16.09.2025 à 09:50
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« Affan Kurniawan est vivant dans nos rues. »
- 15 septembre / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, International, 4Fin août 2025, une vague de manifestations s'est propagée à travers l'Indonésie. Nous avons traduit cet article publié par nos confrères étatsuniens de CrimethInc.. Y sont compilés l'entretien d'un écrivain anarchiste indonésien emprisonné et des témoignages de différents groupes anarchistes ayant activement pris part à la révolte.
Après l'annonce de nouvelles mesures d'austérité, des manifestations se sont répandues pendant des semaines à travers l'Indonésie avant de culminer la semaine du 25 août pour dénoncer le mépris et la corruption de l'élite politique du pays.
Le gouvernement indonésien rémunère les représentants du parlement d'un salaire mensuel de 100 millions de roupies indonésiennes (environ 5 193,29 €) - soit à peu près trente fois le salaire minimum à Jakarta, où les salaires sont pourtant les plus élevés du pays. La colère a éclaté lorsque les gens ont appris que les députés s'apprêtaient à bénéficier d'une allocation de logement de 50 millions de roupies chaque mois, alors que le pays connait une grave inflation, que la pauvreté s'étend et que des mesures austéritaires sont mises en place.
En réaction, les syndicalistes, les anarchistes, les étudiants, les gauchistes et la jeunesse en générale ont envahi les rues la semaine du 25 août. La répression policière, aux ordres de l'ancien ministre de la défense et actuel président, Prabowo Subianto a été très dure. Le 28 août, un véhicule blindé de la police nationale a percuté et tué Arfan Kurniawan, un livreur de 21 ans qui passait par-là pour une course.
En réponse au meurtre d'Affan, les livreurs, les anarchistes et les jeunes de différents milieux se sont révoltés. Les manifestants ont saccagé plusieurs commissariats, brulé et pillé des maisons de politiciens, et mis le feu a plusieurs bâtiments du gouvernement.
La situation a forcé le premier ministre à annuler sa participation au sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai. Le gouvernement a suggéré qu'ils pourraient supprimer certains avantages accordés aux politiciens et certaines des mesures d'austérité qui ont déclenché le soulèvement.
Néanmoins, le président Prabowo Subianto a choisi d'intensifier la répression et fait appel à l'armée. Au moins 6 morts ont été recensés : un étudiant a été battu à mort par la police à Yogyakarta et un vélo-taxi est décédé des suites d'une exposition aux gaz lacrymogènes à Solo. Le nombre exact de morts est inconnu.
Gouverné par les colons hollandais jusqu'à 1949, l'Indonésie est un pays très divisé avec de grandes disparités de moyens et de pouvoir. Dans les années 1960, la répression des sympathisants présumés parti communiste d'Indonésie a fait des centaines de milliers de morts. Le mouvement anarchiste contemporain a émergé à la fin des années 80, grâce, notamment, à l'apparition de groupes de punk. En 2011, la police a créé une division « anti-anarchistes » et à de nombreuses occasions, celles et ceux perçus comme des punks anarchistes ont été enlevés et incarcérés dans des camps de rééducation de l'État. Malgré cela, le mouvement anarchiste a continué de prendre de l'ampleur.
Au vu du niveau de répression global à travers le monde, le courage de la révolte indonésienne a de quoi inspirer toutes celles et ceux qui rejettent l'ordre des choses capitaliste. Les manifestants en Indonésie ont rencontré des formes variées de répression et de blocage des moyens de communications numériques. Il est vraisemblable que ces mesures s'intensifient à mesure que le mouvement continue de croître. Nous espérons que ces premiers comptes rendus attireront l'intérêt et la solidarité que le soulèvement mérite et que chacun en tirera les enseignements nécessaires.
Affan Kurniawan ne sera pas oublié et ses tueurs ne seront pas pardonnés. Solidarité avec celles et ceux qui, dans la rue, s'en assurent.
Des anarchistes solidaires du soulèvement indonésien
Bima est un écrivain anarchiste, traducteur et chercheur indépendant d'Indonésie emprisonné depuis 2021. Il reste actif derrière les barreaux en tant que membre de la fédération anarchiste.
Il est également le fondateur de la maison d'édition DIY Pustaka Catut et l'auteur du livre Anarchy in Alifuru : The History of Stateless Societies in the Maluku Islands, aux éditions Minor Compositons. Vous pouvez soutenir Bima via son Patreonet en savoir plus sur la campagne FireFund.
Cette interview a été menée dans les premiers jours de Septembre 2025.
En même temps, les membres du parlement ont multiplié leurs salaires par dix. Tout a été exacerbé par les déclarations souvent facétieuses des politiciens. Par exemple, le régent de Pati (le politicien en charge de superviser le gouvernement local, les politiques et les services publics dans la régence de Pati, Central Java) a déclaré : « ces impôts ne vont pas baisser, même si une manifestation de masse de cinquante mille personnes a lieu. »
Pati a été la première ville a s'embraser avec un rassemblement d'environ cent mille personnes le 10 août 2025. Les manifestations contre l'augmentation des impôts se sont propagées jusqu'à Bone (dans la province de Sulawesi du Sud), puis dans d'autres villes. Pendant une manifestation le 28 août à Jakarta, un livreur d'une plateforme en ligne de livraison a été tué après avoir été percuté par un véhicule de police au milieu d'une manifestation. Le jour suivant, les manifestations se sont étendues à de nombreuses villes et elle continuent de s'étendre pendant que je vous écris.
Au moins six civils ont été tués directement par la répression policière jusqu'à présent, diverses maisons d'officiels ont été pillées et une demi douzaine de bureaux de représentants du conseil représentatif du peuple ont été partiellement ou entièrement brûlés. Nous étions convaincus que la rébellion allait se calmer, mais ce n'est pas le cas.
Les anarchistes insurrectionnels, individualistes, et post-gauchistes se concentrent sur les attaques et les affrontement urbains, ils appelant à la destruction de l'État et du capitalisme, mais ne se soucient pas des plate-formes et programmes qui appellent à réformer l'organisation sociale en place.
De manière générale, il n'ya pas de front uni, mais nous évitons le sectarisme idéologique excessif.
Malheureusement, il y a aussi la gauche progressiste avec des revendications plus réformistes, comme la 17+8 demand (un slogan « pro-démocratie » appelant à des réformes avant le 5 septembre). Ce groupe est hautement influencé par les influenceurs libéraux en ligne qui appellent à la fin des manifestations. Ces influenceurs ont été jusqu'à déclarer que si la loi martiale était instaurée ce serait à cause de l'intensité de la résistance dans la rue et que les manifestants en seraient donc responsables. Soit une tentative de récupération centriste typique par le gaslighting et la diabolisation des organisations révolutionnaires.
Heureusement, tous les éléments de gauche et anarchistes sont d'accord sur le fait que les manifestations doivent s'intensifier. Nous ne savons pas ce qui va se passer pour l'instant, étant donné que cette guerre des discours est toujours en cours.
Pour être honnête, il y a trop de groupes impliqués dans le soulèvement pour offrir une réponse simple. La gauche entière et le mouvement anarchiste de différentes organisations a pris la rue, mais il n'y avait pas de front uni. Dans chaque ville, des progressistes, qu'ils soient des étudiants, des syndicats ou même des élèves, se rejoignent dans les actions. Certaines de ces actions, comme les attaques de commissariats, sont des initiatives spontanées sans réelle coordination.
Nous sommes influencés par l'approche uruguayenne de Espesifismo qui implique deux aspects organisationnels. Cela veut dire qu'en plus que de rejoindre les organisations politiques, nous rejoignons aussi les mouvements populaires comme les syndicats, les organisations étudiantes, les organisations indigènes, etc.
Nous utilisons toujours la définition classique du mot révolution mais cela requiert une base organisationnelle solide pour qu'elle advienne. Malgré cela, les récents soulèvements se sont répétés, comme un cycle, depuis 2019. C'est excitant car cela signifie que nous devons nous pousser a tenir le rythme avec les soulèvements populaires et la volonté des masses. Mais nous devons croitre et augmenter notre militance pour rester pertinent vis-à-vis de la rage des gens.
Je ne crois pas qu'il y aura de réformes, a moins qu'il y ait un violent renversement du pouvoir et des réformes promises. La classe gouvernante a formé une coalition élargie qui contient tous ses anciens opposants et leur donne une part du gâteau. Pour l'instant, nous sommes les seuls membres de réseau informel, décentralisé et anti autoritaire a réclamer la départ du président et du vice président. Donc, la refonte va encore prendre du temps et une révolution anarchiste est impossible en raison de la faiblesse organisationnelle et l'absence de syndicats progressistes capables de mener une grève générale.
Toutefois, il y a eu des avancées qui seraient parues inimaginables il y a quelques décennies : la revendication populaire de dissolution du parlement avec le hashtag #bubarkanDPR [“dissoudre le DPR”], l'implication de masses plus diverses de gens dans les manifestations (l'Indonésie est connue pour romancer l'avant-gardisme des étudiant de 1965 et 1998) et l'usage généralisé de la violence. Les anarchistes ont joué un rôle crucial dans tout cela. Cependant, je ne pense personnellement pas que le mouvement anarchiste va mener a une révolution anarchiste, même si l'opportunité existe. Mais cela pourrait exercer une immense influence libertaire à travers un front uni travaillant à l'intérieur des groupes établis. Par exemple, la proposition d'un confédéralisme démocratique révolutionnaire, qui est en fait alignée sur les propositions anarchistes classiques, pourrait être acceptée par le spectre entier de la gauche existante et des mouvements séparatistes de libération nationale dans certaines régions. C'est en tous cas de l'ordre du possible.
Les manifestations de 2020 contre la loi Omnibus étaient elles aussi importantes mais celles de cette année sont les plus violentes (de nombreuses et considérables parties de la société se radicalisent). Pour l'instant, le soulèvement n'a pas dépassé en intensité la chute du gouvernement militaire de Suharto en 1998. Cependant, je crois que cela pourrait arriver bientôt.
Malheureusement, j'ai prévenu que le moment venu, nous ne serons pas prêts pour la révolution, même si nous prendrons activement part aux affrontements de rue.
En plus de l'interview de Bima, nous avons reçu le 2 septembre ce récit de Reza Rizkia à Jakarta :
La vague de manifestations qui a débuté le 25 août 2025 à travers l'Indonésie se poursuit, laissant derrière elle une traînée de tragédies et de troubles. Ce qui avait commencé comme une protestation contre la proposition d'une allocation mensuelle de 50 millions de roupies pour les membres du Parlement s'est transformé en un mouvement national avec des revendications plus larges : l'évaluation des actions du parlement, la réforme de la police et la fin de l'usage excessif de la force par les forces de sécurité.
Le 28 août, les tensions se sont intensifiées après qu'un chauffeur de taxi-moto, Affan Kurniawan, a été percuté et tué par un véhicule tactique de la Brigade mobile (Brimob) à Bendungan Hilir, Jakarta. La vidéo de l'incident s'est rapidement répandue sur les réseaux sociaux, déclenchant des manifestations de solidarité de la part des étudiants et des communautés de chauffeurs en ligne. Cette tragédie a marqué un tournant, amplifiant l'ampleur des manifestations dans la capitale et dans tout le pays.
La violence s'est rapidement propagée à d'autres grandes villes. À Makassar, des manifestants ont incendié le bâtiment du parlement régional (DPRD), tuant trois membres du personnel piégés à l'intérieur. À Solo, un conducteur de pousse-pousse nommé Sumari a trouvé la mort lors d'affrontements, tandis qu'à Yogyakarta, l'étudiant Rheza Sendy Pratama a été tué lors d'une manifestation devant le siège de la police régionale. Une autre victime, Rusmadiansyah, un chauffeur en ligne, a été battu à mort par une foule après avoir été accusé d'être un agent des services de renseignement. Certains rapports font également état d'autres victimes, notamment un élève d'une école professionnelle à Pati. Au total, au moins sept à huit personnes ont perdu la vie dans les troubles qui ont secoué le pays jusqu'à la fin du mois d'août.
Le gouvernement a réagi en présentant ses condoléances. Le président Prabowo Subianto a ordonné l'ouverture d'une enquête, tandis que le chef de la police nationale et le chef de la police de Jakarta ont présenté des excuses publiques pour les victimes. Sept agents de la Brimob liés à la mort d'Affan Kurniawan ont été placés en détention et font l'objet de poursuites judiciaires. Cependant, la colère populaire ne semble pas s'apaiser.
Au 2 septembre, les manifestations se poursuivent dans plusieurs régions avec une intensité soutenue. Des milliers de manifestants ont été arrêtés au cours de la semaine dernière, avec un pic le 29 août où plus de 1 300 personnes ont été arrêtées en une seule journée. Dans le même temps, l'Alliance des journalistes indépendants (AJI) a signalé des cas de violence et d'ingérence à l'encontre de journalistes couvrant les manifestations.
Les manifestations de fin août constituent l'une des plus grandes vagues de protestations de ces dernières années en Indonésie. Avec le nombre croissant de morts, les arrestations massives et les dégâts matériels généralisés, la population attend désormais de voir si le gouvernement et le parlement répondront aux demandes des citoyens par de véritables réformes, ou s'ils prendront le risque d'aggraver encore la crise.
Le drapeau national rouge et blanc a été abaissé, remplacé par le drapeau anarchiste rouge et noir et le drapeau Jolly Roger de One Piece (aujourd'hui symbole populaire de la résistance en Indonésie). Le bâtiment incendié était la Chambre des représentants de la ville de Pekalongan, Central Java.
Lorsque le soulèvement a commencé à faire la une des journaux internationaux, des anarchistes anonymes ont rédigé plusieurs déclarations signées L'archipel du feu. Nous avons souhaité relayer leurs voix également.
25 août 2025
« Jakarta n'appartient plus aux élites corrompues. Des milliers de personnes venues des quatre coins du pays ont pris d'assaut la capitale. Il ne s'agit pas seulement d'une manifestation, mais d'une explosion collective de rage contre la hausse des taxes foncières, la corruption sans fin et les chiens de garde militaires et policiers de l'État.
De l'aube jusqu'à minuit, les rues se transforment en champ de bataille de la défiance. Les cris, les incendies et les pierres deviennent le langage de la fureur du peuple.
Ce n'est pas un spectacle de marionnettes orchestré par les élites ; c'est une colère brute, sauvage, sans chef et impossible à contrôler. »
29 août 2025
« Les jeunes en colère se soulèvent, poussés par la hausse des impôts et une armée répressive. Il n'y a pas d'organisation ; l'insurrection est menée par de jeunes anarchistes, nihilistes et incontrôlables. De nombreux jeunes anarchistes issus d'associations d'élèves du secondaire sont arrêtés. Les lycéens sont notre source d'énergie. Selon les rapports, environ 400 d'entre eux ont été arrêtés le 25 août. La plupart des actions sont coordonnées en direct sur les réseaux sociaux.
« Habituellement, un syndicat libéral ou un parti d'opposition contrôle le discours, mais pas cette fois-ci. Même les médias traditionnels reconnaissent que les réseaux sociaux sont la source de l'information. Les politiciens ne peuvent plus contrôler le discours. Depuis des décennies, les instances étudiantes exécutives sont généralement les instigatrices de ce type de manifestations, mais chaque année, ces intermédiaires sont mis dehors. Par les étudiants eux-mêmes. C'est pourquoi les ONG, les syndicats, les « anarchistes civils » et les associations étudiantes de gauche et de droite détestent la faction anti-organisationnelle.
« Qu'ils aillent tous se faire foutre. Nous incitons les jeunes à agir par eux-mêmes.
Les individus ne sont plus effrayés par le devoir idéologique, les normes et toutes ces valeurs externes.
Hier soir (28 août 2025), la police a assassiné quelqu'un. Des émeutes contre la hausse des impôts ont éclaté dans tout le pays. Dans plusieurs villes, les émeutes étaient spontanées et auto-organisées. L'image publique de la police continue de s'effriter, car la population soutient les émeutiers. Des cellules ont coordonné d'autres actions, et la plupart des prises de paroles nihilistes et insurrectionnelles dominent le discours.
Des comptes anonymes sur les réseaux sociaux, suivis par des milliers d'abonnés, appellent à l'insurrection anti-politique. Chaque jour, ils lancent des appels et donnent des explications pertinentes.
Les négociateurs syndicaux ont annoncé qu'ils seraient dans la rue et qu'il n'y aurait « pas d'émeutes », mais les jeunes et les émeutiers se moquent immédiatement d'eux sur les réseaux sociaux. Nous laissons faire les jeunes. Nous ne pouvons que les encourager à être encore plus incontrôlables. La nuit, Internet est devenu ingérable. Alors que les « anarchistes civils » appellent à la création de conseils populaires, nous appelons à tout foutre en l'air. Nous fournissons uniquement une coordination en réseau et des informations techniques sur les actions de rue. Nous n'organisons jamais vraiment les gens.
« Depuis le vendredi 29 août, les anarchistes contrôlent essentiellement le discours. Partout dans le pays, les gens répondent à l'appel à attaquer les commissariats et les policiers eux-mêmes. Les médias de masse ont perdu le contrôle de l'information et de l'actualité.
« Notre réseau continue d'appeler à la vengeance depuis le meurtre commis par la police hier soir, et la situation s'envenime. Les cellules sont dans la rue.
« Vous pouvez voir le soulèvement sur diverses chaînes d'information, mais toutes les bonnes vidéos ne sont disponibles que sur les réseaux sociaux. »
Archipel de feu
« Cela dépasse nos prévisions. Habituellement, lors d'une manifestation, les manifestants se contentent de jeter des pierres ou de brûler un pneu devant le bureau. Ils ne prennent jamais d'assaut le bâtiment et ne le brûlent jamais. »
Anarchistes anonymes en Indonésie
15.09.2025 à 21:10
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Stefano Harney & Fred Moten [Bonnes feuilles]
- 15 septembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4Lorsqu'un livre nous semble important, il arrive que nous en publions quelques bonnes feuilles avant d'interviewer ses autrices ou autreurs. Une fois n'est pas coutume et alors que nous avons interviewé Stefano Harney en juin à propos de All Incomplete - alternatives au capitalisme logistique (Éditions Les Liens qui libèrent]qu'il a coécrit avec Fred Moten, voici quelques bonnes feuilles transmises par leur collectif de traducteurs et traductrices.
Aujourd'hui, c'est bien sûr principalement le marché (sa version redressée) qui instruit. C'est le marché qui dispose de notre liberté et de notre temps pour se mettre en position d'offrir une éducation totale [1]. (Si l'État dispose de notre liberté, nous pouvons être sûr es qu'aucune instruction pour la réforme n'est à en attendre). La première leçon de cette éducation totale – après l'inévitable diagnostic de la perversion (volontairement mal comprise comme maladie plutôt que comme santé) découlant de notre désinstitutionnalisation – est que nous devons nous améliorer. Mais pas seulement que nous devons nous améliorer, nous devons nous améliorer dans tous les domaines de la vie, dans tous les domaines dans lesquels nous avons été abandonné es. Notre travail, oui, mais aussi notre santé, notre citoyenneté, nos biens, nos enfants, nos relations, nos goûts. Pour nous améliorer, nous devons être instruit es. L'instruction commence par imposer l'idée qu'il n'y a rien de mauvais dans l'État, dans les institutions ou dans le marché qui ne soit pas de notre faute. L'instruction exige que nous voyions les lignes droites qu'elle imagine au nom d'une sorte de désir transcendantal d'amélioration – selon une modalité profondément régulatrice de l'imagination en tant que représentation de soi, en tant que représentation de soi-comme-un, Einbildungskraft.
