouver, différent de celui qui s'est exilé.
Mai 68, puis la révolution portugaise, m'ont permis de réparer pour beaucoup la blessure de l'exil. Ces moments lumineux de subversion de l'ordre gris ont éclairé ma vie, m'ont permis d'effacer la tristesse, la mélancolie qui se mêlait à la libération. C'est par ce processus de s'exiler de l'exil que j'ai aussi trouvé une place dans le grand monde. La place qui me convient.
Jorge Valadas présentera son livre Itinéraires du refus (Éditions Chandeigne & Lima) le mardi 8 avril à partir de 20h à la librairie Quilombo 23 rue Voltaire, Paris XIe, m° Rue des boulets ou Nation.
Serge Quadruppani
31.03.2025 à 11:12
dev
Un lundisoir avec Mathieu Corteel
- 31 mars / Avec une grosse photo en haut, Cybernétique, 2, lundisoirEn l'espace de quelques années, l'intelligence artificielle s'est immiscée, qu'on le veuille ou non, dans tous les interstices de nos existences [1]. Dissimulée dans les « app » qui nous guident, nous ambiancent ou font les devoirs de mathématiques à notre place, elle optimise les frappes de l'armée israélienne et peut nous offrir des conseils avisés dans nos relations affectives. Sait-on pourtant exactement ce qu'est l'IA ? Comment elle fonctionne, ce qu'elle peut, ce qu'elle ne pourra jamais et ce qu'elle pourra peut-être ?
Mathieu Corteel est philosophe et historien des sciences, il publie cette semaine Ni dieu ni IA (La découverte). Au gré d'un inquiétant voyage à la rencontre de cerveaux plongés dans des cuves, de robots dactylographes, de perroquets stochastiques, de policiers quantiques et de chatbots psychopathes, l'auteur propose d'« ouvrir le capot » pour comprendre les rouages, les paradoxes et les illusions tant épistémiques que techniques au cœur de cette nouvelle technologie.
De là, s'ouvrent quelques questions éminemment politiques et les désaccords logiques : peut-on séparer la mauvaise IA qui contrôle, ordonne, gouverne de la bonne qui soigne sans commettre d'erreur de diagnostic et réduit la pollution des embouteillages ? Faut-il y voir l'opportunité de gagner du temps pour certaines tâches ingrates ou la menace d'une destruction méthodique de toute expérience et créativité humaine ? Faut-il voir dans l'IA en même temps que le dernier avatar du capitalisme cognitiviste l'émergence possiblement émancipatrice d'une commune intelligence collective ? On en discute dans ce lundisoir.
00:00 Coucou ChatGPT
2:46 De quoi parle-t-on lorsqu'on parle des IA ? Une petite généalogie
6:59 Pourquoi nous vivons dans un gigantesque laboratoire dont nous sommes les cobayes
11:13 Les illusions totémistes de l'IA nous plongent dans un univers de non-sens avec des conséquences graves
17:24 Qu'est-ce que l'IA n'est pas ? Pourquoi l'analogie entre langage et mathématiques est un leurre
20:24 L'IA est indifférente au monde et amorale.
23:32 Comment l'IA nous dépossède en écrasant notre expérience du monde. L'exemple de la musique
32:13 Peut-il exister des agencements de l'IA émancipateurs ? (Mathieu Corteel pense que oui, nous plutôt que non)
38:26 Quoi qu'il en soit les usages aliénants de l'IA sont massivement majoritaires et les garde fous inexistants
41:12 Causalité et fausses corrélations : taux de suicide, consommation de margarine et police prédictive
45:00 Que serait un bon usage de l'IA ?
51:50 A-t-on déjà vu un nouveau dispositif technologique être limité dans ses usages ?
52:45 Les ordinateurs peuvent-ils faire l'amour entre eux ? Qu'elles illusions affectives nous vend l'IA ?
58:58 L'IA c'est des stats et des probabilités qui pénètrent techniquement nos représentations du monde et de nous-mêmes
1:00:42 La mutation du capitalisme vers le capitalisme cognitif. L'IA au service de la réaction. Pour une grande démission
1:08:02 Les limites matérielles et physiques de l'IA dans un monde fini. Pourquoi Bluesky ne rend pas nécessairement moins idiot que twitter
1:12:29 Et si la valorisation de chaque interstice de la vie n'était pas le stade suprême de l'économie ?
