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02.12.2025 à 10:16

Formes du déjà

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Notes à partir de Graeber, Fisher, Charbonnier Tristan Pellion

- 1er décembre / , ,
Texte intégral (2779 mots)

En plusieurs endroits de son oeuvre, David Graeber fait une remarque étymologique très importante : servir et attendre sont intimement liés comme en témoigne l'anglais waiter, serveur, ou la lady in waiting, la dame de compagnie. Evoquant l'apparition du life-cycle service à la fin du Moyen Âge en Europe du Nord, il écrit la chose suivante :

chez les artisans : les jeunes étaient d'abord apprentis auprès de maîtres, puis devenaient compagnons, avant que l'accession au statut de maître ne leur donne les moyens de se marier, de fonder une famille, d'ouvrir leur propre atelier et d'y embaucher des apprentis à leur tour. Mais ce système était loin de se limiter aux artisans. Les paysans devaient souvent, à partir de l'adolescence, servir comme « domestiques agricoles » dans une autre ferme, en général au sein d'une famille un peu plus aisée que la leur. Cette obligation incombait aussi bien aux garçons qu'aux filles (ces dernières étaient par exemple employées comme vachères). Surtout, elle n'épargnait pas les élites. Ainsi, les pages étaient des apprentis chevaliers, et même les femmes de la noblesse, à l'exception de celles de très haut rang, devaient officier comme dames de compagnie pendant quelques années au cours de leur adolescence. Ces domestiques, au service d'une femme mariée de classe légèrement supérieure, s'occupaient de ses appartements, de sa toilette, de ses repas, etc. En même temps, elles étaient dans l'attente du moment où elles seraient à leur tour en position de se marier, de fonder un foyer et de devenir des aristocrates maîtresses de maison [1]

Je voudrais réfléchir à cette promesse, ses effets de domination et la mettre en perspective avec une hypothèse centrale qu'établit Mark Fisher presqu'innocemment, au détour d'une séance de ses cours du soir, et que je vais ci-après envisager. Mais commençons par l'associer à une autre idée, celle de domination par l'ancienneté. Comme les domestiques « dans l'attente du moment où elles seraient à leur tour en position de » – j'élague volontairement la suite, car ce qui importe c'est la promesse d'occuper à son tour une position de pouvoir, c'est-à-dire de jouissance, peu importe le contenu de celle-ci – toute domination sur l'ancienneté repose sur la promesse qu'en temps voulu (mais voulu par qui ?), le dominé enfin dominera. Graeber note en ce sens que

c'était leurs serviteurs qui devaient toujours accomplir les actes de déférence formelle [à l'égard des maîtres]. En pratique, c'était avec de tels actes, et par une obéissance respectueuse devant leurs maîtres, qu'ils constituaient ces derniers comme supérieurs, comme des êtres plus abstraits – alors qu'au même moment, ils intériorisaient progressivement ces mêmes comportement disciplinés pour pouvoir, en dernière instance, passer au statut de maître à leur tour [2]

Cette promesse, faisant office de lot de consolation, d'expédiant, est ce qui permet d'accepter et d'endurer la domination. Le life-cycle service est un avatar de la domination par l'ancienneté, dans la mesure où, en lui, les nouveaux doivent faire leurs armes en servant les anciens, attendant de le devenir – ancien – pour pouvoir être (servi). Comme l'écrit Charbonnier, « la domination par l'ancienneté est un pouvoir qui promet structurellement cet accès » [3], accès dont la forme est le parvenir. La promesse de la domination par l'ancienneté est donc qu'un jour celui ou celle qui la subit y accédera. « Je l'aurai, un jour, je l'aurai ! » clamaient les publicités de la MAAF, une compagnie d'assurance (qui doit donc abolir tout risque). La promesse, fonctionnant comme cette assurance tout risque, est d'accéder un jour au haut rang. L'un des rouages essentiels de cette domination, et qui la rend si difficile à combattre est qu'elle « a cette propriété ontologique unique parmi les rapports de pouvoir : elle peut transsubstantier les dominées en dominantes » [4]. C'est sa promesse essentielle : la transsubstantiation. Et s'il y a quelque chose de trans en elle, cette cette transitivité ne doit pas durer : elle est transit vers une position qu'il s'agira ensuite de ne plus quitter. Il faut devenir-ancien et pour cela, le rester, car l'ancienneté n'a de substance que figée, achevant ce devenir en sa forme fixe, le parvenir. L'ancien n'est ancien qu'à ne pas risquer d'être nouveau à nouveau. Autrement dit, cette domination s'assoit sur une logique de l'identité, promettant seulement (car il s'agit bien d'une promesse au rabais) d'incarner une autre identité – expression oxymorique –, plus favorable, désirable, avantageuse.

Est venu le moment d'énoncer l'hypothèse géniale de Fisher. Dans un de ses cours retranscrits et parus sous le titre de Désirs postcapitalistes, voici ce qu'il professait :

[Les pauvres] n'ont aucun problème avec les riches. Et je pense que c'est dû en partie au fait que les gens sont encouragés à se penser comme déjà riches, mais comme manquant seulement de l'argent pour l'être […]. C'est pour ça que, souvent, les membres les plus pauvres d'une société vont être contre les augmentations d'impôts pour les plus riches. Et pourquoi ? Parce qu'ils sont eux-mêmes déjà riches, dans leurs têtes. Et ce n'est pas un échec de leur part, ou un délire. C'est qu'on les encourage à une telle identification [5].

Si les pauvres se perçoivent comme déjà riches, c'est-à-dire comme déjà non-pauvres, comme déjà-plus pauvres, ils n'ont aucune raison d'en vouloir à des riches qui, substantiellement, – là ressurgit la question de la substance, de la transsubstantiation – sont identiques à eux. Voilà peutêtre une raison pour « expliquer pourquoi la majorité des affamés ne vole pas, pourquoi la majorité des exploités ne se met pas en grève » [6]. Nulle raison de se révolter contre ceux qui sont faits du même bois que moi.

Les pauvres sont déjà riches, ne leur manque que l'argent – simple détail, n'est-ce pas ? – dont Marx remarquait en son temps qu'il est le « moyen et pouvoir de convertir la représentation en réalité » [7]. L'argent ne fait que donner corps et passer à l'acte ce qui est d'abord à l'état de puissance. Il est une force du déjà.

Le capitalisme, par ce tour de passe passe, s'adosse à la vieille tradition de la philosophie occidentale qui conçoit le réel comme du possible actualisé, le premier ne se distinguant en rien, essentiellement, du second. Kant, pour illustrer cette idée, prenait déjà un exemple numismatique (ce qui devrait nous interpeller) : « Cent thalers réels ne contiennent pas le moindre élément de plus que cent thalers possibles » [8].

Les pauvres sont déjà riches, ça ne saurait tarder, entre eux et les riches ne manque que l'acte, et peut-être qu'un acte (just do it !). Leur puissance – au double sens de leur possibilité ontologique et de leur puissance d'être et d'agir – est la même que celle des riches. Pour défaire une telle conception d'un réel n'étant qu'une actualisation de ce qu'il était déjà en puissance, et qui signifie que rien de nouveau n'advient, jamais, Bergson écrit que « c'est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel » [9]. Seule cette façon de penser l'advenir ménage l'espace, le jeu, pour un surgissement de nouveauté, c'est-à-dire d'événement.

Qu'est-ce qu'ont en commun le life-cycle service, la domination par l'ancienneté où le sentiment d'être déjà riche ? La chose est simple : l'abolition de l'événement, l'adéquation à une forme déjà là, l'accès à une position déjà occupée, le cheminement dans une ornière qu'un autre a tracé. Ce pourquoi Charbonnier écrit que la « domination par l'ancienneté forme à une passivité intégrale : attendre « sans rien faire » d'autre que « faire comme ». Attendre en ayant ce souci de juste ne pas déroger à la loi – de l'institution familiale, de l'école, du marché capitaliste du travail, etc » [10]. Il s'agit d'attendre que le non-événement nous parvienne, qu'il vienne vers nous comme cette chaussée qui nous arrive lorsque nous montons vers elle, immobiles, sur un escalator – c'est notre ascension à nous. Cette immobilité manifeste aussi le fatalisme inscrit dans ce rapport de pouvoir, celui qu'incarne la triste parole : « ça a toujours été comme ça », rendant fallacieusement raison de la domination par l'ancienneté. Certes, pour passer de l'existence-pauvre à l'existenceriche, il faut se mettre à monter quelques marches, faire un effort, entreprendre, mais c'est toujours une force extérieure qui meut la structure. Immobiles ou affairés, là n'est pas l'important : ce qui compte, c'est que d'autres ont programmé vitesse, direction, et lieu d'arrivée.

L'alternance sur laquelle se fonde la domination par l'ancienneté n'implique-t-elle toutefois pas un différentiel de position dont se distingue le déjà, arrimé à l'identité et l'équivalence ? Mais non ! Car toute fin projetée – dans le cas qui nous intéresse, celle d'occuper enfin une position de pouvoir – est un déjà auquel il manque seulement l'accès, l'acte, une représentation à laquelle seul l'être fait défaut. C'est parce que le chemin est tout tracé (vers la richesse, la domination, etc) que son atteinte est déjà là, programmée. La seule manière d'abolir le déjà, c'est l'abandon de toute projection et de toute identification, qui implique toujours un déjà-là auquel il s'agit de se conformer, une substance pré-existante. Pré-existence et pré-dation. Pro-messe et pro-jet. Toutes ces formes du déjà.

Seule l'ouverture à ce qui n'aura jamais été déjà-là peut nous sortir de cette attente qui est toujours service et servage. Cette ouverture, Jacques Derrida l'appelle attente sans attendu, une ouverture à un événement que l'on ne peut attendre, auquel nul ne peut s'attendre, irreprésentable et, peut-être, comme le suggère Agamben dans son dernier ouvrage, irréalisable. Une telle attente n'implique cependant nulle passivité – cette passivité de la conformité et de la compromission. Elle peut être une activité, une activité joyeuse, une activité qui ne projette rien et renonce à la séparation entre le réel et un possible qui lui préexiste, déjà. Car « si la dimension du possible disparaissait totalement, ni les plans ni les projets ne seraient pensables et les actions humaines ne pourraient être ni dirigées ni contrôlées » [11]. Ce trajet abolissant tout déjà car refusant de parvenir, je l'appelle errance, une errance collective, rhizomatique. Une transition qui dure, ne parvient jamais.

En elle seulement disparaissent les hiérarchies arbitraires et les fausses horizontalités, ces formes du déjà qui toujours ont pour fonction de tarir les éruptions, les expériences, les événements.

Tristan Pellion


[1] D. Graeber, Bullshit Jobs, traduction française, Les Liens qui Libèrent, 2018. Je souligne le mot attente.

[2] D. Graeber, Des coutumes, de la déférence et de la propriété privée, dans Possibilités, Essais sur la hiérarchie, la rebellion et le désir, traduction française M. Rovere et M. Rueff, Payot Rivages, 2023.

[3] S. Charbonnier, Le pouvoir de l'ancienneté : « j'étais là avant », disent les adultes, Mouvements 2023/3 n° 115, pages 26 à 37.

[4] Idem.

[5] M. Fisher, Désirs postcapitalistes, tr. fr. L. Morelle, Audimat, 2022.

[6] W. Reich, Psychologie de masse du fascisme, tr. fr. P. Kamnitzer, Payot, 1972.

[7] K. Marx, Manuscrits de 1844, tr. fr. E. Bottigelli, Editions Sociales, 1972.

[8] E. Kant, Critique de la raison pure, tr. fr. A. Renaut, GF Flammarion, 2021.

[9] H. Bergson, Le possible et le réel, PUF, Paris, 2011.

[10] S. Charbonnier, Le pouvoir de l'ancienneté, article cité…

[11] G. Agamben, L'irréalisable, tr. fr. M. Rueff, Seuil, 2025. Je souligne.

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02.12.2025 à 09:39

(Mal) penser l'apocalypse avec Dany-Robert Dufour

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Le dernier essai de Dany-Robert Dufour, Sadique Époque, sous-titré Comment en sommes-nous arrivés là ?, tient en partie ses promesses et éclaire certaines réalités sous un jour novateur et souvent très stimulant. C'est le cas lorsqu'il traite de la Bombe ou du marché contre le capitalisme. Hélas, Dufour tombe aussi dans quelques travers parfois énormes, qui sapent certaines des bases de son raisonnement… De Sade à notre monde actuel Dufour débusque, dans les principales évolutions du (…)

- 1er décembre / , ,
Texte intégral (5491 mots)

Le dernier essai de Dany-Robert Dufour, Sadique Époque, sous-titré Comment en sommes-nous arrivés là ?, tient en partie ses promesses et éclaire certaines réalités sous un jour novateur et souvent très stimulant. C'est le cas lorsqu'il traite de la Bombe ou du marché contre le capitalisme. Hélas, Dufour tombe aussi dans quelques travers parfois énormes, qui sapent certaines des bases de son raisonnement…

De Sade à notre monde actuel

Dufour débusque, dans les principales évolutions du monde contemporain, ce qui est redevable aux écrits du marquis de Sade et à ceux qui l'ont « redécouvert » et mis à la mode au cours du xxe siècle, notamment Klossowski, Bataille, Deleuze et Foucault – ainsi que, dans un registre plus fin et plus juste selon lui, Lacan et surtout Pasolini. Le meilleur résumé du livre figure non pas en quatrième de couverture comme c'est souvent l'usage, mais sur la première page, écrit à la verticale et composé en forme de guillotine  [1]. Sans citer intégralement cette couverture, en voici quelques-uns des thèmes phares : « Bienvenue dans le nouveau monde sado-poutino-trumpiste. Des mutilations sexuelles pour devenir soi. Chute du logos = prolifération des fake. Harcèlement, emprise, viols, meurtres… Réseaux sociaux : haine de l'autre. De l'État total au marché total. IA : main basse sur la création. Crashée… la démocratie. Fétichisme de l'argent. Amour : game over. Transhumanisme. » Cette simple liste laisse présager des mises en relation complexes, peut-être même risquées, entre des domaines a priori fort éloignés les uns des autres. Disons qu'on s'attend au meilleur comme au pire ; on l'attend au tournant… Dufour y attend le lecteur, le lecteur y attend lui aussi Dufour…

La destruction est leur métier

Lorsque Dufour évoque Sade à propos d'Adam Smith et de la fable du marché, il apporte un éclairage essentiel. Le marché tel que le présentent les économistes classiques n'est qu'un conte à dormir debout : il n'y a jamais eu aucune transaction transparente, ne serait-ce qu'à cause de l'impossibilité de connaître la totalité des intentions de la totalité des acteurs d'un marché, ainsi que du fait de l'évidente incapacité dans laquelle nous nous trouvons à anticiper à coup sûr le futur. Pour le dire simplement : j'échange A contre B, et je pense que je fais une bonne affaire, et peut-être que l'agent qui est en face de moi pense lui aussi faire une bonne affaire, mais nous ne pouvons pas savoir, ni lui ni moi, si nous dirons la même chose demain ou dans un mois, ou si un troisième agent, sur ce marché, ne va pas transformer notre bonne affaire en une perte irrémédiable.

Le capitalisme s'est construit à l'inverse de cette idée d'un marché transparent… que la plupart des médias et nombre d'experts continuent pourtant de propager puisque la transparence du marché justifierait le capitalisme, qui en serait le nec plus ultra. Mais ce n'est pas parce qu'Adam Smith, contemporain de Sade, a inventé la célèbre fable de la « main invisible » qui régule tout pour le plus grand bonheur de tous que nous devrions y croire ; cette fable pour gogos n'est destinée qu'à mieux nous exploiter.

Dufour montre qu'il y a une filiation entre Mandeville, qui appelait à détrousser son prochain  [2], Sade, Smith et l'actuelle situation du capitalisme financiarisé à outrance, dans lequel chacun ne cherche qu'une chose : maximiser ses profits en détruisant ceux de son « partenaire » financier ou commercial. Le capitalisme actuel en est donc, selon Dufour, au stade « sadique anal » : l'argent est de la merde, et les capitalistes raisonnent selon des termes similaires aux héroïnes et héros des écrits sadiens. Il ne s'agit pas de jouir et de partager la jouissance, contrairement à ce qu'ont affirmé Foucault et la plupart des admirateurs de Sade, mais de détruire, ce que Dufour documente largement tout au long de son livre. Les personnages de Sade jouissent de la destruction, de toute destruction, y compris la leur – ce qu'on appelle le masochisme.

Le capitalisme ne prospère qu'en détruisant la planète et les vies des producteurs – nos vies –, au point que nous pouvons affirmer des capitalistes que la destruction est leur métier. C'est presque un miracle si cette destruction se solde encore – jusqu'à quand ? – par leur enrichissement. Affirmer que ce système productiviste, extractiviste et destructeur est voué à sa perte à terme, peut-être même à très court terme, peut aussi se dire : détruire pour s'enrichir est un non-sens absolu ; ce non-sens dirige l'économie capitaliste depuis ses débuts ; c'est cela qui nous a précipités dans le chaos actuel et nous conduit droit dans le mur.

Cette réalité ne devrait plus être considérée comme une simple théorie ou une prospective hasardeuse : elle est notre vie de chaque jour. Détruire est la vérité du capitalisme, ce qui lui a permis la plupart du temps de… s'enrichir – d'enrichir les capitalistes, plus précisément. La crise dite des subprimes de 2007-2008 l'illustre : l'épisode ne devint une crise qu'à partir du moment où il est apparu que s'enrichir en vendant des biens dont la valeur ne cessait de baisser et même s'effondrait était une impasse, y compris dans le monde virtuel de la finance  [3].

Depuis que le capitalisme s'est implanté sur la quasi-totalité du globe, il n'a plus que quelques rares zones neutres, vides, où il peut encore inventer de nouvelles façons de détruire  [4]. Ces rares zones encore inexploitées, ce sont les abysses (où résiderait une part énorme de la masse de poissons consommables ainsi que des sources thermales à « récupérer » sur le plan énergétique) et quelques très rares enclaves terrestres ayant échappé à la mainmise du capitalisme (les profondeurs du sous-sol et quelques déserts ou sommets peu accessibles…), sans oublier les fantasmes autour des richesses de la Lune  [5] et de Mars… Délires technoscientifiques absolus, bien entendu, tout à fait comparables aux délires sadiens des Cent Vingt Journées de Sodome. Délires fort utiles du point de vue de l'aliénation des foules tant qu'elles y croient…

Ainsi et contrairement à ce qu'espèrent certains écologistes trop optimistes, les capitalistes et les technoscientistes n'ont pas tout à fait fini de s'enrichir pour les premiers, de détruire pour les seconds, cela main dans la main : ils s'enrichissent en détruisant – les scientifiques qui participent à cette destruction ne s'en rendent même pas compte le plus souvent, ainsi que Dufour le montre à chaque fois qu'il évoque la Bombe dans son essai  [6]. Ils nourrissent encore l'espoir de poursuivre leur route dévastatrice parce qu'ils s'inscrivent dans la logique fondamentale du Capital, qui gouverne le monde depuis plus de deux siècles.

C'est parce que la destruction est leur seul véritable métier que les capitalistes, qui s'incarnent aujourd'hui dans la bande d'ultra-riches qui domine le monde, ne peuvent pas voir l'apocalypse vers laquelle ils précipitent la planète. Ils préféreront faire la guerre et détruire encore, plutôt que perdre le pouvoir (de détruire).

Dérive…

« Des mutilations sexuelles pour devenir soi », annonce Dufour sur sa page de couverture. Le lecteur s'attend à des révélations sur la question de la « transition de genre ». Hélas, Dufour procède comme les gauchistes des années 1960-1970 : il attaque ses adversaires en les réduisant aux positions les plus extrêmes et les plus marginales, sans les documenter, alors que tout le reste de l'ouvrage est, à l'inverse, assorti de nombreuses notes et références.

Dufour parle de ces « théories fumeuses », qui affirment par exemple que « tous les Blancs sont racistes » ou « tous les hommes sont sexistes et violeurs  [7] ». S'il y a un problème, il réside dans cet usage du mot « tous », comme dans tout ( ! ) ce qui fait surgir une « totalité » là où nous gagnerions sans aucun doute à introduire, non une atténuation, mais la simple possibilité d'une réflexion. Or, ces prétendues affirmations que Dufour impute à ce qu'il appelle le « wokisme » et que l'on peut en effet lire parfois, très rarement, au détour d'une phrase, ne sont pas représentatives de ce qu'est l'intersectionnalité (et non le « wokisme »). Dufour s'en sert pour discréditer la totalité ( ! ) de ce courant de pensée – et il ne cite ni l'article fondateur de Kimberlé Crenshaw sur l'intersectionnalité  [8], ni une myriade d'autres textes fondamentaux de ce courant qui permettent pourtant, eux aussi, de penser le « sadisme » de l'époque actuelle. Dommage, car il fait un adversaire d'un courant allié.

De plus, cette prétention à des totalités abstraites n'est pas une nouveauté, et se retrouve dans bien d'autres domaines politiques que l'intersectionnalité. « All Cops Are Bastards », par exemple. Guevara aurait répondu que « non, tous les flics ne sont pas des salauds, et il nous importe à nous, guérilleros révolutionnaires, d'amener des soldats de l'armée de Batista que nous combattons à nous rejoindre dans la Sierra Maestra ». Après tout, « ACAB » est un slogan, de même que le fameux « Tout et tout de suite » de la Gauche Prolétarienne des années 1968-1973. Si certains activistes prennent ça pour une analyse politique totale, c'est regrettable. Car, dans le « tout », se cache ce que nous détestons : les dirigeants qui savent mieux que la masse comment « tout » cela fonctionne ; l'idéologie qui explique tout ; le parti qui organise tout ; la tentation totalitaire elle-même, qui consiste à préférer le manichéisme à l'analyse politique, la facilité à la complexité. Dufour tombe lui aussi dans le panneau en élargissant des positions marginales à la totalité d'un courant qui apporte pourtant, pour peu qu'on prenne soin d'en lire les analyses, des confirmations décisives à sa dénonciation d'un capitalisme destructeur, sadique.

Il ne s'agit pas de tomber dans une complexité floue qui serait trouble au point de nous inciter à ne plus agir ; cependant, au-delà de l'inaction et du « tout ou rien » (et non pas « entre l'inaction et le tout ou rien »), il y a le dépassement de la situation que nous affrontons. Ce dépassement appelle l'insurrection, la destruction des conditions d'exploitation et d'aliénation que nous subissons, et la reconquête du monopole de l'emploi de nos vies. Or, en lisant Sadique Époque, le dépassement semble vain et sa recherche inutile. Tout est cuit, nous sommes « couillonnés », comme l'écrit Dufour à plusieurs reprises.

… et freudisme

Si sa critique du « wokisme » n'occupe que quelques pages, il en va tout autrement de son explication des causes de notre amour inconsidéré pour la « merde » qu'est, dans le capitalisme, l'argent. Dufour reprend alors Freud  [9]. Ce qui nous arrive serait inscrit dans notre histoire intime dès nos premières semaines de vie, ce que Freud appelle la phase « sadique-anale ». Le fondateur de la psychanalyse voit en les nourrissons des êtres « tout-puissants », des « pervers polymorphes  [10] ». Ni Freud ni Dufour plus d'un siècle après lui ne comprennent que ce sont les adultes qui, parlant depuis le monde « pervers polymorphe » qui est en effet le leur et le « nôtre » au sens où nous le subissons, le capitalisme, le projettent sur celui des nourrissons. Ceux-ci ne sont pas en capacité de nous parler pour se dédouaner de leur prétendue perversion ; ils ne sont pas analysables au sens de « suivre une psychanalyse », qui révélerait, pourquoi pas, leurs tendances profondes et la réalité de leur inconscient ( ? ). Ils sont trop petits, tout simplement.

Freud croit dévoiler l'amour de la toute-puissance de l'homme en dissimulant son origine par un procédé lui-même tout-puissant : il en accuse l'enfant, qui ne peut pas s'en défendre. Revêtu de sa toge d'accusateur public, Freud dissimule l'origine réelle de la toute-puissance de l'homme, qui se trouve dans le monde adulte fondé sur l'exploitation, l'aliénation, la domination-soumission. La véritable question serait de savoir depuis quand les humains vivent dans un rapport de domination-soumission. Que ce rapport soit adulte, en revanche, est une certitude.

Freud peut facilement accuser l'enfant et son rapport incestueux à la mère ou autres fantasmes « tout-puissants » d'être à l'origine de nos malheurs puisque personne n'a jamais pu et ne pourra jamais en parler avec l'enfant, qui est alors réduit à ce qu'il est étymologiquement, « celui qui ne parle pas », infans en latin. L'enfant est condamné par Freud – et Dufour – à rester « celui qui ne parle pas et qui ne parlera jamais » et au sujet duquel les intellectuels peuvent donc tout dire – surtout n'importe quoi. « Puisqu'il ne parle pas, faisons-le parler pour notre propre intérêt et servir notre idéologie », semblent dire Freud et ses adeptes.

Cependant, il se trouve que les neurosciences – sans aucun doute très critiquables sur nombre de leurs conséquences – apportent un démenti flagrant à Freud et donc à Dufour. L'enfant ne parle pas, mais il se trouve que nous pouvons l'observer, l'« écouter » d'une certaine manière. De nombreuses expériences prouvent l'intérêt du tout-petit pour les autres – pas seulement pour lui-même. Les études menées depuis bien longtemps et que les neurosciences modernes ont confirmé  [11] montrent que les nourrissons et les tout-petits (à la condition de n'avoir pas subi de traumatisme dès leur arrivée en ce monde, ce qui est heureusement la situation la plus courante) sont orientés vers l'empathie et l'attention aux plus faibles – l'inverse du sadisme. Dès le plus jeune âge, les enfants cherchent à imiter les adultes ; si un adulte tient un tout-petit dans ses bras à une distance très proche (pour que l'enfant distingue bien ses gestes) et qu'il lui tire la langue, par exemple, l'enfant l'imite aussitôt, ce qui montre son attention au monde, sa volonté de grandir et sa confiance a priori dans le monde adulte. Si l'on présente à un tout-petit une situation injuste, par exemple un individu qui se fait battre par un autre, et que l'on analyse les mouvements de ses yeux, on constate que l'enfant s'intéresse au personnage battu et le suit du regard, et non le personnage violent. Des expériences de toutes sortes aboutissent toutes à des conclusions convergentes : les enfants tâchent d'imiter les adultes dès leur arrivée au monde et sont portés vers l'empathie et la solidarité.