Par contraste avec l'institution, c'est chez nous qu'il y a quelque chose qui ne va pas, parce que nous ne sommes jamais assez droit [2]. On veut nous posséder, nous utiliser et améliorer continuellement ce (problème ?) que nous sommes. Iels cherchent à nous imposer le redressement perpétuel auquel iels sont soumi ses. Samuel Delany dit que le modèle normatif, c'est-à-dire psychologiquement anormal, de l'homosexualité des années 1950 était qu'il s'agissait d'une « perversion solitaire [3] ». Mais cela revient également, et peut-être plus précisément, à dire que le jugement institutionnel du normal et de l'anormal – ou de ce que l'artiste Arthur Jafa appelle « l'abnormatif [4] » – allait dans l'intérêt d'une soumission de la perversion, en général, au solitaire, avec pour visée une conception sériellement solitaire de la propriété, de l'utilisation, de l'amélioration et de la jouissance. En effet, tous les échecs du marché, de l'État ou des institutions peuvent nous être imputés. Notre participation améliorée à ces entités les améliorera. Mais elle ne nous améliorera pas, du moins pas suffisamment, parce qu'en fin de compte, nous sommes la source et la subsistance de la perversion nécessaire à l'éducation totale.
es, jamais assez corrigé es, jamais assez amélioré es, récitatif ves dans nos perversions. Et du point de vue de l'éducation totale, ce n'est pas mauvais. S'il y a quelque chose qui ne va pas, c'est nous – à savoir que nous ne voulons pas marcher droit. Autant dire, avec Luther Ingram, que nous sommes amoureux sesC'est nous, et non la société, qui devons être réformé
es, et toute critique de la société se traduit en une instruction supplémentaire pour nous. La réforme de toute institution dans le cadre de l'éducation totale est toujours une réforme de nous-mêmes. Tout va mal avec nous, et notre problème est qu'iels ont besoin de ce qui ne va pas avec nous pour initier l'amélioration continue et le redressement incessant de ce qui ne va pas avec nous ; cela les aide à s'imaginer avoir toujours déjà été droit es, justes, correct es. Nous sommes la musique erratique sur laquelle un certain fantasme de rectitude aura été mis en relief, reléguant le général au statut de simple arrière-fond. Ce fantasme n'est qu'un exemple parmi un ensemble infini qui constitue la chaîne, la courbe et l'enchevêtrement du général. C'est une version solitaire de notre perversion générale, cette chose légère et lumineuse que nous devons reconnaître comme nôtre.Le fantasme de la domination et de la transcendance est dominant et transcendant jusqu'à ce que nous nous en débarrassions, jusqu'à ce que nous le replacions dans la musique générale du déplacement, jusqu'à ce que nous désavouions la séparation et le détachement qui sont son essence, jusqu'à ce que nous recalibrions et célébrions la généralité et la mutualité de nos usages, de nos jouissances, de nos sensations. Chaque aspect de nous est perverti. Chaque aspect de l'individualité peut être amélioré, peut être instruit. Mais parce que chaque aspect de nous est perverti, l'individualisation nous est imposée afin de rendre l'amélioration et l'instruction simultanément possibles et nécessaires. Chaque aspect a besoin d'être réformé et donc instruit. Le marché ne s'intéresse pas seulement à « la nature et au produit » de notre travail, mais aussi « au temps de la prière, à l'usage de la parole et pour ainsi dire jusqu'à celui de la pensée [5] ». Le marché ne cherche pas à punir. Il cherche à instruire. Et puisque chaque aspect de nous est perverti, l'instruction doit avoir accès à tous nos aspects. Elle doit avoir un accès logistique. Elle doit insister sur la réforme de nos corps pour en faire les conduits de l'interopérabilité du travail, de l'argent, de l'énergie et de l'information. Une éducation logistique signifie que chaque aspect de nous doit être (considéré comme) un moyen. La deuxième leçon de cette éducation totale est intégrée à cette amélioration de nos moyens en tant que moyens. Nous échouerons à nous améliorer suffisamment. Nous aurons toujours besoin de nous améliorer, et cela ne cessera jamais [6]. Un autre mot pour cette deuxième leçon est la spéculation.
Le marché s'associe à l'État et à ses appareils idéologiques et répressifs dans cette deuxième leçon. En effet, dans de nombreux cas, c'est l'État qui pose le diagnostic de perversion, et dans tous les cas, c'est l'État qui sécurise le marché. L'État revient à ses racines de colonisateur en garantissant non seulement la propriété privée mais aussi l'individu privé, en garantissant même l'individualisation en tant que principe nécessaire à la spéculation de ce genre. Maria Josefiña Saldaña-Portillo nous apprend comment les droits de propriété ont été imposés aux peuples indigènes non seulement pour extraire des terres mais aussi pour instancier l'individualisation comme fondement de l'expansion et de la légitimation de l'État colonisateur [7]. La privatisation incessante de la production sociale, le maintien de l'ordre, les droits de propriété et la propagande restent les spécialités de l'État à cet égard. Mais l'État se joint également à l'instruction de l'amélioration, et en particulier au marché spéculatif de l'amélioration. À titre de bref exemple, pensez à la gentrification. Faire l'expérience de la gentrification, c'est être instruit e dans la spéculation. Cela revient à apprendre à voir l'histoire, les parcs, les écoles, les environnements naturels, la différence culturelle, la santé et la vie publique comme autant de valeurs monétisées sur (ou contre) lesquelles on peut parier. Ces colons contemporains veulent « revaloriser le quartier ». Ils désirent son amélioration, ce qui signifie qu'ils désirent également ce qui doit y être amélioré. Ils se détachent, ou s'exilent, de ce qui est à améliorer, et ce détachement reste la structure essentielle de leur désir. C'est pourquoi la gentrification, en tant que force, est toujours en quête du prochain quartier à conquérir. C'est un tour de passe-passe lacanien, pour ainsi dire. Ils ne veulent pas seulement ce qui doit être amélioré, ils veulent aussi être désirés par ce qui doit être amélioré, désirés par la perversion. La criminalité, l'échec scolaire, les parcs désaffectés ou mal utilisés, les transports en commun sont tous soumis au diagnostic de perversion. Et ce diagnostic est réalisé par les citoyen nes. Les citoyen nes de la gentrification prennent en charge les écoles, nettoient les parcs, travaillent avec la police et, d'une manière générale, identifient celleux qui font problème. Cette conduite de soi en tant que citoyen ne de la gentrification a pour instituteur cet état spéculatif. S'instruire dans la gentrification, ce n'est cependant pas seulement assujettir les autres à une évaluation visant à l'amélioration, mais aussi s'y assujettir soi-même. C'est se soumettre à un autodiagnostic, tester sa capacité d'amélioration sous la forme de plus de spéculation, comme la capacité de s'endetter davantage, d'apprendre tout au long de la vie, d'être plus flexible, de se soumettre davantage à ce marché spéculatif de l'amélioration. Aussi dégradant que cet autodiagnostic de soi puisse être, il reste préférable au fait d'être audiagnostiqué e par d'autres ; autrement dit, ce sort est préférable à celui de celleux dont d'autres disent qu'iels font problème, qu'iels ont quelque chose qui ne va pas. Il est préférable de me dire à moi-même que quelque chose ne va pas chez moi plutôt que de me le faire dire par d'autres. Il est préférable de se corriger et de se redresser soi-même.
On peut dire que ce régime d'amélioration trouve son origine dans l'usufruit moderne. L'usufruit est un terme qui marque la rencontre de deux types d'amélioration au début du XIXᵉ siècle. D'une part, la bourgeoisie avait défendu la possibilité et la nécessité de s'améliorer, par opposition au statut statique de l'aristocratie. D'autre part, les impératifs croissants du colonialisme et du capitalisme pour trouver des investissements ont fait que toutes les terres et tous les peuples ont été jugés à l'aune de leur capacité à s'améliorer, de ce qu'ils pouvaient et devaient rapporter en termes d'investissement. Ce qui est vraiment sinistre dans cette synthèse sociale, c'est qu'elle renforce l'idée fictive de l'individu self-made man qui s'améliore lui-même, se possède lui-même et qui s'autorise lui-même. Cette synthèse est sinistre parce que le poids en est porté par la terre et les gens supposés improductifs et insuffisamment motivés qui entourent cette fiction, laquelle requiert d'énormes ressources pour se soutenir, produisant ainsi effectivement, par le biais de la dépossession individualisée au service de la propriété, l'appauvrissement qu'elle présuppose. Ainsi, la volonté supposée indépendante de l'« usufruitier [8].
e », défini comme cellui qui améliore la propriété d'autrui, ayant pénétré l'absence relative de volonté chez lae « propriétaire nu e », est destinée à dominer, à améliorer, à instruire l'autre. On pourrait soutenir que cela a également servi de modèle de base des systèmes d'éducation formelle qui se sont développés par la suite. Mariage est un autre mot pour désigner celaOn peut aussi se demander où ce sombre tableau d'amélioration compulsive – qui culmine aujourd'hui dans l'éducation totale – laisse celleux qui ont traditionnellement été classé
es comme instructeurices : les parents, les enseignant es, les artistes et les activistes. Nous dirions que cela les laisse avec l'étude. L'étude pervertit l'instruction. L'étude émerge comme une pratique collective de révision dans laquelle celleux qui étudient ne s'améliorent pas mais improvisent, ne se développent pas mais se régénèrent et se dégénèrent, ne reçoivent pas d'instruction mais cherchent à instancier la réception. L'étude est notre don déjà donné de la dépossession générale de nous-mêmes pour les autres ; c'est notre service de cette dépossession. L'étude, c'est l'engagement sans forme stable – obstinément informel, sous-performant – que nous prenons les un es envers les autres de ne pas convoiter de diplôme, mais plutôt d'accumuler indéfiniment une dette inestimable envers les autres, plutôt que de nous soumettre à leur ligne de crédit infiniment fongible. L'étude est une éducation partielle.[1] Sur les exigences d'instruction pour l'employabilité, voir par exemple Franco « Bifo » Berardi, The Soul at Work : From Alienation to Autonomy, The MIT Press, 2009.
[2] Luther Ingram, « If Loving You Is Wrong », Koko Records, 1972, composé par Homer Banks, Carl Hampton et Raymond Jackson pour Stax Records, https://youtu.be/rmiuAUnT_tQ
[3] Samuel R. Delany, The Motion of Light in Water : Sex and Science Fiction Writing in the East Village, University of Minnesota Press, 2004.
[4] Arthur Jafa (dir.), Dreams Are Colder Than Death (film, 52 min, 2014), https://arika.org.uk/episode-6-make-way-out-no-way/
[5] Ch. Lucas, De la réforme des prisons, 1838, II, pp. 123-124.
[6] Sur les demandes incessantes concernant l'emploi, voir Peter Fleming, The Mythology of Work : How Capitalism Persists Despite Itself, Pluto Press, 2015.
[7] Maria Josefina Saldaña-Portillo, Indian Given : Racial Geographies across Mexico and the United States, Duke University Press, 2016.
[8] Pour une superbe analyse du couple et de la famille hétéronormative comme extensions de l'individualisation, voir Melinda Cooper, Family Values : Between Neoliberalism and the New Social Conservatism, Zone Books/The MIT Press, 2017.
15.09.2025 à 20:51
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L'époque du techno-féodalisme et la capitulation de la culture Sara Tetzchner
- 15 septembre / Avec une grosse photo en haut, Histoire, 2« Die Eule der Minerva beginnt erst mit der einbrechenden Dämmerung ihren Flug. »
(« La chouette de Minerve ne commence son vol qu'au crépuscule. ») Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821)
La chouette de Minerve ne s'élève pas à l'aube, mais lorsque le soleil décline. Non pas comme un commencement, mais comme le témoignage d'une fin.
L'art est devenu manière. Il ne crée plus de vie nouvelle, mais recycle des signes. C'est le signe certain que l'Europe est entrée dans son hiver civilisationnel. Quand on pénètre dans une galerie, on rencontre ce que décrit Eliot dans The Waste Land : des fragments, des voix disloquées, mais aucune tradition pour les porter. Une terre dévastée. Un désert spirituel.
Mais ce désert n'est pas seulement le vide – il est la vérité. L'art ne peut plus prétendre que le sens subsiste encore. Il doit refléter la souffrance, la rupture, la catastrophe. « La beauté après Auschwitz serait un mensonge. » Et pourtant : se faire le porte-parole de l'absurde, c'est aussi trahir la vocation de l'art. Lorsque l'art ne montre plus que la laideur et la résignation, il n'aide pas l'homme à voir, mais l'enfonce plus profondément dans le cynisme. Car la beauté n'est pas mensonge, mais résistance. Elle nous rappelle que quelque chose peut encore être guéri, que l'homme peut encore se relever.
Mais si la culture elle-même a perdu foi en elle-même ? Comment l'art pourrait-il alors tenir à la beauté ? C'est justement dans ces moments-là qu'il doit tenir bon. Lorsque la civilisation chancelle, la beauté est la dernière voix capable de témoigner de la dignité humaine. Sans elle, nous sommes perdus.
Et pourtant : peut-être oublions-nous quelque chose. Car la résignation nous attire. Il existe une jouissance perverse à entrer dans un musée et sentir la nausée. Nous jouissons des fragments précisément parce qu'ils reflètent notre propre vide. La décadence est devenue confort idéologique : l'art transforme l'absence de sens en une expérience esthétique que nous pouvons consommer – sans jamais agir.
Alors l'art se réduit à un ornement posé sur les ruines. Ou à un miroir qui nous montre que tout est déjà brisé. Ou encore à un jeu cynique avec des images laides, au lieu de nous élever vers la vérité.
C'est précisément ici, dans la tension entre la foi en la beauté et la résignation dans le laid, que l'art révèle l'intime de notre époque : que nous vivons dans une culture qui n'est plus capable d'aimer, mais qui ne peut pourtant cesser de désirer. Et c'est en ce moment, lorsque l'amour s'éteint et que seul le désir subsiste, que la chouette de Minerve s'élance des branches. Elle ne vole pas à l'aube, mais au crépuscule – témoignage que le jour est révolu et que l'Europe entre dans sa nuit.
Le capitalisme, ce vieux moteur d'énergie et de création, est mort. Le techno-féodalisme et la crise culturelle sont étroitement liés. Ils sont les deux faces d'un même développement.
Oui, le techno-féodalisme n'est pas seulement un ordre économique, mais la structure même qui cimente la crise culturelle. Il rend la résignation permanente : l'art a abandonné, et la technologie veille à ce que nous vivions dans cet abandon comme dans une normalité.
Lorsque le pouvoir sur la communication, l'attention et les symboles se concentre entre les mains de quelques plateformes technologiques, l'art se voit contraint de se plier à leur logique. L'art qui pouvait jadis pointer vers l'éternel, l'élevé, est désormais entraîné dans les flux algorithmiques de consommation : des chocs éphémères, des gestes ironiques, des fragments sans totalité. Ce n'est plus seulement une question de style artistique, mais un symptôme de la résignation que Spengler, Eliot et Adorno avaient décrite. Car nous n'avons pas seulement perdu les grands récits – nous vivons désormais dans un système féodal où les expressions et l'attention sont possédées, distribuées et filtrées par des seigneurs numériques.
Le résultat est une esthétique marquée par l'épuisement, la rupture et la superficialité. Le même sentiment de « nous avons renoncé », que l'on rencontre dans les musées et les galeries, est désormais figé par des structures technologiques qui transforment la résignation en notre quotidien ordinaire. Le techno-féodalisme n'offre donc pas seulement un cadre économique, mais aussi une infrastructure culturelle pour l'abandon dont témoigne l'art moderne.
L'un des traits les plus marquants de notre époque est l'extériorisation des sentiments. Ce qui autrefois se portait en silence ou se partageait dans l'intimité est désormais confié à des systèmes qui les administrent à notre place. La sitcom livre le rire tout prêt, Instagram compose le cadre du deuil, le cloud se charge de notre mémoire. Le sujet n'a plus à porter — c'est la culture qui porte — mais seulement sous forme de signes, d'icônes et de mises à jour.
Freud avait déjà vu que la civilisation implique la régulation et la répression des affects. Mais aujourd'hui le processus va plus loin : nous ne refoulons pas seulement, nous externalisons. Nos sentiments deviennent données, contenus, marchandises qui peuvent être « likées » et circulées. Ils perdent ainsi leur durée et leur poids. Le deuil se réduit à une mise à jour de statut, l'amour à un selfie, les souvenirs à un flux numérique.
Žižek dirait : le pervers, c'est que nous en jouissons. Nous voulons que le deuil soit esthétisé, que l'amour soit rendu « partageable », que la mort soit mise en scène par un filtre. Ainsi, nous évitons de nous confronter à tout le poids de l'affect. Nous consommons le sentiment comme une image — sûre, confortable, sans risque.
Le résultat est une psyché qui se vide peu à peu : nous rions, pleurons et désirons à travers des appareils, mais sans jamais posséder pleinement nos expériences. Les sentiments, qui autrefois nous liaient dans la proximité corporelle et humaine, deviennent un flux de fragments. Et l'art, qui pourrait être un lieu de résonance, fait de même : il livre des chocs et des déclencheurs, non du sens. Ainsi la résignation se consolide : nous n'externalisons pas seulement nos souvenirs et nos expressions, mais notre capacité même à sentir.
Pour Spengler, l'extériorisation des sentiments est un signe certain que la culture est entrée dans son hiver civilisationnel. Dans la jeunesse et la floraison de la culture, les sentiments étaient portés par des formes vivantes — dans des rituels, dans des symboles jaillis de l'intérieur, dans des œuvres d'art nées d'une nécessité intérieure. L'amour, le deuil, le désir trouvaient leur expression dans l'architecture, la musique, la poésie.
Mais lorsque la culture se fige en civilisation, elle perd cette source intérieure. Les sentiments doivent alors être projetés dans des formes techniques et extérieures, car ils ne trouvent plus de tradition vivante pour les porter. Les pages commémoratives, les algorithmes et les gestes numériques sont précisément de telles manières — ils simulent l'affect, mais ne portent aucune âme.
Pour Spengler, ce n'est pas un phénomène accidentel, mais un symptôme inévitable : quand la culture meurt, tout devient forme sans contenu. Le deuil perd sa gravité rituelle et se réduit à une image ; l'amour perd sa force créatrice et devient un clic. C'est le même processus qui transforme l'art en ironie et en exercice de style : une civilisation qui ne peut plus créer de l'intérieur, mais seulement répéter et administrer.
Je vois des gens entrer dans les cathédrales comme des touristes. Ils lèvent leurs téléphones, prennent des photos des voûtes et des autels, puis les publient sur Instagram. Mais dans le même temps, ils se moquent du christianisme, de la foi qui a précisément édifié ces lieux.
Tu vois – c'est là le geste pervers parfait de notre époque. Nous jouissons des cathédrales, mais seulement comme décor, comme contenu pour Instagram. Nous voulons la beauté, mais sans la foi qui l'a engendrée. Et le rire même contre le christianisme fait partie du plaisir : nous pouvons consommer l'architecture tout en nous assurant que nous ne croyons pas. Voilà le techno-féodalisme dans sa forme la plus pure – l'algorithme hérite de la cathédrale, et Dieu est réduit à un arrière-plan pour selfie. La cathédrale elle-même fut le produit d'une foi vivante, financée par les marchés, l'artisanat, l'économie urbaine. Elle sert désormais de matière première pour l'attention. C'est un nouvel ordre – la mort du capitalisme, la naissance du techno-féodalisme.
Même la charité s'est extériorisée. Là où l'on tendait autrefois soi-même la main à celui qui gisait dans la rue, on paie aujourd'hui un système pour le faire à sa place. L'amour, qui devait être un acte personnel et direct, est devenu une tâche administrée – externalisée à des institutions. C'est la logique féodale renaissante : on verse sa dîme aux seigneurs, qui gèrent ensuite la sollicitude en notre nom. Aujourd'hui, les seigneurs féodaux sont des bureaucraties et des plateformes – et la charité est devenue une ligne d'impôt.
Dans 1984, la torture dans la chambre 101 n'est pas la véritable tragédie. La vraie victoire survient plus tard, lorsque Winston et Julia se retrouvent et savent qu'ils ne peuvent plus s'aimer. Le corps a survécu, mais l'humanité est morte. On ne meurt pas quand le corps est brisé, mais quand la capacité d'aimer est arrachée. Le système n'a pas triomphé parce qu'ils se sont soumis physiquement, mais parce qu'ils ont été déshumanisés — rendus incapables d'aimer — et c'est là que résidait sa victoire.
L'individu se retrouve piégé, là où ne demeurent que désir et consommation. Un mur de pierre enfermé dans sa propre insuffisance. Il peut manifester de la bonté dans l'accidentel, offrir un geste à un étranger, être présent une fois dans un instant sans conséquence. Mais dans l'espace où l'amour exige vraiment la présence — dans la relation, l'engagement, la proximité — il disparaît. Il n'y parvient pas. Nous n'y parvenons pas. Nous n'avons pas la possibilité d'intégrer et d'assumer notre propre vulnérabilité et insuffisance, prisonniers du monde techno-féodal post-capitaliste. Nous ne sommes pas formés à porter la vulnérabilité d'autrui ; confrontés à la douleur, nous réagissons par la culpabilité, mais jamais par l'action. C'est le symptôme d'une culture qui a perdu la capacité d'aimer. Le techno-féodalisme nous a façonnés pour désirer, mais non pour aimer. Pour produire de petits fragments de sentiment, mais non pour nous donner dans une totalité. L'individu devient ainsi le miroir de la civilisation : incapable d'engagement, prisonnier de son insuffisance, exclu de la vulnérabilité qui rend l'amour possible.
