30.06.2025 à 17:15
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Épisode 5 : depuis Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2Ce 5e épisode de lundi bon sang de bonsoir cinéma est consacré à l'oeuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Pour en discuter, nous retrouvons Saad Chakali, Nicolas Klotz, Sol Suffern-Quirno et Rudolf Di Stefano. En attendant, ou pas, que la vidéo soit mise en ligne, vous pouvez lire cet excellent article de Saad Chakali et Alexia Roux paru ce lundi : Parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer et visionner Nos yeux se sont ouverts de Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano disponible juste en dessous.
Nos yeux ce sont ouverts Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano
Épisode 4 : Cannes, la critique, la Palestine (avec Victor Morozov)
Épisode 3 : Jean-Luc Godard
Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Épisode 1 : Ghassan Salhab
Que peut le cinéma au XXIe siècle ? - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
Vous aimez ou au moins lisez lundimatin et vous souhaitez pouvoir continuer ? Ca tombe bien, pour fêter nos dix années d'existence, nous lançons une grande campagne de financement. Pour nous aider et nous encourager, C'est par ici.
30.06.2025 à 17:12
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Un lundisoir avec Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, 2, MouvementDéborder Bolloré, Faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre, c'est un recueil de 18 articles co-édité par plus d'une centaine d'éditeurs indépendants qui souhaitaient prendre part à la campagne nationale contre le milliardaire le plus détesté des français (et des autres). Pour discuter du livre, du projet et de son contenu, on accueille Théo Pall des éditions Burn Août, Valentine Robert Gilabert qui a travaillé sur l'offensive de Bolloré sur le monde de l'édition depuis quelques années et Amzat Boukari-Yabara, historien qui travaille de longue date sur la Françafrique [1]
Canicule oblige, nous avons un peu de retard, l'entretien sera publié mardi à 20H.
Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.
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Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)
De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein
Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre
Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert
Pour une politique sauvage - Jean Tible
Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili
Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi
Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï
La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste
Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris
Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani
Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria
Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay
Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes
Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil
Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine
Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2
De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)
50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini
Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães
La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau
Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher
Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella
Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore
Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou
La littérature working class d'Alberto Prunetti
Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement
La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët
Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn
Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole
De nazisme zombie avec Johann Chapoutot
Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022
Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse
Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique
Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer
L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin
oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live
Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes
Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes
Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions
Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde
Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe
Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?
Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage
Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien
Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant
Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe
Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques
Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass
Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]
Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute
Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche
Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines
Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning
Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain
La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer
Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun
Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon
Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo
Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille
Une histoire du sabotage avec Victor Cachard
La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet
Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf
L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel
À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout
Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier
Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot
Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia
La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir
Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi
Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien
Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez
Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1
Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler
Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski
Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig
Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs
Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou
La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi
Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth
Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel
Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota
Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]
Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet
La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen
La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur
Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier
La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost
Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari
Puissance du féminisme, histoires et transmissions
Fondation Luma : l'art qui cache la forêt
L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff
Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français
Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane
LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.
Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.
Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
[1] Voir notre entretien avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel avec lesquels il a co-dirigé l'ouvrage de référence : L'Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique.
30.06.2025 à 16:12
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parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer Saad Chakali & Alexia Roux
- 30 juin / Littérature, Avec une grosse photo en haut, 2Le caractère destructeur du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ! Comprenons-en le sens depuis l'insufflation d'un texte de Walter Benjamin de 1931, qui s'intitule justement ainsi. Un mot d'ordre, faire de la place ; une seule activité, déblayer. Aucune haine, seulement un grand besoin d'air vif et d'espace à libérer. Leurs films sont si jeunes et si enjoués, ne craignent aucun malentendu, sont la fiabilité même, ont la tradition pour sol en étant celle des opprimé-e-s, qui savent ouvrir les yeux pour les fermer à l'oppression. La jeunesse d'un tel cinéma, moderne et primitif, donc barbare, remonte à loin, le cinéma muet et l'antiquité même, jusqu'aux montagnes qui sont des souvenirs de soleil. Ils déblaient en traçant des sentiers quand tout semble mal tourner, non pour la passion triste des ruines, mais pour l'amour des chemins qui les traversent.
« Nous sommes convaincu qu'une grande révélation
ne peut sortir que de l'insistance obstinée sur une même difficulté. »
(Cesare Pavese, Dialogues avec Leucò, 1947)
« Originé dans l'événement d'une rencontre (ce "soudain" sur lequel déjà Platon insiste avec force), l'amour trame l'expérience infinie, ou inachevable,
de ce qui de ce Deux constitue déjà un excès irrémédiable à la loi de l'Un »
(Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, 1989)
1) Deux faits, intimes et historiques, tous politiques : Jean-Marie Straub naît à Metz en 1933, rencontre en 1954 Danièle Huillet qui avec lui dit non à l'enseignement de cinéma prodigué par l'IDHEC, rompt et s'exile en 1958 en disant non à la guerre d'Algérie, est condamné par contumace à un an de prison, la peine pour insoumission étant levée en 1971. Deux histoires de colonisation, asymétriques : l'une s'est imposée à lui (sans remonter à plus loin, la Moselle était française jusqu'en 1870, germanique entre 1871 et 1918, française jusqu'en 1940 et son annexion par l'Allemagne nazie, re-francisée en 1945) ; l'autre à laquelle il s'est d'emblée opposé (en soutenant par son exil la cause de l'indépendantisme algérien). Le non au cinéma académique, qui est le oui d'amoureux d'un autre cinéma, contraire, diagonalise ces histoires, de culture (et de colonialisme) et de migration (entre les langues). La première langue des films de Straub-Huillet est l'allemand ; s'ensuit l'italien, le français n'arrivant paradoxalement qu'à Rome avec Othon d'après Corneille en 1969 et il faudra encore attendre le court Toute révolution est un coup de dés d'après Mallarmé pour que soit tourné leur premier film en France, en 1977. Les premières coupures, partition belliqueuse des nations et pluralité conflictuelle des langues, en inaugurent d'autres, entre les plaques tectoniques de l'image et du son, en dépit de l'unité matérielle des prises d'écoute et de vue. En 2006, le décès de Danièle Huillet, autre rupture irrémédiable, signe pour Jean-Marie Straub, son inconsolable, l'abandon de la pellicule (les trois derniers courts, préparés ensemble depuis l'usage du support analogique, sont Itinéraire de Jean Bricard et, d'après Pavese, Le Genou d'Artémide et Le stregue, femmes entre elles, sortis en 2008), suivi par le passage définitif au numérique, amorcé avec Europa 2005 – 27 octobre (2006), avec un total de dix-huit films réalisés jusqu'à la mort de Jean-Marie Straub en 2022.
2) La résistance n'est pas pour eux seulement une métaphore, mais d'abord une pratique concrète. On y éprouve l'affûtage de tous les antagonismes au principe des meilleures dialectiques et leurs silex s'étoilent en étincelles : entre les matériaux (les lieux et les textes), entre les époques (l'autrefois des œuvres ré-citées et le maintenant des prises tournées), entre le vivant qui passe dans les images, librement, mouvant et multiple, et la rigoureuse immobilité de l'idée qu'attestent le découpage filmique et les cadres, entre le silence profond de la terre et la voix qui ne s'élève qu'en passant sous elle (afin de voir le peuple qui manque, ce désert, selon Gilles Deleuze, en l'espèce inspiré ici par Paul Klee), entre ce geste radical et singulier de cinéma et l'industrie à laquelle tourne le dos ce dernier, entre leurs films mêmes et les spectateurs et spectatrices qui doivent beaucoup désapprendre afin de pouvoir libérer leur curiosité et, ainsi, reverdir leur sensibilité. Une définition théorique : il n'y a de forme que par la confrontation de la matière et de l'idée, qui est leur dialectisation même. S'ensuivent des inventions : les textes moins adaptés qu'adoptés en ayant leur traduction propre, leur rythmicité accordée au travail de récitation ou de lecture, et des sous-titres qui en répondent, pour des films qui peuvent avoir plusieurs versions, non seulement linguistiques, pour ce qui s'agit seulement des commentaires en voix off, mais encore avec le découpage rigoureusement identique sauf les prises, différentes (toujours, la dialectique du réel et de l'idée). Ainsi, et autres, existent quatre versions de La Mort d'Empédocle et de Noir péché, trois de Sicilia !, deux d'Antigone et d'Une visite au Louvre. On n'avait encore jamais entendu la musique dite savante pareillement : en son direct (Bach) et en plein air (Schönberg dans les Abruzzes), en plan-séquence pour le premier ; pour le second, dans le morcellement filmique de son unité musicale et sa reconstitution par le montage, toujours respectueuse de la prise directe, d'abord des voix seules (Moïse et Aaron) puis avec les instruments (en studio pour Du jour au lendemain). Une contradiction fertile : le cinéma le plus moderne est celui qui se montre fidèle à l'art des grands anciens, Griffith et Stroheim, Ford et Renoir, Lang et Dreyer. Une conséquence pratique : leurs films auront été peu vus, mais qui les aura vraiment regardés toujours vaillamment les défendra. Et si cette moindre invisibilité est un cri de rage contre l'inégalité qu'imposent les lois du marché, c'est aussi un appel révolutionnaire à s'en émanciper, en imaginant d'autres manières de montrer les films et, sans passeports, de les faire circuler. Les films de Straub-Huillet sont à la fois, et radicalement, barbares et cultivés : à la racine, les plans montrent aux paysages, qu'ils prolongent autrement que des pages d'écriture, qu'ils sont des porteurs de paix pour autant qu'ils sont les gardiens des morts et des luttes oubliées que les monuments d'État trahissent ; à la racine, ils sont l'étrangeté que nation et culture asphyxient par consensus ou idéologie, moins distanciation, traduction fautive du maître Brecht, qu'estrangement, dé-familiarisation. L'antagonisme aiguillonne ainsi leur matérialisme que l'on dira aléatoire (au sens d'Althusser relisant Lucrèce, soit ouvert à l'événement et l'imprédictible), leur communisme éternel (selon Alain Badiou, disciple d'Althusser et penseur contemporain de l'événement).
3) Comme la question juive est un versant de la montagne dont l'autre est une question arabe pour Jean-Luc Godard, leur grand ami, la triade des films « juifs » de Straub et Huillet, Einleitung. Introduction à la « Musique d'accompagnement pour une scène de film » d'Arnold Schönberg (1972), Moïse et Aaron (1974) et Fortini/Cani (1976) ont pour articulations des figures arabes : le double panoramique égyptien en 16 mm. dans la plaine fertile du Louxor pour Moïse et Aaron, le peuple palestinien de Fortini/Cani et la seconde partie, égyptienne là encore, de Trop tôt/Trop tard (1981). Chacals et Arabes (2011) d'après Franz Kafka réitère encore que questions arabe et juive sont les deux faces indissociables d'une même pièce, jusqu'au couteau qui, censé les séparer, ensemble les anéantira. Leur cinéma qui dit oui, d'une puissance affirmative sans égal, est celui d'un non primordial. Le non est premier, celui d'un refus catégorique des compromissions, trahisons, résignations ; il est autant la condition de possibilité du oui, de toutes les affirmations. L'affirmation est la clameur des titres exclamatifs : Lothringen ! (1994), Sicilia ! (1998), La Guerre d'Algérie ! (2014). Le non à la guerre d'Algérie est déjà celui qu'Antigone profère contre Créon, l'héroïne tragique de Sophocle-Hölderlin-Brecht, en ayant alors pour contexte de son adoption en cinéma (plutôt qu'adaptation, on y insiste) les bombes US qui tombent sur l'Irak en 1990, ce non qui retentit encore dans La Guerre d'Algérie ! (2014). Et, ailleurs, dans le coup de feu de la grand-mère Fähmel de Non réconciliés (1965) d'après Heinrich Böll, dans En rachâchant (1982) d'après Marguerite Duras et son enfant Ernesto refusant de retourner à l'école, dans le poing final et fermé du Retour du fils prodigue – Humiliés (2002) d'après Elio Vittorini. Notons que le non est plus souvent féminin que masculin, ceux d'Othon et Lothringen ! Revenons au plan égyptien de la sortie d'usines de Trop tôt/Trop Tard, vrai-faux remake de la vue première des frères Lumière puisque le point de vue adopté n'est ici en rien patronal : comment ne pas y voir, après coup, l'imprévisible même, les ferments virtuels ou moléculaires de l'événement du soulèvement populaire de la place Tahrir de 2010-2011 ?
4) Straub-Huillet ont des artistes de prédilection et d'amitié auxquels ils ont dédié des constellations ou bien consacré des conversations en archipel : des écrivains comme Corneille et Brecht, Kafka et Hölderlin, Bernanos et Barrès, Pavese et Vittorini (Malraux n'arrivera que tardivement pour Straub seul et Bernanos est un amour de jeunesse retrouvé avec la vieillesse pour un diptyque, Dialogues d'ombres en 2013 et l'ultime La France contre les robots en 2020). On doit également compter sur un peintre comme Cézanne, des musiciens tels Bach et Schönberg et les cinéastes précédemment cités. Ouvrons ici une parenthèse : tourné en vidéo pour la Rai 3 sur invitation d'Enrico Ghezzi en 1985, Proposta in quattro parti cite dans son premier mouvement l'intégralité de A Corner in Wheat de David W. Griffith, un film de 1909 ; Cézanne en 1989 cite un extrait de Madame Bovary de Jean Renoir, réalisé en 1934, et L'Aquarium et la Nation en 2015, un autre de La Marseillaise du même Renoir, tourné pour la CGT en 1938. Leur atelier de cinéma décape les oripeaux d'une asphyxiante culture au nom de la pierre de taille des œuvres, textes, peintures et musiques, restituées contre toute fausse familiarité et dans leur matérialité même, entière (ou lacunaire quand les œuvres sont inachevées, œuvres de Brecht et Kafka, Hölderlin et Schönberg). Les commanditaires y perdent alors leur latin en refusant l'objet commandé, comme cela a été le cas avec Cézanne dédaigné par le musée d'Orsay. La prédilection dit sinon l'amour des textes que labourent les lectures et les traductions, les récitations et les relectures, et qui sont d'abord des rencontres. Le sens s'y sédimente, émancipé de la culture bourgeoise, en diagonalisant l'Histoire. Restituer, c'est restaurer mais la restauration s'y entend à l'opposé radical de son acception bourgeoise. La restauration est une justice pour l'environnement terrestre saccagé par le capital, et pour celui de l'art par la culture mercantile. De toutes parts, Venise prend l'eau et il faut le souffle d'un Éole pour s'extirper de son agonie. Ainsi que l'aurait dit Félix Guattari, leur cinéma tient d'une écologie intégrale, à la fois environnementale, sociale et mentale – le vert de la terre jusque dans les têtes. Eux-mêmes l'ont répété : leur refus de tout anthropocentrisme les a conduit à respecter chaque centimètre carré de l'image, les gens autant que l'air et le ciel. Leur cinéma ? Une région du vivant, une nouvelle ère géologique. Une cosmologie, même, quand leurs films montrent ce qui arrive au monde quand le cosmos se rappelle à lui, de la nuit étoilée de Moïse et Aaron, aux montagnes en souvenirs de soleil de Cézanne et du diptyque hölderlinien La Mort d'Empédocle / Noir pêché entre 1986 et 1988.
5) Il faut du deux pour ouvrir au trois : pas le chiffre du tiers en juge de paix, mais le nombre avérant qu'il y a du conflit (les chocs du champ-contrechamp) comme de l'utopie (le dehors du hors-champ). Diviser pour décomposer, détailler pour recomposer, déposer la bourgeoisie pour en extraire le compost, l'alluvion de ses quelques ruines réfractaires. Un couple (le premier du cinéma ?) pour un cinéma bipolaire, une machine pour l'œil (et un seul axe pour chaque prise de vue) et une autre pour l'oreille (avec l'enregistrement en son direct), avec également plusieurs versions d'un même film combinant le respect du découpage et le réel irréductible des prises, toujours différentes. En effet, il faut deux yeux pour faire un regard et deux oreilles pour faire une écoute. Alors s'ils sont quatre fois deux, imaginez. Alors on entend, on voit. On comprend, on se fait voyant en s'ouvrant à l'inouï : l'Allemagne qui n'a rompu avec le nazisme que formellement (le double coup de tonnerre inaugural, Machorka-Muff et Non réconciliés d'après Heinrich Böll en 1962-1965) ; la musique de Bach emplie de travail autant que de la terre de ses enfants morts et des révoltes écrasées des paysans insurgés (Chronique d'Anna Magdalena Bach, 1967) ; la rumeur populaire de Mai 68 perçue sur les hauteurs du mont Palatin par un pouvoir d'État dont le goût des affaires remonte à l'antiquité romaine (Othon), ; la religion sacrificielle du capital et ses idolâtres fascistes dans De la nuée à la résistance (1979) ; la mémoire vive de la crypte communarde contre le caveau programmé de la gauche qu'est le Programme commun (Toute révolution est un coup de dés) ; la terre que le progrès a depuis longtemps blessée dans La Mort d'Empédocle ; les vestiges du divin dans la vie humble des humains pour Ces rencontres avec eux 1947-2005 (2006) ; les chiens du Sinaï qui continuent de mordre et aboyer, plus fort que jamais depuis Fortini/Cani, auxquels on opposera la mort du loup dans De la nuée à la résistance, qui meurt en dieu des forêts. Et les montagnes de feu qui élèvent comme chez Kenji Mizoguchi, de la Sainte-Victoire de Cézanne à l'Etna d'Empédocle. Ce sont deux stèles à distance, dalles, jumelles, lointaines et volcaniques, d'un mausolée pour les enfants morts, ceux de Bach et tous les autres, victimes de violences politiques et policières, harcelés pour judéité et antifascisme (Non réconciliés), brûlés vifs dans un transformateur en chaise électrique (Europa 2005 – 27 octobre) ou bien encore éborgné (Joachim Gatti, 2009).
6) Le dur désir de durer, à seule fin que dure le doux : dans le cinéma de Straub-Huillet, les durées s'offrent aux longues impatiences, dont parlait Paul Claudel au sujet du génie. Ainsi, les marches endurantes et vives d'Othon, cette comédie du pouvoir très hawksienne dans la vitesse comme dans le ton (et les rapports entre les sexes), et puis dans De la nuée à la résistance, dans Un héritier (2010), dans La France contre les robots. Ainsi, les courses du Fiancé, la Comédienne et le Maquereau (1968) et Amerika-Rapports de classes (1984), la première, digne d'un film noir antiraciste des années 50 et la seconde, tout à fait chaplinesque. Ainsi, les travellings en voiture de Leçons d'histoire et Trop tôt/Trop tard qui réinventent ceux de Roberto Rossellini en rivalisant, à l'époque, avec les road-movies du Nouvel Hollywood et leurs suiveurs européens, évidemment Wim Wenders. Ailleurs, ce sont les immobilités de pierre, dans le maintien des droitures et la tenue des dignités, notamment lorsque des innocents sont l'objet ciblé de procès iniques en étant biaisés : Bach raconté jusque dans le détail des rivalités professionnelles et des notes de frais par sa compagne Anna Magdalena, Karl dans Amerika/Rapports de classes, l'héroïne éponyme d'Antigone et les inventeurs d'un communisme autogestionnaire auxquels des partisans opposent le pragmatisme social d'une fin de partie fatale d'Ouvriers, paysans (2000), jusqu'au poing serré au milieu des fourmis à la fin du Retour du fils prodigue – Humiliés. Le motif du procès revient souvent, celui du fils à la mère dans Sicilia ! d'après Elio Vittorini, encore dans le premier épisode de Kommunisten (2014) d'après Le Temps du mépris d'André Malraux, chaque fois dans la hantise du procès des sorcières de Dies Irae (1943) de Carl T. Dreyer. Sinon, le pouvoir exagère, ses représentants sont hystériques, dans Othon, Antigone et Amerika. Ailleurs, peuvent s'épanouir la douceur, l'amour scellé dans le visage juvénile de Danièle Huillet dans Non réconciliés, le chien aboyant au loin dans Cézanne, le poisson en train de griller dans Sicilia !, une main qui se pose sur une joue dans Kommunisten. Entre le dur et le doux, il y a encore toutes les gammes du rire, sardonique dans Othon ou vivifiant dans Sicilia ! Et la joyeuse tonitruance de critiquer l'existant (avec Cézanne dans Une visite au Louvre en 2003 qui, peut-être, est le film le plus enthousiaste qui soit à défendre la critique des œuvres d'art, jusque dans la véhémence pourvu qu'elle soit vive, généreuse et créatrice).