S'il était centré sur lui et uniquement sur lui, par quel miracle un tout-petit s'intéresserait-il, quelques mois après sa naissance, de manière aussi massive et intense, aux autres, et notamment aux êtres en position délicate, de détresse ? En toute logique, si les adultes ne développaient eux aussi que ces qualités, sans aucun doute les enfants grandiraient en les conservant comme les bases essentielles de leur humanité. Un enfant tourné vers le souci d'autrui développera toujours plus cette orientation, et non ses tendances « perverses polymorphes » et son « sadisme », d'autant mieux que les adultes autour de lui le « nourriront » en fonction de son âge par tout ce qui peut renforcer l'enfant, lui donner des arguments, le convaincre de la justesse de ses propres aspirations. Aspirations que nous pourrions qualifier tout simplement d'« humanistes », voire d'« humanistes révolutionnaires » dans notre monde où l'humanisme devient anticapitaliste, et même révolutionnaire…

Une erreur hélas désormais trop répandue

Dufour trébuche sur ce que nous constatons à longueur d'articles de ces théoriciens et « maîtres-penseurs » depuis des décennies : l'amour du discours bien fait, se voulant clos, inattaquable puisque de toute façon composé de telle manière qu'il réponde par avance à toutes les critiques. Voilà bien une expression extrême de la toute-puissance semi-divine de l'Homme. Ou de l'« homme » avec une minuscule, car on peut sans peine constater que ce type de théorisation en forme de forteresse inébranlable est, dans l'immense majorité des cas, le fait d'hommes. Un simple exemple l'illustre.

Dufour reprend l'affirmation freudienne selon laquelle « le but de toute vie est la mort  [12] ». Il est pourtant évident que le mot « but » n'est pas ici, dans un essai éthique et politique, à prendre dans son sens le plus courant, comme « but » au football ou « le but que je me fixe pour ma journée ». Il ne s'agit pas d'un « objectif positif » mais uniquement de « but » dans le sens de « fin », là encore à prendre dans son sens banal : la fin de toute chose, le contraire du commencement, le moment où tout s'annule. Aussi, la phrase « le but de toute vie est la mort » est au mieux une évidence (mais ce n'est pas du tout cela que visait Freud), au pire un contresens absolu, aux conséquences hélas déterminantes puisque certains d'entre nous la prennent au sens fort assigné par Freud au mot « mort ». Et vivent « pour » mourir, c'est-à-dire « retourner au non-vivant » selon Freud, oubliant de vivre, attendant la vie éternelle dans l'au-delà, ou encore ne vivant que pour eux-mêmes… sans jamais s'extasier sur tout ce qui vit sur cette planète, à commencer par autrui et par la nature.

Dufour a raison : cette phrase est sadienne et résume le capitalisme qui nous conduit vers la mort de la planète. Cependant, exprimée de cette manière, et sans analyse de l'erreur que constitue la confusion entre « but » et « fin », cette assertion est aussi terriblement décourageante, déprimante politiquement, et elle participe au monde sadien, au sadisme de notre époque que Dufour veut pourtant dénoncer.

La mort signe le terme de l'existence vivante, un point c'est tout. Et au moment de mourir, l'individu peut en effet tracer un bilan de sa vie et se dire qu'il a, ou non, atteint le « but » qu'il s'était fixé. Dufour l'annonce d'ailleurs dès la deuxième ligne de son essai : « Et moi, je ne crois plus à rien. » Qu'il confirme ligne suivante : « Car rien ne pourra plus nous sauver  [13]. » Ce qui, d'ailleurs, est encore une (auto-)illusion car son propre ouvrage doit, c'est une évidence, se lire comme une contribution au « sauvetage » du monde, ce qui est d'ailleurs tout à son honneur. Dufour devrait néanmoins se demander pourquoi il commence ainsi son essai, qui sonne comme un chant du cygne, et pourquoi il tire de son absence d'espoir cette somme de quelque cinq cents pages…

Le capitalisme sadien en 2025

Dans son dernier chapitre, Dufour propose des éléments d'analyse absolument pertinents à partir d'un roman, American Psycho, best-seller mondial paru en 1991 et anticipant le « cas Trump » de manière tout à fait surprenante, et de la situation de désespérance des « jeunes de banlieue » comme les médias les appelaient autrefois. Il analyse ainsi la volonté de détruire à l'œuvre aux États-Unis (et dans beaucoup de pays du monde désormais) en la confrontant à la destructivité sadienne. Trump vise en effet à détruire, pêle-mêle, l'aide aux pays en situation de détresse du fait des guerres ou de cataclysmes naturels, les féministes de toutes tendances, Gaza, les peuples qu'il considère comme inférieurs, l'aide médicale aux Américains pauvres, la culture, l'université, les médias, les immigrants illégaux (et légaux !), l'Ukraine, et la liste est très loin d'être close. Voir dans ces gesticulations dictatoriales et « infernales » une résurgence des sagas sadiennes est tout à fait convaincant.

Lorsqu'il analyse ceux qui, parmi les jeunes des banlieues françaises, sont considérés comme « ultra-violents », Dufour touche juste lorsque, suivant divers médecins et psychiatres, il insiste sur leur incapacité à se sentir coupables puisque ces auteurs de faits ultra-violents (assassinats sur commande, vengeances pour le contrôle du trafic de drogue, notamment) ne savent même pas reconnaître les émotions sur les visages humains. Mais, lorsqu'il impute cet état de fait à une éducation manquée, marquée le plus souvent par la violence du père contre la mère, il est dommage que le raisonnement ne soit pas poursuivi dans toutes les directions. Certes, les images massivement diffusées par la télévision et, surtout, les réseaux sociaux, relèvent de la culture du viol, de la domination viriliste, patriarcale, y compris dans de nombreux films dits « d'auteur » (ceux de Pedro Almodovar l'illustrent). Mais, lorsqu'il rappelle  [14] que « l'empathie est le lien inaugural de la relation à autrui que le petit d'Homme acquiert généralement avant l'âge de 3 ans », il se contredit : le tout-petit n'est donc pas un « pervers polymorphe ». De plus, pourquoi n'insiste-t-il pas alors sur la faillite de l'univers adulte (ceux qui entourent l'enfant, donc sa famille, ainsi que tous les adultes qui, du fait notamment des institutions étatiques, se trouvent en charge, à un moment ou à un autre, desdits enfants : médecins, éducateurs, religieux pourquoi pas, voisins, maîtresses et maîtres de maternelle, éducatrices de jeunes enfants, bref, toute la société française) ? Si nous en arrivons là, n'est-ce pas du fait de l'éducation reçue par les enfants, des signaux culturels qui leur sont envoyés par le monde adulte via les médias, les réseaux sociaux, etc. ? Donc : du fait du monde adulte.

La destruction est l'essence même du capitalisme, et les formes qu'elle revêt varient d'un régime à l'autre, d'un pays à l'autre, d'une histoire sociétale à l'autre, bien entendu. À notre époque, il aurait été sans doute possible de rechercher plus profondément les racines de ce retour d'une destructivité qui se revendique comme telle, qui se présente comme une sorte d'éthique du salut de quelques individus aux dépens de milliards d'« autres », ravalés au rang de « sous-hommes », de la même manière, comme le souligne Dufour, que le IIIe Reich s'est appuyé sur la destruction des juifs pour justifier son ultra-violence au profit ( ? ) des prétendus aryens…

L'époque est sadique, mais puisque l'humanité s'est, de fait, extirpée du cauchemar d'un « Reich de mille ans » (certes au prix d'une guerre mondiale avec 60 millions de morts), pourquoi ne pourrions-nous pas nous sortir du scénario « sado-poutino-trumpiste » dénoncé par Dufour d'un « IVe Reich national-capitaliste-libertarien » ? Il est regrettable que Dufour n'en dise mot.

Une lueur d'espoir…

Les tout derniers mots de l'essai laissent cependant entrevoir une lueur d'espoir : « ‘‘Agis comme si tu n'avais à peu près aucune chance de réussir.'' Pour la beauté du geste. Pour la justice. Pour la vérité. Pour le désir. Pour la vie. » Ce n'est plus « aucune chance de réussir », mais « à peu près aucune chance ». Se pose alors la question de la conclusion d'un essai aussi volumineux et toujours à charge contre l'avenir positif et dans lequel l'émancipation est rejetée comme possibilité concrète dans cette époque sadique parfaitement huilée, idéalement adaptée à la destructivité du capitalisme sous ses formes actuelles. Aussi, n'y aurait-il pas là ce qui serait en train de devenir une autre caractéristique de notre époque : parler politique sur un mode « sinusoïdal » : nous sommes un jour enthousiastes et le lendemain profondément défaitistes ? Certains évoqueraient une sorte de « bipolarité » dans l'appréciation de notre travail politique tourné vers l'émancipation.

Cette oscillation vaudrait la peine d'être analysée. Est-elle une caractéristique de l'époque – mais qui n'a sans doute rien à voir avec son côté sadique ? Est-elle seulement le reflet de la « fin des idéologies révolutionnaires », qui ont été vaincues par le libéralisme, lequel semble à son tour s'enfoncer dans un maëlstrom de visions plus ou moins crédibles, visant à sauver ce qui peut encore l'être du système ? Face aux dérives que nous pourrions qualifier de « néo-fascistes » du capitalisme, il serait sans doute important de cultiver l'optimisme. Analyser le caractère sadique de l'époque, certes – mais ce n'est pas nouveau puisque Erich Fromm  [15] était allé très loin dans la compréhension de la destructivité humaine. Puis, à partir de cette analyse de Dany-Robert Dufour, très largement « juste », en tirer des conclusions pratiques sur les possibilités qu'il nous reste et que nous cultivons face à l'effondrement et au chaos que nous devons affronter. Les possibilités et non les impasses supposées. Plutôt que la désespérance, cultiver les germes de l'insurrection à venir !

Élisée Personne


[1] Un graphisme volontaire revendiqué tout à la fin du livre, p. 494.

[2] Bernard de Mandeville (1670-1733), dans sa fameuse Fable des Abeilles et dans d'autres textes sur l'économie politique. Voir par exemple theothereconomy.com/fr/fiches/la-fa...> .

[3] Les subprimes sont des prêts de seconde catégorie accordés à des ménages peu solvables et gagés sur leur propre logement. Les prêteurs espéraient que ces ménages allaient finalement faire fructifier leur argent et les rembourser. Ils croyaient donc en la validité de leur propre système destructif… Cas typique de dissonance cognitive…

[4] Zones encore « hors capitalisme », dont Rosa Luxemburg a magistralement montré le rôle dans l'ascension du capitalisme à l'échelle du globe (ce qu'on appelle « l'impérialisme »), dans L'Accumulation du Capital. Contribution à l'explication économique de l'impérialisme (1913).

[5] Où nous allons retourner en 2027 d'après l'astronaute français Thomas Pesquet !

[6] Notamment lorsqu'il évoque Teller, Oppenheimer, Fermi et le « Projet Manhattan », ainsi que Docteur Folamour, de Stanley Kubrick, lequel a dénoncé cette folie de la destruction.

[7] Page 217.

[8] Publié par Payot : Intersectionnalité, Payot, 2023.

[9] Page 257-258, ainsi que pages 323-334.

[10] À noter cependant que les propos de Freud auraient été déformés, et que Dufour se serait ainsi fourvoyé : logs.mediapart.fr/jacques-van-rilla...> . Cependant, peu importe ici dans la mesure où Dufour cherche surtout une explication à la longévité des perversions du capitalisme et qu'il la trouve, entre autres, dans l'enfance.

[11] Voir, entre autres, Bébé sapiens, éditions Érès, ouvrage collectif issu d'un colloque tenu à Cerisy-la-Salle en 2017 ; Édouard Gentaz, Comment les émotions viennent aux enfants, Nathan, 2023, et, avec Pierre Fourneret, Le Développement neuro-cognitif, de la naissance à l'adolescence, Elsevier Masson, 2022.

[12] Page 272.

[13] Page 9.

[14] Page 447.

[15] Dufour ne cite La Passion de détruire, d'Erich Fromm (1973), que dans le dernier chapitre de son ouvrage, p. 488, et uniquement en note, alors que cet essai aurait mérité d'être beaucoup plus présent dans le livre, tellement Fromm a mis en évidence des traits décisifs de la « destructivité humaine » qui confirment la plupart des thèses de Dufour.

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02.12.2025 à 09:34

Maurizio Lazzarato et le malheureux retour au marxisme-léninisme et à l'anti-impérialisme

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Texte intégral (8933 mots)

Ces dernières semaines nous avons publié une série de cinq articles du théoricien italien Maurizio Lazzarato [1] qui proposait de repenser le rapport entre guerre et capitalisme. Le collectif Temps critiques n'y voit pas un dépassement de nos catégories mais plutôt le ressuscité d'un marxisme-léninisme qui achoppe sur les évolutions récentes du rapport social capitaliste et de ses variations mondialisées.

Dans le no 494 du journal numérique lundimatin, le 27 octobre 2025, avec « Pourquoi la guerre », Maurizio Lazzarato commence une série de cinq articles. Dans ce premier « chapitre », il se lance à corps perdu dans un anti-américanisme, non pas seulement anti-trumpien, mais essentialiste, car les États-Unis « ont toujours été… », comme il le répétera à satiété, à l'origine des guerres et des génocides. (Les citations de Maurizio Lazzarato figurent en italique.)

« L'État et la politique (américaine) affirment avec force leur souveraineté par la guerre (y compris la guerre civile) et par le génocide. » Et encore : « Une analyse de ce qui se passe aux États-Unis, cœur du pouvoir capitaliste, est cruciale, car c'est de son sein, de son économie et de sa stratégie de puissance, que sont parties toutes les crises et toutes les guerres qui ont ravagé et, aujourd'hui encore, ravagent le monde. » Que l'histoire américaine ait été plutôt teintée de non-interventionnisme comme aux débuts des deux guerres mondiales n'a pas l'air de le troubler ; de même, va-t-il leur reprocher la guerre civile américaine dite de sécession, que pourtant Marx loua pour plusieurs raisons, dont l'abolition de l'esclavage ? Certes, Lazzarato donne l'exemple de l'attaque du Capitole comme « guerre civile rampante », mais c'est bien vite dégonfler la baudruche d'un argument peu convainquant de par la démesure de la comparaison. D'ailleurs, toute sa démarche repose sur une négation du temps historique [2], la répétition du même et/ou la mise en équivalence des faits et des idées.

Sa vision de l'Europe livrée à la finance américaine est apocalyptique ; pour lui, l'euro serait dollarisé, alors que les Américains ont au contraire toujours été opposés à la création de l'euro, d'abord pour une question de concurrence entre puissances autour de la monnaie de réserve et de son monopole, ensuite parce que, pour la théorie économique dominante aux États-Unis, l'euro n'est pas viable car l'Europe ne constituerait pas une zone monétaire optimale (Mundell), comme l'a montré la crise européenne de 2008 et le décrochage des pays du sud de l'Europe. Mais cette analyse lui est nécessaire pour pouvoir traiter l'Europe de « colonie » américaine (cf. infra), ce que l'appréciation de l'euro par rapport au dollar infirme plutôt.

Pour Lazzarato, la cohérence argumentaire n'existe pas et tout devient réversible : les États-Unis auraient toujours eu une économie de guerre (le complexe militaro-industriel de la guerre froide et les retombées civiles pour la croissance [3]), mais en fait, la financiarisation, qui a entraîné la désindustrialisation, aurait détruit cette économie de guerre. Il faut donc aux États-Unis, pour retrouver leur impérialisme foncier, reconstruire une industrie de guerre. Comme il ne tient pas compte de la révolution technologique et de la financiarisation comme fluidification et nomadisation des capitaux, il ne voit pas le changement de base du processus monopolistique, qui n'est plus national et donc éventuellement impérialiste, mais mondial, ce qui réduit le poids des fractions capitalistes qui pourraient pousser à la guerre. Cette absence d'axe stratégique, au moins depuis Clinton, a amené l'administration américaine à concéder de plus en plus de liberté au secteur privé de l'armement (cf. le poids actuel de Palantir) stricto sensu, mais aussi à ses annexes comme on peut le voir avec certaines ambitions de Musk dans des secteurs comme les drones ou SpaceX). Cela, allié à une critique ou un dédain d'origine de la Silicon Valley pour le militaire, aurait fait prendre du retard à la puissance américaine, jusqu'au virage récent, qui infirme plus qu'il ne confirme le raisonnement de Lazzarato, puisqu'il met à mal son adhésion aux croyances en une distinction entre « économie réelle » et finance. En effet, la phase actuelle de rapprochement est notamment liée au fait que les « armes de la guerre » ont changé. Le type de technologies auxquelles s'intéressent les militaires américains a progressivement basculé de la priorité donnée à l'industrie lourde, ancrage territorialisé, vers l'intelligence artificielle et sa nature nomade et « cosmopolite ». Les drones, les matériels autonomes ou la guerre cyber deviennent progressivement dominants, mais chaque conflit hâte le processus, comme on le voit dans le conflit entre l'Ukraine et la Russie ; alors qu'historiquement, le savoir-faire était dans les contenants comme les avions, les chars, etc., donc l'industrie lourde et le nombre de divisions. Il en découle que la chaîne capitaliste de valorisation n'est plus la même, ce qui explique là aussi la « désindustrialisation » sans avoir à en accuser un coupable [4].

Un nouveau keynésianisme de guerre comme sortie de crise n'est donc pas une hypothèse très plausible et, en tout cas, elle demanderait confirmation. Certes, il y aura des réorientations ; ainsi, le plus grand fabricant de munitions d'Europe, l'allemand Rheinmetall, a dépassé le plus grand constructeur automobile du continent, Volkswagen, en termes de capitalisation, mais il n'en demeure pas moins que le chancelier allemand est l'un des dirigeants les plus atlantistes qui soient et peu favorable à une autonomie militaire de l'Europe. Sauver l'industrie automobile allemande reste la priorité, mais Lazzarato, qui soutient dans quatre articles que l'Europe est une colonie américaine, déclare dans le cinquième que l'impérialisme allemand est de retourDeutschland ist zurück »).

Dans le numéro suivant, 495, sur « les conditions d'un nouvel ordre mondial » basé sur un nouveau cycle de guerre et d'accumulation, il approche notre notion de totalisation du capital. Il instruit un rapport État/économie, qu'il nomme « la machine État/capital », en critiquant la tendance postmoderne à faire dominer le biopolitique, qu'il perçoit comme une autonomisation du politique. Mais c'est aussitôt pour retomber dans la séparation supra/infrastructure sans domination de l'une sur l'autre clairement annoncée, parce qu'elles sont elles-mêmes « surdéterminées » : l'État par le politique et le militaire (la politique du souverain dans l'état d'exception), par la finance pour le capital et plus vulgairement pour l'économie.

Voici un copié/collé d'un même paragraphe qui en rend compte :
« Dans nos sociétés, l'action économique et l'action politico-militaire sont étroitement liées en ce qu'elles forment une seule “machine État-capital”, au sein de laquelle la première n'est pas simplement instrumentale ni subordonnée à la seconde. L'État et le capital poursuivent des fins distinctes mais convergentes : l'accroissement de puissance de l'un et l'accroissement du profit de l'autre se nourrissent mutuellement. » Mais cette affirmation n'est pas spécifiée historiquement : « État et capital ont toujours constitué une machine commune dont la coordination/concurrence s'est approfondie depuis la fin de la Première Guerre mondiale ». Il ne fait pas référence à la périodisation marxienne en termes de domination formelle et domination réelle du capital. Tout est aplani par ce qui serait de la très grande durée. Braudel est bien cité, mais c'est juste pour montrer que tout était déjà là depuis le début (financiarisation, colonisation), alors que Braudel (et c'est l'usage que nous en faisons depuis le no 15 de la revue) exprime le fait que le capital n'a pas de forme essentielle, qu'il dépasse conjoncturellement certaines de ses formes, mais surtout les fait co-exister, les recycle ou les englobe, etc. Toutefois, il y a chaque fois des dominantes qui permettent de qualifier le moment historique, même s'il est le produit d'une combinatoire.

À l'origine du régime de guerre que Lazzarato voit s'imposer, il y aurait la crise de 2007-2008, qui met fin concrètement à l'ordo-libéralisme, qui aurait dominé la scène économique depuis les années 1980 (le « modèle allemand », pourrait-on dire [NDA]). Cela invaliderait l'idée de gouvernementalité de Foucault, qui reposait sur le caractère de pacification créée par les défaites de la lutte de classes en Europe. Il est à noter que Lazzarato ne qualifie pas cette « pacification » de sociale [5], car elle s'est accompagnée de l'action politique et militaire américaine contre le Sud global et ce, particulièrement, en Amérique latine. Donc une idée de la « pacification » plus large et faisant implicitement référence aux « guerres coloniales », qui ne furent jamais nommées comme telles par les puissances coloniales.

De cette « pacification », Foucault n'aurait donc retenu que la question de la gestion des populations, le rapport ami/ennemi se dissolvant dans la consommation, alors que guettaient les nouveaux fascismes, la guerre civile et le génocide. Tout cela provoqué par ce qui aurait été l'une des plus grandes crises financières de l'histoire du capitalisme !
Comme l'accumulation primitive du capital a été violente, Lazzarato en a la même vision aujourd'hui, parce que sans s'affirmer ouvertement postcoloniale, sa fixation sur le génocide ne semble pouvoir s'expliquer que par les génocides des grandes découvertes, puis des Amérindiens, etc., et aujourd'hui Gaza et les conflits locaux estimés d'origine « extractiviste » car relevant de la pérennité du colonialisme sous diverses formes « néo ».
Là encore, l'argument majeur est qu'il en a toujours été comme cela : « D'un point de vue marxiste, nous pouvons qualifier l'état d'exception d'“accumulation originelle” qui se continue. »
Mais cet état d'exception ne serait plus celui de Schmitt et d'Agamben, qui surdétermine le politique y compris dans la forme biopolitique, puisqu'il aurait disparu depuis au moins un siècle déjà et : « Ce n'est que dans ce choc/coordination que peut émerger la “décision”, qui n'est plus le monopole exclusif de l'État. »
Comme nous, il cite Braudel pour critiquer cette vision d'un marché et l'existence d'une concurrence (les lois du marché), alors que Braudel dit que dès l'origine sa tendance est monopoliste. Il suit ensuite une argumentation assez proche de celle que nous avons tenue dans la brochure critique consacrée à l'article de Nancy Fraser dans le Monde diplomatique [6].
Et il rajoute en s'appuyant sur Giovanni Arrighi, ce que je fais aussi, pour dire que nous serions dans une phase de transition sans hégémonie. Mais il n'en tire pas les mêmes conclusions que nous (et Arrighi d'ailleurs), c'est-à-dire pour lui, la complémentarité conflictuelle de la mise en réseau, mais l'inéluctabilité de la guerre… et du génocide, qui décidément est complètement dissocié de son usage premier et restreint, pour être étendu, comme finalité, à tous les conflits que connaissent les pays du Sud global du fait de l'impérialisme du camp occidental. Et l'État juif ne fait visiblement pas partie du Sud global, comme l'a rappelé la conférence de Durban de l'ONU en 2001.

Pour Lazzarato, la machine État-capital a dû manifester une discontinuité (cf. notre « révolution du capital ») par la mise en place de l'état d'exception, qu'il ne faudrait pas confondre, nous dit-il, avec l'état d'urgence tel celui décrété pendant la crise sanitaire. Et il critique Agamben pour s'être beaucoup agité pour ce dernier (le confinement comme camp de concentration) et sans rien dire aujourd'hui sur le premier (la guerre en Ukraine et Gaza). Or, aujourd'hui, on aurait affaire à une tendance génocidaire générale qui marquerait le passage à une nouvelle phase où, comme à l'époque de Marx, tout coexisterait, par exemple, les différents modes de production. Du fait que le capital ne dépasse rien, Lazzarato en infère que l'histoire se rejoue, non pas en farce, comme le disait Marx, mais en tragédie.

Ainsi, la démocratie céderait la place au fascisme et la France de Macron n'est même plus critiquée comme « Françafrique », mais comme étant gouvernée comme une « république bananière », puisque Macron gouverne par décret sans majorité et au mépris du parlement (quel toupet quand même de faire comme De Gaulle). C'est bizarre comment ceux qui conchient la politique politicienne et s'affirment révolutionnaires en viennent assez naturellement à l'idée d'une bonne démocratie... représentative, comme ils reviennent aussi (Lazzarato) à une vertueuse production du Sud global contre la rapacité de la finance du Nord. Sans doute que pour lui, la finance n'existe pas dans les pays du Golfe… ou qu'elle est la seule à être vertueuse.
Son démocratisme foncier l'amène même à reprendre l'argument selon lequel Macron aurait volé la victoire de la gauche dans les urnes (parce qu'il n'a pas nommé un Premier ministre socialiste sans doute, alors que le total des voix de gauche n'atteint pas 30 % des voix au premier tour des législatives).
Pourquoi se donner tant de mal dans l'activité théorique, quoi qu'on pense de son contenu et de sa valeur intrinsèque, quand c'est pour se vautrer dès le premier pas de la critique et du positionnement politique ?
À preuve, ce passage : « La gestion calamiteuse par l'OTAN de la guerre en Ukraine retire tout droit à l'adversaire (la Russie, derrière laquelle se profile déjà la Chine) au nom de la supériorité politique et morale des soi-disant démocraties (Israël compris !). Les ennemis sont criminalisés au point d'être transformés en “incivilisés”, “barbares”, “sauvages”, définitions qui réactivent les proches mémoires coloniales. L'hostilité devient absolue “dans la croyance paroxystique en son propre droit”. La même procédure rhétorique et politique s'applique à l'ennemi intérieur, dans une guerre civile encore latente mais déjà manifeste par “des diffamations et discriminations légales et publiques, des listes de proscription publiques ou secrètes, des déclarations faisant de tel ou tel un ennemi de l'État, du peuple et de l'humanité”, visant à supprimer jusqu'au moindre dissentiment à l'égard de la guerre contre la Russie ou du génocide des Palestiniens. » Plus loin, ce sera encore plus clair puisqu'il parlera de « la guerre contre la Russie » et non plus comme ici de la guerre en Ukraine.