Quand l'homme rêve de beauté, Platon y entend l'écho de l'éternel : l'eros comme échelle du corporel à l'impérissable. Augustin voit dans le désir un cœur inquiet qui ne trouve de repos qu'en Dieu. Kierkegaard nous rappelle que l'amour ne révèle sa vérité que dans la capacité de porter et de se sacrifier. Dostoïevski affirme que la beauté sauvera le monde — non comme ornement, mais comme grâce, pardon et amour en acte. Pour Levinas, le visage de l'autre révèle une exigence infinie : « Tu ne tueras point. » Fromm ajoute que l'amour est un art, un acte qui manifeste la liberté et la dignité de l'homme. Ainsi, le rêve même de l'amour et de la beauté est un signe — de Dieu, de la responsabilité de l'individu, de la possibilité du salut, de l'appel de l'autre. Un signe que l'homme, même dans la nuit, peut encore aimer.
Quand tu rêves d'être aimé, cela montre qu'une part de toi pense encore que tu es digne de l'être. Le rêve est le dernier appui, il révèle qu'il reste une part d'humanité. La force de l'homme contient quelque chose d'incassable et d'inviolable. À travers le rêve de beauté et d'amour, on se révèle à soi-même une vérité : celle d'une valeur inaliénable.
L'art européen montre que le rêve lui-même a disparu, remplacé par un cauchemar sans réveil. Ce n'est pas seulement un problème esthétique, mais un diagnostic civilisationnel : une culture qui a cessé de rêver a, au fond, cessé de croire en elle-même. C'est l'inconscient de l'Europe mis à nu : un continent qui n'est plus capable de se représenter la beauté ou l'amour.
Et au-dessus de l'Europe, la chouette de Minerve prend son vol dans le crépuscule.
Non pas dans la lumière de l'aube, mais lorsque la nuit tombe sur une culture.
Sara Tetzchner
15.09.2025 à 20:40
dev
« Voilà le mouchoir de dégoût qu'on m'a enfoncé dans la bouche. »
- 15 septembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 4Jamais je ne retournerai pointer seul à l'entrepôt, tête basse sous
les mépris des néons, comptant les heures comme on compte des carreaux
sur un mur froid. Non, je ne veux plus sentir cette absence qui me
ronge le ventre tel un chien abandonné qui suit encore la trace d'un
maître disparu. Non je ne sentirai plus mon visage usé, portant mes
larmes comme des paquets d'écumes.
Nous sommes des îliens. Nous naviguons en bande organisée, cordées les
unes aux autres par des promesses silencieuses ; et lorsque l'océan
nous appelle : le sable lui-même garde l'empreinte de nos vies. Sur ses
grains, nos histoires s'inscrivent, mêlant rires et peines en lignes
minuscules que seule la marée sait déchiffrer. Déjà notre mémoire
hisse quelques jouets oubliés de l'enfance. Dans la pénombre du
grenier, nos illusions gisent sur ces vieux ressorts défoncés.
Le cortège se met en marche vers l'écume : nous prenons l'océan, et
nos bras tendus deviennent voiles qui se gonflent d'un même
souffle. Nous jurons de ne rien lâcher, de garder nos prises sur les
siècles à venir, et notre promesse devient impulsion qui
gouverne. Nous voguerons jusqu'à demain. Agonisant des palettes dans
le feux de nos nuits.
Nous étions des méduses, ondulant vers la lumière. Les algues,
arabesques marines, dansaient par amour de la vie. Et nos regards
portaient le désir de peupler ce nouveau territoire. Nous étions unis
dans la matrice, et ce même tempo rythmait nos journées. Connectées
les unes aux autres, nous flottions au grès des courants.
Alors, non : je ne veux plus être seul dans la foule grise des
heures. Non, je ne veux plus que la vie s'effile en routines sans
désir. Je veux garder la mer en moi, ce mouvement primordial qui me
ramène aux commencements et me pousse vers l'infini. Je veux que nos
voix, mêlées, fracassent le pouvoir.
15.09.2025 à 20:35
dev
« Toc toc toc... qui est là ? » [Un tract]
- 15 septembre / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2On prend rarement le temps de lire les tracts que l'on nous tend. S'ils consistent désormais et le plus souvent à annoncer l'ouverture d'un nouveau fast-food ou la candidature d'on ne sait quelle tête d'ampoule à on ne sait quelle élection, restent quelques tracts « politiques » dans les manifestations pour nous vendre tel ou tel groupuscule aussi rarement inspiré qu'inspirant. Quelle fut notre surprise en lisant celui-ci, ramassé par mégarde sur les pavés de Lyon. Il dit beaucoup et simplement ce qui aura suffit à nous convaincre de le reproduire dans nos pages.
Aux Révoltes d'aujourd'hui,
Aux Gilets jaunes d'hier,
Aux Futurs insurgés,
À tous Ceux qui n'en peuvent plus,
À toutes Celles qui en ont marre,
C'est une fin de régime, qui s'allonge.
La salle met du temps à se reéclairer,
Souvent on a l'impression d'avoir peu de temps,
de courir comme un hamster dans une cage.
« Bloquons tout ! »
Notre message, notre hypothèse, notre victoire.
Gouverner, c'est repousser le plus longtemps possible le moment où le peuple sonne à la porte et vient demander des comptes. Le moment où la populace vient pour vous pendre et où vous êtes obligé de dégager en vitesse, en carrosse ou en jet privée, à Varennes, en Arabie Saoudite ou à Moscou.
Pour les révoltés de jadis, les Spartacus et les Louise Michel, les Cartouche, les éborgnés des derniers mouvements. Pour elles, pour eux, aller jusqu'au bout.
Après-demain, pour ne plus être un sujet dans le royaume de la Macronie.
On aura des choses à raconter à nos enfants.
Aujourd'hui, nous luttons contre cet ignoble régime politique. Pour l'instant, il affiche une confiance déconcertante. Ceux attraper avec les doigts dans le pot de confiture ne baissent pas les yeux (gros manque d'éducation). Ceux et celles qui passent en conseil de discipline commission d'enquête parlementaire (fonds Marianne, Bétharram, McKinsey, etc.) font les malins et haussent le ton. Y'a des claques qui se perdent. Pour le reste, la classe politique gère encore le pays en passant des lois pour contenter la Milice Nationale et plaire au Dieu-économie : les deux mamelles du régime. Les deux bases matérielles et idéologiques auxquelles il faut s'attaquer, par différents moyens.
Pour obtenir le simple retrait d'une taxe « écologique » sur les carburants, les gilets jaunes de 2018 ont dû mettre la barre à un niveau quasi-insurrectionnel. Si on atteint pas ce stade, le robot se bloque et répète mécaniquement : « manifester son opinion et sa colère est un droit constitutionnel, bzzziiiit, mais dans le calme et le respect des lois, bzzziiiit... »
Partout, le travail salarié, les galères, la course, les budgets pour tout payer parce que tout a été rendu payant, l'injustice, les mensonges. Certains luttent pour des aménagements, d'autres pour renverser le régime et réouvrir toutes les possibilités vérouillées. Les macronistes et la classe politique qui nous gouvernent pensent avoir manqué de pédagogie. On nous parle beaucoup de « dette » en ce moment. Le pays serait bien sûr en faillite. Mais il faut avoir été complètement abruti par France Info et BFM pour croire à ces bêtises – ils sont comme des bonbons : quand on les casse en deux, y'a une phrase débile qui sort. « Il va falloir se serrer la ceinture et commencer à rembourser la dette », travailler les jours feriés, un peu moins d'arrêts maladie, « au turbin ! » Hahaha ! La dette c'est d'abord une gigantesque escroquerie. Dans l'Antiquité, la dette c'est le moyen de soumettre les pauvres gens, des familles et d'en faire des esclaves en cas d'impayés (« tu peux pas rembourser ? T'as qu'à nous vendre ta fille »). La dette, c'est aussi l'outil qu'utilisent les mafieux : « aujourd'hui on va te rendre un service, mais en échange tu vas nous être redevable... » En fait la dette, c'est fabriquer des obligés, des potentiels quasi-esclaves. Y'a pas plus de « dette à rembourser » que de girafes au Pôle Nord.
La dette est une vieux problème, une vieille combine. C'est presque une mécanique. Déjà, à l'époque de la Mésopotamie, des Summeriens et des Babyloniens, les édits d'effacement général des dettes étaient monnaie courante : si trop de dettes, trop de gens obligés de vendre leurs enfants et de se vendre eux-mêmes et d'être réduit en esclavage et la cocotte explose. BOUM ! Soulèvement généralisé, révolte armée et bingo ! On casse les tablettes où les créances sont consignées. Et c'est la liberté ! On repart à 0 ! Le premier sens du mot « liberté » est « youpi, je rentre chez ma mère ! » C'est arrivé tellement de fois, que les dirigeants de l'époque décrétaient régulièrement eux-mêmes des effacements général de dettes pour éviter les soulèvements populaires. Malin. (Aujourd'hui, ils nous méprisent tellement qu'on a même plus droit à ça). Pendant longtemps Annulation des dettes + Destruction des registres (en allant foutre le feu au château) + Redistribution des terres a été le programme revendicatif classique et minimal des révolutions paysannes de partout.
Qu'est-ce que ça veut dire pour nous, qui ne sommes plus paysans depuis quelques générations, annuler la dette, casser les tablettes et mettre à bas le régime ? « La révolution c'est une affaire de sentiments. Partagés. Traversants. Quand on se met à y croire. Des morceaux de joie, de colère, les étoiles dans les yeux pour les foules qui ont traversé les nuages de lacrymo place de l'Étoile ou sur les Champs, après avoir fait le voyage depuis leurs arrières mondes... »
Envoyer 80 000 policiers contre les manifestants du 10 septembre et interdire des manifestations pour le peuple palestinien ne peut être que l'acte d'une bande de fous-furieux. Un État assez malade pour se rebeller contre sa propre population ne peut plus se réformer. Il faut juste lui marcher dessus. La lutte n'est pas terminée. Ou elle recommence, on ne sait plus bien. Avant-hier, il y a quinze ans, les peuples arabes se soulevaient et balayaient des régimes qu'on disait éternels. Hier, en 2018, les gilets jaunes mettaient un pied dans la porte et avaient pousser le plus loin possible. L'hélicoptère était prêt à décoller de l'Élysée pour exfiltrer le banquier devenu président. Des policiers s'imaginaient défendre l'Assemblée Nationale à coup de revolvers. Mais les LBD40, les grenades et les nuages de lacrymogène ont eu raison du petit peuple jaune. L'autre jour, le premier ministre du Népal vient d'être chassé par la rue. Et l'endroit où s'organisaient les ennemis du peule (le parlement) brûlé. Depuis des mois, un mouvement en Serbie a réussi à chasser son gouvernement.
La situation n'est pas mauvaise. Il faut continuer les occupations, seules bases véritables et matérielles d'organisation du mouvement. Et sans rancune, les pousser dans l'escalier.
TOUT LE POUVOIR AUX ROND POINT !
Une version PDF téléchargeable est disponible ici.
15.09.2025 à 12:43
dev
« Je m'adresse à toi, ma pilule, celle que j'ai eu tant de mal à avaler. »
- 15 septembre / Avec une grosse photo en haut, 4, PositionsUn peu avant l'été, nous avions publié un articule intitulé Police, polisse, polis qui affirmait que « ce n'est pas la psychiatrie qui est en crise mais la crise qui est psychiatrisée ». Son auteur revient cette semaine avec cette adresse à ses médicaments, depuis une « folie ordinaire ».
Je m'adresse à toi, ma pilule, celle que j'ai eu tant de mal à avaler. Tout ce que j'ai à te dire, tu le sais, mais je ressens le besoin de tout te recracher.
Quelle absurdité que de t'écrire, quelle impossibilité de te décrire, toi, cette métaphore fêlée qu'on a recréée soit disant pour me libérer. Tu es sans forme, tu es dix formes, même plus. Tu es palpable, tu es fantomatique, tu es distant, tu es présent, tu es en moi, tu planes sur moi, tu n'es qu'une poudre, tu n'es qu'un bloc, tu me remplis, tu me vides, tu me stabilises, tu me fragilises, je redeviens moi, tu me perds, tu n'es rien, tu es le Tout. Tu es multiple, tu es l'unique. De toutes ces prises, je me débats de tout mon être dont tu as l'infinie emprise. Ne vois pas en tout ça, que des niaiseries, j'ai tellement peur de te décevoir mais je t'assure tout ça je le vis. Dans ma peau, ma chaire, mon crâne, mon âme, mes tripes, mon sang, tu me pénètres, tu m'évides, tu m'arraches, tu me perces, tu me creuses, me façonnes, me rabotes, me calibres, me produis, me programmes, me régules et c'est peut-être ça le problème. Parfois, je résiste, je me démène, ça grippe, ça frotte, ça frappe, ça choque, ça tique. Pas un jour où tu penses en moi, pas un jour où en toi je me vois, pas un jour où tu me rappelles que la lumière ne vient jamais au bout du tunnel et que dedans j'y crie sans que l'écho ne me revienne. Mais avec toi je suis stable je le sais, je n'entends plus suivre qu'une seule voie, tu m'as fait rentrer dans ta période sans cycle, j'aimerais parfois être sans toi. Sans toi, je n'ai jamais su qui j'étais mais avec toi je sais ce que je ne serai plus jamais. Apparemment c'est bien pour moi, regarde les tas morcelés de ma vie, j'en ai besoin, apparemment c'est bien pour moi, à peine présent tu m'ordonnes en semant. Je t'ai près de moi, tu planes sur moi. Je te détiens, tu me possèdes. Alors comment peut-on s'aimer face à une telle asymétrie ? Je te connais, tu crois que c'est une énième crise, que tu atténueras sans force, ni colère. Tu y vois des crises poussées par une énergie débordante, ho trop débordante, quand je ne fais que pousser un cri. Maintenant écoute-moi. Calmement.
Ne t'es-tu jamais posé la question pourquoi le débordement est-il pour eux, pour toi, si inquiétant ? Tu débordes bien chez moi, bien que comprimé. Devrais-je m'en inquiéter ? D'un débordement, l'autre.
Oh rassure-toi, je ne t'en veux presque pas, à toi. Non c'est à eux, peut-être que je m'adresse. Ils l'ont voulu eux, que je t'aime, que je m'éprenne, que je te prenne, que je te sente, je te respire, que tu me calmes, que tu me ranges, que je te mange, que tu me dévores, que je m'accommode d'un amour anormalement normal, ridicule, absurde ou simplement fou. Eux, ce sont nos entremetteurs, ceux qui ont cru que nous serions faits l'un pour l'autre. Ils s'apparentent au Parti de l'ordre, observant ma tête comme une chambre d'ados dont tu nettoieras mon joyeux bordel. Dans le vacarme de mes idées creuses, j'ai perdu ma raison, tu m'as plongé dans ta logique, ta folie d'un arbitraire considéré comme établi. Je ne sais pas quand ça a commencé, apparemment je t'ai toujours cherché, ils m'ont parlé, avec calme et fermeté, bienveillants mais exigeants. Combien de temps vais-je rester à végéter m'ont-ils fait comprendre. Tant d'années de souffrance que tu devais capturer, atténuer, soulager apaiser, contenir, circonscrire. Mais pourtant la souffrance n'est-elle pas le doublon de l'amour et je t'aime. Ho ne nous méprenons pas, j'essaye de contrôler mon émotion et malgré de vaines tentatives d'apporter du lyrisme à notre histoire, il n'y a pourtant que le désir morne de ne plus être. Même pas un masque, je n'ai plus d'expression. Pas de désir ni répulsion, pas de passion ni de raison, pas de plaisir ni de dégout pas de coup ni de caresse. Tu m'as donné le goût du vide qui nous habite et moi m'enivre. Tu es un entre-deux flottant dans une sphère bipolaire, termite et satellite. Ils t'ont mis entre mes pattes. Ils voulaient contenir mes maux, suis-je devenu ta chose ? J'ai pourtant résisté, je ne te connaissais pas. Sur toi, ils n'ont esquissé tes contours que par par de brève formules. A mesure que je ne connaissais rien, est montée cette volonté de te rencontrer, ne pas savoir, c'est vouloir. Combien de temps ai-je voulu gueuler moins fort la nuit ? Maintenant je t'ai et tu es ce coussin qui étouffe ma colère. Sous mes cachets, la rage. Amoureusement.
Je me souviens de la première fois où je t'ai pris, sans effusion, sans confusion, sans émotion, sans sensation. Ébat d'une platitude rare, tu m'as fait vivre une étreinte d'intensité insoupçonnée. Dans la lueur de mon être je me sentais, ni petit, ni grand, ni faible, ni fort, ni enflammé, ni refroidi, j'étais cette énergie neutre. Je l'ai su trop tard, je t'ai pris, tu m'as possédé. Parfois, je t'observais, toi, posé fièrement, au coin d'un meuble, au fond je le sais, dans tes yeux évaporés, c'est ce que tu m'enlevais que je regrettais. Où sont passées ma fougue, mes fantaisies et ma passion, propre pantin de mes réactions ? Ils veulent que je marche, tu as les ficelles, je déambule. Je cherche encore en toi ce que tu m'as volé. Tu es comme un barrage hydraulique, un cordon de flic, j'ai cru qu'un jour ça allait passer, l'océan de ta froide fougue est un horizon que je ne pourrais plus dépasser. Tu prends parfois forme humaine, et je te découvre la meilleure des peaux lisses, ni rude, ni ferme. Dans le confort sans contrainte je me blottis dans ta blancheur, pour ne plus jamais en sortir. Comment peut-on être aussi violent avec autant de pacifisme. Comment peux-tu me dresser avec aussi peu de trique ? Tu ne bondis pas, tu rampes, tu ne m'épies pas, tu me guettes, tu ne surveilles pas, tu observes, tu ne dévores pas, tu aspires. Et tu as toujours ce même pouvoir envoûtant, ce même savoir incapacitant. Tu es ce trône sur lequel je gravite, tu es ce trône autour duquel je gravite, tu es ce trône qu'à deux je veux qu'on habite. Paradoxalement.
On s'habitue à tout, tu m'as habité partout. Ce sont tes mots que je proférais, tes désirs que je réalisais, ta volonté que je reproduisais, tes gestes que je mimais, tes rêves que je croyais, tes ordonnances qui me délivreraient. Mes proches fêtaient les retrouvailles de ma propre perte. Je ne leur en tenais aucune rigueur, ils voulaient que je me case, me range, que je devienne, que je parvienne. Tu as été leur espoir, je ne leur en veux pas, je t'ai cru, peut-être les as-tu subjugués toi aussi. Ils aimaient ta voix, ils aimaient notre voie. Car tu as esquissé un chemin sur les lignes de crêtes exquises que je m'efforçais à tracer dans l'ombre. Je ne suis pas le seul, je le sais, je ne suis pas le seul à vouloir ignorer tes balises. Mais le tentation de se perdre diminue à mesure que les directions canalisent notre envie d'exploration. J'ai cru me sentir vivant par les flèches que tu décochais sur mon passage. Malheureusement.
