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20.10.2025 à 17:13

Achèvement du temps historique et/ou atrophie des forces d'imagination ?

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Quelques idées à propos du livre de Jacques Wajnsztejn « L'achèvement du temps historique »

- 20 octobre / , ,
Texte intégral (7987 mots)

Alors, Jacques, continuons le débat [1] qui nous unit depuis déjà pas mal de temps, soit dans l'action, soit par médias interposés (Temps critiques ou Lundimatin) ! Nos derniers échanges datent de la présentation de ma lecture de Giorgio Cesarano Manuel de survie [2] et d'un bilan provisoire de l'évènement Gilets Jaunes. [3] Dans les deux cas, il s'agissait de questions centrales auxquelles tu reviens dans ton dernier livre et qui continuent de me préoccuper également. Je ne peux pas développer ici de réflexions plus approfondies mais juste indiquer quelques pistes qui pourront peut-être servir pour situer l'analyse du temps présent dans une mise en perspective du temps historique que tu exiges avec raison – si j'ai bien compris la formule provocatrice de ton titre. Moins provocateur mais catégorique était le titre que tu avais donné à la présentation de ma note de lecture de Cesarano : « Ni apocalypse, ni révolution à l'horizon... » Depuis 2019, l'année de nos derniers échanges, la dimension apocalyptique de l'état du monde s'est aggravée considérablement, elle n'apparaît cependant toujours pas en tant que telle dans ton livre. Et si tu écris maintenant : « beaucoup, y compris nous-mêmes, sont persuadés... que nous sommes à la veille de nouveaux chamboulements et de révolutions à venir... », ce n'est pas développé comme base d'analyse de notre époque.

Cinquante ans après l'intuition de Cesarano, il devient pourtant toujours plus évident que le monde est entré dans une constellation où Apocalypse et révolution – le titre de son livre antérieur au Manuel de survie sont imbriquées. Le monde semble être condamné à refaire le XXe siècle, qui avait sonné le glas d'un modèle de civilisation sous deux formes : la barbarie de guerres et génocides d'un côté et les révolutions et tentatives échouées de réorganisation du monde sur de nouvelles bases, de l'autre. La réapparition d'une forme de guerre de position interminable en Europe et l'écrasement génocidaire de la population à Gaza ne peuvent tromper personne. Encore une fois il s'agit de la tentative de maintenir le statu quo des structures économiques et de domination existantes en recourant aux moyens les plus barbares. A cette réutilisation et à ce perfectionnement de moyens de guerre et de répression toujours plus sophistiqués, s'ajoute aujourd'hui la destruction des bases de la vie humaine et non-humaine sur la planète. Ces tendances lourdes de notre époque sont presque complètement absentes dans ton livre.

De l'autre côté, le réveil de résistances et d'insurrections des dernières décennies au niveau international est examiné par toi principalement sous l'aspect d'un manque de leur insertion consciente dans le temps historique long. Tu ne vois que de « l'immédiatisme » et du « présentisme » induits par le cadre idéologique général d'un « achèvement du temps historique ». De plus, tu ne constates pas seulement un rapport défaillant au passé, mais tu fais aussi allusion à une autre conséquence de ce présentisme présumé : l'incapacité de s'ouvrir au futur, à la dimension utopique de toute aspiration révolutionnaire. Alors, il n'est pas surprenant que Temps critiques n'ait pas partagé du tout les attentes formulées à l'occasion de la mobilisation autour du 10 septembre par Serge Quadruppani et d'autres, en disant que : « ...le feu ne couve pas sous la surface ordinaire des renoncements quotidiens. » [4] Quadrupanni a évoqué ce qu'il s'est passé réellement en France et en Italie autour du 10 septembre. [5]

Pour comprendre ce qui sourde, en outre, caché sous l'apparence d'une atrophie des forces de l'imagination, je propose une brève mise en perspective historique de la dimension utopique dans les confrontations séculaires de notre ère.

La « modernité » : ouvertures et fermetures dans l'évolution d'un modèle de civilisation conquérant

L'évolution des luttes sociales de l'ère de la modernité est caractérisée par une alternance de phases plus ou moins longues de confrontations sociales, soit d'ouverture aux idées et aux mouvements révolutionnaires, soit au contraire de fermeture, permettant aux forces contre-révolutionnaires d'étouffer ou d'absorber de telles idées et de tels mouvements.

Dans ce sens, l'époque de la Renaissance et de la Réforme est bien sûr considérée à juste titre comme une période d'ouverture unique, un tournant historique dans la pensée et l'action sociale des hommes dans le monde. Mais cette ouverture n'est généralement perçue que comme le départ vers un nouveau modèle de civilisation et de progrès à portée universelle, toujours en vigueur aujourd'hui : la libération des forces productives scientifiques et techniques, l'essor des arts, l'affirmation des libertés et des droits individuels. En revanche, les pensées et les mouvements sociaux critiques de ce modèle et utopiques, au sens large du terme, qui accompagnent sa naissance, ne sont guère ancrés dans la conscience générale.

Les désignations Re-naissance et Ré-forme, en tant que classifications historiques, sont significatives, mais trompeuses. Elles ne rendent qu'insuffisamment compte de la profondeur et de l'ampleur de l'ouverture à un nouveau départ de nos sociétés. Il s'agit de termes sous l'angle de la perspective limitée d'un renouvellement de continuité historique linéaire de l'Occident, sous forme d'une "re-naissance" de l'Antiquité ou d'une "ré-forme » du christianisme.

Pour les forces sociales les plus avancées de cette époque il s'agissait pourtant de bien plus que cela. Aussi bien les penseurs les plus critiques, comme Thomas More et Érasme, que les éléments les plus combatifs de la paysannerie et des nouvelles catégories sociales urbaines, défendaient des points de vue qui signifiaient une rupture radicale avec les structures sociales et de domination héritées. Pour More, l'ouverture géographique due à la découverte du Nouveau Monde a été le déclencheur pour ouvrir également les horizons du monde de la pensée. Les découvertes géographiques avaient révélé l'existence de formes alternatives de vie sociale humaine, la persistance de communautés claniques et tribales, ainsi que de grands empires inca et aztèque. L'Utopia de More n'était pas tant une création fantasmagorique d'esprit située nulle part, qui donnera le nom à tout genre de telles élaborations, qu'une critique précise des formes des sociétés contemporaines, accompagnée de propositions de rechange ici et maintenant, pas 'no-where', mais 'now+here' dans la version anglaise de sa vision. [6] Dans ce sens l'Utopia de More est un des pamphlets nombreux en circulation dans les milieux populaires de son temps, qui revendiquaient un renversement total des hiérarchies sociales et jouaient un rôle éminent dans les mouvements de paysans insurgés, comme celui des anabaptistes autour de Thomas Müntzer. Leur cadre de référence religieuse était chiliaste, ils ne visaient pas une réforme des institutions ecclésiastiques, mais l'établissement du Royaume de Dieu sur terre. « [Müntzer] appelle au Royaume de Dieu ici et maintenant. » [7]En Europe, autour de la fin du XVe et au début du XVIe siècles, est formulée pour la première fois, par des penseurs et dans des soulèvements sociaux, la perspective d'une réorganisation fondamentale de la vie commune des hommes sur terre.

En réaction à l'essor de la Renaissance et de la Réforme s'impose, aux XVIe et XVIIe siècles, la "Contre-réforme" catholique avec son arsenal répressif, l'Inquisition et les bûchers. Le point culminant de la mise en forme idéologique de sa contre-offensive fut le Concile de Trente de 1543-1563. [8]

Mais il faut bien savoir qu'auparavant, avant la Contre-réforme catholique, s'est déroulée, soutenue du côté protestant par Luther, une contre-offensive des princes, le massacre de paysans insurgés, avec plus de 100000 morts, dont l'apogée fut la bataille de Frankenhausen en 1525. Calvin instaura en même temps une domination renforcée du clergé dans les villes, y compris avec des bûchers.

Après la fermeture de la phase d'ouverture de la Renaissance/Réforme par la Contre-réforme et l'institutionnalisation consécutive de nouveaux cadres économiques et étatiques, rien ne pouvait arrêter le développement impitoyable du modèle de la société capitaliste, un modèle de civilisation moderne amputé de toute dimension utopique d'égalité sociale et harmonieuse.

L'installation de cette version capitaliste de la modernité reposait sur des formes d'assujettissement brutal pour imposer une "soi-disant accumulation primitive" (Marx), une accumulation des richesses permettant l'établissement et l'extension de structures économiques commerciales et industrielles capitalistiques. Dans les pays européens, cette accumulation originaire était basée sur la prolétarisation des paysans à travers les "enclosures", la pendaison et des maisons de travail pour les "vagabonds", et plus tard sur le travail d'enfants. Dans les pays colonisés elle se base en parallèle sur l'esclavagisme et la traite « triangulaire » : captation des esclaves en Afrique, leur vente contre les produits de mono-cultures latifundiaires en Amérique, et finalement importation de ces produits en Europe.

Le bilan de cette première phase de l'accumulation capitaliste est pour Marx sans ambiguïté : « Si l'argent, comme dit Augier, vient au monde avec des taches de sang naturelles sur une joue, le capital quant à lui vient au monde dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds. » [9]

Les destinées de la pensée utopique dans le parcours historique du nouveau modèle de civilisation

Depuis la Contre-réforme l'"esprit de l'utopie" (Bloch), réveillé par Thomas More, Thomas Müntzer et tant d'autres, a cependant continué de souffler à travers toute l'Europe dans l'art. Comme disait Stendhal : "La beauté est une promesse de bonheur". "Le désir du tout autre", le rêve d'une "bonne vie", juste et en harmonie avec la nature, de plaisir, d'épanouissement des sens et d'une intériorité riche, trouvait un refuge dans l'art. C'est d'abord avec l'éclat particulier du Baroque au « Siècle d'or », à l'époque de la Contre-réforme, que la littérature [10] et la peinture prennent un essor considérable. En même temps la musique européenne « classique » savante trouve là son origine : elle s'émancipe de la tutelle de l'Église, établit un lien avec la musique populaire profane et ouvre un nouvel espace mental d'expansion et de raffinement des sentiments. Bien entendu, dans les conditions contraignantes de cette époque, l'art doit accepter de s'arranger avec les puissances établies, l'Église et l'État. L'expression artistique reste soumise, volontairement ou non, aux cadres institutionnels. [11] C'est seulement à la marge qu'une créativité spirituelle et artistique, plus ou moins secrète, cherche à échapper au contrôle de l'Église et de l'État grâce à des réseaux occultistes ou d'alchimistes ésotériques.

Avec la Révolution française, on assiste de nouveau à une ouverture de l'espace de pensée et d'action radicales dans toute l'Europe. Elle entraîne une bipolarisation de plus en plus forte : il se forme un camp dominant de l'expansion industrielle et économique, encadrée par des structures étatiques semi-féodales ou, plus tard, bonapartistes et républicaines conservatrices.

A l'opposé de celui-ci émerge le camp des forces sociales qui, sous différentes formes et avec différentes orientations, aspirent à une refonte fondamentale de la vie en collectivité. Même si les premiers concepts visant à "transformer le monde" par un changement de ses bases productives d'un côté et les aspirations artistiques voulant "changer la vie" (Rimbaud) par sa "poétisation" (Novalis) de l'autre, se développent à une distance relative, les deux ont en commun une critique et un rejet de l'existant, une révolte contre un monde d'oppression et d'exploitation, de médiocrité et d'insensibilité.

Après la première vague du romantisme à fin du XVIIIe siècle en Europe (principalement en Allemagne) suit tout au long du XIXe siècle, surtout en France, un renouveau artistique avec un approfondissement de la radicalité poétique (Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont) et, en parallèle, dans le roman une sociologie et une psychologie sociales critiques (Balzac, Flaubert ou Zola) avec de répercussions dans d'autres pays européens surtout la Russie, où l'impact des mouvements révolutionnaires sur la littérature est le plus grand (Tolstoï, Dostoïevski, Gorki), mais aussi en Amérique.

La formation d'associations de tendance socialiste visant une réorganisation des structures économiques et du travail débute au début du XIXe siècle, avec des penseurs et des regroupements qu'on nommera plus tard "socialistes utopiques". Leurs modèles théoriques ont accompagné des tentatives d'une mise en œuvre à travers des expérimentations locales en Europe et en Amérique. Les représentants les plus marquants de ces courants sont Saint-Simon, Owen, Cabet, Blanc et surtout Fourier.

Par la suite, dans l'essor des organisations du mouvement ouvrier, des partis et des syndicats, jusqu'à la fin du XIXe siècle, c'est l'inspiration marxiste qui gagne une influence prédominante. Pourtant dans les soulèvements révolutionnaires du siècle qui prolongent le réveil de la Révolution française – la révolution de juillet à Paris en 1830, le "printemps des peuples" en 1848, la Commune de Paris en 1871 – d'autres courants politiques continuent de jouer un rôle considérable. Notamment le courant anarchiste inspiré par Proudhon et Bakounine, et les républicains radicaux dirigés par Auguste Blanqui. Après la Commune de Paris a lieu la scission fatale au sein de la Première Internationale entre marxistes et anarchistes. Cette scission a eu pour effet que l'esprit utopique a plutôt survécu dans le camp anarchiste, qui avait une affinité particulière avec l'avant-garde artistique, tandis que dans le camp marxiste on suit la démarche de Marx et Engels sous leur devise scientiste : "Le Socialisme de l'utopie à la science".

D'une guerre mondiale à l'autre

Telle était la constellation au tournant du XXe siècle qui débute, par la Première Guerre mondiale, avec une nouvelle fermeture d'une violence inouïe de l'espace de pensée et d'action ouvert au XIXe siècle. La guerre entraîne un effondrement total du mouvement ouvrier d'orientation marxiste – mais en partie aussi anarchiste. Des alliances "sacrées" avec les gouvernements belligérants, la "trêve" entre syndicats, patronats et États et un enthousiasme général des populations pour la guerre dominent presque sans contestation. Peintres et poètes suivent en tant que volontaires l'appel de mobilisation à la guerre.
Le chute dans la barbarie, que prédisait Rosa Luxemburg – une des rares voix d'opposition sans compromis à la guerre – comme conséquence de l'absence de révolution socialiste, commence.

A la fin de la guerre mondiale s'ouvre pourtant une nouvelle perspective puissante pour la révolution. En Russie, Asie, Hongrie et Italie, se produisent de soulèvements révolutionnaires, qui n'aboutissent toutefois à un renversement véritable du pouvoir économique et politique en place que dans le cas de l'Octobre russe de 1917. Mais une nouvelle forme d'organisation de lutte voit le jour, le conseil d'ouvriers et de soldats. Une structure qui actualise spontanément sans référence directe, dans un nouveau contexte historique, l'expérience de la démocratie directe de la Commune de Paris en 1871. Cette expérimentation d'une organisation de la lutte et d'une nouvelle forme de gestion de la vie en commun après la décomposition des structures de l'État avait amené Marx à voir la Commune comme le modèle de « dictature du prolétariat », ce qui était en réalité plutôt un 'Contre-État' prolétaire. Il salue ce renversement à juste titre comme un « assaut du ciel », un acte spontané à forte dimension utopique, pas l'accomplissement d'un programme scientifique.

De la même façon, les conseils d'ouvriers et de soldats à la fin de la Première Guerre mondiale font émerger dans les milieux marxistes et anarchistes la vision d'une réorganisation de la vie sociale sur la base d'un autogouvernement, une forme de démocratie directe. Pour un court moment, d'avril à octobre 1917, même Lénine défend cette orientation (voir les Thèses d'Avril et État et Révolution), avant de se lancer dans la construction d'un État bureaucratique sous la direction d'un Parti unique. Par la suite, c'est seulement dans les courants dissidents marxistes et anarchistes libertaires que survit une orientation de type "conseilliste".

L'essor des luttes sociales après la Première Guerre mondiale s'accompagne d'une vague de renouvellement des formes de création et des thèmes artistiques. En Russie, le "futurisme" évoque un avenir radieux, ouvert. Des poètes comme Maïakovski et Essenine conquièrent avec leurs vers les places publiques et les lieux de rassemblement. Des cinéastes comme Eisenstein réalisent des films d'une force de révolte passionnante. Des artistes visuels comme Tatline, Lissitzky et Malevitch défendent un "constructivisme" ouvrant à de nouveaux espaces d'abstraction et de mouvement en peinture, sculptures et modèles architecturaux. En Allemagne, les dadaïstes et les expressionnistes brisent les formes artistiques conventionnelles et prônent une révolution de la vie quotidienne. Dans l'Académie du Bauhaus sont posées les bases théoriques d'une nouvelle esthétique en peinture et architecture, photographie, design, en étroite collaboration avec des artistes russes. En France, c'est le cubisme qui remplace la dominance de la perspective linéaire depuis la Renaissance par une fragmentation de points de vue sur des paysages et des objets, afin de stimuler un nouveau regard sur le monde. Parallèlement, le surréalisme tente de pénétrer dans l'inconscient de la réalité par le biais de protocoles de rêves, d'écriture automatique et d'images puisant dans l'inconscient. L'action révolutionnaire et la création artistique commencent à converger voire à interagir. La dimension utopique de leurs réalisations trouve pour un court moment un espace commun de réflexion et d'échange.

Cette ouverture des perspectives sociopolitiques et artistiques dans l'entre-deux-guerres en Europe est encore une fois brutalement étouffée par l'écrasement des mouvements révolutionnaires en Allemagne, Hongrie, Italie et finalement en Espagne. Dans ces pays, un nouveau monstre anthropophage de pouvoir d'État totalitaire installe sa dictature, le fascisme. En Russie, c'est parallèlement le stalinisme qui anéantit toute la garde de la révolution et des millions d'ouvriers et de paysans, acteurs de la révolution de 1917-1921.

Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Lénine avait déclaré qu'une "ère de guerres et de révolutions" s'ouvrait au début du XXe siècle. Hobsbawm a qualifié la période 1914-1945 de "nouvelle guerre de trente ans". En effet, au cours de ces décennies, l'ouverture et la fermeture de perspectives sociopolitiques, les révolutions, guerres et contre-révolutions, s'entrecroisent à un rythme accéléré, pour aboutir finalement, après l'apocalypse de la "guerre totale" et de l'Holocauste, à la première expérimentation d'une extermination génocidaire nucléaire.