Dans son troisième volet du no 495 sur les impasses de la « pensée occidentale », il ouvre par une longue citation de Mao dans laquelle on apprend qu'il faut être pour la paix... mais ne pas avoir peur de la guerre, puisque cette dernière a produit la révolution soviétique pendant la Première Guerre mondiale et le « camp socialiste » pour la Seconde et qu'une Troisième verrait l'impérialisme s'effondrer parce que les masses du monde entier rejoindraient le socialisme. Lazzarato, qui parle plus souvent aujourd'hui en termes de Sud global que de socialisme, nous étonne toutefois en disant que cette citation est aujourd'hui très actuelle, alors pourtant que les analyses en termes de « cours historique » qui lieraient ensemble crise, guerre et révolution de manière à produire une accélération de l'histoire ont failli, sauf à faire, comme lui, de la constitution du bloc socialiste de l'Est une victoire de la révolution plutôt que celle de l'armée rouge et des dirigeants staliniens. Mais, aujourd'hui, malheureusement pour Lazzarato, il n'y a pas de grand timonier pour guider les masses et la pensée critique occidentale (réduite à sa version Foucault, Deleuze, Rancière, Badiou, Agamben, Negri dans sa version Hardt) ne nous est d'aucun secours, il en convient d'ailleurs.

Il est vrai qu'il y a peu de secours à attendre de la plupart. Mais même quand certains font des efforts de toilettage/modernisation du marxisme-léninisme comme Hardt et Negri avec leur concept d'empire, qui innove par rapport aux théories traditionnelles de l'impérialisme, ils sont renvoyés à l'école, car ils ne comprendraient pas l'importance de l'analyse en termes de rapport centre/périphérie et donc la pérennité de la verticalité du pouvoir, malgré son apparence d'expansion spatiale horizontale, via le procès de globalisation.

Sans vouloir voler au secours de Negri, l'interprétation de Lazzarato nous paraît très discutable, car si Negri pose la transformation du capital et son extension en réseaux, le fait qu'il accorde la priorité à l'analyse en termes de capital cognitif l'amène à positiver cette prédominance dans la mesure où elle maintient l'espoir du communisme par appropriation du general intellect par la multitude ; donc, comme il le dit depuis cinquante ans, le nerf de la guerre, c'est le commandement et donc le changement de direction politique. Si de ce fait Negri est bien en rupture avec l'opéraïsme premier, par exemple celui de Panzieri et des Quaderni Rossi de ce point de vue là (pour eux, la machine et la technologie ne sont pas neutres), Lazzarato est, lui, en dehors même de la problématique opéraïste et nous renvoie, comme ses citations, à la tradition marxiste-léniniste orthodoxe, épicée d'une bonne pincée de pensée Mao, Sud global oblige.

Lazzarato, qui a été avec Negri un des promoteurs des thèses sur l'importance du capital cognitif, à l'époque de la revue Futur antérieur, a viré sa cuti, ce qu'il avoue lui-même, mais sans arguments, il passe d'un extrême (l'opportunité que représenterait l'« entrepreneuriat politique » du travailleur cognitif) à l'autre : « Loin de l'autonomie et de l'indépendance, la réalité de classe est la subordination, l'assujettissement et la soumission, comme jamais dans l'histoire du capitalisme. Être “travail vivant” est une disgrâce, parce que c'est toujours du travail commandé. Le travail ne produit pas “le” monde, mais le “monde du capital”, qui, jusqu'à preuve du contraire, est toute autre chose, car c'est un monde de merde. Le travail vivant ne peut gagner son autonomie et son indépendance que par le refus, la rupture, la révolte et la révolution. Sans cela, son impuissance est assurée. » Bref, vu le hiatus entre le mouvement et le but, cela relève du vœu pieu et notre auteur revient à quelque chose de plus sérieux, pour lui, le rapport centre/périphérie.

Là où il croit poser la pertinence continue du concept d'impérialisme, il ressuscite bien plutôt celle des tiers-mondistes, ce qui lui est nécessaire pour replacer son approche en termes de Sud global, avec en toile de fond théorique la référence à Samir Amin et sa notion d'« impérialisme collectif » du Nord contre le Sud. Mais cette référence à Samir Amir ne nous paraît guère compatible avec celle faite parallèlement au Carl Schmitt du Nomos de la terre. Lazzarato semble confondre l'importance de la spatialité pour Schmitt, au sein de la tension qui anime le rapport coordination/conflictualité entre souverainetés (a priori de forces sensiblement égales comme dans la Première Guerre mondiale), avec la question du rapport inégal entre centre et périphérie [7], comme il s'est exprimé au moment des luttes de libération nationale et des politiques d'indépendance par rapport aux deux blocs dans les années 1950-1960 (conférence de Bandung en 1956).

L'échec des « révolutions moléculaires », la transformation du prolétariat en une multitude informe ne sont pas analysés comme le produit de la transformation du capital. Il oppose le monopole aux réseaux comme s'il y avait une antinomie entre les deux, alors que c'est une contradiction. Il le reconnaît d'ailleurs lui-même quand il dit : « la diffusion est au service du monopole. Les deux mouvements ont toujours existé ensemble ». C'est qu'il veut à toute force replacer le profit au premier plan, alors que les auteurs qu'il critique l'ont abandonné pour des concepts pour lui plus fumeux de pouvoir et puissance (Negri et Spinoza). Toujours cette incompréhension du capital comme combinatoire et un « ou bien ou bien », qui prédomine sur le « en même temps ». Son concept de profit n'est d'ailleurs guère moins fumeux, parce qu'il en parle au sens vulgaire du terme (le « vieux profit »), sans utiliser la panoplie marxiste du petit économiste. Il est vrai que ce que Lazzarato appelle la pensée critique occidentale, en la personne de ceux qu'il cite et de lui-même, ne goûte guère les approches statistiques et l'analyse des faits et lui préfère largement les envolées philosophico-lyriques, telles le « bio-pouvoir de faire vivre » de Foucault, le « droit de faire mourir » d'Agamben, le war/welfare de lui-même. Il est vrai que l'économie reste terra incognita pour beaucoup d'entre eux, qui, à la limite, ne l'abordent que par le biais de la dette et du crédit, qui leur permet d'anthropologiser la question.

Pour Lazzarato, le capitalisme actuel n'est donc pas le fruit de ce que nous avons appelé sa « révolution », mais le produit de la guerre et d'un « génocide », analysés comme des invariants. Ce dernier terme, déjà problématique en lui-même et lié à un usage historique plus qu'à une définition juridique et pénale (les dirigeants nazis ne furent pas accusés de cela à Nuremberg, mais de crimes de guerre et contre l'humanité), est transformé en un leitmotiv, peut-être pour faire le lien entre les génocides d'hier, limités par l'auteur aux phénomènes coloniaux (donc pas question de parler du génocide des Juifs ni des Arméniens), et celui qui s'exercerait aujourd'hui contre les Palestiniens. La répétition du terme vire à l'obsession quand il est employé à tout propos et sans précision.
Comme il y a effectivement une crise des États-nation, la reprise de la théorie de l'impérialisme entraîne un emploi extensif et abusif du terme de colonie et l'Europe en serait devenue une. Ce genre d'affirmation ne repose sur aucune argumentation et est d'ailleurs contredit dans le dernier volet de Lazzarato, « S'armer pour sauver le capitalisme financier » (op. cit.) : « Au lieu de converger vers les USA, les capitaux fuient vers l'Europe ».

Les États-Unis actuels méprisent certes une Europe qui aurait perdu de sa centralité géopolitique et de sa puissance, mais ils font aussi tout leur possible pour qu'elle ne devienne pas une entité politique. Le genre de discours qu'utilise Lazzarato est typique de l'abandon de la dialectique par les courants postmodernes, ce qui fait que tout peut y être affirmé, en dehors d'une mise en perspective historique. Ainsi, si l'Europe est aujourd'hui une colonie américaine, au moment du plan Marshall et de l'occupation de l'Allemagne l'était-elle deux fois plus, cinq fois plus, dix fois plus ? Et a-t-elle brièvement cessé de l'être, par exemple à la suite d'une sortie de l'OTAN de la part de la France qui n'aura duré que de 1966 à 2008, et encore puisque le pays fut dirigé par l'atlantiste convaincu Mitterrand de 1981 à 1995 ? Il en est de même pour le Japon, traité lui aussi de colonie [8], alors que le Sud global serait à la pointe de la résistance. L'illusion vis-à-vis du travailleur cognitif se déporte vers les « sans » : « sans-terre », « sans-papiers », « sans-patrie », qui effectivement peuvent tenter de résister, mais ne sont pas des décideurs. Par exemple, les « sans-terre » brésiliens décident-ils du choix politique de Lula qui, malgré ses discours sur l'hydrogène vert et les énergies renouvelables, promeut des investissements de l'État largement tournés vers le pétrole ? Les « sans-papiers » de l'ancienne URSS décident-ils de leur intégration à la nouvelle Russie ? Non, ils viennent d'apprendre au contraire que pour avoir des papiers ils devront faire un an de service militaire au front. Les « sans-patrie » palestiniens ont-ils décidé de la politique du Hamas en général et plus particulièrement de l'attaque du 7 octobre ? Non, ils regardent les bombes tomber et pleurent les morts. Et on pourrait continuer à l'envi sur le combat ou la résistance des femmes iraniennes ou soudanaises ou afghanes, mais sûrement pas de la « résistance » de leurs États, qui pourtant appartiennent tous au dit Sud global.

La France et l'Angleterre ont été de grandes puissances coloniales et guerrières de longue date, mais pourquoi faire des États-Unis le pays qui aurait toujours pratiqué guerres et génocides, alors qu'historiquement, à part une courte période de moins d'un demi-siècle, ils ont plutôt été non interventionnistes et ont même entretenu des rapports avec des dirigeants tunisiens et algériens au cours d'une politique ambiguë et versatile comme en Algérie, ménageant la chèvre et le chou, avec la peur de la puissance soviétique l'URSS dans le rétroviseur ?

D'ailleurs, même quand les États-Unis occupent un territoire ou un pays, du fait de leur inexpérience [9], ils se sont avérés incapables de l'administrer, contrairement aux puissances coloniales, ce qu'ils reconnaissent, ayant aujourd'hui abandonné leur politique de nation building depuis leur échec en Afghanistan et en Irak (Bush). Et peut-on appeler super-impérialiste un pays qui en novembre 2025 quémande 1000 milliards de dollars d'investissement à un pays du Golfe ? L'Arabie saoudite, aussi du Sud global, non ?

L'abandon des politiques d'indépendance nationale de la part de certains pays comme la France de l'après-gaullisme ne signifie pas qu'il y a un sacrifice de l'intérêt national au profit d'une puissance étrangère, mais que celui-ci s'inscrit dans une logique immédiatement mondiale. Il en est de même pour les États-Unis de la fin de la guerre du Vietnam jusqu'au premier Trump ; ce n'est plus l'impérialisme américain qui s'imposait au nom de ses intérêts nationaux, mais le procès de globalisation qui les plaçait dans ce rôle de garant de l'agencement de la reproduction globale du monde capitaliste dans toutes ses composantes, avec une confusion entre intérêts particuliers nationaux et intérêt « général ». Cela s'accompagnait, au niveau idéologique, de la mise en évidence de thématiques comme celle sur la « guerre juste » et la promotion de tribunaux internationaux pour condamner les crimes de guerre et contre l'humanité. Une tentative de fixation et de contrôle avec des compromis au niveau de l'ONU (rôle des casques bleus et ONG) ; ce qu'Immanuel Wallerstein appelait le « système-monde ». Mais une confusion d'intérêt qui s'avéra seulement conjoncturelle, à partir du moment où la conquête extensive des nouveaux marchés, liée à l'accélération produite par la globalisation, s'est muée en une course à la compétitivité sur des marchés pour la plupart saturés. Sur ceux-ci s'affrontent alors des concurrents dans un échange de moins en moins « inégal » au sens où l'entendaient les économistes tiers-mondistes. La diffusion des échanges (OMC) et de la technologie à l'échelle mondiale a rendu plus concurrentiels la Chine et les pays « émergents ». Ce que, contre toute attente, Lazzarato appelle la « résistance » des pays du Sud global.

Une tentative de fixation, mais en grande partie déconnectée d'une stratégie impérialiste, car elle impliquait une reconnaissance d'une faiblesse relative de la puissance américaine, mais en quelque sorte acceptée et positivée en vertu du gain final attendu pour le « système-monde ». Elle impliquait, de la part des États-Unis, une position de repli par rapport aux investissements et dépenses militaires, ce qu'Obama allait accentuer (remise en cause sévère de l'action de la CIA des années 1960-1970 par les Démocrates) et un recentrage sur l'Amérique. Mais une position inconfortable et de court-terme, puisqu'elle restait le cul entre deux chaises si on peut risquer la formule. La politique du premier mandat de Trump ne rompait pas vraiment avec ce schéma. La tentative vaguement keynésienne de Biden, menée à contre-tendance mondiale, n'aboutit qu'à un échec et laissait place à une nouvelle politique, mais de rupture cette fois, avec le second mandat de Trump, au moins quant au « programme » et aux effets d'annonce.

Dans cette nouvelle configuration, toute revendication d'indépendance nationale devenait une véritable poudrière, que ce soit hier au Kosovo ou dans les territoires palestiniens aujourd'hui. Dans ces derniers, la faiblesse du pôle capital (Israël et ses dépenses militaires exorbitantes, avec une population juive active très faible et à 10 % de chômage) et un pôle travail (les Palestiniens) à environ 60 % de la population active au chômage, n'offraient pas de solution de développement capitaliste à court terme [10], que ce soit sous la direction d'Israël ou de la création d'un État palestinien. Cette solution interne s'est brisée après les accords d'Abraham et d'Oslo, ne laissant que le choix réciproque de l'affrontement, prélude à un nouveau rapport de forces que chacun souhaite plus favorable, quel qu'en soit le prix à payer, avant une nouvelle négociation au plus haut sommet. Aucun plan de génocide là-dedans, mais un cynisme partagé et ses effets collatéraux (Gazaouis sacrifiés par les deux belligérants, Hamas vaincu militairement, mais vainqueur politiquement dans l'opinion mondiale avec le galvaudage de la notion de « résistance », Israël vainqueur militairement, mais mis au ban des nations).

Cet abandon de la dialectique, qui est commun à Lazzarato et à ceux qu'il critique (Foucault, Deleuze, Guattari surtout et Negri dont il a été proche), conduit à une sorte de dialogue de sourds aux affirmations unilatérales. Leur critique commune, implicite ou explicite, de toute Aufhebung conduit le premier (Lazzarato) à réactiver un « socialisme ou barbarie » sans socialisme (le Sud global ne l'est pas) et les seconds à l'idée d'une immanence du capital à laquelle ils opposent la transcendance du politique, via la stratégie de l'État (cf. l'attaque au cœur de l'État tentée par les BR en Italie et la RAF en RFA). Mais la défaite de la dernière offensive prolétarienne et communiste sous-tendue par l'idée d'une possible « autonomie du politique » (Tronti) est venue se briser sous le double coup de boutoir de la victoire de la démocratie, dans son acception minimaliste, autour des années 1980 (« le moins pire des régimes ») et ce que nous avons appelé la révolution du capital.

C'est dans cette unification/totalisation du capital comme pouvoir qui n'a plus besoin des compromis de classes pour l'asseoir, qu'il faut voir aujourd'hui la source de la crise démocratique dans la mesure où elle tend à remettre en cause les équilibres entre pouvoir et contre-pouvoirs comme cela apparaît bien dans les commentaires sur la dernière politique de Trump et ses pressions sur la Cour suprême ou les juges, les médias. Un processus qu'on retrouve sous des formes moins bravaches, non seulement dans les régimes démocratiques « illibéraux », mais en France (Sarkozy et les juges, utilisation systématique du 49.3 pour agir sur le pouvoir législatif, etc.).

Mais cet habillage théorique n'est pas vraiment pris au sérieux par Lazzarato lui-même, puisque tout à coup, sa caractérisation de ce qu'il veut nous faire passer comme la stratégie du grand impérialisme collectif, et plutôt « blanc », apparaît au détour d'une phrase n'être qu'un campisme inconséquent. Citons-le : « Les points de confrontation se situent tous entre l'OTAN, les États-Unis et Israël et ce que le centre considère comme l'ennemi (la Russie, le prolétariat musulman, la Chine)... (il mélange torchons et serviettes) du moins jusqu'au changement de présidence actuel. » Il ne s'agit donc pas d'un plan du capital ni même d'un plan américain, puisqu'il n'existerait que du fait de la présidence de Trump. Néanmoins, ce qui n'est pas un « plan » peut quand même constituer une politique favorable à une entente avec la Russie, en train de ficher en l'air le schéma de confrontation systématique que nous présente Lazzarato, avec sa liste d'ennemis désignés.

Décidément, les BRICS d'aujourd'hui sont confondus avec l'esprit de Bandung qui animait des pays cherchant une troisième voie, mais critique du capitalisme et pour l'indépendance nationale. Il n'en est rien aujourd'hui où le ver est dans le fruit (Chine et Russie [11]) et où l'alliance n'est pas idéologique, mais pragmatique et dirigée contre une hégémonie américaine, mais nullement contre le libéralisme et a fortiori le capitalisme. Une hégémonie toute relative si on la compare à celle des années 1945-1970. Le monde capitalisé multipolaire d'aujourd'hui n'est plus celui des deux camps de la guerre froide.

À la suite de Giovanni Arrighi, nous pouvons dire qu'on a aujourd'hui une situation de domination sans hégémonie de la part des États-Unis. Cela se manifeste par un raidissement protectionniste de la politique trumpienne, qui permet de gagner du temps avec de nouveaux investissements massifs dans les secteurs jugés aujourd'hui stratégiques. Conscient aussi de sa relative faiblesse militaire (cf. l'échec de l'attaque anti-Houthi) et de l'incapacité à mobiliser à la hussarde comme Poutine [12], au pire, le gouvernement de Trump entérinerait en dernier ressort une division du monde en trois zones, d'où les déclarations sur le Canada et le Groenland, l'ambigüité de sa position par rapport à la défense de l'Ukraine et finalement une moins grande attention au sort de l'Europe de l'Ouest, parce qu'en ce qui concerne l'aire slave, la partie est déjà fortement compromise, Pologne exceptée. D'où l'erreur des positions campistes, qui ont vu dans la demande d'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN un coup tordu de l'impérialisme américain.
C'est peut-être choquant du point de vue de la pure logique, mais ce que vise Trump, c'est le prix Nobel de la paix, parce que pour le prix de la guerre les places sont déjà prises.
Pourtant, comme beaucoup d'essayistes aujourd'hui, Lazzarato cherche à réactiver la thèse d'Ernest Mandel des années 1960 sur le rôle de l'armement dans la puissance non seulement militaire, mais économique, comme si Krupp, Thyssen et de Wendel avaient trouvé en les GAFAM des successeurs. Mais l'activité/puissance de ces derniers est avant tout mondiale, alors que pour leurs prédécesseurs, elle était nationale. Pour Lazzarato, cette distinction n'a guère d'importance, puisque tout le capitalisme est finance et oligarchie et qu'il n'existe donc pas de lutte entre fractions du capital (par exemple au sein du clan trumpiste et d'un même État) et toutes les luttes sont donc rejetées vers l'extérieur, dans la lutte entre États, ce qui expliquerait la tendance fondamentale à la guerre.

Pour Lazzarato, politique et guerre sont inséparables et c'est pour cela qu'il attaque la notion de gouvernementalité de Foucault comme pacification, gestion. Il critique l'interprétation de la guerre comme opération de police depuis l'invasion de l'Irak, parce que le contexte a changé avec l'échec du nouvel ordre mondial qui devait lui succéder. Pourtant, ce projet bushien de nouvel ordre mondial était déjà une tentative d'acter la fin de l'impérialisme et surtout de suspendre le cours de l'histoire [13] ; et néglige aussi complètement ce que nous avons décrit comme l'unité guerre-paix avec des dépenses militaires en baisse dans tous les pays occidentaux (Clinton les fait tomber à 3,5 % du PIB, chiffre le plus faible depuis les années 1920), sans d'ailleurs que les guerres civiles ne cessent de se développer aux marges des territoires contrôlés par les puissances dominantes ou régionales. Elles augmentent à nouveau fortement ces dernières années et particulièrement depuis 2024. Ce que l'on peut en tirer, c'est que la course à ou vers la guerre n'est pas une constante du capitalisme ni sa spécificité si on prend en compte l'histoire de longue durée.

Dans sa quatrième partie, « Le capitalisme fasciste », Lazzarato s'efforce de montrer l'opposition superficielle entre démocratie et fascisme, reprenant ici une vieille lune d'une fraction de la gauche communiste, en l'occurrence d'origine bordiguiste. Mais Lazzarato a d'autres sources, qui le conduisent à percevoir le blocage du cycle d'accumulation précédent et la nécessité d'un nouveau type de développement, essentiellement « extractiviste », puisqu'il est toujours sur le modèle du capitalisme conçu, quoi qu'il en dise dans son cinquième article, comme mode de production et de richesse, au sens matériel du terme, qui porterait un nouveau cycle stratégique déterminant une ligne de démarcation amis/ennemis (Schmitt). Celle-ci viendrait remplacer l'ancienne ligne contractuelle d'un grand marché mise en place à l'époque de l'OMC et reposant grosso modo sur les présupposés classiques des avantages comparatifs par lesquels il n'y aurait que des gagnants à la multiplication des échanges.

Comme très souvent dans les attaques contre Trump de la part de la gauche, ce qui était vilipendé hier au nom de la lutte contre le « néolibéralisme » semble regretté aujourd'hui.

Ainsi, Lazzarato magnifie la dynamique capitaliste qui a amené nombre de pays à émerger et à sortir une partie de leur population de la grande pauvreté (croissance à 2 chiffres du PIB, augmentation importante de l'espérance de vie, développement des classes moyennes et de la consommation, scolarisation accrue, etc.) en la travestissant en une résistance et une victoire du Sud global, alors qu'on sait que les altermondialistes dénonçaient les votes extractivistes et les politiques de déforestation de certains pays du Sud peu soucieux de « développement durable », ce qui avait pour conséquence de conforter la politique américaine. Drôle de résistance en vérité que la victoire de la révolution du capital.

À la tête de cette réorganisation d'un ordre mondial, on trouve évidemment les États-Unis (véritable obsession marxiste-léniniste et anti-impérialiste de Lazzarato), mais considérés maintenant comme État impérial à lui tout seul (avec Israël quand même, autre obsession en filigrane comme tête de pont occidentale blanche au Moyen-Orient). Il rompt ici de façon claire avec la conception de l'Empire de Hardt et Negri, suspectée d'être sans visage, proche d'une vision du capital comme « capital automate », une formule certes marxienne, dont le résultat serait de dissoudre les responsabilités et de ne plus pouvoir désigner d'« ennemis ».

Par rapport à ces deux positions, il nous semble nécessaire de réaffirmer qu'il y a bien des fractions du capital et non pas un plan du capital ; et que ces fractions, même quand leur origine est nationale, développent une stratégie globale et internationale qui est plus proche de ce que décrivait Braudel sur les débuts du capitalisme que de ce que nous proposent les tenants d'une conception qui semble faire fureur aujourd'hui à gauche, celle du techno-féodalisme, auxquels Lazzarato semble se rattacher quand on peut lire : « les relations impersonnelles du marché redeviennent personnelles en opposant “le maître et ses esclaves”, le colonisateur et le colonisé ». Une affirmation à l'emporte-pièce qui premièrement ne saisit pas la capacité d'englobement du capital, qui, s'il ne dépasse rien vraiment, recycle tout et produit des combinatoires le cas échéant ; et deuxièmement rend inappropriée la comparaison de Lazzarato entre cette ligne guerrière du capital et une de ses conséquences qui serait la « destruction créatrice ». Procédant sans doute par association d'idées plus que par une démarche dialectique, Lazzarato recycle du Schumpeter, mais féodalisé, c'est-à-dire sans la présence de la classe bourgeoise qui a justement bouté dehors les seigneurs d'abord et les colons pour finir. En fait, ce que Schumpeter voyait comme danger pour le capitalisme, à savoir le développement de monopoles profitant à terme de la rente d'avantage, est projeté sur une vision de ces monopoles comme nouveaux seigneurs. Le capitalisme s'en trouve si peu spécifié que Lazzarato va chercher des preuves de l'origine violente du pouvoir capitaliste dans la violence des sociétés premières décrite par Clastres. Il développe ainsi une conception d'un capitalisme tributaire à travers la dette, comme si celle-ci était de même nature et personnelle comme au sein de ces sociétés (toujours la même tendance à passer l'économie et l'histoire au filtre de l'anthropologie). À l'heure du développement du capital fictif et des flux financiers, il y a de quoi s'étonner, mais dans le régime postmoderne des équivalences en dehors d'une conception du temps historique et dialectique, il ne faut s'étonner de rien.

Comme le rapport social (capitaliste) n'est plus spécifié comme capitaliste, mais comme une sorte de caméléon, plus rien n'est analysé en termes de contradiction, comme par exemple celle qui concerne le rapport au capitalisme collectif dont les États-Unis sont le symbole ; et le rapport de chaque pays à sa propre puissance souveraine. C'est cette non-prise en compte de la contradiction qui peut faire triompher une ligne ami/ennemi, que par exemple la Chine n'a pas faite sienne, d'où sa formidable expansion récente.

Tout en condamnant les pays européens de l'OTAN comme responsables de la guerre en Ukraine, Lazzarato n'a rien à dire sur le conflit entre l'Ukraine et la Russie, puisqu'il ne peut y placer un de ses concepts phares qui est celui de génocide, cité en premier devant chaque énumération des méfaits du capitalisme. Pas plus ne peut-il y placer un autre élément fort de ses théories, celui de racisme systémique, puisqu'entre l'Ukraine et la Russie, il y aurait risque d'une lutte à mort pour déclarer quel est le vainqueur, si on pense par exemple au niveau d'antisémitisme.

Reste donc Gaza… et les musulmans comme prisme de lecture du monde occidental tenté par le petit fascisme démocratique, qu'il ne faut pas confondre avec le vrai, l'historique (encore un effet d'annonce, pourrait-on dire). À l'opposé de beaucoup d'intellectuels qui développent une sorte de métalangage, Lazzarato procède comme un maoïste occidental des années 1970, en enlevant tout sens commun à des mots communs et en les transformant à sa guise. Ainsi, l'ouvrier qu'il vénérait avant n'est-il plus qu'un « serf » ou une sorte de « colonisé ». Le terme négriste de « multitude » n'était déjà pas très reluisant, mais là s'exprime le mépris de celui qui croit avoir résisté à l'« éthos » de l'ennemi.

Devant un tel constat qui ne laisse aucune chance à des Gilets jaunes qui, eux aussi sans doute, ont adopté l'éthos de l'ennemi, « Que faire ? », aurait demandé Lénine. Lazzarato répond : « Nous devrions analyser la nature du cycle stratégique de l'ennemi, en nous donnant pour objectif de le transformer en un cycle stratégique de révolution. » Il ne nous dit rien, par contre, sur le porteur de ce vaste projet.