Alors, voilà c'est ça toi et moi, ce tout qui ne représente rien, ce visage sans expression que tu imprimes insensiblement dans tout mon corps, que tu ne cesses de comprimer. J'essaie parfois de rendre notre amour original, et pourtant, aussi étrange que cela puisse, nous avons fini par habiter la banalité. On m'a toujours dit que former un couple, c'est s'enfermer, c'est s'encroûter, s'empâter, se vautrer dans les douceurs acides de l'ennui. Avec toi, je n'ai plus ressenti l'envie de péter la télé, acheter du pain était redevenu normal, en plus tu n'en manges pas, les courses, la femme, les gosses, le patron et même les voisins, nous avons une vie toi et moi. Tu te souviens de toutes ces soirées, là, toi et moi, à côté de moi, en moi, sans rire ni parole, la télé comme conducteur, le carré de chocolat en passager, bon, la plaquette je l'avoue. Oui, pour toi je n'ai aucun secret. Tu me vidais, je me remplissais. Tu restais faussement sécable, j'étais devenu réellement indivisible. Mon corps se déformait, tu restais intact, je me dépréciais, tu étais fier, j'étais lent, tu étais vif, je somnolais, tu trépidais. Je le faisais savoir. N'avais-je pas enfilé des dizaines de paquets de gâteaux rien qu'en une effraction de seconde avec toi. Nos entremetteurs, quand ils feignaient de me comprendre, me rassuraient. C'est ta mousse blanche, dans leurs paroles d'une bienveillante autorité qui par leur méthodique excès finissait irrémédiablement par me dégoûter. Elles s'inscrivent, elle m'inscrivent, elles prescrivent. Vous dormez bien, vous allez à votre rendez-vous d'embauche, vous ne pleurez plus la nuit, vous ne vous prenez plus pour le dernier anarchiste, vous n'écrivez pas un livre de 300 pages pour sauver l'humanité, vous ne voulez plus vous comparer à Georges Perec, vous n'êtes pas appelé, vous n'êtes pas l'élu, vous ne pleurez plus devant une perle d'eau chutant le long d'un duvet vert, signe d'une vie de missionnaire, vous vous habillez, vous allez dans les magasins, vous honorez vos rendez-vous, les foules ne vous font plus peur, vous dormez enfin. Mais putain, qui imite qui ? Toi ou eux. Qui commande qui ? Car j'y ai crû à vos mensonges, que vous me réhabiliteriez, que vous me sauveriez, que je saurais qui je suis, que je saurais où je vais, que j'arriverais enfin à savoir ce que je veux faire quand je serai grand, mais à présent, je suis petit. Tu m'as volé ma folie, tu m'en as donné une aussi. On a peut-être tous le droit à une seconde démence. Putain, j'ai envie de te gueuler que je préfère ne pas être. J'ai envie de te gueuler que je ne suis pas malheureux de mon existence sans travail, et que c'est juste le travail qui a le malheur d'exister. J'ai envie de te gueuler que je veux pas travailler pour vivre, je travaille depuis toujours à vivre. Fatalement.
Je n'en fais rien, tu le sais. Par des cris, par des gestes, j'essaie de mettre de la distance pour au final mieux te retrouver, demain. J'y ai cru, ce jour, où, j'appris que tu t'étais enfui. Mais de l'excès de pénurie, l'émancipation se tarit. RUPTURE, du jour au lendemain, tu es devenu l'ombre de moi-même, impossible de te retrouver, impossible de m'y retrouver. RUPTURE, tu te cachais, je me perdais. Tu ne seras plus là, je me le suggérais, je ne serai plus en toi, impossible de me l'envisager. RUPTURE, sans toi, pas un seul mur me le rappelait. A présent, tu resplendissais par ton absence, glaciale incandescence. RUPTURE, je ne t'ai jamais autant désiré que par ton absence. RUPTURE, dans les bars, dans les regards, je te cherchais. Au coin d'une rue, sur les boulevards, je t'attendais. RUPTURE, on me le promettait tout cela devait s'arranger. RUPTURE, tu te vides de mon corps à mesure que mon esprit se remplit. D'image, de promesse, de cette sensation de t'avoir en bouche. De mes peurs, de mes humeurs, de mes joies, de mes malheurs tu étais sensé me guérir et je sens les cicatrices de ce vide se creuser. Avait-il raison ? RUPTURE, je ramperai pour qu'on me dise où tu es. RUPTURE Au contraire, il est temps de libérer ce que tu as enchaîné. Il est temps d'abandonner ce que tu m'as administré. RUPTURE Ne cesse plus jamais de rompre le silence. Sans mot, reviens-moi. Renouement.
Je te vois, je te pense, tu ricanes, tu me taquines, je te devine. Tu as raison. Je suis libre qu'est-ce qui me retiens ? Pars. Rien ne t'en empêche. Avant cela combien de fois, je l'ai voulu, je l'ai rêvé, cette fois-ci c'est la bonne. J'avais établi, un plan, une stratégie, je fuirai, que tu ne me voies pas. Mais non, impossible, tu n'as créé aucun en dehors envisageable. Les bras me lâchent, j'abandonne et je continue, de toute façon tu n'es personne, à peine une forme. Le seul espoir, c'est lui, elle, je les vois, je les sens, lui aussi, il t'a, tu le prends. Au milieu d'un couloir aux couleurs ternes, dans la rue aux regards blêmes, je les croise, je les repère, pourtant ils se dérobent, je les perds. Je pense à eux, ils m'inspirent, en mal de toi qu'ils transpirent. Non je ne suis pas tout seul, non je ne suis pas l'unique comme tu me le fais croire parfois, et je sais qu'à cette instant, eux aussi écrivent la simplicité de leurs mots aux angles multipolaires. Notre vie à deux doit s'arrêter-là, incluons-les. Je ne t'abandonnerai pas, je veux juste m'extraire. Je les rêve, et de toi, eux aussi, seuls dans leur piaule, ils en crèvent. Laisse nous des poches, juste des poches des petits territoires où l'herbe pousse sous le poison de nos amours. Non pas sans toi, non, mais pas seulement toi. Nous reviendrons à toi, c'est sûr, en tout cas je t'en fais la promesse. Je veux juste prendre de la distance, eux m'aideront. Dans le désert agonisant devenu monde, nous tracerons un territoire et sa carte, vitale. Il soutiendront mon amour, je soutiendrai le leur. Tu as tracé une route dont rien ne devra advenir, mais avec eux j'ai un commun à voir venir. Ce commun, il part de là, de la blancheur de ta peau lisse, de tes mots sans paroles, de ton visage sans contour, de ta route sans détours, de tes rires sans puissances, que seuls nous connaissons, que seuls nous comprenons, que seuls nous vivons, viscéralement. Ce commun, il formera une boucle, formée de nos multiples destins, concentriques et concentrés, sur toi. Tu sera tenu à distance, résigné, tout sera retourné en silence, résigné, nous nous avancerons vers toi, résignés tu nous accueilleras vers toi, résigné, en prise avec nous, la foule solitaire, déterminée. Nous reviendrons vers toi. Partons de là, de cette résignation face à toi. Commençons par ces soirs, de ce moment que nous partageons virtuellement mais pourtant si réel, nous, les cons de la folie ordinaire, le verre à demi rempli, tremblant, prêt à t'avaler, prêt à l'être aussi. Je nous imagine, te tenant en respect, te dire tout doucement, le regard pourtant avide, que nous t'aimons sans être possédé, sans possession aussi, et dans un geste d'espérance, commun, libéré de notre isolement, dans notre bouche, délicatement, nous te prenons, fiers et fermes, toi. Médic-amant.
Im-patient
15.09.2025 à 12:32
dev
Fusion nucléaire et fantasme de toute puissance dans le laboratoire grenoblois [Groupe Grothendieck]
- 15 septembre / Avec une grosse photo en haut, Cybernétique, 2C'est presque par hasard, que le Groupe Grothendieck qui traque inlassablement depuis Grenoble les dernières avancées de la domination techno-scientifique, a découvert l'existence d'un voisinage quelque peu inquiétant : une start-up du nucléaire.
Nous sommes des rebelles enracinés dans une science solide, nous pensons de manière créative en dehors des sentiers battus et réinventons l'ingénierie sous l'effet des contraintes économiques.
Site internet de Renaissance Fusion [1], l'an 2025.
Now we are all sons of bitches.
Kenneth Bainbridge à Oppenheimer, juste après l'explosion de la première bombe atomique, 16 juillet 1945.
Lors d'un débat que nous organisions à Grenoble à l'automne 2024 sur le thème de la désertion, nous fîmes la connaissance d'un chercheur nous exprimant ses doutes sur la continuation de son métier. En privé, un peu penaud, il nous confia travailler dans une start-up dont le but était la fabrication d'un réacteur à fusion nucléaire, à Fontaine dans la banlieue de Grenoble.
Au début, nous avions cru que ce chercheur blaguait ou tout du moins devait être un peu mythomane. N'y connaissant quasi-rien dans ce domaine, à part le fait qu'il existe a le projet mondial Iter à Cadarache sur le site du CEA des Bouches-du-Rhône. Nous avions toujours pensé que l'on en était vraiment loin avant la production du moindre watt/heure d'électricité avec ce genre de technologie, véritable usine à gaz high-tech pour technocrate en mal de croissance. Sans compter qu'EDF à Flamanville n'arrive déjà pas à bien faire fonctionner son EPR à plusieurs milliards d'euros [2].
Mais non, le chercheur en questionnement était complètement affirmatif : il nous affirma avec aplomb que d'ici 2030, il y aurait un réacteur à fusion dans la banlieue de Grenoble. Nous étions ce jour-là horrifiés, non par l'annonce, sûrement fantaisiste, mais par le fait qu'une telle abomination soit pensée et conçue par une élite se réclamant de la raison.
On vous propose ici une petite enquête critique sur le feu atomique made in Grenoble, ses fantasmes, ses méfaits et son économie politique.
Une version raccourcie de cette enquête est disponible en kiosque dans le numéro 220 de La Décroissance de septembre-octobre 2025.
La guerre « chaude » d'Ukraine a eu raison de la diplomatie scientifique [entre l'Europe et la Russie]. Les dégâts sont considérables. Nous avons visiblement changé d'époque (…) Il faut cependant noter que le projet international de fusion nucléaire ITER et la station spatiale international (ISS) sont, eux, maintenus, conformément à la plus basique rationalité scientifique… et à l'ampleur des budgets concernés.
Jean Moulin dans le courrier des lecteurs du Monde diplomatique de septembre 2025.
La fusion nucléaire est ce phénomène ultra-puissant qui se passe dans les étoiles et donc dans notre cher soleil. C'est la réaction qui permet de chauffer de mille feux les petites cailloux spatiaux comme la Terre, et donc permet la vie. Ce phénomène consiste en la fusion d'atomes légers principalement de l'hydrogène et ses isotopes comme le deutérium et le tritium pour former des atomes plus lourd avec dégagement de neutron et de rayonnement, provoquant une réaction en chaîne s'auto-entretenant si la température est de plusieurs centaines de millions de degrés, ce qui est possible dans les étoiles.
Mais voyez-vous, depuis que les scientifiques sont devenus des dieux vivants et la technoscience la religion de notre époque, il ne se passe pas une décennie sans que cette technoscience n'utilise sa puissance d'ingénierie, de conceptualisation et de prédiction pour créer des monstruosités, c'est-à-dire des stances d'existence nouvelles, inédites pour notre petite planète perdue dans l'univers.
On connaissait les délires biotechnologiques, des lapins avec des gènes de méduses fluorescents [3], des maïs OGM fabricant des insecticides ; on connaissait dans le domaine de la chimie, la fabrication de gaz asphyxiant, du napalm, des plastiques, des polluants éternels.
Mais c'est sans doute dans le domaine de la physique des particules que les monstres industriels se sont le plus répandus sur Terre.
En effet, la fabrication de la bombe atomique lors du projet Manhattan créa dès 1942 un certain nombre d'objets inédits, monstrueux : la bombe atomique en tant que telle, mais aussi le plutonium, un atome inédit sur Terre et son corollaire, la radioactivité comme épidémie, dispersée au quatre vents ; et avec, toute une kyrielle de nouvelles maladies et donc de nouvelles « façons » de mourir.
Il fallu attendre encore quelques milliards dépensés et que le progrès technoscientifique avance encore et encore, dans ces villes bunkers à têtes d'ampoules, américaines ou soviétiques, pour qu'un autre fantasme progressiste voit le jour : reproduire l'énergie qui anime le Soleil. Il s'agissait de la suite logique, implacable d'une illimitation monstrueuse.
1er novembre 1952 sur l'atoll d'Eniwetak près des îles Marshall, les militaires étasuniens font exploser un nouveau type de bombe dite « bombe H » pour hydrogène ou « thermonucléaire », qui aura de surcroît un long succès dans les états-majors des pays du sommet [4].
Mille fois plus puissante que la bombe A tombée sur Hiroshima en 1945, c'est un déluge de poussières et de bulles d'eau irradiées qui se propagent sur des centaines de kilomètres à la ronde après les nombreux essais atmosphériques américains, recouvrant comme un voile de mort atomique les atolls, les îles, jusqu'au Japon. Puis les Soviétiques s'y sont mis en Nouvelle Zemble, les Anglais en Australie, les Français en Polynésie, les Chinois dans leurs déserts…. À chaque fois, la Terre entière prit des allures de laboratoire géant. C'est le monde qui est devenu le projet Manhattan [5]. On testa la résistances « du milieu » et « sa résilience » à des doses de chaleur, radioactivité et pression inédites sur Terre. Les particules radioactives faisant plusieurs fois le tour de la Terre, balayées par les vents de hautes altitudes, le poison technoscientifique, radioactif, fut dispersé sans vergogne sur toute la planète lors des quelques 2000 « tests » de bombe H, et cela permit même de comprendre les courants d'air de la stratosphère ! La radioactivité liée aux expériences technoscientifiques a modifié l'ensemble de l'atmosphère terrestre, et cela pour des millions d'années. Merci qui ?
On venait d'arracher à la nature l'un de ses plus grands mystères, celui qui fait briller les étoiles dans l'univers et cela fut notre perte définitive, ancrant la malédiction molochéenne pour tous les humains, pour toute vie sur Terre, pour des centaines de générations : bienvenue, chères téléspectateurs de la Science, dans un film apocalyptique qui est notre destin actuel [6].
Début des années 1950 : les physiciens soviétiques Igor Tamm et Andreï Sakharov [7] de l'Institut Kourtchatov se disent qu'une bombe H n'est rien d'autre que l'énergie du soleil dissipée en quelques millisecondes et que son confinement pourrait produire une énergie quasi-infinie. Mise à part la bombe qu'ils copie des américains, ils réussissent à produire un gaz très chaud d'isotope de l'hydrogène en fusion (un « plasma »), contenu dans un cylindre métallique magnétisé en forme de donut qu'ils nommèrent tokamak [8]. Ces « tokamaks » (il en existe actuellement environ 250) sont des versions à peu près stable d'une bombe H, où la production de neutrons rapides est canalisée par un fort champs magnétique. Si, comme dans une étoile, ce plasma s'auto-entretien sans apport constant d'électricité et maintient sa température à plusieurs centaines de millions de degrés, il pourrait se dégager théoriquement d'un seul gramme d'hydrogène de ce plasma la même quantité d'énergie que celle produite par la combustion de huit tonnes de pétrole !
Inouïe ! se disent les Blouses Blanches, les Képis et les Costards, obnubilés depuis lors par ce fantasme de toute puissance énergétique, nerf de la guerre jancovicienne actuelle.
À la croisée de la physique des particules, de la physique des hautes énergies et du magnétisme, naissent les expériences civilo-militaires de fusion atomique, bombe H et tokamak, souvent issue des mêmes laboratoires comme un rêve mégalomaniaque et mortifère dopé à l'imaginaire de la Science-Fiction. Mais malgré les milliards et les cerveaux de la science, aucune expérience de fusion depuis plus de 50 ans, n'a produit réellement de l'électricité.
En effet, aujourd'hui comme dans les années 1950, et bien que d'énormes progrès techniques aient été réalisés à coups de milliards de dollars, fabriquer du courant à partir de la fusion reste de la pure théorie. Et malgré l'échec technoscientifique, la relance de l'industrie nucléaire et du Green New Deal depuis 25 ans, font que les expériences scientifiques de fusion se multiplient en nombre et en gigantisme.
En cause ? De véritables enjeux financiers à coups de milliards de dollars. Le capitalisme fonctionnant toujours sur la promesse de gains futurs, il a toujour besoin de réels ou fantasmatiques nouveaux espaces à conquérir (fond marins, sous-sol, corps humain, génomique, New Space, nouvelles sources d'énergie, etc). Un véritable délire collectif à base de technolâtrie et de techno-utopisme touchent investisseurs tant privés [9] que publics [10] qui espèrent, d'ici 10 à 20 ans, un retour sur investissement. Retour en argent et en puissance.
Tous les pays nucléaristes, États-Unis, Russie [11], France, Japon, Angleterre, Chine (et Allemagne qui a arrêté la fission mais espère se renouveler dans la fusion) se jettent à corps perdu dans des projets titanesques à plusieurs dizaines de milliards comme le projet Iter (environ 30 milliards d'euros pour produire l'équivalent d'une demi-tranche de réacteur nucléaire pendant 400 secondes !) [12].
Rien ne va pourtant dans ce projet pharaonique (allez voir les photos d'Iter pour voir le gigantisme à l'œuvre). De nombreux scientifiques dont des prix Nobel de physique estiment que ce projet est une pure fantaisie relevant de l'arrogance technoscientifique plus que de la rationalité dont on attendrait la production d'au moins quelques grammes par nos têtes d'ampoules du nucléaire. De plus, il est à constater que ces machines délirantes qui produisent de la spéculation (plus que de l'électricité !) sont surtout très dangereuses. Une telle boule de feu radioactive, même enfermée dans un tokamak, peut devenir instable à n'importe quel moment et de manière imprévisible (ce phénomène est appelé « disruption ») et rendent les expériences très hasardeuses, voir dangereuses pour l'humanité. C'est pas nous qui le disons mais le prix Nobel de physique 2002, le japonais Masatoshi Koshiba, dans une lettre du 10 mars 2003 envoyée au Premier ministre Koizumi :
« Le réacteur nucléaire ITER, qui brûle(ra) du tritium, est extrêmement dangereux du point de vue de la sûreté et de la contamination de l'environnement. Les 2 kg de tritium circulant dans ITER pourraient tuer 2 millions de personnes. Le flux radioactif de 2 kg de tritium est à peu près du même niveau que celui produit par l'accident de Tchernobyl. »
Les nuisances technoscientifiques n'arrivant jamais isolément, le fantasme de la fusion contamina tout le milieu de la tech, et ce faisant multiplia les projets dangereux ou purement spéculatifs-lucratifs. Depuis une dizaine d'années, outres les gros mastodontes internationaux, une flopée de start-upper, anciens chercheurs et ingénieurs en physique nucléaire, ont senti le bon filon de l'agitation capitaliste autour de la fusion et de l'aura qui entoure ces recherches qui pourraient permettre de produire une énergie infinie et sauver la planète (vous connaissez la ritournelle).
Tous proclament fabriquer, pour les années à venir, de petites tokamaks et autres machines magnétisées de plus petites tailles, bien différentes du gros, cher et ringard Iter. Ces start-ups à l'allure futuristes et cool jouent sur les innovations dans les aimants supraconducteurs nouvelle génération et la cryogénie pour faire miroiter des « technologies de ruptures » agençable en une machine à produire de l'électricité.
Il n'y a qu'une seule start-up de ce genre en France et voyez-vous c'est encore dans le laboratoire grenoblois que se passe ce genre de barbarie technoscientifique… on aurait pu s'en douter. Remontons un peu le fil historique pour comprendre le pourquoi de la fusion à la grenobloise.
L'industrie nucléaire grenobloise est la suite logique de l'industrie de la houille blanche (force hydro-électrique) commencée en 1850 comme augmentation et reconfiguration de la puissance (et du profit) par la soumission de la recherche publique grenobloise ou plutôt sa triangulation dans le tryptique : recherche publique – armée/État – industrie, dont nous avons déjà fait l'histoire dans l'Université désintégrée [13].
Cela commence avec la puissance publique militaro-gaulliste et l'implantation en 1956 de la première antenne en province du CEA, le Commissariat à l'énergie atomique, et de trois réacteurs nucléaires expérimentaux, des laboratoires de magnétisme et de semi-conducteur en environnement radiatif à quelques pas du centre-historique de Grenoble, sur un ancien polygone de tir militaire recyclé en « Presqu'île scientifique ». Comme le dit si bien le directeur du CEA-Grenoble de l'époque, Pierre Corbet, il y a à Grenoble, une espèce proliférante : l'ingénieur nucléaire « dont le caractère industrieux et dynamique a toujours su domestiquer à leur profit les découvertes de la sciences [14]. » entendons, la science la plus en pointe comme la fusion !
S'ensuit la création dans les années 1970 de l'Institut Laue-Langevin (ILL) qui n'est autre qu'un réacteur nucléaire de 58 mégawatts produisant le plus gros flux de neutron du monde pour des expériences en physique théorique pour le Syncrotron (accélérateur de particules) juste à côté. Presque personnes à Grenopolis n'est conscient d'habiter à côté d'un réacteur nucléaire. Et pour cause, les autorités locales et nationales ont toujours évité de parler de l'ILL comme d'un réacteur nucléaire [15], c'est juste un laboratoire de plus. Mais alors pourquoi les pastilles d'iode distribuées aux habitants à côté du site ?
Mais cela ne suffit pas aux technocrates Grenoblois, pantouflant et rétro-pantouflant allègrement entre le CEA et la mairie de la ville ainsi que les autres instances administratives de la vallée.