7) Quelques avant-dernières choses, vues et entendues chez Straub-Huillet, et promises à durer des millions d'années. Le coup de feu final de Non réconciliés. La course d'un descendant d'esclave en fuite dans Le Fiancé, la Comédienne et le Maquereau. Le long travelling en voiture à Rome dans Leçons d'histoire. La dédicace à Holger Meins au début de Moïse et Aaron, son plan de nuit étoilée que l'on ne peut voir qu'au cinéma, et les serpents dans ce dernier film comme dans une version d'Antigone. La mort du loup dans De la nuée à la résistance. Le panoramique autour de la colonne de Juillet qui la dévisse dans le sens inverse des aiguilles du capitalisme au départ de Trop tôt/Trop tard. La course chaplinesque d'Amerika/Rapports de classes et son récit d'une mère abîmée par la division du travail salarié. Le graffiti ouvrant Du jour au lendemain demandant « Où gît votre sourire enfoui ? » et, à la fin, le garçon demandant à ses parents ce que signifie « être moderne ». Le rémouleur affûtant les vieux couteaux de la révolution concluant Sicilia ! Les communistes autogestionnaires en procès dans Ouvriers, paysans et l'emploi exceptionnel du zoom seulement prescrit par l'espace où les acteurs sont filmés. La voix cinglante de Julie Koltaï lisant les propos de Cézanne dans Une visite au Louvre. L'actrice jouant Déméter et supportant le soleil dans la forêt de Ces rencontres avec eux 1947-2005. Circé qui pense à Ulysse et Orphée assumant la mort d'Eurydice dans L'Inconsolable et Le streghe. L'œil arraché du fils d'Armand Gatti dans Joachim Gatti à partir duquel voir, même mutilé, le paradis d'O somma luce, celui que chante dans la langue de Dante Giorgio Passerone, le cul posé sur le soc qui fend le sol de la culture en lui rappelant qu'elle est d'abord agriculture. La paire de ciseaux rayant le parquet de Chacals et Arabes. Les plans d'eaux qui sont des paysages de guerre et de résistance d'Itinéraire de Jean Bricard et Gens du lac. Les deux marches au bord du Léman composant La France contre les robots et assurées par le fidèle allié Christophe Clavert. Évoquons le retour par trois fois, vraiment risqué et dialectiquement de haute volée, à Maurice Barrès, l'écrivain français paradoxalement le plus lu et relu dans les films de Straub-Huillet avec Corneille (Othon et deux fragments, à nouveau Othon et Horace, dans Corneille-Brecht en 2009). La triade Lothringen !, Un héritier et À propos de Venise sauve du nationalisme de l'écrivain la langue de résistance universelle de la terre, ses vivants et leurs morts, qui serait aujourd'hui de Palestine. Enfin, il y a l'Ernesto de Marguerite Duras qu, en rachâchant, refuse de retourner à l'école pour y apprendre des choses qu'il ne sait pas. Lui aussi dit non, telle la Colette Baudoche de Lothringen !, elle, contre une Europe truquée par l'union franco-allemande. Il nous faut donc rachâcher, encore et toujours. Ernesto sait très bien, lui, qu'il apprendra comme nous, nous avons appris, et avons tant encore à apprendre à l'enseigne de la contre-école du cinéma de Straub-Huillet : I-NÉ-VI-TA-BLE-MENT.
8) Une sidération dans la constellation : du coup de feu inaugural de la grand-mère de Non réconciliés à l'adresse fraternelle écrite au début de Moïse et Aaron, brûle la mèche d'une histoire de l'Allemagne reliant les générations du non, les premières que l'on stigmatise de folles en les renvoyant à l'asile, les dernières que l'on punit de la prison où l'on maquille des suicides. L'Allemagne a choisi : depuis un siècle, elle dit oui à tous les génocides, Héréros et Namas dans l'actuelle Namibie en 1904, les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, les Palestiniens aujourd'hui. Peut-être qu'un jour, et contrairement à elle, nous nous permettrons de choisir, comme Rome dans la seconde partie du titre original d'Othon. En passant, « straub » signifie en vieil allemand brut, débraillé ; le verbe « sich sträuben », se dresser, hérisser. Demeure – douloureuse mais nécessaire vérité – la citation de Sainte Jeanne des Abattoirs de Brecht en second titre de Non réconciliés : Seule la violence aide, là où la violence règne. La violence n'y est pas une ni la même, mais se divise : à la violence mythique instituant le droit pour conserver l'existant, Walter Benjamin opposait la violence divine, qui est révolutionnaire et interruptrice en destituant le droit autant que la logique jésuitique des moyens et des fins, au nom des vivants. L'autre violence, qui aide contre celle dont la volonté est un règne, la contre-violence qui n'imite pas celle qui l'entrave mais la contredit dans la guise du désœuvrement, revient à qui dit non à ce qui nie la vie, à qui ouvre les yeux en fermant ceux de l'oppression. Le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.
« Comme je rirai gaîment, / Quand tout sera sens dessus-dessous »
(Jean-Sébastien Bach, Zerreißet, zersprenget, zertrümmert die Gruft
[Rompez, pulvérisez, fracassez la caverne], cantate BWV 205, 1725)
« La joie de la destruction est en même temps joie créatrice »
(Mikhaïl Bakounine, La Réaction allemande, 1842)
Saad Chakali & Alexia Roux
30.06.2025 à 15:27
dev
Retour gonzo sur une manifestation contre la répression des free party à Nantes
- 30 juin / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 4Samedi 12 avril, plus de 2000 « teufeurs » et 20 chars se sont retrouvés dans les rues de Nantes pour protester et dans contre la répression galopante des free party. Un participant nous a transmis ce récit gonzo, « sale, halluciné, lucide et déglingué ».
Je pensais couvrir une manifestation à Nantes, un samedi après-midi, sous un temps bipolaire, contre la répression des free-party. Mauvais jugement, j'ai fini en pleine psychose éthylique à danser timidement avec mes clopes comme seule arme.
Nous sommes descendus du train vers 10h du matin. Ce jour-là, il faisait moche. Nous avions faim d'informations conséquentes — et surtout de philosophies technoïdes. Epitha et moi sommes musiciens. On cuisine de l'expérimentation musicale. Il était évident qu'on connaissait bien le terrain : une manif contre la répression que subit la culture tekno. Un 12 avril, en plein centre-ville de Nantes. Un entre-deux se dessinait : angoisse ou paix, pour celles et ceux qui vivent au rythme d'un son que l'État aimerait voir réduit au silence.
L'air était lourd. La ville puait la résignation sous les tags et les bâtiments vieillots. Mais l'ambiance au top — des visages fermés, d'autres curieux. Terrain de jeu.
Nous étions équipés d'un micro branché non-stop et d'un appareil photo. On devait d'abord passer chez Epitha, vers la rue Maréchal Joffre. Un fond d'angoisse me collait : et si Nantes nous recevait comme des bêtes endormies ? Je voulais boire. Mauvaise idée. La chaleur suffocante du train m'avait assez desséché.
— « Nantes nous accueille joyeusement, mais les gens sont-ils prêts pour le cortège technoïde ? Allons au Mojo avant ! »
— « T'es sûr de toi ? » demandait Epitha.
Pas sûr. Mais besoin. L'alcool est. L'anxiété s'échappe. Illusoire, mais bref soulagement.
Le Mojo : Le genre de bar où tu veux t'effondrer doucement après une rupture mal digérée. Boire jusqu'à ne plus sentir la suite.
— « Arna, faut qu'on bouge. Maintenant ! »
La voix d'Epitha me tirait du fond. Je m'enfonçais dans des pensées absurdes ; les sbires de Macron vont-ils nous coffrer ? Une milice fasciste va-t-elle nous crucifier, nus, sur un pont au-dessus de la Loire ? Des ninjas de jardin anti-tekno vont-ils insulter nos mères à coups de sarcloirs ?
Je me sentais attaqué, même par les passants. Mon crâne captait tout, comme une antenne. Les sons, les gens, trop forts. Et pourtant, la gare n'était pas blindée. Je viens de loin — d'une ville qui n'est pas juste une ville. Un endroit où les silences pèsent plus que les slogans. Ce jour-là, j'ai cru ressentir les mêmes ondes qu'à La Roche-sur-Yon, près de chez notre acolyte. Je me demande encore ce que Luc Bouard a pensé de la free-party du 1er mai 2023. Celle qui a fait trembler la Vendée sage. Est-ce qu'il a entendu les basses depuis son bureau, ou juste les plaintes de ses administrés ?
Il restait dix heures avant la nuit. Dix heures à tenir. Dix ans à espérer la paix.
À 11h55, je titubais chez Blarg. Un vieil ami. Spirituel de tawa, grande carrure, cheveux frisés, quelques cicatrices sur les joues, comme si la vie l'avait tagué en douce. Blarg, c'est le genre de mec qui te cale un perfect sur Tekken sans hausser un sourcil, puis a cette manière de parler de tout — comme s'il savait que le monde entier est une vanne mal comprise. Un trio bancal et insaisissable : moi, prêt à craquer ; Epitha, assistante sordide, calme glacial, obsédée par l'idée d'arracher la vérité aux tripes de l'État ; Blarg, érudit mystique, cynique, toujours ailleurs.
Ma veste jurait avec l'endroit. Ce n'était pas un appart, pas un squat non plus ; un QG de complotiste et de yamakasi sous 2-CB, le genre d'havre pour génie involontaire. Cole MacGrath sous acide. Les murs vibraient d'affiches d'événements, de teintes néo-psyché. 2025. Douce époque multiculturelle. Un décor que seul l'inconscient comprend.
J'étais transparent. Blarg, lucidement défoncé. Et nous étions là. Quelques mois sans se voir.
— « Comment va ? »
— « Encore d'attaque, Arna ? Bonne idée de ramener une PS2 au tekos, la brancher sur leurs alim' et se faire une partie ? »
— « Pourquoi pas. Et finir par se la faire confisquer. Une play paumée dans un comico, le son bloqué sur un jeu rayé. Sale idée, mec. »
— « Ouais, sûrement. On n'y fumera ni hash ni macronisme. Sobrement alcooliques. Le son transcendant. Tu feras ton reportage. Mais fumons avant ! »
Deux spliffs pour deux cerveaux en veille.
Une fois dehors, le décor était flou. Les commerces vibraient de noms absurdes : « Chauffe-Marcel », « Monkey Poulet ». Peut-être qu'on échangeait de la viande artificielle dans ces endroits. Je ne souhaitais rien savoir. Mais on devait comprendre pourquoi on était là. Plus de marche arrière. Présents, pour de bon. On devait se rendre au lieu de départ.
— « Je pense que j'ai le syndrome de Diogène. Je me sens nu. Dieu nous regarde même si le ciel est couvert. »
— « T'en as bu combien ? » demandait Epitha.
Arna et ses arnaques :
— « J'ai bu le temps. Assez pour qu'il soit tiède sous l'ère Macron. »
J'avais dans la main une canette vidée de tout espoir. Je la tenais comme un culte, ni malsain, ni prêcheur. Une preuve de vulnérabilité. Une putain de relique du capitalisme et de ses mondes.
18 rue Olivettes : quartier désossé de la ville, planqué entre deux faux murs et trois fausses promesses. Cette rue ruisselait de graffitis. Trop de blazes pour les compter, trop de tags pour les comprendre. Certains parlaient de justice, d'autres d'ego. Tout se mélangeait dans une cacophonie visuelle qui hurlait : on existe. Mais personne ne regardait vraiment.
On aurait dit que la ville elle-même avait été giflée par les réformes, et qu'elle s'était laissée faire. Une métropole qui joue encore à la start-up de province, avec ses fresques 'culturelles' sponsorisées par la région, pendant qu'on rince des substances douteuses dans les chiottes sans lumière d'un de ces temples techno Nantais pour gormiti accro à la crypto. On était là. Dans cette rue humide, coincée entre le souvenir d'une teuf et l'ombre d'un contrôle d'identité.
Quand tu veux faire passer un message, tu sais que ton look parle avant toi — et que t'as pas le droit à l'erreur. C'est pas superficiel quand tu choisis de te mettre à dos les codes établis. C'est pas un jeu, c'est une prise de position. Un putain de drapeau sur ton torse. Spécialement en France...
Et dans le miroir sale des vitrines, je voyais bien que j'étais devenu autre chose — ni neutre, ni rationnel. Un déserteur du bon goût. Un mec en vrille. Une réponse visuelle à une époque trop propre, ou sale. Un refus textile de la norme. J'étais prêt à me faire recaler par les deux camps : les policiers, comme les militants. Mon style n'était pas un uniforme. Et dans les regards, je lisais déjà les verdicts silencieux : “t'es pas des nôtres”. Parfait. C'était exactement le but.
Sur la route, je me sentais comme un puzzle dont les pièces se sont échappées. Une version de moi-même qui ne savait plus vraiment où elle allait. L'alcool ? Peut-être. La peur de couvrir une manif qui semblait bien plus grande que moi ? Certainement. J'étais un putain d'imposteur dans ce cirque de folie, un grain de sable qui se bat pour survivre dans un océan de mensonges. Normalité ? C'était juste un foutu mirage, un rêve de détraqué dans un monde qui part en vrille à toute vitesse. Qui, en toute conscience, rêve d'être normal dans un monde devenu fou, flou, et sauvagement fourbe ?
13h45. On était près d'un dôme, quelque part devant une salle de sport — un paradoxe pour un fumeur quotidien de se retrouver là, au bord du ridicule, en train de se dire que l'air frais sentait presque le renouveau, malgré la grisaille ambiante.
Je me souviens avoir balancé quelque chose du genre :
— « Y'a qui comme YouTuber mainstream venant de Nantes ? »
Une question absurde, mais qui semblait avoir tout son sens à ce moment précis.
Epitha a éclaté de rire. Puis Blarg, toujours prêt à jouer le rôle du sage désabusé, répondit comme si de rien n'était :
— « M. Sommet, je crois. Il y en a plein, ces putains de mecs avec leurs 'contenus'. C'est comme si chaque face qu'ils filment devenait une performance, une putain de scène sociale qu'on préfère ignorer. Et ces lunettes, bordel, ces lunettes ! Ça fait comme si leur visage était devenu un produit. T'as vu ? C'est pas juste un regard. C'est un masque, une image qui crie 'je suis bien dans ma case', et qui te dit 'regarde, je fais partie du club, et toi, t'es juste un spectateur dans ce cirque'. »
Putain, cette phrase m'a fait éclater la tête. C'était comme s'il avait ouvert un trou béant dans le monde — un monde où les gens n'étaient plus que des marionnettes, des acteurs dans un film sponsorisé par la fausseté elle-même. Des badges, des déclarations silencieuses : je suis là, je suis bien, je suis cool.. Tout ça, dans un monde où, au fond, personne n'est vraiment ce qu'il prétend être.
Et ces gens, ces putains de clones, ils n'ont aucune idée de ce qu'ils perdent. Ou peut-être qu'ils s'en foutent. Parce qu'en réalité, leur monde est peut-être plus facile à vivre quand tout est fade. Mais on voyait bien qu'en dessous, c'était juste un putain de gouffre. Un gouffre où l'on déverse des vies surproduites, des rêves de pacotille. Et pendant qu'on les regarde, eux, ils se regardent dans le miroir de leurs écrans, en espérant que ça suffira à leur donner un peu de sens dans ce merdier.
Mais tout ça, c'est une illusion. Une vaste blague.
La norme n'est rien d'autre qu'un fardeau porté par ceux qui ont oublié de rêver.
L'angoisse des basses fréquences résonnait au loin comme une alarme de fin du monde qu'on aurait mise en boucle pour s'amuser.
— « C'est bon, on y arrive », dis-je, la voix un peu tremblante, un peu trop enthousiaste.
Un semblant d'excitation, gras et nerveux, venait tapisser notre petit comité d'électrons désorientés. Direction : 11 allée Baco. Sous le passage. Là où les murs transpirent la condensation et la vapeur de pisse.
Une idée tordue m'est montée comme une remontée d'acide : envie de foutre le bordel, mais avec style.
Envie de virer un DJ comme on déloge un ministre de l'intérieur en le recouvrant de boue. M'emparer des platines et faire vibrer cette armada de ma propre folie rythmique. Lancer une révolte sonore à coups de kicks distordus et de sirènes industrielles, pendant que Blarg s'improvise chef de la sécu, levant les bras comme Moïse dans la fosse. Je voyais déjà mes mains trembler sur les faders, injecter mes délires dans les enceintes.
Pas un flic. Pas un milicien. Pire : un régisseur de la Piratek. Un de ces types qui confondent responsabilité civile et fantasmes d'autorité. Un vestige bureaucratique planqué sous un hoodie noir, les yeux injectés de sang.
Il me fout une droite. Une vraie patate. Sèche. Professionnelle.
J'y voyais déjà les titres :
“Un fou s'empare du son, la foule hurle, le set devient insurrectionnel.”
“Un individu tente de détourner le son, déclenche une émeute dans la fosse.”
“Un DJ sauvage, une foule en transe, un cortège transformé en champ de bataille électro.”
De quoi faire une belle page d'accueil chez Le Figaro, ou un entrefilet pour le journalisme 'objectif' — si quelqu'un là-bas se souvenait que la tekno, c'est pas juste un bruit de machine à laver pour jeunes en crise de manque.
Mais il n'y aura pas de titre. Pas de fait-divers. Pas de justice. Juste mon sub-conscient et l'écho d'un fantasme brisé, et la basse qui continue comme si de rien n'était.
Pas dans une clairière mystique ou un entrepôt désaffecté — non. Là, en plein béton. À découvert. Comme un animal sauvage qui décide de hurler au milieu du centre-ville. Je marchais vite. Trop vite. Comme si mes jambes fuyaient une idée que mon cerveau n'avait pas encore formulée. Ou peut-être que je poursuivais un mirage du rêve technoïde, nous tous en tant que stroboscope plantés entre deux coups de basses.
Mes pieds battaient le bitume à 150 BPM. Je n'étais pas un passant. J'étais un putain de métronome anxieux. Toujours ce pincement au fond de la poitrine, cette alarme intérieure : “Pas le bon jour, pas la bonne fréquence !”
Mais si, justement. C'était exactement le bon jour. Parce qu'ils étaient là, eux. Tous les autres. Les désaxés. Les éveillés. Les déglingués joyeux.
Ça affluait autour des caissons comme une vague humaine venue faire péter la digue. Le premier sound-system qu'on voyait était planté comme une tour païenne, exhibant une préstation d'entrée — audacieuse, solide, magnifique. Un mur fait pour renverser la normalité. Et les slogans, bon sang... Collés, tagués, hurlés à travers les pancartes :
“Moins de keufs, plus de teufs.”
“Marre de l'oppression ! Je retourne devant les caissons !”
Boum. Voilà. Le ton était donné. La rue n'appartenait plus à l'ordre. Elle appartenait à la cadence teknoïde !
Am I A Freak - Arobass.
Retrofix Nine EP - Robbert Latumahina.
Frissons. Fracas. Fractures du réel.
Bancal, rampant, lumineux aussi. Qui peut savoir ? Peut-être qu'un jour, les technocrates pomperont nos fluides pour huiler leurs machines à soumettre. Contre nous. Les paumés. Les dérangés. Les renégats du monde moderne.