Jacques Wajnsztejn, le 30 novembre 2025


[1] Le dernier en date S'armer pour sauver le capitalisme financier ! est accessible par ici, il renvoie aux quatre précédents.

[2] – cf. sa citation de Claudio Napoleoni à propos de la guerre, en exergue de son texte le plus récent, « S'armer pour sauver le capitalisme financier », in lundimatin, no 498 le 24/11/2025.

[3] – Cette thèse d'une politique keynésienne anti-crise des années 1930 qui aurait échoué sans l'entrée en guerre (sous-entendant contre toute évidence que les démocrates américains voulaient la guerre), s'appuie sur des citations d'un économiste intéressant (Michal Kalecki, marxiste hétérodoxe) in « S'armer pour… » op. cit.), mais sous-estime largement l'importance de la mise en place dès avant la guerre des prémisses de la future « société de consommation » dans la croissance de l'après-guerre.

[4] – Les conflits en Ukraine et à Gaza ont aussi servi de laboratoire et ont fait la démonstration de l'essor de ces technologies sur le « champ de bataille ». En Ukraine ont été utilisés des matériels d'entreprises de tech américaines comme les terminaux Starlink de Musk ou des logiciels de Palantir. Toutefois, les performances ne sont pas toujours à la hauteur des promesses. Cela traduit d'une part le côté surenchère technologique et d'autre part la volonté de cette fraction montante du capital de détrôner coûte que coûte les groupes établis, parfois sans disposer de toutes les compétences requises pour le faire. Par exemple, sur le terrain, les soldats ukrainiens semblent se plaindre des nouveaux drones d'Anduril, fort coûteux mais en réalité moins fiables que les équivalents chinois ou même locaux.

[5] – Sans doute fait-il ici implicitement référence à l'exploitation droitière de ces thèses foucaldiennes par le patronat, comme cela a été le cas dans la dernière période du CNPF avec l'influence de François Ewald en son sein.

[6] cf. « Commentaire critique de l'article “L'impossible démocratie de marché” (Nancy Fraser, in Le Monde diplomatique, décembre 2024) », https://www.tempscritiques.net/spip.php?article549

[7] – Jusque dans les années 1970, ce rapport centre/périphérie était référé au classisme prolétarien, mais il s'en écartait en y incluant les « marginaux », les « exclus », les « dissidents » ; individus, groupes, milieux et… dirigeants des États décolonisés. On y avait les prémisses des particularismes d'aujourd'hui à l'intérieur, comme du Sud global à l'extérieur.

[8] – Il est à noter que l'Allemagne et le Japon, qui ont le plus décorrélé leur économie d'un complexe militaro-industriel, sont devenus les pays à la plus forte croissance et des concurrents pour les Américains, d'abord parce que ce sont des pays exportateurs qui produisent plus qu'ils ne consomment, ensuite parce qu'ils sont sur les mêmes secteurs à haute valeur ajoutée. C'est d'ailleurs ce que Trump essaie aujourd'hui de leur faire payer, dans tous les sens du terme.

[9] – Leur colonialisme est interne ; c'est une extension de la frontière avec une violence extrême exercée contre les Indiens, menée avant tout pour les spolier et les cantonner, mais sans exclure une tendance exterminationniste qui, pour le coup, peut bien être qualifiée de génocidaire. Sinon, l'anticolonialisme est inscrit dans la constitution des États-Unis, malgré les ambigüités de la doctrine Monroe ; et pendant les deux guerres mondiales, ils ont été d'abord non interventionnistes pour la première et plutôt anti-interventionnistes pour la seconde, jusqu'à Pearl Harbor.

[10] – Au-delà de son aspect provocateur, le plan de Trump (et de Netanyahou) sur une Riviera à Gaza est le triste constat de cette impossibilité et par contrecoup de l'improbabilité de la solution à deux États, malgré la reconnaissance formelle d'un État palestinien par un nombre croissant de pays.

[11] – Lazzarato rangerait-il la Russie dans le Sud global du fait de l'action de « résistance » du gang Wagner à la présence de la France en Afrique ? La Russie vient d'ailleurs de passer des accords de coopération économique et militaire avec le Togo (accès direct de la marine russe au port de Lomé). Quant aux Ouïgours et Tibétains qui, eux aussi, résistent, ils ne s'attaquent apparemment pas à la bonne cible en la personne de ce pays du Sud global qu'est la Chine.

[12] – Là où Poutine monte à cheval et pratique les arts martiaux, Trump fait du golf !

[13] – cf. J. Wajnsztejn, L'achèvement du temps historique, L'Harmattan, 2025.

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01.12.2025 à 19:21

« J'IRAI PAS ! » Pourquoi nous nous opposons à la guerre et à ses préparatifs

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Association des Refusantes et Refusants à l'Armée et à la Guerre (ARRAG)

- 1er décembre / , ,
Texte intégral (4280 mots)

Quand un chef d'état-major des armées annonce bonhomme à la télé qu'il va falloir commencer à se faire à l'idée « de perdre ses enfants » sur on ne sait quel champs de bataille, c'est qu'un petit quelque chose est en train de se tramer. Quand le président de la République lui emboite le pas en annonçant le retour d'un service militaire volontaire, ça sent encore plus le roussi. Faut-il pour autant voir dans ces annonces le grand retour des affrontements inter-étatiques au cœur de nos foyers bien chauffés et pacifiés ou déceler de sombres opérations de com' de fin de mandat pour vendre une posture internationale et un peu de peur bon marché qui tient sage ? La bonne nouvelle, c'est qu'on finira bien par le savoir, la mauvaise, c'est que ce serait mieux qu'on le sache au plus tôt. À l'occasion de la venue d'Emmanuel Macron à Grenoble l'ARRAG a diffusé le tract que nous publions ci-dessous et qui appelle préventivement à la désertion.

Contexte : la guerre, aujourd'hui là-bas, demain ici ?

Le premier objectif que j'ai donné aux armées, c'est de se tenir prêtes à un choc dans trois, quatre ans qui serait une forme de test […] mais peut-être [quelque chose de] plus violent.
Fabien Mandon, chef d'état-major des armées françaises (22 octobre 2025)

Ce n'est un doute pour personne : la guerre est devenue un enjeu majeur des pays les plus puissants du monde. États-Unis, Russie, Angleterre, Chine, France, Allemagne, Israël, tous les pays du sommet capitaliste se réarment (budget US de la Défense : 997 milliards ; loi de programmation militaire française : 416 milliards sur 6 ans). Et tout ça sans compter la menace d'une guerre atomique entre la Russie et les États-Unis (reprise des essais nucléaires, nouveaux missiles balistiques, renouvellement des armes atomiques, menaces et déclarations choc, etc.) Ces pays bellicistes font déjà la guerre un peu partout dans le monde et projettent de la faire encore plus : les États-Unis assurent la défense d'Israël, la Chine s'arme massivement pour prendre Taïwan, dans la région du Cachemire, l'Inde et le Pakistan affûtent leurs armes, etc.

Et en France ? La guerre c'était hier et ce n'est pas pour demain nous dira-t-on… Vraiment ?
En mars 2024, le gouvernement exige des industriels la constitution de stocks pour produire des munitions et des missiles.
Le 12 novembre 2024, un partenariat étatico-industriel de cinq ans est signé renforçant la « réserve industrielle de défense ».
Le 18 juillet 2025, le ministère de la santé invite les hôpitaux français à se préparer à l'accueil de dizaines de milliers de blessés, en cas de possible « engagement majeur » de la France dans le conflit russo-ukrainien.
Le 9 septembre 2025, le ministre des armées devient premier ministre. Macron estime que la guerre de demain « commencera dans l'espace » et alloue 4,2 milliards d'euros supplémentaires au spatial militaire (entendre : les satellites qui servent à la surveillance, à la communication, au pilotage des drones, etc.).
L'état-major français n'hésitera pas une seconde à entrer en guerre « quoi qu'il en coûte », l'armée française devant être « prête à un choc dans trois, quatre ans ». Quant à la population, elle doit dès à présent « accepter de perdre [ses] enfants » et de « souffrir économiquement ». On fait difficilement plus clair.

Bis repetita ?

Malgré tout l'effort des pacifistes sincères, le sang coule.
Déjà presque toute l'Europe est dans la guerre. Le monde entier va sombrer dans le sang des hommes. Tous le savent, tous le sentent. […] Réclamons la paix, exigeons la paix !
Extrait du tract « PAIX immédiate ! » (13 septembre 1939) )

Oui mais tout cela est bien normal : la Russie nous menace et, comme le veut l'adage, « il faut bien se défendre ». Un regard vers le passé nous rappelle pourtant cette mécanique éculée et pourtant si terriblement efficace de l'invention de l'ennemi, de la production de la peur, de la montée aux armes, de l'alignement crédule derrière le drapeau… jusqu'au point de non-retour de l'entrée en guerre, des amas de boue et de sang.

En mai 1911, la France impérialiste met le feu aux poudres en occupant le Maroc convoité également par l'Allemagne qui répond par l'envoi d'un navire de guerre dans la baie d'Agadir : on est au bord de la guerre. La CGT, la fédération révolutionnaire communiste et le PS maintiennent leur appel à saboter l'insultante mobilisation à venir (par la grève générale et le sabotage des outils de production). L'adhésion ouvrière est forte. La guerre n'advient pas. S'ensuivit une vive répression des pacifistes, criminalisés jusqu'à l'expression de leurs pensées (incitation à la désobéissance militaire, objection de conscience, délit de presse), qui terrorisera les plus courageux, les ralliant aux forceps au patriotisme. Dénoncer la fable de l'ennemi monté de toutes pièces et tenter d'enrayer la bien lucrative économie de guerre, c'est s'exposer à un aller simple pour Biribi. De fait, libéré de ces trouble-fête, l'inutile bain de sang des tranchées peut commencer.

En 1939, c'est une France pour part fascisée qui se laisse occuper par un « ennemi » humilié par le traité de Versailles et replié depuis dans un nationalisme abject. Parce que qui fait la guerre prépare la guerre. Il n'y a point de paix dans un traité d'anéantissement moral d'un peuple ruiné au bénéfice des fauteurs de guerre (industrie de l'armement en tête). Parce qu'« on n'élabore pas une société de rêves sur des monceaux de cadavres ; on ne crée pas du beau et du durable avec des peuples malades, diminués physiquement et moralement » (Louis Lecoin). Bien plus qu'en 1914, l'ennemi est désigné, l'opposition pacifiste quant à elle est trop timide et trop fortement réprimée (Lecoin passera trois ans en prison pour avoir appelé à la « paix immédiate », à peine dix jours après l'entrée en guerre) pour empêcher l'emballement de la machine à tuer. Qui ose depuis dire que quelqu'un a « gagné » cette boucherie des temps modernes, que le monde s'en est trouvé apaisé ?

Forts de cette histoire, où en sommes-nous aujourd'hui ? Poutine répète depuis tant d'années qu'il ne supportera pas l'impérialisme occidental qui empiète sur la zone tampon de l'Europe de l'est. La volonté d'une Ukraine, qui n'est – rappelons-le – pas non plus un parangon de vertu démocratique, d'entrer dans l'OTAN est le rapprochement de trop. Cette situation fabrique « l'ennemi russe », celui-là même qui déclenche une guerre folle contre son ennemi occidental, et qui du même élan permet à la France de déployer son armada propagandiste et littéralement « terroriste » (Poutine va nous attaquer, hissez le drapeau citoyens !), de relancer sa production de bombes atomiques et de faire exploser les budgets pour la police et l'armée…

Est-on en train de se faire avoir ? Assurément. La terreur, le mensonge institutionnalisé, la propagande (scolaire notamment) et la répression des mouvements pacifistes font toujours recette : on fonce tête baissée. La caricature est à ce point grotesque qu'elle en serait risible si ses conséquences n'étaient pas aussi tragiques…

La guerre, cette barbarie qui nous concerne tous

Quand je parlais contre la guerre, j'avais rapidement raison. Les horreurs toutes fraîches me revenaient aux lèvres. Je faisais sentir l'odeur des morts. Je faisais voir les ventres crevés.
Je remplissais la chambre où je parlais de fantômes boueux aux yeux mangés par les oiseaux.
Je faisais surgir des amis pourris, les miens et ceux des hommes qui m'écoutaient.
Les blessés gémissaient contre nos genoux.
Quand je disais : « jamais plus », ils me répondaient tous : « non, non, jamais plus. »
Jean Giono, Je ne peux pas oublier (1934) )

Il est triste de devoir se plier à cette tâche ridicule, mais on ne peut pas ne pas rappeler ce qu'est la guerre. Parce que la guerre, cet acte de violence radicale par lequel des États ou des groupes armés veulent imposer leur projet à d'autres États ou d'autres populations désignées comme « ennemies », comme entités déshumanisées à détruire, nous concerne tous. Elle nous concerne tous car elle prend l'entièreté de la population dans ses filets. Sa dynamique irrépressible empêche d'y échapper une fois lancés les premiers coups de clairon. Que ce soit sur le front ou à l'arrière en soutien comme « force morale » et « reproductrice », l'armée nous enlève tout libre-arbitre, toute dignité, toute forme d'humanité, faisant de l'humain un pion interchangeable, une chair désincarnée de douleur et de souffrance, de la nourriture pour la grande broyeuse, et des points de croissance pour l'industrie de la mort.

Il n'existe aucune guerre juste, parce qu'aucun commandement moral ou spirituel n'est assez inconséquent pour lier les égards dus aux humains (la justice) à la nécessité de les massacrer (la guerre). Seuls les puissants et les stratèges, du haut de leurs tours d'ivoire, veillant à la bonne production des usines à obus ou au bon dynamisme de l'abattoir qu'est le front, y trouvent quelque exaltation morbide, fétichée en dollars. « La guerre c'est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui toujours se connaissent mais qui ne se massacrent pas » (Paul Valéry).

De fait, la guerre est le prix à payer de cet inconfortable confort moderne : même en temps dit de paix, consommer pétrole, électricité ou internet en abondance, c'est exploiter, piller, dominer. En temps dit de guerre, les masques tombent : le pillage se mue en massacre, l'exploitation en enrôlement généralisé, le bureau et l'usine en champs de bataille. Quel que soit le « camp », invention qui lui est consubstantielle, la guerre c'est de l'argent, de la puissance, de la domination et de l'extermination.

Par quel tour de passe-passe tuer une personne que l'on ne connaît pas et qui ne nous a rien fait personnellement pourrait être un acte juste ? Qu'ai-je à défendre dans ce combat impersonnel ? La caserne et la guerre changent des humains dignes de confiance et porteurs d'élans de vie en des monstres hébétés, des assassins, des pilleurs, des violeurs, des tortionnaires. Elles ne créent ni gagnants ni perdants, mais des piles de cadavres, des blessés à la pelle et des traumatisés à vie.

Et ensuite ? La guerre fait flotter dans l'air comme un parfum de vengeance qui est le ferment des barbaries futures, que politiciens et stratèges, assis confortablement dans leurs bunkers, seront prêts à réactiver pour leur compte, parfois très personnel (ainsi du soutien militaire à l'opposition libyenne par Sarkozy pour faire assassiner le bien gênant Kadhafi).

Pendant les préparatifs de guerre, la peur domine. La peur paralyse l'esprit critique, l'empathie et la mesure. Après la guerre, la vengeance et le traumatisme prennent le relais. Le cycle de la détresse des peuples, la peur qui engendre la haine, la haine qui déclenche l'enrôlement, l'enrôlement qui induit les massacres, les massacres qui provoquent les traumatismes, la rancœur et la vengeance, ad nauseam… ne connaîtra de repos que sous la pression incessante pour la paix intégrale et inconditionnelle.

La guerre, continuité du capitalisme

Le prolétaire-soldat, c'est l'homme du peuple dressé à la défense des riches et des puissants, équipé et armé contre ses frères.
Georges Yvetot, Nouveau manuel du soldat (1905) )

Malheureusement, quand vient la guerre, vient l'autoritarisme. Il est souvent bien trop tard pour la refuser et garder son intégrité morale et physique : conscription ré-adoptée, libertés publiques bafouées sous prétexte de défense nationale (en Ukraine et en Russie les libertés syndicales ont été réduites), esprit « campiste » (il faut se positionner pour le camp de son pays sous peine d'être perçu comme traître, félon ou, pire, agent de l'ennemi). Les réfractaires et refusants sont bien souvent mis en prison ou s'exilent.

Ladite démocratie française n'y échappe en rien : le sulfureux Article 16 de la Constitution de la Ve République, dans son flou artistique, autorise l'État à prendre les « mesures exigées par les circonstances » (telle la mise en place d'états d'exceptions : état d'urgence, de siège, de guerre…) lorsqu'il décrète que l'intégrité du territoire est menacée. Et comme « tout mandat impératif est nul » (Article 27), le gouvernement fait ce qu'il veut : la guerre et la mise au ban des pacifistes peuvent reprendre sur un claquement de doigts.

Nous avons tellement de défis à surmonter pour les prochaines décennies que nous n'avons pas besoin de guerres qui viendraient briser, malmener, annihiler nos combats pour la justice sociale et l'écologie. Toutes nos envies et nos actions individuelles ou collectives seraient stoppées, comme pendant le confinement, sous le fallacieux prétexte que le « territoire » serait en danger ou que des « ennemis » voudraient nous dominer. Le seul ennemi que nous voyons, c'est le système en place et ses instances, ses rouages et ses machines qui nous tuent et nous dominent déjà.

La guerre, selon certains, viendrait dans les périodes où le capitalisme aurait du mal à se renouveler. Par un « effet cliquet », la guerre permettrait de planquer l'ardoise du changement climatique, du massacre de la nature et de la violence de nos institutions par la promotion de la Minute de la haine citoyenne via un ennemi à abattre.

Haine, tueries et commerce d'armes deviennent les nouvelles normes, légitimées par la peur de perdre (sa vie, sa maison, sa famille, son pays) au détriment de la solidarité, du lien, de la considération pour autrui, pour les animaux, les forêts et des plantes. Une fois entrés en guerre, revenir en arrière devient impossible car des actes barbares auront été accomplis qui demanderont réparation, temps et pardon. Après les mitraillettes et les bombes, l'État et le capital pourront continuer sur les ruines encore fumantes à reconstruire et faire du business de bulldozers et de ciment. La guerre n'est que la suite de la prétendue paix capitaliste, cette gestion du citoyen pour les intérêts ou les errements d'un système hypnotisé par le pouvoir et le dollar, et qui n'a cure des individus et de leur libertés.

La Guerre mondiale, ultime fléau de l'humanité ?

Je ne sais pas comment on fera la Troisième Guerre mondiale,
mais je sais comment on fera la quatrième : avec des bâtons et des pierres.
Albert Einstein (1949) )

Quand bien même nous soutiendrions la nécessité de se défendre avec une armée et des missiles contre la « menace russe », une guerre entre la France et la Russie serait une catastrophe car elle signifierait très vraisemblablement l'avènement d'une Troisième Guerre mondiale. Pourquoi ? Parce que si un pays de l'OTAN se « fait attaquer » ou, plutôt, décide que telle attaque mérite riposte (au prochain drone russe pénétrant l'espace européen ?), cela engagera tous les autres pays de l'Alliance, ce qui mobilisera en retour Moscou et sa coalition de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Si cela ressemble à un mauvais film, le scénario est bel et bien envisageable et envisagé : deux blocs s'affrontant directement avec en prime la menace de tirs nucléaires bilatéraux, une situation inédite sur la planète !

À l'heure où il ne reste plus aucun traité sur le nucléaire militaire en vigueur, où l'ONU ne nous est d'aucun secours (cf. en Palestine), où de chaque côté se relance la fabrication de missiles nucléaires « hypervéloces », où les doctrines nucléaires étasuniennes et russes ne sont pas défensives mais offensives, où le plus grand porte-avion nucléaire du monde, sur ordre de Trump, menace le Venezuela… être pour la « défense » d'un membre de l'OTAN, c'est accepter le risque de la perte définitive.

Quid de tous les peuples du monde qui n'y sont pour rien et n'ont rien à voir avec tout cela ? Quid de toutes les formes de vie qui seraient effacées d'un trait ? Quid de nous tous, sous le feu d'un potentiel Armageddon ? La potentialité est bien trop forte pour que l'on puisse balayer ces interrogations d'un revers de main. Pensez-y quand vous parlerez de guerre. Nous ne sommes plus au temps des tranchées, mais au temps des tranchées et des drones kamikazes et des bombes atomiques et des armes semi-autonomes, et cela fait toute la différence.

Se défendre, oui, contre la guerre

Si l'on ne veut pas renoncer à agir, il faut comprendre qu'on ne peut lutter contre un appareil d'État que de l'intérieur.
Et en cas de guerre notamment il faut choisir entre entraver le fonctionnement de la machine militaire dont on constitue soi-même un rouage, ou bien aider cette machine à broyer aveuglément les vies humaines.
Simone Weil, Réflexions sur la Guerre (1933)

Si le dilemme entre défendre la nation, tout en n'alimentant pas au passage la course aux armements – et donc la guerre – semble insoluble, c'est que le problème est pris à l'envers. À l'échelle de son plus proche environnement, sa maisonnée, force est de constater que la loi étasunienne « stand your ground » (défends ton territoire), qui permet de défendre sa propriété privée par la force des armes et qui conduit à l'armement massif de la population, n'aboutit à rien d'autre qu'à de non moins massives tueries. On oublie ici un peu vite la réciproque : en condamnant les odieux jeux de pouvoir qui alimentent les tensions ; en sabotant la production infecte de ces outils qui ne servent qu'à une chose : tuer ; en soutenant les révoltes pacifistes, les refuzniks et le désarmement à la fois ici et en face, on déjoue la gangrène belliciste.

Que la France, qui sans cesse usurpe son bien mal acquis statut de pays des Droits de l'Homme, démontre fièrement le chemin de son propre désarmement, et d'autres, allez savoir, suivront peut-être. Elle ne ferait d'ailleurs qu'emboîter le pas à d'autres pays à l'avant-garde de la démilitarisation de leurs territoires, tels le Costa Rica ou le Panama. Mais dans le cas de la France, il s'agirait d'un acte d'autant plus fort qu'il viendrait d'un des pays centraux dans le commerce des armes et la domination militaire. Il convient que la population l'exige, qu'elle dénonce la pression policière d'ores et déjà effective contre les actions pour la paix [1], qu'elle appuie avec force son refus du réarmement et de l'endoctrinement guerrier.

S'il est permis de rêver, il n'est tout du moins pas permis de désespérer.

N'oublions pas l'intensité de la lutte qui a permis en 1963 d'arracher le statut d'objecteur de conscience, autorisant ainsi des millions de jeunes hommes à refuser le catéchisme guerrier du « tu tueras ton prochain ». S'ils sont tombés en désuétude depuis la professionnalisation de l'armée et la fin du service militaire obligatoire en 1997, le droit à l'objection de conscience, le refus d'obéissance, les « non, non, jamais plus » de l'après-guerre, les poussées pacifistes de l'aprèsAlgérie sont plus que jamais d'actualité et doivent être exhumés, dépoussiérés, relus et revivifiés. Et parce que « vivre, c'est lutter » comme aime à le rappeler la communauté zapatiste, il nous faut plus que jamais réaffirmer que la paix est une construction permanente, un trait d'union tracé entre les peuples qui ne sauraient être désignés les ennemis d'aucuns autres. La paix est un devoir de responsabilité et de rigueur contre ceux qui nous poussent à « l'effort » haineux, qu'ils soient nos proches, nos employeurs ou nos gouvernants.

Et parce que la guerre nous enrôle individuellement, combattons-la collectivement : ne lui faisons pas le plaisir de nous fragiliser par l'isolement.

Refusons d'être entraînés à tuer, refusons de tuer, refusons d'obéir aux ordres, refusons de renoncer à notre discernement et à notre volonté propre, refusons de tenir une arme, refusons de concevoir comme de piloter un drone tueur, refusons de passer des mois loin de chez nous, loin de nos proches, refusons de nous faire tuer pour rien.

Comme tant d'hommes et de femmes avant nous, refusants, objectrices de conscience, déserteurs, saboteuses de mobilisations, il nous faut nous organiser maintenant.

L'Association des Refusantes et Refusants à l'Armée et à la Guerre invite à se réunir sous un même nom et un même idéal, celui de l'objection de conscience, celui de l'affirmation salvatrice du grand NON.

Chaque membre fait siennes les dix propositions de la charte, parce que nous ne lutterons pas contre la guerre qu'avec des mots.

Organisons-nous, échangeons, retrouvons-nous.
À BAS L'ARMÉE, À BAS LA GUERRE, QUE VIVE LA PAIX !

S'il m'était prouvé, absurde hypothèse, qu'en faisant la guerre, mon idéal avait des chances de prendre corps, je dirais quand même NON à la guerre. Car on n'élabore pas une société de rêves sur des monceaux de cadavres.
Louis Lecoin)

Association des Refusantes et Refusants à l'Armée et à la Guerre (ARRAG) Pour plus d'informations, pour nous rejoindre, écrivez-nous : arrag@riseup.net Grenoble, 24 novembre 2025.


[1] Ainsi de l'arrestation préventive pendant
plusieurs heures de 28 personnes en marge de la cérémonie du 11 Novembre
à Lyon pour « suspicion de désordre à l'ordre public.

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01.12.2025 à 18:30

Qu'est-ce qu'un répertoire ?

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« Défendre et intensifier tout ce qui, de la vie, reste créatif, sauvage et libre » Ian Alan Paul

- 1er décembre / , ,
Texte intégral (6163 mots)

Si vous lisez lundimatin, il n'a pas pu vous échapper que parmi la salve d'excellents livres que nous avons publiée en cette rentrée 2025, il y avait l'épatante traduction de La société réticulaire de Ian Alan Paul. Qu'est-ce qu'un répertoire ?, inédit en français, paraîtra comme addendum à l'édition américaine du livre (eh oui, nous n'avons peut-être pas de pétrole mais nous publions plus vite que nos homologues états-uniens). Il s'agit d'une proposition éthique et stratégique, repartir du geste pour déchiffrer et défaire le monde.

Au sein du mouvement de l'histoire, se bouscule un immense tumulte de gestes. Des mains s'empressent de placer des composantes sur des circuits imprimés qui défilent sur les chaînes de montage, des bras s'étirent pour renverser les clôtures grillagées qui entourent les camps de détention. Un doigt glisse sur la surface d'un écran, un dos se courbe pour coucher un enfant dans son lit, un enchevêtrement de corps s'élance et brise les lignes de policiers qui tentent d'encercler une foule dans la rue. Parfois guidées ou contraintes, parfois conscientes et libres, nos vies sont faites de successions de gestes, de formes cherchant leurs contours dans le monde.