Fin 1970, début 1980, Hubert Dubedout, maire socialiste (et parmi les premiers chercheurs du CEA-Grenoble) et le CEA souhaitent implanter un tout petit réacteur nucléaire industriel pour alimenter le chauffage urbain de la ville, le réseau de chauffage le plus développé après Paris. Ce projet serait autant une prouesse technique qu'une opération de propagande visant à redorer le blason de l'atome à l'heure d'un mouvement anti-nucléaire puissant et après l'échec du surgénérateur Superphénix situé pas très loin. En outre, ce prototype nommé « Thermos » pourrait permettre de partir à la conquête d'un marché national et surtout international car, voyez-vous, la récente ville olympique de Grenoble (1968) disposait d'une notoriété internationale. En effet, son image de cité bétonnesque et technoscientifique, pilote en matière sociale et novatrice dans de nombreux domaines depuis l'invention du ciment (Vicat) jusqu'au semi-conducteur (implanté à Grenoble dès la fin des années 1950 !) pouvait aussi être favorable à Thermos et à son futurisme assumé. D'ailleurs, les journaux de l'époque parlent de Grenoble et de son atome « au coin du feu [16]. », c'est dire !
Comme d'habitude avec le nucléaire, aujourd'hui avec la fusion, hier avec le projet « Thermos », malgré la mayonnaise médiatico-capitaliste (Le Monde, Libération, etc.), ces monstres industriels sont techniquement très complexes et s'avèrent être des gouffres financiers. Si bien qu'après l'élection de Mitterrand en mai 1981, le 19 juin, la mairie annonçait l'arrêt des études exploratoires. Le projet est remis au placard, les technocrates prenant l'alibi d'un anti-nucléarisme primaire des habitants depuis Superphénix [17].
Venons-en à l'époque actuelle. Le nucléaire n'a bien sûr pas disparu du paysage local avec le CEA en maître, forteresse principale du Moloch grenoblois, suivi de ses start-ups vassales devenues pour certaines des multinationales comme STMicroelectronics et Soitec (dont la technologie permet aux semi-conducteurs d'être résistants aux radiations [18]).
Mais ce n'est pas fini ! Au sud de la ville, Framatome fabrique les éponges de zyrconium pour les centrales d'EDF et les sous-marins à propulsion nucléaire et Arkema produit le perchlorate pour le combustible de la fusée Ariane et le missile nucléaire M 51 (même technologie). Enfin le Cerg test les turbines Arabelle des centrales nucléaires. Cela fait beaucoup pour une ville de taille moyenne mais c'est le cœur (atomique) de la vallée ! Sachez-le, les forteresses grenobloises de Moloch sont atomiques avant d'être électroniques ! Et c'est par elles que Grenoble tire sa puissance technoscientifique à l'internationale.
Enfin, il y a la fusion made in Grenoble. Le CEA-Grenoble en partenariat avec le CEA-Saclay avait déjà construit dans les années 1980 un tokamak expérimental à Grenoble appelée du doux nom de Pétula (pour Pétula Clark ?) afin d'étudier les plasmas d'hydrogène très chauds. Les expériences furent transférées dans le sud de la France (Cadarache, Bouche-du-Rhône) à partir de 1988, là où se concentre depuis, l'essentiel de l'industrie de la fusion en France. Mais de nombreuses compétences restèrent sur place, notamment via l'Institut de recherche interdisciplinaire de Grenoble (Irig) du CEA qui dispose de compétences en cryogénie pour le spatial et la fusion nucléaire. Ses chercheurs ont participé à la fourniture de l'usine cryogénique du tokamak japonais JT-60SA (parce qu'il faut les refroidir ces gros engins infernaux !) et en fourniture du combustible (deutérium) pour des plasmas de tokamaks [19].
C'est dans ce contexte prolifique que Francesco Volpe, chercheur en physique nucléaire de Columbia, expert dans les « stellarators », un type de tokamak plus petit et plus puissant mais difficile à construire, arrive à Grenoble et fonde en 2019, en lien avec le CEA-investissement, sa start-up Renaissance Fusion. Celle-ci est la seule entreprise (65 « collaborateurs ») en Europe dans son domaine, autant dire une pointure !
Créée d'abord avec ses deniers personnels et ceux de ses potes, très vite la start-up qui en jette (on voit que c'est pas des rigolos), obtient 10 millions de l'État (Bpi France) puis lève des fond privés : 15 millions en 2023 puis 32 millions en 2025.
« Pendant vingt-cinq ans, il [Franscesco] a pu expérimenter les différents dispositifs de la fusion nucléaire et faire son choix, raconte Simon Belka. Le “stellarator” lui a semblé le plus adapté pour une production commerciale de l'énergie de fusion [20]. », rapportent Les Echos, illustrant leur article d'une photo de nos chercheurs startupers rebelles, t-shirts et barbes fournies, derrière un tableau blanc rempli d'équations.
Cette start-up se positionne comme l'outsider compétitif (petit budget, mais hargneuse sur un secteur gagné par les américains et leurs usines à gaz financées par de gros investisseurs tel Microsoft). Elle n'hésite pas à choisir des technologies encore non-maîtrisées pour régler les nombreux problèmes que pose le fait d'installer un soleil dans une bobine magnétique immense : aimant supra-conducteur dernière génération gravé au laser, paroi du tokamak en lithium métal-liquide, et récupération du tritium à partir dudit lithium, etc.
La méthode de fabrication, contrairement aux vieux dinosaures comme l'Iter, est dite « incrémentale » : on commence à fabriquer les éléments séparés avec des technologies de pointe, puis on regarde si chaque élément fonctionne séparément, avant l'assemblage complet. Pour nos Grenoblois sûrs d'eux, les prévisions toujours très optimistes tablent sur la réalisation en 2030 d'un réacteur prototypal, petit mais puissant, de 4 mètres de diamètre et produisant 1GW d'électricité soit l'équivalent d'une tranche de réacteur nucléaire classique.
En réfléchissant bien, on se dit que M. Volpe et « ses collaborateurs » sont des gamins inconscients voulant construire une machine expérimentale très dangereuse, dans une agglomération urbaine de 450 000 habitants... Ou peut-être n'y croient-ils pas eux-mêmes et ne sont-ils là que pour faire mumuse avec des aimants et des ordinateurs afin d'empocher le jackpot à plusieurs centaines de millions d'euros ?
Nous n'en savons rien, n'étant pas experts de la question. Toujours est-il que toutes nos interrogations et nos peurs légitimes sont tout de suite balayées d'un revers de main par nos Cravates ouvertes de la Start-up Nation, eux qui ont toujours le dernier mot, nous faisant miroiter les marottes habituelles : Blablabla... sauver la planète…Blablabla… décarbonée… blablabla… infinie… blablabla… propre, etc.
En tout cas, sauver la planète ou sauver Grenoble, il va falloir choisir ! Nous prévoyons pour notre part, de changer de localité si ces expériences se concrétisent !
Mais ce n'est pas tout. Dans une superbe interview d'une heure par la Sfen [21], le lobby du nucléaire civil français, nos héros grenoblois de la transition nous apprennent que leurs expérimentations vont d'ores et déjà avoir des répercussions dans d'autres domaines,- chouettes, le ruissellement a enfin marché ! D'abord pour les IRM avec leurs supers aimants très puissants mais on n'en voit pas encore la couleur. Ensuite, pour le développement militaire et la bombe H, avec la fabrication de l'indispensable tritium [22] à partir du lithium de la parois liquide du tokamak grenoblois. La boucle est donc bouclée : cette technologie initialement militaire transvasée vers le civil, reviendra bientôt sevir aux militaires. Et c'est tout le Triangle de fer français, recherche – armée – industrie, qui s'en réjouit.
Un puissant cri remplit l'air. Le petit groupe qui avait jusqu'alors été enraciné dans la terre comme des plantes du désert commença à danser, le rythme de l'homme primitif dansant à l'une de ses fêtes du feu à l'arrivée du printemps.
William L. Laurence du The New York Times, décrivant le premier essai nucléaire de l'histoire et la joie des « participants ».
En prenant un peu de hauteur, on peut résumer le tableau de la barbarie nucléaire en disant que les bombes nucléaires autant à l'uranium (bombe A) qu'à l'hydrogène (bombe H) ont permis la création de méga-machines civiles produisant ou essayant de produire des nuisances avant de produire le moindre watt/heure d'électricité. Et en retour, ces centrales nucléaires produisent des matières hautement radioactives qui pourront servir pour la fabrication de bombes atomiques : les centrales à fission produisent de l'uranium appauvri et du plutonium pendant que certains types de centrales à fusion produisent (ou plutôt espèrent produire) du tritium pour la bombe H.
Ces technologies sont donc « duales », c'est-à-dire que la technoscience nucléaire est à la fois civile et militaire, comme les deux faces d'une même pièce. Il n'y a pas à les séparer, jamais. Ne croyez pas ces bonimenteurs en chemise qui vous vendent de l'« Atoms for peace », comme on disait déjà à Genève dans les années 1950.
Armageddon planétaire et énergie infinie dans ces fameux tokamaks chargés d'hydrogène, il n'y a pas à choisir ! Les deux seront au rendez-vous, la question est juste de savoir lequel des deux arrivera en premier… la course est lancée, les paris sont ouverts, on vous laisse miser.
Pour notre part, nous pensons que la barbarie est déjà descendue sur Terre, on ne peut pas imaginer pire que notre monde dont la fin est déjà une donnée acquise et réalisable sur-le-champ. Cette fin est incluse dans chaque bombe produite, dans chaque test réalisé, dans chaque projet nucléaire technoscientifique : avant même une quelconque explosion, la production de ces mégamachines civilo-militaires potentialisent chaque jour un peu plus la fin du monde ; à tel point que nous commençons à frémir rien qu'en y pensant à nouveau.
Oui, ce stade exquis et avancé de la barbarie ne se situe pas dans l'utilisation de tel ou tel artefact technologique, même très meurtrier voire annihilateur comme la bombe H. La véritable horreur se situe dans les cerveaux banalisés de nos chercheurs et dans l'absence de tabou moral qui a vu la création de manière tangible de fantasmes d'omnipotence et la réjouissance du travail accompli et bien fait.
Les scientifiques sont donc trois fois coupables : 1° d'avoir imaginé et promu ces « engins de la Perte » et d'en être fiers. La phrase en exergue de ce chapitre en atteste ; 2° d'avoir participé à leur réalisation ; 3° d'avoir permis leur test qui est un véritable « crime contre l'humanité » par augmentation significative de la radioactivité globale terrestre et la dispersion d'éléments radioactifs pendant des millions d'années sur la Terre entière.
La première inculpation est la pire, elle devrait être sévèrement réprimée, car elle ouvre la porte aux désirs les plus mortifères : il suffit qu'un fantasme malsain soit partagé et souhaité par une petite élite, sous la tutelle matérielle et pécuniaire du Triangle de fer, pour devenir un projet concret d'envergure, avec ses bâtiments, ses machines, ses tokamaks et ses milliards de dollars. Ce crime a comme circonstances aggravantes, l'affreux silence qui l'entoure et les prix Nobel distribués. Ces crimes ont des commanditaires (l'armée, les présidents, les états-majors), des expédients (les industriels, les ouvriers, les militaires) mais surtout des créateurs, les chefs de projets scientifiques, les chercheurs de haut-vol dans les domaines de la fusion, de la cryogénie et du magnétisme et les start-upers qui en veulent plus que tous autres. Toutes ces personnages sont les vassaux de Moloch le Grand, ils sont les barbares des Temps de la fin [23]
Enfin et pour conclure, rappelons que la fusion nucléaire, pointe avancée de cette guerre molochéenne, est la création d'une nouvelle monstruosité industrielle inédite dans l'Univers, une singularité : des soleils plus ou moins « domptés », apparaîtront peut-être, comme par magie, sur une planète, la notre, et cela sans la moindre contingence cosmique. Même nos mots sont inappropriés : comment voulez-vous « dompter » un astre ? Cela n'est possible qu'en rêve ou plutôt en cauchemar. Cette « singularité » cauchemardesque est notre faillite, elle nous tue, soit directement, soit à petit feu.
Écoutons une dernière fois Renaissance Fusion, exemple flagrant de la technoscience vaniteuse : « Nous dissocions l'énergie des combustibles et des émissions en construisant une super-étoile sur Terre. [24] ».
Espérons que les Grenoblois s'emparent de la question du nucléaire dans leur vallée parce qu'ils sont assis sur un bon tas de merde. Et cela sans se laisser berner par les leurres municipaux d'un Eric Piolle, notre ingénieur-CEA-maire, qui n'hésite pas à apporter son soutien inconditionnel au « modèle grenoblois », tout en faisant mine d'être opposé au nucléaire en invitant en avril dernier des rescapés d'Hiroshima :
« C'est avec fierté et émotion que nous avons remis la Grande médaille d'or de la Ville de Grenoble à Satoshi Tanaka, rescapé d'Hiroshima, inlassable témoin de l'horreur nucléaire et militant infatigable pour la paix. [25] »
Pauvre hibakusha, rabaissé une fois de plus, plus bas que terre, par les manipulations politiciennes de l'un des promoteurs du nucléaire grenoblois [26]. Petite question subsidiaire : Les irradiés de la fusion à la grenobloise, pourront-ils eux aussi avoir leur médaille ?
Groupe Grothendieck
Grenoble,
août 2025.
https://ggrothendieck.wordpress.com
groupe-grothendieck@riseup.net
[1] Renaissance Fusion est une start-up fontainoise (banlieue de Grenoble) qui se propose de réaliser un réacteur à fusion nucléaire pour 2030. Son adresse : 14 rue Jean-Pierre Timbaud, 38600 FONTAINE.
[2] Sur les déboires des EPR et du nucléaire français, voir les chroniques antinucléaires de Stéphane Lhomme dans La Décroissance.
[3] Voir nos écrits de la « Guerre généralisée au vivant et biotechnologies », notamment l'épisode 3, https://lundi.am/Guerre-generalisee-au-vivant-et-biotechnologies-3-4
[4] Il y a actuellement 9 pays possédant la bombe H : les États-Unis, la Russie, la Chine, l'Angleterre, la France, l'Inde, le Pakistan, Israël, la Corée du Nord. La France fit exploser des bombe H de 1968 à 1996, la Corée du Nord en fait péter une de temps à autre.
[5] Référence au très bon essai de Jean-Marc Royer, Le monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire, à la guerre généralisée au vivant, Le passager clandestin, 2017.
[6] Le 1er mars 1954, l'essai américain Castle Bravo sur l'île de Bikini fut beaucoup plus puissant que prévu (15 mégatonnes équivalent TNT au lieu de 5) et forma un nuage radioactif d'un diamètre de plus de 100 km avec des retombées de « neige » caractéristique contaminant environ 14 000 personnes dont les 23 pécheurs japonais du thonier Dragon Chanceux V, dont certains moururent très rapidement. Les niveaux de radioactivités des retombées de Castle Bravo sont considérés comme les plus élevés de l'histoire. Voir Jean-Claude Amiard, Les accidents militaires, volume 1, Conséquences environnementales, écologiques sanitaires et socio-économiques, ISTE Éditions 2019.
Après Hiroshima et Nagasaki, les japonais furent donc touchés une troisième fois par la technoscience militaire. Cet épisode mortifère provoqua des vagues d'émeutes dans tout le pays, pourtant habitué à la retenue. Le poisson était contaminé et les images des rescapés, aux brûlures caractéristiques de la bombe, ravivèrent le traumatisme de la capitulation face aux américains. Le statut d'hibakusha ou « homme de la bombe » fût créé par la Diète japonaise en 1957. Les premières minutes du film Godzilla de 1954 montrent cet épisode tragique pour les japonais. Voir le livre Hiroshima de John Hersey, 1985, Éditions 10/18, notamment p 130-131.
[7] Respectivement le chef du programme soviétique de la bombe H et Andreï Sakharov le véritable inventeur de la bombe H, créateur de la bombe la plus grosse jamais explosée, la Tsar Bombe dont l'explosion en 1960 provoqua une onde de choc qui fit trois fois le tour de la Terre. Mais bizarrement Sakharov est plus connu pour ses positions anti-censure et pour la liberté d'expression qu'il prit à partir de 1975.
[8] Acronyme de « TOroïdalnaïa KAmeras MAgnitnymi Katushkami » que l'on peut traduire par « chambre toroïdale avec bobines magnétiques »
[9] Par exemple, la start-up grenobloise Renaissance Fusion est approchée par le fond américain LowerCarbon spécialisé dans les « greentech ». Ce fond est un véritable lobby à 2 milliards de dollars, mettant son argent en faveur de la transition techno-écologiste. LowerCarbon se distingue des sociétés de capital-risque traditionnelles par sa stratégie marketing à base d'humour et de discours techno-utopistes très attrayant pour le public.
[10] Par exemple dans le cadre du plan France 2030, Macron accorde 1,2 milliards d'euros à la filière du nucléaire civile. Il y a aussi par exemple le département de la Loire qui vient de créer le consortium public-privé Fusion42.
[11] Que tous les « Jean Moulin » de la Terre se rassurent (voir la citation en exergue de ce chapitre), la guerre en Ukraine n'a pas empêcher la Russie et son expertise incomparable dans le domaine des tokamaks, à livrer à la France en février 2023, un aimant géant pour le projet Iter. La technoscience, le véritable moteur international du technocapitalisme, ne peut s'arrêter pour une guerre. Il n'y a pas d'embargos entre l'Europe et la Russie sur les matières fissibles, ni les projets technoscientifiques d'importance (spatial et nucléaire surtout). Rosatom, la multinationale russe reste leader dans le nucléaire (civil et militaire) et tous les pays nucléaristes signent des contrats avec elle, dont la France. Voir par exemple l'article du Canard enchaîné, « D'inavouables atomes crochus unissent la France à Poutine », 7 décembre, 2022.
[12] Le projet Iter n'est pas le seul méga-projet de fusion nucléaire : Il y a par exemple le Mégajoule en France, Sparc de la start-up issue du MIT, la Commonwealth Fusion Systems, le projet le plus avancé à l'heure actuelle, la Z Machine développée par l'américain vendeur d'arme Lockheed Martin, le KSTAR de la Corée du Sud, et bien d'autre….mais pour l'instant aucunes de ces machines produisent plus d'électricité qu'elles n'en consomment.
[13] Éditions, Le monde à l'envers, 2020.
[14] « Une proposition pour améliorer le bien être des Grenoblois », Dauphiné Libéré, 27 décembre 1979.
[15] Voir à ce sujet l'enquête fouillée sur l'ILL « Que se passe-t-il si le réacteur nucléaire de Grenoble explose ? » par le média en ligne ici-grenoble.org.
[16] La Vie, 11/12/1980 cité dans Anne Dalmasso. Le projet Thermos (1975-1981) ou l'échec de « l'atome au coin du feu ». Colloque Nucléaire et développement régional, Tours, CEHMVI, Fondation EDF, 17-18 décembre 2008.
[17] Idem.
[18] Voir, « Soitec : 30 ans de nuisances sans merci », sur le site de StopMicro, https://stopmicro38.noblogs.org/post/2024/04/12/soitec-30-ans-de-nuisances-sans-merci/
[19] Voir la propagande du CEA « La fusion nucléaire pour produire de l'énergie », 27 Avril 2022,
[20] « Renaissance Fusion redonne de l'espoir à l'industrie nucléaire », Les Echos, 24/01/2023.
[21] Voir sur Youtube : « [Replay] Réacteurs innovants | Session 2 : RENAISSANCE FUSION ».
[22] Dans la tête thermonucléaire, le tritium, contrairement au plutonium et à l'uranium, a une faible demi-vie (douze ans). Il est donc l'élément qui rend les têtes nucléaires « périssables ». Il faut donc en produire constamment dans des centrales nucléaires civiles (comme celle de Civeaux) pour fournir les militaires. Encore un exemple de l'inextricable relation entre nucléaire civil et nucléaire militaire.
[23] Günther Anders, Le temps de la fins, Éditions de l'Herne, 2007, [1972].
[24] Site internet de Renaissance Fusion, https://renfusion.eu
[25] Sur le Facedebouc d'Eric Piolle, citation postée le 12 mai 2025.
[26] Pour un récapitulatif des aventures du maire vert de Grenoble, voir le livre du Postillon, Le vide à moitié vert. La gauche rouge-verte au pouvoir : le cas de Grenoble, Le monde à l'envers, 2021.
15.09.2025 à 12:19
dev
Convenons-en, en France en 2025, l'addition des termes « parti » et « communiste » suscite spontanément l'envie de rire et plus raisonnablement l'envie de fuir. Ils contiennent et recouvrent pourtant des enjeux qui ont traversé le mouvement révolutionnaire depuis des siècles, à savoir comment et sur quelle base s'organiser depuis un parti pris sur et contre le monde ?