Notre musique est faite de ferraille, de bois, de câbles, de générateurs. Les politiques, eux, sacrifient la chair et l'argent. Et qui, franchement, pourrait revendiquer la tekno ? Quel parti oserait ? Aucun. Pas même pour la récup
Puis... d'un coup, je me souvenais d'une teuf en particulier. Mai ou juin 2023. Un festival Multison. Près d'Angers, un champ perdu, encerclé par des grillages qui voulaient retenir plus que la foule. Le soleil tapait sans pitié, une chaleur suffocante qui te faisait douter de ta propre humanité. Un lieu où l'on ne te laissait pas rentrer sans une envie de danser, une porte d'entrée frôlant la frontière de la légalité, mais peu importe, tu voulais juste faire partie du bazard.
On était arrivé par les bois avec Blarg, comme des commandos en manque, boostés aux amphés et aux 4 temps. Quand on a vu les grillages se dresser, c'était comme un mirage. Une entrée boueuse, pleine de promesses et de pièges. Chaque pas te rappelait que t'étais pas censé être là, mais t'y étais quand même. On avançait à travers cette masse humaine, des corps, des âmes, tout ce que tu pouvais imaginer qui bougeait en rythme, mais à côté des gendarmes, ça prenait une autre dimension.
On a installé la tente entre deux bagnoles dont les coffres servaient de bars improvisés. Le sol était moins spongieux ici. Blarg jetait des regards méfiants, genre stratège parano en territoire mouvant. La tribe vrillait le cerveau, une boucle de kicks poisseux te martelait l'échine. Deux chiens dormaient sous une table pliante. Rien ne bougeait. Sauf le son. Un mec en slip et bottes de sécurité faisait tourner un tacos maison, des meufs torse nus passaient avec des guirlandes LED autour du cou, peintes jusqu'aux clavicules de symboles géométriques. Rien d'érotique, rien de provoc — juste la liberté à l'état cru. Des gens vivants dans un monde trop frustrant.
Je suis un humain faible. Porte-cigarette en ligne de mire ; enchaînant joyeusement les munitions. Avec bière à volonté et mal de crâne stérilisant, tout près des chiottes, installées à l'arrache. Et alors là, putain, les chiottes. Une ligne de cabines plastiques, une dizaines, malmenées par les flux humains. À 17h c'était déjà une zone sinistrée. À 19h, c'était un de ces villages locaux en période de gastro. J'ai vu un mec sortir, le regard flou, le souffle court. Il s'est approché du grillage, a enlevé son t-shirt détrempé de sueur et s'est essuyé le visage, puis les bras, puis le ventre, comme pour effacer toutes les couches du monde extérieur. Il l'a noué autour d'un piquet planté dans la boue, façon drapeau improvisé.
— « Voilà. Ça, c'est notre étendard. Une teuf c'est pas propre. C'est véritable. Notre musique n'est certainement pas de la merde ! »
Et il s'est éloigné en titubant, torse nu, tatouages en vrac, les épaules fières comme s'il venait de libérer un territoire. Une meuf gueulait parce qu'elle avait perdu quelque chose dans une boue suspecte. Un autre pissait à travers le grillage avec le regard vide de ceux qui ont accepté leur sort.
21h30. Atomisé par le soleil en personne, calciné de l'intérieur - et pourtant il se couchait. Impossible de construire une phrase. Même le mot “pensée” me semblait déjà trop élaboré. J'étais trahi par une idée toute bête : c'est vivable. Quelle connerie. Le son, lui, n'avait rien à foutre de ces raisonnements. Il cognait. Il sculptait. Il percutait.
Dans certains cultes, le son est une arme, un démon, une vibration interdite. Dans d'autres, une bénédiction, une porte vers un monde sans dette. Mais ce soir-là, ce n'était ni l'un ni l'autre. C'était au-delà. J'étais imprégné d'un truc inconnu de tout folklore. Quelque chose de primitif et technologique à la fois. Je n'étais plus un être humain. J'étais juste une marionnette vibrante accrochée à des fils invisibles tirés par un DJ, qu'on ne verrait peut-être jamais. Mon corps battait le tempo à ma place. Mon cerveau faisait abstraction. Ou l'inverse..
On tenait, quelque part dans cette transe collective. Une marée d'actifs, de tazés, de buveurs synchronisés, d'expérimentateurs corporels. La nuit tombait, mais la teuf continuait de monter. On disait que les éoliennes renvoyaient le son à 100 kilomètres à la ronde. Pas étonnant que les flics soient à l'affût. Faut bien poser une ligne de défense autour d'un séisme. Ce n'était pas un simple spot de musique. C'était un territoire dissident. Un cratère sonore. Maudit par la République, béni par les kicks distordus.
Et là-dedans : une dizaine de sound-systems. Dubstep, Jungle, Trance, Hardcore, Tribe, Acid, Gabber… C'était pas un festival, c'était une cathédrale polyphonique sans curé. Des façades entières montées à l'arrache, clignotantes, parfois penchées, tenues par des sangles, des barres de fer, et de l'espoir. Des lumières dégueulées dans la nuit. Une ambiance cyberhippy, la danse comme seule prière. Avec rythme d'activiste de paix dans un monde qui cogne à coups de matraque
Et nous ? On était là, au centre du cratère. Blarg titubait entre les tentes avec un grand sourire idiot, moi, j'observais quelque chose d'intéressant. Beaucoup de gens, beaucoup de flics, beaucoup d'individus étrangers au mouvement ; quelques retraités ; des habitants des villages alentours ; des familles avec des gamins pas plus âgés que dix ans à vue d'œil. - Bordel ! C'était quoi ce bazar, j'aurais tout vu, mais est-ce qu'ils ont tout entendu ? Les DJ les plus doués n'étaient pas ceux qui levaient les bras, c'étaient ceux qui faisaient glisser la réalité. Transition après transition, ils t'amenaient ailleurs, sans GPS.
Sommes-nous en train de devenir ces murs de son — pas des faiseurs de musique, mais les prisonniers de ses fréquences ? Peut-être. Le beat cognait plus fort que les arguments, plus fort que les sourires, plus fort que le monde. Des idées s'entrechoquaient dans le noir — chacun venait avec ses raisons, ses blessures, ses putains de fantômes. J'étais là. Et le son, lui, me parlait. Plus que ces agresseurs, plus que ces gueules tendues. Les autres. Les Retailleau. Qui nous observait comme un flic planqué derrière une vitre sans tain — trop propre, trop crispé, trop loin du chaos. Il matait cette meute de bizarres, ces silhouettes en transe, comme on observe une espèce en voie de disparition qu'on préférerait voir crever.
Charognards, nous ? Non. Nécromanciens du beat. On déterre les rêves morts pour les faire vibrer encore. Je me souviens m'être traîné jusqu'au stand des fresques et teintures psychédélique : 40 à 120 balles la pièce. Bordel. Même la transe a un prix, maintenant ? Le capitalisme, lui, ne prend pas d'ecsta — il te la vend en NFT, ce genre de choses. Peut-être que le covid a tout bousillé. Ou peut-être qu'on voulait juste continuer à rêver, même si ça coûte un peu plus cher qu'avant.
Alors j'ai payé 50 balles pour une fresque. Ils prenaient la carte. “Terra Incognita” - ouais. Pourquoi pas ? À la fin, c'était peut-être juste ça : une question d'adaptation. Survivre en couleur, avec compromis, en nuance.
Retour à la manif : la foule était cadencée. On allait balancer la marche brutale en pleine face des civils tranquilles, les cisailler de décibels et de colère sourde.
Et puis y'avait ce connard. Chemise blanche, airpods, mâchoire serrée. Une gueule de cadre en semi-burnout persuadé d'être dans un clip. Il fendait la masse sans un regard, sans un putain d'état d'âme. Il nous méprisait, sûr. Le genre de type qui te frôle comme une voiture sans clignotant - tu sais qu'il va te foutre dans le décor s'il en a l'occasion. J'ai senti l'hostilité comme un frisson dans l'échine. Merde, encore un ennemi. Moi qui voulais juste vivre. C'est ça l'arnaque moderne : t'aimes la vie et pourtant tu dois te défendre comme si t'étais en guerre.
Peu m'importe aujourd'hui l'avis de ces silhouettes croisées à contre-sens. Ils sont ce qu'ils sont — produits dérivés de leurs histoires, de leurs peurs, de leurs choix que je ne capterai jamais. Et le peu de lucidité que j'ai arraché de mon expérience me souffle : lâche prise. Délaisse la fourberie qu'ils balancent comme des cendres sociales. Ne cherche pas la cohérence. T'es une anomalie fonctionnelle. Une classe à part. Alors.. Il était temps de se ravitailler.
— « Allons au supermarché. J'veux une Heineken au p'tit format… et un sandwich cool. »
Blarg approuva d'un hochement de tête. Epitha aussi. La quête du caisson passait par un détour logistique. Le carburant avant la cadence. Devant le commerce, un homme mendiait, assis dans un repli d'ombre.
— « Bonjour monsieur, vous fumez ? J'ai pas de monnaie, mais tenez, cigarette moderne. »
Il accepta avec un sourire franc, ce genre de chaleur qui n'existe plus en carte bancaire. D'ailleurs, c'est souvent les pauvres qui donnent aux pauvres. Règle universelle de la misère solidaire.
À l'intérieur, escalator ou escaliers ? J'ai choisi les marches. Faudrait pas trop que je pourrisse ma condition physique déjà flinguée. Des teufeurs partout. Même dans les rayons. En quête de calories rapides, les yeux encore dans la basse fréquence. Familiers. En transit. Je vagabondais dans les allées, cherchant ces foutues canettes petit format — rien que des 50 cl à portée de main. Piège standard. J'ai fini par me tourner vers deux femmes, sans doute du cortège elles aussi.
— « Où sont les 25 centilitres ? Si les keufs me voient avec un gros format, ça va jacter. »
— « Là-bas, viens, suis-moi. »
Elle m'entraîna entre deux gondoles, presque en riant. Elle a balancé un commentaire que j'ai oublié aussi vite qu'il est arrivé, mais son ton disait tout : bienveillance urbaine et clin d'œil de complicité.
— « Ooooh... Excellent, merci bien. L'heure d'aller encaisser maintenant. Faut qu'on retourne devant le caisson ! » Lançais-je
Mais là : file d'enfer. Pas juste nous, non. Toute une meute d'imprévisibles venus improviser leurs emplettes. Rien anticipé. Tout sur place. Une marée de retardataires affamés, dans un ballet absurde de paniers trop pleins et de plans flous. Alors on a patienté. Animé les caissiers malgré eux. Comme si, même là, en file d'attente, on continuait la fête — version low tempo, version chariot. Une micro-teuf d'achats sous néons. Et moi, canette à la main, l'œil sur le chrono invisible, prêt à retourner là où les kicks t'électrocutent le thorax. À la sortie, je me suis surpris à prendre l'escalator, mais la chaîne qui était à mes chaussures s'est prise dans le mécanisme, putain ! J'ai perdu une partie de moi dans cette ville. J'ai ri, et nous avions, en à peine une minute, rejoint le cortège qui était maintenant à Commerce. Oui ! Nous étions véritablement exposables ! Blarg se déshabillait à moitié, suffoqué par ses fringues trempées, comme si la chaleur urbaine avait décidé de le crucifier. Epitha mitraillait la ville, l'œil collé à l'objectif, le doigt chirurgical. Moi ? J'allumais une cigarette cynique, persuadé de fumer le capitalisme à chaque taffe.
À la sortie d'un pont, quelque part entre un rond-point fatigué et un pan de béton anonyme, le cortège avait tout bloqué. Circulation gelée, veines de la ville bouchées par la transe collective. Les kicks s'empilaient comme des coups de massue, les uns sur les autres — chaos rythmique. Les klaxons hurlaient, colère de civils en costume. C'était marrant, ou navrant.
Un conducteur a vrillé. Cris, klaxon, bras en vrac. Mais pas de débordement. Juste la panique de quelqu'un qui voit son monde stoppé net par une foule qui danse. Nous, on avançait vers le miroir d'eau. Et là, la foule prenait forme. Des gens de tout, de rien. Des âmes traînées par les basses. Des corps rassemblés non par opinion, mais par nécessité. Et dans ce bordel sacré : une cohérence. Un peuple sans costume, sans leader, sans objectif. Mais avec du son.
Au miroir d'eau, tous les sounds se sont arrêtés net. Une voiture de flics avec quelques agents, était à l'arrêt de tram. Et quelques minutes plus tard, une autre garde du même acabit fermait notre cortège — rue de Strasbourg.
— « On est encerclés ! » que je hurle, hilare, le cœur en surtension.
— « T'inquiète gros, c'est rien de plus que la sécurité municipale. Rien de politique pour eux. », balance Blarg.
Il avait raison. Mais tort. Nous méprisent-ils ? Ce ne serait peut-être pas étonnant, en fin de compte. Ils n'étaient qu'un élément du décor à ce moment précis, comme dans un vieux jeu de PS2 : figés mais armés.
Les caméras nous traquaient mieux que n'importe quel keuf, de toute manière. Les sons s'éparpillaient en ligne sur la pelouse, comme des totems sonores posés à intervalles rituels. La teuf commençait véritablement, pensais-je.
Il restait deux ou trois heures avant la fin. Et à partir de ce moment précis, tout s'est brouillé. Après cette pensée, l'alcool et la nicotine m'ont filé une de ces migraines que seule une drogue dangereuse aurait pu calmer. Alors j'ai fini par demander l'appareil photo à Epitha, pris quelques clichés, noté des bribes absurdes, rechargé le micro qui s'était vidé de toute batterie.
Blarg causait avec une vieille connaissance. Une silhouette familière, sortie d'un souvenir tremblotant : Astra. Une femme absorbée par ses pendentifs et talismans extravagants, avec de jolis piercings au nez. Elle ressemblait à un autel ambulant.
— « Eh !!! Mais c'est… Astra ?! Ça roule ? »
— « Ouais, et toi ? Excellente teuf ! »
— « Tu n'étais pas à celle de Rennes ? »
— « Non… Mais tu vois là il y a la véri... »
Et là, j'ai décroché. Complètement zappé de ce qu'elle disait. Mon attention, pathétiquement ravagée par six années de scroll compulsif, s'est fixée ailleurs. Sur les pancartes. Des messages simples, tracés à la va-vite, parfois au marqueur, parfois à la bombe. Des cris en carton, mais vrais. Ça disait des choses comme :
— « Face à la répression, on baisse pas le caleçon ! »
— « Une culture ne s'abolit pas ! »
— « Free-party is not a crime »
— « Pas de dialogue ? Pas de pépit ! »
Et au même moment, un type brandissait un drapeau de la Palestine.
C'était totalement légitime. Une culture comme la nôtre, qui vit en marge, qui gueule contre l'État et le béton, ne peut pas fermer sa gueule. Pas maintenant. Pas devant ça. Les bombes tombent pendant que nos subs grondent. Des enfants crèvent, pendant qu'on tourne en rond, pétés, sous les strobos. Un peuple entier réduit à des ruines, pendant qu'on danse dans les failles de notre propre effondrement. C'est pas une coïncidence. C'est le même système. Même violence. Même logique. Faute de pouvoir, on fait du bruit. Faute de pouvoir, on se tient debout — ou au moins, on ne se couche pas. Vingt-et-un siècles à prétendre qu'on a progressé, et toujours les mêmes salauds aux commandes. Des réprimés qui dansent pendant que d'autres tombent. Et putain, on le sait. On danse, ou on hurle ? On hurle en dansant.
Les gens devenaient de plus en plus fêtards. Beaucoup, beaucoup trop fêtards. Mais rien de cynique — l'ambiance était sage dû au fait que les flics n'étaient pas nombreux, en comparaison des précédentes 'manifesteve'. Rien que les caméras pour signaler la présence de l'État. Les bricards ? Ils devaient faire la tasse. En civil. Peut-être déjà ailleurs. Peut-être juste en veille.
Mais je n'en avais plus rien à foutre à 17H. Je me suis retrouvé à rejoindre un ami. Asca. Un p'tit jeune tranquille. Un esprit-libre en train de fumer la meilleur came du Pays de la Loire. Assis sur l'herbe, son esprit n'était plus libre au moment où il me parla du sang d'enfants de pays en guerre, extrait pour nourrir les machines politiciennes.
Je ne savais pas s'il délirait, s'il inventait, s'il canalisait un trauma collectif par des récits d'horreur. Mais ça résonnait. Même si je savais que c'était probablement faux. Même si… Je m'en foutais. Ces histoires étaient stimulantes, mais j'étais dans une période de procrastination spirituel. Les délires des autres me fascinaient, mais je me défonçais mieux avec les miens. Alors, je voulais aller voir d'autres personnes. Alors je me suis sauvé après avoir pris mes notes. J'ai choisi de nager dans cette vague de personnes qui étaient de la même veine que moi. Ou du moins, de la même mer.
Toujours le canon à cigarette chargé, je l'allumai et je me retrouvais avec deux, puis, cinq autres inconnus qui venaient dans la simple optique (avec politesse et tendresse) : « Est-ce que tu aurais une cigarette ? » Mais bien sûr que j'en avais ! Ma sacoche, suspendue à mon bras gauche, contenait des livres, une base centrale pour charger tout type d'appareils électroniques, de l'alcool et trois paquets de cigarettes légales : de quoi foutre le feu au cas où ça partirait en émeute.
Mais subitement, après les demandes chaleureuses de don, j'ai vu deux types qui se tapaient dessus. Je m'approchais, curieux, comme un dresseur de coqs. Au début, je pensais à un règlement de comptes, mais non : eux aussi pratiquaient l'art. Malheureusement, l'une de leurs amies insistait du regard… Pour une cigarette, évidemment. Toujours avec la joie d'un magnat philanthrope qui distribue ses largesses, j'ai proposé un échange en guise de réponse :
— « Ils se battent pour jouer ? »
— « Ouais, ils font ça pour s'entraîner », s'exclama-t-elle.
Je continuais à assister à la scène jusqu'au moment où ils ont failli percuter un véhicule du cortège. Ils se sont arrêtés, essoufflés mais ravis. L'un des types m'a checké en guise de remerciement. J'ai apprécié le geste et je me suis tiré.
La foule était diversifiée, joviale, détendue. Plein d'acidheads, de tribeux, de constructeurs d'utopie.
Nous, les néo-hippies, les teufeurs, les nomades modernes.
Pourquoi n'y a-t-il aucun forum pour nous ? Pas pour la culture de la drogue — comme on nous associe, avec mépris — mais pour la culture teknoïde, pour ceux qui vivent et pensent autrement, qui bricolent des mondes parallèles entre deux kicks, et toujours personne pour nous écouter autrement qu'en fliquant nos décibels.
On était tous là, à brandir nos idées comme des pancartes, même quand on n'en avait pas. Les corps parlaient mieux que les slogans. Les yeux suffisaient. Un hochement de tête, un sourire, un mouvement d'épaule au rythme d'un son trop sale pour la radio. C'était pas de la contestation. C'était une présence. Une occupation de l'air. Une affirmation sans explication. La vraie question aurait dû être : comment on contre ce monde-là ?
Mais à quoi bon se perdre dans la stratégie quand déjà, on existe à contre-courant ? Faut d'abord qu'ils nous entendent.
Pas avec des discours, non — avec la vibration du sol, avec les basses dans le bide, avec les regards en travers du leur. Une manif où les gens dansent, c'est une manif où les flics flippent.
French Kiss - Lil Louis.
Scarlet Entreprise - Esoteric.
Bunker 026 - I-F
Montée longue. Ça tournait. Ça montait sans prévenir.
Trente minutes. Une heure. Je voulais que ça dure, que ça ne retombe jamais. Comme une vérité douce qui t'explose au visage. J'ai commencé à chercher la suite. Une teuf quelque part, une suite logique, une aberration collective. J'ai erré. J'ai frôlé les murs. Les gens. J'ai cherché du sens dans les tags et les fumées. Mais rien.
Fallait que je retrouve Blarg. Il savait. Il sentait les teufs comme d'autres flairent les deals. Je l'ai retrouvé dans un passage un peu trop calme, juste à l'extérieur.
Il était là avec Asca. Deux figures absurdes, posées au bord du réel, à fumer du hash comme si rien n'existait autour. Asca m'a vu arriver avec mes yeux hagards, tout en roulant un spliff public.