D'un après-guerre à… ?

Après la Seconde Guerre Mondiale on assiste d'abord à une phase de stabilisation relative dans les pays industrialisés qui dure jusqu'à la fin des années 60. C'est l'époque des "miracles économiques", de la reconstruction des capacités de production détruites et du "compromis fordiste", avec des possibilités de consommation élargies et de protection sociale en contrepartie du renoncement à une transformation fondamentale de la forme de vie et de l'économie capitaliste.

Aucun courant n'arrive à se faire entendre avec une perspective nouvelle de transformation radicale de la société, ni au sein du mouvement ouvrier, ni dans l'avant-garde artistique. Au lieu de développer de nouvelles visions utopiques et de nouvelles pistes de réflexions critiques, sont conçus des contre-utopies ou dystopies, des mondes de science-fiction dans lesquels on ne fait que prolonger les tendances existantes de déformation et de destruction des conditions de vie humaine et non-humaine sous forme de scenarios d'horreur. Les premières œuvres d'après-guerre de ce genre, "1984" d'Orwell et "Le meilleur des mondes" de Huxley, ou avant déjà, "Le talon de fer" de Jack London, avaient voulu mettre en garde contre de tendances menaçantes d'un totalitarisme répressif. Aujourd'hui par contre, de telles tendances sont plutôt peintes avec une délectation complaisante, surtout dans de grandes productions de cinéma, sur un mode sado-masochiste. [12]

A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, cette phase de stabilisation explose au niveau international dans un réveil de révoltes, à commencer par le mouvement des étudiants et de larges couches de la jeunesse qui remettent fondamentalement en question le modèle occidental de travail et de consommation. L'utopie redevient un cadre général de pensée et d'action. En France, des slogans comme "L'imagination au pouvoir !" ou "Sois réaliste, demande l'impossible !" dominent. [13] Le courant situationniste autour de Guy Debord tente d'actualiser l'héritage des avant-gardes artistiques et marxistes « conseillistes » dans de nouvelles perspectives. En Amérique les Beatniks et Hippies expérimentent des formes de vie alternative, communautaire et proche de la nature. En Allemagne, les écrits d'Ernst Bloch sur l'utopie et le "principe d'espérance" ainsi que le messianisme révolutionnaire d'un Walter Benjamin deviennent des points de repère pour de nouvelles réflexions critiques et des actions radicales.

Cette phase d'ouverture des années 60/70 se termine au cours des années 80/90 par le triomphe mondial du néolibéralisme, qui se présentait comme inéluctable. Après l'effondrement de l'URSS, restent vainqueur le déchaînement du commerce mondial, la capitalisation financière et le démantèlement des structures de l'État social. La "fin de l'histoire" est proclamée contre tout espoir utopique tout en absorbant quelques changements d'orientations et de comportements culturels dans le « Nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski). Du reste TINA : "there is no alternative" (M. Thatcher). Mauvais temps pour l'utopie. Le terme purement péjoratif devient synonyme de rêverie vaine.

Les nouveaux contours de la dimension utopique des luttes

Ce n'est qu'à la fin des années 90 que la constellation change de nouveau. Genève 1998, Seattle 1999, Gênes 2001... Commence alors une série de grandes manifestations contre les sommets internationaux des grandes puissances, contre les accords commerciaux néolibéraux, la destruction accélérée de l'environnement, les inégalités sociales s'aggravant et le pouvoir des multinationales grandissant. L'horizon s'ouvre à nouveau. "Un autre monde est possible !" proclament des milliers de manifestants altermondialistes. Finalement, à partir de la crise financière mondiale de 2008, des soulèvements, des émeutes et des mouvements de protestation militants se produisent à intervalles de plus en plus rapprochés dans différents pays et régions du monde : déclenchement du "printemps arabe" en 2011, soulèvement de Maidan en Ukraine en 2013/14, à Hong Kong en 2014 et 2019, mouvement des gilets jaunes en France en 2018/19, au Chili en 2019/20, les émeutes de plusieurs semaines aux États-Unis contre l'assassinat de George Floyd en 2020 et le mouvement insurrectionnel "Femme, vie, liberté" 2022, pour ne citer que quelques-unes des luttes les plus marquantes. Même si les causes et les circonstances de ces mouvements sont très différentes, il est possible d'identifier des motifs et des orientations similaires : rejet des institutions de représentation politique et de leurs personnels ; formes spontanées d'organisation de la démocratie directe ; unité des revendications matérielles et aspiration à un changement fondamental sociétal, contre l'inégalité et l'oppression sociales, pour la dignité humaine.

Le rejet des institutions va au-delà d'un "dégagisme" populiste. Face aux dégâts du néolibéralisme et à la montée de mouvements d'extrême droite et fascistoïdes commence à se généraliser un refus de l'ordre institutionnel et social en général, non seulement de ses représentants politiciens.

Un changement de paradigme d'orientation théorique commence à être avancé dans le contexte des mouvements spontanés de ces années. L'élection de Constituantes pour réanimer des modèles traditionnels "démocratiques" (par ex. en Tunisie et au Chili) s'avère être un piège, un leurre. Ni les partis établis de la gauche traditionnelle, ni les formations électorales récentes, issues des grandes mobilisations – "de places" par exemple – n'arrivent à introduire une rupture véritable avec les structures dominantes économiques, étatiques et idéologiques. Alors se dessine intuitivement, dans l'action, comme seule perspective libératrice la destitution ou dissolution de toutes les structures institutionnelles, garanties du fonctionnement de l'ordre régnant. Leur neutralisation et leur remplacement par des liens collectifs vivants primaires, deviennent l'objectif plus ou moins conscient dans la lutte. C'est cela la vérité cachée du "présentisme" – du " Bloquons tout !", par exemple – qui refuse de se faire cantonner à l'aspiration au changement dans le carcan des revendications programmatiques à plus ou moins long terme.

Les programmes sont une de formes dominantes à destituer et l'imagination est une forme de destitution : "Il faut penser l'imagination comme une forme préliminaire de destitution ; comme ce qui, par la dissolution des formes dominantes, permet la génération de nouvelles formes de vivre, et donc de la politique. C'est bien dans ces failles imaginatives, dans la brèche temporelle qui se détermine au cours de l'insurrection, qu'il nous faut chercher les transformations sensibles de la subjectivité révolutionnaire…" [14]

Il faut considérer aujourd'hui l'aspiration à la destitution des toutes les formes institutionnalisées dominantes comme la manifestation centrale de la dimension utopique des luttes. [15]

Parallèlement à et contre cette résurgence et cette radicalisation des luttes dans de nombreux pays, des régimes autoritaires se renforcent, comme la dictature de Poutine, le régime d'oppression antidémocratique et ethnique d'Erdogan, le régime des mollahs en Iran, la dictature chinoise de contrôle social total, étendue à Hong-Kong malgré toutes les protestations. Et Trump a été élu une seconde fois. A cela s'ajoutent, ces dernières années, le déclenchement des moyens de guerre toujours plus brutaux et effroyables en Ukraine et en Palestine ainsi que la perspective d'une nouvelle vague de militarisation effrénée, l'arme atomique incluse, notamment en Europe. Associée à la destruction de plus en plus dévastatrice des conditions de vie naturelles, l'image qui se dégage à première vue est non sans raisons celle d'une dérive apocalyptique s'accélérant et s'approfondissant du cours du monde.

Mais il faut voir les deux faces de la situation historique actuelle. Elle se caractérise ni par une réouverture généralisée de perspectives de transformation radicale libératrice, ni par une nouvelle fermeture durable, définitive d'un tel horizon, mais par un nouveau type d'imbrication entre apocalypse et révolution, dont la portée fait penser à la situation de bouleversement du début de l'ère moderne. Si à la fin du Moyen Âge, les conditions spirituelles et matérielles fondamentales de la société ont été mises en question par des facteurs objectifs et un renversement des cadres de pensée subjectifs, aujourd'hui aussi, dans la phase finale du modèle de civilisation, imposé entre temps au monde entier, les bases de celui-ci subissent une érosion profonde. L'ouverture et la fermeture du cadre des débats et des luttes pour la construction de l'avenir sont sujet d'une confrontation permanente. Les forces à vocation révolutionnaire ne parviennent pas à provoquer de grands changements durables, tandis que les forces contre-révolutionnaires ne réussissent pas à empêcher l'éclatement et l'élargissement des révoltes et des insurrections.

Comme au commencement de l'ère moderne, dans la phase de son agonie actuelle tout est à nouveau remis en question, de manière encore plus radicale qu'à l'époque de la Renaissance et de la Réforme. Quelles tâches incombent à l'humanité face à l'épuisement apocalyptique du modèle de civilisation érigé comme norme universelle depuis 500 ans avec tant de sacrifices ? On commence à réaliser que pour comprendre l'impasse dans laquelle on est arrivé, il faut encore aller bien plus loin dans le passé.

On commence à prendre conscience qu'avant l'Antiquité, l'humanité avait déjà connu un bouleversement décisif : le tournant néolithique, le passage de l'ère des chasseurs-cueilleurs au stade de la sédentarité, de l'agriculture et de l'élevage. C'est à cette époque que se sont constitués les éléments décisifs des formations sociales dominantes jusqu'à aujourd'hui : construction d'États et d'empires centralisés, armées permanentes et moyens techniques de guerre, séparation patriarcale des sexes, domination de la nature intérieure et extérieure. Le retour à l'antiquité de la Renaissance comme inspiration d'un recommencement a épuisé ses limites. L'Antiquité a joué un rôle d'écran. Il faut reconsidérer le parcours de l'humanité en arrière dans toute sa profondeur. C'est à cela que, depuis quelques décennies déjà, un courant nommé "anthropologie anarchiste" (Clastres, Sahlins, Graeber, Scott et autres) s'est dédié. Il a montré dans quelles confrontations sociales et sous quelles formes – en partie alternatives – de vie sociale et économique s'est déroulé le tournant néolithique.

Comme au temps de Thomas More, les minorités ethniques, opprimées et décimées depuis la conquête du Nouveau Monde, occupent donc une place éminente dans l'espace de pensée et d'action visant un nouvel ordre sociétal. Les formes de vie encore existantes des communautés précapitalistes commencent de nouveau à être saisies dans leur signification pour le développement de nouvelles perspectives.

L'appel à un réapprentissage des connaissances et des comportements ancestraux n'est plus seulement le rêve de quelques individus ou courant « primitiviste ». [16] Sur plusieurs continents, en Australie, en Amérique latine et en Afrique, on assiste à une prise de conscience des populations et/ou des tribus autochtones qui, dans le cadre d'une décolonisation réparatrice, revendiquent le droit à l'autonomie, la protection de leur espace vital et la reconnaissance de leurs différents modes de vie culturels, c'est à dire une véritable rupture avec 500 ans de colonialisme, d'oppression et de destruction des espaces vitaux. Ces mouvements trouvent un écho dans les institutions internationales (ONU) et, en partie, dans les législations nationales.

L'anthropologie occidentale des "peuples premiers" n'est plus la seule à comprendre la valeur de leurs ontologies cosmologiques face à la crise actuelle de l'humanité sur le globe. L'idée de Gaïa, la Terre Mère vivante, représentée dans les mythologies les plus diverses, pénètre peu à peu dans la conscience générale. Pour la première fois, il y a des pays qui donnent même une personnalité juridique à de lieux et de formes de vie non-humaine, par exemple le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande et la « mar menor » en Espagne. Ces initiatives au niveau national et international sont soutenues par des porte-paroles des populations concernées, avec parmi eux des représentants d'une contre-anthropologie indigène, une anthropologie "des Blancs". [17]

Il y a aussi surtout les premiers germes d'une jonction entre ce « réveil des peuples de la terre » et la lutte dans les pays ex- ou néo-colonisateurs pour la défense du vivant, des premiers échanges entre des représentants de peuples autochtones et des groupes militants "blancs". Il y a trois ans, une délégation zapatiste, composée principalement de membres des tribus d'indiens mayas du Chiapas mexicain, a fait le tour de l'Europe pour initier ce qu'ils ont appelé une "Reconquista à l'envers", c'est-à-dire une introduction des expériences de démocratie directe et d'intégration harmonieuse dans la nature du Nouveau Monde dans les luttes de l'Ancien Monde. De même, des échanges ont eu lieu ces dernières années entre de délégations d'aborigènes australiens et les défenseurs de la zone forestière et agricole de Notre-Dame-des-Landes. La compréhension commune d'un lien intense avec la terre y a servi de base. Les actions militantes communes des Blancs et des Indiens à Standing Rock contre un gigantesque oléoduc destructeur, aux États-Unis, ainsi que la révolte commune des Blancs et des Noirs contre l'assassinat de George Floyd s'inscrivent également dans cette démarche d'interconnexion.

Dans toutes ces actions et échanges, les bases naturelles de la vie ne sont plus considérées par un prisme scientifique visant leur utilité économique profitable, mais sous l'angle des efforts nécessaires pour maintenir leur force nourricière vitale et leur beauté. On commence à comprendre que la science et la poésie, l'activité artistique et organisation de la vie reproductive doivent sortir de leur cloisonnement mutuel pour former de nouveau un tout. Une "alliance de la vie", une mobilisation des forces vives de la pensée et des formes de vie dans toute leur diversité, commence de s'opposer avec une détermination croissante à la violence de l'uniformité totalitaire destructrice régnante, en apparence toute puissante. L'effort de destitution suit une ligne de fuite vers un retour aux sources, en vue d'une « réconciliation avec la nature » (Adorno). [18]

Dietrich Hoss


[6] Voir Lothar Wolfstetter, Die Genese des Utopiebegriffs bei Thomas Morus und heute, dans : Die Utopie in Wort und Bild-Thomas Morus, Materialis Heidelberg 2016, p.9 ss.

[7] Eric Vuillard, La guerre des pauvres, Actes Sud 2019, p.43

[8] L'église catholique romaine était bien préparée à cette tâche. Elle avait installé et expérimenté son arsenal d'instruments et de tactiques contre de mouvements dissidents depuis le Haut moyen âge, le XIIe et le XIIIe siècles. Arnaud Fossier a montré récemment en détail comme elle était confronté pendant une centaine d'années à de foyers importants de « cathares », « Albigeois » et « vaudois » dans le sud de la France et le nord d'Italie, qui prédiquaient d'orientations et pratiques religieuses contestataires au christianisme dogmatisé et hiérarchisé. Les papes menaient une véritable guerre contre ces dissidences. A l'aide de milliers de dossiers de l'Inquisition, de centaines de bûchers et deux « croisades » se terminant en massacres se sont construit des « ennemis de l'intérieur » : « Il est probable que sans ‘inventer l'hérésie', l'Église n'aurait pu fixer le sacramentaire ni établir sa hiérarchie. » (Arnaud Fossier, Les cathares, ennemis de l'intérieur, La fabrique éditions 2025, p. 60). Ce premier cycle, contestation dissidente-renforcement d'un ordre clérical institutionnalisé, préfigure le cycle suivant : Reforme-Contre-réforme.

[9] [ Karl Marx, Le capital, puf 1993, p. 853

[10] A titre exemple significatif : Cervantès formule dans le premier grand roman moderne sous protection de son fou « Don Quichotte » une critique radicale des injustices et inégalités, à forte connotation utopique.

[11] Ainsi par exemple, l'Église maintient son contrôle patriarcal sur les nouvelles formes de musique sous des contraintes horribles : elle impose le recours à de castrats comme chanteurs. Cela conduit à une castration massive de jeunes garçons, dans l'espoir de leurs parents qu'ils aient une chance d'ascension sociale. Comme disait Walter Benjamin dans ces thèses Sur le concept d'histoire : « il n'est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. » (Dans : Walter Benjamin, Œuvres III, p. 433)

[12] Cependant, même certaines images de ce genre de films dystopique, symboles de révoltes désespérées condamnées à l'échec, comme le masque du Joker et les trois doigts levées des Hunger Games, ont été à détournés dans de manifestations dans différents pays du monde, en un signe de détermination du combat. Récemment, dans la dernière vague de révoltes de masses de jeunes au niveau international, du Népal aux Philippines, du Pérou au Maroc, c'est une figure de la pop-culture à dimension qui ouvre même à une dimension utopique, le drapeau d'une tête de mort souriante avec chapeau de paille, l'étendard du pirate « Luffy », personnage du manga One Piece : « ‘ L'idée de pirate est associée à celle de subversion, de rejet d'un ordre illégitime. One piece raconte une utopie ‘, celle d'une équipée libre, fraternelle, égalitaire. » (Richard Mémeteau dans Libération du 4 et 5 octobre 2025 p. 3). Ce drapeau a été pris comme symbole confédérateur d'un mouvement se manifestant dans les révoltes récentes sous l'étiquette « Gen Z », nom de la génération née entre fin des années 1990 et années 2010.

[13] Dans une lettre de mai 1968 de Paris, Elisabeth Lenk écrit à son directeur de thèse Adorno : « D'innombrables facultés et universités ont proclamé leur autonomie et sont occupées par des étudiants et des professeurs. On y dort, on y mange, on y fait la fête, on y discute jour et nuit, les restaurants d'étudiants, les piscines, les auditoriums sont ouverts aux travailleurs. C'est un véritable fouriérisme ». (Dans : Theodor W. Adorno und Elisabeth Lenk, Briefwechsel 1962-1969, éd. Lenk, text+kritik 2001, p. 145, trad. DH).

[14] Marcello Tari, Il n'y a pas de révolution malheureuse. Le communisme de la destitution, Editions Divergences 2017, p.217 On peut se référer aussi à la leçon zapatista selon Neige Sinno, autrice de La Realidad : « Un enseignement très intéressant du zapatisme pour les autres luttes, c'est qu'on se donne le droit de faire avec les moyens du bord. Mais c'est très punk aussi, c'est l'idéologie d'agir soi-même avec ce qu'on peut, d'essayer de faire advenir le monde qu'on voudrait voir advenir. C'est-à-dire que l'utopie n'est plus un truc inaccessible, réservée à des élites ou à de gens qui sont au bon endroit au bon moment. L'utopie, c'est tout le temps présent avec les moyens du bord ». (Entretien France inter le 23-03-2025).