C'est cette discussion que propose de reprendre et d'actualiser ici le géographe états-uniens Phil A Neel.
Les prix sont plus élevés. Les étés sont plus chauds. Le vent est plus fort, les salaires plus faibles et les incendies se déclarent plus facilement. Les tornades vagabondent dans les villes comme des anges vengeurs. Quelque chose a changé. Les fléaux brûlent profondément dans le sang. Tous les deux ans, une grande inondation, chargée de cadavres, retourne le sol d'une autre nation punie. Derrière nous se trouve le grand feu carbonifère de l'histoire humaine. Devant nous, une ombre qui s'assombrit, projetée par nos propres corps, pris au piège et se débattant dans le tourbillon. Tout le monde peut sentir que quelque chose ne va vraiment pas - qu'un mal s'est infiltré dans le sol même de la société - et que les pouvoirs et les principautés de ce monde sont à blâmer. Et pourtant, nous nous sentons tous impuissants à exercer une quelconque vengeance. En tant qu'individus, nous ne voyons aucun moyen d'exercer une quelconque influence sur le cours des événements et devons simplement les regarder nous submerger. Nous nous retrouvons désarmés et seuls, confrontés à un avenir sombre dans lequel des horreurs frissonnantes rôdent juste au-delà de notre champ de vision, entraînés inexorablement vers l'avant alors que les chaînes cliquettent et que les sons de la tourmente résonnent depuis le monde à venir.
Mais, avec les bons yeux qui regardent aux bons endroits au bon moment, vous pouvez peut-être voir l'ombre sinistre de l'avenir éclatée par des éclairs de lumière d'un autre monde : des moments aveuglants où la perspective de la justice apparaît pendant une seconde fugace. Le commissariat brûle, les ouvriers affluent hors de l'usine, des comités se forment dans les rues et les villages, le gouvernement tombe aussi doucement qu'une plume, trois douilles de balle tombent comme des dés — une incantation gravée sur chacune d'elles, comme pour invoquer quelque chose de plus grand. Peut-être l'avez-vous ressenti. Le cœur s'allège. Un feu angélique parcourt la chair et, pendant cet instant à couper le souffle, quelque chose d'immortel nous habite. La lame du météore traverse le ventre d'un ciel sans lune, puis nous clignons des yeux et elle disparaît : la Garde Nationale est appelée, les syndicats négocient un retour au travail, les comités se dissolvent, le président renversé est remplacé par un conseil militaire, le PDG décédé est remplacé par un PDG vivant, et les balles de la police tombent depuis des tours en verre comme une pluie froide et dure. Mais nous ne pouvons défaire la lumière que nous avons vue. En conséquence, cette défaite est en soi un réveil. Nous réalisons peu à peu que le caractère collectif et expansif du mal qui nous afflige nécessite une forme collective et expansive de représailles. La vengeance sociale nécessite une arme sociale. Le nom de cette arme est le parti communiste.
À mesure que la cadence et l'intensité des conflits de classe s'accélèrent, les questions organisationnelles se posent de plus en plus fréquemment. Elles apparaissent d'abord comme des questions immédiates et fonctionnelles auxquelles sont confrontées des luttes spécifiques et qui évoluent en fonction de celles-ci. Dans le sillage de n'importe quelle lutte, des questions plus larges d'organisation se posent, revêtant une dimension à la fois pratique et théorique. En termes pratiques, la question se concentre largement sur l'activité des partisans fidèles qui se retrouvent sans objet immédiat de fidélité. Ils expriment une subjectivité résiduelle évacuée de sa force de masse. Autrement dit, ces individus sont ce qui « reste » d'une certaine marée haute du conflit de classe. À ce niveau, la question généralement posée est celle de savoir ce que ce « nous » fragmenté pourrait faire dans la période d'intervalle entre les moments de bouleversement. En conséquence, le processus d'enquête est lui-même souvent alourdi par un zèle frustré, les débats mobilisés dans des cercles éviscérés de récriminations morales, sont motivées davantage par un esprit d'autopunition que par un intérêt sincère pour l'analyse.
Néanmoins, cette même ligne de questionnement se ramifie rapidement en un réseau plus large de questions liées à la « spontanéité », à la relation entre les tendances structurelles (en matière d'emploi, de croissance, de géopolitique, etc.) et les formes d'organisation susceptibles d'être adoptées par les prolétaires au-delà de cette couche résiduelle de partisans, et, bien sûr, à la manière dont ces partisans pourraient s'engager dans de telles organisations. À partir de là, la question est élaborée en abstraction dans ses dimensions théoriques, devenant ainsi une « question d'organisation » en tant que telle. Bien qu'elle soit inextricablement liée à des théories plus larges sur le fonctionnement de la société capitaliste et sur ce à quoi devrait ressembler un monde différent, cette question de l'organisation occupe également une position liminale, à la fois abstraite (en tant que théorie de la révolution) et conjoncturelle (en tant qu'étape pratique nécessaire à la construction du pouvoir révolutionnaire). Prises isolément, chacune de ces dimensions se dégrade rapidement : l'aspect nécessairement abstrait devient un déterminisme mécanique dans lequel un schéma unique est appliqué dans tous les cas (qu'il s'agisse du « groupe d'affinité » ou de l'« organisation de cadres ») ; tandis que l'aspect nécessairement conjoncturel devient une forme d'inaction militante dans laquelle l'effervescence même de l'activité « organisationnelle » locale (généralement une combinaison de défense de causes, de prestation de services et de travail médiatique) est en soi une forme de désorganisation qui entrave le projet partisan.
Pour unifier ces aspects divergents, il faut des formes d'abstraction construites à partir de moments conjoncturels de révolte et matériellement liées à ceux-ci. Toute discussion sur l'organisation doit donc se dérouler soit à une échelle entièrement localisée – en discutant de la manière dont ces personnes pourraient s'organiser dans cette situation –, soit sous la forme d'une assemblage générique et syncrétique des multiplicités d'acte d'organisation qui peuplent déjà le conflit de classe, tels que les ont vécus les participants, dans le but de réfléchir à leurs limites et d'affiner notre compréhension de ce que signifie exactement le terme « organisation ». Ici, j'espère faire le pont entre ces deux fonctions, en présentant une intervention théorique qui opère à un niveau d'abstraction relativement élevé – éclairée à la fois par une étude soignée et par l'expérience sur le terrain des rébellions qui ont secoué le monde au cours des quinze dernières années – et qui a été initialement conçue comme une intervention locale destinée à aider à affiner des projets organisationnels spécifiques émergeant de ruptures sociales spécifiques. En d'autres termes, ce qui suit est une théorie du parti conçue pour aider à catalyser des formes concrètes d'organisation partisane.
Alors que nous sortons lentement de la longue éclipse du mouvement communiste mondial, nous nous trouvons dans une situation paradoxale, héritant à la fois de trop et de trop peu. D'une part, nous avons hérité d'un riche patrimoine intellectuel et expérientiel, bien que largement textuel, accumulé par les générations précédentes. Et pourtant, cette histoire est désormais suffisamment lointaine pour être trop facilement romancée, les programmes et les polémiques autrefois dynamiques étant figés dans des schémas et les passions ardentes de l'époque refroidies en une nostalgie engourdissante. D'autre part, en termes d'expérience concrète et de mentorat, le long hiver de la répression ne nous a laissé que des vestiges épars. Les partis du passé ont tous été fondus dans l'alambic de la répression. Les grands esprits ont été brisés. Les trahisons se sont succédé. Les courageux ont été écrasés et les lâches ont fui. Seuls les morts sont restés purs dans leur silence. Notre génération a donc été élevée dans la nature, notre communisme est resté inculte et sauvage, façonné uniquement par la force brute du capital. Donc nous constatons aujourd'hui que toute réflexion sur la « question de l'organisation » est immédiatement alourdie à la fois par cette surabondance d'une histoire trop lointaine, trop facilement transformée en fan-fiction exagérée, et par l'absence d'institutions vivantes perpétuant l'esprit incendiaire du projet partisan.
Subjectivité collective
À première vue, la question semble évidente : ce qu'il faut, c'est plus d'« organisation ». Cependant, une fois abordée, la définition basique de « l'organisation » s'avère boueux, disparaissant dans la tentative même d'articuler ce qu'il signifie exactement. Souvent, la question elle-même ne sert guère plus qu'à assommer. Le schéma est familier : le « théoricien » revient sur les luttes récentes, diagnostique leurs limites évidentes, les attribue à un choix conscient d'acteurs mauvais ou du moins naïfs qui ont choisi des formes de lutte « horizontales » ou « sans chef » à leur propre détriment, puis prescrit « l'organisation » comme la panacée qui aurait dû être choisie dans le passé et qui doit être choisie à l'avenir [1]. Ce faisant, ces « théoriciens » échouent tout d'abord à offrir une image concrète de ce à quoi aurait pu ressembler une « organisation » dans la situation réelle à laquelle étaient confrontés les rebelles, puisqu'il n'y avait manifestement aucune armée révolutionnaire prête à recevoir les ordres nécessaires. Plus important encore, dans leur obsession fanatique pour les idées correctes, ils ne parviennent pas non plus à saisir la dynamique la plus basique de la révolte sociale, dans laquelle une forme d'intelligence collective émerge de l'action de masse, dépassant la pensée de tout participant individuel ou même de tout regroupement programmatique d'acteurs politiques.
La véritable question est tout autre. Comme peut en témoigner quiconque a participé à l'une des grandes rébellions de ces quinze dernières années, il n'y a jamais pénurie de « théoriciens de l'organisation », ni même de formations militantes en miniatures composées de « cadres » aux idées correctes opérant au cœur de la révolte, tous défendant activement leur propre vision de l'organisation liée à un programme politique cohérent. Pourquoi, alors, personne ne semble s'intéresser à ce que ces individus ont à offrir ? La raison est généralement très simple : ils n'offrent rien d'autre que le mot « organisation » lui-même, répété à l'infini. Bien qu'ils soient eux-mêmes convaincus du contraire, ces individus et leurs soi-disant « organisations » n'apportent généralement aucune expérience tactique concrète ni aucune connaissance stratégique et sont donc incapables de pousser la révolte au-delà de ses limites et de construire des formes substantielles de pouvoir prolétarien. C'est pourquoi ils sont rapidement dépassés par l'intelligence collective de la rébellion elle-même. Même dans les rares cas où ils ont quelque chose à offrir, ils ne parviennent pas à s'organiser de manière suffisamment efficace pour convaincre quiconque de s'intéresser à ce qu'ils ont à dire. En d'autres termes, ils n'ont aucun moyen d'interagir ou de s'engager avec la rébellion au sens large. [2]
Cette approche de la question de l'organisation est elle-même un symptôme des limites tactiques concrètes qui se manifestent dans l'incapacité des rébellions à mettre en œuvre des changements sociaux significatifs ou à générer des formes de pouvoir prolétarien capables de survivre à leur suite. Mais elle est également rétrograde quand on prend comme point de départ des luttes actuelles, les grandes organisations programmatiques qui ont émergé à la suite de longues décennies de lutte révolutionnaire au cours des périodes antérieures de l'histoire, comme si de telles entités pouvaient être ressuscitées par la seule force de la volonté. Le processus réel d'organisation est exactement le contraire : au milieu de luttes et de rébellions d'intensités diverses, une myriade de formes d'organisation (souvent qualifiées à tort de « spontanées » ou « informelles ») émergent des énigmes tactiques posées à l'intelligence collective des participants, et ce n'est qu'une fois que ce substrat pratique du pouvoir populaire est formé que des formes plus « stratégiques » ou théoriques de coordination et de construction du pouvoir à plus grande échelle peuvent commencer à prendre forme. En d'autres termes, ceux qui se joignent à la rébellion en réclamant qu'il nous faudrait « nous organiser » présupposent un « nous » qui n'existe pas encore.
La question de l'organisation doit d'abord se concentrer sur la construction d'une subjectivité collective, et non sur son imposition. Le point de départ de la théorie du parti n'est donc pas de savoir comment « nous » devons nous organiser. La question est plutôt double : comment une forme spécifiquement communiste de subjectivité révolutionnaire peut-elle émerger des luttes quotidiennes de classe, qui elles sont clairement non communistes ? Et comment des fractions spécifiques de partisans communistes individuels issus de ces luttes pourraient-elles intervenir en retour dans ces conditions afin d'élaborer davantage cette subjectivité partisane dans et au-delà des luttes individuelles ? L'émergence du parti est autant un processus d'assemblage et d'apprentissage à partir de l'intelligence collective de la classe au milieu de conflits incendiaires qu'une intervention propositionnelle ou une synthèse programmatique. Plutôt que de considérer les soulèvements récents d'un point de vue purement négatif, en comprenant leurs limites comme découlant d'idées erronées, l'enquête partisane considère ces échecs comme des limites principalement matérielles, exprimées de manière tactique, qui comportent également une force subjective propulsive. En conséquence, ils peuvent être interprétés de manière positive comme un réservoir accumulé d'expérimentations collectives, bien que cela ne se concrétise que dans la mesure où ces expériences servent à éclairer les cycles futurs de révolte.
L'avant-garde tactique et le sigil
Les limites tactiques qui apparaissent pour contraindre toute rupture sociale ne peuvent être surmontées que par l'action, et seule l'action élabore la pensée collective. L'action est l'interface nécessaire entre la pensée isolée des individus ou des groupes et la subjectivité de masse exprimée dans la rébellion plus large. Les approches conventionnelles de la question de l'organisation tendent à supposer que l'action découle du sentiment moral ou politique individuel. Ces approches sont « discursives » en ce sens qu'elles présupposent que l'action politique est précédée par la proposition intellectuelle d'un certain programme. En d'autres termes, l'hypothèse est que les gens sont convaincus d'adopter certaines idées politiques par le biais de conversations, de polémiques ou de propagande, et que ces idées impliquent ensuite l'adoption de certaines orientations stratégiques et de pratiques tactiques affiliées. Mais l'histoire démontre exactement le contraire : les positions politiques émergent de l'action tactique plutôt que de l'imposition discursive d'arguments moraux ou idéologiques.
Donner la priorité au programme est donc rétrograde et, en fait, sert souvent de forme de désorganisation. En réalité, l'organisation émerge grâce au dépassement pratique des limites matérielles, laissant derrière elle ses engagements intellectuels, esthétiques et éthiques. En d'autres termes, les gens ne rejoignent pas les organisations, ne les soutiennent pas et n'adoptent pas leurs positions politiques, leur symbolique et leurs dispositions générales en masse parce qu'ils sont d'accord avec elles. Ils le font parce que ces organisations font preuve de compétence et de force d'esprit. Dans la théorie militaire, ce processus est compris comme une lutte pour le « contrôle concurrentiel » d'un champ de conflit ouvert. [3] Ce n'est qu'après l'établissement de ce leadership concret dans l'action que les gens deviennent réceptifs au leadership plus abstrait dans le programme et les principes. Ainsi, même si l'approche propositionnelle possède un programme théoriquement perspicace et pratiquement utile, ce programme sera néanmoins incapable d'influencer le cours des événements tant que ses adhérents n'auront pas la capacité de mener les interventions tactiques nécessaires pour interagir avec l'intelligence collective du soulèvement.
De plus, ces programmes doivent eux-mêmes être considérés comme des articulations vivantes de leur moment politique. Même leur analyse structurelle la plus expansive exprime une forme d'intelligence collective localisée à un moment et à un endroit particuliers. Par conséquent, ils sont non seulement provisoires, mais doivent également être articulés à l'action et en découler. Ce processus remodèle alors ces positions elles-mêmes et génère de nouvelles formes de pensée politique. La politique se propage et s'élabore ainsi à travers cette interface tactique. En commettant des actes courageux qui dépassent les limites tactiques d'une lutte donnée, la symbologie d'un groupe de partisans peut acquérir une force mémétique supplémentaire, devenant ce que j'appelle un sigil : une forme symbolique flexible qui compresse et diffuse une certaine dimension de l'intelligence collective de la rébellion dans une grammaire visuelle simplifiée et, ce faisant, puise dans une forme plus expansive de subjectivité (le parti historique, exploré ci-dessous). [4] Dans leur forme la plus rudimentaire, les sigils opèrent au niveau esthétique : des objets tels que les gilets jaunes ou les casques jaunes des luttes de la fin des années 2010. Dans leur forme plus élaborée, ils englobent certains tactiques ou dispositions organisationnelles transmettant un nom et un ensemble de pratiques minimales : conseils d'entreprise, comités de résistance de quartier, occupations de places publiques, etc. Le sigil traduit les tactiques en formes largement reproductibles et offre un passage minimal par lequel les non-initiés (c'est-à-dire la partie de la population normalement considérée comme « apolitique ») peuvent entrer dans le moment de rupture. Le sigil ouvre donc l'action à une base sociale plus large de participants, qu'ils adhèrent ou non à des points d'unité discursifs ou programmatiques.
Le sigil fait ainsi émerger une forme préliminaire de subjectivité collective depuis la marée montante de l'histoire. Il convoque simultanément une force partisane depuis la classe grâce à son pouvoir apparemment occulte et, en tant que point de repère pratique orientant des tactiques concrètes, structure également cette subjectivité amorphe en formes minimales d'organisation. Bien que mémétique, le sigil n'est pas principalement esthétique et ne repose sur aucun moyen technique particulier pour sa propagation. Les sigils n'émergent que par l'exemple tactique. Les dispositions politiques suivent alors le sigil, servant, après coup, d'articulation désordonnée et principalement subconsciente de ces actes radicaux. Une personne portant un casque jaune brise les vitres du parlement ; l'ensemble des sentiments et conflits politiques associés à cet acte symbolique — dans ce cas, le localisme de droite à Hong Kong — peut alors se propager davantage par la réplication mémétique, permettant aux symboles et aux pratiques associés de dominer plus facilement l'espace esthétique et tactique de la rébellion, renforçant ainsi le charisme de leurs positions politiques affiliées. [5]
Luttes pour la subsistance
Une distinction tout aussi importante est celle entre le projet partisan, qui ne peut être construit que dans et à travers des ruptures sociales à plus grande échelle, et les formes de lutte plus limitées visibles dans le bouillonnement continu des conflits de classe. [6] Toute organisation communiste doit nécessairement s'orienter autour des luttes pour la subsistance qui émergent continuellement à travers la classe, générées par les dynamiques contradictoires de la société capitaliste. Même si des événements politiques plus vastes dépassent ces luttes — et cet excès est le véritable lieu où émerge une force subjective (voir ci-dessous) —, les conflits initiaux sur les conditions et l'imposition de la subsistance sont néanmoins à l'origine de ces événements. De même, ces luttes pour la subsistance structurent le champ dans lequel l'organisation doit persister dans la période d'intervalle entre des soulèvements spécifiques. Toute organisation communiste doit donc être capable de se traduire en permanence en intérêts de classe concrets en assumant des fonctions pratiques liées à la fois aux conditions spécifiques de subsistance à un moment donné et aux méthodes spécifiques par lesquelles la subsistance est imposée à la classe.
Cependant, les communistes doivent également considérer les luttes pour la subsistance comme une limite à surmonter. Étant donné que les revendications et les griefs exprimés par ces luttes sont des intérêts imposés émanant d'identités qui sont, en fin de compte, construites par le capital (comme on le voit dans l'opposition raciste à la main-d'œuvre migrante, par exemple), se contenter de défendre le bien-être matériel (c'est-à-dire lutter pour des gains réels pour la classe ouvrière) finit par priver une organisation communiste de sa fidélité au projet communiste plus large. L'élan incendiaire de toute lutte donnée coule à travers les mille petites plaies du compromis. En fait, la « victoire » dans toute lutte pour la subsistance est souvent en soi une défaite : le policier meurtrier est convoqué par la justice (peut-être même reconnu coupable), l'augmentation salariale est obtenue, le projet de développement destructeur pour l'environnement est annulé, la loi controversée est retirée, le président démissionne (et le pouvoir passe au gouvernement « de transition »). Le meilleur moyen de vaincre un mouvement communiste est quand le parti de l'ordre concède des gains réels dans le cadre des luttes pour la subsistance et consolide ces gains sous sa propre bannière.
Au sens large, les luttes pour la subsistance sont celles qui se concentrent sur des questions concrètes de survie sous le capitalisme. Bien qu'elles s'inscrivent dans plusieurs dimensions, elles peuvent être grossièrement divisées en luttes sur les conditions de subsistance et en luttes sur l'imposition de ces conditions à la population. Les premières ont tendance à se concentrer sur des questions de distribution relativement étroites liées à l'accès aux ressources sociales, tandis que les secondes ont tendance à se concentrer sur les questions plus larges de survie et de dignité qui découlent de la répartition de ces ressources.