— « Les gars, vous êtes couillus. Les réfractaires et les flics nous encerclent. »
— « T'inquiète, gars. Ils s'en foutent. Et nous aussi. »
Ça sonnait juste. Même pour les flics en civil. Une vérité en mode bâclée, mais étanche à l'angoisse. Un refus tranquille. Pas bravache, pas théorique. Juste... vivant. Ils incarnaient ce que je cherchais depuis des heures : une fréquence invisible, une pulsation de confiance qui vibrait plus fort que la peur, le truc que l'État ne comprend pas.
La philosophie teknoïde, c'est pas une doctrine. C'est une manière de survivre sans devenir un chien atteint de la rage, de danser, sans demander pardon. Pas de leader. Pas de chef. Pas de stratégie. Mais de la musique. De la veille. De la tendresse. De l'autonomie, même bourrés, même cramés. Tu perds ta clope, quelqu'un t'en redonne une. Tu t'effondres, quelqu'un te relève. T'as rien prévu, y'a une soupe. Tu pètes un câble, y'a une main sur ton épaule. C'est ça, le manifeste. Pas écrit. Mais vécu. À coups de kicks, de regards, et de joints roulés à la va-comme-j'te-fume.
Le son affluait, j'avais décidé de retourner sous le passage de l'allée 11 Baco - faute d'endroit où pisser. En marchant, j'ai croisé une voiture de condés en civil qui faisait la chandelle. Un type aux lunettes d'aviateur teintées de noir — aucune hostilité apparente, probablement du jugement. Je les regardais en essayant de me donner l'air d'un intellectuel, mais ma démarche me trahissait. Peu importe, je voulais pisser avec pudeur et respect, en espérant éviter d'être pris en flag…
De retour au Miroir d'eau : la pluie tombée subtilement, petite averse. Je rejoignait notre clique ; Epitha, Blarg, Asca et deux-trois autres personnes dont j'ignorais le vécu. Le son s'est coupé net, sans que j'y fasse attention. Blarg et Asca parlait d'une firme de CBD.
— « Ils sont partout, Espagnol, France. Ils sont passés légal, tu peux y acheter du CBD, des gummies.. » lancait Asca.
— « C'est des tarés, ils ont un problème : imagine t'es là, tu te lance dans le shit et ensuite dans le CBD.. » répondait Blarg.
Et d'un coup. Des militants gueulaient dans les haut-parleurs accrochés à l'un des murs.
— « OHHH !!!! ON SE LAISSERA PAS FAIRE !!!! »
Bordel, ça nous a tous surpris. Je m'infiltrais dans la foule, rassemblée en demi-cercle, 180° autour de la scène. Trois personnes étaient posées sur le sound, haut de deux mètres.
Une femme prit le micro :
« ...Nous pensons que chacun à le droit de modifier sa conscience, mais qu'il est nécessaire qu'il puisse le faire en toute confiance. Aujourd'hui, les policiers prennent un temps plus radical pour la criminilisation. Notamment avec la loi narcotrafique. Puis rentre en contradiction net, avec les prises de position derrière. La dépénilasation a déjà fait ses preuves. Prenons l'exemple du Portugal, qui a instauré cette politique... En 2025, plusieurs éléments ont eu lieu, nombres d'entre eux ont connus une répression, autant physique que financière. Ne diminuent pas, mais s'intansifient en bile des mandats. Pourtant la free-party est un mouvement qui revendique des valeurs : Comme l'autogestion, le partage, la solidarité - (Et la liberté criait quelqu'un)... »
Suite à ce discours explosif, les gens gueulaient. Hurlaient. Huaient.
Des types balançaient des mortiers, des fumigènes. Et le son reprit.
Du Hip-Hop des années 90.
— « Pourquoi du rap ? On avait le même combat, mais plus maintenant. Contradictoire un peu. » s'exclamait quelqu'un.
— « C'est pas contradictoire ! » répondait un inconnu.
— « Non, comme la personne a expliqué la chose, il le donne à ceux qui veulent parler… dans le public », disait quelqu'un d'autre.
— « Putain, c'est dur à suivre… eh. » disais-je, éclatant de rire. « Ouais, y'a pas des toilettes publiques dans le coin ? »
— « Là, y'a un buisson. »
— « Non, je pisse pas en public… EH Y'A PAS UN BBOY PRÊT À DANSER ?! » lançais-je.
J'étais hilare, ivre. Authentiquement défoncé. Je voyais bien que le monde semblait l'être aussi. Il y avait un type, au loin, qui observait la scène avec curiosité. Il m'a fait un commentaire sur mon appareil photo quand je l'ai approché, m'expliquant qu'il était photographe professionnel, mais qu'il avait arrêté pour des raisons personnelles. Il appréciait l'événement en lui-même, y trouvait une puissance. Je voyais bien que lui aussi, dans l'âme, était une sorte de kick distordu et aigu, accompagné de leads entrecoupés en contretemps qui filtraient l'environnement.
C'était l'apogée. Le son devenait de plus en plus nerveux, l'alcool me rendait de plus en plus crasseux. Je voulais du whisky, ou un truc capable d'éliminer toute bactérie d'organique. Mais le son me contrôlait assez pour que ma danse devienne mécanique. Alors je m'approchais des sounds, à la recherche du meilleur set. Au final, je les vagabondais. Je ne sais plus ce qui se passait à ce moment précis. Le son et la tease m'avaient eu, tué, annihilé pour une raison quelconque. Je me souviens simplement du fait que je dansais timidement, avec mes clopes comme seule arme, jusqu'à l'épuisement.
Epitha m'avait retrouvé à prendre des photos, au sol — du ciel, des visages, et tout ce merdier. Blarg s'était volatilisé. Pschitt.. Évaporé comme un sale esprit après un pic de psilocybine. Alors on a rejoint un groupe qu'Epitha connaissait, pendant que la teuf urbaine s'éteignait en douceur.
Il y avait un monde fou. Et le fait qu'on voyait si peu de keufs dans les parages me faisait hésiter : soit ils nous laissaient faire, conscients de notre masse, soit y avait une couille. Un piège. Peut-être que le préfet avait lâché ses chiens fous, postés en embuscade dans le château, planqués derrière les miradors avec boucliers, gazeuses et LBD chargés.
Alors comme les autres, on est allé se poser. Pelouse. Transes retombées. Silhouettes éparpillées comme des souvenirs flous. Je me rappelle avoir balbutié :
— « Le truc… faut que je boive de l'eau, mais… j'sais pas… argh… Le soleil tape… Les lunettes de soleil… Putain, j'arrive pas à sortir de ce mal de crâne… Comme une… destination manquante… »
C'était clair : je devenais psychotique, ou un truc du genre. Un craquement lent et lumineux dans les nerfs. Je voulais réunir du monde. Qu'on cherche une teuf. Un after. Une suite. Une réponse au chaos. Une extension du trip. Des vérités modernes.
Un type m'a sorti ça, comme une flèche sortie d'un nuage :
— « Ta chemise est incroyable, mec. Je m'habillais grave comme as' à l'époque », me disait-il. Il s'appelait Christophe André, sculpteur-graffeur. Souriant, les yeux calmes mais allumés.
— « T'as quel âge ? », je lui demande.
— « 24 », me répondait-il.
— « Tu vois, je suis dans la pensée psychédélique. Et c'est une philosophie »
— « Ouais, c'est plus qu'une simple prise de substance », j'ajoutait.
— « Une pensée influencée par des écrivains, des anthropologues… comme Carlos Castaneda, par exemple. Et je vais te dire un truc : tout le monde est sous peyotl. La maman, le papa, le bébé… Pensée très intéressante », enchaînait Christophe.
— « Ouais, ça renvoie sur la vie et la mort », je balançais, un peu dans le vague.
— « Je suis aux Beaux-Arts de Nantes, je travaille sur ça : la pensée psychédélique, et la question de la vie et de la mort. De la réincarnation »
— « Je trouve que c'est plus flagrant ces sujets, aujourd'hui, dans notre époque. »
Et là. Un éclair dans le ciel, pourquoi, comment ? La déontologie journalistique n'avait plus lieu d'être :
— « Ouais, on cherche à nous distraire plutôt que nous restreindre. Actuellement, on va nous distraire sous forme de répressions. À partir de formes, d'avertissements, de messages… En nous distrayant de la vérité. Parce que la vérité est morte, avec le journalisme, malheureusement. Le journalisme mainstream a tué le journalisme indépendant. Le journalisme réel. »
Je lâche, comme un contrepoids :
— « Le nouveau journalisme. »
Et là, il me balance ça, comme un mantra vrillé :
— « Le nouveau journalisme, c'est le journalisme citoyen. Une perspective. Une seule. Alors qu'on vit dans une multitude de perspectives. Avec cette idée de multivers, là. Des idées qu'on nous a inculquées, qu'on nous a endoctrinés. Au final, dans cette pensée multiple, on ne pense plus ; on s'éparpille. À vouloir penser d'une manière — comme celle d'un teufeur, d'un idiot d'extrême-droite : c'est devenu une rébellion par rapport à un système qui veut que tu ne penses pas ! Ce que le peuple en sait, c'est le contrôle. Diviser pour mieux régner, et conquérir. »
PUTAIN. Woaw.
Simple pour les branleurs. Génial pour les curieux. Écrasant pour les autres. Ce type avait les mots justes. Les phrases exactes. Les contours nets de cette fissure mentale que je traînais depuis des années. Des trucs que j'avais jamais su formuler. Et là, ça résonnait. Fort. Comme si ce Christophe braquait un mégaphone en plein cœur de mon inconscient en bordel. Merde. Il m'avait scié net.
On a donc gardé contact. Rendez-vous fixé au Chat Noir. Alors je me suis levé, secoué, et je suis parti à la pêche aux infos, ma veste comme armure de fortune.
J'ai interrogé des punks — rien. Des passants qui n'avaient rien à voir avec tout ça — paumés. Des orgas — muets ou méfiants. Rien à tirer. Déçu, ouais. Mais pas abattu. J'ai continué, j'ai demandé à tous les groupes qui squattaient la pelouse. Finalement, j'ai chopé une adresse à une heure de bagnole, un after dans un appart déjà saturé, et une invitation au 'Férailleur'. Trop d'infos. Mon cerveau ne suivait plus. Court-circuit.
Suis-je fait pour le journalisme ? Faut-il persévérer ? L'État veut-il un ennemi dépravé, un raté vibrant ? Franchement… j'en avais rien à foutre. Toujours cette même 5e République. Toujours les mêmes apparences, les hypocrites, les corrompus, les vendus..
Mais à l'échelle humaine, microscopique, même, peut-être qu'il reste une chance. Une porte entrouverte. Parce qu'on était là. Oui, là, en petits groupes éparpillés. De pensées, de pulsions, de talents. Rassemblés autour d'une seule et même évidence : l'ouverture d'esprit, le pacifisme universel.
Nous, les néo-hippies.
Les renégats.
Les électrons libres.
Les tekos.
Les dépravés.
Les vivants.
Christophe André et son groupe s'étaient évaporés dans la foule après un adieu discret. Il ne restait qu'Epitha, moi, et son amie Lola. 8.6 à la main, douce odeur de parfum citadin. Elles se connaissaient depuis quelques années — en teuf, ou quelque chose du genre. Le genre timide, mais sociable. Une présence chaleureuse. Solaire.
Elle voulait aller au carnaval du soir, qui devait se dérouler dans quelques heures, avec une fête foraine, à ce qu'on disait. Alors on s'est mis en route, direction le Chat Noir — un drôle de bar où j'avais déjà eu de drôles de rencontres… et de sales embrouilles.
Une fois sur place, on a commandé des pintes, des cocktails et un peu d'eau pour faire semblant… Puis d'autres pintes, quand tout le reste fut vidé. Mais dans le bar, c'était de la house qui passait. Une house molle, un peu fade. Et moi, j'étais là, sonné, le crâne vrillé par les acouphènes que seul un pur sound tekno peut déclencher.
— « Y'a une table de libre ! » lançai-je, après avoir poireauté une vingtaine de minutes à scruter les tables bondées.
Des gens figés comme des pubs vivantes. Des caricatures de mannequins pour marques faussement luxueuses. Une esthétique bien propre, bien lisse. Sans tripes. La culture du vide. La publicité : cet art du capitalisme qui peint le néant avec du gloss. Ici, les corps consomment. Ils ne vibrent plus.
On a posé tout le matos. Puis on a commencé à débattre d'un sujet étrange : on aurait tous un sosie, quelque part. Moi, j'étais ailleurs. Trop concentré à observer les visages autour, les gestes, les fragments de discussions que le vent traînait jusqu'à notre table. J'ai aperçu un skater avec qui j'avais fait connaissance autrefois. Je lui ai adressé un signe. Il m'a snobé. Comme si je lui faisais honte devant son crew. Ça m'a déçu. À ce rythme, je devrais peut-être me coller une photo de Macron sur le torse, histoire d'assumer pleinement mon statut de gêneur public.
À table, Lola proposait d'aller au carnaval. On hésitait. Avec Epitha, on savait, sans se le dire, qu'on rêvait d'un autre carnaval, plus sale, plus vrai, plus tribal. Un second carnaval tekno. On était toujours en pleine recherche technoïde.
Une heure plus tard, Lola devait partir. Alors on a repris les téléphones, relancé les contacts. En quête d'infos. En quête d'une suite. 21h10 : Blarg, et sa compagne débarquent. En fait, il était allé chez elle — ses appels manqués m'ont sauté à la gueule plus tard, comme si mon téléphone avait une meilleure notion du temps que moi. Christophe André nous a rejoints aussi, quelques minutes après. Puis d'autres têtes croisées à la manif. On a fini par jacasser sur le maestro qu'on avait subi plus tôt — ce régisseur planqué dans l'ombre du son, le genre de type qui croit qu'un bouton donne du pouvoir, ce qui est vrai, à notre époque.
J'étais de plus en plus hilare, de plus en plus ivre. Avec Blarg, on complotait pour trouver de la tise et une teuf. Mais on a fini par se rabattre sur Le Férailleur. Pas par choix. Certainement pas pour moi. Blarg était avec son amour d'une vie, et leur nuit n'était pas prévue pour se finir sur du hardcore dans une ZAD. Ils ne voulaient plus quitter la ville. Ils étaient déjà dans une autre vibration, plus douce, plus refermée. J'étais à cran. L'idée d'un club ou d'un bar me tordait l'estomac. Ce genre d'endroit où tout devient expérience sociale : sourire en vitrine, regards calibrés, ambiance figée. Une expo de névroses ordinaires sans stroboscope. On m'a demandé ce que je faisais dans la vie. J'ai répondu en montrant mon index, panari en pleine floraison :
— « Je fais la vaisselle pour les riches, je devrais soigner ça. »
Rires. Ça parlait de vidéos IA, de mèmes, de filtres, de trends.
— « T'es un boomer, en fait », m'a balancé Kadesl, gentiment. Parce que je prononçais mal ces références fast-food. Parce que je ne parlais pas leur dialecte d'algorithmes. J'étais en terrain inconnu, mais intéressant. Sorte de microcosme parallèle. Et moi, je flottai dans ce décor, comme un intrus curieux.
Je me suis levé, il fallait que je bouge, que je trouve un dealer. J'avais besoin de cette impulsion. Cette étincelle chimique. Mais quel malheur quand j'ai appris que mon contact fétiche n'avait plus rien pour moi...
— « Oté, marmaille ! Je contacte Asca. », me disait Blarg, pour me sortir la tête du brouillard.
— « Soit on va à la soirée, soit on va à la teuf », que je répondais, convaincu qu'il restait un morceau de nuit à dévorer.
Mais on a fini par conclure qu'on n'avait rien. Aucun plan solide. Aucun moyen de s'y rendre. Même la Gloria, au Macadam, semblait hors d'atteinte. Je savais que j'allais finir en enfer, couronné maître du chaos, non par bravoure mais par absence de solution viable.
Je reviens des chiottes, vaseux, l'esprit en rade. Mon verre trône encore là, mi-plein, flaque de souvenirs. Je tends la main — et Christophe André l'a déjà vidé. C'est à ce moment précis que je sens la bête en moi se redresser, cette créature souterraine qui ne supporte pas qu'on touche à ses reliques, sans demandes.
— « J'ai eu ce flash : prendre le verre et le projeter en pleine gueule, comme un prêtre jette l'eau bénite sur un possédé. », que je balance.
Pas de colère. Pas de haine. Juste la violence d'un cerveau dissocié, trop plein d'absurde pour continuer à simuler la civilité. Une gifle au simulacre. J'ai pas levé la main. Mais j'ai levé la voix intérieure. Et c'était pire. Tout me dégoûtait. Ma phrase est tombée comme un mégot dans un verre de bière tiède. Et j'ai su que le reste de la nuit allait s'écrire à la hache. Et puis j'ai regardé les autres rire. Des animaux de zoo, dopés aux punchlines molles. Et j'ai compris que je venais de me tirer une balle dans le respect mutuel. Avec l'élégance d'un putois sous acide. J'ai senti que j'étais devenu un animal socialement inapte, coincé entre deux dimensions : celle du bar, feutrée, avec ses discussions de surface — et celle, souterraine, de la rave fantôme que je traquais depuis des heures. Alors j'ai détourné les yeux. Il fallait que je survive à cette soirée sans fracas. En sacrifiant peut-être une partie de moi dans l'opération
Base Support - R-Zac 23.
Alors on a parlé politique. Vie privée. Sport. Des conneries pour rester en flottaison, pour ne pas sombrer dans l'abîme qu'on sentait poindre au bord de chaque phrase. Et moi, toujours plus imbibé, j'ai fini par cracher mon mépris des snobbers, des poseurs, des imposteurs — tous ces égotripés qui vendent leur vide comme de l'art vivant.
— « Ils s'en battent les couilles des autres. »
— « Peut-être qu'ils ont trop de choses dans la tête », a soufflé C. André. Fatigué, sans rancune.
— « Ouais, tranquille… sois pas négatif, Arna. Sois positif, merde. Laisse couler. Les gens sont bons. Il fait gris, ouais, mais les gens… »
J'ai tourné la tête, les yeux injectés de sang, la voix rocailleuse, comme un vieux moteur qui cale, et j'ai balancé, venin dégoulinant :
— « T'es le ver sous la pomme, l'illusion dorée d'un capitalisme déguisé en cool-kid bohème. Tu pues la compromission et le mensonge, et j'ai pas envie de partager ta merde. »
Elle m'a regardé droit dans l'âme, blessure contenue mais dignité intacte, comme un phare dans la nuit toxique.
— « J'suis pas une bobo, moi. Mon père, ouais… mais pas moi. Arrête. » Un océan de faux-semblants, un éclat de verre jeté dans la gueule de la nuit. Mais elle en rigolait, comme si tout ça n'était qu'une blague sale et bien trop vieille, un spectacle auquel elle assistait sans surprise ni colère.
J'avais dépassé la ligne. Je le savais. Mais c'était trop tard — les mots tranchent plus vite qu'un couteau mal affûté. Et je saignais déjà de l'intérieur.
Blarg et Kadesl tentaient de me calmer. Mais c'était trop tard. La bête en moi s'était réveillée — celle que la ville croyait pouvoir accueillir sans risque. Ça devenait de plus en plus nerveux, de plus en plus tendu. Et tout ce qui va suivre, ce ne sont plus que des bribes. Des souvenirs flous. Des éclats déformés. Des notes griffonnées sur un carnet, négligées de tout professionnalisme :
Putain. J'ai quitté la table sans prévenir. J'avais la dalle, la nausée, et une envie violente de disparaître. La nuit était tombée, et moi, j'ai commandé un autre verre, juste pour noyer le reste. Je me suis écroulé au fond du bar, avec des mecs du Soudan, des gars tranquilles, sans histoires. On a parlé vaguement. Juste des fragments de fatigue, d'exils différents, de solitude partagée.