1:15:06 Comment sortir des paradoxes pragmatiques ? Peut-on réenchanter la démocratie avec présidents robots ?
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Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria
Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay
Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes
Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil
Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine
Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2
De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)
50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini
Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães
La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau
Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher
Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella
Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore
Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou
La littérature working class d'Alberto Prunetti
Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement
La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët
Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn
Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole
De nazisme zombie avec Johann Chapoutot
Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022
Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse
Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique
Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer
L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin
oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live
Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes
Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes
Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions
Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde
Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe
Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?
Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage
Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien
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Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques
Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass
Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]
Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute
Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche
Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines
Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning
Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain
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Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs
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La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost
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Puissance du féminisme, histoires et transmissions
Fondation Luma : l'art qui cache la forêt
L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff
Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français
Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane
LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.
Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.
Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
[1] Hasard et comique du calendrier, nous apprenions deux jours après cet entretien, qu'un contributeur nous avait transmis un article de bonne facture rédigé avec ChatGPT. Ingénu, l'auteur découvrait que l'IA générative adéquatement guidée avait précisément cette fonction : produire des raisonnements argumentés, structurés et sourcés selon le régime de valeurs souhaité. Malin, il découvrait aussi que lundimatin, pour préserver la sécurité de ses nombreux contributeurs aux activités parfois périlleuses, leur garantissait un anonymat complet. Moins finaud, il ne remarquait pas que l'article qu'il avait rédigé avec une IA était publié en vis-à-vis d'un autre, de l'économiste Jacques Fradin, qui venait justement prendre le contre-pied de ses appels à « rêver mieux ». Après le fil et le beurre, il aura finalement peut-être découvert que lundimatin était un espace de débat et de confrontation exigeant pour qui ne se satisfait pas du gloubi-boulga politicien.
31.03.2025 à 11:11
dev
« Pour la Palestine, contre la guerre et l'industrie de la microélectronique, déter' pas des puces ! »
- 31 mars / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, Cybernétique, 2En marge du week-end de mobilisation et de réflexions qui était organisé à Grenoble (contre STMicroelectronics, la numérisation du monde, l'artificialisation des terres, l'accaparement de l'eau, etc. etc. Voir notre article ici et le résumé du week-end là), une centaine de personne s'est retrouvée sur le site de l'entreprise Teledyne, une multinationale américaine. Selon le communiqué que nous avons reçu dans la nuit, l'action de désarmement pacifiste s'inscrivait dans un soutien à la Palestine et une remise en cause de l'industrie militaire. Nous reproduisons ci-dessous la revendication des auteurs, le CEA (Comité Essentiellement Antipuces),un communiqué de presse rappelant les activités de l'entreprise et leur inscription dans la guerre en cours, ainsi qu'un petit clip fort dynamique et un roman photo.
Ce dimanche 30 mars après-midi, nous étions une centaine de personnes à nous introduire sur le site de production de l'entreprise Teledyne e2v de Saint-Egrève pour le mettre hors d'état de nuire. Teledyne est une multinationale américaine spécialisée en imagerie digitale et en électronique, principalement pour l'aérospatial et l'armement. Le site grenoblois visé aujourd'hui est un acteur majeur de la production de puces dans le bassin grenoblois. C'est le dernier maillon d'une chaîne de production destructrice qui s'étend partout à travers le monde, depuis l'extraction minière jusqu'à côté de chez nous. Teledyne est un partenaire de STMicroelectronics.
« Everywhereyoulook » dit leur slogan. Et everywhere you look, Teledyne a du sang sur les mains. C'est une des grosses entreprises de l'armement mondial et elle est la première exportatrice de licences d'armes depuis le Royaume-Uni vers l'État colonial et génocidaire d'Israël. D'autres de ses sites ont d'ailleurs été visés par les camarades de Palestine Action au Royaume-Uni, à plusieurs reprises, pour dénoncer la fabrication de composants pour missiles, drones, systèmes radar de surveillance et avions de chasse F-35 responsables de dizaines de milliers de morts à Gaza
Par ailleurs l'entreprise a une place centrale dans le développement de la « Silicon Valley française », incarnation de la symbiose entre la recherche scientifique, les industriels et l'impérialisme guerrier. Le site de Saint-Egrève est le lieu historique de l'implantation de la première entreprise de production de microélectronique à Grenoble, Thompson, qui a donné naissance entre autres à STMicroelectonics et Teledyne. Les deux cousines collaborent encore aujourd'hui puisque la première entreprise grave des puces destinées à l'armement qui sont ensuite encapsulées par la seconde.