[15] Il est significatif pour la méconnaissance de Temps critiques de cette nouvelle donne qu'ils s'accrochent tout en coup à la revendication du RIC (Referendum d'Initiative Citoyenne) par certains Gilets Jaunes, comme signe positif d'une volonté de ceux-ci à « créer de l'instituant », (voir « Sur le 10 septembre » op.cit.). Ils rappellent pourtant qu'ils avaient critiqué dans le document de 2019 « Dans les rets du RIC » de 2019 cette revendication car « elle faisait oublier aux Gilets jaunes la nature de l'État qu'ils ont pourtant découvert pendant leur mouvement ». Le refus de reconnaître le nouveau paradigme de la dimension utopique de la lutte, la destitution, c'est-à-dire justement le non-instituant, fait tomber Temps critiques dans les « rets du RIC », la menace qu'ils prétendaient vouloir éviter !

[16] Dans son livre Jaques Wajnstejn fait référence nommément à John Zerzan comme représentant d'un « nouveau courant dit « primitiviste' » (voir : Jacques Wajnstejn, op.cit. p. 104)

[17] L'œuvre monumentale d'un chaman des indigènes Yanomami d'Amazonie occupe une place particulière dans ce courant : Davi Kopenawa et Bruce Albert, La chute du ciel. Paroles d'un chaman yanomami, Plon 2010, mais à voir aussi la trilogie des œuvres d'un représentant indigène brésilien au niveau national et international parue récemment dont les titres sont tout un programme : Ailton Krenak, Idées pour retarder la fin du monde, -Futur ancestral, -Le réveil des peuples de la terre, Editions Dehors 2025 ; pour une synthèse des écrits d'auteurs africains et latino-américains de ce courant émergent voir : Jean-Christophe Goddard, Ce sont d'autres gens. Contre-anthropologies décoloniales du monde blanc, éditions Wildproject, 2024

[18] Je remercie mon ami, Patrick Janin, pour la relecture attentive et consciencieuse du texte, concernant aussi bien le contenu que la forme. Toute faiblesse ou imperfection, qui pourrait subsister, incombe bien sûr à ma seule responsabilité.

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20.10.2025 à 17:08

Des couverts, des assiettes, du réel

dev

Samedi 18 octobre, Centre commercial de la Toison d'Or, Dijon

- 20 octobre / , , ,
Texte intégral (713 mots)

Derrière les bacs à couverts remplis de couteaux, de fourchettes, de cuillères,
derrière les couvercles, les piles de plats, les tonnes d'assiettes empilées,
qu'elles soient rondes, rectangulaires, creusées, arrondies, hexagonales ou pentagonales,
derrière les poubelles, il y a celle de la bouffe et celle du papier,
derrière ce dépose-tout, ce dépose-merde,
derrière ces frites qui traînent, derrière cette mare de sauce ketchup qui inonde la place,
derrière ces odeurs d'égout,
il y a Laurent.

« Oui, mais
Ça branle dans le manche
Les mauvais jours finiront
Et gare à la revanche
Quand tous les pauvres s'y mettront »

Laurent.
Je l'aperçois, vêtu de son couvre-chef,
sa veste noire, maculée de tâches,
ses chaussures de sécurité, souillées de tâches,
la mine désabusée par ce travail,
par le rythme infernal des services,
Je l'aperçois, brosse et boule de récurage dans les mains,
qu'il lave, gratte, frotte, astique, cure, écaille, nettoie, décape, racle, brosse, efface, expurge, désencrasse,
Il me demande souvent si la salle est pleine
Je lui dépose des plats, les collègues aussi, des tas de plats, des
montagnes de plats, le rythme est ravageur pour Laurent,Je le vois qu'il se prend les tempes,
s'agite de chagrin, souffle, soupire, expire,
Ça va Laurent ?
Non ça va pas du tout
Il parle tout seul à sa plonge, à son bac, à son égouttoir,
C'est des démons, ici ! des démons ! des démons ! j'te jure !
Laurent, t'as le cœur chagrin
Hier tu m'as glissé entre deux trois assiettes que tu quittais ce poste pour le Courtepaille du coin
Les chefs passent, te toisent du regard, déposent des plats sans les vider,
C'est des démons, ici ! des démons ! des démons ! j'te jure !
Je t'entends Laurent
C'est des démons, ici ! des démons ! des démons ! j'te jure !
Je t'entends murmurer, chuchoter, ruminer ta tristesse
C'est des démons, ici ! des démons ! des démons ! j'te jure !
Je ressens ta détresse, ton corps qui lâche et ta colère qui s'acharne.

Laurent,

Tu me parles souvent de ta fille que tu n'as pas le temps d'aimer
Les horaires en coupure te bouffent, te minent, te rongent,
Tu me parles de ton âge et de ta fatigue, du temps qui manque et des révoltes à faire
Et si on sabotait tout, une bonne fois pour toute

Tes gestes, Laurent, sont des torches dans notre lutte

Voilà quelques lignes écrites entre deux services. Lignes écrites sur le qui-vive pour témoigner de la galère quotidienne de Laurent, plongeur en micro-brasserie. Conditions de travail misérables, rythmes infernaux, peines et tristesses maximales.

Et ces mots de Ponthus

« On fait sans faire
Vagabondant dans ses pensées
La vraie et seule liberté est intérieure
Usine tu n'auras pas mon âme
Je suis là
Et vaux bien plus que toi
Et vaux bien plus à cause de toi
Grâce à toi
Je suis sur les rives de l'enfance »

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20.10.2025 à 17:01

La Comète de Halley, de Marius Loris Rodionoff

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Texte intégral (874 mots)

La Comète de Halley paraît en septembre 2025 aux éditions Zoème. Il s'agit du septième livre de Marius Loris Rodionoff, historien et poète, petit dernier d'une série de textes portant notammant sur la guerre d'Algérie (Désobéir en guerre d'Algérie, paru au Seuil en 2023, Procès Verbaux, aux éditions Al Dante en 2021) et sur la justice (Objections, chez Amsterdam en 2022). Habitué à partir du réel, des documents et donc des mots des autres, le poète et chercheur approfondit ce sillon avec La Comète de Halley, livre de collage/montage entièrement constitué de fragments de manuels d'histoire allant du Moyen-Âge à nos jours. Débutant en 529 et s'achevant en 2000, le livre traverse en quelques soixante-seize pages mille cinq cent ans d'histoire de France. Le poème devient l'unité de mesure du temps et le témoin de ce qui retient l'attention de son auteur attentif, farceur et malicieux.

Les quelques soixante-dix poèmes qui constituent autant de jalons pour faire passer quelque chose de l'histoire de France telle qu'elle est racontée dans les manuels les plus basiques et épais qui soient sont tous très brefs. Ils sautent d'une période à une autre sans principe directif a priori. Ce sont le goût, la fantaisie et la révolution tant politique qu'astronomique qui guident les choix ainsi que le montage des vers. Ces derniers sont saisis par un soucis de la coupe, de la suspension, de l'absence, mais aussi par une grande condensation dans laquelle l'onomastique joue un rôle capital : c'est elle qui nous offre à goûter l'époque dont il est question.

530-610

Venance Fortunat poète italien de Ravenne s'est exilé en Gaule
Pour des raisons inconnues la reine Radegonde à Poitiers
Une peste ravage l'Auvergne est dépeuplée
Charibert meurt sans héritier
Interdit l'esclavage
Les Avars attaquent mais est capturé
Galswinthe est assassinée sur ordre du roi
Sa concubine Frédégonde
Les monnaies wisigothiques circulent
Une basilique en l'honneur de saint Saturnin

Dans La Comète de Halley il n'y a pas de hiérarchie entre ce qui relève du royal et du trivial, du « haut » et du « bas » et l'anecdote, précisément lorsqu'il s'agit des rois, revêts des atours tous particuliers. Ainsi par exemple la mention d'Henri IV blessé à la bouche (poème 1594) et de Robespierre blessé à la mâchoire (poème 1794) – l'occasion de dire que Marius Loris Rodionoff fait ses débuts en gueulant ses vers dans les cafés, sous la grande aile de Charles Pennequin. Cet effet de rime interne est complété par les nombreux clins d'oeil du livre avec notre contemporain : la fin du monde s'empare [déjà] de l'Occident en l'an 1000, un certain Melanchton riposte dans l'histoire de France en 1521, entre autres.

L'humour, lié au total décalage des éléments entre eux, et la surprise d'apprendre deux ou trois choses, fondent le plaisir de lecture. Je prends ainsi connaissance de l'existence d'une « armée de colonelles », en 1591, ou bien de cette fermière de l'Orne [qui] aurait perdu le contrôle / D'un fromage au lait de vache et donné naissance au camembert. (Oups !)

La Comète de Halley, comme le précise la quatrième de couverture, « a longtemps été suspectée d'exercer une influence désastreuse sur la Terre ». En s'appuyant sur des manuels usuels de la cinquième république, le recueil se fondait nécessairement sur une histoire majoritairement constituée de batailles et de morts, de victoires et de défaites. Mais l'enjambement toujours surprenant du vers, la compulsion des noms, la fatrasie des substantifs, l'arbitraire du passage d'une séquence historique à une autre, la mise à l'as desdits monarques qui se succèdent, les mentions de Landévennec, Loudun, Marseille, Paris ou Quercy, produisent un effet d'embrassement et de vitesse lumineuse qui déplace radicalement l'Histoire du côté du langage et du jeu. À noter les drôleries, les faiblesses, les bizarreries, les joyeusetés, de cette histoire majuscule qu'on nous fait prendre pour un socle et un progrès, se dégage un effet de désencombrement rafraichissant et libérateur.

Juliette Riedler

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20.10.2025 à 16:56

¡ Que se vayan todos !

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Du calcul politique au soulèvement populaire au Pérou

- 20 octobre / , , ,
Texte intégral (2409 mots)

Ces dernières semaines, nous avons assisté à de grandes insurrections populaires dans différentes parties du monde menées par la génération Z, qui ont réussi à renverser les classes dirigeantes de leurs pays respectifs. Au Pérou s'est déroulée une expérience similaire, puisque la présidente Dina Boluarte a été destituée la nuit du jeudi 9 octobre. Cependant, il serait illusoire de croire que la « Génération Z » a destitué la présidente Dina Boluarte comme cela s'est produit dans d'autres pays. Pour comprendre la conjoncture péruvienne, il faut prendre en compte le rapport de forces, car Boluarte aurait dû quitter la présidence bien plus tôt.

Après la destitution de l'ex-président Pedro Castillo, Boluarte aurait dû convoquer de nouvelles élections présidentielles. Elle a choisi toutefois de se maintenir au pouvoir grâce à une alliance nouée avec les partis politiques qui contrôlaient le Parlement péruvien : Alianza para el Progreso, Fuerza Popular, Renovación Popular, Acción Popular et Perú Libre. Lorsque Boluarte a annoncé qu'elle resterait présidente jusqu'en juillet 2026, les populations des régions de Cusco et Puno, situées dans les Andes du sud péruvien, se sont mobilisés pendant des jours pour exiger la libération de Pedro Castillo et la démission de la présidente. La réponse de l'État a été sans appel : plus de quarante Péruviens ont été assassinés. [1] Cependant, cela n'a provoqué aucun changement dans le régime gouvernemental : Boluarte est restée en fonction, tout comme le Premier ministre. Le Parlement non seulement n'a pas exigé de réponse concernant ces assassinats, mais l'a protégée en classant la plainte déposée contre la présidente.

Bien qu'il y ait eu de nombreuses autres raisons pour virer Boluarte du pouvoir, le Parlement l'a toujours protégée en arguant qu'une nouvelle destitution mettrait en péril la stabilité du pays et de l'économie, compromettant ainsi l'investissement privé et le développement du Pérou. Du côté des fronts les plus critiques à l'égard du gouvernement, on affirmait que Boluarte restait en fonction parce qu'elle servait les intérêts du Parlement. La présidente, avec ses ministres, non seulement réprimait toute forme de protestation contre le régime gouvernemental, mais ne remettait pas non plus en question les lois promulguées par le Parlement. L'une d'elles, par exemple, a consisté en la promulgation d'une loi accordant l'amnistie aux membres des forces armées et aux policiers accusés de violations des droits humains pendant le conflit armé interne de 1980 à 2000, ce qui allait à l'encontre des familles des victimes qui réclament justice depuis des décennies. [2] De même, le Parlement a promulgué une série de lois qualifiées de « complaisantes envers le crime », car elles compromettaient la lutte contre l'insécurité. Ces lois ont réduit le temps pour vérifier les informations fournies par les repentis, ont supprimé la détention préventive pour les policiers utilisant des armes ayant causé des morts ou des blessures graves, ont réduit les délais de prescription pour les crimes graves et ont imposé des sanctions contre les procureurs et les juges, etc. [3] Toutes ces modifications ont non seulement bénéficié aux membres desdits partis politiques, sous le coup d'enquêtes pour corruption, mais aussi aux organisations criminelles.

Les lois approuvées par l'État ont permis aux réseaux criminels d'agir avec une plus grande impunité. Cela a provoqué une augmentation du nombre d'extorsions et d'assassinats ciblés par des tueurs à gages, touchant principalement les secteurs populaires, c'est-à-dire les populations en situation de pauvreté et d'extrême pauvreté qui travaillent dans l'économie informelle — au noir. Outre les vendeurs ambulants, l'un des groupes les plus touchés a été celui des conducteurs de bus, puisque plus de 40 ont été assassinés en 2025. [4] La réaction des chauffeurs a consisté en une série de mobilisations et de grèves au cours des cinq derniers mois. À l'époque, il ne s'agissait pas d'une protestation contre le gouvernement, mais d'exiger de l'État qu'il garantisse le droit à la vie en luttant contre l'insécurité. Parallèlement à ces mobilisations, le commandant de la police a déclaré que l'augmentation de la criminalité était une question de perception, et la présidente a affirmé publiquement que la meilleure façon de lutter contre l'extorsion était de ne pas répondre aux appels des délinquants. Les déclarations des représentants de l'État, la corruption de l'institution policière (censée lutter contre les organisations criminelles), l'augmentation des assassinats et du nombre d'extorsions ont provoqué une radicalisation des mobilisations populaires. [5]

Dans ce contexte, le parlement péruvien a approuvé une loi modifiant le système de retraites. Selon cette nouvelle loi, les travailleurs indépendants seraient obligés de cotiser progressivement pour leur fonds de pension. Bien que cela puisse sembler une bonne mesure, la majorité des travailleurs au Pérou ne disposent pas de revenus réguliers car ils travaillent de manière informelle. Pour les travailleurs informels, toute déduction peut affecter leur liquidité immédiate et mettre en danger leur sécurité économique. De même, la loi stipulait que les affiliés de moins de 40 ans ne pourraient pas retirer leurs fonds avant leur retraite, ce qui bénéficiait uniquement aux entreprises privées qui administrent le fonds de pension des Péruviens. Tout cela a suscité de nombreuses critiques de la part des jeunes Péruviens. Ainsi, la « Génération Z » s'est jointe aux mobilisations des transporteurs et a adopté comme symbole le drapeau de One Piece, protestant contre la réforme des retraites, l'insécurité et le régime politique responsable de la situation du pays.

Contrairement à ce qui s'est passé en 2022 et 2023, les protestations se sont concentrées à Lima, la capitale politique du Pérou, et bénéficiaient du soutien de la majorité de la population. De même, les mobilisations ne disposaient d'aucun leader ni d'aucune forme de représentation politique, car tous les partis politiques du Pérou manquaient de légitimité auprès de la population. En ce sens, les différents collectifs mobilisés pourraient être considérés comme faisant partie d'un mouvement acéphale ou anarchique. Cela est particulièrement problématique pour le gouvernement qui ne trouve pas d'interlocuteurs avec lesquels négocier et freiner les mobilisations. Au fil des jours, de nouveaux collectifs se sont joints aux protestations, ce qui a également produit une escalade des revendications. Petit à petit, les manifestants sont passés de l'exigence de démission de Boluarte à la dissolution du Parlement. C'est ainsi que, dans une tentative d'arrêter la mobilisation sociale, les parlementaires ont sacrifié la présidente en la destituant de ses fonctions.

Mais pourquoi le Parlement a-t-il décidé de la destituer maintenant et pas avant ? Premièrement, les parlementaires étaient conscients que la population rejetait Boluarte. Non seulement elle avait un taux de désapprobation de plus de 90 %, mais elle n'a pas non plus mené d'action pour mettre fin au problème de l'insécurité. [6] Deuxièmement, le cadre constitutionnel empêche la dissolution du Parlement. Même si de nouvelles élections sont convoquées, les parlementaires conserveront leurs postes jusqu'à la fin de leur mandat l'année prochaine, gardant ainsi leurs privilèges. Troisièmement, la campagne politique pour les prochaines élections présidentielles et législatives a commencé. En ce sens, ils ont pris la décision de destituer Boluarte avec l'intention de se présenter devant la population comme les « sauveurs de la démocratie » pour obtenir des votes.

Néanmoins, le Parlement a choisi une nouvelle marionnette pour maintenir le contrôle du pays. Pour remplacer Boluarte, ils ont placé comme président à José Jerí, accusé de viol, qui prétend devenir une sorte de Bukele péruvien. Cependant, comme l'a dit une journaliste, les Péruviens ne sont pas idiots. [7] La nomination de l'actuel président ne suffira pas à arrêter la mobilisation en cours qui exige non seulement une nouvelle destitution, mais la dissolution du Parlement. La « Génération Z », les syndicats de transporteurs, les travailleurs indépendants et d'anciennes organisations civiles se sont unis pour exiger une refondation complète du pays : « ¡ Que se vayan todos ! ¡ Que no quede ni uno solo ! ».