Au fil des siècles, notre compréhension du geste s'est réduite au point qu'il n'est considéré aujourd'hui que comme l'ensemble des mouvements expressifs et communicationnels du corps. Dans ce sens limité et appauvri, le geste est simplement compris comme une part du langage visuel, une image du mouvement destinée uniquement à être lue et interprétée. Ce rétrécissement de la signification du geste a accompagné de l'ascension historique des technologies de surveillance, de la politique représentative et de l'économie spectaculaire – le progrès historique de la compréhension de la vie comme image. Mais dans l'étymologie du geste, nous trouvons un concept beaucoup plus large qui englobe toutes les façons dont nous nous comportons dans le monde, toutes les façons dont une vie devient mouvement à mesure qu'elle se déroule dans la dimension du temps. Le geste, dans ce sens plus large, concerne l'apparence aussi bien que l'action, les sens aussi bien que le physique, nous permettant d'aborder la vie non seulement comme quelque chose à percevoir, mais aussi comme quelque chose qui a une force. C'est sur la base de cette compréhension élargie que nous pouvons commencer à schématiser la manière dont le geste donne forme à l'autonomie et à la créativité de la vie, ainsi que la manière dont les mécanismes de domination et de contrôle aspirent à capturer et à s'approprier le geste.

Les gestes sont improvisation et réinvention chaque fois qu'on les exécute ; ils sont aussi répétition et font appel à l'histoire des gestes passés tout en devenant eux-mêmes histoire. Escalader une falaise pour la centième fois puise dans les quatre-vingt-dix-neuf autres ascensions qui l'ont précédée ; en même temps, elle élabore une nouvelle manière et se présente comme une ascension unique et singulière. Ainsi, un geste utilise les muscles, les souvenirs, les instincts et les techniques existantes, façonnées par les gestes passés, tout en les réformant et en les remodelant dans le cours même de son exécution. Dans l'une des dernières scènes du film Roma d'Alfonso Cuaron, nous entrevoyons cette invention et cette répétition simultanées du geste : après qu'un enfant a été sauvé des vagues déchaînées de la mer et ramené à sa famille sur le rivage, tout le monde se prend dans les bras et s'effondre ensemble sur le sable. Cette étreinte répète les étreintes passées et leur ressemble – elle a une intensité, une durée, une apparence et une forme familières – et pourtant, elle apparaît aussi comme un geste nouveau, fondamentalement différent de tous les gestes qui l'ont précédée et aussi unique que le moment et le lieu où elle se déroule. Répertoire est le concept dont nous disposons pour appréhender ce caractère unique mais répétitif des gestes, pour voir dans la singularité de chaque geste sa multiplicité.

Un répertoire n'est pas un point entre le passé et l'avenir, il se présente plutôt comme le passage par lequel ils se connectent et coïncident, par lequel le passé devient avenir et l'avenir, passé. C'est en ce sens qu'un répertoire donne forme à des gestes en passe d'être exécutés et actualisés, mais le répertoire a également une temporalité qui ne peut être si clairement contenue dans un présent fini et ponctuel. Lorsque nous disons qu'une danseurse dispose d'un répertoire qu'ielle a développé et dont ielle dispose, nous ne faisons pas tant référence à un geste ou à un ensemble de gestes spécifiques qu'à un potentiel gestuel, entraîné et affiné au fil des représentations et des répétitions, un réservoir de gestes passés qui peuvent donner forme et structure aux gestes futurs. En ce sens, toute danse particulière est indissociable du potentiel de danser, du répertoire à travers lequel tout geste devient art. Comme l'a éclairci Robert Hurley, considérer la danse principalement comme une chose et non comme un potentiel, c'est être victime de la nature spectaculaire de la société, c'est saisir le monde comme un ensemble de marchandises, d'objets et d'images isolées, c'est donc manquer tout de la créativité indisciplinée qui sous-tend toute existence.

Comme un répertoire concerne la manière dont les potentiels de la vie s'expriment, il a également été historiquement considéré comme un objet de plus à dominer afin de capturer, remodeler et subordonner le potentiel de la vie. Aux étages hyper surveillés et automatisés des entrepôts d'Amazon, des personnes sont embauchées pour travailler comme « préparateurrices [1]] » et chargées de collecter des produits dans des bacs en plastique, puis de les placer dans des boîtes de livraison en carton. Que le métier tire son nom du geste en dit déjà long : dans ce cas précis, le geste n'est rien d'autre que la forme vécue capturée par l'économie, puis remodelée pour apparaître comme travail. Chaque préparateurrice doit se tenir debout à son poste, face à un terminal informatique qui affiche l'image d'un produit, puis une tour verticale de bacs est déplacée par un robot à roulettes qui l'amène près de lui, à portée de main. Un projecteur placé au-dessus projette alors un rectangle de lumière blanche sur le bac cible, indiquant l'emplacement du produit au préparateur, à la préparatrice et guidant sa main vers lui. Une fois le produit saisi, il doit être scanné au terminal, emballé et envoyé. Des systèmes de vision automatisés vérifient que le produit désigné se trouve dans la bonne boîte, puis un bip sonore signale que la tâche est accomplie. Le préparateur, la préparatrice appuie alors sur un bouton, se voit attribuer un autre bac, que le robot lui place à ses côtés, et le processus recommence.

Les entrepôts Amazon et les personnes qui y travaillent fonctionnent sur la base d'une fragmentation perpétuelle et englobante, processus qui isole d'abord une vie particulière en tant que travailleurse, puis isole ses différentes capacités et potentiels en les décomposant en gestes toujours plus infimes et élémentaires. Lever un bras, pivoter le torse et bouger un œil : ces mouvements sont considérés comme les éléments isolés d'un processus qui peut être quantifié, affiné et réorganisé au besoin par des algorithmes conçus pour optimiser chaque tâche. Une fois décomposés et atomisés autant que possible, une série de signaux envoyés par des machines chorégraphie ces gestes fragmentés et les assemble en un répertoire programmable et donc automatisable, afin de réduire la pensée à son minimum absolu, le corps du travailleur toujours plus synchronisé aux instructions calibrées du système. Dans ce contexte, le répertoire ne réside donc pas au sein d'une vie ou entre plusieurs, mais existe plutôt comme code, données et dispositifs, subsumant et soumettant les potentiels d'un corps aux commandes et aux contrôles de machines en réseau. Plus la vie est effectivement dépossédée de ses gestes et de ses répertoires, à mesure qu'ils sont capturés et placés sous la management des machines, plus l'autonomie de la vie est effectivement détruite.

Nous voyons ici comment le geste est subsumé à la fois pour sa capacité physique à agir dans et sur le monde – se pencher, atteindre, saisir, soulever, etc. – et pour son existence sensible, en tant qu'image pouvant être lue par une machine et donc capturée, analysée et gérée numériquement par des systèmes en réseau. Un geste apparaît et agit, et peut donc être observé et orchestré, suivi et entraîné, surveillé et subsumé. Simultanément, la capacité même de percevoir est saisie comme un autre élément de contrôle. La vue et l'ouïe ne sont plus tant des moyens de découvrir le monde que des ports, par où des instructions et des informations peuvent arriver. Amazon a même breveté des bracelets électroniques qui vibrent lorsqu'ils s'approchent d'une cible programmée, transformant le toucher lui-même en mécanisme de rétroaction et intégrant davantage la vie à ses boucles cybernétiques. La vie est finalement dépossédée non seulement de ses gestes, mais aussi de ses sens, qui sont capturés et placés sous le contrôle de systèmes en réseau qui visent à déplacer les corps de la même manière qu'ils redirigent des paquets de données ou ajustent la trajectoire de vol des drones.

Dans cet environnement des plus contrôlés, tout ce que fait le, la préparateurrice est surveillé, puis modifié, pour être à nouveau surveillé et modifié, dans les cycles sans fin de supervision et de gestion en réseau. Le nombre exact de degrés qu'il faut à l'inclinaison de son dos pour atteindre un bac, la vitesse à laquelle il, elle doit quitter son poste et y revenir après une pause toilettes et le nombre de micro-tâches qu'il doit accomplir chaque heure sont ainsi organisés en ligne relativement à toutes les autres préparateurrices travaillant à proximité. Les vies et leurs gestes sont considérés comme des variables distinctes à équilibrer et à ajuster par rapport à toutes les autres vies et à tous les autres gestes, synthétisant la cinétique et la cybernétique afin de subsumer davantage la vie, et de finalement briser les corps alors que l'accélération et la répétition incessantes des tâches érodent les tendons, les articulations et les muscles, autant que le sens existentiel de l'être. Cette structure finit par mettre en œuvre et perpétuer la réticulation des gestes de la vie, capturant ceux-ci dans des systèmes en réseau qui contrôlent l'ordre et la forme selon lesquels ils sont exécutés. Les gestes propres à chacune sont confinés à un temps imaginaire en dehors des heures de travail, à mesure qu'une part de plus en plus importante de la vie est consacrée à s'efforcer d'accomplir les gestes déterminés par le répertoire de l'ennemi. La poésie du geste est lentement étouffée dans cette économie en ligne des gestes, dans ces formes en réseau de domination sociale qui imposent leur ordre algorithmique aux capacités créatives de la vie.

La mise en économie du geste s'est construite sur la métaphysique fondatrice de la civilisation occidentale, système qui a trouvé sa première articulation complète dans les écrits d'Aristote sur l'éthique et la politique dans la Grèce antique. Aristote affirmait que la vie est composée d'une série de capacités : la capacité de grandir, de manger, de bouger, de se reproduire et de penser, entre autres. Certaines de ces capacités sont communes à différentes espèces, mais pour Aristote, la capacité de raisonner est une capacité supérieure par essence, exclusive à l'être humain, qui le distingue et le place au-dessus de toutes les autres formes de vie. Pour Aristote, la vie bonne exige donc de créer rationnellement de l'ordre dans sa propre vie, mais aussi d'imposer rationnellement de l'ordre aux être dépourvus de raison, comme les animaux, ou dotés d'une capacité de raisonnement inférieure, comme les femmes ou les esclaves. Le désir d'imposer de l'ordre pour soi-même se mute en désir d'imposer de l'ordre à son foyer, puis à sa ville, puis à son territoire, et ainsi de suite. La question de la capacité a donc été dès le début formulée comme la question de la maîtrise, celle de savoir quelles capacités surpassent les autres dans la hiérarchie et, par conséquent, quelles vies doivent gouverner et lesquelles doivent être gouvernées. C'est depuis cette maîtrise que nous devons retrouver le geste et le répertoire et c'est contre elle que la lutte pour se libérer doit être menée.

Le système métaphysique établi par Aristote présente finalement la vie non pas comme quelque chose à vivre, mais plutôt comme un ensemble de capacités à utiliser, plus ou moins efficacement, plus ou moins rationnellement, de manière plus ou moins rentable. Nous voyons ici l'intimité profonde entre technique et technologie dans la société occidentale, la manière dont l'art de la technê (τέχνη) s'est totalement dissout dans la fonction, l'opération et l'instrument. La potentialité créative de la vie est considérée comme une ressource à dépenser ou mettre à profit, comme un ensemble d'actions et de capacités isolées qui doivent être rendues productives, comme une technologie de plus à intégrer à la machine économique et à la désolation qu'elle propage. Cette conception économique de la vie, implicite dans la pensée d'Aristote, crée donc les conditions dans lesquelles les capacités des formes de vie supposées inférieures (esclaves, travailleurses, animaux, enfants, etc.) doivent être soumises à un maître de sorte que leurs vies ne soient pas gâchées, qu'elles ne soient pas utilisées à mauvais escient ou délaissées, inutiles. C'est ici que nous pouvons voir comment le geste, en tant que capacité, a été exposé à la domination et à la rationalité de l'économie et a donc du être rendu utile à tout prix. L'économie interne en chaque vie l'oblige à administrer, rationnellement, à ses propres capacités inférieures le meilleur usage, mais cette économie réapparaît ensuite comme une économie entre les vies, désirant imposer un ordre rationnel à la vie dans son ensemble. C'est là rien de moins que le schéma essentiel sur lequel la société occidentale s'est fondée : la domination par un être de ses capacités propres, elle-même soumise à la domination des capacités des autres – métaphysique du gouvernant et du gouverné.

Alors que dans l'entrepôt de distribution, nous avons vu comment le répertoire est saisi comme le moyen de dominer la vie qui l'interprète, dans d'autres contextes, certains répertoires sont modelés pour permettre à certaines vies de mieux en dominer d'autres et de diriger la violence vers elles. Près de la base militaire de Tze'elim, dans le désert du Néguev, se trouve un centre d'entraînement construit par l'armée israélienne et conçu pour préparer les soldats au combat à Gaza. Construit comme une ville arabe factice avec une mosquée, une place centrale, des ruelles, des magasins et des maisons, cet espace architectural permet aux unités militaires de répéter toute une série d'opérations et de scénarios dans un environnement simulé. Les soldats courent dans les rues, sautent par-dessus des barrières et s'entraînent à diverses techniques et formations, répétant systématiquement les gestes exécutés afin de constituer un répertoire au fil du temps. Des entreprises israéliennes telles que Bagira Systems produisent également des équipements de réalité virtuelle et des environnements d'entraînement numériques qui peuvent être déployés dans des installations telles que le centre d'entraînement du Néguev, créant des ennemis simulés à exterminer afin que le répertoire puisse être approfondi et affiné par des moyens informatiques. Des images de la vie sont produites pour que des vies réelles puissent être tuées. Ces technologies architecturales et algorithmiques visent en fin de compte à développer les répertoires des soldats afin que, lorsqu'ils seront finalement déployés à Gaza ou en Cisjordanie, ils disposent déjà d'un ensemble d'instincts, de techniques, d'actions et de réflexes conçus pour infliger un maximum de violence. Les corps prennent de nouvelles formes musculaires, les sens et les réflexes sont aiguisés. Dans ce contexte, le répertoire apparaît comme une technologie moins économique que militaire, comme une chose devant être continuellement fabriquée et entretenue afin de pouvoir être rapidement déployée, le moment venu, pour détruire.

Si Israël est à l'avant-garde du développement de ces programmes de formation, il existe également toute une série de projets de ce type aux États-Unis, notamment le Centre de Formation à la Sécurité Publique d'Atlanta (connu sous le nom de Cop City), construit pour les entraînements policiers, ou l'établissement de Fort Benning destiné à préparer les agents du Service de l'immigration et des douanes des États-Unis (ICE – Immigration and Customs Enforcement) à donner lieu à des disparitions et expulsions de masse. Les entreprises privées chargées de construire ces centres de formation, telles que Strategic Operations Incorporated, mettent en avant la nature modulaire de l'architecture dans leurs supports marketing, affirmant que la police et l'armée pourront s'entraîner dans un espace reconfigurable et reprogrammable offrant la possibilité d'accroître les combinaisons des répertoires qui y sont répétés. Tout comme les jeux de guerre militaires sont conçus pour cartographier nos différentes stratégies en fonction d'une série de conditions initiales, ces centres de formation fournissent les moyens de développer une gamme de répertoires pouvant être utilisés dans divers scénarios et situations.

La militarisation systématique du répertoire est l'une des raisons pour lesquelles les forces de police du monde entier sont si facilement reconnaissables : non seulement en raison de la similarité de leurs uniformes et de leurs équipements, mais aussi car elles adoptent le même répertoire de gestes lorsqu'elles passent à l'offensive, s'organisant en lignes et en escouades d'intervention, suivant des tactiques scriptées et des formations répétées selon une forme largement homogène. En Israël, aux États-Unis et à travers un réseau mondial d'États-nations, nous voyons ainsi la violence simulée du passé montée en répertoires, actualisés quand se déversent d'immenses quantités de violence au présent et vers l'avenir. Si, dans l'entrepôt Amazon, le répertoire est utilisé comme une arme pour asservir les vies mêmes qui sont contraintes de le mettre en œuvre, dans ces centres d'entraînement simulés, le répertoire est une arme que certaines vies sont prêtes à utiliser pour en brutaliser et éliminer d'autres.

À ces formes de domination qui s'approprient le répertoire comme leur matière première, s'opposent des pratiques qui considèrent le geste comme quelque chose de radicalement opposé à l'ordre et à la contrainte, comme ce qui a le potentiel de libérer et répandre le désordre plutôt que de dominer et d'imposer l'ordre. À travers les révoltes du XXIe siècle, une grande diversité de répertoires s'est constituée, circulant ensuite d'une révolte à l'autre, à travers des constellations de luttes. Paradigmatiques à cet égard ont été les soulèvements de Hong Kong en 2018, qui ont abouti à un processus d'invention et d'expérimentation incroyablement créatif. Une nouvelle forme a été donnée aux répertoires, dans le but de créer de multiples strates dans les lignes de défense à l'avant des manifestations, de se rassembler et de se disperser rapidement face aux déploiements policiers, de libérer les personnes arrêtées, d'utiliser des lasers et de lancer des projectiles pour défendre un espace. Apparus physiquement dans les rues au milieu du tumulte des conflits, et sensiblement à travers la multiplication d'images partagées entre amies à travers villes et quartiers, puis au-delà des frontières, les gestes et techniques de ce soulèvement réapparurent plus tard sous de nouvelles formes lors des soulèvements aux États-Unis, au Liban, en Thaïlande, en France, en Iran et dans d'autres lieux d'explosion sociale dans les mois et années qui suivirent. Alors que dans l'économie, l'apparition du geste en tant qu'image se donne comme un moyen de contrôle, dans le cadre des soulèvements, l'apparition d'un geste en tant qu'image prend un potentiel différent, à mesure que sa propagation contagieuse touche des endroits disparates où des gens perçoivent ce qui se déploie ailleurs et commencent à l'expérimenter là où ils sont. Ces images se multiplient et se propagent rapidement à travers la forme-réseau de la société, aussi bien qu'elles sautent soudain dans le monde réel et envahissent les rues, où elles luttent pour trouver une nouvelle forme liée aux spécificités du contexte.

S'attarder sur l'un de ces gestes en particulier peut aider à révéler la manière dont un geste trouve sa place et se développe au sein d'un répertoire. Le gaz lacrymogène s'est avéré être l'arme de prédilection de nombreux contingents de police à travers le monde qui aspirent à réprimer les soulèvements en les étouffant dans des nuages de gaz toxiques. Par conséquent, trouver des moyens de réagir à l'utilisation du gaz lacrymogène s'est avéré être l'un des répertoires essentiels à cultiver et à populariser au sein des insurrections. La première fois que l'on est exposé au gaz lacrymogène, l'instinct est de courir, de retenir son souffle et de fuir dans la direction qui permet de s'éloigner le plus rapidement possible du gaz. Cette tentative frénétique et désespérée de fuite entraîne le plus souvent la dissolution de ce qui était en train de ce passer, et un accroissement redoutable de la vulnérabilité, car la foule se fragmente en individus paniqués et isolés, facilement brutalisés et arrêtés. L'un des premiers répertoires qui commence à prendre forme dans de telles situations consiste donc simplement à se préparer pour ne pas courir, mais, à la place, marcher et rester calme, en ayant pris le temps d'observer son environnement pour ensuite agir différemment. Un changement aussi élémentaire dans les gestes suffit à transformer radicalement la situation, en tenant ensemble les personnes réunies, leur permettant de se défendre et de prendre soin les unes des autres, laissant ainsi davantage de temps et d'espace pour qu'émergent d'autres gestes. Ce passage de la fuite à la marche et au calme fonctionne donc comme action, mais aussi comme image, pouvant être perçue par celleux qui se trouvent à proximité, devenant relation quand celleux qui autrement s'enfuiraient voient les autres autour rester calmes et trouvent ainsi le moyen de le rester eux-mêmes.

Une fois que les gens ont développé le répertoire par lequel ils ne paniquent ni ne fuient les gaz et donc se donnent le temps de réagir, d'autres répertoires deviennent alors possibles et commencent à prendre forme. Lorsque des grenades lacrymogènes sont lancées et tombent dans la foule, les gens ont appris à les renvoyer vers les lignes de police : ce geste peut sembler assez simple à première vue mais, dans la pratique, il nécessite une technique considérable et doit donc être pratiqué et perfectionné comme tout autre art. Comme les grenades lacrymogènes deviennent dangereusement chaudes lorsqu'elles sont activées, elles doivent non seulement être manipulées avec des gants résistants à la chaleur, mais aussi être ramassées rapidement et relâchées tout aussi vite pour éviter de se brûler ou de laisser le gaz se répandre trop loin ou trop densément. Lorsqu'une personne ayant développé ce répertoire s'apprête à saisir la grenade, tout son corps se penche et se courbe comme un arc. Son bras se renverse rapidement en un mouvement continu du sol jusqu'audessus de sa tête, réduisant au minimum le temps où la grenade est tenue tout en la lançant dans les airs avec une force maximale, tandis que toute la tension accumulée dans le corps est libérée, et la grenade vole selon une courbe élégante dans le prolongement de celle du corps qui l'a lancée. La foule est ainsi soulagée du gaz et la police doit faire face aux effets de l'arme qu'elle a elle-même déployée. Ce geste de renvoi d'une lacrymo prend davantage forme chaque fois qu'il est exécuté, il se fond progressivement dans un répertoire, d'une manière qui n'est pas si éloignée de celle dont une pirouette en danse classique ou une riposte en escrime s'affinent au fil du temps.

À Hong Kong, un répertoire supplémentaire a été développé pour contrer l'utilisation des gaz lacrymogènes, impliquant plusieurs personnes qui exécutent ensemble des gestes dans une séquence minutieusement chorégraphiée. Dès que la grenade touche le sol, une personne la recouvre d'un cône de signalisation tandis que plusieurs autres arrosent la zone et versent de l'eau directement dans l'ouverture du cône, interrompant rapidement et efficacement le flux de gaz. Ce répertoire particulier a l'avantage de laisser les autres membres de la foule continuer leurs actions en cours. Le fait de voir qu'un groupe est capable de neutraliser rapidement et habilement la menace des gaz lacrymogènes permet à d'autres individus et groupes de se livrer à tous les autres gestes de la révolte, tels que traîner des objets dans la rue pour bloquer les véhicules de police, porter secours aux blessées dans la foule ou taguer les murs environnants. Pour paraphraser Gilles Deleuze et Baruch Spinoza, la révolte ne se préoccupe pas tant de ce qu'une vie est que de ce qu'une vie peut faire. Un tel changement abandonne toute nécessité de définir ou de fixer le geste en tant que chose, car il apparaît plutôt dans sa créativité et son autonomie et, donc, comme un danger immense pour toutes les formes de domination et de contrôle.

Les caractères physiques et sensibles du geste acquièrent une logique formelle entièrement distincte lorsqu'il échappe à l'économie et éclate dans la révolte. Les actions et leurs apparences ne sont plus des moyens de capturer et d'orchestrer la vie, mais offrent plutôt une intensification collective de ce que la vie peut faire et être. Les choses accomplies et vues lors d'un soulèvement contribuent à de nouvelles expérimentations et improvisations, à une explosion incontrôlée de gestes dans la révolte qui vise principalement à multiplier les potentiels de la vie. Les soulèvements ne sont en ce sens rien de moins qu'un laboratoire insurrectionnel du geste, permettant aux formes de s'affiner et de s'élaborer grâce à la complémentarité des répertoires et à leur confrontation entre eux. La forme de vie trouve ses contours au milieu des vies, tout comme la liberté de toutes est la condition nécessaire à la liberté de chaque vie.

Rétrospectivement, il ressort clairement des soulèvements de Hong Kong que même cette explosion créative de nouveaux gestes et l'affinement militant des répertoires n'ont pas suffi à vaincre les forces de police militarisées de l'État chinois qui avaient envahi la ville. La révolte a finalement été brutalement réprimée, puis la pandémie a largement effacé son souvenir de l'imaginaire mondial. Cependant, l'insurrection de Hong Kong (comme tous les soulèvements qui l'ont précédée et suivie) ont encore énormément à nous apprendre. L'une des leçons que nous pouvons en tirer concerne la nécessité de créer et de défendre un espace ouvert pour l'expérimentation et l'évolution des répertoires, afin de ne pas laisser les soulèvements se diviser autour de quelque forme d'action idéale, mais plutôt de voir comment des gestes divers peuvent se compléter les uns les autres, non pas dans une harmonie stricte et imposée, mais dans une cacophonie créative et ruisselante. Décider à l'avance quels types de répertoires seront autorisés lors d'une insurrection, puis la contrôler pour qu'elle suive le scénario prévu : c'est là la garantie de rester hors sujet et de n'apprendre absolument rien. La présence de divers groupes autoritaires au sein des soulèvements – qu'ils se présentent sous la forme d'une police libérale pacifique exigeant que tout le monde défile en rond indéfiniment ou d'activistes partisanes désireuxses de les contrôler pour s'en faire les cheffes et les représentantes – n'est donc rien d'autre qu'une contrainte supplémentaire à défaire au bout du compte, par les gestes indisciplinés qui circulent et prennent forme dans ces situations.

Une autre leçon concerne la nécessité de propager et de multiplier les soulèvements au-delà de tout contexte isolé, pour laisser les gestes se multiplier et se transformer en formes susceptibles de renverser définitivement la domination à l'échelle mondiale. Si la forme d'un soulèvement dans une banlieue, une ville ou une métropole varie considérablement, tout comme les gestes qui y sont déployés – ce qui constitue un répertoire précieux au Caire sera très différent de ce qui est nécessaire à Los Angeles, dans le Val de Suse ou à Jénine – il est clair que les gestes et les répertoires doivent néanmoins trouver des moyens de circuler entre ces divers contextes afin d'être adaptés et traduits sous de nouvelles formes selon les besoins. Cette transmission et cette expérimentation planétaires des répertoires sont devenues nécessaires notament parce que les forces policières et militaires auxquelles ils s'opposent font également circuler des répertoires entre elles à travers les pays et les continents. C'est en ce sens que la prétendue opposition entre « répression intérieure » et « opérations étrangères » n'est qu'un mirage qui masque l'élaboration et la diffusion incessantes de toutes les formes de violence étatique, émergeant comme formes mondiales de domination qui doivent être confrontées à des formes mondiales de révolte. De même que les forces militaires israéliennes entraînent leurs forces anti-émeutes aux États-Unis, les soulèvements doivent eux aussi trouver des moyens de faire circuler entre eux les répertoires, les gestes, les techniques, les formes, les capacités et les connaissances.