Les gestes que nous y avons posés ne seront jamais à la hauteur des massacres que Teledyne outille. Après avoir fait tomber les barrières nous avons choisi de repeindre la façade à la couleur qu'elle mérite : rouge sang ! Les grilles de l'usine ont été découpées, la rendant ouverte à toustes. La centaine de personnes présente s'est également attaquée aux portails, aux badgeuses ou aux arrivées télécom dans l'espoir que chaque jour de réparation nécessaire soit un jour en moins consacré à la production des technologies génocidaires.
L'action s'inscrit en soutien à la lutte du collectif STop Micro contre les nuisances des industriels de la microélectronique. Elle entre aussi en résonance avec la journée de la Terre, jour de commémoration de la répression de manifestations palestiniennes contre l'accaparement des terres par les colons sionistes. Nous ne laisserons plus les industriels agir en toute impunité et accaparer l'eau et les terres.
Pour la Palestine, contre la guerre et l'industrie de la microélectronique, déter' pas des puces !
CEA : Comité Essentiellement Antipuces
« St Micro et Te2v [Teledyne e2v] semi-conducteurs étant tous les deux des acteurs clés de la Silicon valley grenobloise, nous avons décidé de combiner nos forces, ça coule de source » Source : site internet de Teledyne
Acteur majeur du complexe militaro-industriel et complice du génocide en Palestine, l'entreprise Teledyne a été ciblée par une centaine de militant.es ce week-end à Saint-Egrève (près de Grenoble). La façade a été repeinte en rouge, soulignant le sang versé du fait des productions de l'entreprise, les grilles ont été découpées, la rendant ouverte à toustes, et plusieurs outils et matériaux ont été mis hors d'état de nuire. Cette action s'inscrit en soutien aux luttes contre les industriels de la microélectronique, et notamment celle du collectif STop Micro. Voici un certain nombre d'informations complémentaires sur les raisons qui nous ont poussé à nous en prendre très concrètement à Teledyne.
Teledyne est une multinationale américaine spécialisée en imagerie digitale et en électronique, principalement pour l'aérospatial et la défense. Son site grenoblois est le dernier maillon d'une chaîne de production qui s'étend partout à travers le monde, depuis l'extraction minière jusqu'à côté de chez nous. Teledyne est la 62e entreprise de production d'armement mondiale et un partenaire de STMicro [1].
Le site de Saint-Egrève, au Nord-Ouest de Grenoble, réalise l'encapsulage des puces produites dans tous les autres sites dans le monde. Les puces y sont testées pour vérifier leur solidité puis mises en capsule pour être résistantes, car destinées à des usages militaires et aérospatiaux.
Les militant⸱es de Palestine Action ont déjà ciblé cette entreprise de nombreuses fois au Royaume-Uni pour dénoncer son rôle dans le génocide mené par l'Etat colonial israëlien en Palestine [2]. Teledyne fournit des instruments de surveillance pour les murs d'apartheid israéliens et des systèmes de ciblage pour les drones de combat. Elle est également responsable de la production des missiles AGM-Harpoon, AIM-120 AMRAAM et 1GM-114 Hellfire, déployés ensuite par I'armée d'occupation israélienne, notamment dans l'attaque de l'hôpital Al-Shifa. Les actions de Palestine Action ont aussi dénoncé la participation directe de l'entreprise à la production de composants utilisés dans les avions F35 [3], principaux responsables de l'intensité des bombardements infligés par l'armée israélienne à Gaza.
Les militant⸱es de Palestine Action ont déjà ciblé cette entreprise de nombreuses fois au Royaume-Uni pour visibiliser son rôle dans le nettoyage ethnique du peuple palestinien mené par l'entité sioniste puis pour dénoncer sa complicité dans le génocide en Palestine.
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STMicroelectronics et Teledyne e2v travaillent ensemble sur des puces C65SPAC [4]. ST se charge de graver les puces (partie dite front-end) sur son site de Crolles, pendant que Teledyne les teste et les insère dans des boitiers (partie back-end). Ce partenariat vise à produire des puces « rad hard » [5], conçues pour résister à d'intenses radiations pendant des périodes étendues [6].