Dès maintenant, le Pérou a entamé un processus de lutte dont le destin est incertain. Il n'existe aucune issue juridique ou constitutionnelle face aux demandes de la population. Une option pourrait être que les parlementaires organisent un référendum pour déterminer la dissolution du Congrès. Cependant, ce n'est pas la position du gouvernement qui préfère réprimer toute manifestation contre l'État. Une preuve en est ce qui s'est passé le 15 octobre dernier lors de la grande mobilisation qui s'est déroulée à Lima. Celle-ci n'a pu être contenue que par l'usage disproportionné de la force par la police. Non seulement il y a eu des dizaines de civils blessés, mais malheureusement au moins une personne est décédée. Face à l'aveuglement délibéré de la classe politique qui s'accroche au pouvoir par la force, les Péruviens continuent de se mobiliser en exigeant la dissolution du Congrès et une assemblée constituante, ce qui suppose un dépassement du cadre constitutionnel mené par le peuple. Le Parlement peut bien sacrifier tous ses présidents. La rue sait désormais que le problème n'est pas tel ou tel visage du pouvoir, mais le pouvoir lui-même. Ce qui commence au Pérou ne demande pas de réformes : cela exige une refondation du pays.

Marcos


[1] Amnesty International, Pérou. Les homicides et blessures survenus lors de manifestations pourraient engager la responsabilité pénale de la présidente et de la chaîne de commandement, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/07/perou-les-homicides-et-blessures-survenus-lors-de-manifestations-pourraient-engager-la-responsabilite-penale-de-la-presidente-et-de-la-chaine-de-commandement/ , 18 juillet 2024, (consulté le 15 octobre 2025).

[2] Amnesty International, Pérou. Une nouvelle loi accorde l'impunité aux responsables de crimes contre l'humanité, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2025/08/peru-nueva-ley-premia-con-impunidad-a-responsables-de-crimenes-de-lesa-humanidad/ , 15 août 2025.

[3] Human Rights Watch, Pérou : Le Congrès compromet la lutte contre le crime organisé | Human Rights Watch, https://www.hrw.org/fr/news/2025/07/08/perou-le-congres-compromet-la-lutte-contre-le-crime-organise , 8 juillet 2025.

[4] Clémentine Eveno, « Nous allons travailler mais nous ne savons pas si nous reviendrons chez nous » : pourquoi les chauffeurs de bus font-ils grève au Pérou ? - L'Humanité, https://www.humanite.fr/monde/greves/nous-allons-travailler-mais-nous-ne-savons-pas-si-nous-reviendrons-chez-nous-pourquoi-les-chauffeurs-de-bus-font-ils-greve-au-perou , 27 septembre 2024.

[5] Amanda Chaparro, « Au Pérou, le fléau de l'insécurité, détonateur de la crise politique », Le Monde, 15 oct. 2025.

[6] Amanda Chaparro, « Pérou : la destitution de la présidente Dina Boluarte, conséquence de son incapacité à régler la crise sécuritaire », 10 oct. 2025p.

[7] Patricia del Río, Idiotas, no somos, https://jugo.pe/autores/patricia-del-rio/ , 10 novembre 2025.

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20.10.2025 à 16:49

Solitudes du labyrinthe

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« Tracer les mille présences de l'absence. » [Ruines 3]

- 20 octobre / , ,
Texte intégral (3102 mots)

« Ce troisième numéro est constitué d'un seul et long texte, Solitudes du labyrinthe, où s'entremêlent aussi bien des considérations sur le spectacle, son augmentation, sa surveillance, son simulacre, que des digressions sur la cybernétique et la technologie, et des tentatives de dévoilement des deux visages de l'écriture (son profil public, littéraire ; son envers secret, l'écrirature).
Face aux appareils de contrôle textuel et de codage informationnel, l'insaisissable élabore les ruses de sa vérité. Réduite à un langage où les mots se mâchent et s'avalent, la pensée cherche son ombre. Malheureusement, "aucune écriture n'est assez secrète pour que l'homme s'y exprime sincèrement" (Elias Canetti). Mais peut-être est-il encore possible de (dis)tordre cette évidence ?

En outre, ce numéro est accompagné d'un mini-zine de 32 pages, format A6, lisières cellules feu, petite machine paratactique et bancale où des bris de phrases dérobées à des dépêches AFP, romans à quatre-sous, livres très très sérieux, dépliants publicitaires, dressent aussi bien le panorama fictif du désastre contemporain que le mode de non-emploi de sa destruction à venir.

J'en profite pour vous adresser le texte d'introduction de Solitudes du labyrinthe en pièce-jointe.
Peut-être vous intéressera-t-il pour la prochaine livraison en-ligne de LM... »

« il est toujours plus facile de trouver son chemin dans la pensée comme sur une carte que d'en éprouver le bien-fondé dans son effectuation. »
Theodor W. Adorno, Trois études sur Hegel

Exorde empanaché, propositions énigmatiques, sentences éclatées pour une hermé(neu)tique insensée.
Un programme s'écrit à mesure que des sensations s'effacent.
Ni logomachie, ni logologie ; mais machine ill/ogique, machine malade du logos (comme les animaux le sont de la peste – ici : choléra social, poison politique, techno-pandémie de puces et d'écrans), machine broyant du sens et du signe dans l'inchoation de son esprit textuel : ceci est mon corps. Réduite à un langage où les mots se mâchent et s'avalent, la pensée cherche son ombre. Chaque phrase embrasse la circulation héliotropique de l'organisme ou bien se brise dans la métastase digitale du logiciel. En résulte cette épidémie contre-épistémique, ce virus théorriste fabriqué dans un laboratoire de fortune, à la six-quatre-deux (déjà le code appert, sous une forme-image désuète), virus corseté d'éclats citationnistes et de reflets brisés dans les livres, volés sur le vécu sans vie d'un quotidien saboté.

Convoquons tous les spectres du chaos, de la crise, du négatif. Plongeons dans la marginalité, les courants erratiques, les fictions dissidentes. Laissons de côté les traités généraux, politico-économiques, les discours fleuves, les démonstrations savantes. Invoquons plutôt les vapeurs poiétiques de l'intuition – sciences insaisissables du non-dit, mutismes du non-savoir.

Il ne s'agit pas de disséquer un cadavre (plume baroque, analyse minutieuse) mais d'appréhender à l'aveugle des jeux de forces, de s'approcher silencieusement des formes mouvantes sur l'éternel champ de bataille métaphysique [1].

De ce champ, nous sommes non pas les soldats, mais les taupes ; non pas les artificiers, mais les dynamiteurs.

Alors, tracer un plan, l'exécuter en secret ; puis brouiller les cartes, afin de ne pas se donner trop aisément à lire. Multiplier les pistes, les excursus, les notes [2], les détours. Un labyrinthe se constitue principalement de chambres et de couloirs, d'impasses et de cul-de-sacs ; le tracé qui mène de l'entrée à la sortie n'est qu'un accessoire, une séduction mineure. Le labyrinthe parfait serait celui dont on ne pourrait jamais sortir, où ombres et miroirs, indications trompeuses et faux-semblants, s'entremêleraient afin de mieux désorienter et provoquer la folie, cette pétrification du rêve, l'ultime cohérence de l'esprit qui s'effondre. Le labyrinthe n'est pas un passage, mais un lieu de confusion et de survie. Son expérience est sans fin, si ce n'est brutale ; sa vérité est celle d'un intestin en proie au délire et à la fièvre, jusqu'à l'occlusion.

Aussi faut-il mêler au vrai des informations volontairement erronées, ou des incongruités théoriques, selon le principe post-exotique qui veut qu'« une part d'ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l'ennemi […]. Car l'ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu'il en tire bénéfice [3] ».

Il faut que les choses coûtent pour être estimées, et rien n'est plus trompeur que l'estime.

Les Hymnes Orphiques s'ouvrent sur cette mise en garde : « J'adresserai mes paroles à ceux qui ont droit à cette révélation ; fermez les portes à tous les non-initiés, sans distinction ; mais toi, prête-moi ton attention, Musée, fils de la lune brillante. [4] » Musée l'Athénien, disciple et contemporain d'Orphée.

Et Debord, en introduction à ses Commentaires : « je ne puis évidemment parler en toute liberté. Je dois surtout prendre garde à ne pas trop instruire n'importe qui. [5] » Mais il ne s'agit pas ici d'instructions, qu'elles fussent en vue d'une hypothétique prise d'âme, ou d'une saisie de fusils et d'explosifs textuels.

Il est question de dispersion.
Dispersion des signes, dispersion du sens, dispersion de la dispersion même.
Saisir en cela cette dialectique paradoxale du monde que Maître Eckhart expose en ces termes : on ne voit que par la cécité, on ne connaît que par la non-connaissance, on ne comprend que par la déraison.
Là seulement réside une chance, qui est aussi un risque. Là se trouve la rose, là enfin peut-on danser – cette danse du dehors, ce soulèvement intérieur, cette poésie vécue – « l'explication orphique de la terre, qui est le seul devoir du poëte [6] ».

C'est en insensé que je parle, l'étant tout autant que nombre de camarades inconnus. Les danses d'ici sont tristes et lugubres. Elles se donnent à voir sans ombre et à vivre sans vertige. Elles ne disent que le malheur, et ne révèlent que des névroses, rythmées par des cadences héritées du travail machinal et qu'aucun contre-temps de révolte n'interrompt. Chaque pas remue une fine poussière de réponses, qui ne trouvent aucune question à poser mais mille problèmes à résoudre. Elles s'en acquittent en une débauche quantitative de solutions, où la poudre aux yeux militante et médiatique dispute son prestige aux paillettes des entrepreneurs mégalomanes. Et chaque matin retrouve les danseurs hébétés, l'esprit lourd dans une époque glaçante, sans que ne puisse se dire le malaise autrement que scientifiquement.

La science est notre malédiction. Elle est cette ombre qui s'étend sur nous ; et cette lumière qui nous vaporise en ombres, sur le mur de ses calculs.
Par dessus des nœuds de tensions et des couches de lâchetés, des figures se modèlent. Ce sont des masques que ce monde plaque sur nos visages. Il nous défigure afin de mieux nous envisager. Passée l'heure de la jouissance, dans la consommation générale des signes et des choses, la démence rode autour de ceux qui, n'ayant jamais eu droit à la parole, se trouvent aussi privés du silence.
Ce monde a dépouillé le personnage « je suis » de son intérieur idiosyncratique et l'a meublé à sa convenance. Certains s'en tirent avec du mobilier ikéa, ou quelques planches branlantes pour caser leurs gravats mentaux ; d'autres se retrouvent cadenassés du dedans avec pour seul compagnon de cellule une caméra de vidéosurveillance narcissique, et dont le flux numérique alimente une myriade de réseaux où la socialité se mesure à l'audience de ses scrutateurs impavides ; mais tous, nous avons été palpés et quantifiés, mesurés et qualifiés. Fouille intégrale avant la garde-à-vue définitive.
Il en va de même pour ce qui nous entoure et dont nous nous trouvons dépossédés. Cosmos, nature, environnement, nommez cela comme il vous convient. Nulle parcelle ne demeure qui n'ait goûtée de la règle et du scanner. Car ce monde est en proie à une redoutable insatiabilité conceptuelle.
Sans cesse ce monde élabore et organise, projette et définit, catégorise et hiérarchise. Ce monde dessine des axes, combine des connaissances, échafaude des programmes.

Ce monde veut tout faire, et tout savoir.
Il en résulte que ce monde sépare afin d'unir ; il est l'unification dans « la séparation généralisée [7] » et réalise dans l'aliénation des parties qui le constituent son procès de totalisation, sa globalisation totalitaire où rien d'extérieur n'existe, où rien d'intérieur ne subsiste, où tout est sous contrôle.

« Il y avait au XVIIIe siècle la naïve ambition de dénombrer les choses. Il y a maintenant ouvertement la certitude, la volonté de fermer le monde, et avec elle, certaine horreur, certaine lassitude s'est installée, et le pouvoir du concept a commencé son règne là même où le pouvoir nu ne règne pas toujours. [8] »

Quelque chose pourtant ne cède pas. Non pas une résistance au sens classique du terme, mais un résidu. Quelque chose que le système, en lui-même, n'arrive pas à résorber en dépit de sa logique. Ce qui résiste est acquis d'entrée à la totalité et y participe selon des principes homéostatiques, mais le reste, lui, demeure en-dehors ou en-deça, irréductiblement. Toujours mineur mais toujours présent, il persiste, s'entête, désœuvre ; il met à bas tout ce qui sur lui tente de s'échafauder.

Le résidu est une ruine vécue du dedans et au présent, une fièvre secrète qui traverse le corps. Il est ce sang qui, suintant des gencives, agace la bouche – nul crachat pour s'en défaire. Sa parole est le bruit qui perturbe la parole, le silence qui contamine le bruit. Rien ne le cerne, rien ne l'enferme, sinon les pauvres déterminations de l'époque. Il est la pensée en dessous de la pensée, l'impensée de ce qui trop pense, l'incorrection des petites pensées correctes et bien apprêtées. Comme l'écriture tard le soir, comme le chômeur qui dérive dans la ville cybernétique, comme l'anachorète asocial qui tord les grilles du chantier afin de s'y faufiler, il est le mystère informulé, fugace mais persistant.
Alors, à l'inverse de la froide épistémologie administrative qui tend à nous soumettre, à tout soumettre, il nous faut en venir à figurer (à embrasser) par la pensée ce qui refuse de s'y laisser enfermer, ce qui s'oppose à sa dissolution sous la froideur marmoréenne du concept et qu'aucune opération de réduction, aussi technique soit-elle, ne parviendra à éliminer.
De même que « la pensée existe antérieurement à l'exposition de la pensée [9] », l'existence palpite bien avant que ce qui l'encercle et l'étouffe ne s'arroge sur elle des droits de possession et d'exploitation.
En somme, il nous faut encore travailler à la dislocation, dis-locution, des appareils de production discursive. Non pas plier (im-pli-cation) le sens et déplier (ex-plication) la phrase mais froisser la page, la déchirer, et en recombiner les fragments afin de penser les désarticulations de la pensée, de concevoir le désastre du concept, de dire le silence du manque, de tracer les mille présences de l'absence.


[1] « Un champ de bataille sur lequel des soldats éthérés se battent avec leur propre ombre, où les ombres qu'ils mettent en pièces se reconstituent en un instant pour de nouveau pouvoir se divertir dans des combats où le sang ne coule pas » (Kant, Critique de la raison pure, cité par J.G. Herder, Une Métacritique de la Critique de la raison pure, traduction de M. Espagne ; cf. pour comparaison : Kant, ib., A756 / B784)

[2] Treizième et dernière thèse sur les livres et les catins de Benjamin dans Sens unique : « Livres et catins – les notes en bas de page sont pour les uns ce que sont les billets de banque glissés dans le bas pour les autres. »

[3] A. Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze

[4] Les penseurs grecs avant Socrate, J. Voilquin (1964)

[5] G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle (1988)

[6] S. Mallarmé, lettre du 16 novembre 1885, dite autobiographique

[7] G. Debord, La société du spectacle, §3 (1967)

[8] H.-A. Baatsch, Polaire Amazonale Manganésie (éditions étrangères, 1974)

[9] L. Feuerbach, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel

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20.10.2025 à 16:38

Canaliser

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Méga-canal, Méga-scandale : récit d'un week-end

- 20 octobre / , ,
Texte intégral (1417 mots)

Les 11 et 12 octobre se tenait un grand week-end de mobilisation contre un encore plus grand méga-canal Seine Nord Europe qui doit relier Compiègne à Lille. Retour et récit de ces journées de rencontres et d'actions.

Régime hydraulique – récit

L'eau du canal fait du sur-place, se déplace dans un sens puis dans l'autre au fil des écluses médiatiques. Ici un navire russe, là la dette, puis un fait divers, nos belles régions, un ministre qui fait trois petits tours et puis s'en va, quelques chansons, le zapping d'une limite planétaire dépassée, une réforme agitée tel un vieux chiffon rouge et une page de pubs. Mais moi, j'entends d'autres clapotis : 8 fois les terres de l'A69, 22 fois l'eau de Sainte-Soline, A bas l'état policier en fanfare, les visages et les souvenirs d'autres luttes : des centaines de vélos, le dédale de la Crémade, les danses sur des voiliers ; de la couleur, de la détermination, du sourire et du soutien. La flaque du quotidien - malgré la distance, l'organisation, l'énergie - a besoin de retrouver du courant.

La convergence pour remplir un véhicule se fait toujours plus ou moins sinueusement mais 48h après, nous roulons sur les départementales dans la nuit, indifférents aux gesticulations des Guignol politocards. Vient alors l'heure de lire le niveau de pression, les conduites ouvertes et fermées du réseau répressif. Marcher, continuer plus loin ? Axes principaux ou secondaires ?

Tels les écluses, nous aussi on va les balader dans un sens puis dans l'autre.

La garde nationale à cheval vient saluer notre arrivée, un père de famille parle de Disneyland, un jeune me sourit en tendant ma carte. Bonus de départ pour nous : il y aurait erreur dans la réquisition donc pas de fouille poussée. De la gare, du chemin de halage, du pont, de la route, coulent entre un ou deux milliers de gouttes. Un wrap à la main, je chante, revendique avec les copaines que les arrivants rejoignent notre équipe. L'autre équipe ne se bouge pas beaucoup et n'a rien à manger et n'a pas de paillettes de toute façon.

Le cortège se faufile entre les haies d'honneur des casqués derrière les glissières, attends puis traverse entre deux passages de trains. Mais un cortège en cache d'autres comme je le découvrirai plus tard avec nos cyclistes déter. Un hélico survole le champs. Nous sommes au bord du chantier. Voilà l'équipe casquée qui court le long des grilles avant de commencer à les découper pour venir avec nous. Sans courir mais marche dynamique on vous dit ! Le zodiak s'invite au milieu des baigneur.euses et des bateaux en papier. Ils jouent les prolongations de la promenade batelière. A leur tour de proposer un jeu : déploiement d'un cordon brutal pour un épervier surprise. Abattre la carte des garde-à-vue et faire les titres dans les journaux a un air de mauvais joueurs. Et nous, nous célébrons dans un tourbillon-artifice et des concerts la fin de la journée.

Le lendemain entre départ des piquets-comissariats, table ronde, vidange des toilettes sèches, plonge, lectures et discussions, les bleus demandent la revanche. A l'heure de boire une bonne soupe chaude, on les voit à la lisière les bottes sur l'herbe grillée par le glyphosate du champs voisin. Cri de ralliement. Ils voulaient un atelier grimpe avec récolte de palette-banderole et ils ne s'étaient pas inscrits pour l'initiation. Pas de 1,2,3 Police ce coup-ci mais un « cap ou pas cap » et un tourbillon pour les yeux. Allez ! On tourne dans un sens ! Maintenant dans l'autre !