Asca m'a retrouvé plus tard. Il m'a filé ma caillasse. Retour à la table. Une heure plus tard, on dérivait déjà chez Épitha. L'ambiance ? Une fatigue crade, tendue, désaccordée. Et soudain, une fête foraine. Un flash lumineux, absurde. Je me suis barré en courant, comme un gosse impulsif, direction le stand de tir.
Ils m'ont retrouvé là, 30 minutes plus tard, titubant avec un katana dans la sacoche, une carabine à plomb dans les mains, un jouet lumineux vissé sur le front comme une antenne d'extraterrestre paumé. Je visais mal. Ça tanguait. Et pourtant, je touchais mes cibles. Comme si l'absurde avait décidé de me foutre la paix pour cinq minutes.
23h40. Le moment de tracer. Les flics rôdaient, lents, désengagés, surveillant un carnaval en bout de course. Deux cents âmes, pas plus. Le vide organisé. J'ai croisé un danseur bizarre. Maquillage de clown, regard chargé. Il m'a maté comme si j'étais un danger. Il avait raison. La paranoïa s'est mise à suinter de mes pores. J'étais pas le héros. J'étais la faille.
Blarg et Kadesl voulaient rentrer. Se planquer dans le confort. Putain, je croyais qu'ils cherchaient le rêve technoïde. Mais non. Ils voulaient rentrer au bercail. Pas l'extase. Pas la rupture. Juste un repli.
Alors on a marché, jusqu'à l'épicerie. Puis chez Épitha. Blarg a suggéré un saut au Férailleur. Il s'est rétracté dix minutes après. 1h10. Plus rien n'avait de forme. La fatigue était une nappe. On a roulé, bu, soupiré comme des vieux chiens errants. Je me suis levé d'un coup. Frappé de l'intérieur. Pas de teuf. Pas de suite. Juste un salon mort. Des regards morts. Des promesses crevées.
— « Arnaques ambulantes, impostures à ciel ouvert ! Tire-moi dessus si t'oses, mais ne fuyez pas la putain de vérité qui brûle dans cette nuit toxique ! On a loupé le rêve technoïde ! Macron m'a tué ! »
Oui, l'imposture a tué les artistes comme eux. Silence. Choc. Blarg figé. Épitha sonnée. Kadesl fermée. J'ai fui. Dehors. Rue Maréchal Joffre. La pluie. Seul. Plus de son, plus de teuf. Plus de tribu. Le rêve technoïde ? Un leurre. Une carte postale froissée. Un idéal cramé. Comme le mouvement hippie.
Je suis retourné au Mojo. Bar du matin. Bar du soir. La boucle était bouclée. J'ai noté des trucs que j'ai pas lus. Observé des gens que j'ai pas écoutés. Coquille vide. Ivre et crevée.
Puis au burger-je-ne-sais-quoi. Dernière station avant le chaos. Un oasis de gras dans l'hyper-urbanité fliquée. Le vieux m'a fixé comme si j'étais le diable en sarouel. Sa fille pareil — mi-peur, mi-jugement. Ce regard qu'on réserve aux zonards venus d'un autre monde. J'étais le mauvais trip de leur quotidien réglé, l'ombre d'une contre-culture qu'ils ne comprenaient qu'à travers BFM et les rumeurs du quartier. Et c'est là que j'ai compris : j'étais devenu ce que je fuyais. Corrompu.
J'ai attendu mon bail comme un teufeur attend l'aube au fond d'un champ humide, entre un caisson trop fort et une envie de fuite. Pas de teuf. Pas de révélation, juste un emballage tiède et le goût neutre de l'intégration impossible. C'est ça la tekno pour eux : bruit, crasse, chiens en liberté et flingues imaginaires. Une peur de classe déguisée en indignation morale. Alors que nous, on danse pour expulser la colère, pour tenir debout malgré les coups. J'ai croqué dans le burger comme on mord la société : à pleines dents, en sachant que ça nous niquera la gueule à la fin.
2h30. Épitha m'a retrouvé. Ma emmener au bercail. Silence. Pas de morale. Mes excuses.
— « Pourquoi tout le monde est faux ? », ai-je soufflé.
Quelqu'un, sans visage, a répondu :
— « Parce que toi, tu crois que t'es vrai ? »
Touché. Foutu. Sommeil.
8h. Réveil dans la poussière. Le train allait partir. Moi, pas sûr. Gueule en ruine. Photo floue dans le miroir. Ce visage que j'avai apperçu devant les vitrines sales de cette ville propre, s'est pointé là, devant ce miroir propre qui alligner un visage sale.. Une gueule chiffonnée. Usée. Peut-être la mienne, ou juste celle d'un rêve trop réel.
Le rêve technoïde n'était pas un but. C'était une balafre. Une secousse. Une expérience.
Un manifeste en basses-fréquences.
Une tribu sans chef.
Un feu qui refuse de crever.
Les free-parties sont tout sauf des fêtes. Ce sont des cris. Des rituels. Des actes de résistance dissimulés sous les apparences du chaos. C'est une culture qui refuse l'hygiène sociale, qui défèque dans les interstices de la République, qui érige la désobéissance en architecture sonore. On n'y va pas pour consommer. On y va pour disparaître un peu. Pour se rappeler que la vie n'est pas une suite de formulaires à remplir, mais une onde à déformer.
Et ceux qui n'y sont jamais allés ne comprendront jamais ce que ça veut dire : danser contre la norme, tenir debout malgré la pluie, tendre une clope à un inconnu parce que l'État t'a tout pris sauf ça.
Il n'y a pas de chef, pas de programme, simplement le son et l'amour. Juste une langue de vibrations, une mémoire de luttes et d'erreurs, une tendresse spontanée qui surgit entre deux enceintes. On ne rêve pas d'un monde meilleur. On rêve juste qu'il arrête de nous piétiner pendant qu'on tente encore de vibrer.
Alors ouais, ce mouvement est bordélique. Parfois dangereux. Parfois incompréhensible. Mais il est vivant. Responsable. Pacifiste.
Et ça, c'est déjà plus que tout ce que propose le reste du monde. À condition qu'on ne suive pas le même chemin que le mouvement hippie. La fête finira peut-être, mais la vibration, elle, ne s'arrête jamais. Et si demain, tout recommençait ailleurs, serions-nous prêts à vibrer encore ?
Aster
30.06.2025 à 15:20
dev
De la Ville, de l'Identité, de la Résistance Lucrezia Giordano
- 30 juin / Positions, Avec une grosse photo en haut, 4Les touristes qui visitent Marseille pour la première fois se divisent en deux grandes catégories : ceux qui se plaignent du manque de propreté des rues et ceux qui s'en félicitent parce que ça authentifie leur expérience d'une ville populaire. Dans cet article, Lucrezia Giordano propose une nouvelle hypothèse : et si la place laissée aux ordures dans la cité phocéenne était une forme de résistance à la gentrification ?
Je n'oublierai jamais le printemps 2023. Pas parce que c'était ma première fois à Marseille, ni pour la mer, ni pour un nouvel amour. Ce printemps-là, les manifestations contre la réforme des retraites qui ont touché toute la France ont été accompagnées d'une grève des éboueurs, provoquant un amoncellement d'ordures pendant des semaines, mêlé aux restes de poubelles calcinées. Dans ce contexte, dès que l'on sort d'un petit bar du Cours Julien un samedi soir, on remarque immédiatement cet amas informe de sacs poubelles qui nous surplombe, atteignant le haut du mur de la cour voisine.
Et alors que nous regardons les poubelles, il arrive. Il est certainement dans une brume alcoolique plutôt épaisse. Il décide que le tas d'ordures est la toilette publique parfaite, malgré le fait qu'il se trouve littéralement au milieu de la rue. Une fois qu'il a terminé, quelque chose s'allume en lui. Il commence à escalader le tas d'ordures jusqu'à ce qu'il atteigne le sommet du mur, où il se lève. Encore une fraction de seconde et avant que l'on s'en rende compte, il saute, criant de joie et atterrissant sur le dos dans les sacs d'ordures au contenu indéfini — ces mêmes sacs sur lesquels il vient de pisser.
Il est là, les bras ouverts, et il rit. L'ange des poubelles de Marseille.
Les déchets (et, plus généralement, des stéréotypes à connotation traditionnellement négative) jouent un rôle important dans la construction de processus identitaires en réponse à l'avancée de changements sociaux tels que la gentrification à Marseille. Les ordures et la saleté, sont depuis des années des éléments qui ont contribué à construire la réputation peu positive de Marseille (bien que l'on puisse argumenter sur le fait qu'il s'agit d'un prétexte pour masquer des problèmes systémiques extrêmement profonds dans les grandes villes françaises, tels que le racisme et le classisme, qui voient Marseille comme l'épicentre parfait pour ce type de discours).
Cependant, on assiste depuis peu à une réappropriation de ces éléments : si les déchets ont toujours été au cœur de la définition de la ville, ses habitants décident aujourd'hui de donner à cette centralité une connotation positive. Si, à première vue, on peut se demander “pourquoi les déchets, les cafards et les rats ? Pourquoi ne pas se concentrer sur d'autres aspects de l'identité marseillaise ?”, il faut se rendre compte que cette revendication n'est pas apparue dans le vide, mais dans un contexte où la spéculation immobilière et la gentrification entraînent une hausse des loyers et du coût de la vie. Comme dans beaucoup d'autres villes européennes, l'expansion des locations touristiques génère un changement dans la géographie urbaine, avec la prolifération de commerces qui répondent à ces nouvelles cibles en termes de produits, d'esthétique et de prix.
On comprend donc que la revendication identitaire s'appuie sur certains éléments spécifiques. Marseille veut mettre en avant ce que ces changements cherchent à masquer, en mettant en œuvre une résistance fondée sur la séparation nette entre la collectivité marseillaise et l'individualisme néolibéral lié au tourisme de masse et à l'embourgeoisement de la ville. Cela a été particulièrement évident lors du carnaval indépendant de la Plaine 2023, dont le thème était “Feu à la Spécu”. Des gens déguisés en cafards, en rats et en sardines hors de prix, des dragons fabriqués à partir de valises, des pancartes et des affiches contre l'entreprise mondiale AirBnB [1] : tous les participants se sont rassemblés dans une marche qui s'est terminée par un grand feu de joie pour protester contre le tourisme inconscient et irresponsable, la gentrification et l'augmentation du coût de la vie.
Le message est clair : laissez-nous nos déchets, laissez-nous notre identité. Ces revendications s'inscrivent dans un processus plus ou moins inconscient d'altérisation, c'est-à-dire “la construction et l'identification du soi ou du groupe d'appartenance et de l'autre ou du groupe d'exclusion dans une opposition mutuelle et inégale en attribuant une infériorité relative et/ou une aliénation radicale à l'autre/au groupe d'exclusion” (Brons 2015). En utilisant ce concept, il est plus facile de comprendre comment la communauté activiste de Marseille revendique non pas tant la saleté en tant que telle, mais en tant que symbole des caractéristiques normalement rejetées par les processus de gentrification et de redéveloppement urbain. Il est particulièrement intéressant de noter, en même temps, comment la composante hiérarchique typique des processus d'aliénation (dans lesquels le groupe extérieur est considéré comme subordonné au groupe intérieur) est renversée afin d'atteindre le résultat souhaité. Les Marseillais ne revendiquent pas leur supériorité à l'extérieur, mais font appel à des caractéristiques considérées comme négatives et, dans l'esprit général, inférieures, dans le but de créer une séparation radicale avec le groupe d'exclusion. Les caractéristiques négatives de ce groupe, bien que conceptuellement existantes, sont principalement intégrées dans l'impact potentiel qu'elles pourraient avoir sur la société marseillaise : ainsi, pour concrétiser les processus d'aliénation, il est plus pratique de se concentrer sur les caractéristiques visibles et revendiquées de l'in-group.
Le fort activisme de Marseille sur ces questions semble donner l'image d'une ville dévastée par des changements irréversibles et d'une identité communautaire gravement menacée. Pourtant, la gentrification à Marseille est un processus difficile à définir.
Le concept de gentrification a été introduit en 1963 par Ruth Glass pour définir “les processus par lesquels des quartiers centraux autrefois populaires sont profondément transformés par l'arrivée de nouveaux habitants appartenant aux classes moyennes et supérieures”. Cependant, lorsqu'on tente d'appliquer cette définition spécifique à Marseille, on se heurte à un premier obstacle structurel : la géographie urbaine spécifique de la ville. En effet, depuis le XVIè siècle, les élites économiques et politiques locales ont préféré s'installer dans les quartiers sud de la ville, laissant l'espace du centre à la population immigrée et moins aisée [2]. Cela a conduit à la création de ce que Cusin (2016) appelle un modèle inverse centre-périphérie, dans lequel le centre est considéré comme moins valorisé et moins développé que les périphéries. Ce modèle urbain spécifique rend la réalisation des processus de gentrification plus lente et plus complexe, malgré les efforts évidents de redéveloppement déployés par la ville.
Un autre facteur contribuant aux processus de gentrification est l'augmentation du nombre du locations touristiques et l'impact qu'ils ont sur le marché de la location. La décision de louer aux touristes ou de vendre à des personnes ayant un pouvoir d'achat plus élevé (souvent originaires d'autres villes françaises ou de l'étranger) fait qu'il est difficile pour les résidents locaux de louer ou d'acheter dans des endroits auparavant considérés comme abordables, tels que Le Panier et le Cours Julien. Outre le facteur économique, l'augmentation des locations touristiques a également un impact sur le tissu social et communautaire des quartiers : les propriétaires sont incités à convertir leurs propriétés en locations à court terme plutôt qu'en locations à long terme, ce qui fait que certains quartiers ont des propriétés vacantes à certains moments de l'année. Cela affecte la vitalité et le dynamisme des quartiers et risque de créer un sentiment de perte de communauté, dont Le Panier est l'exemple le plus emblématique : d'un quartier ouvrier, il est devenu le centre de locations touristiques et d'activités commerciales et artisanales dont les prix ne plaisent certainement pas au Marseillais moyen.
Prendre conscience de ces changements et dire en même temps que la gentrification à Marseille n'existe pas semble donc une contradiction, puisqu'il est indéniable que nous assistons à des processus de changement du tissu urbain qui conduisent à une augmentation des inégalités économiques, de la précarité et des problèmes d'accès au marché du logement. En même temps, cependant, il y a des chercheurs comme Mateos Escobar (2017) qui affirment que le processus de gentrification à Marseille a rencontré tellement d'obstacles que ses conséquences prévues (dont la plus pertinente est certainement le déplacement des populations moins aisées qui vivent actuellement dans l'hypercentre de Marseille) ne sont pas pertinentes d'un point de vue purement statistique. Prenons par exemple les réaménagements de la Friche de La Belle de Mai ainsi que ceux réalisés dans le cadre du projet Euroméditerranée : ces formes de gentrification n'ont pas nécessairement conduit à des changements systémiques au niveau du tissu social (Mateos Escobar 2017).
Il ne faut pas éluder la raison de l'échec de ces tentatives : tout simplement, l'idée de vivre à proximité des populations défavorisées et immigrées ne séduit pas ceux qui disposent de ressources économiques suffisantes pour déclencher un processus de gentrification en tant que tel, c'est-à-dire un processus irréversible qui conduirait à la disparition de populations historiques au profit d'habitants au capital économique ou financier plus riche (Géa & Gasquet-Cyrus 2017). Il est évident que la perception du tissu urbain et militant de Marseille diffère des données statistiques : comme l'affirme Cassely (2018), nous sommes confrontés au “paradoxe d'une ville qui aura vu un mouvement anti-gentrification précéder par sa vigueur le phénomène qu'il est censé combattre”. Données concrètes ou non, c'est la perception de la population qui compte. La perception est une expérience corporelle, vécue, qui se déroule en relation avec le monde et dans laquelle l'environnement dans lequel elle se déroule est un participant actif à la formation de nos expériences perceptives (Merlau-Ponty, 1945). La perception va au-delà du moment présent et comprend un ensemble de significations et de possibilités permettant d'interpréter la réalité — et en même temps de la créer, puisque l'interprétation de la réalité n'est pas moins concrète que les éléments factuels qui la composent. En tenant compte de cela, il est donc possible de comprendre la volonté de la population marseillaise de continuer à protester contre les changements systémiques qui semblent pointer vers des politiques urbaines néolibérales.
Cette réflexion a trouvé une muse improbable dans l'ange des ordures du Cours Julien. Alors que la ville connaît des mutations urbaines et sociales, ses habitants se raccrochent à des éléments souvent considérés comme négatifs, tentant de préserver la vitalité et l'authenticité de Marseille. La lutte n'est pas seulement menée contre la hausse des prix des loyers, mais contre une idéologie qui menace d'éroder le tissu social de la ville. La gentrification à Marseille se heurte à une géographie urbaine et à une histoire qui a façonné les quartiers et les identités différemment des autres villes européennes. Bien que les données statistiques puissent suggérer le ralentissement des processus de gentrification, la perception de la population est le véritable test : à Marseille, la gentrification est souvent perçue comme une menace à l'essence même de la communauté. Dans ce contexte, l'ange des ordures devient l'emblème d'un peuple qui embrasse son identité, même celle qui est considérée comme “sale” ou “indésirable”. Alors que la ville fait face à l'avenir, l'ange continue de rire dans les sacs, nous rappelant que la résistance est un acte symbolique mais puissant qui défie les forces d'un changement irréversible, et que la véritable beauté de Marseille réside dans son authenticité sauvage.
Lucrezia Giordano est une chercheuse et journaliste indépendante spécialisée dans les migrations, le genre et la transformation des espaces urbains. Avec une formation en anthropologie et en études internationales, elle mène des enquêtes approfondies et publie dans des médias tels qu'Acta Humana, SSRN, et El Mundo. Son travail combine analyse critique et narration immersive pour explorer les dynamiques sociales et politiques contemporaines.
[1] Pour plus de détails : 'Carnaval et Charivari... à Marseille - Ode au carnaval de la Plaine-Noailles et à la lutte contre la gentrification et l'invasion Airbnb', https://lundi.am/Carnaval-et-Charivari-a-Marseille.
30.06.2025 à 12:10
dev
Dans un récent article, Nathan J. Beltràn proposait de penser politiquement l'amour (Voir : De la forme-de-vie amoureuse->https://lundi.am/De-la-forme-de-vie-amoureuse], cette semaine, il s'agira de politiser l'érotisme.
Nous allons commencer par poser quelques constats & hypothèses sur la situation actuelle qui influe sur l'érotisme : l'état du corps actuel, sa place dans la société, d'abord, la question de la pornographie & de la marchandisation du désir, enfin. Ces deux points tenteront de servir de socle pour saisir la situation actuelle de l'érotisme. Dans un second temps, nous tenterons de trouver quelques pistes pour penser politiquement l'érotisme & le désir en nous tournant notamment vers la littérature, ou plutôt ce qui lui échappe : la poésie.
I.1 HYPOTHÈSE :
Nous avons perdu tout sens de réalité corporelle, nous vivons dans un monde d'abstractions, de doubles & de simulacres. Jamais, dans notre époque gavée d'images & de discours sur le corps, il n'a semblé si omniprésent, & pourtant, jamais il n'a paru aussi impossible à incarner. Comme une sorte de contre-alchimie, où la matière doit traverser plusieurs épreuves – séparation, purification, réintégration – nos corps sont soumis à une série de séparations qui, prétendant les purifier, les privent de leur puissance d'incarnation.
(Notons qu'il y a un certain privilège à se caler dans le fond de son corps sans être affecté par ce qui le traverse – je pense notamment à certains ouvriers, travailleurs & travailleuses du sexe, etc.)
Toute la question étant de comprendre comment le corps, célébré, mesuré, exposé, est – & est souhaité comme – séparé de sa matérialité.
Il ne s'agit pas tant de penser – dans un geste presque réactionnaire – un corps originaire, authentique à ressaisir, que de dire ceci : il n'y a jamais eu qu'une pluralité de manières d'être au corps, toujours situées, variables selon les époques, les sociétés, les dispositifs de pouvoir, etc, mais ce qui caractérise notre présent, c'est peut-être de n'avoir plus, collectivement, de manière(s) d'être au corps sinon de le refuser, en embrassant une image de lui – je veux dire en le tenant à distance, en le réduisant à sa représentation.