En règle général la partie back-end est sous-traitée dans les pays du Sud (Maroc, Philipines, Malaisie…). Il n'y a que pour les prototypes et les applications « stratégiques » (comprenez militaires) qu'elle est effectuée en France. Les applications militaires de ces puces sont explicites : elles servent à équiper des satellites militaires. Thalès et la Direction Générale de l'Armement participent à ce projet [7] Aujourd'hui encore on peut affirmer que les applications militaires représentent une large part du chiffre d'affaire de l'entreprise. Il ne s'agit pas entre ST et Teledyne d'un partenariat circonstanciel : en 2018, les deux entreprises ont signé un contrat pour un engagement à long terme concernant la production de puces pour le spatial (C65SPACE et FD-SOI) [8].
D'ailleurs, ST et Teledyne sont cousines !
Le site de Saint Egrève, construit en 1955, est le premier centre de production de micro-électronique de Grenoble. Dès 1957, le site produit du matériel militaire, (pour des radars puis pour des sous-marins [9]. L'usine change plusieurs fois de propriétaire et de nom (CSF, Thomson-CSF. Thompson SA, Atmel, E2V) pour devenir une filiale de Teledyne en 2017.
Thomson, propriétaire du site jusqu'en 2000, est le parent direct de ST Micro ; ST et Teledyne e2v sont ainsi issues d'une même grande famille d'entreprises travaillant pour la micro-électronique et l'armement, avec aussi Thalès et le CEA.
Ce site s'inscrit donc dans le complexe militaro-industriel local. La surnommée 'Silicon valley à la grenobloise' est un endroit où la coopération entre la recherche publique, les industriels et le militaire est poussée à un très haut point, grâce à des financements des pouvoirs publics. On peut citer dans ce complexe le CEA (Grenoble), ST (Crolles), Soitec (Bernin), Lynred (Veurey-Vauroise), Teledyne (Saint-Egrève), Dassault (Meylan), Tronics (Crolles), Safran (Grenoble), CEA-Leti (Grenoble), Délégation Générale pour l'Armement. Ces entreprises travaillent de symbiose ; par exemple, Teledyne e2v a lancé le projet CORAIL SiP avec Safran Electronics et Defense, pour fabriquer des puces de taille réduite, financé à hauteur de 2.5M€ par le gouvernement français [10].
Les puces créées dans l'écosystème grenoblois servent, au mieux, dans des gadgets inutiles, et au pire, dans des usages militaires. Les technologies et innovations des laboratoires de recherche publique sont toujours duales : elles peuvent à la fois servir pour le civil et le militaire. Les usages médicaux tant mis en avant par l'entreprise sont en réalité marginaux, et ne doivent pas servir d'excuse aux autres productions. Il est cynique de prétendre soigner lorsqu'on crée la mort.
En outre, la production de puces électroniques consomme des très grandes quantités d'eau, qui servent à rincer les puces, et sont rejetées très polluées dans les rivières. Elles accaparent les terres et chassent les agriculteurs pour s'étendre. Quoi qu'en disent les industriels, le numérique et l'électronique ont un impact matériel mortifère, ici et encore plus ailleurs, où des régions sont dévastées par l'extractivisme.
Teledyne a ainsi été visée ce week-end en parallèle de la mobilisation organisée par le collectif STop Micro, en soutien à toutes les luttes contre ces nuisances quelques soient leurs moyens d'action. Les luttes continueront de s'unir, jusqu'à la chute des industriels et des génocidaires.
Everywhere you look, nous serons là
[1] https://www.sipri.org/visualizations/2024/sipri-top-100-arms-producing-and-military-services-companies-world-2023)
[2] Voir : https://palestineaction.org/teledyne-prisoners/
et https://freedomnews.org.uk/2024/04/02/palestine-action-occupy-teledyne-shipley-roof/
[5] https://militaryembedded.com/comms/satellites/rad-hard-vs-rad-tolerant-a-guide-to-the-differences-and-applications-in-military-electronics
_
[6] https://www.researchgate.net/publication/326461514_Overview_of_ST_Space_Platform_in_28nm-FDSOI_HiRel_Team_Technology_RD_and_Microcontrollers_Digital_ICs_Groups_STMicroelectronics_Crolles_Grenoble?__cf_chl_tk=mia0GLbeo.ih3bmjf1IvIx6Q0z1zW9kD2gnfW_Hjr_E-1739570440-1.0.1.1-OtYaWMWpSQ0WEodUDJiUnIU7QmKeAoR9Oi5IH8I9z3c