Celleux qui ont pris part aux soulèvements à Hong Kong ont compilé ce qu'ielles avaient appris dans la rue dans des brochures électroniques accessibles à toutes en tout lieu, diffusant et multipliant ainsi les répertoires concernant la manière de rester fluides dans les rues, de démanteler les équipements de surveillance, de tenir l'espace, de remédier aux effets des armes chimiques et bien d'autres. Cette pratique consistant à développer mais aussi à partager ce qui se déroule en contexte insurrectionnel doit être consciemment généralisée dans les années à venir, chaque répertoire étant compris à la fois comme action et comme image, comme pratique et comme théorie, comme un ensemble à déployer dans les rues mais aussi à diffuser en tant que concept. C'est seulement en multipliant et en affinant collectivement des répertoires que les soulèvements pourront émerger, non comme forme de désordre qui reste éphémère et isolée, mais comme forme de désordre de force et d'ampleur historiques à l'échelle mondiale.

La fragmentation et la subordination des gestes par le capitalisme constituent une attaque profonde contre la vie elle-même, une guerre sans compromis menée contre la vie et toutes les forces créatrices qui y participent. Une dimension fondamentale de notre autonomie réside donc dans la manière dont nous saisissons notre vie comme une gestuelle singulière qui nous est propre, comme un potentiel qui se déploie tout au long de notre existence et qui est intimement lié à celui de nombreuses autres vies. L'atomisation totale de la société de réseau, qui divise la gestuelle de nos vies en unités toujours plus petites soumises à la surveillance et au contrôle, n'aboutit à rien de moins qu'une désintégration et une dégradation intégrales du sens de la vie. La vie s'effrite en capacités fragmentées pouvant être mesurées, calculées et dépensées, capacités ensuite ordonnées et organisées de manières essentiellement hostiles à la vie et qui rendent de moins en moins possible de contempler ou d'apprécier la vie même. Qu'est-ce qu'un répertoire ? Un répertoire est ce que le capitalisme et la société de réseau ont historiquement réussi à capturer et à domestiquer, à subsumer et à économiser, à dresser et à apprivoiser. Qu'est-ce qu'un répertoire ? Un répertoire est ce qui doit être repris comme moyen de vivre l'autonomie et l'anarchie inhérentes à la vie, de défendre et d'intensifier tout ce qui, de la vie, reste créatif, sauvage et libre.

Ian Alan Paul


[1] « pickers » en anglais, littéralement « preneurses, collecteurses », est plus éloquent encore et ne désigne en effet que le geste lui-même. [ndt

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01.12.2025 à 18:04

Creuser son souterrain

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Préface du livre de Reza Negarestani Cyclonopédie : Complicité avec des matériaux anonymes Frédéric Neyrat

- 1er décembre / , ,
Texte intégral (2087 mots)

Les jeunes éditions HKP viennent de publier Cyclonopédie. Complicité avec des matériaux anonymes, ouvrage-culte de théorie-fiction écrit par Reza Negarestani, philosophe iranien et figure légendaire du réalisme spéculatif. Le livre nous plonge dans des abysses lovecraftiennes où les forces telluriques du pétrole contrôlent les destinées humaines à des fins obscures ; un monde parallèle qui rejaillit sur le nôtre. Nous publions ici la préface rédigée pour l'occasion par Frédéric Neyrat.

Vous êtes arrivés là sans savoir exactement comment, au crépuscule, suivant un chemin qui n'était sur aucune carte, et vous voilà désormais dans l'œil du cyclone. Autour de vous hurlent chiffres et incantations ; fusent des propositions philosophiques et des extraits de notes occultes ; apparaissent et disparaissent les contributions d'un site web nommé « Hyperstition » et des articles para-scientifiques signés par un certain Hamid Parsani ; vous voyez passer le démon Pazuzu au milieu d'autres démons mésopotamiens ; les poussières tourbillonnantes ont une drôle de couleur, et semblent parfois gluantes ; et puis tout semble mélangé avec un liquide visqueux : du pétrole, il y a du pétrole partout, suintant des paroles, des masques, des équations alchimiques, de tout le matériel terrestre auquel le cyclone donne une vie improbable. Ce qui tourne ainsi autour de vous et vous déconcerte est l'une des formes prises par Cyclonopédie : Complicité avec des matériaux anonymes, l'un des livres les plus fascinants de ce premier quart de XXIe siècle. Son auteur est Reza Negarestani, écrivain, ingénieur et philosophe iranien qui dirige le Programme de Philosophie Critique du New Centre for Research and Practice (une plateforme de recherche para académique en ligne qui propose des séminaires relatifs à l'art, à la théorie de l'architecture et du design, et à la philosophie).

Dans une langue syncrétique, Negarestani kidnappe le Dehors, l'enlève et l'arrache, comme on peut aussi enlever un membre lors d'une opération chirurgicale – mais, dans le cadre de ce livre, sans anesthésie. Sans anesthésie puisqu'il s'agit de nous faire sentir le climat du Moyen-Orient et la Terre autrement. De nous faire comprendre le monde d'une autre façon, grâce à une esthétique qui nous demande de repenser les relations entre le dehors et le dedans, l'univers et la Terre, l'économie matérielle du monde et la psychologie humaine, le langage et nos nerfs. Et le point de départ de la perspective de Negarestani, c'est l'extériorité radicale. Pas soi, pas l'humain, pas nos interprétations, nos codes sociaux, nos constructions idéologiques de la réalité, non. Quelque chose de totalement hors soi, d'inhumain, sans code, se moquant souverainement des manières humaines de représenter la réalité. Il faut que vous ayez cela à l'esprit : sous chaque mot, chaque idée, chaque description, gronde un Dehors qui médite un plan cosmique dont vous n'avez nulle idée, mais qui va vous jouer des tours. Et ces tours ont tout du film d'horreur.

Cette primauté accordée au dehors explique pourquoi Reza Negarestani a été rattaché à ce courant philosophique aux milles tourbillons nommé « réalisme spéculatif », qui est soudainement apparu sur les écrans philosophiques en 2007, lors d'un colloque intitulé « Speculative Realism », tenu à Goldsmiths (University of London) et où étaient intervenus Quentin Meillassoux, Ray Brassier, Iain Hamilton Grant, et Graham Harman. Ce qu'il nous faut surtout retenir pour comprendre le contexte de formation de Cyclonopédie est que le réalisme spéculatif (doublé par sa sœur jumelle inversée des dits « nouveaux matérialismes ») s'est défini comme une libération de l'être. L'être, tout ce qui est dans le monde, sur Terre comme dans l'outre espace, a une autonomie et ne peut en aucun cas être réduit à ce qu'on en pense, à ce qu'on en dit, à la manière dont les valeurs sociales filtrent les choses et les êtres vivants. Voilà peut être ce que vous sentirez : vous ferez l'expérience de l'être libéré. Et celui-ci nous apparaît forcément d'une drôle de façon, car on découvre que l'être, ce n'est pas ce qu'on croyait.

Pour illustrer mon propos, accordons notre regard sur ce qui semble être l'entité ontologique majeure de Cyclonopédie, à savoir le pétrole. Généralement, on voit le pétrole comme ce qui est dans la Terre, sous sa surface, comme ce qui exploité par le capitalisme et l'économie extractiviste. Mais ce livre renverse notre perspective : le pétrole n'est pas une huile minérale, mais un être autonome qui se sert du capitalisme comme d'un instrument, pour ses propres fins. Plus grave encore, le pétrole n'est pas appréhendable comme quelque chose qui serait lové dans les replis des strates géologiques, il est la présence menaçante du Dehors. On ne pourra dès lors pas intégrer la perspective ouverte par Negarestani dans les analyses environnementales et leur souci pour le vivant, et dans l'épistémologie de l'animisme qui soutient que les autres-qu'humains, la matière même, a une forme d'agentivité, de force propre qui n'est pas assujettie aux plans des sociétés humaines. Car Negarestani produit autre chose que ce réajustement épistémologique. Si, en effet, le pétrole a une sorte de vie, si le Moyen-Orient lui-même est une « entité sensible et vivante – vivante au sens très littéral du terme, hors de toute métaphore ou allégorie », reste à comprendre ce qu'est la littéralité vociférante d'une vie qui déchire les significations de l'intérieur.

Une lecture plus poussée de Cyclonopédie nous fait alors comprendre que le pétrole n'est pas qu'un « lubrifiant », ainsi que l'explique Negarestani : il permet que communiquent le sous-sol de la Terre, les pays du Moyen-Orient qui l'exploitent et les pays qui achètent le pétrole ; il permet que se mette en place le Capitalocène sous tous ses aspects industriels, des voitures à l'édition de ce livre qui serait impossible sans pétrole. Le pétrole, nous dit Cyclonopédie, n'est pas issu de matières organiques mortes, il provient des gaz de la Terre et n'a rien à voir avec la mort : il est une forme de vie qui n'a aucun rapport avec la mort, qui ne se définit pas par rapport à cette dernière et ne cherche donc pas à l'éviter. La vie du pétrole est emportée par un dessein bien plus surprenant, qui la précède et la traverse : décomposer, décomposer pour que règne un désert où même le Soleil le plus brûlant, même les dieux doivent abdiquer leur souveraineté.

Ne vous attendez donc pas à voir « déconstruites » les différences entre dedans et dehors, vie et mort, fiction et théorie. Ni à voir saisie la manière dont nous « construisons » socialement ces différences. Après la déconstruction, le temps est venu pour la décomposition : non pas comme manifestation d'un état qui suit la fin de la vie, mais comme état incessant de désert. L'image ontologique la plus juste qui monte de Cyclonopédie est alors celle du sable, de la poussière, ni solide ni gazeux ni liquide mais donnant à ces états une anti-forme décomposée. Cyclonopédie annonce un désert, un retour de poussières qui ne sont ni celles des étoiles, ni celles que l'on trouve sur de vieux grimoires, mais des poussières pensives où la Terre cesse de planifier sa survie et devient une vie inouïe, une poussierrance libérée du capitalisme solaire et de ses technologies pétrolifères.

Une fois Cyclonopédie compris comme souffle de poussière et votre regard comme générateur d'humidité, larmes parties à la ren contre du livre-exit de l'Occident, il devient possible de prêter attention à ce qui s'y dérobe, à ce qui résiste à votre compréhension. Car ce que vous devez chercher dans ce livre, ce sont moins des blocs de significations que des trous de sens : « Les écritures cachées ont des tunnels au lieu de fils, des lacunes narratives au lieu de grilles structurelles. » Un tombeau vide ne signale pas une absence, mais un passage, celui qui existe entre chaque grain de sable. Un trou de mémoire est un accès offert à l'Autre qui se souvient en sourdine. Negarestani nous invite à nous engager dans des tunnels où l'on passe de la fiction à la théorie et de la narrativité à la conceptualité, contre toute partition stricte entre roman et traité philosophique.

Bien entendu les lecteurrices de Deleuze et Guattari sauront reconnaître la présence massive de ces derniers dans Cyclonopédie, mais avec cependant une autre allure, des déplacements conséquents – par exemple, les « machines de guerre » deleuzo-guattariennes perdent leur autonomie et deviennent des appendices de la Guerre-comme-telle, la « (Non)Vie » qu'elle secrète et son envie de désert. Et les fans de Lovecraft sauront entendre l'appel de Cthulhu retentir de ces Étrangers (Outsiders) tapis dans la chaire d'Intrus (Insiders) à peau de vers. Mais ce jeu d'identifications n'est pas l'essentiel. Si, comme l'écrit Negarestani, Cyclonopédie est l'effet d'« une Écriture Cachée » qui nous invite à y entrer et en sortir comme dans un moulin à paroles mystérieuses, si l'Écriture Cachée est forcément multiple et anonyme et qu'« il faut poursuivre et contribuer sans relâche au processus d'écriture du livre », alors, lectrices et lecteurs, utilisez tout instrument à votre disposition pour créer vos passages dans ce livre : stylos, ciseaux, allumettes. Fabriquez-vous votre souterrain, passez dans les trous de mémoire du temps pour rencontrer l'Étranger.

Par ces opérations, vous verrez apparaître du sens bizarre, mais efficace – par exemple, si j'isole l'énoncé « le pétrole transforme le Temps en blasphèmes apocalyptiques », que vois je d'autre si ce n'est Donald Trump ? Et si je comprends que l'impérialisme et le colonialisme d'installation ne peuvent donner lieu – via les bombes et les « guerres contre le terrorisme » – qu'au désert qui en retour les asséchera, que vois je si ce n'est la Palestine ?

Dans l'œil du cyclone, vous comprenez désormais que vous n'êtes pas au milieu de celui-ci, mais entraîné dans sa spirale, dans un mouvement d'expansion galactique. Le Dehors est certes dedans, vous vous le répétez, mais ce n'est peut-être pas si horrible que cela. Certes, Cyclonopédie nous montre l'aspect traumatisant du Dehors auquel il ne s'agit pas d'être ouvert – à la manière molle d'une éthique libérale, soi-disant inclusive tant que rien ne vient la remettre en question –, puisque c'est le Dehors qui nous ouvre par des « lignes bouchères », parasitaires, violentes et traumatiques. Mais le traumatisme est aussi la loi de la singularisation, de la finitude par laquelle existe l'être, en son horreur et sa merveille. Le Dehors, c'est aussi l'extraterrestrialité que le terrestre exprime à chaque fois de façon singulière, c'est la poussée merveilleuse du miracle d'être, c'est la vie dans le désert que je ne savais voir, c'est l'amour et pas seulement l'effroi, la résurrection par laquelle chaque être se révèle comme lumière intense (Mollâ Sadrâ, Sohrawardî). Le souterrain communique avec le surterrestre, ce ne sont pas des mots qui alors s'échangent, mais une harmonie sonore de Terre et de Ciel.

Frédéric Neyrat

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01.12.2025 à 17:25

Révoltes sans révolution

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Texte intégral (9985 mots)

Depuis l'Amérique du nord, Adrian Wohlleben revient sur la vivacité et les échecs des vagues de révoltes des dernières années à travers le monde. En se tenant à égale distance d'un défaitisme qui voit une domination fasciste presque déjà accomplie autant que d'un romantisme révolutionnaire qui refuse de regarder le réel pour ce qu'il devient, il propose de reprendre la question révolutionnaire stratégiquement. De là se dessine une période ambigüe et méta-stable, l'ordre libéral est épuisé et les potentiels subversifs se tassent dans leurs propres limites, reste la possibilité comme la nécessité d'un saut, non pas dans le vide mais à partir des expérimentations pratiques et auto-organisées. [1]

I. L'ère des révoltes n'est pas terminée

Ceux qui recherchent une science révolutionnaire du présent doivent se préparer à la déception. Il n'existe aucune boussole unique pour naviguer nos mers tumultueuses, aucune clé universelle ou formule magique capable de redresser notre navire et de nous placer sans équivoque sur la voie de la révolution. L'obscurité de notre horizon est plus profonde que tout ce que nous avons connu de notre vivant. Cependant — même si l'on pourrait pardonner aux Nord-Américains de penser le contraire — les mouvements ne manquent pas : à l'échelle mondiale, les vagues se lèvent et se brisent à un rythme si étourdissant qu'il devient impossible d'en suivre toutes les manifestations, même pour ceux qui s'y consacrent.

Les six derniers mois seulement ont vu des troubles massifs en Turquie, Argentine, Serbie, Kenya, Indonésie, Népal, Philippines et Pérou. Avant cela : Bangladesh, Géorgie, Nigeria, Bolivie… et cette liste est sûrement incomplète. Dans chaque cas, des mobilisations réunissant des dizaines de milliers de personnes ont conduit à des affrontements croissants avec les forces de l'ordre dans plusieurs villes, déclenchant des crises nationales de sécurité. Ce mois-ci, le président de Madagascar a dissous le gouvernement en réponse à trois jours de manifestations meurtrières menées par la « Génération Z » contre les coupures d'eau et d'électricité et la corruption politique, arborant le même drapeau pirate One Piece qu'en Indonésie ou au Népal [2]. À l'heure où j'écris ces lignes, une nouvelle révolte éclate au Maroc : les manifestations de masse dans onze villes se transforment en émeutes féroces et en affrontements violents. À cela s'ajoutent des séquences antérieures toujours en cours, comme la guerre civile au Myanmar, où les insurgés continuent d'avancer en prenant des villes entières à la junte.

En somme, même si la pandémie mondiale de COVID-19 a semblé à certains théoriciens être un complot destiné à écraser la vague de révoltes de 2018-2019, comme les Américains l'ont découvert dès mai 2020, ces craintes étaient infondées. Malgré un ralentissement entre 2021 et 2023, la dernière année et demie confirme que la nouvelle « ère des émeutes » [3] (ainsi nommée en 2011 par le groupe communiste grec Blaumachen) est loin d'être terminée.

La tâche de la réflexion est double : situer ces révoltes dans les ruptures historiques desquelles elles témoignent, et identifier leurs puissances encore inachevées en retraçant les fissures entre les pratiques qui les composent.

II. L'ordre néolibéral touche à sa fin, mais aucun nouveau régime ne l'a encore remplacé. Toutes les forces sont poussées sur un plan stratégique

Bien que tout ne soit que chaos sous le ciel, on ne peut pas dire que la situation soit excellente.

Nous vivons un interrègne. Depuis presque deux décennies, l'ordre néolibéral mondial du capitalisme financier — installé dans les années 1980 et diffusé partout dans les années 1990 — est miné par des crises persistantes de profitabilité. Incapables d'assurer la croissance par les seuls moyens du marché, les partis politiques sont confrontés à un choix : soit être battus aux prochaines élections par des opposants promettant eux aussi une croissance qu'ils ne pourront pas davantage garantir ; soit garantir les profits par des stratégies extra-économiques fondées sur la guerre, le pillage, la conquête et la dépossession. Depuis la crise financière de 2008, le cycle d'accumulation ne peut donc plus fonctionner selon ses propres règles internes, car ses « impasses et blocages (…) exigent l'intervention d'un cycle stratégique fondé sur les rapports de force et la relation ami-ennemi non-économique »³ [4].

Par exemple : quel est le plan de Trump pour « dé-risquer » l'économie américaine grâce à la réindustrialisation ? Par une combinaison de menaces économiques et militaires (tarifs pour certains, invasions pour d'autres), l'objectif est de contraindre les pays alliés à investir dans des usines situées aux États-Unis. Comme l'a expliqué le secrétaire au Trésor Scott Bessent dans une entrevue à Fox News au mois d'août [5], en échange de « l'assouplissement de certains tarifs pour les alliés », le Japon, la Corée du Sud, les Émirats arabes unis et d'autres pays européens « investiront dans les entreprises et les industries que nous leur indiquerons — largement à la discrétion du président ». Ainsi, dit-il, « ces pays nous fournissent essentiellement un fonds souverain ». En d'autres termes : la stabilité américaine sera achetée par intimidation économique et chantage militaire.

III. Les soulèvements contemporains comme les néo-autoritarismes sont des symptômes de l'effondrement du capitalisme néolibéral

C'est dans ce contexte qu'il faut situer la vague de soulèvements mondiaux initiée par les mouvements des places et le Printemps arabe (2010-2012), mais aussi la réaction néo-autoritaire qu'ils ont engendrée — de Trump et Bolsonaro à Duterte, Orbán et Salvini [6]. Les révoltes sont menées majoritairement par des jeunes et des travailleurs pauvres, révoltés par l'extractivisme néolibéral et la captation d'opportunités par des élites dites « corrompues », poussant beaucoup de jeunes à envisager comme seule voie d'avenir le travail à l'étranger, les fiers à bras néo-populistes d'aujourd'hui tirent leur support d'une petite bourgeoise de moins en moins mobile et anxieuse de la crise de la croissance et des retours de moins en moins grands sur leurs privilèges sociaux longuement acquis.

À mesure que la crise de croissance s'aggrave, le cycle stratégique nécessaire pour soutenir le marché se sépare progressivement de lui : d'en haut, les déficits commerciaux sont « résolus » par l'intimidation, la guerre ou le pillage ; d'en bas, les tensions sociales, même modestes, débouchent directement sur des révoltes. Ces deux dynamiques apparaissent comme indissociables. Chaque mois, l'extrême-droite gagne du terrain électoralement ; chaque semaine, une nouvelle vague d'émeutes met le feu à des commissariats, bloque des routes, occupe des places, pille des palais et affronte les chefs d'État.

IV. Le retour du plan stratégique n'est pas une rupture avec les institutions libérales mais passe à travers elles

Deux confusions doivent être évitées, à ce stade. La première consiste à croire que le moment présent équivaut à un rejet total des ordres juridiques et politiques libéraux-démocratiques qui l'ont précédé. Beaucoup de libéraux ont cherché à présenter les politiques domestiques de l'administration Trump comme une subversion des normes et procédures démocratiques, lesquelles devraient dès lors être défendues. En réalité, c'est l'inverse qui est vrai. Ce qui distingue les « nouveaux fascismes » de ceux du passé n'est pas leur émergence au sein du cadre de la démocratie libérale — cela était déjà le cas pour leurs prédécesseurs du XXᵉ siècle. Plutôt (comme l'ont récemment soutenu des camarades au Chili), la différence tient au fait que les États libéraux contemporains « ont su perfectionner des politiques fascistes et permettre leur déploiement même à l'intérieur d'un cadre démocratique, au point d'avoir su bâtir une industrie fondée sur le crime et l'insécurité comme justifications à l'établissement de ces politiques » [7]. Toute reconnaissance authentique de ce fait exigerait que les critiques adressées aux tendances fascisantes de l'administration Trump soient accompagnées d'une critique approfondie de la démocratie elle-même ; or la gauche progressiste persiste dans sa croyance erronée en l'opposition totale entre démocratie et fascisme. En même temps, cependant, le fait que les fascismes latents s'appuient sur des cadres juridiques démocratiques préexistants ne doit pas nous faire croire qu'un retour à la démocratie libérale soit encore possible aujourd'hui. Les partisans de Zohran Mandami qui s'imaginent avoir « remis la voiture dans le bon sens » ne font qu'aller jusqu'au bout de la blaguet. En réalité, la dépendance transitoire du fascisme à l'égard de la démocratie libérale ne constitue rien d'autre que le prérequis nécessaire pour réfléchir à ce qui doit advenir ensuite.

V. La seule certitude partagée : la nécessité d'un saut

Que nous vivions dans un interrègne — entre un ordre mourant et un autre qui ne s'est pas encore stabilisé — signifie que la seule certitude partagée par toutes les forces en présence est que nous sommes au milieu d'une rupture, et que les contradictions de notre présent ne peuvent être résolues à l'aide des instruments et des procédures des institutions qui nous ont conduits ici, même si ces institutions subsistent encore sous certaines formes aujourd'hui.

Ce qui est nécessaire, c'est un « saut hors de la situation » [8]. Le besoin de ce saut se fait sentir partout, parfois de manière confuse, parfois de manière consciente. Ce saut est déjà en train d'être préparé et amorcé de façon chaotique tout autour de nous ; il explique l'audace stupéfiante qui surgit de tous les coins de la société, des attentats « gamers » au cynisme animal du génocide israélien à Gaza, jusqu'aux jeunes Népalais et aux classes populaires qui, en représailles pour les 21 manifestants abattus par leur gouvernement le 8 septembre, ont en une seule journée incendié la Cour suprême, le Parlement, la résidence du Premier ministre, celle du président, ainsi que des dizaines de postes de police, de supermarchés et un siège médiatique, renversant un gouvernement « en moins de 35 heures » [9]. C'est ce saut — dont on sent déjà les premières secousses partout — qu'il nous faut penser, organiser et porter stratégiquement vers une rupture irréversible avec la domination de l'économie.

VI. Les révoltes contemporaines produisent au mieux une conscience du capital, mais non de son dépassement

Dans une situation où les réformes constitutionnelles ne peuvent être obtenues que par la révolte, la question de leur rapport à la révolution doit être reconsidérée.

Les révoltes sont partout, mais — à l'exception possible de la guerre civile au Myanmar (dont l'issue demeure incertaine) — la grande majorité d'entre elles, stupéfaites par la facilité de leurs victoires contre les forces de l'ordre, finissent par ne réclamer guère plus qu'un retour négocié au statu quo. Ce schéma était déjà clairement visible dans le soulèvement de 2022 au Sri Lanka :

« Les luttes sont souvent vaincues non pas par l'État mais par le choc de leur propre victoire. Une fois qu'ils ont pris de l'ampleur, les mouvements ont tendance à atteindre leurs objectifs bien plus vite que ce à quoi ils auraient pu s'attendre. La chute du régime Rajapaksa s'est produite si rapidement que personne n'a sérieusement envisagé la suite. La fenêtre ouverte par le mouvement s'est vite refermée et l'air suffocant de la normalité a repris toute la place dans la pièce. [10] »

L'une des limites essentielles des révoltes contemporaines tient au cadre même de la lutte, qui tend à interpréter les pénuries de subsistance comme le simple symptôme de la corruption, de l'austérité et du clientélisme. [11] Ce cadrage, qui ne remet pas en cause le capitalisme lui-même mais seulement sa (mauvaise) gestion actuelle, débouche inévitablement sur un simple brassage de cartes :

[L]es critiques de la corruption donnent une fausse image des capacités d'action effectives dont l'État dispose dans les crises économiques et sociales, car elles supposent que l'État pourrait trouver un moyen de sortir de la crise actuelle, qu'il pourrait choisir d'éviter de mettre en œuvre l'austérité, si seulement il le voulait…Après la chute du régime, les gens sont confrontés au fait que la logique structurelle de la société capitaliste reste en place. Les gouvernements issus de la révolution se retrouvent souvent à mettre en œuvre des mesures d'austérité similaires à celles qui avaient initialement déclenché les protestations.. [12] »

D'un côté, on pourrait s'attendre à ce que ces échecs contribuent à l'émergence d'une critique plus systémique du capitalisme, à un développement de la « conscience de classe », à mesure que « l'unité essentielle des intérêts de la classe dominante » devient évidente pour quiconque y prête attention. Cependant, comme l'observe Prasad :

« …il serait peut-être plus juste de penser au développement d'une conscience du capital. Pour que le soulèvement aille plus loin, il aurait fallu qu'il affronte l'incertitude de savoir comment le pays allait se nourrir et vivre pendant que sa relation avec le marché mondial était interrompue. Après tout, ce n'est que par et dans les relations de la société capitaliste que les prolétaires sont capables de reproduire leur force de travail. »

En d'autres termes, si une révolte ne parvient pas à affronter le problème d'une rupture révolutionnaire au moment où l'ordre est suspendu, la leçon intériorisée risque d'être celle de la loi de fer de l'économie : les participantes deviennent conscients du capital comme contrainte immédiate sur la vie, mais incapables d'en imaginer le dépassement. [13]

VII. Les révoltes ont produit des formes alternatives d'auto-organisation — sans comprendre leur portée

Dans les années 1950, le philosophe allemand de la technique Günther Anders décrivait ce qu'il appelait un « décalage prométhéen » apparaissant dans les sociétés industrielles, inversant le rapport classique entre imagination et action. Alors que l'utopisme reposait sur l'idée que notre imagination dépassait ce qui existait déjà, se projetant au-delà de l'actualité, Anders soutient qu'aujourd'hui, c'est l'inverse : avec l'invention de la bombe nucléaire, un écart prométhéen est apparu, dans lequel les actes factuels excèdent désormais la capacité de leurs propres agents à les imaginer, les penser ou les ressentir. Nous ne sommes plus capables de comprendre — encore moins d'assumer — ce que nous sommes déjà en train de faire [14]. Nous sommes devenus des « utopistes inversés », incapables de contempler l'ampleur ou les répercussions de nos propres pratiques. Nous sommes plus petits que nos propres actes, qui dissimulent désormais en eux quelque chose d'insondable. L'imagination ne parvient plus seulement à dépasser le présent : elle échoue même à rejoindre l'actualité [15].