Pour améliorer la digestion : nous leur proposons des marches naturalistes régulières entre acacia, prunelles et noisettes. La partie se finit sur un quizz de sortie « Il en reste combien encore dans le camp ? -Mais il en reste des milliers Mr l'agent. Il reste nos hôtes : les araignées de la prairie, les paysans expropriés, les jeunes pousses des phacélies et des moutardes prêtes à affronter cet hiver, les battements de cœur au démontage, le bruissement des peupliers, le champs rendu à lui et mes larmes au départ. » Nous ne sommes pas prêt.es de partir.

Les indiscipliné.es - décryptage du projet et réflexions

Une emprise de 300m de large pour un canal de 50m de large. Derrière emprise, il y a le broyage du végétal, la fuite des renards dans les jardins, les champs expropriés, les forêts abattues et le cœur serré des riverains, le limon orangé et doux sous les doigts marqué des pneus d'engins, à nu, à vif, la terre est dépecée sur 107km. On ne creuse pas un canal : on le construit. Avec du béton, poreux. l'eau stagnante et contaminée aux hydrocarbures au-dessus et d'éventuelles nappes phréatiques en-dessous. Ceux et celles qui qualifient les espèces d'envahissantes ou d'invasives oublient qu'elles (inter)viennent dans les environnements dégradés. « Nos tags détruisent moins que les entreprises », entre nous, le mot est donné par des locaux d'éviter les maisons. Nous tentons d'être plus délicats, sans mortiers ni cailloux, on réinvente.

Les médias sont là, la répression aussi. Alors maintenant quoi faire pour réveiller l'eau stagnante ? Elle dort dans le canal existant, faisant vivre les batelièr.es. L'un d'eux salue le cortège. Non exhaustif, j'ai glané ici et là les doutes, indignations, prudences et questionnement autour du projet. Éviter : il paraît qu'il faut absolument un deuxième canal pour des bateaux 4 fois plus gros. Tandis que je lave la table, l'homme installé tend l'oreille aux prises de paroles et me confie le scepticisme d'entrepreneurs sur l'intérêt économique. Céréales, gravats : que va-t-on transporter et en quelle quantité ? J'entendrais qu'il y a des ponts trop bas pour laisser passer 3 rangées de containers.

Réduire, mais le trafic de camion ne diminuera pas comme promis ; au contraire des zones industrielles et logistiques sont déjà en projet. Effet rebond.

Alors il faut compenser sur de l'existant ou avec du pas-moins pire : par exemple, la création de zones « naturelles » sur remblais. Boucher les trous et couvrir de vert avec des communicants et des flyers colorés dans les boîtes aux lettres. Entre 7 et 10mrd d'euros d'argent public, ça laisse de quoi avoir un budget comm' raisonnable.

Je vous invite à chercher le nom des départements qui ne soient pas des rivières ou des montagnes. Sèvres, Loire, Eure, Sarthe, Mayenne, Var, Dordogne, Rhin, Seine, Marne, Vendée … car L'Oise va être coupée. Ni le cortège M.I.N.T, ni nous, ni L'Oise ne nous laisseront canaliser. L'artère et nom du département va être sectionnée par un méga-bassin de béton en ligne. Il y a problème de retour veineux ou de caillots sanguins vous ne croyez pas ?

J'aimerai me faire castor. Le castor sait ne pas canaliser : il détourne, guide, adapte sa construction au réel, à l'environnement. Par son action l'eau renonce à la rectilignité, à l'ennui des parois, à la stagnation pratique et confortable, au bon-vouloir des écluses, au croupissement et à la monotonie des comportements. Elle trouve son repos, ralenti. Elle décante, gagne en profondeur, chute, s'oxygène. Elle s'élance, coure et entraîne avec elle les graines, les feuilles, les troncs, les minéraux, les nutriments. Elle s'éveille, abrite têtards et alevins. Elle bouillonne, éclabousse et chante.

Alors dîtes-moi ? Comment devient-on castor quand on retourne à la flaque du quotidien ?

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20.10.2025 à 16:18

Une dernière chasse au lapin avant l'Effondrement ?

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Unabomber. Une guerre contre la société industrielle de Laurent Denave

- 20 octobre / , ,
Texte intégral (3177 mots)

Unabomber. Une guerre contre la société industrielle (Raisons d'agir, 2025), le nouvel ouvrage du sociologue Laurent Denave dont nous publions ici l'introduction, analyse le parcours singulier de l'écologiste radical Theodore Kaczynski, dont les frustrations et blessures ont nourri désespoir et colère, le faisant progressivement basculer dans la violence pour « venger » la nature.

Theodore Kaczynski (1942-2023) est le « terroriste » américain le plus célèbre aujourd'hui : surnommé « Unabomber » par le FBI [« Un » pour University, « a » pour airline, c'est-à-dire compagnie aérienne, et « bomber » pour poseur de bombe], il a posé ou posté 16 bombes, entre 1978 et 1995, faisant 3 morts et 23 blessés ; il a été arrêté en 1996 après la plus longue et coûteuse « chasse à l'homme » de l'histoire des États-Unis. Quelques années après son arrestation, un journaliste lui demande [1] de décrire une journée typique dans le Montana, où il a vécu pendant une vingtaine d'années, au milieu des bois, dans une petite cabane, sans eau ni électricité : « Prenons un jour de janvier et supposons que je me réveille vers 3 heures du matin et que je constate qu'il neige. J'allume un feu dans mon poêle et je mets une casserole d'eau. Lorsque l'eau bout, j'y verse une certaine quantité de flocons d'avoine et je les remue pendant quelques minutes jusqu'à ce qu'ils soient cuits. Ensuite, je retire la casserole du feu, j'ajoute quelques cuillères de sucre et du lait en poudre. Pendant que les flocons d'avoine refroidissent, je mange un morceau de viande de lapin bouillie. Ensuite, je mange les flocons d'avoine. Je m'assois quelques minutes devant la porte ouverte du poêle et je regarde le feu s'éteindre, puis je me déshabille à nouveau, je me remets au lit et je m'endors. Quand je me réveille, le ciel commence à peine à s'éclaircir. Je sors du lit et m'habille rapidement car il fait froid dans la cabane. Le temps que je m'habille, il y a un peu plus de lumière et je vois qu'il ne neige plus et que le ciel est dégagé. Grâce à la neige fraîche, ce devrait être une bonne journée pour la chasse au lapin. »

Il prend son vieux fusil et un couteau, enfile ses raquettes et part chasser : « Il y a d'abord une montée difficile pour atteindre le sommet de la crête, puis une marche plate d'environ un mile [1,6 kilomètre] pour arriver à la forêt de pins tordus où je veux chasser. Un peu plus loin au milieu des pins, je trouve les traces d'un lièvre d'Amérique. Je suis le sentier en rond dans ses méandres enchevêtrés pendant environ une heure. Puis, soudain, je vois l'œil noir et les oreilles à bout noir d'un lièvre d'Amérique blanc. (…) Le lapin m'observe derrière les branches emmêlées et les aiguilles vertes d'un pin récemment tombé. Le lapin est à environ douze mètres, mais il est alerte et m'observe, donc je n'essaierai pas de m'approcher. Cependant, je dois manœuvrer pour trouver un angle de tir, afin d'avoir une vue dégagée à travers l'enchevêtrement de branches – même une brindille fine peut dévier une balle de 22 et me faire rater mon tir. Pour obtenir ce tir dégagé, je dois m'allonger dans la neige dans une position étrange et utiliser mon genou comme appui pour le canon du fusil. J'aligne les viseurs sur la tête du lapin, à un point juste derrière l'œil… tiens bon… ping ! Le lapin est touché à la tête. Un tel tir tue habituellement le lapin instantanément, mais les pattes arrière de l'animal se déhanchent généralement violemment pendant quelques secondes, ce qui le fait rebondir dans la neige. Lorsque le lapin arrête de donner des coups de pied, je m'approche de lui et constate qu'il est mort. Je dis à haute voix “Merci, Grand-père Lapin” – Grand-père Lapin est une sorte de demi-dieu que j'ai inventé et qui est l'esprit tutélaire de tous les lapins des neiges. »

Kaczynski reste encore un moment pour regarder la neige et « la lumière du soleil filtrant à travers les pins » : « Je profite du silence et de la solitude. C'est bon d'être ici. De temps en temps, j'ai trouvé des traces de motoneige le long de la crête, mais dans ces bois où je me trouve maintenant, une fois la saison de la chasse au gros gibier terminée, de toutes mes années dans ce pays, je n'ai jamais vu d'autre empreinte humaine que la mienne. » Il part ensuite chasser un autre lapin et lorsqu'il en a tué trois il rentre chez lui : « En arrivant, je suis sorti depuis six ou sept heures. Ma première tâche consiste à peler la peau des lapins et à retirer leurs entrailles. Je mets leur foie, leur cœur, leur rein, leur cervelle et quelques restes divers dans une boîte de conserve. Je suspends les carcasses sous un abri, puis je vais dans mon cabanon à légumes pour chercher des pommes de terre et quelques panais. Une fois ceux-ci lavés et d'autres travaux effectués – fendre du bois ou ramasser de la neige pour la faire fondre pour l'eau potable – je mets la marmite à bouillir et, au moment opportun, j'ajoute des légumes séchés, les panais, les pommes de terre et les foies et autres organes des lapins. Lorsque tout est cuit, le ciel s'assombrit. Je mange mon ragoût à la lumière de ma lampe à pétrole. Ou, si je veux économiser, j'ouvre la porte du poêle et je mange à la lueur du feu. Je termine avec une demi-poignée de raisins secs. Je suis fatigué mais en paix. Je m'assois un moment devant la porte ouverte du poêle en regardant le feu. Je lis peut-être un peu. Plus probablement, je vais simplement m'allonger sur mon lit pendant un moment en regardant la lueur du feu scintiller sur les murs. Quand j'ai sommeil, j'enlève mes vêtements, je me glisse sous les couvertures et je m'endors. »

Cabane de Theodore Kaczynski, à Lincoln (Montana)

Citadin de naissance, Theodore Kaczynski a fait le choix, à l'âge de 29 ans, d'une vie proche de la nature la plus « sauvage ». Ce retour à la nature caractérise ce que l'on appelle le « primitivisme », qui peut prendre différentes formes (théoriques ou pratiques), comme l'idéalisation (voire la sacralisation) de la nature, le désir de vivre près d'elle (en s'installant à la campagne) et même d'en vivre (« retour à la terre »), ou, dans une forme moins courante, le souhait de vivre « en harmonie avec la nature » en s'inspirant des sociétés (de chasseurs-cueilleurs) dites « primitives ». Notons qu'il ne faut pas confondre primitivisme et survivalisme : tous les tenants du premier courant ne sont pas dans l'attente de la fin du monde (à l'instar des « communautés apocalyptiques [2] » néo-rurales), et, à l'inverse, tous les survivalistes ne s'installent pas à la campagne pour construire leurs bunkers dans la crainte d'une catastrophe, même si certains le font et peuvent même affirmer qu'il faudra « redevenir chasseurs-cueilleurs [3] ». Le primitivisme rencontre un succès étonnant dans les pays occidentaux (aux États-Unis comme en Europe) depuis les années 1960-1970. Cela participe de ce que l'on a appelé la « crise de la modernité » : en effet, la modernité, projet de société fondé notamment sur le progrès technique et social, et tourné vers un avenir radieux ou, en tout cas, plus enviable (c'est le « rêve américain »), ne séduit plus une partie croissante de la population. Exemplairement, la philosophie primitiviste de Theodore Kaczynski, exposée notamment dans un Manifeste publié à des millions d'exemplaires, prône la fuite hors du monde moderne. Se voulant « apolitique », elle a pu intéresser nombre de personnes sensibles à la question écologique, de gauche comme de droite. En tout premier lieu, au sein du mouvement écologiste libertaire, où la pensée de Kaczynski a alimenté une profonde aversion pour la technologie moderne et encouragé la recherche de solutions locales (retour à une vie communautaire en divisant la société en petites unités autonomes sur le modèle des sociétés primitives) à un problème global (celui du réchauffement climatique notamment), dont on voit mal comment le résoudre (de toute urgence) autrement que par des décisions prises à l'échelle mondiale (en adoptant des lois appliquées par les États), à moins d'espérer, comme le fait Kaczynski, un effondrement global de nos sociétés. Plus récemment, certaines de ses idées, en particulier l'annonce d'une catastrophe menaçant le mode de vie occidental et ses positions ouvertement antiprogressistes (étonnamment ignorées par les « anarchistes verts »), ont trouvé un écho parmi les écofascistes, qui instrumentalisent la question écologique afin de légitimer leurs positions d'extrême droite (en particulier le rejet des migrants) : certains d'entre eux ont reconnu l'influence de l'auteur du Manifeste et adopté les mêmes méthodes de lutte, à savoir le recours à la violence meurtrière.

Dans un texte autobiographique, Theodore Kaczynski évoque une balade en forêt au cours de laquelle il entend des tronçonneuses ; se rapprochant du bruit, il découvre avec horreur qu'on a coupé des arbres pour aménager une nouvelle route, ce qui provoque en lui une grande colère : « Le lendemain, je me suis dirigé vers ma cabane. Mon itinéraire m'a conduit à un endroit magnifique, un de mes endroits préférés, où se trouvait une source d'eau pure que l'on pouvait boire en toute sécurité sans la faire bouillir. Je me suis arrêté et j'ai dit une sorte de prière à l'esprit de la source. C'était une prière dans laquelle je jurais que je vengerai ce qui était fait à la forêt [4]. » Poser des bombes pour « venger la forêt » est une réaction qui peut étonner. En effet, les militants écologistes, qui se battent pour un monde plus vivable et défendent le vivant, optent très rarement pour des actions ciblant des personnes, et plus exceptionnellement encore pour des attentats visant à blesser ou à tuer. À ce titre, Kaczynski est un cas unique dans l'histoire de l'écologie américaine (chapitre 1). Les outils proposés par la sociologie peuvent nous aider à comprendre pourquoi l'amour de la nature l'a fait basculer dans la violence meurtrière. Pour ce faire, il faudra analyser sa trajectoire sociale dans le détail, afin d'identifier les causes de son désespoir et sa colère, moteurs d'une revanche sociale contre des représentants supposés de la « société techno-industrielle » dont il souhaite la disparition, et mettre en lumière les micro-glissements qui l'ont amené à passer à l'acte (chapitre 2). Si Theodore Kaczynski voit lui-même clairement le rapport entre sa revanche, la colère et le rejet social dont il est victime, il ne semble pas être conscient que ses positions politiques et son style de vie pourraient être liés également à des conditions socio-historiques particulières (chapitre 3). En effet, la révolution primitiviste qu'il appelle de ses vœux (afin de mettre un terme à l'évolution de nos sociétés modernes qu'il juge catastrophique) et l'accomplissement d'une vie proche de la nature sont possiblement les symptômes du déclin des États-Unis. Il ne s'agit pas de défendre ici que tout intérêt pour la nature serait nécessairement le produit de ce déclin et que l'écologie elle-même ne serait pas fondée sur une réalité matérielle tout à fait tangible, à savoir celle d'un environnement de plus en plus dégradé par l'exploitation capitaliste. Les effets néfastes du réchauffement climatique se multiplient aux États-Unis où, durant la seule année 2022, plus de trois millions de personnes – pauvres le plus souvent – ont dû fuir leur logement en raison de « catastrophes naturelles » (ouragans, tornades, inondations, incendies, etc.) [5]. Selon une étude publiée en 2023 par la revue Nature, « les États-Unis sont frappés par des catastrophes majeures toutes les trois semaines en moyenne. À titre de comparaison, dans les années 1980, le pays connaissait en moyenne une catastrophe tous les quatre mois. (…) Si ces phénomènes sont naturels, leur intensité et leur fréquence sont accrues par le dérèglement climatique [6] ». Mais les classes les plus riches – et le capitalisme lui-même – ont toutes les chances de survivre à la crise environnementale en cours. Rien ne permet d'annoncer un effondrement total des « sociétés techno-industrielles » à l'échelle mondiale comme le font Kaczynski et d'autres « prophètes de malheur », qui ne semblent au demeurant pas tout à fait conscients du fait que le capitalisme est déjà une catastrophe pour beaucoup. La crise économique actuelle aggrave de surcroît la situation pour les populations occidentales qui subissent la réaction d'une classe dominante accrochée à ses privilèges et qui préfère que le monde s'effondre autour d'elle plutôt que de partager ses richesses. Elle provoque ainsi le basculement d'une partie croissante de ces populations dans la pauvreté voire la misère. Pour les plus précaires, la crise écologique n'est pas le plus urgent des problèmes, même si ce sont les premiers à en subir les conséquences.

À partir du cas Unabomber, ce livre entend mener une réflexion sur les effets produits par l'évolution contemporaine du système mondial sur une trajectoire individuelle, aussi singulière soit-elle. Loin des explications cherchant à interpréter ses actes et ses pensées par une forme de maladie mentale, revenir sur l'itinéraire d'Unabomber permet d'éclairer la situation de crise traversée par nos sociétés capitalistes occidentales (dont la position dominante est contestée) : les inquiétudes face à un avenir incertain qu'elle a pu susciter (pessimisme et catastrophisme), les transformations culturelles profondes qu'elle a pu engendrer (rejet de la modernité et retour à la nature) et la violence extrême qu'elle a pu produire (terrorisme). L'étude de ce cas limite montre une voie sans issue (entrer en guerre contre la société industrielle), qui ne sauvera ni la planète ni l'humanité. Et elle conduit moins à craindre une montée de la violence au sein du mouvement écologiste radical (qui n'a pas vocation à basculer dans la lutte armée) qu'à espérer la construction d'un mouvement véritablement populaire (à l'instar de celui des Gilets jaunes) visant à mettre fin à cette catastrophe sociale et écologique permanente qu'est le capitalisme, en imposant de nouvelles mesures révolutionnaires, réalisables ici et maintenant.


[1] T. Kaczynski, « Interview for Blackfoot Valley dispatch » (2001), in Technological Slavery. The Collected Writings of Theodore Kaczynski, a.k.a. “The Unabomber”, Feral House, 2010 [2008], p. 399-401.