I.2 CONTRÔLE ET DÉPOSSESSION
Toute société qui tend à régenter le corps, quelle que soit la manière, le met à sac..
Le pouvoir ne fonctionne plus par la simple censure du sexe, mais par la multiplication de discours, de représentations, & donc des normes autour de la sexualité. La sexualité n'est plus cachée, elle se veut, à l'image du corps, omniprésente, surexposée. Ce n'est pas la libération du sexe, mais son intégration pleine dans l'économie, contribuant à ce corps à la fois hypervisible & impossible à habiter pleinement.
La dépossession du corps n'est pas qu'une affaire de techniques ou de dispositifs, elle est le résultat d'une histoire politique & économique qui a fait de tout un terrain de séparation & de contrôle.
La privatisation de la santé, la marchandisation du soin, la difficulté d'accès aux ressources vitales ne sont pas des « hasards » mais les conséquences logiques d'un système qui repose sur la hiérarchisation des vies, de la « valeur » des êtres & des corps.
Exploiter, surveiller, discipliner, exclure. Imposer des normes, tracer des frontières, décider qui a le droit, ou non, au Graal de la visibilité. Contrôler les genres, les identités. La racialisation des pratiques de soin & de surveillance participe de cette même logique de hiérarchisation & d'assujettissement.
I.3 BREF RÉCAPITULATIF SUR LA PORNOGRAPHIE
Tout cela est, plus ou moins, logique depuis Foucault : la prolifération des discours & des images sur la sexualité capture le désir dans des dispositifs de gestion & de normalisation.
On trouve, dans la pornographie, une répartition très précise des corps & des rôles, c'est-à-dire, des actrices très jeunes, souvent qualifiées de « teens [1]]] » (adolescentes). On devine – & les statistiques nous le prouvent – que la majorité des consommateurs est elle-même très jeune, & l'on peut se dire qu'il est tout à fait logique que des jeunes fantasment sur des personnes qui sont assez proche de leur tranche d'âges, mais cela ne tient pas, ou plutôt disons que factuellement le résultat est ceci : on assiste, massivement, à la représentation de jeunes filles jouant de plus jeunes filles encore, dans des rapports de pouvoir très peu équilibrés. Et nous n'évoquons même pas les scénarios qui font directement l'apologie de la pédocriminalité [2].
La situation empire lorsqu'on examine les noms des sites & productions populaires : SisLovesMe, ExploitedTeens, SellYourGF [3]. « Ma sœur m'aime », « Adolescentes Exploitées » (notons bien le terme d'exploitation), « vends ta copine » – tout est dit : exploitation, commerce, domination incestueuse ou pseudo-familiale ; dans le cas de Vends Ta Copine, la femme – ici la femme aimée, la femme censée être aimée – devient un simple objet de transaction entre hommes. Évidemment, seules deux issues semblent possibles à cette trame : la femme est soit dépossédée, humiliée, agressée donc, soit elle en tire du plaisir &, se révèle – comme toutes les femmes selon la logique patriarcale – une « pute ». Et pour n'étonner personne, le scénario inverse, Sell your BF, n'existe pas.
Mais au-delà de la violence de ces représentations, c'est le fonctionnement même de la pornographie comme prise dans l'économie qui pose question. Chaque image, y compris celle qu'on dit « éthique » reste une marchandise. Le marché, fidèle à luimême, recycle les critiques d'où qu'elles viennent, les absorbe, les digère, puis les revend – peinard. Féminisme ? queer ? qu'importe : le désir devient un produit à regarder, stocker, acheter, & finalement, à dépenser dans tous les sens du terme.
Le véritable enjeu n'est ni la diversité, ni la « bonne » représentation ; il n'est pas non plus le formatage des désirs & des fantasmes, voire du type de sexualité présentée. L'enjeu est la délégation totale de nos désirs à des images, pire : leur formatage & leur mise en vente. Le problème, c'est la vie par procuration, vécue à travers un plus ou moins petit écran, & que le désir passe par des images à consommer, inséparable d'une logique économique, capable de digère tout, y compris la critique en vue de « toucher de nouveaux marchés ».
HYPOTHÈSE :
— Il n'y a pas de sexualités qui soient entièrement subversives
— Il n'y a pas d'images de la sexualité qui ne soient pas récupérables. Toute image est potentiellement récupérable d'une manière ou d'une autre par le système.
II.1 PISTE(S) ET TENTATIVE
Alors commençons, commençons par une scène la plus banale possible – puisque nous voulons politiser l'érotisme même, en dehors des personnages, des situations économiques, des lieux donc – choisissons de jeunes adultes, hétérosexuels ; & imaginons-les vadrouillant dans la campagne. Lumière douce, herbes hautes, un peu de chaleur, ce qu'il faut. On plante le décor, on y met les corps, on y met une robe, c'est elle qui la porte, la robe (vous ne savez pas encore pourquoi c'est important, mais ça l'est. Les robes sont utiles, dramaturgiquement parlant – elles permettent gestes, révélations & déplis. Il nous faudra des déplis.)
« frissonnante toute à la fois tremblée & sûre sa
robe bardée de dentelles elle laretrousse d'une main à présent à demi-nue elle s'avance
d'entre les herbes laisse s'avancer sa trame puis setourne. Le dos, la main toute contre ses fesses, tête
légèrement inclinée sur le côté
dessus l'épaule. »
La scène est plantée ; ensuite – parce qu'il faut un ensuite – il se passe quelque chose. Ou plutôt : il faudrait qu'il se passe quelque chose ; parce que là, il ne se passe rien, ou si peu. Imaginons un événement qui s'en viendrait sexualiser la scène, & forcerait sa politisation. Imaginons : il pleut. Il pleut, & sa robe est blanche, laissant entrevoir disons quelques atouts. Nous restons dans un regard banalement masculin & hétéro, & trouvons en même temps l'événement qui les poussera à affronter la ville pour se réfugier dans la petite chambre de bonne de l'un deux. Et c'est là, peut-être là, la ville, que quelque chose pourrait devenir politique. Nous n'y sommes pas encore, mais presque, patience.
« [...] le blanc mouillé, tu as alors tout loisir de lorgner bas, oui, bas, & de t'émerveiller – sous couvert d'amour - de quelques légers roulages de cul ; ainsi, sans le savoir, te voilà déjà inscrivant cette image dans les fibres de ta conscience afin de pouvoir - en cas d'absence prolongée du fessier susdit - t'en émerveiller de nouveau. »
La scène n'est pas politique, loin de là, elle se veut tendre, elle est surtout terriblement banale. À peine une variante sur des milliers d'autres, toujours vues d'en bas. Mais pour l'instant, le reste fonctionne : les deux amants paumés dans les herbes hautes, après avoir plus ou moins batifolé, rentrent pour plus d'intimité (& moins d'intempérie). Continuons un peu, puis, profitons de leur passage en ville, pour commencer à politiser :
« […] Que dire alors que, longeant la dite civilisation, elle ne pense qu'à l'excorier, lui faire jaillir son sang latent, la gratter à sève, cette crasse ? »
Ça y est, le style s'améliore, & l'appétit grandit : on veut en savoir plus, pourtant, nous voilà bien embêtés : nous sommes sur le point de faire entrer le politique dans la scène, mais nous ne la rendons pas politique. L'érotisme & le politique se dissocient. Il n'est, ici, même plus question de leur batifolage. Pire : nous avons creusé la banalité & en la creusant, avons mis en scène ce qui s'apparente pas mal à un mâle gaze. Une politique donc, mais certainement pas celle que nous voulions.
Que faire ? Pour le regard masculin, nous pouvons tenter de le corriger, de le renverser mais pour la politique - celle qui nous intéresse - ? Avancer de quelques paragraphes, les retrouver sous les draps, commentant l'actualité politique entre deux baisers ? Aussi imaginaires que soient nos deux amis, ils ne méritent pas tant d'horreur. Alors on en reste là ? dans la pluie, la robe, la chambre ? avec un récit qui ne veut, ne peut avancer ?
Tant pis, faisons rapidement notre deuil & allons plutôt lorgner chez d'autres voix, notamment celle de Catalina Raíz [4].
II.2 ÉROTISME POLITIQUE CHEZ RAÍZ
Dès l'ouverture du poème « Te vamos a llamar Bohemia [5] » « Nous t'appellerons Bohème », elle place l'érotisme sous le signe de l'hospitalité, cette autre conception de la politique pour Derrida⁶ :
« Le agradezco por acogerme aquí, ¿no le molesta que esté desnuda ? »
« Je vous remercie de m'accueillir ici, permettez que j'y sois nue ? »
« L'hospitalité "inconditionnelle" et "incalculable" […] peut être conçue en géopolitique comme ce qui sape l'autorité de la souveraineté. [6] » L'érotisme y est directement énoncé comme manière de faire monde, de s'accueillir mutuellement. Cela rejoint ce que nous avons pu appeler précédemment une forme-de-vie amoureuse.
Dans son poème, notre « corps impossible » est traversé, & traversé parce qu'authentiquement incarné. Il n'y est pas tant question d'habiter le corps dans une sorte de plénitude ou de « maîtrise », que de le faire en acceptant de traverser & d'être traversé – autant par l'effondrement du monde que par la Beauté même.
Et l'on pourrait même se demander si, plus loin, lorsqu'elle écrit « Nosotros de la Grieta », « Nous de la Brêche », ce n'est pas de cela qu'il s'agit : faire du corps, alors même qu'elle l'incarne, une Grieta – une faille, une brèche. Et, pour la préserver, inventer des rites : la boîte à mouchoirs, la collection d'images, autant de gestes symboliques pour sauvegarder ce qui résiste au monde & à la saisie.
« Guardar estas imágenes […] es como un rito para que la Belleza que pase en ellas permanezca en mí, que me acompañe… »
« Ranger de teles images […] est comme un rituel pour que la Beauté qui passe en elles demeure en moi, qu'Elle m'accompagne… »
La suite politique du poème réside dans la suspension du temps, ouvrir une brèche, un espace de fête, de magie & de rites où le Désir, la Beauté circulent librement. :
« DESTRUIR CUALQUIER INTERMEDIARIO, PONERSE
EN CONTRA DE LA HISTORIA ¡SUSPENDIDA LA
HISTORIA ! SUSPENDER EL TIEMPO, PASAR
FRONTERAS Y HACER PASAR INTERCAMBIAR LA
BELLEZA »« DÉFAIRE TOUT INTERMÉDIAIRE, SE PLACER CONTRE L'HISTOIRE, LA SUSPENDRE, SUSPENDRE LE TEMPS ! PASSER FRONTIÈRE ET S'ENTREPASSER BEAUTÉ »
Suspendre le temps, n'est-ce pas là le premier geste de la Commune, voire de toutes tentatives révolutionnaires ? tirer sur les horloges, interrompre la longue course du monde, tirer le frein d'urgence, dirait Benjamin. C'est ici un microcosme du geste révolutionnaire : suspendre la course, ouvrir un temps autre, créer un dehors (passer la frontière) & rejeter tout intermédiaire entre nous & l'expérience directe des choses.
II.3 DESIR ET PERCÉE(S)
« Ce désir commun, collectif, grouille déjà, partout dans le monde, depuis toujours – c'est une joie fragile, plombée, un jaillissement. [7] »
Leïla Chaix
HYPOTHÈSE : le désir est un trop-plein, non pas un manque. Il est ce qui déborde & cherche une issue. Le désir comme volonté diffuse de vie, non comme droit frustré.
Chez Catalina Raíz, la « Beauté » est une percée fragile, elle n'est ni dans la matière brute, ni dans un quelconque critère formel : elle vient d'ailleurs, traverse la matière sans être prisonnière, & se passe entre amants ou amis. Dans sa vision plutôt mystique, voire gnostique, elle n'est pas une image mais une émanation opérative.
Dans un passage d'Haïr le monde [8], Leïla Chaix, sans parler d'érotisme, rejoint cette idée : « Sous ce qu'on affiche et ce qu'on Tiktok, il y a désirs. Qu'on le veuille ou non, il y a de la vie. Elle est moche et elle est bruyante, empêchée quotidiennement, mais elle perce sous la chape de plomb du monde-béton. » Il est question d'y « entretenir un amour féroce et continuer à se battre pour que parfois et par endroits, la beauté perce ». La beauté – & ce qui relève de la vie, comme une force – au sens philosophique du terme – politique, capable de fissuré le « monde-béton ».
Cette puissance de la beauté, de l'Eros, du désir insurrectionnel ne relève pas seulement de l'intime ou de l'exception, elle est comme une force collective qui pourrait déborder les digues de la répression & de la politique de l'impuissance. Le Comité érotique révolutionnaire l'exprime ainsi :
« Notre désir de vivre, notre passion de vivre, notre énergie érotique, celle d'Eros comme pulsion de vie, réprimée durant des années, contenue dans une impuissance politique et une politique de l'impuissance, ne peut désormais plus être endiguée [9]. »
Ce n'est pas seulement le désir individuel qui chercherait à percer, mais une énergie commune, une volonté de vivre qui, après avoir été contenue, déborderait & s'en viendrait fissurer l'ordre établi. L'Eros comme une force de soulèvement, de fête ou de création de mondes : de quoi fissurer « l'Empire du fake. »
Cette idée, Raíz la rejoint entièrement dans un « nous » peu éloigné de ce que Pacôme Thiellement peut appeler une « communauté de Freaks », une « solidarité nomade et anarchiste [10] » :
« nosotros del Deseo, nosotros de la Grieta,
nosotros que hablamos con cerviz erguida ; recuerden –
nosotros comunes y de Bohemia,
nosotros de un mundalma y cuyas voces resuenan aún
nosotros del Eros, de la erosión, de lo erótico, largas pestañas negras rozando nuestros mejillas »« oui, nous du Désir,
nous de la Brèche,
nous du front levé contre le ciel ; rappelez vous –
nous communs et des Bohèmes
nous d'un monde-âme dont les voix résonnent encore
nous de l'Éros, de l'érosion, de l'érotique, de longs cils noirs frôlant nos joues »
Dans GITANE ou le droit à la candeur [11], Raíz propose aussi le concept de candeur, à mille lieues de l'innocence naïve qu'on pourrait penser à première vue. La candeur, chez elle, est une puissance vivante : la capacité rare, presque magique, à ressentir pleinement la joie d'exister, à danser sans raison, à jouir du monde sans chercher à le posséder, mais surtout, le refus d'être mat, de la dépossession intérieure que le système tente d'imposer en rendant toute spontanéité, & toute trace de vie suspecte. La candeur comme ce qui, en nous, résiste à la séparation des mondes. Puis le concept de « gitanerie », que nous désignerons sommairement comme – vous m'excuserez du jargon – le vouloir-candeur dans un monde d'exil(s), une volonté esthétique, mystique & politique.
Dans son texte « Le Sexe des anges [12] », Pacôme Thiellement s'inscrit dans la critique de la « fausse permissivité de notre époque » & propose de penser la sexualité & l'amour comme un processus alchimique, une traversée des états de la matière & de l'âme. Pour Thiellement, l'alchimie n'est pas une métaphore décorative mais, comme elle l'est originellement, une méthode existentielle, un art de la transmutation radicale. L'amour & la sexualité doivent être vécu comme une œuvre au noir, au blanc, au rouge :
Thiellement en appelle à une sexualité passionnée qui soit l'athanor de notre transmutation psychique ET collective. Il en invite à traverser tous les états : rêves, hallucinations, coïncidences, crainte & tremblements, à refuser la gestion, & à véritablement travailler la passion comme force de transmutation :
« Sans une sexualité passionnément travaillée comme l'athanor de notre transmutation psychique, sans la fabrication de l'androgyne – cet « adolescent-jeune fille » auquel Nicolas Berdiaev comparait Dieu – les histoires d'amour ne sont que des partenariats domestiques tristes à pleurer, des histoires de cul-de-jatte guidés par des aveugles¹³. »
Pour Thiellement, la beauté, la fête, la magie, la passion ne sont pas des surplus mais, je crois l'avancer sans me tromper, la condition de toute résistance, de toute invention du commun. Il s'agit de refuser la résignation, de cultiver « l'amour féroce » dont parlait Chaix, de traverser la crise pour faire surgir la beauté, l'intensité, la fête, la magie, y compris dans la précarité, y compris – gnose oblige – dans l'exil.
III.2 HYPOTHÈSE : LA TRANSMUTATION COMME POLITIQUE
L'alchimie vise à la transmutation, la possibilité de faire surgir de l'or à partir du plomb. Si l'on transpose – plus ou moins artificiellement – cette logique, une ligne révolutionnaire : face à l'intensité des séparations & de la dépossession, œuvrer au noir, c'est-à-dire destituer, pour purifier puis qui ouvrir la possibilité d'une recomposition & d'une réappropriation du monde & des forces.
Là où la société contemporaine tend à tout dissoudre dans l'image & la gestion, l'alchimie rappelle qu'une transformation profonde est possible, elle suppose de reconnaître la perte pour expérimenter, collectivement, de nouvelles formes d'habitation & de présence.
Face à la crise de la présence & à la dépossession du corps, l'alchimie propose un imaginaire & une pratique radicalement différents : elle ne vise pas la transformation, mais la transmutation, un changement de nature, une métamorphose à la racine même des choses.
Dans l'œuvre au noir (Nigredo), tout commence par la déconstruction & la traversée de l'ombre, le moment où la matière est réduite à l'essentiel, confrontée à ses limites & à sa perte de sens. Cette étape, qu'on pourrait liée à la crise actuelle du corps, n'est jamais une fin en soi, elle prépare la possibilité d'une renaissance.
Nous l'avons vu brièvement : l'œuvre au blanc (Albedo) symbolise une nouvelle perception & l'œuvre au rouge (Rubedo) incarne la réconciliation entre la matière & l'esprit, le désir & son vécu. L'alchimie, comprise ainsi, ne se réduit pas à une métaphore mais peut être un chemin opératif, où se mêlent la destitution, la purification des schémas imposés & la recomposition collective, logistique & ontologique. La métamorphose de la matière n'a de sens que si elle s'inscrit dans un rapport renouvelé au monde & aux autres. Elle suppose d'affronter les conditions historiques & matérielles qui rendent la présence impossible, & de permettre les gestes, les rites ou expérimentations qui permettent de recomposer du commun.
Politiser l'alchimie, c'est reconnaître que la crise du corps n'est pas seulement un problème intime, mais le symptôme d'une organisation sociale contre-alchimique. L'alchimie devient une ressource politique quand elle offre des images, des symboles, mais aussi des méthodes pour traverser la crise, non pas seul, mais ensemble, & permettre des formes-de-vie.
— Désexualiser l'érotisme pour érotiser le monde.
— Dégénitaliser la sexualité : attaquer la hiérarchisation, faire ou révéler le corps comme une source entièrement érogène.
Nathan J. Beltràn
[1] [[« If you look at the videos on mainstream porn sites you can see ‘teen' themes, ‘mom and son' themes, lots of incestuous porn. It's pretty deviant stuff. To watch this you have already lowered your threshold of what is acceptable. Porn is an entry drug for a lot of them. » https://www.theguardian.com/global-development/2020/dec/16/online-incest-porn-is-normalising-child-abuse-say-charities
[2] « Selon des chiffres communiqués à la délégation par Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! , lors d'une audition le 20 janvier 2022, Pornhub recense 71 608 vidéos faisant l'apologie de l'inceste et de la pédocriminalité, ainsi que 2 462 vidéos ayant pour mot clé "torture". » https://www.senat.fr/rap/r21-900-1/...
[3] Le site SisLovesMe enregistre environ 1,88 million de visites mensuelles. https://hypestat.com/info/sislovesme.com. SellYourGF, lui, attire moins mais tout de même plusieurs milliers de visiteurs par jour.
https://hypestat.com/info/sellyourgf.com.