Un phénomène analogue peut se produire dans les luttes politiques. Même lorsqu'ils poursuivent des objectifs réformistes, les participants accomplissent parfois des percées dont la radicalité réelle reste inaperçue, surtout lorsqu'elles ne peuvent pas être intégrées dans les concepts et catégories hérités adoptés par la lutte. Les insurgés sont alors incapables de tirer toutes les implications de ce qu'ils font déjà ; et ils ne remarqueront pas nécessairement lorsque les cycles de luttes suivants reprendront leurs impulsions pour les pousser dans une nouvelle direction. C'est dans cet écart entre la pratique et la réflexion, entre les moyens et les fins, entre les impulsions d'un cycle et celles qui surgissent dans le suivant, que la théorie peut jouer un rôle d'assistance, en faisant surgir l'excédent dissimulé dans les plis de l'histoire, son Entwicklungsfähigkeit [16].

Le mouvement des Gilets jaunes fut exemplaire à cet égard. Parmi ses nombreuses innovations, deux avancées se démarquent. Premièrement, bien que ses facteurs catalyseurs aient été des pressions sociales familières — hausse du coût de la vie, baisse de la mobilité sociale, coupes dans les services publics, etc. — l'organisation de la révolte contourna les catégories traditionnelles d'identification politique et d'identité sociale, en faveur d'un geste simple et réplicable d'auto-inclusion : pour rejoindre le mouvement, il suffisait d'enfiler le gilet et de faire quelque chose. Ce faisant, le mouvement a sauté par-dessus le problème trotskiste de la « convergence » entre des mouvements sociaux forgés dans la séparation (étudiants, travailleurs, migrants, etc.). Toute lutte politique exige un certain mode de formalisation pour délimiter l'appartenance ; or l'usage d'un objet quotidien comme un gilet haute visibilité — ou un parapluie — garantissait que la force de combat serait définie avant tout par les initiatives contagieuses qu'elle diffusait, et non par référence à un groupe social particulier autorisé à la représenter. Cela permit aux Gilets jaunes de contourner un mécanisme central de gouvernementalité : la captation de nos identités sociales pour contenir les antagonismes dans les circuits institutionnels (politiques universitaires, conflits du travail, etc.). Des « frontliners » de Hong Kong aux « séismes jeunesse » [youthquakes] d'aujourd'hui, rassemblés sous le sigil impersonnel d'un drapeau pirate de manga [17], les révoltes éclatent désormais comme des contagions virales, des mèmes-à-force, invitant des expérimentations plus ouvertes et réduisant les risques de récupération. Toutefois, incapables de reconnaître la puissance de leur propre innovation, les Gilets jaunes sont retombés dans l'imaginaire de la Révolution française et son signifiant flottant, « le peuple », conduisant beaucoup à confondre leur innovation avec un populisme de droite renaissant. À l'immanence inappropriable du mème, ils ont réinscrit la transcendance symbolique du mythe [18].

Deuxièmement, alors que de nombreuses révoltes se laissent aimanter par les symboles du pouvoir bourgeois — tribunaux, parlements, commissariats — les Gilets jaunes ont établi leurs bases d'organisation, de stratégie et de vie collective au plus près de leur quotidien. Comme on l'a observé à l'époque :

« Cette proximité avec la vie quotidienne est la clé du potentiel révolutionnaire du mouvement : plus les blocages sont proches du domicile des participants, plus il est probable que ces lieux deviennent personnels et importants de mille manières. Et le fait que ce soit un rond-point — plutôt qu'une forêt ou une vallée — qui soit occupé retire tout contenu préfiguratif ou utopique à ces mouvements. […] Occuper le rond-point près de chez soi garantit que la confiance collective, l'intelligence tactique et le sens politique partagé que les Gilets jaunes cultivent de jour en jour traversent et contaminent les réseaux, liens, amitiés et attaches de la vie sociale dans ces mêmes zones [19]. »

Des sentiments qui resteraient utopiques dans une place occupée du centre-ville ou dans un espace comme la ZAD (où la plupart des participants ne vivent pas), une fois déplacés sur le rond-point, peuvent désormais se diffuser dans la vie quotidienne au lieu d'en rester séparés. Et lorsque ces bases sont attaquées par les forces répressives, les ressources de la vie privée peuvent les réalimenter et les reconstruire, comme on l'a vu à Rouen, où les cabanes improvisées furent détruites puis reconstruites une demi-douzaine de fois [20].

L'innovation ne tenait pas seulement à la proximité avec la vie quotidienne. Occuper les centres de villages aurait pu suffire. Mais en plaçant leur base à la jonction entre l'économie et la vie quotidienne — là où les camions de marchandises quittant l'autoroute doivent pénétrer la ville — les ronds-points devinrent aussi des blocages filtrants, conférant aux insurgés un levier logistique. En bloquant la circulation non pas au point vital pour le capital, mais à l'endroit où le capital entre dans le domaine de la vie, ils ont politisé la membrane entre vie et argent selon leurs propres termes, au lieu de se plier au site symbolique désigné par le pouvoir bourgeois (comme l'avait fait Occupy Wall Street). En réalité : « Le véritable horizon stratégique des blocages de l'arrière-pays n'est pas de suspendre complètement les flux de l'économie, mais de produire des bases territoriales habitées qui la restituent à la carte de la vie quotidienne, à un niveau où elle peut être saisie et décidée » [21].

Cette combinaison d'intelligence logistique située au seuil de la vie quotidienne, mais fédérée nationalement par des assemblées régionales et nationales de porte-parole [22].

Pour Jérôme Baschet, au contraire, la construction de ces « espaces libérés » — poussée jusqu'au bout — aurait pu constituer le socle d'une offensive plus vaste contre l'économie, qui non seulement approfondirait les « liens entre espaces libérés existants », mais combinerait « …la multiplication des espaces libérés avec des blocages généralisés. Dans la mesure où les espaces libérés peuvent mobiliser leurs propres ressources matérielles et capacités techniques, ils peuvent servir de nœuds décisifs permettant d'amplifier les dynamiques de blocage à des moments clés, sous diverses formes. Plus nous avons d'espaces libérés, plus nous devrions être capables d'étendre notre capacité de blocage. Inversement, plus les blocages deviennent répandus, plus ils favorisent l'émergence de nouveaux espaces libérés [23]. »

Le danger, bien sûr, serait de croire que ce qu'il faut, c'est simplement répéter le moment Gilets jaunes. Cette erreur — visible dans la bulle spéculative étrange qui a entouré cet été l'initiative du 10 septembre « Tout bloquer » en France — provient d'une tendance à dissocier la question des tactiques et des pratiques de la rupture événementielle qui a présidé à leur émergence [24]. Ceux qui tentent de forcer l'histoire à se répéter ne garantissent qu'une seule chose : la farce.

VIII. Dans ses impulsions pratiques, la lutte contre l'ICE pointe vers un dépassement possible des séparations du soulèvement George Floyd (2020)

La capacité offensive du soulèvement George Floyd de 2020 fut entravée par une séparation entre son impulsion de prise d'espace (placemaking) et son intelligence logistique. Les occupations qui assiégeaient frontalement les lieux du pouvoir (« émeute politique ») ne parvinrent jamais à combiner de manière significative leurs forces avec les caravanes de pillage qui déferlaient sur les centres commerciaux et les zones marchandes selon une stratégie d'attaque puis retrait (« émeute de vitrines ») [25]. En conséquence, la conscience logistique/infrastructurelle demeurait relativement dépolitisée — simple collection de techniques — tandis que la conscience politique restait fixée sur des édifices évacués à forte valeur symbolique [26]. Avec la construction de centres de défense, ou « centros », combinée à d'autres pratiques d'auto-surveillance, de traque et de perturbation, la lutte actuelle contre l'ICE a amorcé une repolitisation de l'intelligence infrastructurelle, ainsi qu'une inversion de son orientation « cynégétique » (du statut de proie à celui de prédateur). Ce fait, ajouté à la tendance marquée à resituer le politique dans les espaces de la vie quotidienne, indique une possibilité réelle de dépasser les limites de 2020 — que les agents de cette lutte en aient formalisé l'idée ou non.

Après l'invasion des villes américaines — Washington, Chicago, Portland — par les forces fédérales, l'aimantation symbolique exercée par certains lieux de pouvoir, tels que le centre de détention de l'ICE à Broadview (Illinois), a laissé place à un ethos diffus d'auto-organisation de quartier, franchissant même des barrières de classe et de race autrefois improbables. Le centre de gravité s'est déplacé loin du broyeur à viande des guerres de siège autour des forteresses ennemies, pour revenir vers les espaces de la vie quotidienne — évolution à saluer.

Les résidentes envahissent leurs rues dès qu'ils entendent l'appel du rossignol que sont les klaxons et les sifflets ; des caravanes de véhicules privés traquent et perturbent les agents de l'ICE le long des boulevards ; tandis que voisins et voisines se rassemblent autour des écoles, des lieux de travail et des vendeurs de rue. Des conseils de défense de quartier ont fleuri à Chicago comme ailleurs dans le pays, et des militantes ont installé des hubs de défense sur les stationnements de Home Depot et dans d'autres lieux fréquentés par les journaliers. Selon un guide pratique récent, ces hubs servent d'espaces de rencontre qui dépassent les affinités de sous-culture politique ou de milieu de travail, « offrant aux personnes outrées des relations ancrées localement qui donnent une direction à leur colère » [27].

À mesure que le nexus entre la vie quotidienne et la reproduction sociale devient de plus en plus politisé, l'intelligence logistique habituellement réservée aux pillages et aux « smash-and-grabs » commence à se généraliser, se dé-spécialiser et devenir accessible à quiconque est prêt à rejoindre un fil Signal local et commencer à patrouiller. Les pratiques de surveillance collective par le bas, associées à un ensemble de tâches concrètes — empêcher les arrestations, garantir un passage sûr, harceler et expulser les ennemis — accomplissent lentement ce que deux décennies de mouvements sociaux n'ont jamais réussi à faire : réintroduire une participation collective à l'espace métropolitain, sur une base partisane, non économique.

Les stratégies politiques ne sont cohérentes qu'en fonction des vérités sur lesquelles elles reposent. Cette reconnaissance a conduit les participants au soulèvement de Hong Kong en 2019 à accorder une importance majeure à la vérification de l'information. Ces pratiques trouvent aujourd'hui une nouvelle expression dans les luttes anti-ICE, qui combinent un partage de connaissances infrastructurelles à un ethos collectif de présence à la situation. Dans les villes américaines, un nouvel empirisme politique scrute la vie quotidienne pour repérer les signes de l'ennemi. Pour intervenir et prévenir les enlèvements, les réseaux d'intervention rapide dépendent de renseignements issus d'activistes qui patrouillent en voiture ou à pied, ou de signalements publiés sur les réseaux sociaux. Ces informations sont ensuite filtrées dans de vastes fils Signal où l'on compare descriptions de véhicules et plaques d'immatriculation, où l'on extrait les numéros VIN, et où l'on échange en temps réel des détails de localisation. L'usage du protocole SALUTE [28] garantit que l'information est complète et actionnable, mais l'enjeu dépasse largement la simple circulation de données factuelles : une nouvelle sensibilité politique est en train de naître. L'expérience individuelle, atomisée, de la ville cède la place à une attention collective, exprimée par un traçage continu de l'ennemi autant que par une sensibilité aux rythmes, flux et relations qualitatives qui structurent les lieux habités. Comme le note le même guide pratique, ces hubs « réussiront ou échoueront selon que vous êtes attentif ou non aux besoins de la zone environnante » [29]. Par cet apprentissage des signes, la lutte anti-ICE contribue à faire naître un monde en commun.

La menace que représente cette politisation logistique du quotidien pour la légitimité des forces gouvernantes est considérable. C'est sans doute pourquoi l'administration Trump a tenté de prévenir la résistance en lui assignant une identité pré-digérée et un récit. Plutôt que de reconnaître la lutte pour ce qu'elle est — une circulation mémétique de pratiques diffuses de subversion accessibles à tous, indépendamment des idéologies ou identités sociales — le pouvoir projette le mythe d'une organisation hiérarchique (« Antifa »), financée par des élites libérales et organisée militairement en « cellules » recevant des ordres centralisés. Le but de ce récit caricatural et manifestement faux n'est pas d'en convaincre quiconque littéralement (puisqu'il n'a aucune réalité), mais de dissimuler la vérité sensible qui s'affirme chaque jour davantage : la binarité citoyen/non-citoyen est un outil intolérable d'apartheid violent.

Quels potentiels inaperçus cette nouvelle vague de contestation porte-t-elle encore en elle ? Qu'accomplirait un réseau diffus de conseils de quartier, animé par une intelligence logistique collective et une capacité hautement mobile de disruption et d'intervention, s'il gagnait encore en ampleur ? Pour prévenir efficacement les arrestations et protéger les voisins, des formes plus ambitieuses de blocages logistiques pourraient devenir nécessaires. Qu'exigerait la mise en place d'actions coordonnées à l'échelle de villes entières, ou l'établissement de blocages filtrants assurant un contrôle communautaire de certaines zones ou quartiers ? Quelles autres ambitions de pouvoir populaire ces techniques pourraient-elles servir, si — ou lorsque — l'ICE se retire de ces villes ?

IX. La fin des médiations pourrait signifier la fin de la gauche — et l'émergence d'un nouvel underground révolutionnaire

À mesure que les forces en présence rivalisent pour déterminer la direction que prendra le saut au-delà de la démocratie libérale, les médiations continueront de se dissoudre. En tant que vecteur principal du « soft power », le rôle de la gauche consistant à contenir l'énergie rebelle par la promesse de reconnaissance étatique et de réformes pourrait cesser de fonctionner. Alors que la droite poursuit son attaque frontale contre les bases de la culture de gauche — licenciant des professeurs, criminalisant des militantes et des étudiantes, et supprimant les financements destinés aux ONG LGBTQ et aux droits des migrantes — une occasion apparaît : celle de réinventer de fond en comble le souterrain politique. Sur ce point, l'exemple du Soudan peut s'avérer instructif. Comme l'écrit Prasad :

« Après un soulèvement en 2013, une prolifération de comités de résistance a émergé, se donnant pour tâche de préparer la prochaine vague de luttes. Concrètement, cela signifiait : maintenir des centres sociaux de quartier ; construire une infrastructure et faire des réserves de matériel jugé nécessaire ; développer des réseaux de camarades et de sympathisants à l'échelle de la ville et du pays ; et tester la capacité de ces réseaux par des campagnes coordonnées. Lorsque la révolution est effectivement arrivée, fin 2018, ces groupes ont pu agir comme des vecteurs d'intensification. Les comités de résistance ont également pu soutenir la révolution dans sa phase suivante, après que le président Al-Bashir a été contraint de démissionner³⁰ [30]. »

Les tâches exactes qu'un souterrain post-gauche doit entreprendre aujourd'hui restent à clarifier. Si la réaction publique à l'affaire Luigi Mangione a prouvé quelque chose, c'est que ce souterrain n'a nul besoin de tirer ses coordonnées politiques du conflit culturel classique gauche/droite. Il est possible qu'un mouvement large, combatif et audacieux — capable d'explorer les interstices de l'histoire récente, d'en ressusciter judicieusement les intuitions, et d'en poursuivre sans relâche les conclusions — puisse résonner bien au-delà des silos culturels de l'ultragauche, et trouver une large audience dans une période de profonde incertitude.

Il y a plus d'un siècle, Kropotkine proposait le correctif suivant :

« ‘Pourtant,' nous avertissent souvent nos amis, ‘attention à ne pas aller trop loin ! L'humanité ne peut être changée en un jour, ne soyez donc pas trop pressés avec vos projets d'expropriation et d'anarchie, sous peine de n'obtenir aucun résultat durable.' Or, ce que nous craignons concernant l'expropriation est exactement l'inverse. Nous avons peur de ne pas aller assez loin, de mener des expropriations à une échelle trop petite pour qu'elles durent. Nous ne voudrions pas que l'impulsion révolutionnaire s'arrête à mi-chemin, s'épuisant dans des demi-mesures qui ne satisferaient personne et qui, tout en plongeant la société dans une immense confusion et en interrompant ses activités coutumières, n'auraient aucune puissance vitale — ne feraient que répandre un mécontentement général et prépareraient inévitablement le terrain pour le triomphe de la réaction [31]. »

Si — et quand — la marée tourne de nouveau en leur faveur, si les commissariats se remettent à brûler et que les politiciens se terrent dans des bunkers ou s'enfuient en hélicoptère, les insurgés ne doivent pas être pris au dépourvu. Ils ne doivent pas permettre que la commune soit remplacée par un parlement virtuel de serveurs Discord ; ils doivent utiliser cette occasion pour avancer des expérimentations communes, incarnées, en présence, impliquant le plus grand nombre possible de participantes.

Bien que rien de ce qui est actuellement imaginable ne semble adéquat, l'histoire recèle des sillons où pourraient encore se loger des surprises.

Adrian Wohlleben
October 2025
Images : Christopher Thomas
Traduit depuis Ill Will


[1] L'article qui suit est basé sur une conférence publique donnée le 3 octobre 2025 à Montréal, Québec. Elle constituait l'événement inaugural d'Octobre, une série de discussions d'un mois consacrée aux perspectives de révolution dans notre présent.

[2] À mesure que le mème du drapeau One Piece circule, il se pare peu à peu d'attributs locaux. À Madagascar, par exemple, le chapeau de paille est remplacé par le satroka, un bob traditionnellement porté par le groupe ethnique Betsileo. Il reste néanmoins significatif que l'identité nationale chevauche ce symbole contagieux, comme un simple accessoire, et non l'inverse. Voir Monica Mark, « ‘Gen Z' protesters in Madagascar call for general strike », Financial Times, 9 octobre 2025.

[3] Blaumachen, « The Transitional Phase of the Crisis : the Era of Riots », 2011.

[5] Entrevue citée dans Vasudha Mukherjee, « Trump turns ally investments into $10 trillion US ‘sovereign wealth fund' », Business Standard, 14 août 2025.

[6] Le fait que l'ère des révoltes soit apparue en premier, et qu'elle n'ait été complétée que plus tard par un effort fascisant visant à réimposer un ordre centré sur les États-Unis, à l'intérieur comme à l'extérieur, ne doit pas nous induire en erreur. Le bilan que dressait le Comité invisible du cycle 2008-2013 se concluait par ces mots : « Rien ne garantit que l'option fasciste ne sera pas préférée à la révolution. » Comité invisible, À nos amis, La Fabrique.

[7] Nueva Icaria, « New Fascisms and the Reconfiguration of the Global Counterrevolution », Ill Will, 11 août 2025.

[8] Nueva Icaria, « New Fascisms and the Reconfiguration of the Global Counterrevolution », Ill Will, 11 août 2025.

[9] Pranaya Rana, « The Week after Revolution », Kalam Weekly (Substack), 19 septembre 2025.

[10] S. Prasad, Paper planes - retours et analyses du soulèvement au Sri Lanka, Lundimatin, 7 septembre 2022.

[11] Phil Neel distingue entre les luttes portant sur les « conditions de subsistance » économiques/écologiques et celles qui portent sur « l'imposition autoritaire de ces conditions » (« Théorie du parti », lundimatin, 6 septembre 2025 ; en ligne). La tendance globale récente veut que des mouvements sociaux de masse non violents, réclamant une réforme des conditions de subsistance, soient projetés dans la militance lorsque les forces de l'ordre surréagissent et ouvrent le feu, déplaçant ainsi le cadre de la lutte du premier type vers le second : de l'austérité vers l'autorité. Les États-Unis font figure d'exception : bien que les mesures d'austérité constituent une toile de fond, les luttes portant sur les questions économiques y débouchent presque jamais sur des révoltes combatives de masse ; celles-ci ne sont catalysées que par des moyens de répression autoritaires. Même si une révolte a peu de chances d'y éclater directement à cause de coupes dans les bons alimentaires, de la précarité du logement ou du refus de soins médicaux, les réseaux militants forgés par ces luttes de subsistance peuvent néanmoins contribuer à approfondir des mouvements de masse anti-autoritaires, comme ce fut le cas lorsque l'infrastructure du syndicat de locataires de Los Angeles a été mobilisée pour mettre en place des centres de défense anti-ICE à la suite des émeutes de juin 2025.

[12] S. Prasad, Paper planes - retours et analyses du soulèvement au Sri Lanka, Lundimatin, 7 septembre 2022.

[13] Dans ce cas, la faiblesse de l'imagination tient à des expérimentations pratiques qui n'ont pas été tentées au moment où elles auraient dû l'être. La thèse VII explore le scénario inverse, dans lequel des expérimentations ont bien eu lieu, mais dont la puissance est passée inaperçue.

[14] Günther Anders, « Theses for the Atomic Age », The Massachusetts Review, vol. 3, no 3 (printemps 1962), p. 496.

[15] Par exemple, appeler les bombes nucléaires des « armes » et débattre de leur usage tactique revient à les assimiler à un outil, un moyen en vue d'une fin. Or, l'usage de telles bombes menace de détruire le monde même au sein duquel toute fin pourrait être poursuivie. Leur usage annule donc toute relation moyens-fins et rend les considérations tactiques caduques. Pourtant, cette attitude instrumentale demeure la seule manière dont l'imagination parvient à les penser, malgré le fait qu'il s'agisse d'une erreur de catégorie. Voir Günther Anders, « Les dix commandements de l'âge atomique », dans Burning Conscience, Monthly Review Press, 1962, p. 15-17.

[16] Gilbert Simondon estimait que la « relation artificielle » que nous entretenons avec les objets techniques ne pouvait être corrigée qu'à condition d'apprendre à concevoir leur évolution génétiquement, c'est-à-dire en la dissociant des intentions humaines projetées sur eux, pour saisir plutôt le développement de leurs éléments, de leurs ensembles et de leurs milieux associés selon leurs propres termes. De manière analogue, lorsque nous étudions l'évolution, la mutation et la circulation d'impulsions pratiques et de gestes à travers différentes séquences de lutte, il peut être utile de suspendre méthodologiquement la référence aux fins que les participantes se donnent, pour considérer l'évolution de ces pratiques, d'un cycle à l'autre, selon leurs propres termes.

Certaines ont exprimé la crainte qu'une telle focalisation sur la circulation et l'évolution des pratiques ne cède au « nihilisme de la technique » que Kiersten Solt dénonce. Il me semble au contraire que les révolutionnaires ne pensent pas encore assez techniquement. Trop nombreux sont ceux qui continuent à réifier un concept abstrait et anhistorique de l'action politique, dans lequel les méthodes de lutte découleraient immédiatement des fins poursuivies ou pourraient être adoptées volontaristement par simple décret. En pratique, l'actualité précède la possibilité : toutes les luttes fondent leur expérience du possible politique sur un réservoir d'impulsions déjà en circulation, en innovant à l'intérieur des limites fixées par celui-ci. C'est ce menu ou répertoire existant — ce que l'on pourrait appeler le phylum tactique — qui délimite le champ de l'imaginable. Et, loin de devancer ce répertoire, notre imagination reste souvent en-deçà.

Par conséquent, au lieu de projeter des valeurs éthiques et politiques en avant de la réalité et de traiter la pratique comme simple moyen de les réaliser, l'analyse des pratiques peut au contraire servir à élargir notre imagination et à rendre à nouveau l'actualité possible. Cela suppose de retracer l'évolution des impulsions pratiques à travers les séquences de lutte, à la recherche de brèches, de percées et de moments où les limites ont été franchies.

[17] En adoptant le « Jolly Roger » comme bannière globale, la vague de soulèvements de 2025 a converti le terme « Gen Z » d'une désignation démographique banale en symbole d'une dépossession partagée. À travers sa circulation virale, de l'Indonésie et du Népal jusqu'à Madagascar, au Maroc et au Pérou, le drapeau pirate « Gen Z » met en lumière une tension désormais familière entre l'État et le capital : tous les bons emplois locaux étant monopolisés par les enfants de la bourgeoisie (les « nepo babies »), il faut partir à l'étranger pour gagner sa vie ; mais à mesure que l'ordre néolibéral s'effondre, les États ferment leurs frontières. Il en résulte une expérience contradictoire : les travailleurs sont déracinés tout en étant enfermés, leur seule ouverture sur le monde passant par le numérique. La communauté virtuelle de la liberté pirate est le reflet négatif de cette condition économique enclavée. Naturellement, cette condition ne se limite nullement aux jeunes. L'accent mis sur la « jeunesse » semble plutôt tenir à une vertu paradoxalement négative : ne pas avoir les mains sales. Être jeune, c'est n'être pas encore au pouvoir, pas encore en train de faire tourner une combine, pas encore pris dans des réseaux de partage du pouvoir local et global, pas encore corrompu. C'est cette négativité — et non la propriété positive de l'âge — qui a permis à une force combattante de se cristalliser autour du marqueur « Gen Z ».

[18] Pour une lecture opposée, qui affirme l'usage du mythe par les Gilets jaunes, voir « Épistémologie du cœur », dans Liaisons, vol. 2 : Horizons, PM Press, 2022.

[19] Adrian Wohlleben et Paul Torino, « Memes with Force. Lessons from the Yellow Vests », Mute, 26 février 2019.

[20] Adrian Wohlleben, « The Counterrevolution is Failing », Commune, 16 février 2019.