[2] Lire D. Hervieu-Léger et B. Hervieu, Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines, Le Centurion, 1981.

[3] Lire D. Duclos, « Chasseur-cueilleur, l'avenir d'une vocation », Manière de voir, 187, février-mars 2023, p. 64-65.

[4] T. Kaczynski, Journal (14 août 1983), in « Letter to M. K. », in Technological Slavery…, op. cit., p. 375.

[5] F. Morestin, « Infographie : 1 Américain sur 100 a dû fuir son logement en 2022 en raison d'une catastrophe climatique », www.novethic.fr, 26 février 2023.

[6] « Une catastrophe naturelle touche les États-Unis toutes les trois semaines, en moyenne », www.huffingtonpost.fr, 19 novembre 2023.

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20.10.2025 à 15:40

Les écrits antisionistes de Frédéric Lordon

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Vers un Etat binational israélo-palestinien Ivan Segré

- 20 octobre / , , ,
Texte intégral (19875 mots)

Ce lundi nous publions un excellent texte d'Ivan Segré, kabbaliste, traducteur et philosophe dont le point de vue anarchiste sur la question de l'État binational israélo-palestinien est souvent mal compris. Son style d'analyse conceptuelle clair et distinct ne se laisse pas intimider par les assertions astronomiques de la rhétorique campiste. En renvoyant dos à dos, pour des raisons fort distinctes, les démocrates réactionnaires "philosémites" et les "antisionistes" sans idéaux, il montre dans ce texte que les procès en sionisme comme en antisionisme, souvent perpétués par un tribunal sans cohérence, doivent être surmontés. Car ce dispositif d'opposition binaire, efficace médiatiquement, n'a pas la capacité de penser la paix et la "sortie par le haut" de la situation coloniale et génocidaire. En prenant son cas personnel, non de manière biographique mais comme symptôme des contradictions du dispositif accusatoire, Segré montre combien une position claire et explicite sur la solution aux imprescriptibles horreurs à Gaza ne peut être formulée en son sein. Si Lordon a été évidemment accusé d'être "ontologiquement" antisémite du fait de ses prises de position pour Gaza, il n'a pas été accusé d'être sioniste. Pourtant Segré montre que sa position sur l'issue au génocide - État binational égalitaire pour tous - qui est aussi la sienne, est précisément ce qui lui a valu les attaques les plus féroces de certains antisionistes. [1]

« En tant que l'esprit conçoit les choses selon le commandement de la raison, il est affecté de même façon – que l'idée soit celle d'une chose future ou passée, ou celle d'une chose présente »
Spinoza, Ethique, L. IV, Proposition LXII

« l'une d'elles touchait presque la maison et l'été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, »
Claude Simon, Histoire

Depuis le 7 octobre 2023, les écrits antisionistes de Frédéric Lordon forment une sorte de nouveauté remarquable. Le philosophe et économiste s'était jusqu'alors fait connaître d'une part pour son élaboration d'une anthropologie politique spinoziste, scandée par plusieurs importants ouvrages théoriques, d'autre part pour ses prises de positions politiques, d'inspiration marxiste, dans l'espace national et européen. Les enjeux politiques moyen-orientaux, et plus spécifiquement la question israélo-palestinienne, n'avaient en revanche pas semblé constituer un domaine de prédilection. Pour des raisons vraisemblablement liées à la conjoncture, les choses ont changé. Certes, comme tant d'autres, Lordon n'a pu que constater la misérable brutalité de l'expédition punitive menée par un appareil d'Etat surarmé contre une population civile démunie. Mais au-delà de l'indignation commune, l'antagonisme entre « sionisme » et « antisionisme » est devenu un thème prépondérant de ses dernières interventions dans le champ historique, politique et conceptuel.

Son intervention à ce sujet était, bien que tardive, prévisible, tant la question israélo-palestinienne occupe l'intellectualité occidentale, et tant elle est complexe, ou tout au moins complexifiée d'une part par son épaisseur historique, d'autre part par ses instrumentalisations idéologiques. Dès lors que le parti LFI est accusé d'être le « premier parti antisémite en France » par différentes personnalités politiques et médiatiques, non en raison de ses positions dites « pro-palestiniennes », voire « pro-arabes » ou « islamophiles », mais principalement parce qu'il semble menacer les intérêts de la bourgeoisie dominante, il importait en effet d'entrer dans l'arène. Examinons donc la manière dont Lordon a exposé, depuis deux ans, les grandes lignes de son antisionisme politique. Mais tâchons d'abord de resituer son intervention dans un contexte idéologique circonscrit.

Netanyahou vs Macron : l'exégèse de Gérard Bensussan

Le 10 septembre 2025, dans la Revue K, le philosophe Gérard Bensussan a proposé une sorte d'exégèse de l'échange épistolaire entre Netanyahou et Macron intervenu durant l'été 2025. Le premier ministre israélien y accusait le président français de souffler sur les braises de l'antisémitisme en se proposant de reconnaître officiellement l'Etat palestinien lors d'une conférence à l'ONU ; le président français y répliquait d'une part que la République combat avec force « l'abomination » antisémite, d'autre part qu'il n'est pas digne d'instrumentaliser un sujet aussi grave. Le philosophe Bensussan en conclut que cet échange témoigne de la difficulté qu'il y aurait à discuter posément de la question israélo-palestinienne, mais qu'il a néanmoins le mérite de s'inscrire dans le champ démocratique :

« Les deux chefs d'État ne font que refléter à leur échelle l'opacité et la nature oblique d'intentions plus ou moins avouées, telles qu'on peut en prendre acte partout dans la société civile. La démocratie, mélange incongru d'apocalypse et de banalité, n'est pas sans faiblesses. Et même : sans faiblesses, elle ne serait pas [2]. »

A suivre le philosophe, « opacité » et « intentions plus ou moins avouées » seraient donc ici partagées, et il ne conviendrait pas de s'en indigner outre mesure, car ainsi va « la démocratie ». Mais peut-on se résoudre à évacuer de la sorte l'enjeu immédiatement politique de cette correspondance ? Bensussan ne dit mot au sujet de ce qui, à ce moment, était en train de s'esquisser sous nos yeux, et dont le cessez-le-feu imposé par Trump a interrompu – provisoirement ou définitivement ? – le déroulement : en réponse aux massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, la formation nationaliste au pouvoir en Israël, dont la ligne fasciste ne cessait de se préciser, a décidé de raser Gaza, d'exiler ses habitants et de laisser la main libre aux milices pogromistes en Cisjordanie, vraisemblablement en vue d'annexer peu ou prou l'ensemble des territoires dits « occupés », de manière à bâtir un « grand Israël » dont la forme institutionnelle, apartheid ou démocratie parlementaire, dépendrait du nombre de Palestiniens exilés : s'il y avait une majorité démographique juive suffisamment conséquente sur l'ensemble du territoire, du fait d'une expulsion massive des Palestiniens et de Gaza et de Cisjordanie, ce serait une démocratie parlementaire, sinon un Etat d'apartheid. Le gouvernement français, et bien d'autres avec lui, n'étant pas dupes, ils s'efforçaient d'entraver ce projet par la reconnaissance internationale d'un Etat palestinien. Bensussan, lui, écrit :

« La question de l'État de Palestine, qui forme l'enjeu de cet échange de lettres, telle qu'elle se pose aujourd'hui à la fois pour les responsables israéliens en général et pour la diplomatie française, est biaisée. Il faut déjà rappeler que tous les dirigeants d'Israël, depuis le plan de partage de 1947, ont reconnu la légitimité ou la nécessité d'un État palestinien, Netanyahou aussi à l'occasion [3]. »

Le philosophe n'est apparemment pas informé de ce qui, pourtant, ne devrait être un secret pour personne : le mot d'ordre explicite de la droite israélienne, depuis au moins les accords d'Oslo, est d'empêcher la création d'un Etat palestinien, et c'est une position devenue officiellement partagée par l'écrasante majorité des forces politiques représentées à la Knesset, sans qu'on sache, par ailleurs, quelle alternative ils proposent à la solution dite de « deux Etats ». Il se peut qu'à ce sujet le rapport de force international ait été substantiellement modifié et que la destruction massive de Gaza, ainsi que le nombre de victimes, pour l'écrasante majorité des civils, aient cimenté la détermination internationale de parvenir à la création d'un Etat palestinien. Mais rien n'est sûr. Quoi qu'il en soit, l'innocence de Bensussan, à cet égard, est donc ou bien une singulière naïveté, ou bien une feinte peu habile : Netanyahu, quasi continument à la tête de l'Etat israélien depuis 2009, n'a eu de cesse de se présenter comme un rempart à la création d'un Etat palestinien, après avoir accusé, lors du processus d'Oslo, Isaac Rabin de trahir les intérêts de la nation. Mais à vrai dire, plutôt que la question palestinienne, ce qui intéresse Bensussan est la question de l'antisémitisme en France. Et à ce sujet, il reproche à Netanyahou de « feindre » plus ou moins habilement lorsqu'il accuse Macron de nourrir ce fléau :

« B. Netanyahou, dans sa lettre, feint de négliger une différence capitale, et vitale pour l'existence quotidienne des juifs : la différence entre la position de l'État et de ses institutions, d'une part, et l'opinion publique de plus en plus perméable à l'argument antisémite, d'autre part. Rappelons que l'antisémitisme et toutes ses manifestations, y compris depuis 2014 l'apologie et la provocation à des actes de terrorisme, relèvent d'une réponse pénale. La loi prévoit de les sanctionner par cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. L'existence de cet arsenal juridique et l'engagement des autorités sont évidemment essentiels. Ils tranchent avec la situation politique qui a dominé dans de vastes parties du continent européen entre les deux guerres mondiales. Certains, d'ailleurs, s'en affligent et promettent déjà l'abolition du délit d'apologie du terrorisme lorsqu'ils exerceront le pouvoir, comme ils l'espèrent. Ils proposent même d'embastiller les préfets qui auront recouru à la loi de novembre 2014 pour convoquer et entendre un certain nombre d'élus ‘‘antisionistes''. C'est un signe. Le parti LFI, puisque c'est de lui qu'il s'agit, estime que la lutte contre l'antisémitisme, dès lors que l'antisionisme en relèverait, et telle qu'elle est prise en charge par les autorités publiques et les instances judiciaires, entrave la liberté d'expression [4]. »

Bensussan est donc par ailleurs bien informé : l'arsenal répressif, en matière d'antisémitisme, réel ou prétendu, fonctionne à plein régime aujourd'hui en France. Et le philosophe de s'en féliciter et d'observer que le parti LFI, lui, s'en afflige. L'antagonisme, au sujet de l'antisémitisme, entre « l'Etat et ses institutions » d'une part, « l'opinion publique » d'autre part, traverserait ainsi la démocratie parlementaire, en ce sens qu'un parti, LFI, par populisme et/ou par conviction, serait « de plus en plus perméable à l'argument antisémite », raison pour laquelle il se proposerait de défaire l'arsenal juridique en question au prétexte qu'il « entrave la liberté d'expression ». Mais comment discerner entre l'expression d'une opinion innocente et celle d'une opinion coupable ? Et s'il faut se féliciter en outre, comme l'écrit Bensussan, du fait qu' « Emmanuel Macron, il faut lui en donner acte, a repris dès 2017 la définition de l'antisionisme comme antisémitisme [5] », est-ce à dire que quiconque exprime une opinion « antisioniste » relève d'une « réponse pénale », soit « cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende » ? En toute rigueur, c'est la position du philosophe. C'est sa conception de « la démocratie », du moins d'une démocratie réellement attachée à combattre la montée de l'antisémitisme. Car selon lui, ce sont les dispositions juridiques visant à pénaliser les opinions qui « tranchent avec la situation politique qui a dominé dans de vastes parties du continent européen entre les deux guerres mondiales ». Est-ce à dire que vaincre la montée du fascisme, à suivre Bensussan qui, jadis, co-dirigea un Dictionnaire critique du marxisme (Puf, 1982), cela ne suppose pas de constituer un front politique et social antifasciste, cela exige de pénaliser la liberté d'expression ? Oui, parce que l'antisémitisme n'est dorénavant plus un argumentaire d'extrême-droite mais d'extrême-gauche, sinon de « gauche » (LFI étant censé représenter celle-ci). Telle est la vulgate de ce que j'ai appelé, il y a près d'une vingtaine d'année, à l'occasion d'une Thèse de doctorat, La réaction philosémite (parue chez Lignes en 2009). Qui ne partage pas l'innocence de Bensussan n'est cependant pas dupe : la « réaction philosémite » n'a pour enjeu véritable ni la lutte contre l'antisémitisme, ni la défense du sionisme, mais la répression des forces politiques et sociales qui sont hostiles à la classe bourgeoise ou, à tout le moins, contrarient ses intérêts.

L'innocence de Macron, la culpabilité de Lordon

Il reviendrait donc à « l'Etat et ses institutions » de pénaliser les expressions déshonorantes d'une « opinion publique » devenue apparemment perméable à l'antisémitisme. Et comme cet antisémitisme prend chaque jour des formes nouvelles, il convient apparemment de recourir, pour les identifier, à des autorités savantes, sorte de docteurs Diafoirus. Or, que se passerait-il si de telles autorités savantes identifiaient une opinion « antisémite » dans la bouche de « l'Etat » lui-même ? Se pourrait-il que l'arroseur devienne l'arrosé ? Apparemment, certains propos d'Emmanuel Macron ne semblent pas innocents aux yeux non seulement de Netanyahou, dont le machiavélisme est notoire, mais également de Bensussan, dont l'autorité savante, et l'innocence, paraissent en revanche indubitables :

« Je voudrais souligner que, dans le flot erratique des incohérences et inconstances présidentielles, il y eut un moment particulièrement pesant, et préoccupant à mes yeux. En mai dernier, en réponse à la question d'un journaliste, Emmanuel Macron affirmait qu'il ne lui revenait pas, comme responsable politique, de statuer sur le « génocide en cours » à Gaza, et que les historiens devront trancher le moment venu. Cette fausse prudence apporte d'abondantes eaux à un moulin qui tourne déjà à plein régime. Il y a là une faute – dans la teneur du propos, son style et la rumeur qu'elle conforte. On aime à citer dans le débat politique, jusqu'à satiété, le mot de Camus selon lequel mal nommer les choses ajouterait au malheur du monde. Il y a pire : très bien nommer ce qui n'existe pas, trouver le mot adéquat, le signe dont l'efficace se tiendra dans une autoréférentialité pure, une assurance de soi qui n'aurait jamais besoin de se confronter au réel et à ses significations [6]. »

La « faute » du Président de la République Française serait d'avoir laissé entendre qu'il pourrait bien y avoir un « génocide en cours » à Gaza ; à tout le moins, il n'a pas dit que ce n'était pas le cas. Or, si mal nommer les choses est une faute, « très bien nommer ce qui n'existe pas », c'est « pire ». Est-ce une faute « antisémite » ? Non, Bensussan a pris le soin, préalablement, d'innocenter l'Etat en la personne de Macron : « Lui-même n'est pas soupçonnable, est-il utile de le dire [7] ». Sur ce point, Bensussan ne souscrit pas à la charge éhontée de Netanyahou. Mais il identifie néanmoins une « faute » : nommer, ou laisser entendre qu'on pourrait nommer « génocide » ce qui n'en est pas un. Netanyahou, lui, franchit le pas : est « antisémite » quiconque ose condamner, en recourant à ce terme maudit, la juste guerre qu'il a menée, et souhaiterait continuer de mener à Gaza. Entre la position de Bensussan et celle de Netanyahou, il y a donc une nuance, essentielle, certes, mais fine ; d'où la question qui, inévitablement, surgit : à partir de quand une « faute » similaire à celle commise par Macron peut-elle être qualifiée d'antisémite et relever du pénal ?

Par ailleurs, si bien nommer ce qui n'existe pas est une faute pire encore que mal nommer ce qui existe, qu'est-ce donc que ne pas nommer ce qui existe ? Car, s'il n'y a pas de « génocide » à Gaza, il s'y passe cependant bien quelque chose. Je pense que Bensussan m'accordera que ce n'est pas « antisémite » que de le constater. Et comme mal nommer ce qui existe, ou bien nommer ce qui n'existe pas, pourrait nous exposer à une réponse pénale somme toute conséquente, nous aurions aimé que le philosophe nous apprenne à bien nommer ce qui existe. Hélas, il n'en dit pas grand-chose, à l'exception de ceci, dès l'entame d'un propos dont l'objet est donc l'échange épistolaire entre le chef du gouvernement israélien et le président français :

« Ces deux lettres témoignent en tout cas des malentendus, des méprises et des hypocrisies qui entourent comme une gangue à peu près infracassable les impossibles débats sur la guerre à Gaza et ses ‘‘appropriations'' françaises et européennes [8]. »

A Gaza, il y avait une « guerre ». Ni plus, ni moins. En ne le reconnaissant pas, en refusant de nommer « guerre » ce qui existe et de clore ainsi les débats à venir des historiens, Macron a dilapidé le capital qu'il avait vertueusement acquis :

« Emmanuel Macron, il faut lui en donner acte, a repris dès 2017 la définition de l'antisionisme comme antisémitisme proposée par l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA). Cette reconnaissance dont l'importance est décisive est à présent fragilisée, atténuée, et comme annulée, par sa réponse sur le génocide de mai dernier [9]. »

La leçon que dispense le philosophe semble dès lors être la suivante : à condition d'avoir posé au préalable que l'antisionisme est un antisémitisme, on peut se permettre ensuite de commettre une « faute » car, alors, on aura dilapidé son capital d'innocence, mais on ne sera pas encore coupable à proprement parler. En revanche, la prochaine fois, le couperet risque bien de tomber. Macron est ainsi doublement prévenu, d'abord par Netanyahou, puis par Bensussan. La République française peut cependant reconquérir son capital d'innocence en renforçant encore davantage l'arsenal juridique visant à pénaliser toute opinion qu'une instance autorisée aura qualifiée d'antisémite. Quant à définir le sens du terme « génocide », de sorte qu'on apprenne à en user à bon escient, c'est ce dont Bensussan ne dit pas un traître mot. Il s'en tient à l'essentiel : à Gaza sévit une « guerre », non un « génocide ». Ce n'est pas là de « l'autoréférentialité pure, une assurance de soi qui n'aurait jamais besoin de se confronter au réel et à ses significations », c'est bien nommer ce qui existe.