[4] Il y a plusieurs raisons au fait de prendre l'exemple d'une jeune poétesse peu, voire pas connue. D'une part, il me semble toujours sympathique d'évoquer quelques écrivains en début de parcours ; de l'autre, étant son traducteur, je connais bien son œuvre & elle s'impose assez naturellement à mon esprit. Il y aurait eu, bien sûr, quantité d'autres exemples tout aussi pertinents. Je pense notamment à Bernard Noël & Pierre Guyotat – d'une manière totalement différente à ce que nous voyons ici.
[5] CORTÈGE, revue d'hérésies n°1, pages 5 à 11.
[7] Hair le monde, Leïla Chaix, Éditions le Sabot, page 173.
[8] Haïr le monde, Leïla Chaix, Éditions le Sabot
[10] https://www.blast-info.fr/articles/2023/freaks-de-tod-browning-carnaval-doit-reapparaitre-7FGW9hN3SG6RSGKldqDVvg
[11] GITANE ou le droit à la candeur, Catalina Raíz, Éditions CONTRE-SORT, à paraître.
30.06.2025 à 11:35
dev
24 juin
Douze jours de bombardements, de destruction, à plus de deux milles kilomètres de distance, avions de chasse, bombardiers, missiles et drones à l'appui, puis un soudain cessez-le-feu. Telle une pièce écrite dont on ignorait encore le dénouement. Chaque partie évidemment réclame victoire, puisque nul n'a gagné définitivement, sinon la mort, une fois de plus. Et l'enterrement plus que définitif dudit droit international, des dites conventions de Genève, dont on savait depuis quasiment leur rédaction qu'ils ne seraient valables et applicables que dans un seul sens.
Je ne suis pas content d'Israël, assène, aux dernières heures de la cessation des hostilités, l'homme orange avant son départ pour le sommet de l'OTAN à La Haye. Et son visage qui prend l'expression de son mécontentement. Je n'entends pas sa voix, je lis la traduction en arabe, je vois sa bouche s'ouvrir grand, verticalement, ses yeux se plisser sur le grand écran d'un café où tous les clients lui tournent le dos, pris dans diverses conversations. Deux pays qui se battent depuis si longtemps et si violemment qu'ils ne savent même plus ce qu'ils foutent, dit-il d'Israël et l'Iran. They don't see any more what the fuck they are doing.
Impossible de ne pas se demander comment les Palestiniens à Gaza ont reçu ce cessez-le-feu, eux qui n'ont nulle force de dissuasion, qui ont eu tout juste droit à deux courtes trêves et qu'on maintient aux limites extrêmes de la famine, déportés de dévastation en désolation. Impossible de ne pas se demander comment les Palestiniens de Cisjordanie ont bien pu accueillir ce cessez-le-feu, eux dont les territoires (occupés, précise-t-on encore avec euphémisme) ne sont plus que peau de chagrin, dont les colons s'approprient ou détruisent à coup de bulldozer ou dynamites leur demeure, ces mêmes colons (les extrémistes aime-t-on souligner, persuadés que les « autres » sont normaux, voire paisibles, sympathiques) incendient tout aussi systématiquement les oliviers, les champs, tuent les troupeaux, confisquent l'eau…
Six cent vingt-six jours et nuits en ce mardi. Plus de quatre-vingt-neuf semaines.
Les nuages se font de plus en plus rares dans ce bleu ciel pâlichon. La mer ne bouge plus. Nulle barque, nulle embarcation. Tout est comme figé.
25 juin
Les drones sont plus discrets au lendemain. Dans le ciel de Beyrouth du moins, le sud du pays continue de subir cet incessant bourdonnement, en plus des attaques meurtrières quotidiennes et des quatre points frontaliers en hauteur qu'ils continuent d'occuper comme si de rien n'était.
L'extrême humidité gagne déjà, les moustiques de plus belle, histoire de rendre l'été encore plus pénible. Mais pas de panique, maintenant que l'espace aérien s'est permanemment rouvert, que notre ciel n'est plus traversé par des missiles et contre-missiles, le ministre du tourisme local et quasi tous les membres du gouvernement peuvent continuer d'ignorer les quartiers du sud de la capitale, les nombreux villages et villes, que les forces Israéliennes ont une fois de plus détruits, écrasés, en octobre, novembre 2024, ne surtout pas évoquer les milliers de victimes, masquer tant qu'à faire les nombreux visages défigurés par les explosions au biper et talkiewalkies, et de nouveau déployer tous les charmes du pays, pour accueillir nos précieux expatriés et leurs encore plus précieux dollars. On espère plus de trois milliards. Hôtellerie, restaurants, plages, festivals, événements culturels et autres festivités… Quasi aucune autre entrée d'argent, sinon lesdites aides internationales, cette désastreuse dépendance de toujours.
Et surtout continuer de rassurer la « communauté internationale », l'auto proclamé « monde libre », quant au désarmement du Hezbollah, parti qui n'est la conséquence de rien bien évidemment, et avant qui tout allez pour le mieux dans le bled.
Ah avant ! les glorieux temps d'avant…
26 juin
Les drones sont toujours aussi discrets au-dessus de la capitale.
Des nuages de nouveau, filant, comme s'ils étaient pressés d'aller voir ailleurs. L'un d'eux ressemble à un ange ailé, une seule aile en fait, la tête jetée vers l'avant. Image volatile.
Je guette en vain d'autres nuages, d'est en ouest, du nord au sud, seule la persistante épaisse couche de pollution s'étalant entre ciel et mer.
Ces derniers vingt-quatre heures je suis presque parvenu à ne pas regarder les effroyables et déchirantes vidéos que continuent malgré tout de partager les journalistes restants et autres individus dans l'enfer absolu de Gaza. Oui, presque. L'on se dit à chaque fois que l'on a tout vu, que le pire est atteint, qu'il n'en finit plus de se répéter, qu'il risque même de se perdre dans l'incessant flot des images… L'on se berne comme on peut.
Et j'essaie vainement d'imaginer l'état d'être de ces femmes, ces hommes, qui nous envoient ces images, leurs dernières peut-être, j'essaie d'imaginer ce que je n'aurai jamais pensé devoir un jour imaginer. Leurs derniers retranchements…
Toute l'énergie du désespoir.
Leur regard.
27 juin
Ne surtout pas écrire pour écrire, me dis-je. Ce piège.
Six cent vingt-neuf jours et nuits en ce vendredi.
Le soleil est à son zénith alors que le prêche dans la plus proche mosquée commence. Je crois entendre que tout prend forme, se développe et disparaît dans le temps. Mais je n'en suis pas sûr. La descente d'un avion civil couvre la voix.
28 juin
Des corbeaux pie ces temps-ci, je les vois s'envoler d'un toit à un autre, d'un balcon à un autre, s'entrecroisant. Au déclin du jour surtout, lent déclin, comme au-dessus de Dakar. Un ami me rapporte que la société Solidere avait importé cette espèce dans les années 90, Solidere ou la société anonyme libanaise chargée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, après « la fin de la guerre » du Liban en 1990. Pour le dire plus clairement, la société qui a copieusement arnaqué pléthore de gens. Ces corbeaux se sont reproduits depuis, ils chassent avec violence les oiseaux locaux, détruisent les nids, me précise mon ami.
Ils rendaient folle Loulou, ma féline adorée. Elle les pressentait avant même qu'ils n'arrivent, se mettait aux aguets. Comme pour chaque mur du son franchi par l'aviation ennemie. Les corbeaux certes la narguaient, mais elle était prête à leur sauter dessus, se tortillant sur place, émettant un son bien particulier, sorte de caquètement. Les différents Phantom israéliens la faisaient se ruer sous le lit. Elle n'en sortait pas avant d'être bien sûr qu'ils ne reviendraient pas de sitôt.
29 juin
Un grand café au bord de la mer, j'entends une conversation entre deux des serveurs qui regardent un clip sur un téléphone, une chanson comme tant d'autres, mièvrerie mollement rythmée. Le plus âgé des serveurs affirme que ce chanteur est d'origine palestinienne, s'offusquant de le voir se dandiner. Regarde-moi ça ! Poliment, le plus jeune se permet de dire que quand même il en a le droit. Inévitablement, me reviennent les mots de Mohamed El-Kurd qui refuse d'endosser le rôle de 'victime parfaite' que les Palestiniens sont souvent sommés d'incarner pour être pris au sérieux. On exige des Palestiniens qu'ils soient, faute d'une meilleure expression, des victimes parfaites, qu'ils se montrent avec cette civilité ethnocentrique qui respecte les directives occidentales ; à défaut, leur mort serait méritée.
Pas vraiment convaincu, l'aîné des serveurs fait la moue. Le jeune profite de l'appel d'un consommateur pour s'éclipser, rangeant l'appareil dans sa poche.
La mer méditerranéenne demeure immobile.
Ghassan Salhab
(peinture de Samir Khaddaj)
30.06.2025 à 11:10
dev
À peine son dernier ouvrage paru (Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste, nous l'avions interviewé par ici), l'anthropologue et bédéiste Alessandro Pignocchi se lance vers de nouvelles explorations théorico-comico-dessinées, en l'occurrence l'amour, le couple et tous les mythes qui les accompagnent. Voici les premières planches qui posent les jalons du travail à venir. Comme à son habitude, c'est joli mais surtout futé et très drôle.
30.06.2025 à 11:03
dev
Comment faire face à l'indicible de la solution finale mise en œuvre pour effacer de la terre de Palestine la ville de Gaza ? Pour Gaza, aujourd'hui, en cet été 2025, reste-t-il encore quelque chose à dire ? Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui, il n'y a à penser rien d'autre que Gaza.
Avec ce texte, « K Revue transeuropéenne de philosophie et arts » entreprend la composition d'un numéro spécial sur Gaza.
L'enfance grandit en moi
jour après jour
Mahmoud Darwish
Nous le savons : la catastrophe (Nakba) ne date pas d'aujourd'hui, elle ne commence pas avec le génocide actuellement en cours, son histoire dure depuis des décennies, et pourtant quelque chose s'est passé ces deux dernières années, une nouvelle fracture s'est produite dans le tourbillon de la violence contre les Palestiniens. C'est difficile à penser, mais de toute évidence il peut y avoir, jusque dans les plis de la catastrophe, une aggravation, jusqu'à atteindre une équation apparemment sans issue : être Palestinien signifie être exterminé. Ce n'est pas tout : ce qui est en train de se passer à Gaza révèle que le monde peut tolérer les massacres, peut nier, si ce n'est à quelques exceptions près, le principe de réalité : la réalité de la solution finale palestinienne. Ainsi, s'il est vrai, comme l'écrivait Gilles Deleuze dans Grandeur de Yasser Arafat (1983), que « la cause palestinienne est d'abord l'ensemble des injustices que ce peuple a subies et ne cesse de subir », il est tout aussi vrai que la décision d'Israël d'effacer Gaza, de laisser des gens affamés se faire trucider dans leur recherche d'un morceau de pain, provoque une lacération plus profonde, un traumatisme sans issue, un saut dans l'apocalypse (en réalité, dès 1983, Deleuze voyait le génocide du peuple palestinien et la véritable intention d'Israël : « faire le vide dans le territoire palestinien »).
Comment être à la hauteur de la destruction totale ? Comment ne pas faire de la douleur de Gaza un chapitre de notre culture ? Comment ne pas faire de notre voix, de ce numéro spécial, une occasion de se laver la conscience ? Comment faire face à la colonisation extrême qui coïncide avec un acte de dévastation totale ?
Walter Benjamin se demandait, en 1933, dans un court et formidable essai, Expérience et pauvreté, « que vaut en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ? ». Avec la pauvreté de l'expérience, liée au développement de la technique, à l'héritage, notamment, de la Grande Guerre, Benjamin ne pense pas seulement à une dimension privée, mais à la misère « dans les expériences de l'humanité tout entière ». La pauvreté de l'expérience, qui rend tout « patrimoine culturel » inutile, stérile, sinistre, coïncide exactement avec ce que Benjamin considère comme la barbarie. Mais face à cette barbarie, Benjamin en imagine une autre, il pense à « une conception nouvelle, positive, de la barbarie », appelée à faire enfin « table rase » d'une barbarie incapable de faire l'expérience de ce qui se passe, de ce qui s'est passé. Il s'agit alors d'avoir la force et le courage de prendre congé de « l'image traditionnelle » de l'homme ; d'abandonner l'idée que l'on peut vivre et résister au nom de l'humanité, parce que c'est toujours au nom de l'homme en général que se produisent les catastrophes. Nous voudrions dire qu'à Gaza, une fois de plus, nous ne voyons pas l'idée d'humanité partir en lambeaux, mais, bien au contraire, nous faisons la terrible expérience de son triomphe. Car c'est au nom de l'homme, de la démocratie, de notre bien-être, que prévaut une forme de colonialisme destructeur et criminel.
Benjamin pensait au patrimoine culturel allemand, qui à l'ère de la guerre industrielle devient un simulacre dépourvu de sens. Que faire de la philosophie et de l'art occidentaux tandis que s'évanouit Gaza ? Après Auschwitz, des autrices et auteurs d'origine juive ont permis d'approfondir, d'affiner notre critique du sujet, de l'appartenance, de l'identité, de l'État, en contribuant à un déchiffrement généalogique de la violence du logos. C'est peut-être surtout d'eux, dans le fond, que nous sommes repartis alors que l'Europe ne comptait plus que des décombres. Néanmoins, aujourd'hui, nous nous demandons que vaut tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ?
Afin de nous faire comprendre, et seulement à titre d'exemple : le grand philosophe d'origine juive Emmanuel Levinas, le philosophe de la différence, qui va jusqu'à penser l'altérité au point de remplacer le je par le tu, se plie durant la dernière période de sa vie à une lecture très ambiguë du conflit judéo-palestinien, éclairant d'une lumière sinistre ses thèses sur la vulnérabilité et la responsabilité éthique. Chez Levinas, en effet, nous trouvons une revendication à la fois politique et éthique du sionisme (c'est d'ailleurs ici que l'antinomie entre éthique et politique, selon Levinas, serait brisée) : « l'idée sioniste, telle que je la vois maintenant, dégagée de toute mystique, de tout faux messianisme immédiat, est cependant une idée politique qui a une justification éthique [...]. On défend le prochain quand on défend le peuple juif ; chaque juif en particulier défend le prochain quand il défend le peuple juif » (E. Levinas, A. Finkielkraut, Israël : éthique et politique, conversation radiophonique, 28 septembre 1982).
Que faire de la philosophie de l'altérité lorsqu'elle attribue un fondement éthique, originel, à la politique d'un État ? Le sionisme de Levinas n'interroge-t-il pas, comme il l'a fait par exemple pour le Rectorat de Heidegger, le statut même de la philosophie ? Dans la barbarie actuelle de la culture et de l'histoire, il semblerait que pas même le fait de penser autrement ne puisse parvenir à nous faire renouer avec l'expérience. Alors voilà, recommencer à zéro, recommencer à nouveau, mais à partir d'où, pour penser (avec) (depuis) Gaza ?
Nous ne savons pas si Gaza survivra à sa fin. Où est Gaza à présent, tandis qu'il disparaît ? Peut-être, dans quelque vers de Darwish ? Dans quelque fragment d'une poétesse palestinienne qui vient d'être tuée ? Dans quelque image soustraite à la catastrophe par ceux qui l'habitent ? Notre hypothèse est que l'évasion politique de Gaza de sa propre fin pourrait aujourd'hui résider en un geste de désertion radicale contre ceux qui la détruisent. Mais comment déserter ? Est-ce possible, vraiment, en écrivant, en lisant de la poésie, en reprenant des images qui proviennent de l'horreur ? Il ne nous reste, effectivement, que la langue, ou plutôt l'invention d'une langue spectrale, comme l'a écrit Refaat Alareer :
Les cœurs ne sont pas des cœurs.
Les yeux ne peuvent pas voir
Les yeux ne sont pas là
Les ventres ont encore faim
Une maison détruite sauf sa porte
La famille, toute la famille, disparue
Sauf pour un album photo
Qui doit être enterré avec eux
Personne n'est resté pour chérir les souvenirs
Personne.
Sauf les âmes fraîchement pondues par les ventres.
Sauf un poème.
« La poésie ne change rien. Rien n'est sûr, mais écris » (Franco Fortini). Nous le disons en toute simplicité : la poésie est ici le nom de ce qui ne peut être capturé ; ce qui reste quand plus rien ne reste, la trace d'une survie, un spectre, le signe qu'a été le peuple sans État. La poésie fait allusion, au sein de la catastrophe, à une possible autre forme de vie quand aucune vie ne semble plus possible, ni même peut-être souhaitable ; elle est un obstacle à l'objectif probablement plus profond, parfois inavouable, de la solution finale en cours : la disparition de la mémoire palestinienne ; l'effacement d'une trace qui pourrait rappeler qu'à Gaza, on vivait autrement. La poésie ici n'est pas seulement le nom d'un geste de résistance, d'une forme de témoignage, d'une existence réduite à la terrible nécessité de survivre, elle matérialise une autre histoire : elle est l'image d'un autre monde, où la vie dépasse l'histoire, et devient absurdement politique.
Illustration : Nord de Gaza City, 24 juin 2025, photo d'Abdul Hakim Khaled Abu Rayash (archivio gaza_fuorifuoco_palestina).
30.06.2025 à 10:28
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Un entretien avec l'historien israélien Benny Morris est paru dans un journal allemand (Frankfurter Allgemeine) le 20 juin dernier. La Revue K en a publié une traduction française dans son édition du 25 juin [1]. Morris y aborde successivement l'opération militaire israélienne en Iran (l'entretien est paru la veille de l'intervention nord-américaine), la guerre à Gaza, des points d'histoire relatifs à la situation en Palestine dans les années 1930-1948, enfin l'état politique de la question israélo-palestinienne. Ayant analysé précédemment dans LM le délire antisioniste d'Andreas Malm, je me propose ici d'analyser le délire sioniste de Benny Morris. Ainsi, l'état des lieux du délire antagonique sioniste/antisioniste sera provisoirement esquissé, à défaut d'en présenter un tableau clinique exhaustif.
Le délire de Morris – j'entends par là le « trouble psychique d'une personne qui a perdu le contact avec la réalité, qui perçoit et dit des choses qui ne concordent pas avec la réalité ou l'évidence, quelle que soit leur cohérence interne » - ne se manifeste pas tout au long de l'entretien, ce qui le rend particulièrement intéressant, en ce sens que la tonalité est rigoureusement la même, qu'il avance des propos sensés, voire affûtés, ou délirants. Ainsi, la phase délirante ne débute à proprement parler que suite à une question du journal allemand relative à Gaza : « Israël commet-il un génocide à Gaza ? ». C'est alors que l'historien israélien commence à chavirer. Voici sa réponse :
BM : Je ne suis pas spécialiste du génocide, mais j'ai écrit avec Dror Ze'evi un livre sur le génocide turc des Arméniens, des Grecs et des Syriens entre 1894 et 1924. Je sais à quoi ressemble un génocide. Un génocide doit être organisé par l'État, être systématique et avoir un objectif précis. Et il doit y avoir une intention réelle d'exterminer un peuple. Or, ces deux conditions ne sont pas remplies dans le cas des Palestiniens, sauf peut-être pour quelques ministres israéliens. Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles, c'est pourquoi d'autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international. Se pose alors la question de la proportionnalité.