[21] Adrian Wohlleben, « Mèmes sans fin », lundimatin, 22 novembre 2021. Réimprimé dans The George Floyd Uprising, dir. Vortex Collective, PM Press, 2023, p. 224-247.

[22] Anonyme, « À Saint-Nazaire : “on réapprend à construire ensemble” », lundimatin, 23 avril 2023.], constituait un paradigme original et puissant d'auto-organisation insurrectionnelle.

Et là encore, il n'est pas certain que les Gilets jaunes aient pleinement saisi la portée de leur propre invention. Au lieu de reconnaître qu'ils étaient en train de réimaginer les formes et les pratiques par lesquelles le slogan « tout le pouvoir aux communes » pourrait être actualisé aujourd'hui, un focus étroit sur la démission de Macron conduisit beaucoup à n'adopter qu'une nouvelle forme de procéduralisme parlementaire : le Référendum d'initiative citoyenne (RIC)[[Le « Référendum d'initiative citoyenne » (RIC) renvoie à une proposition de réforme constitutionnelle en France visant à permettre la consultation référendaire de la population concernant la proposition ou l'abrogation de lois, la révocation de mandats politiques et les amendements constitutionnels. Wikipedia.

[23] Jérôme Baschet, « Nous n'avons plus l'Histoire avec nous », ACTA.

[24] Temps Critiques, « Sur le 10 septembre », Temps Critiques, 10 septembre 2025.

[25] Cet argument est développé plus en détail dans Wohlleben, « Mèmes sans fin ».

[26] La leçon à tirer de séquences comme le Kazakhstan en 2022, ou le Népal cet été, n'est pas qu'il faudrait ignorer les lieux du pouvoir ou les laisser en paix, mais qu'il n'y a rien à en faire, si ce n'est les raser froidement. Dans cette perspective, même la pool party au Sri Lanka a peut-être duré un peu trop longtemps, détournant des festivités qui auraient dû se tenir dans les rues, les quartiers et les stations-service à travers le pays. Tandis que les manifestants népalais réduisaient en cendres les symboles physiques du pouvoir bourgeois, ils n'en ont pas moins échoué à construire des bases de pouvoir populaire indépendant à proximité des zones habitées, se repliant plutôt sur des forums virtuels sur Discord, où ils complotaient pour placer « leurs » politiciens aux postes de pouvoir. Malgré la férocité de leur assaut, le concept parlementaire de la politique en est sorti intact.

[27] Lake Effect Collective, « Defend our Neighbors, Defend Ourselves ! Community Self-Defense from Los Angeles to Chicago », p. 4 (en ligne). Bien que le texte oscille entre une posture « proactive » d'intervention autonome (p. 4) et une politique d'allié limitant son rôle à « soutenir et faciliter » les actions de prétendus « locaux » (positionnant implicitement les auteurrices comme des extraterrestres) (p. 5), il offre une solide boîte à outils pratique pour les individus et collectifs souhaitant s'impliquer dans le moment présent.

[28] SALUTE est un moyen mnémotechnique qui signifie : taille/force (Size/Strength – S), actions/activité (Actions/Activity – A), localisation & direction (Location – L), uniforme/vêtements (Uniform – U), moment de l'observation (Time – T), équipement/armes (Equipment – E). Ce cadre sert à s'assurer qu'un rapport d'observation fournisse des informations suffisamment détaillées et complètes. En français, on trouve parfois la traduction sous la formule MELTUE : Moment, Effectif, Lieu, Tenue, Unité, Équipement.

[29] Lake Effect Collective, « Community Self-Defense », p. 9.

[30] S. Prasad, Paper planes - retours et analyses du soulèvement au Sri Lanka. À la différence près que, alors que le mouvement néo-conseilliste soudanais a finalement été vaincu par son incapacité à se défendre, un soulèvement américain devra mobiliser toute son inventivité simplement pour empêcher la guerre ouverte qui couve en permanence, afin que des expérimentations d'autonomie collective puissent s'épanouir et se renforcer entre-temps

[31] “La Conquête du pain”, Pierre Kropotkine — Éd. du Sextant, « Décodeur », 2017 (nouvelle édition), préface par Renaud Garcia, p.48.

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01.12.2025 à 17:08

Terres enchaînées

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Israël-Palestine aujourd'hui Un lundisoir avec Catherine Hass

- 1er décembre / , , ,
Texte intégral (5110 mots)

La colonisation en cours sur les territoires palestiniens occupés, soit dans sa phase coloniale de peuplement en Cisjordanie (assassinats, usurpations de terres agricoles, destruction des oliviers, vol des habitats, apartheid urbain, régime militarisé), soit dans sa phase exterminatrice à Gaza (ethnocide, génocide, urbicide) a produit, sous nos contrées, un ensemble de dispositifs idéologiques qui, à nos yeux, ont une fonction principalement policière. Catherine Hass, dont nous ne raconterons pas, par pudeur, méthode et amitié, son rapport intime et personnel, tragique, à la question, vient de faire paraître aux éditions NOUS l'un des livres les plus justes et les plus intelligents, les plus innervés dans le témoignage des personnes réelles, pour comprendre les logiques de pensée morbides chez nous, relativement à ces « Terres enchaînées » que sont Palestine-Israël, chez eux, et qui enferment la pensée du possible, c'est-à-dire la politique.

À voir mardi 2 décembre à partir de 20h :

Si le livre est la réunion de textes consacrés à la Palestine, d'une réflexion sur le paradigme de guerre antiterroriste à partir de Derrida, à des témoignages directs de Palestiniens interviewés par l'autrice et ses collègues, en passant par la magnifique lettre aux juifs italiens écrite par Franco Fortini en 1980 ou l'interview de l'historien de l'armée d'Hitler Omer Bartov, c'est une cohérence profonde qui se dessine au fil des pages et produit un effet singulier : nous passons, de chapitre en chapitre, de l'idéologie générale de l'époque, y compris de l'usage de l'accusation absolument délirante d'antisémitisme (dont une forte critique d'un texte de Eva Illouz) et de son "opération de police" spécifique, à, peu à peu, plus de réel et plus de possible en retrouvant les paroles mêmes de Palestiniens.

Une chose étonnante apparaît alors : pour les Palestiniens, beaucoup de ce que l'on prête comme vision du problème, n'existe pas. Le "juif" n'est jamais le problème. Le problème : c'est l'occupant, le colon, le bourreau. Quant à la solution politique, d'un État ou de deux selon quelles conditions imposées depuis l'extérieur, certains préfèrent se dégager de la contrainte et vont jusqu'à dire qu'ils envisagent, le plus sérieusement du monde, une hypothèse pacifiste, sans aucun État.

En choisissant de penser Palestine-Israël depuis la politique, et donc, selon sa définition, depuis le possible, Catherine Hass propose donc de penser la situation selon deux modalités 1) à partir du réel palestinien, c'est-à-dire à partir de témoignages, de propos rapportés, de l'enquête, et non à partir de l'image fantasmée que l'on peut - parfois à raison - s'en faire. Et, 2) à partir du fait qu'Israël n'importe pas tellement du point de vue de sa "judéité" mais davantage de son "étaticité", c'est-à-dire que le problème d'Israël repose bien plus sur le fait qu'il s'agit d'un État, qui, en tant qu'État colonial sur le modèle européen avec le soutien américain, fait une guerre, guerre "antiterroriste" qui s'inscrit dans le paradigme global et les apories annihilatrices que posent ce type de guerre. Pour ce geste hyper courageux, celui de tenir un fil étroit, celui du possible, nous nous sommes fait une joie de l'inviter ce soir.

Sommaire de l'interview :
00:00 Intro et présentation du livre
01:55 Israël-Palestine, de quel type de guerre parlons-nous ?
04:25 Comment on arrête un génocide ?
06:08 De la conceptualisation générale jusqu'au ras du réel israélo-palestinien. De la théorie à l'enquête
10:46 Esquiver les termes du débat comme ils sont formulés en France. Parler depuis, plutôt que parler d'eux
13:06 « Juif n'est pas un mot »
15:02 « Ne pas vouloir d'un État est une idée que l'on commence à explorer »
16:30 Une reconnaissance de l'État palestinien vide et sans peuple
20:29 Ôter à la haine son éternité
24:40 Le crime biface du 7 octobre
32:41 L'accusation d'antisémitisme, Eva Illouz et le retournement des signifiants
35:35 La confusion entre antisionime et antisémitisme, du noyau réactionnaire à une doxa étatique
39-09 Marion Maréchal Lepen, Arnaud Klarsfeld, le signifié occident et l'imposture judéo-chrétienne
41:57 Quand le maire de Berlin accuse les réalisateurs de No Other Land d'antisémitisme
45:00 L'accusation d'antisémitisme
49:05 De la dénonciation (débile) du pouvoir vers la dénonciation de la plèbe. Le déplacement du noyau paranoïaque de l'antisémitisme
52:25 L'absentement d'Israël dans sa politique et son historicité
55:45 Terres enchaînées, terres liées
58:50 Les surprises d'ne enquête anthropologique avec des palestiniens et des israéliens

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Voir les lundisoir précédents :

Penser en résistance dans la Chine aujourd'hui - Chloé Froissart & Eva Pils

Vivre sans police - Victor Collet

La fabrique de l'enfance - Sébastien Charbonnier

Ectoplasmes et flashs fascistes - Nathalie Quintane

Dix sports pour trouver l'ouverture - Fred Bozzi

Casus belli, la guerre avant l'État - Christophe Darmangeat

Remplacer nos députés par des rivières ou des autobus - Philippe Descola

« C'est leur monde qui est fou, pas nous » - Un lundisoir sur la Mad Pride et l'antipsychiatrie radicale

Comment devenir fasciste ? la thérapie de conversion de Mark Fortier

Pouvoir et puissance, ou pourquoi refuser de parvenir - Sébastien Charbonnier

10 septembre : un débrief avec Ritchy Thibault et Cultures en lutte

Intelligence artificielle et Techno-fascisme - Frédéric Neyrat

De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis

Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall

Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney

De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein

Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre

Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert

Pour une politique sauvage - Jean Tible

Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili

Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi

Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï

La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste

Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris

Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani

Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel

Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria

Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate

Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel

Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul

Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay

Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes

Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil

Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian

La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine

Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer

Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer

Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique

La division politique - Bernard Aspe

Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens

Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol

Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher

Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent

Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini

Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães

La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau

Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher

Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre

Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke

Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella

Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari

Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore

Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre

De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou

La littérature working class d'Alberto Prunetti

Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët

Feu sur le Printemps des poètes ! (oublier Tesson) avec Charles Pennequin, Camille Escudero, Marc Perrin, Carmen Diez Salvatierra, Laurent Cauwet & Amandine André

Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn

Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole

De nazisme zombie avec Johann Chapoutot

Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022

Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse

Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique

Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer

L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin

oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live

Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes

Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes

Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions

Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde

Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe

Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?

Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage

Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien

Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant

Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe

Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques

Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass

Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]

Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute

Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche

Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines

Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning

De gré et de force, comment l'État expulse les pauvre, un entretien avec le sociologue Camille François

Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain

La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer

Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun

Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon

Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo

Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille

Une histoire du sabotage avec Victor Cachard

La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet

Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf

L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel

À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout

Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier

Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot

Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia

La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir

Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi

Terreur et séduction - Contre-insurrection et doctrine de la « guerre révolutionnaire » Entretien avec Jérémy Rubenstein

Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien

La résistance contre EDF au Mexique - Contre la colonisation des terres et l'exploitation des vents, Un lundisoir avec Mario Quintero

Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez

Rêver quand vient la catastrophe, réponses anthropologiques aux crises systémiques. Une discussion avec Nastassja Martin

Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1

Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler

Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski

Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig

Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs

Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou

« Je suis libre... dans le périmètre qu'on m'assigne »
Rencontre avec Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 14 ans

Ouvrir grandes les vannes de la psychiatrie ! Une conversation avec Martine Deyres, réalisatrice de Les Heures heureuses

La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi

Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth

Katchakine x lundisoir

Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel

Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota

Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]

Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet

La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen

La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur

Déserter la justice

Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier

La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost

Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari

L'étrange et folle aventure de nos objets quotidiens avec Jeanne Guien, Gil Bartholeyns et Manuel Charpy

Puissance du féminisme, histoires et transmissions

Fondation Luma : l'art qui cache la forêt

De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l'épuisement quotidien,
un entretien avec Romain Huët

L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff

Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français

Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane

Que faire de la police, avec Serge Quadruppani, Iréné, Pierre Douillard-Lefèvre et des membres du Collectif Matsuda

La révolution cousue main, une rencontre avec Sabrina Calvo à propos de couture, de SF, de disneyland et de son dernier et fabuleux roman Melmoth furieux

LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.

Pandémie, société de contrôle et complotisme, une discussion avec Valérie Gérard, Gil Bartholeyns, Olivier Cheval et Arthur Messaud de La Quadrature du Net

Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.

Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli

Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.

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01.12.2025 à 11:50

Une mémoire judéo-palestinienne contre le fascisme

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A propos de la symbolique de Sde Teiman Ivan Segré

- 1er décembre / , , , ,
Texte intégral (1068 mots)

Le centre de détention de Sde Teiman est en passe de devenir un symbole en Israël, disons une sorte de schibboleth : pour une partie des Israéliens, il représente le serment de fidélité du soldat à la nation, son louable dévouement à la guerre contre le « terrorisme » et, également, au combat politique contre une « gauche » antinationale qui s'évertuerait à salir l'image d'Israël ; pour d'autres Israéliens, il est le symbole de la réalité fasciste de l'État d'Israël.
Pour une certaine mémoire juive, Sde Teiman est davantage encore.

Depuis la fin du XIXe siècle jusqu'aux années 1950, et au-delà, il existe une mémoire juive largement partagée, parce qu'elle fut commune à tant de juifs vivant aussi bien en Europe de l'Est que dans le monde arabe, en Égypte, en Irak ou en Syrie : l'activisme politique des juifs, engagés d'une part dans des parti communistes qu'ils contribuèrent bien souvent à fonder, d'autre part dans les organisations sionistes, les uns et les autres, la plupart du temps, clandestins. Cet activisme les exposa à une répression politique féroce, dont, outre les livres d'histoire, sont tissées bien des mémoires familiales.

Aussitôt après la seconde guerre mondiale, il se trouve que la répression féroce de cet activisme politique, en Égypte, en Irak ou en Syrie, fut notamment orchestrée par d'anciens officiers nazis dont les compétences acquises durant le IIIe Reich, et l'idéologie, y trouvèrent abri. L'ethno-nationalisme et l'autoritarisme des régimes arabes consonaient avec la tradition fasciste européenne.

Dans une somme consacrée aux Juifs en pays arabes, l'historien Georges Bensussan évoque la répression qui, dans les années 1950, s'est abattue sur les Juifs d'Irak, d'Égypte et de Syrie, quelle que soit la réalité de leur engagement politique :

De 1948 à 1950, après avoir fermé les frontières, le gouvernement irakien procède à près de 600 arrestations au sein de la communauté juive, sous des prétextes futiles souvent. Près de Kut, dans une zone marécageuse, des prisonniers juifs, « torturés, périssent de mort lente, coupés du monde », rapporte l'ACJ début 1949. Plusieurs détenus meurent de faim. […] La torture fait « partie de l'enquête judiciaire », explique le ministre de l'Intérieur irakien, Omar Nidmi, et pratiquée surtout sur les militants sionistes. […]. A ces « méthodes médiévales de torture » il faut ajouter les abus sexuels sur les jeunes prisonniers juifs. En Egypte, les arrestations recommencent en 1952, après l'arrivée au pouvoir des militaires pourtant défais par Israël en 1949. En octobre 1955, plus de 500 Juifs « bien connus pour leurs sympathies sionistes » sont arrêtés et envoyés en camp et torturés – « c'est la norme ». […] Absence d'hygiène, entassement, faim (privation complète de nourriture les premiers jours), soif surtout, cellules de confinement, les coups en permanence et les menaces (« Vous allez tous mourir »). Les biens personnels sont volés. Ce climat est avéré en Égypte, mais il semble plus féroce encore en Syrie et en Irak jusqu'aux derniers jours de la communauté juive. Il arrive, mais le cas est rare, que l'expulsion soit ordonnée. Après avoir subi une vie impossible, le départ est vécu comme une délivrance. Les expulsions (en particulier d'Égypte) sont maquillées en départs volontaires comme en Irak. Elles s'accompagnent toujours de violences. Le départ forcé d'Égypte, fin novembre 1956, aurait été planifié par le département des Affaires juives (dirigé par un ancien nazi), une branche du ministère de l'Intérieur qui a rassemblé un dossier sur chaque individu et sur chaque « entreprise juive ». Au moment de partir, chacun doit, une arme dirigée sur lui, signer une déclaration attestant qu'il s'en va de son plein gré [1].

Le cheminement du judéo-fascisme de Ben Gvir et, au-delà, de l'appareil d'État israélien, est aisément identifiable : il s'agit d'étendre à l'ensemble de la population palestinienne la politique menée au camp de Sde Teiman et, de la sorte, d'appliquer aux Palestiniens ce qui fut appliquée aux Juifs d'Irak, d'Égypte ou de Syrie.

C'est ce que Yeshayahu Leibowitz anticipait, dès les années 1980, lorsqu'il évoquait une filiation « judéo-nazie » en voie d'emporter le sionisme. Il n'a cependant jamais renoncé à se définir lui-même comme « sioniste ». Car il ne s'agissait assurément pas d'embrasser la cause d'un nationalisme arabe dont les ressorts n'étaient pas moins fascistes, sinon « nazis ». Le partage du territoire en deux États qu'il appelait de ses vœux semble une option rendue caduque par la politique de colonisation menée depuis des décennies en « Judée-Samarie ». L'alternative est donc aujourd'hui plutôt la suivante : ou bien se convertir au judéo-fascisme, en disciple des formateurs nazis de l'appareil répressif des régimes arabes, ou bien embrasser la cause binationale israélo-palestinienne et, d'un même pas, – au nom d'une certaine mémoire dorénavant juive aussi bien que palestinienne - se dresser contre le fascisme, d'où qu'il vienne. Bref, contre ceux qui s'évertuent à opposer les signifiants « juif » et « arabe », il s'agit de mettre en évidence la puissante mimétique qui, politiquement, les structure, et d'un même pas de se dégager des fausses contradictions, afin de mettre au jour l'antagonisme véritable : l'égalité israélo-palestinienne surmontant l'affrontement phallique de deux fascismes « bonnets blancs, blancs bonnets ».

Ivan Segré


[1] Georges Bensussan, Juifs en pays arabes. Le grand déracinement. 1850-1975, Tallandier, 2012, 2021, p. 824-826.

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01.12.2025 à 11:37

La métamorphose

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Notes sur une disparition Lahoucine Duvaast

- 1er décembre / , ,
Texte intégral (1455 mots)

Toujours incarcéré, et pour se consoler de la sortie de prison de Nicolas Sarkozy, Lahoucine Duvaast noie l'ennui dans un exercice littéraire d'entomologie politique où Emmanuel M. se réveille en cafard républicain.

Ayant brassé un certain nombre de questions, Emmanuel M., au sortir de deux mandats agités, se réveilla un matin changé en une véritable vermine, dure, lustrée, tiède, respirant à peine, et la lumière qui filtrait à travers les rideaux lui parut être une salle d'attente où l'on aurait enfermé du gasoil. Quand il voulut se lever, il sentit que son corps, désormais livré à l'ordre, ne lui obéissait plus, la chair avait cédé la place à une matière rigide, un vernis d'État collé à l'âme ; tout autour du lit les horloges fonctionnaient, réglées comme des poumons, imitant la respiration du palais, qui succionnait les cris du peuple, tandis que, derrière la porte, on préparait les discours du matin. Il se souvint alors, avec un sourire glacé, d'une gifle assénée un jour par un homme sans importance, et il sentit que cette main-là, bien plus que le vote, l'avait élu, et qu'il devait à ce contact l'ultime souvenir de ce que signifie exister. Il rit, non de lui-même mais de la main qui avait cru toucher un homme, et il pensa qu'on ne gouverne pas sans s'endurcir, qu'on ne survit pas sans changer de peau, et que tout pouvoir digne de ce nom commence par une mue.

Les jours, par la suite, se mirent à tourner comme des pales de ventilateur. Chaque matin, il signait sans lire les dossiers du jour, il se sentait la conscience encore attachée à un mécanisme autonome, où les chiffres se reproduisaient, où les promesses se succédaient jusqu'à l'absurde ; il riait de cette machine, conscient de son inertie, bête inépuisable dont le bruit, le rythme, tenaient lieu de politique. Il voyait les financiers, leurs chemises neuves, leurs discours sur la rigueur, leur confiance dans la peur comme moteur, il les écoutait en silence, il savait qu'ils parlaient pour lui apprendre à ne plus décider, et il trouvait dans cette abdication une volupté neuve, celle d'un insecte qui ne choisit pas sa route mais suit le courant d'air. Il avait compris que l'irresponsabilité était la plus haute forme de stratégie et qu'à force de ne rien vouloir on finit par obtenir tout, il sentait sous la carapace cette certitude s'imprimer comme un sceau brûlant sur de la cire.

Le soir, il regardait les chaînes d'information, on s'entretenait de sa vision avec la ferveur d'un culte, chaque mot prononcé à sa place lui ôtait un poids de plus ; parler n'avait jamais été son goût, régner sans parler lui semblait une forme de sainteté. Un jour, un de ses conseillers lui montra un message fuité parlant de « zones de regroupement », il lut sans lire, leva la main, sourit, et dit simplement que tout cela était de l'ordre de la gestion ; et il rit encore car il savait qu'il venait d'accomplir le geste parfait, celui qui nie sans démentir et affirme sans s'impliquer.

Lors d'une visite à un commissariat, il sentit, en traversant la salle de briefing où les agents nettoyaient leurs armes, une odeur de cuir et de poudre mêlée au café froid, et ce mélange lui plut comme un parfum d'efficacité retrouvée. Un inspecteur lui montra la photo d'un manifestant au sol, la tête en sang, et lui demanda s'il voulait commenter, il répondit qu'il n'y avait rien à commenter, que la République avait besoin d'ordre, et il pensa aussitôt que la République n'existait que lorsqu'elle saignait. Dans la voiture, il rit de ce raisonnement avec le ministre assis à sa droite, et ce rire, qui d'abord n'appartenait qu'à deux hommes, s'étendit le soir même sur les plateaux où le Fossoyeur-de-Caen célébrait la « fermeté républicaine » et dénonçait les « malades de la compassion », accusant la gauche de ne plus aimer le pays, les écologistes de vouloir la pénurie, les migrants d'importer la mort, et, pour prouver sa pureté, il citait le Maréchal-Pieux et le Docteur-de-l'Âme-Nationale en expliquant qu'ils avaient été trahis par la morale des vainqueurs. Le Président écouta l'émission dans la nuit, allongé devant la télévision, et rit à chaque mot infect où il reconnaissait la continuation parfaite de son œuvre, la traduction de son propre silence en doctrine ; et ce rire, qu'il entendit résonner jusque dans ses os, lui donna pour la première fois l'impression d'être compris par quelqu'un, même si ce quelqu'un était un fossoyeur.

Les banquets d'État, à présent, ressemblaient à des messes où chacun venait chercher l'absolution de sa hideur, et autour des tables brillantes les convives s'esclaffaient avec la régularité d'un chœur de termites, tandis que lui, au centre, levait son verre comme on lève un toast à la mort. Il y avait là la Vieille-Mère de Berlin parlant de sécurité, le Frère-Soleil de Washington évoquant les valeurs communes, le Stratège à gants de Moscou qui souriait la face immobile, la Dévote de Rome qui murmurait des bénédictions sur les ventes d'armes, et, un peu plus loin, la Blonde-de-Saint-Cloud qui ricanait en silence. On signait des contrats dans les couloirs, on effaçait des morts dans les annexes, on réglait le monde comme si ses ressorts fonctionnaient encore. Le hoquet collectif, désormais, couvrait toute dissonance.

Quand une journaliste posa une question sur les violences policières, il répondit par un gloussement lent, mesuré, qui plongea la salle dans l'hilarité ; le lendemain, elle perdait sa tribune, et personne ne fit le lien. Le Fossoyeur-de-Caen écrivit dans son journal : « le courage est de rire quand les faibles pleurent », et ce titre, repris par les réseaux, devint slogan. Dans les manifestations, les policiers arboraient sur leurs boucliers des autocollants où l'on pouvait lire simplement : RIRE. Et le peuple, de fatigue, finit par rire aussi, non de joie mais pour participer, et la propagation se fit comme une moisissure sur une plaie.

Le palais, fermé à la lumière, devint un organe aveugle, tout s'y faisait sans but, les ordres circulaient ; dans cette continuité d'agonie le Président sentit son corps se dissoudre comme une mécanique céleste, jusqu'à ne plus savoir s'il respirait pour lui ou pour le pays. Sous les étages les uniformes avaient pris le contrôle ; les officiers dictaient les communiqués, les commissaires remplaçaient les ministres. Les décrets parlaient d'« urgence », de « centres de sûreté », de « zones de tri », personne ne disait le mot mais chacun l'entendait, les camps existaient déjà, invisibles, dans la langue. L'armée, la police, les clergés, les banques, s'étaient partagés la dépouille du pouvoir ; il laissait faire, certain qu'aucune faute ne lui serait imputée, car l'histoire n'accuse pas les cadavres. Il songea qu'il avait accompli la métamorphose parfaite : être vivant et déjà remplacé par la mort. Dans son fauteuil, il eut un petit claquement, et un souffle doux l'effleura : l'idée qu'on pouvait livrer un pays entier à ses bourreaux sans qu'aucune apparence ne soit troublée.

Quand on le retrouva mort, assis, la tête penchée sur le drapeau, la peau grise et les yeux ouverts, les journaux parlèrent d'épuisement, et les foules, au lieu de pleurer, rirent encore, parce que la mort du chef confirmait la vitalité de la ruine. Dans le rire général, on n'entendit plus que le frottement de pattes sur le parquet, celui d'un insecte invisible qui répétait lentement : « il faut tenir, tenir encore, jusqu'à ce que plus rien ne respire ». Les militaires défilaient dans les rues, la Blonde-de-Saint-Cloud avait prêté serment au nom de l'ordre et de la foi, les colonels gouvernaient au journal du soir, les camps s'ouvraient au bout des voies ferrées. Et ce murmure, partout, semblait venir de plus loin que la mort ; il passait d'une bouche à l'autre, d'un écran à l'autre, nul ne savait plus qui parlait ni pour qui. Le rire avait remplacé la pensée et la peur, l'air.

Lahoucine Duvaast, Frênes, 27/11/25

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