Reste que la question de savoir s'il y avait un « génocide en cours » à Gaza divise aujourd'hui non seulement les historiens, mais les juristes, selon, précisément, la manière dont ils entendent ce terme, « génocide », et dont ils appréhendent la réalité en question : la « guerre » à Gaza. Sans prétendre trancher ce débat, que Macron choisit prudemment de laisser aux historiens, observons toutefois, quant au mot « génocide », qu'à considérer l'accusation de « crime de génocide » dont le TPI a usé à l'endroit des nationalistes serbes lors de la guerre en Ex-Yougoslavie, elle s'applique a fortiori, me semble-t-il, à la « guerre » menée par l'Etat d'Israël contre la population gazaouie. Cela ne signifie pas pour autant que Bensussan n'a pas raison, d'un point de vue historique plutôt que juridique, de préférer s'en tenir au mot « guerre », mais à condition, toutefois, d'en préciser la qualification. Et pour ma part je qualifierais la « guerre » à Gaza de « petite guerre », au sens où Sven Lindqvist, s'appuyant sur les analyses du Colonel C. E. Callwell dans un ouvrage intitulé Small Wars : Their Principles and Practice (1895), explique :

« ‘‘La petite guerre, écrit Callwell, se produit quand une armée régulière se trouve impliquée contre des forces irrégulières ou des forces nettement inférieures sur le terrain de l'armement, de l'organisation et de la discipline''. Les petites guerres peuvent être des actions de colonisation – ‘‘quand une grande puissance annexe des territoires de races barbares'' - ou des expéditions punitives contre des voisins belligérants, ou des combats destinés à anéantir une résistance endémique dans des territoires déjà occupés. Souvent, dans ce genre de combat, il n'y a pas d'armée à vaincre, pas de capitale à envahir, pas d'Etat avec qui conclure la paix. La solution consiste à frapper la population elle-même. Le peuple doit apprendre la peur. Il faut voler son bétail, détruire ses stocks de vivres et brûler ses villages – même si les gens sensibles trouvent cela répréhensible. […] ‘‘La différence essentielle entre la petite guerre et la guerre régulière, résume Callwell, c'est que, dans une petite guerre, la victoire sur les armées ennemies – quand elles existent – n'est pas nécessairement l'objectif principal. Souvent, l'effet moral est bien plus important que le succès militaire, et les opérations se limitent parfois à des ravages que les lois de la guerre désapprouvent''. [10] »

La question que les historiens et les juristes auront à trancher est donc de savoir si les autorités israéliennes se sont rendues coupables à Gaza de crimes de guerres, de crimes contre l'humanité ou de crimes de génocide, ou encore tout cela à la fois. La question qui préoccupe le philosophe, en revanche, est de savoir si Emmanuel Macron saura reconquérir son capital d'innocence en déployant un arsenal juridique visant à incriminer quiconque s'est rendu coupable d'une opinion « antisémite ». Frédéric Lordon a donc du souci à se faire, parce qu'à l'évidence, il ne dispose pas du même capital symbolique qu'Emmanuel Macron et qu'en outre, son cas est autrement plus grave aux yeux de Gérard Bensussan, qu'il importe ici de citer aussi exhaustivement que possible, afin de bien rendre le mouvement de sa pensée :

« Il y a aujourd'hui dans les expressions de l'antisionisme radical un certain nombre de traits nouveaux. La destruction d'Israël, son démantèlement et les appels plus ou moins directs à se débarrasser d'une manière ou d'une autre des juifs, pour dire la chose sans ambages, sont présents dans le débat contemporain autour de la nature de la guerre de Gaza. La revendication cartographique d'une ‘‘libre Palestine du Jourdain à la Méditerranée'' en fournit l'image topographique, des cénacles les plus avisés aux cahiers de coloriage proposés aux enfants. Il n'est pas impossible qu'à l'échelle d'une ou de deux générations, les pays européens deviennent des pays vidés de leurs juifs, comme ce fut le cas au cours de longues séquences historiques passées. Nous entrons désormais dans l'ère de la ‘‘fin de l'innocence'' des juifs, comme a pu l'écrire un idéologue violemment antisioniste, Frédéric Lordon. Son propos est très simple : Gaza nous ouvre enfin les yeux et nous fournit la preuve métaphysiquement achevée de ‘‘leur'' non-innocence congénitale, ontologique. En effet, le 7 octobre 2023 a confirmé, selon une nouvelle causalité diabolique, la culpabilité foncière du sionisme, ainsi que l'inévitable ‘‘destin'' qui l'attend, comme écrit encore le même sur le ton apocalyptique du prédicateur. De plus en plus souvent aussi, les mots d'ordre pro-palestiniens sont associés de façon inédite aux dégradations en tous genres des lieux de mémoire de la Shoah, stèles, listes nominatives d'enfants déportés ou de Justes, plaques commémoratives, ce qui devrait appeler sur ces phénomènes une attention nouvelle, au moins sémiologique [11]. »

Frédéric Lordon serait ainsi un « idéologue violemment antisioniste » qui prête aux Juifs une culpabilité, plus exactement une « non-innocence congénitale », ceci en vertu d'une sorte de « causalité diabolique » ; il est vraisemblablement, en outre, un négationniste, dès lors que sa prose ne serait pas sans lien avec les dégradations commises contre « des lieux de mémoire de la Shoah ». Il est donc largement passible d'une réponse pénale que Bensussan, apparemment, appelle de ses vœux. C'est en effet le sentiment qui se dégage à la lecture de son article : abordant l'échange épistolaire entre Netanyahou et Macron, le philosophe se pose en analyste empathique des misères et splendeurs de la démocratie puis, évoquant la production antisioniste de Frédéric Lordon, plutôt que d'en proposer une analyse digne de ce nom, il compose le 17. Concluons que Bensussan s'est égaré dans ce que j'ai donc appelé la « réaction philosémite », et souhaitons qu'il en revienne aussi vite que possible.

Les deux versants du tribunal de l'Inquisition

Je dois avouer que l'éloge de la répression judiciaire, en matière de liberté d'opinion, ne me rassure pas, non seulement parce que la prose « démocratique » de Bensussan est, en tant que telle, alarmante, du moins aux yeux de quiconque juge que la régulation policière du débat d'idées relève de l'Inquisition, religieuse ou laïque, plutôt que de ce que Bensussan appelait, dans un dialogue qu'il a eu avec moi dans la même Revue K, une sorte « d'existence démocratique excédant, ou précédant, ses formes les plus diverses, sa formalité de droit [12] », mais aussi parce que je crains d'être moi-même potentiellement exposé à ce traitement pénal : « cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende ». En effet, en 2009, à la suite de la parution de mon livre La réaction philosémite, où j'analysais donc précisément les ressorts idéologiques de prosateurs partageant l'inspiration « démocratique » de Bensussan, un professeur de l'Université de Strasbourg, un bon docteur Diafoirus nommé Franklin Rausky, a écrit dans l'hebdomadaire Actualité juive que j'avais produit « Un nouveau Protocole des sages de Sion ». En outre, mon second livre paru cette année-là, Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ? (Lignes, 2009), ne serait guère plus innocent aux yeux d'Elisabeth Roudinesco qui, dans le 5e chapitre de son livre Retour sur la question juive (Seuil, 2016), évoquant la singularité antisémite d'Auschwitz, a cru utile de préciser en note : « À cet égard je ne partage pas les analyses d'Ivan Segré, qui nie cette singularité, laquelle relèverait, selon lui, d'une conception dite ‘‘juive'' de l'histoire de la destruction des Juifs. Cf. Ivan Segré, Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ?, Paris, Lignes ». Il se trouve enfin que Bensussan lui-même, en conclusion de notre dialogue paru dans la Revue K, après que j'ai affirmé que le contractualisme, y compris dans sa version démocratique, est radicalement hétérogène au mosaïsme, paraît m'avoir situé « dans un désir de surmontement de la démocratie, de type heideggérien, ou alors dans la quête d'un passage du simple formalisme bourgeois aux libertés ‘‘réelles'', de type léniniste, ou encore dans le rêve d'un retour, de type maurrassien cette fois, à une certaine naturalité de la politique, contre tous les artificialismes du contrat [13] ». Etant apparemment un admirateur du Protocole des sages de Sion, niant, en outre, la singularité antisémite d'Auschwitz et critiquant la démocratie, dans une veine qui oscillerait entre Heidegger, Lénine et Maurras, je crains donc de relever moi-même d'un traitement pénal du fait de certains de mes écrits, du moins si un docteur Diafoirus doit faire autorité en ces matières.

Heureusement, je dispose par ailleurs d'un capital symbolique conséquent, non en raison d'une position institutionnelle quelconque, mais parce qu'à suivre l'hebdomadaire Politis (n°1554, 22 mai 2019), j'aurais, dans un livre paru en 2019, La trique, le pétrole et l'opium (Libertalia), effectué un « tournant risqué », Denis Sieffert expliquant, en gros titre : « Le philosophe propose une analyse économiste qui absout la colonisation israélienne [14] ». Un antisémite patenté qui « absout la colonisation israélienne », c'est le portrait, à s'y méprendre, d'une figure de l'extrême droite nord-américaine dite « évangélique », sûre alliée du fascisme israélien. Il se peut donc que je puisse moi-même prétendre à l'absolution de mes fautes. Netanyahou n'a-t-il pas expliqué que le salut hitlérien d'Elon Musk était une marque d'affection envers l'Etat d'Israël ?

Ceci posé, revenons à Frédéric Lordon : peut-on avancer, pour sa défense, que lui aussi, par ailleurs, « absout la colonisation israélienne » ? S'il est un « idéologue violemment antisioniste », de prime abord, envisager une telle défense paraît absurde. Je maintiens que c'est pourtant ce qu'il nous faut examiner de près. En effet, si Rausky m'a accusé d'avoir produit un « nouveau Protocole des sages de Sion », c'est parce qu'il a cru reconnaître en moi un idéologue violemment antisioniste, ce qui n'a pas empêché Sieffert, dans Politis, de m'accuser, dix ans plus tard, d'absoudre la colonisation israélienne. Certes, objectera-t-on, mais Segré a opéré un « tournant risqué », dixit Sieffert, ou un « virage », dixit le regretté Eric Hazan qui, pour sa part, avait su le déceler trois ans avant la parution de La trique, le pétrole et l'opium, puisque c'est dès avril 2016 qu'il expliquait dans Lundimatin que mon compte-rendu du livre d'Eyal Sivan et Armelle Laborie, Un boycott légitime (La Fabrique, 2016), témoignait d'un « revirement » : « dans la critique de ce livre consacré au boycott intellectuel, Ivan Segré nous apprend qu'il est désormais partisan de la solution à deux États, israélien et palestinien, sur les frontières de 1967 [15] ». C'est l'argument que pourrait avoir prolongé Sieffert en caporal zélé : quiconque entérine le partage de la Palestine en deux Etats absout du même coup la colonisation israélienne, ce qu'un antisioniste conséquent n'admet pas. Car la « colonisation israélienne » est une notion qui peut recouvrir les territoires « occupés » après 1967 ou avant, selon qu'on juge illégitime une partie des territoires occupés ou l'intégralité de l'Etat d'Israël. Je ne serais donc pas à la fois antisioniste et sioniste, mais j'aurais été d'abord antisioniste, au sens où l'entend Hazan lorsqu'il explique : « Lors de discussions à cette époque, Segré m'avait clairement fait entendre qu'il était en accord avec les positions que nous défendons depuis longtemps sur la question israélo-palestinienne – à savoir que la seule issue est que les 11 millions d'êtres humains présents sur le territoire de la Palestine mandataire vivent libres et égaux dans un État commun [16] ». Puis, soudainement, entre 2015 et 2016, j'aurais basculé, devenant sioniste, d'où un « virage » qui m'aurait conduit à prendre position pour une solution à deux Etats, entérinant du même coup la légitimité de l'Etat d'Israël « sur les frontières de 1967 ». Macron, en revanche, est donc d'un même pas un vilain « antisémite » aux yeux de Netanyahou, parce qu'il fomente une reconnaissance internationale d'un Etat palestinien, et, aux yeux de la gauche antisioniste, un vilain « sioniste » qui « absout la colonisation israélienne », parce qu'il est partisan de la solution à deux Etats. Telle est l'arène dans laquelle est descendu Lordon, la fleur au fusil, si je puis dire. Mais avant de revenir à son cas, je précise encore le mien.

J'ai répondu au regretté Hazan dans Lundimatin, et à Sieffert dans un petit opuscule (Misère de l'antisionisme, L'éclat, 2020), et je le redis ici : ma position est publiquement et explicitement constante depuis au moins une dizaine d'années, et elle consiste à défendre la création d'un Etat binational israélo-palestinien. (Voir L'intellectuel compulsif. La réaction philosémite 2, Lignes, 2015, ouvrage consacré au film de Khleifi et Sivan, Route 181, ainsi que Les pingouins de l'universel, Lignes, 2017, et toute une série d'articles parus dans Lundimatin). Je me suis toutefois permis de critiquer l'ouvrage de Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2015), puis d'exposer, en novembre 2016, au sujet du BDS, plusieurs réserves, principalement la suivante : un boycott des institutions israéliennes serait légitime, cohérent et efficace, s'il exigeait la création d'un Etat palestinien « sur les frontières de 1967 ». En revanche, prétendre contraindre l'Etat d'Israël, au moyen d'un boycott international, à ce qu'il s'auto-anéantisse n'est, à mes yeux, ni légitime, ni cohérent, ni efficace. (Voir mon article « Israël : l'impossible boycott », LM#80). J'ajoute que la création d'un Etat binational égalitaire doit être envisagé, selon moi, comme une sortie par le haut, affirmant et consacrant l'égale légitimité de deux revendications nationales, et non comme un châtiment infligé au sionisme. Mon désaccord avec les termes actuels du BDS est donc radical. Le problème que rencontre ses partisans est cependant qu'articuler une position cohérente dans le cadre d'un appel au boycott les contraindrait à reconnaître de facto la légitimité de l'Etat d'Israël dans « les frontières de 1967 », ce qui est inconcevable pour un antisioniste déclaré et conséquent. Plutôt que de discuter ma position, la réponse à mon article « Israël : l'impossible boycott » consista à me prêter un « virage » imaginaire et, pour certains, à m'excommunier, non sans me diffamer copieusement. Ainsi Alain Brossat, par exemple, a jugé utile d'écrire : « Le parcours même de Segré et l'habileté de la mise en scène de son retournement le désignent distinctement comme un renégat [17] ».

La dogmatique stalinienne qui inspire les excommunications, au sein de la gauche antisioniste, est décidément tragi-comique. L'initiative de Macron en faveur de la reconnaissance d'un Etat palestinien, dans le contexte actuel, est-elle par exemple bienvenue, ou est-ce l'expression d'une conviction colonialiste ? J'observe pour ma part que Rima Hassan, dont il ne sera pas facile de conclure qu'elle est une « renégate », a écrit dans un « tweet » (sur X.com) daté du 17 mars 2024 : « À ce stade, est-ce que la solution à 2 États nous permet à minima d'avancer sur une première étape quant à la reconnaissance des droits du peuple palestinien et la fin de la colonisation israélienne ? La réponse est oui ». C'est précisément la position que j'ai défendue (voir ma réponse à Eric Hazan, « Sur un malentendu », LM#84), et continue de défendre : le chemin vers un Etat binational peut aussi bien passer par la création de deux Etats, forme de pacification et de justice provisoire qui, en effet, permettrait « d'avancer », ce qui n'interdit en rien de souhaiter, à terme, l'option binationale. Je n'ai donc pas été d'abord « antisioniste », puis « sioniste », j'ai suivi une même ligne depuis ma Thèse de doctorat écrite en 2008 sous la direction de Daniel Bensaïd, à savoir que je suis « sioniste » et que c'est en raison de ce parti-pris « sioniste » que je défends la vision d'un Etat binational égalitaire sur l'ensemble de la Palestine historique.

La qualification de « renégat » dont m'affuble Brossat en 2016, puis le « tournant risqué » que me prête Sieffert en 2019, pourraient cependant dépendre, au-delà de la pulsion excommunicatrice qui les anime, d'une autre position que j'ai prise, cette fois relative à la solution binationale elle-même. Et comme, au sujet de la question israélo-palestinienne, l'Inquisition antisioniste est en tout point analogue à la « Réaction philosémite », pour m'en amuser comme il convient, il me reste donc à démontrer que Lordon, cet « idéologue violemment antisioniste » aux yeux de celle-ci, pourrait bien flirter avec le « tournant risqué » que me prête celle-là. En effet, l'antagonisme entre « sionisme » et « antisionisme », pour quiconque s'attache à en penser une « solution », mène inévitablement à un « tournant risqué ». Il nous faut donc examiner la manière dont Lordon l'aborde et, pour ce faire, y conduire le lecteur pas à pas.