Suivant la manière dont on définit le mot « génocide », et les exemples historiques qu'on mobilise à l'appui, on peut en effet juger que son usage est abusif dans le cas de ce que l'Etat israélien « commet » à Gaza. A suivre Morris, il faut « deux conditions » : a) que ce soit « organisé par un Etat », « systématique » et répondant à un « objectif précis » ; b) qu'il y ait « une intention réelle d'exterminer un peuple ». Or ces deux conditions ne sont pas remplies dans ce cas, « sauf peut-être pour quelques ministres israéliens ». Morris concède donc que « quelques ministres israéliens » sont prêts à organiser l'extermination des Palestiniens de Gaza. C'est ici qu'intervient le premier symptôme du délire, non parce qu'il serait délirant d'affirmer une chose pareille – il semble que certains « ministres », en effet, sont des génocidaires plus ou moins ouvertement déclarés -, mais parce que ceci posé, quelque chose cloche dans la tonalité générale de cet entretien, comme si l'historien avait entériné, le plus simplement du monde, que des génocidaires pouvaient être « ministres » de l'Etat d'Israël... A minima, cela devrait conduire Morris à prendre position. Mais non, il le remarque en passant, il ne s'y arrête pas. Et la pathologie que recèle l'apparente quiétude du propos de se déclarer ouvertement, dès la phrase qui suit : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles, c'est pourquoi d'autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international ». Depuis octobre 2023, l'armée israélienne a lancé une campagne de destruction massive de toute la bande de Gaza, réduisant l'existence de plus de deux millions de gazaouis à une lutte quotidienne pour la survie. Cependant Morris, imperturbable, assure que c'est « autorisé par le droit international ». On croirait entendre le porte-parole de Tsahal. Ce n'est plus un historien qui s'exprime, c'est un fonctionnaire enrégimenté. Morris n'est plus maître de sa parole et, en ce sens, il est aliéné. Intervient alors une observation du journaliste, manifestement décontenancé par l'analyse de Morris relative à ce qu'autoriserait le droit international : « Il ne reste presque plus rien à Gaza ». Morris a sans doute cru s'entretenir avec un journaliste israélien aussi enrégimenté que lui. Certes, l'Allemagne soutient tout ce que l'Etat israélien croit utile d'entreprendre pour assurer son existence. Mais un journaliste allemand est malgré tout un peu informé de ce qui se passe à Gaza. Morris doit donc reprendre ses esprits, dans la mesure du possible. Il répond aussitôt à la remarque du journaliste :
BM : Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines – les tuer n'est pas le but des attaques israéliennes. Les images ne montrent jamais de combattants du Hamas, mais presque toujours des femmes et des enfants, ce qui est un peu étrange, car Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas. On ne voit jamais non plus de combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens. On ne les voit tout simplement jamais. Et on mentionne à peine que le Hamas a attaqué Israël le 7 octobre 2023, tuant 1.200 Israéliens, pour la plupart des civils, et en kidnappant 250 autres.
De quelles « images » parlent l'historien qui « ne montrent jamais de combattants du Hamas » ? S'il y a « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza » survivant « au milieu des ruines », il est logique que des « images » de Gaza montrent en majorité des civils, non « des combattants du Hamas » qui, eux, se cachent, outre qu'ils ne doivent pas être bien nombreux, du moins proportionnellement aux « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza ». Il n'empêche, Morris, et c'est le point essentiel à ses yeux, assure que tuer les civils « n'est pas le but des attaques israéliennes ». Ce n'est donc pas un « génocide ». Mais sur quels documents se fonde-t-il pour affirmer qu'« Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas » ? Sachant que le nombre des victimes palestiniennes est fourni par le Ministère de la santé de Gaza et qu'il ne mentionne pas l'appartenance des uns ou des autres au Hamas, et sachant que nul document n'évoque le nombre de « 20 000 combattants du Hamas », à l'exception des estimations gouvernementales israéliennes, l'historien relaie donc, une nouvelle fois, la propagande d'un appareil d'Etat. L'aliénation est ainsi caractérisée, car la propagande en question est bâtie sur une méthodologie qu'un écolier n'avaliserait pas, à moins d'un sérieux conditionnement idéologique : les victimes des « attaques israéliennes » se chiffrant à plus de 55 000 morts (et autour de 120 000 blessés), les « 20 000 combattants du Hamas » ne sont autres, grosso modo, que le nombre des personnes décédées ayant pour caractéristiques d'être du sexe masculin et d'avoir, disons, entre 13 ans et 65 ans. En juin 2025, ONU-femmes chiffrait à 28 000 le nombre « de femmes et de fillettes » tuées, et dans le journal Haaretz (édition en ligne du 26 juin 2025) on lit que le nombre de mineurs palestiniens tués est de 17 000 (dont 12 000 enfants de moins de 13 ans). Autrement dit, si vous divisez 55 000 par 2, vous obtenez une estimation du nombre de tués de sexe masculin, à laquelle vous retranchez, disons, les moins de 15 ans et les plus de 65 ans, et vous obtenez alors, grosso modo, « 20 000 combattants du Hamas » tués par « les attaques israéliennes ». Mais plutôt que d'interroger la méthode de calcul qui permet d'atteindre le nombre de « combattants du Hamas » tués par les « attaques israéliennes », Morris s'étonne de ne pas voir les « images » de « combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens ». De fait, 400 soldats israéliens sont morts en combattant le Hamas à Gaza, tandis que les victimes palestiniennes s'élèvent à plus de 55 000. Il y a donc 138 fois plus de victimes palestiniennes, ce qui justifie qu'il y ait 138 fois plus d' « images » de victimes palestiniennes. Cela dit, Morris s'étonne de ne voir « jamais » de soldats israéliens tués par des combattants du Hamas. Accordons-lui que l'objectivité journalistique exigerait un rapport de 1 à 138. Cela suffirait-il à ôter à Morris le sentiment de ne voir « jamais » d'autres « images » que celles de victimes palestiniennes ? Quant aux victimes « israéliennes » des attaques du Hamas le 7 octobre, je ne vois pas qu'on les « mentionne à peine » ; en revanche, ce qu'on oublie souvent de mentionner, c'est que parmi ces victimes « israéliennes » se trouvaient indistinctement des Juifs et des Arabes, ainsi que des ouvriers immigrés thaïlandais ou népalais. Enfin, si Morris a raison de rappeler que le Hamas a kidnappé « 250 autres » personnes, là encore juifs, arabes, thaïlandais, népalais, il omet de mentionner, pour sa part, que l'armée israélienne retient dans ses prisons, sous le régime de la « détention administrative », c'est-à-dire selon le bon plaisir d'un tribunal militaire, des milliers de Palestiniens : ils étaient 3 300 selon un article du Monde paru en février 2025 [2]. Et à lire les témoignages, ici ou là, relatifs à leurs conditions de détention, je ne suis pas certain que Morris ne préfèrerait pas les tunnels de Gaza. Cela dit, je ne lui souhaite ni l'un ni l'autre.
Outre le nombre avancé de « combattants du Hamas » parmi les victimes recensées, et les « images » que ne voient pas Morris, ou les mots qu'il n'entend pas, la fragilité de son équilibre mental est nettement mis au jour lorsqu'on ressaisit la cohérence supposée de certains de ses énoncés. Ainsi, dans un premier temps, il assure : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles ». Puis, suite à la timide remarque de son interlocuteur, il concède : « Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines ». Si, comme il semble en être convaincu, « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas », comment expliquer que « deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie » ? Est-ce à dire que les « combattants du Hamas » se sont abrités, à un moment ou à un autre, dans les « deux tiers des bâtiments » que compte la bande de Gaza, ce qui justifia, en vertu du droit international, soit de les bombarder, soit de les dynamiter ? Morris ne peut pas croire à ce qu'il raconte. Il a beau vouloir se convaincre et adopter une posture d'intellectuel dont le phrasé est sûr, et la pensée solidement ancrée dans une connaissance objective des réalités en cause, il ne peut pas y croire, à moins d'avoir basculé dans le délire. Vraisemblablement inquiet par le discours que lui tient l'historien, le journaliste s'efforce alors d'éveiller son esprit critique en évoquant un propos qu'il a tenu publiquement : « Vous avez déclaré au journal Haaretz que les cœurs des Israéliens seraient conditionnés pour un génocide ». Morris paraît alors retrouver un semblant de lucidité :
BM : Cela tient à l'esprit du pays et à ce qui s'est passé ici au cours des dernières décennies, depuis que la droite est arrivée au pouvoir et domine le système éducatif de différentes manières, en particulier depuis le 7 octobre. Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes, et cette déshumanisation est une condition préalable nécessaire à un éventuel génocide. Les nazis ont déshumanisé les Juifs, puis ils les ont tués. Les Turcs ont déshumanisé les Arméniens et les Grecs, puis ils les ont tués. En même temps, cela est le miroir du conditionnement des Palestiniens à l'égard des Israéliens. Les Palestiniens considèrent aujourd'hui les Israéliens comme des sous-hommes ou des démons, un mélange d'êtres tout-puissants et faibles à la fois. Ils le font depuis le début du projet sioniste dans les années 1880, et de manière plus intense depuis 1948 et 1967. Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés. Les Israéliens sont plus puissants, mais le Hamas est une organisation génocidaire.
Si le « Hamas est une organisation génocidaire », Morris a observé plus haut que certains « ministres » de l'actuel gouvernement ne l'étaient pas moins ; de même, si les Palestiniens sont massivement conditionnés par une idéologie raciste et potentiellement génocidaire, les Israéliens le sont aussi, toujours à suivre Morris : « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». L'état des lieux, en Israël-Palestine, est donc singulièrement pathologique, ce qui pourrait expliquer l'état dans lequel se trouve Morris. Puis le journaliste oriente l'entretien sur le travail d'historien de Morris, portant notamment sur la séquence historique 1930-1948. Alors, il redevient lui-même, jusqu'à ce que, au terme de l'entretien, le journaliste l'interroge sur l'avenir politique du problème israélo-palestinien et que, de nouveau, il bascule dans le délire. La question du journaliste est la suivante : « Israël assiste-t-il actuellement à la fin définitive de la solution à deux Etats ? ». Et Morris de répondre :
BM : Ce serait la seule solution qui offrirait un certain degré de justice aux deux parties. Mais elle ne verra jamais le jour, car le mouvement national palestinien arabe s'est toujours opposé à une solution à deux États. Ils veulent toute la Palestine. Les Juifs ne méritent aucune partie de la Palestine, et même du côté israélien, la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États. Ils craignent qu'un État palestinien ne soit dirigé par le Hamas.
L'historien semble maîtriser son propos, la vision étant pessimiste, certes, mais objective : d'un côté, un « mouvement national palestinien » qui, pour sa part, « s'est toujours opposé à une solution à deux Etats » ; de l'autre, « du côté israélien », « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États ». Toutefois, à prêter attention à ce constat, un détail ne peut manquer de frapper le lecteur, un détail qui est loin d'être anodin, puisqu'il touche à la structure : au sujet de la partie palestinienne, il est question de la position d'un « mouvement national » ; au sujet de la partie israélienne, il est question des « gens ». Or, que s'ensuivrait-il si l'on inversait ? Serait-il possible de conclure que, du côté palestinien, « « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États », craignant que l'Etat israélien soit dirigé par des génocidaires, tandis que du côté israélien, le « mouvement national », celui actuellement au pouvoir en Israël, « s'est toujours opposé à une solution à deux États » ? J'ignore si la plupart des Palestiniens rejettent de plus en plus la solution à deux Etats - en fait, je ne le crois pas -, mais je suis convaincu qu'ils craignent que l'Etat d'Israël soit dirigé par des génocidaires, et je sais que la droite nationaliste israélienne s'est toujours opposée à la solution à deux Etats et qu'un premier ministre israélien l'a même payé de sa vie. Le sentiment que donne Morris, c'est donc celui d'esquiver le face à face avec la droite nationaliste israélienne qui, depuis des décennies, d'une part a entrepris d'éduquer les masses israéliennes à la haine des Palestiniens, d'autre part s'est employée à consolider le pouvoir du Hamas, « organisation génocidaire » selon Morris. Pourquoi donc esquive-t-il l'affrontement politique avec la droite israélienne ? Est-ce parce qu'il est mentalement fragilisé ? Ou est-ce plutôt que l'origine de son mal se trouve là, dans l'esquive ? Le journaliste fait alors rebondir l'entretien par une observation qui, à l'évidence, est motivée par l'impasse que vient de diagnostiquer l'historien : « Certains rêvent d'un Etat binational ». Alors, Morris sombre définitivement :
BM : L'État binational existe peut-être dans l'esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens, mais le multiculturalisme ne fonctionne pas ici. Les Arabes ne veulent pas non plus de Juifs ici, et encore moins vivre avec des Juifs qui sont plus riches, mieux éduqués et plus puissants qu'eux. Cette idée n'a été soutenue que par quelques centaines d'intellectuels. Par Martin Buber ou Gershom Scholem. Quelques-uns ont cherché des Arabes prêts à les rejoindre, mais ils n'en ont jamais trouvé.
A ceux qui « rêvent », confortablement installés à la terrasse d'un café parisien, Morris répond que, pour sa part, il n'entend pas se bercer d'illusions, contes pour enfants ou, à le suivre, pour « bobos » parisiens : « le multiculturalisme ne fonctionne pas ici ». Tiens donc ? Mais dans quelle réalité vit donc l'historien ? Pour ma part, il me semblait acquis que la société israélienne est précisément multiculturelle, étant composée de juifs d'origines si variées, depuis le Yémen et l'Ethiopie jusqu'à l'Argentine et les Etats-Unis, en passant par la Russie et la France ; étant composée en outre d'une forte communauté de juifs dit « ultra-orthodoxes » dont les modes de vie et de pensée ne ressemblent à rien d'autre ; étant composée enfin de 20% d'Arabes palestiniens, citoyens d'Israël. De fait, bien loin d'être un rêve de « bobos » parisiens, l'Etat binational existe déjà en Israël, de même que le multiculturalisme. Ce qu'il manque à Morris et tant d'autres, c'est d'ouvrir enfin les yeux et de comprendre que cet état de fait n'est pas une malédiction mais une bénédiction, et que la réussite du sionisme, c'est précisément celle-ci : avoir poser les bases empiriques d'un Etat binational et multiculturel à venir, fondé sur un axiome égalitaire et le rejet déterminé de toutes les formes de conditionnement génocidaire. Le Hamas ne s'y est du reste pas trompé : en assassinant indistinctement les Juifs, les Arabes, les Thaïlandais, les Népalais, etc., il s'en est pris au seul « sionisme » qui mérite d'être défendu, celui d'un multiculturalisme égalitaire ; d'où suit que la seule manière de s'opposer radicalement au Hamas, c'est de bâtir une tout autre égalité multiculturelle et multiraciale que celle qui vaut dans la seule mort violente sous les balles de forcenés génocidaires. Hélas, aux yeux de Morris, c'est là un projet politique et social sans consistance, une illusion : ça « ne fonctionne pas ici ». Et plutôt que de rêvasser, l'historien préfère donc s'ancrer dans la réalité : « Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes » ; « Les Palestiniens considèrent aujourd'hui les Israéliens comme des sous-hommes » ; « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». Tel est le monde dans lequel vit Benny Morris, tel est son horizon. Certes, « l'esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens » n'est peut-être pas d'un niveau toujours très élevé. Mais si l'alternative, c'est un esprit génocidaire généralisé, qui ne préfèrerait le comptoir d'un bistrot parisien, à moins d'être définitivement cinglé ? Vraisemblablement à bout de force, le journaliste risque alors une dernière question : « Quel plan pour Gaza ? ». J'aurais volontiers, pour ma part, demander un « plan » également pour Morris. Mais restons sur Gaza. L'historien répond :
BM : Le gouvernement israélien souhaite que les Arabes partent maintenant de leur plein gré. Mais ce ne serait pas un départ volontaire. Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables que ce ne serait pas volontaire. Le Hamas s'oppose au départ de ces femmes et de ces hommes. Et personne ne veut d'eux. Ni les Égyptiens, qui auraient pu leur donner une partie du Sinaï, ni les Jordaniens, ni les Libanais, ni personne d'autre. Malheureusement, ils resteront coincés à Gaza. Il faudra des années pour déblayer les décombres, et encore plus longtemps pour tout reconstruire.
A suivre l'historien, il n'y a donc pas de « plan » : les habitants de Gaza « resteront coincés à Gaza ». Et s'ils y « resteront coincés », c'est donc parce que d'une part le Hamas ne les laisse pas partir, que d'autre part « personne ne veut d'eux ». Cependant Morris a d'abord mentionné la raison pour laquelle ces gens voudraient quitter Gaza, ce qui seul justifie de conclure qu'ils y « resteront coincés » : « Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables […] ». A cette lumière, le souhait du « gouvernement israélien » de donner la possibilité aux gazaouis de s'exiler « de leur plein gré » serait donc, somme toute, humanitaire. Aussi, que reprocher à la politique israélienne menée à Gaza depuis le lendemain du 7 octobre 2023 ? L'Etat israélien respecte le « droit international » et, en outre, il s'efforce d'aider les gazaouis à trouver ailleurs de meilleures conditions de vie. Le problème est que, quel que soit l'effort surhumain accompli par Morris pour relayer la propagande de l'appareil d'Etat israélien, son discours est troué de toute part. Car si les deux tiers des habitations de Gaza sont détruites, et avec elles les conditions de vie alimentaires, sanitaires, urbaines, agricoles, etc., c'est évidemment, non pas parce que les combattants du Hamas « se cachent sous des installations civiles », mais parce qu'il s'agit d'une politique sciemment définie et réalisée, précisément organisée par l'État, systématique, répondant à un objectif précis et animée par une intention réelle : contraindre les Palestiniens à s'exiler de Gaza en anéantissant les conditions matérielles de leur existence. Dès lors, s'ils doivent restés « coincés » à Gaza, il faudra bien que Morris trouve un remède à son délire car, en toute logique, c'est de deux choses l'une : ou bien l'Etat israélien revoit sa politique de fond en comble, ou bien le « génocide », tel que Morris l'a précisément défini, est l'issue prévisible et fatale.
Reste la question : quelle est l'origine du mal dont souffre Morris ? Pour ma part, je tendrai à penser que c'est la peur, non pas des combattants du Hamas, mais de l'actuel gouvernement israélien et de sa police, laquelle est dirigée par un « ministre » dont il est fort à parier que Morris lui-même l'a qualifié de génocidaire. De fait, il y a de quoi avoir peur, car il vous suffit d'être vêtu d'un tee-shirt sur lequel est inscrit « Arrêtez la guerre » pour que la police, aujourd'hui en Israël, juge que vous avez basculé dans « l'illégalité » [3]. C'est du reste un phénomène largement observé dans l'Histoire, depuis la Rome antique jusqu'aux politiques coloniales des Etats modernes européens. L'historien Clifford Ando le relève au sujet de Rome : « comme par inversion métaphorique, des formes de la domination impériale exercée jadis par les Romains sur les autres peuples ont été intégrées au fonctionnement de la justice à Rome et ont été désormais exercées par les Romains sur eux-mêmes [4] ». Le comité invisible repère le même phénomène dans le cas de l'Etat colonial : « Ce que l'on expérimente sur les peuples lointains, c'est tôt ou tard le sort que l'on réserve à son propre peuple : les troupes qui ont massacré le prolétariat parisien en juin 1848 s'étaient fait la main dans la ‘‘guerre des rues'', les razzias et les enfumades de l'Algérie en cours de colonisation [5] ». Morris, vraisemblablement, a donc peur. Et c'est la raison de son délire : il peut ainsi se sentir libre.
M'inspirant d'une notion talmudique, celle de « hamar-gamal », « âne-chameau », je conclurai ainsi : un certain sionisme a prétendu que, lors du génocide nazi, les juifs d'Europe se sont laissés conduire à l'abattoir comme des « moutons » et qu'il s'agissait à présent de créer, sous la férule de l'Etat d'Israël, un « nouvel homme juif ». Nous avons aujourd'hui une idée du résultat obtenu dans le cas particulier de Benny Morris : l'intellectuel juif qu'il fut jadis est devenu ce que j'appellerai un « mouton-perroquet », sorte d'animal grégaire qui singe la parole humaine.
Ivan Segré
[2] https://www.lemonde.fr/international/live/2025/02/28/en-direct-cessez-le-feu-a-gaza-l-accord-doit-tenir-previent-le-secretaire-general-de-l-onu_6558468_3210.html
[3] Haaretz, édition anglaise du 16 juin 2025 : « Footage from the protest shows a police officer telling protesters that wearing 'stop the war' shirts is illegal ».
[4] L'Empire et le droit. Inventions juridiques et réalités historiques à Rome, trad. M. Bresson, Odile Jacob, 2013, p. 15.
[5] A nos amis, La Fabrique, 2014, p. 156.