La première catégorie, les luttes pour les conditions de subsistance, est presque toujours centrée d'une manière ou d'une autre sur le niveau des prix. Elles peuvent être subdivisées en luttes pour les prix généraux des marchandises (le coût de la vie, en particulier les loyers), les luttes pour le prix de la main-d'œuvre (salaires, pensions et autres avantages sociaux) ou les luttes pour la tarification des services et des ressources acheminés par l'État (aide sociale, infrastructures, éducation). Les différences institutionnelles entre les localités font que certaines questions (telles que la sécurité sociale) peuvent se situer d'un côté ou de l'autre, ou couvrir les deux. Les hausses soudaines des prix ou des nouvelles répartitions des biens sociaux peuvent certainement déclencher des protestations à grande échelle, et l'inflation et la corruption à long terme peuvent augmenter la fréquence des luttes pour la subsistance. Cependant, en règle générale, ces luttes sont plus facilement récupérées dans la sphère politique et ne prennent un caractère radical que dans des conditions extrêmes ou lorsqu'il existe des organisations partisanes pour les pousser dans cette direction. Pour cette raison, leur expression politique tend vers un populisme simple axé sur le rétablissement de niveaux de prix stables, supposés avoir été faussés par des interventions extérieures (de la part d'une fraction des élites rentières) dans le fonctionnement par ailleurs efficace du marché.
La deuxième catégorie, les luttes contre l'imposition de ces conditions de subsistance à la population, se concentre sur la survie et la dignité dans la vie et le travail. Les plus évidentes sont les protestations récurrentes à petite échelle contre les meurtres de pauvres par la police dans un quartier donné (du moins celles qui ne sont pas encore des soulèvements de masse), les luttes abolitionnistes contre l'incarcération, les protestations purement locales contre les expulsions, etc. Mais ce type de luttes s'entrecroise également avec les autres. Sur le lieu de travail, par exemple, les luttes pour les conditions de subsistance sont souvent moins motivées par leur objectif immédiat (par exemple, l'augmentation des salaires) que par l'opposition à des dirigeants autoritaires ou à des traitements différenciés en fonction de la race ou du statut migratoire au sein de l'entreprise. Ces conflits sont souvent les plus incendiaires sur le lieu de travail, comme le savent tous ceux qui se sont déjà organisé dans un lieu de travail. De même, lorsque les luttes pour les conditions de subsistance se heurtent à la violence policière, elles deviennent immédiatement des luttes contre l'imposition même de ces conditions à la population. Ces luttes sont donc plus larges que celles du premier type, prenant rapidement des caractéristiques plus ouvertement politiques et s'exprimant souvent comme des luttes contre la domination en tant que telle.
Contrairement aux luttes pour les conditions de subsistance, qui peuvent souvent être prédites de manière très approximative par l'évolution des politiques et des niveaux de prix, les luttes contre l'imposition de ces conditions à la population sont extrêmement difficiles à prévoir. Au-delà de l'idée générale selon laquelle ces luttes éclateront plus facilement dans certaines régions et parmi les populations soumises à une extrême misère, et qu'elles se propageront plus efficacement lorsqu'un cas particulier sera largement médiatisé, il est difficile de dire, par exemple, quand un meurtre commis par la police donnera lieu à une manifestation, et il est pratiquement impossible de dire quand il pourrait déclencher une révolte généralisée qui dépasserait alors ses limites initiales. En règle générale, cependant, ces luttes sont plus difficiles à récupérer par les institutions existantes et se propagent plus facilement, car leur répression même déclenche de nouvelles révoltes.
Certaines confluences particulières de luttes pour la subsistance servent comme base pour l'émergence de soulèvements de masse, qui dépassent alors ces limites initiales et cessent ainsi de se contenter de l'expression de ces luttes sous-jacentes. Bien que les deux modes de lutte pour la subsistance jouent ici un rôle, c'est généralement le second type qui agit comme déclencheur immédiat. Les manifestations en cours en Indonésie en sont un bon exemple : les luttes incessantes autour des conditions de subsistance (coût de la vie, répartition des ressources par l'État, accès à l'emploi, etc.) ont fourni l'ensemble des griefs fondamentaux à des manifestations initialement limitées. Celles-ci ont ensuite explosé en un soulèvement massif de la jeunesse après que la police a assassiné de manière effrontée un livreur et réprimé violemment d'autres manifestations, entraînant encore plus de morts. Néanmoins, même des luttes agressives contre l'imposition des conditions de subsistance existent dans les mêmes paramètres que toute lutte pour la subsistance, exprimant des intérêts concrets qui peuvent donc être récupérés ensuite par le parti de l'ordre. [7]
Œcuménique et expérimental
Toute prétention d'un parti à posséder la seule voie véritable vers la révolution est évidemment risible. Les révolutions ne sont pas monoculturelles, ni en théorie ni en pratique. La seule chose qui devrait unir les communistes est donc une opposition stricte au sectarisme et à toute prétention à la certitude. Notre pratique doit être œcuménique et expérimentale dès le départ, cultivant, rassemblant et catalysant les différences qui sont ensuite mises en dialogue constant les unes avec les autres. Ce n'est qu'en intégrant des approches hétérogènes dans nos efforts que nous pouvons espérer générer des solutions novatrices aux innombrables limites intellectuelles et tactiques auxquelles se heurte tout processus révolutionnaire. Cela nécessite de maintenir une attitude d'ouverture envers les courants apolitiques ou antipolitiques, ainsi qu'envers ceux dont l'expression stylistique ou tonale de la politique diffère de la nôtre, plutôt que de transformer maladroitement ces différences esthétiques en critiques prétendument politiques.
En même temps, l'œcuménisme n'est pas équivalent à l'éclectisme. Et l'expérimentation n'est pas la même chose que la romantisation de la nouveauté. Il ne s'agit pas simplement d'« emprunter ce qui est utile » à une source donnée pour créer un joyeux patchwork d'idées radicales, ni de s'obséder sur une tactique ou une disposition « nouvelle » dans la lutte (presque toujours ancienne, en fait), mais plutôt de tirer et d'intégrer des vérités fragmentaires dans une idée communiste multiple mais néanmoins cohérente, largement partagée par tous les partisans, chacun élaborant le même projet de base dans une multitude de dimensions. Le communisme tient sa cohérence dans la diversité même des expressions qui le composent. Mais cette diversité exige, comme fondement, que ces expressions circulent néanmoins autour d'un certain ensemble de conditions minimales, comme un pendule oscille autour d'un centre de gravité distinct (mais aussi virtuel ou émergent). Simplifiées autant que possible, ces conditions pourraient se résumer ainsi : la conviction que l'objectif d'un tel projet est la création d'une société planétaire fonctionnant selon les principes de délibération, de non-domination et de libre association, utilisant les vastes capacités (scientifiques, productives, spirituelles, culturelles, etc.) de l'espèce humaine pour réhabiliter son métabolisme avec le monde non humain.
Ces conditions minimales débouchent ensuite sur une série de questions et de conclusions supplémentaires qui doivent être élaborées dans le cadre du projet partisan lui-même. Par définition, toute société fonctionnant selon ces principes doit abolir la domination indirecte ou obscure inhérente à la valeur en tant que forme sociale (y compris la monnaie, les marchés, les salaires, etc.) et dans les formes d'identité légales et illégales qui en découlent (c'est-à-dire le statut de « citoyen » d'un « pays » avec des droits différentiels), ainsi que les formes directes de domination exprimées dans l'État, dans l'inclusion obligatoire au sein d'unités familiales autoritaires, dans les pratiques coutumières patriarcales ou xénophobes, etc. De même, puisqu'il implique une transition entre des formes d'organisation sociale fondamentalement différentes, le communisme doit émerger d'une rupture révolutionnaire avec l'ancien monde et ne peut être atteint progressivement par des moyens évolutifs tels que la réforme graduelle et le développement des forces productives. Il en découle peut-être la ligne de démarcation la plus importante : celle qui sépare les communistes de tous ceux qui craignent, rejettent ou traitent comme infantile le comportement tumultueux de la foule au moment du soulèvement, préférant soit des tactiques de protestation ordonnées et « pacifiques », soit une forme mythique de discipline militante, comme si les insurrections étaient des opérations militaires chirurgicales plutôt que des soulèvements de masse chaotiques.
À première vue, cela semble poser un paradoxe : si nous considérons l'unité comme synonyme d'uniformité et donc comme l'opposé de la diversité ou de la différence, ces conditions prendraient un caractère exclusif contraire à l'esprit œcuménique. Mais ce qui est proposé ici n'est pas une unité stricte ou supérieure qui l'emporte sur les éléments subsidiaires et les homogénéise, mais simplement une mesure nécessaire de cohérence. Si ces conditions minimales doivent être appliquées afin de garantir un environnement œcuménique propice à la prolifération d'idées véritablement communistes, ce processus de restriction est simultanément générateur. Sans une telle restriction, les idées « radicales » ou « gauchistes » non-communistes, plus proches du sens commun de l'idéologie populaire, effaceront rapidement tout contenu communiste. S'il est important de rester en dialogue avec ces courants vaguement « socialistes », « abolitionnistes » ou « activistes » – car leurs propres contradictions ont tendance à conduire une minorité de participants plus intelligents vers le communisme –, il est encore plus important de se distinguer d'eux, en refusant de liquider le projet communiste dans ce libéralisme à la fois tiède et radical. Cela nous permet alors d'établir les bases de notre propre expérimentation, permettant aux partisans communistes de tenter différentes formes d'intervention et d'engagement, puis de rassembler les résultats de manière lucide.
Lorsque nous parlons d'organisation communiste, nous ne parlons pas d'organisation en général. Bien que diverses théories de l'organisation en tant que telles — tirées de la cybernétique, de la biologie ou même d'exemples de structures de coordination utilisées dans des contextes corporatifs ou militaires — soient évidemment instructives, elles manquent également d'une caractéristique nécessairement transcendante : l'orientation partisane vers une idée. La position partisane nécessite une théorie non seulement de l'organisation, mais plus spécifiquement de l'organisation du parti. De plus, pour les communistes, c'est une question qui ne peut être formulée qu'à travers une « théorie » du parti élaborée dans la pratique : continuellement construite à partir des leçons pratiques tirées d'une longue histoire de conflits de classe, et toujours réinjectée dans ce conflit pour être testée et affinée. Bien que cette théorie puisse, à un moment donné, être assemblée et articulée par des penseurs spécifiques, elle exprime en fin de compte un héritage collectif continuellement réappris et réinventé par l'action de la classe.
Le parti historique (invariant)
À un niveau élevé d'abstraction, nous pouvons diviser la théorie du parti en trois concepts distincts, mais interdépendants. Le premier d'entre eux, le parti historique, est également le plus large, englobant la somme des formes de trouble à grande échelle, apparemment spontanées, qui resurgissent continuellement des luttes pour les conditions de subsistance. On en parle au singulier : il existe un seul parti historique qui bouillonne sous la société capitaliste dans tous les lieux et à toutes les époques, bien qu'il ne devienne visible que lorsqu'il remonte à la surface. Marx l'appelle également le « parti de l'anarchie », car il est traité comme tel par le « parti de l'ordre » qui tente de le réprimer et par l'« anti-parti » qui tente de le refermer complètement [8]. Ce parti est toujours, au moins vaguement, identifiable dans le bouillonnement des luttes pour la subsistance. Cependant, les luttes pour la subsistance ne reflètent pas en elles-mêmes un contenu communiste et ne prennent pas « naturellement » un caractère partisan. Au contraire, elles ont tendance à exprimer les intérêts déterminés d'identités socialement sculptées et, par conséquent, leur voie la plus probable est de développer des revendications relativement limitées et représentatives qui, même si elles s'expriment par le biais de « mouvements sociaux populaires », opèrent entièrement dans le domaine de la politique conventionnelle : demander des réformes aux pouvoirs en place, faire appel à l'opinion publique, voire affirmer les intérêts insulaires d'un segment de la classe contre les autres.
Les luttes de subsistance en elles-mêmes sont mieux compris comme des formes expressives de conscience politique, dans lesquelles la « subjectivité » est réduite à la simple représentation de la place sociale. En revanche, l'horizon émancipateur visible dans le mouvement du parti historique émerge uniquement dans l'excès de la représentation, bien qu'il émerge aussi nécessairement d'une situation sociale spécifique (c'est-à-dire des conflits et des arrangements de pouvoir qui sont propres à cet endroit). La subjectivité révolutionnaire est l'élaboration d'une universalité pratique en tension avec ses propres conditions d'émergence. [9] Ainsi, l'existence du parti historique est plus évidente lorsque les luttes pour la subsistance atteignent une certaine intensité, à partir de laquelle elles prennent un caractère auto réflexif qui dépasse les limites de leurs griefs initiaux. En termes conventionnels, c'est le moment où les luttes singulières deviennent des soulèvements « de masse » multiforme. Ces ruptures sociales peuvent alors également devenir des singularités politiques, ou ce que le philosophe politique Alain Badiou appelle des « événements », qui déforment le tissu de ce qui semble possible dans un lieu donné et, ce faisant, remanient les coordonnées du paysage politique dans leur sillage. [10]
En soi, le parti historique est une force qui n'est pas tout à fait subjective. Bien qu'il génère certainement des formes de « conscience de classe », le parti historique lui-même opère à un niveau qui peut être décrit comme le subconscient de la classe. Il semble donc souvent incomplet, impénétrable et réactif. De plus, l'intensité d'une réaction est souvent extrêmement difficile à prévoir. Par exemple, les meurtres commis par la police sont monnaie courante, mais seuls certains cas — en substance identiques à tous les autres — donnent lieu à des soulèvements de masse. Néanmoins, le mouvement du parti historique est également et évidement lié aux tendances structurelles de long terme dans un lieu donné et dans la société capitaliste dans son ensemble. En fait, on peut même considérer qu'il est propulsé par la tension inhérente entre les identités socialement existantes (la « conscience politique » anti-émancipatrice des luttes de subsistance et des mouvements sociaux) et leur sur-expression excessive dans l'événement.
Cela explique les fluctuations du parti historique, qui sont déterminées par la confluence de ces tendances objectives et leur élaboration subjective dans le conflit de classe, ainsi que son invariance. Les lois fondamentales de la société capitaliste ne changent pas, et la crise et la lutte de classe sont les moyens par lesquels cette société se reproduit. C'est pourquoi les luttes de subsistance surgiront toujours et, réunies ensemble à un certain rythme et avec une certaine intensité, elles auront toujours tendance à déborder de leurs propres limites, générant des événements politiques dans lesquels le parti historique devient visible. À travers son conflit avec le monde existant, le parti historique projette alors une image négative du communisme.
Cette image est invariante dans deux sens. Premièrement, puisque la logique sociale fondamentale de la société capitaliste ne change pas, les conditions minimales pour sa destruction restent également les mêmes. Nous pouvons considérer cela comme une invariance « théorique » ou « structurelle ». Deuxièmement, le processus par lequel la subjectivité révolutionnaire prend forme est également invariant, en ce sens que les communistes seront toujours confrontés aux mêmes énigmes centrales et recevront des réponses similaires de la part des forces de l'ordre social, ce qui aboutit à un champ stratégique qui est, fondamentalement, identique à celui auquel ont été confrontées les forces révolutionnaires dans le passé. Nous pouvons considérer cela comme une invariance « pratique » ou « subjective ».
La dépossession à la base de l'existence prolétarienne, qui se manifeste dans les luttes quotidiennes pour la subsistance, ainsi que la possibilité d'un pouvoir prolétarien qui se manifeste dans l'excès politique de l'événement, se combinent pour créer une image potentielle, virtuelle ou spectrale du communisme qui est toujours visible pour certains participants et pas pour d'autres, en raison d'une combinaison de circonstances et de tempéraments. En traçant les limites d'une lutte donnée, ces participants se retrouvent à élaborer un modèle, un principe ou une vérité plus large : l'idée invariante du communisme. Pour cette même raison, les événements s'ouvrent directement sur une certaine dimension de l'absolu, reliant entre eux des soulèvements d'époques et de lieux très différents dans la même éternité qui est elle-même le reflet dans le présent du futur communiste potentiel.
Le parti formel (éphémère)
Les partis formels représentent des tentatives d'élaborer ce motif dans et au-delà des événements, gravant cette idée invariable dans la matière éphémère d'assemblées conscients d'individus. On parle des partis formels au pluriel : il y a toujours plusieurs partis formels opérant simultanément, chacun cherchant sa voie selon sa propre méthode de navigation à l'estime et élaborant ainsi le motif ou le principe dans des directions distinctes qui s'opposent souvent les unes aux autres.
On ne peut jamais dire qu'un seul parti formel fonctionne comme « l'avant-garde » de la classe dans son ensemble. Néanmoins, tout comme les vagues qui déferlent représentent un mouvement fluide plus profond en dessous, le parti historique générera toujours ses propres détachements avancés. Tout parti formel a donc le potentiel de servir comme un avant-garde, parmi d'autres, du parti historique. Ces avant-gardes opèrent souvent selon différentes dimensions : certains partis formels expriment une compréhension théorique plus avancée et plus complète, tandis que d'autres expriment des connaissances tactiques plus raffinées, ou permettent simplement à leur esprit de briller dans la bataille, chaque acte courageux allumant un nouveau feu de signalisation pour attirer la classe dans son combat inévitable.
Ces partis émergent généralement de l'excès autoréflexif de l'événement, bien qu'ils puissent également apparaître sous des formes faibles pendant les périodes d'intervalle, en particulier lorsque le niveau global de subjectivité partisane est élevé. À la base, un parti formel voit le jour chaque fois que des groupes d'individus se réunissent pour élargir, intensifier et universaliser consciemment un événement. Les partis formels survivent souvent à l'essor du parti historique et, dans la période intermédiaire entre les ruptures sociales, peuvent tenter d'élaborer la vérité collective révélée par l'événement, de préparer de futurs soulèvements ou (s'ils en ont la capacité) d'intervenir dans les conditions actuelles afin de rendre plus probable l'émergence d'événements futurs et de s'assurer qu'ils aient plus de chances de dépasser les limites antérieures. En ce sens, les partis formels expriment une forme faible ou partielle de subjectivité, ou, plus précisément, le processus initial et hésitant à travers lequel un sujet révolutionnaire se forme.
La grande majorité des partis formels sont des groupements de petite taille et à orientation pratique qui ont un caractère « tactique » ou pratique, émergeant généralement de collectifs fonctionnels improvisés formés au milieu d'une lutte : un comité d'organisation lors d'une vague de grèves, une cantine lors d'une occupation, des groupes de manifestants de première ligne engagés dans des affrontements violents avec la police, des collectifs d'étude et de recherche formés pour mieux comprendre la lutte, ou divers conseils de quartier qui émergent invariablement au milieu d'une insurrection. Mais les partis formels peuvent aussi être plus importants, plus explicitement politiques, et même « stratégiques » dans leur orientation, tant qu'ils conservent cet aspect partisan. Les groupes tactiques qui ne se dissolvent pas auront tendance à évoluer dans cette direction. En conséquence, ils peuvent même se transformer en « partis communistes » nominaux, chacun se présentant comme le parti communiste d'un certain lieu et souvent en contraste à d'autres « partis communistes » qui se chevauchent. Cependant, aucun d'entre eux n'est le parti communiste en tant que tel.
Bien que cela puisse sembler énigmatique, les partis formels existent, qu'ils reconnaissent ou non leur existence. En d'autres termes, les partis formels désignent également des regroupements « informels » qui ne se considèrent pas nécessairement comme des « organisations » cohérentes. Par exemple : des groupes d'amis qui se réunissent tous les soirs au milieu de la lutte, des sous-cultures qui participent au soulèvement et sont ensuite déchirées par ses conséquences, et bien sûr les divers « groupes affinitaires » et « organisations informelles » qui, ironiquement, ont tendance à avoir des formes de discipline plus rigoureuses et des structures de commandement plus raffinées. Indépendamment de leur prétendue « informalité », ces groupes fonctionnent en fait selon les formalités de la coutume, du charisme et de la simple inertie fonctionnelle.
La différence entre les groupes « informels » et « formels » ne réside pas en réalité dans le fait qu'ils soient ou non des partis formels (les deux le sont), mais dans la mesure où cette formalité est une caractéristique explicite et revendiquée de l'organisation. De même, leur aspect partisan — l'engagement à élaborer la vérité collective de l'événement en général et à dépasser les limites de tout événement donné — n'a rien à voir avec leurs déclarations programmatiques. Les partis formels sont plutôt mis à l'épreuve et perdent ou conservent leur statut d'organisations partisanes lorsqu'ils sont confrontés à de nouveaux événements politiques. Ces événements démontrent si le parti est resté fidèle au projet communiste, en créant les conditions dans lesquelles son attitude et son comportement peuvent être testés face à l'« anarchie » déclenchée par un soulèvement donné. S'engage-t-il dans la nouvelle révolte ? Si oui, sa forme d'engagement tend-elle à détourner cette révolte vers des voies plus conservatrices ? Ou remplit-il une fonction pratique en contribuant à pousser cette révolte au-delà de ses limites ?
S'il s'avère insuffisant, l'ancien parti formel est réduit : il n'est plus du tout un parti, mais une simple organisation ou, pire encore, un organe opérationnel du parti de l'ordre, ou anti-parti. C'est l'une des raisons pour lesquelles le parti formel est toujours éphémère. En tant que groupes fonctionnels et souvent fortuits, les partis formels s'autoliquident souvent lorsqu'ils ne sont plus nécessaires, ou bien changent de forme, évoluant de groupes tactiques soudés au milieu d'un soulèvement vers une scène sociale plus amorphe après celui-ci. Parallèlement, les organisations plus importantes conservent souvent l'apparence d'un parti formel, mais échouent complètement à l'épreuve de l'événement lui-même, après quoi elles se retirent dans l'obscurité, emportées par les courants de l'histoire ou durcies en une secte culte qui ne remplit aucune fonction pratique. Selon cette même logique, des organisations préexistantes peuvent soudainement assumer des fonctions partisanes et devenir ainsi des partis formels, qu'elles aient été explicitement politiques avant le soulèvement (groupes abolitionnistes, syndicats, groupes d'entraide) ou seulement marginalement politiques (ultras de football, églises, organisations de secours en cas de catastrophe).
Cependant, la « disparition » des partis formels ossifiés est en soi productive, car les futurs partis formels émergent alors grâce à leur opposition à ces organes ossifiés et, ce faisant, expriment des formes plus avancées de subjectivité. C'est pourquoi les partis formels récemment liquidés et ossifiés constituent en quelque sorte le terreau à partir duquel peuvent émerger des formes plus complexes de vie politique. Pour comprendre cette complexité, il faut alors établir des distinctions plus fines entre les différentes formes d'organisation en tant que telles (en particulier les organisations apolitiques et pré-politiques les plus susceptibles de prendre des caractéristiques partisanes au cours d'un événement, ou les plus utiles aux partisans pour établir des interfaces) et entre les différentes espèces de partis formels : les groupes purement tactiques et fortuits, les groupes militants « informels », les groupes militants « formels », les syndicats radicaux, les milices d'autodéfense, les ostensibles « armées du peuple », les « partis communistes » nominaux, etc.
La forme atomique de l'organisation partisane est ce que j'appelle le « conclave communiste ». Les communistes se forment au milieu d'événements politiques et émergent souvent seuls ou, au mieux, en très petits groupes. De même, les communistes se rencontrent souvent au milieu de luttes et commencent à se coordonner de manière informelle. Ces petits groupes de communistes peuvent être qualifiés de « conclaves », compte tenu de leur caractère privé et quelque peu ritualiste, et bien sûr du fait qu'ils sont organisés dans la fidélité à un projet transcendant. Partout où deux ou trois personnes se réunissent en tant que communistes, il existe un conclave, qu'il se considère ou non comme tel. Les conclaves fonctionnent principalement par affinité. Certains développent ensuite cette affinité en divisions du travail plus formelles ou en sous-cultures informelles plus larges. Souvent, les conclaves servent de germe à des partis formels plus élaborés.
Cependant, même lorsque des projets partisans formels émergent, les conclaves persistent en leur sein et à travers eux. Ces liens d'affinité informels sont eux-mêmes des partis formels importants. Ils servent à combler le fossé entre les organisations partisanes et non partisanes, à intégrer de manière plus étroit les projets partisans formels et à fournir une résilience et une redondance lorsque les organisations formelles sont mises à rude épreuve et se fragmentent. En d'autres termes, des partis formels mineurs existeront toujours au sein de partis formels plus complexes. L'informalité et la formalité, la spontanéité et la médiation, l'opacité et la transparence ne s'opposent pas. Aucune ne peut être privilégiée par rapport à l'autre, ni être éliminée dans son intégralité. Des conclaves secrets existeront (doivent et devraient exister) au sein d'organisations communistes formelles dont l'adhésion est transparente, et des conclaves encore plus secrets existeront au sein du conclave.
La théorie, l'invention tactique et la camaraderie se forgent dans ces espaces sombres et intimes avant d'être élaborées dans des lieux plus ouverts à travers des discussions, des débats et des expérimentations transparents. Si un conclave peut être visible de l'extérieur, il reste une institution relativement opaque. D'une part, cela représente toujours une menace pour l'organisation dans son ensemble, dans la mesure où cela permet des intrigues en coulisses et des prises de pouvoir secrètes. D'autre part, c'est précisément cette confidentialité qui permet au conclave d'être expérimental et créatif. Les partis formels plus complexes doivent être conçus de manière à se prémunir contre la persistance de partis formels relativement opaques en leur sein, tout en les acceptant, et, idéalement, à s'appuyer sur ces organes comme source de vitalité. Bien que ces conclaves puissent potentiellement être intégrés dans des caucus ou des factions ouverts au sein d'organisations plus larges, ils ne sont pas synonymes de ceux-ci et sont souvent alignés par des facteurs fortuits (tels que l'expérience commune d'une lutte) plutôt que par un accord théorique. Ils précèdent donc ce travail de caucus plus public, et un seul caucus peut inclure plusieurs conclaves.
Le parti communiste (éternel)
Le parti communiste émerge de l'interaction entre le parti historique et les nombreux partis formels qu'il génère, englobant et dépassant les deux. À la longue, une combinaison de facteurs structurels provoque une turbulence accrue au sein du parti historique. Pendant ce temps, la force subjective faible ou partielle de divers partis formels, réunis par la volonté ou les circonstances, finit par pouvoir intervenir à nouveau dans les conditions présentes afin de revitaliser davantage le parti historique qui les a fait naître. Il en résulte une forme d'organisation émergente fonctionnant à une échelle totalement différente de celle des soulèvements fortuits du parti historique ou des activités improvisées, tactiques et largement localisées (même si elles sont à grande échelle) des partis formels. Le parti communiste est singulier, mais multiple.
En tant qu'environnement expansif de l'activité partisane de plus en plus organisée, le parti communiste n'est jamais le nom d'un « Parti Communiste » officiel particulier opérant quelque part dans le monde. Bien que ces nombreux partis communistes en « majuscules » soient souvent des éléments importants du parti communiste « minuscule », celui-ci ne peut être réduit à eux. De plus, c'est toujours une erreur stratégique majeure que de tenter de subordonner le parti communiste en tant que tel aux intérêts d'un Parti Communiste unique (même si ce Parti Communiste en est venu à représenter un mouvement révolutionnaire local). Le parti communiste peut être considéré comme une forme de « méta-organisation » qui permet à la fois l'élaboration de partis officiels et stimule la vitalité du parti historique qui surgit en dessous. Il est donc possible de parler du parti communiste comme d'une sorte d'« écosystème » partisan, dans la mesure où l'interaction entre le parti historique et les nombreux partis formels qui y sont enracinés crée littéralement un territoire partisan qui, en tant que moyen d'organisation ultérieure, crée ses propres contraintes et motivations émergentes.
Mais cette image du parti comme « écosystème » est en fait idéologique. Après tout, la métaphore de l'écosystème est privilégiée dans la philosophie politique libérale en raison de sa logique prétendument « horizontale », qui semble reproduire le fonctionnement (également prétendument « horizontal ») du marché. Et, dans ce cas, elle ne rend tout simplement pas compte de la situation dans son ensemble : le parti communiste n'est pas un écosystème de lutte qui s'étend aveuglément dans l'histoire. Il s'agit plutôt du point où la faible subjectivité visible dans le parti formel se transforme en une forte subjectivité à la hauteur de la tâche révolutionnaire. Cette subjectivité révolutionnaire s'étend nécessairement à des organisations individuelles et est elle-même organisée, intentionnelle, relativement consciente d'elle-même (bien que cela dépende de la position de chacun en son sein) et inégalement répartie sur le plan géographique et démographique.
Le parti communiste a également été décrit, traditionnellement, dans le langage trop vague d'un « mouvement communiste international » et dans le langage trop étroit de toute « internationale » donnée, à laquelle on attribue ensuite un statut ordinal dans la séquence historique. En fin de compte, il est préférable de le considérer comme se situant quelque part entre l'amorphisme d'un écosystème ou d'un mouvement et la structure rigide des chapitres qui englobe les différentes itérations des internationales formelles et fédératives. Mais il est également plus vaste que l'un ou l'autre dans la mesure où ses capacités organisationnelles réelles se situent en dehors du vaste « mouvement communiste » d'un côté, et de l'étroitesse des fédérations des « partis communistes » de l'autre. Ses capacités organisationnelles réelles sont mesurées plutôt par la relation avec les associations conciliaires ou délibératives spécifiques qui émergent de la classe au milieu d'une insurrection, et qui commencent alors à prendre des mesures communistes qu'elles y soient réclamées ou non, formant ainsi les communes qui (si elles survivent) deviennent le cœur et le moteur de la séquence révolutionnaire. Cependant, les communes ne peuvent émerger que lorsque le circuit entre les partis formels et le parti historique est bien établi, créant un environnement subjectif dans lequel les formes délibératives, expropriatives et transformatrices d'association libre deviennent une extension organique de l'activité de classe.
Tout comme l'événement, le parti communiste peut émerger, tomber dans l'oubli, puis réapparaître plus tard — mais il s'agit toujours du même parti communiste, lié par un fil rouge à ses incarnations antérieures. Sa croissance extensive (géographique, démographique) et intensive (organisationnelle, théorique, spirituelle) est en soi la vague de révolution qui initie le processus de construction communiste. De même, comme le parti formel, le parti communiste peut sembler se scléroser, se délabrer et abandonner sa fidélité au projet communiste, comme lorsque les partis sociaux-démocrates de la Deuxième Internationale se sont transformés en une politique réformiste et belliciste. Dans une telle situation, cependant, le parti communiste ne se sclérose pas réellement, mais est plutôt éclipsé. Une telle éclipse peut être causée par un certain nombre de facteurs, mais elle est toujours signalée par l'incapacité des partis formels qui composaient autrefois le parti communiste à rester fidèles au projet communiste. C'est pourquoi la réapparition explosive du parti communiste s'opère souvent contre ces vestiges sclérosés, comme lorsque la Troisième Internationale est née d'une série de mutineries, d'insurrections et de révolutions qui cherchaient initialement à imiter la construction du parti de la Deuxième Internationale et qui ont finalement été contraintes de s'opposer à cet héritage même.
Le parti communiste est depuis longtemps en période d'éclipse et, bien que certains signes indiquent sa réémergence, on ne peut pas encore dire qu'il existe sous une forme substantielle. Encore une fois, le parti en tant que tel n'est pas simplement la somme des activités « de gauche » à un moment donné, mais plutôt une forme de supra-subjectivité qui ne subsiste que dans la confrontation incendiaire avec le monde social dominant, servant de passage à travers lequel le communisme peut être élaboré comme une réalité pratique. Plutôt que l'agrégation insensée de nombreux intérêts mineurs dans un système complexe, le parti communiste représente donc le fleurissement matérialisé de la raison humaine nécessaire à l'espèce pour administrer consciemment sa propre structure sociale, qui est simultanément son métabolisme social avec le monde non humain. [11] C'est pourquoi nous pouvons parler du parti communiste comme du cerveau social du projet partisan, et même comme de la chambre de gestation de la société communiste elle-même.
Le parti communiste est donc éternel, en ce sens qu'il est la forme larvaire d'un corps immortel : l'épanouissement de la raison et de la passion à travers une espèce consciente d'elle-même qui coordonne de manière consciente sa propre activité en tant que système géosphérique. [12] En d'autres termes, le parti communiste est la seule arme capable de détruire véritablement la société de classes – en annulant la lutte séculaire entre l'égalitarisme simple et la domination sociale en les subsumant tous deux sous un principe supérieur de prospérité – et il est aussi, par cette destruction même, le véhicule par lequel la vérité dévoilée par le parti historique et élaborée par la multitude des partis formels fleurit dans une ère entièrement nouvelle d'existence matérielle sous-tendant un métabolisme social rationnel à l'échelle planétaire.
Phil A. Neel
Images : René Burri
D'abord publié en anglais sur IllWill.
[1] Pour une critique similaire de cette approche, appliquée à un exemple concret, voir : Jasper Bernes, « What Was to Be Done ? Protest and Revolution in the 2010s », The Brooklyn Rail, juin 2024. En ligne ici.
[2] La question la plus révélatrice est peut-être de savoir pourquoi, même lorsque ces individus et les organisations auxquelles ils sont affiliés ont ostensiblement « accédé au pouvoir » grâce aux élections à la suite de la révolte (comme dans le cas de Syriza, de Podemos ou du gouvernement Boric au Chili), ils ont ensuite complètement échoué à mettre en œuvre un changement social significatif. En fait, le détournement de la révolte populaire vers des campagnes électorales a presque toujours servi de force répressive, contribuant à désintégrer les maigres formes de pouvoir prolétarien qui émergeaient en dehors de la sphère institutionnelle. Cela se produit indépendamment des préférences politiques ou des intentions des dirigeants individuels.
[3] Pour un aperçu de cette idée, voir : David Kilcullen, Out of the Mountains : The Coming Age of the Urban Guerrilla, Oxford : Oxford University Press, 2015, p. 124-127
[4] Le concept de « sigil » est une élaboration du « mème avec force » développé par Paul Torino et Adrian Wohlleben dans leur article « Memes with Force : Lessons from the Yellow Vests » (Mute Magazine, 26 février 2019 ; disponible en ligne ici), et développé plus en détail dans Adrian Wohlleben, « Memes without End », Ill Will, 17 mai 2021 (disponible en ligne ici).
[5] L'utilisation d'un exemple tiré de la droite n'est pas fortuite ici, car les organisations de droite se sont révélées particulièrement habiles à déployer cette logique au cours des dernières décennies. L'une des raisons de l'ascension de la droite est précisément que ce type de leadership est souvent rejeté catégoriquement par ceux de « gauche », qui le considèrent comme une imposition autoritaire inhérente à l'élan spontané de la classe, plutôt que comme une dynamique autoréflexive produite par cet élan même. Le moment fugace est ainsi perdu, et les sigils sont laissés à eux-mêmes jusqu'à leur extinction. J'explore les ramifications de ce problème pour la politique aux États-Unis dans Hinterland : America's New Landscape of Class and Conflict (Reaktion, 2018) et j'examine le même dilemme à Hong Kong dans les chapitres 6 et 7 de Hellworld : The Human Species and the Planetary Factory (Brill, 2025).
[6] Le projet partisan fait référence aux tentatives actuelles d'organiser une forme de subjectivité révolutionnaire collective orientée vers des fins communistes. En d'autres termes, il fait référence à la fois au passé et à l'avenir de la lutte pour émanciper l'humanité des chaînes historiques de la société de classes et inaugurer un avenir communiste. Il est donc vaguement synonyme d'« organisation communiste » ou de « mouvement communiste ».
[7] Même dans le cadre de soulèvements politiques de masse qui dépassent les limites de la subsistance, exprimées sous la forme d'intérêts concrets, une tension persiste néanmoins entre cet excès et ses motifs expressifs. C'est en exploitant cette tension en faveur de l'expressif que ces ruptures politiques sont réprimées et réabsorbées dans le statu quo.
[8] Marx parle du « parti de l'anarchie » et du « parti de l'ordre » dans une série d'articles écrits pour la Neue Rheinische Zeitung en 1850, qui seront ensuite compilés dans un livre, Les luttes de classes en France : 1848-1850, par Engels en 1895 (disponible en ligne ici). Dans cette version livre, les termes apparaissent au chapitre 3. Les mêmes termes réapparaissent dans des ouvrages ultérieurs, tels que Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, publié en 1852. Le terme « anti-parti » est une addition de ma part, introduite dans Hinterland (des extraits disponibles ici).
[9] Ce cadre théorique est tiré des travaux du philosophe politique Michael Neocosmos. Voir son ouvrage Thinking Freedom in Africa : Toward a Theory of Emancipatory Politics, Wits University Press, 2016.
[10] Néanmoins, la nature à la fois universelle et aléatoire de l'événement signifie également que ce remaniement des coordonnées reste difficile à décrire. Par exemple, il est clair pour pratiquement tous les observateurs que « tout a changé » après la révolte de George Floyd, et pourtant, nous aurions tous du mal à expliquer exactement comment les choses ont changé, ou à citer un seul cas précis.
[11] Pour plus d'élaboration sur cette idée, voir : Phil A. Neel et Nick Chavez, « Forest and Factory : The Science and Fiction of Communism », Endnotes, 2023. En ligne ici.
[12] Plus rigoureusement : la réalisation de soi de « l'espèce » en tant que sujet, au-delà de son statut de fait biologique apparent qui exprime, en fait, l'unité matérielle de l'activité productive humaine dans la société capitaliste. Il s'agit de la réalisation, dans la pratique, de ce que le géologue soviétique Vladimir Vernadsky (qui a popularisé le terme « biosphère ») a un jour appelé de manière spéculative la « noosphère ». Cette idée est explorée plus en détail dans Neel, Hellworld, chapitre 2.
15.09.2025 à 12:06
dev
À propos de la mort de C.K. – guide
de groupes de jeunesse fascistoïdes
– Université de Utah Valley 10.09.25
Campus question : « Combien de
personnes transgenres commettent
des tueries » réponse : « Trop » à
ce moment retentit le coup de feu
atteint le cou éteint la cervelle l'air
réel crisse que le Seigneur bénisse
à l'avant-plan deux molosses bleus
crosse et salaire pris de court suent
autour ça caquette en panique sous
la houle de casquettes et le soleil fut
la peur se cerne drapeaux en berne
oracle débâcle bâclages ainsi soit-il.
Tom Nisse
15.09.2025 à 12:02
dev
Avec Cultures en lutte et Ritchy Thibault [lundisoir]
- 15 septembre / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 4, lundisoirCe lundisoir a été tourné à chaud, soit le 11 septembre. Nous y avons convié Ritchy Thibault qui a passé la journée du 10 entre blocages et manifestations sauvages et trois membres de Cultures en lutte ayant participé à l'occupation de la « Maison des cultures urbaines » de la Villette. Toutes les informations sur le mouvement n'étaient pas encore parvenues à nos oreilles. La discussion tient le juste équilibre entre l'exaltation joyeuse d'une potentielle séquence insurrectionnelle qui s'ouvre et la critique modérée d'une situation qui s'est présentée sur un mode mou, incertain, hésitant, parfois même virtuel ou quantique. On s'excuse pour la piètre qualité du son qu'il a fallu remixer avec les moyens du bord à cause d'un gros problème technique.
Notons que les points de vue partagés sont, de facto, très parisiens. Et après réflexion, il nous semble qu'un point n'a pas pu être soulevé. Avec cette présentation, nous voulons nous rattraper. Si le dispositif policier était énorme, la répression a été, grosso modo, moins intense que d'habitude. Pourtant, de nombreuses images de brutalité féroce sont remontées. On en tire la conclusion hypothétique suivante : le dispositif policier avait pour mot-d'ordre de ventiler d'éventuels points de fixation (blocage) et de détruire dans l'œuf toute initiative. Son objectif n'était pas, directement, de pratiquer le terrorisme répressif tout azimut comme au temps des Gilets Jaunes. Les multiples cruautés policières que nos camarades ont pu constater ont donc un autre sens que stratégique : un certain nombre de policiers font du zèle, et ce zèle, est précisément ce surplus de jouissance brutaliste qui caractérise la jouissance fasciste. Nous vous laissons découvrir le contenu de la discussion, mais, s'il fallait retenir une seule chose, ce serait celle-ci : il faut passer du blocage à l'occupation. Le blocage sans occupation est éphémère ; l'occupation sans blocage est sans piquant.
Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.
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Intelligence artificielle et Techno-fascisme - Frédéric Neyrat
De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis
Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall
Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)
De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein
Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre
Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert
Pour une politique sauvage - Jean Tible
Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili
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Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
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Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
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Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
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Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
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Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
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Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
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De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
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50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
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Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.