Sur l'antisionisme de Lordon : leçon n°1 (Israël et le « monde arabe »)

Le 15 octobre 2023, Lordon fait paraître sur son « blog » (du Monde diplomatique) un article intitulé « Catalyse totalitaire ». Une semaine après les événements du 7 octobre, pour la première fois à ma connaissance, il consacre un article à la question israélo-palestinienne, et notamment à la solidarité des bourgeoisies occidentales avec l'Etat d'Israël :

« Il faudrait ici une analyse de la solidarité réflexe du bloc bourgeois avec ‘‘Israël'' (entité indifférenciée : population, Etat, gouvernement) et des affinités par lesquelles elle passe. Des affinités de bourgeois : le même goût de la démocratie frelatée (bourgeoise), la même position structurale de dominant (dominant national, dominant régional), les mêmes représentations médiatiques avantageuses, ici celles d'Israël comme une société bourgeoise (start-ups et fun à Tel Aviv). Tout porte le bloc bourgeois à se reconnaître spontanément dans l'entité ‘‘Israël'', partant à en épouser la cause [18]. »

Dans ce premier écrit, Lordon s'emploie surtout à analyser la manière dont le signifiant « terroriste » vise à désactiver toute analyse historique et politique du surgissement de la violence qui a frappé la population israélienne le 7 octobre 2023, à savoir la répression continue des Palestiniens par l'Etat d'Israël, et il observe qu'un « camp républicain » s'efforce de réprimer, ici même, en France, toute expression de solidarité avec les aspirations du peuple palestinien ; il conclut :

« Le camp républicain, c'est le camp qui suspend la politique, les libertés et les droits fondamentaux, le camp soudé dans le racisme anti-Arabe et dans le mépris des vies non-blanches. Le monde arabe, et pas seulement lui, observe tout cela, et tout cela se grave dans la mémoire de ses peuples. Quand la némésis reviendra, car elle reviendra, les dirigeants occidentaux, interloqués et bras ballants, de nouveau ne comprendront rien. Stupid white men. [19] »

La solidarité des bourgeoisies occidentales avec l'Etat d'Israël serait donc l'expression d'une logique de classe et de race : d'un côté, les bourgeoisies blanches, de l'autre, « le monde arabe ». Dès son entrée en scène, Lordon entérine ainsi une vision unifiée d'un « monde arabe » victime d'Israël, ou à tout le moins solidaire de ses victimes. Pour ma part, je considère que ce prétendu antagonisme entre d'un côté Israël et les bourgeoisies blanches, de l'autre le prolétariat occidental et « le monde arabe » est une illusion réactionnaire. Car ce qui structure le « monde arabe » depuis au moins 1945, c'est un antagonisme autrement plus déterminant à l'échelle de la région que celui qui oppose Israël à l'antisionisme arabo-musulman, à savoir l'alliance des bourgeoisies occidentales avec les régimes gaziers et pétroliers. Je renvoie donc Lordon, sur ce point, à l'ouvrage le plus éclairant paru en France à ce sujet : La trique, le pétrole et l'opium (Libertalia, 2019). Et j'observe que le pétard que l'Etat d'Israël a risqué au cœur du Qatar en est la criante illustration : il était moins aventureux pour Netanyahou d'incendier intégralement Gaza que de brûler une allumette à Doha. Il y a donc d'une part un antagonisme illusoire entre l'Etat d'Israël et « le monde arabe », d'autre part un antagonisme réel entre les régimes réactionnaires du monde arabe et les « printemps arabes ». Or, à mesure que le premier antagonisme, illusoire, occupe la scène, le second, réel, est occulté. A ce titre, la prose de Lordon est donc peu éclairante. En outre, analyser la manière dont l'Etat d'Israël adopte lui-même une politique fasciste à l'égard de la population palestinienne ne peut être appréhendée qu'à la lumière de l'antagonisme qui traverse « le monde arabe », sans quoi, en guise d'analyse historique et politique, on risque d'en revenir aux « juifs fauteurs de guerre », comme si la « némésis » qui devait un jour frapper les dirigeants occidentaux, et arabes, ne pouvait provenir que des égarements fascistes de l'Etat d'Israël plutôt que de la structure même des sociétés arabes. C'est donc d'un fait empirique massif, à l'échelle régionale, qu'il convient de partir lorsqu'on évoque « le monde arabe », et non d'Israël : le Moyen-Orient est la région la plus inégalitaire de la planète. C'est pourquoi, à ce sujet, les analyses économiques de Thomas Picketty me semblent autrement plus fécondes que la rhétorique antisioniste de Frédéric Lordon.

Sur l'antisionisme de Lordon : leçon n°2 (Israël et le « fantasme absolu du dominant »)

Six mois plus tard, le 15 avril 2024, Lordon fait paraître sur son « blog » un article intitulé « La fin de l'innocence », repris ensuite dans un livre collectif paru chez La Fabrique en octobre de la même année : Contre l'antisémitisme et ses instrumentalisations. De nouveau, son argument est que la solidarité de la classe bourgeoise avec l'Etat d'Israël, et singulièrement avec sa guerre génocidaire menée à Gaza, relève d'une logique de classe et de race, parce que l'Etat d'Israël serait aux Palestiniens ce qu'est la bourgeoisie dominante aux classes populaires, et notamment aux classes populaires immigrées, dont une partie conséquente est « arabe ». Ceci posé, il risque un pas de plus, déterminant, puisqu'il donne son titre à l'article :

« Cependant, il y a plus encore, bien plus profond et plus fascinant pour les bourgeoisies occidentales – je dois cette idée à Sandra Lucbert, qui a vu ce point précis en élaborant le mot que je crois décisif : innocence. Le point de fascination de la bourgeoisie occidentale, c'est l'image d'Israël comme figure de la domination dans l'innocence, c'est-à-dire comme ‘‘point fantasmatique réalisé''. Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. Car ‘‘dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible ; et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales ‘' [20]. »

Lordon cite des propos tenus par Sandra Lucbert lors d'une « conversation » ; c'est son « idée » qu'il fait sienne, parce qu'elle lui a paru mettre au jour l'enjeu « décisif » de la solidarité en question, concentré en un mot : « innocence ». L' « idée » est donc la suivante : si les classes bourgeoises, en Occident, sont les alliés d'Israël, c'est parce que cet Etat réaliserait le « fantasme absolu du dominant », en ce sens que, les Juifs ayant été victimes du génocide perpétré par les nazis, ils ont acquis un capital symbolique, celui de « l'innocence », puisqu'ils sont des victimes par excellence, si bien que leur serait donné le privilège de réaliser ce qui est a priori « impossible » : « Dominer sans porter la souillure du Mal ».

Découvrant une telle « idée », émise d'abord par Lucbert, les uns se sont enchantés de la lumière qu'elle apportait, ainsi Lordon, ainsi les éditions La Fabrique, etc. ; d'autres en ont été apparemment horrifiés, ainsi Bensussan qui, pour sa part, a donc résumé comme suit l'essentiel d'une « idée » ne portant pas, à le suivre, sur l'Etat d'Israël mais sur les Juifs : « Son propos est très simple : Gaza nous ouvre enfin les yeux et nous fournit la preuve métaphysiquement achevée de ‘‘leur'' non-innocence congénitale, ontologique ». A revenir au texte de Lordon, le déplacement qu'opère Bensussan n'est bien sûr pas innocent : Lordon explique que le capital symbolique acquis par l'Etat d'Israël après Auschwitz a été anéanti à Gaza, où les victimes d'hier sont devenus les bourreaux d'aujourd'hui, tandis que Bensussan lui fait dire que Gaza avèrerait la « fin de l'innocence » non de l'Etat d'Israël, mais « des Juifs ». Bensussan prête ainsi à Lordon un argumentaire selon lequel ce n'est pas l'Etat d'Israël qui est ici en cause, mais les Juifs, et ceci dans un contexte où il évoque par ailleurs « les appels plus ou moins directs à se débarrasser d'une manière ou d'une autre des juifs ». Lordon, pourtant, écrit en toutes lettres, dans le second article évoqué par Bensussan, que « l'antisionisme n'est pas l'équivalent de l'antisémitisme : il en est l'unique rempart [21] », et qu'en outre il ne saurait être question, selon lui, de « jeter les Juifs d'Israël à la mer ». Bensussan s'évertue donc à assimiler l'antisionisme de Lordon à un antisémitisme et, pour ce faire, il manipule son lecteur, puisque Lordon prétend, pour sa part, ériger un « rempart » contre l'antisémitisme en développant son argumentaire antisioniste. Certes, la pétition de principe de Lordon ne vaut pas davantage que celle de Bensussan lorsqu'il félicite Macron d'avoir entériné « la définition de l'antisionisme comme antisémitisme proposée par l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA) ». A s'en tenir là, la controverse relève davantage du combat de coqs que de l'analyse. Reste que, comme je m'en suis méthodiquement expliqué dans Le manteau de Spinoza (La Fabrique, 2014), mon approche de l'exégèse est d'une autre facture que celle de Milner au sujet de Spinoza, ou de Bensussan au sujet de Lordon : je ne prétends pas faire dire à un auteur le contraire de ce qu'il dit, d'autant moins s'il s'agit de l'incriminer.

En outre, contrairement à Bensussan, ce qui me pose d'abord problème dans cet écrit de Lordon, c'est sa signification précisément explicite. Car affirmer que « dominer en étant innocent est normalement impossible » et qu'il fallait donc que l'Etat d'Israël existe pour réaliser cet « impossible » (ou « fantasme absolu »), cela suppose que la structure de la domination dans l'Histoire, à savoir, suivant Marx et Engels, le rapport de maîtres à esclaves, de seigneurs à serfs, de bourgeois à prolétaires, ait été continument portée par la classe dominante comme une « souillure », ce qui est l'idée la plus inadéquate qu'un texte prétendument révolutionnaire a vraisemblablement jamais émise. En effet, c'est précisément l'inverse qui constitue la norme, à savoir que le rapport de domination a toujours été « innocent », la « souillure » étant rapportée par la classe dominante à toutes les formes politiques et sociales contestant le rapport de domination. C'est du reste ce que les autres écrits de Lucbert comme de Lordon vérifient amplement : la classe dominante revendique une sorte d'innocence ontologique, parce qu'elle exerce une domination censée assurer le plus grand bonheur de tous. La dernière contribution de Lordon au Monde diplomatique (août 2025) l'illustre remarquablement : analysant une série télévisée, « Un si grand sommeil », il montre que sa trame consiste non seulement à vendre au Capital un temps de cerveau disponible, mais aussi à cimenter l'adhésion des spectateurs à « l'ordre social qui pourtant les maltraite ». C'est donc un singulier déraillement que d'avancer une telle « idée » au sujet de l'Etat d'Israël, puis de la publier : « dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible ; et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales ». Quiconque possède une culture politique élémentaire sait pourtant que dominer en étant innocent est, par définition, la vertu que s'arroge toute classe dominante dans l'Histoire. Lucbert, Lordon et les éditions La Fabrique peuvent-ils vraiment croire que si l'Etat d'Israël n'existait pas, alors la classe bourgeoise, aujourd'hui en France, vivrait comme une souillure, par exemple, le fait de traquer d'une main les petits fraudeurs du RSA à coup de persécutions administratives, afin de récupérer 2 milliards d'euros, tandis que de l'autre main elle offre généreusement au capital privé plus de 200 milliards d'euros, afin d'enrichir les actionnaires [22] ? Il faut s'y résoudre : une telle « idée » est non seulement inadéquate, mais digne d'un docteur Diafoirus.

Clarifier le rapport de la classe bourgeoise occidentale avec le signifiant Israël n'était pourtant pas hors de portée de quiconque prétend réfléchir, quitte à consulter, pour ce faire, quelques bons ouvrages, car s'il est une « souillure » que porte la classe dominante occidentale, c'est celle de se savoir l'héritière d'un millénaire d'antijudaïsme ayant abouti aux chambres à gaz nazies [23]. Ce sont en effet les chambres à gaz qui souillent la conscience de la bourgeoisie occidentale, parce qu'elles ne relèvent précisément pas d'une « domination » qui, elle, est innocente. A ce sujet, je renvoie Lucbert et Lordon à Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ? (en espérant qu'ils soient plus à même d'en saisir la teneur que ne l'a été Roudinesco).

Sur l'antisionisme de Lordon : leçon n°3 (Israël et la « terra nullius »)

Bensussan évoque un second écrit de Lordon, paru également sur son « blog », cette fois le 19 juin 2025 : « Le sionisme et son destin ». Et à le suivre, l'argument en serait le suivant : « le 7 octobre 2023 a confirmé, selon une nouvelle causalité diabolique, la culpabilité foncière du sionisme, ainsi que l'inévitable ‘‘destin'' qui l'attend ». Cette fois, Bensussan rend fidèlement compte de l'argument global du texte de Lordon, si ce n'est que n'y est pas en cause « une causalité diabolique » mais une détermination historique, ainsi qu'une « solution » antisioniste au « problème de principe » que poserait le sionisme. Certes, si Bensussan est en mesure de montrer que le fil que suit Lordon dans cet article relève en dernière analyse d'une « causalité diabolique », au sens où l'entend Léon Poliakov dans l'ouvrage éponyme qu'il a consacré à ce type de « causalité », alors, qu'il expose sa pensée. Mais Bensussan ne s'y risque pas. Il est dans la position du grand Inquisiteur, pas dans celle du démocrate, moins encore dans celle du philosophe ou de l'exégète. Et il n'envisage pas, apparemment, que son lecteur puisse être dans une autre position subjective que celle du croyant, raison pour laquelle, sans doute, aucune citation, aucun renvoi aux écrits en question de Lordon n'est proposé, pas même en note de bas de page. L'heureuse formule d'un ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin, voilà la seule vérité dont il faudrait partir : « la haine du juif et la haine du flic se rejoignent [24] ». De fait, à suivre Bensussan, critiquer l'arsenal juridique qui pénalise la liberté d'expression, c'est déjà de l'antisémitisme, et cela relève donc déjà du pénal. La boucle est ainsi bouclée, et elle l'est d'autant mieux qu'à se reporter au livre de Poliakov, la « causalité diabolique » s'y trouve résumée « en deux mots » au terme de l'Introduction : une « vision policière de l'histoire [25] ». Mais laissons ici « la démocratie » de Bensussan et revenons à l'écrit de Lordon : « Le sionisme et son destin ».

La rhétorique antisioniste de Lordon est, dans l'ensemble, plutôt convenue : Israël est un Etat colonial, raciste et génocidaire. Plus précisément : « il est colonial, raciste — mais cela nous le savions déjà —, et s'il le faut génocidaire — voilà ce que nous savons maintenant [26] ». Ayant analysé ailleurs ce que Lordon et ses amis savaient déjà, je me contenterai ici d'y renvoyer le lecteur : Les pingouins de l'universel (Lignes, 2017). L'intérêt de l'article de Lordon ne réside cependant pas dans sa rhétorique convenue, mais bien dans ses élaborations conceptuelles. Or, analysant « Le sionisme et son destin », il risque une pensée de l'Etat :

« En réalité, si indiscutable qu'elle ait semblé après la Shoah, la promesse sioniste de donner aux Juifs pas seulement un État, mais, comme il est coutume de le dire, ‘‘un État où ils puissent vivre en sûreté'', était une fausse évidence dès le départ, en fait même une contradiction dans les termes. Il lui aurait fallu une terra nullius pour ne pas l'être. Du moment que la terre était à un premier occupant, l'État d'Israël pouvait voir le jour, mais il ne connaîtrait pas la sûreté : on ne dépossède pas les gens sans qu'ils ne se battent pour récupérer ce qui leur appartient. Alors la faillite de l' ‘‘Occident'' européen s'est élevée au carré, et le meurtre industriel de masse des Juifs a été ‘‘réparé'' par un aménagement politique impossible : Israël. Dont Shlomo Sand donne le terrible résumé : ‘‘Les Européens nous ont vomis sur les Arabes'' [27] . »

Il y a de prime abord ici un louable effort de conceptualisation, la formulation d'une sorte d'« idée », celle du rapport de l'Etat à la « terra nullius ». Le problème est que cette « idée » s'avère une nouvelle fois inadéquate. Après nous avoir assuré que la classe dominante, dans l'Histoire, a éprouvé un pénible sentiment de culpabilité jusqu'à ce qu'Israël réalise pour elle le « fantasme absolu », voilà que Lordon s'imagine qu'Israël est le seul Etat sur la planète qui, par principe, « ne connaîtrait pas la sûreté » du fait que la terre qu'il occupe n'était pas, à l'origine, une « terra nullius ». Le surgissement de la formule latine, voilà qui paraît signer l'entrée en scène du docteur Diafoirus.

En premier lieu, Lordon ignore apparemment qu'aucun Etat dans l'Histoire ne s'est jamais bâti sur une « terra nullius », puisque ce serait là précisément une « contradiction dans les termes », voire un « fantasme absolu », celui d'une sorte d'innocence congénitale de l'Etat. En la matière, la norme, c'est le contraire, à savoir que tout Etat, où qu'il se trouve, est la résultante d'une expropriation originelle des citoyens qu'il gouverne. C'est pourquoi tout Etat ne peut, par principe, connaître la sûreté, du fait qu'« on ne dépossède pas les gens sans qu'ils ne se battent pour récupérer ce qui leur appartient ». C'est l'axiome fondamental d'un anarchisme anthropologique vécu et pensé. Et de fait, aucun Etat ne s'étant jamais institué, par définition, sur une « terra nullius », la vérité première de tout Etat est qu'il ne peut connaître « la sûreté » à moins de bâtir un arsenal sécuritaire, de manière à la fois à contraindre les habitants qu'il prétend gouverner, et à s'en protéger.

La manière dont Lordon prétend néanmoins déduire le « destin » du sionisme depuis un fait originel qui serait que l'Etat d'Israël, dans sa prétention à connaître « la sûreté », « était une fausse évidence dès le départ, en fait même une contradiction dans les termes », parce qu' « Il lui aurait fallu une terra nullius pour ne pas l'être », pourrait dès lors être significative, car elle nous mettrait sur la piste du « fantasme absolu » que réaliserait l'Etat d'Israël pour la conscience servile : être asservi sans porter la souillure de la servitude étant impossible, l'image d'Israël comme seul et unique Etat qui fut créé sur une terre qui n'était pas « terra nullius » offre un « point fantasmatique réalisé », à savoir qu'il s'ensuit que, si c'est là la singularité de l'Etat d'Israël, tous les autres Etats seraient, eux, par différence, destinés à connaître la « sûreté », parce qu'ils auraient été érigés sur une « terra nullius ». Dès lors, Lordon peut conclure plus loin, en géomètre : « Et c'est somme toute logique : il n'y a pas plus de sionisme à visage humain que de possibilité d'un État sûr pour les Juifs sur une terre conquise par la force [28] ». CQFD. Une proposition corollaire en découle, qu'il revient au lecteur de formuler : tous les autres Etats peuvent prétendre à un « visage humain », parce qu'ils ont été érigés sur une terre qui n'a pas été conquise par la force. L'antisionisme more geometrico de Lordon, à ce sujet, est donc tout sauf une « éthique », du moins aux yeux de qui soutient que le premier enseignement d'une « éthique », c'est précisément que nul Etat ne peut prétendre à un « visage humain ». (A ce sujet, voir Le manteau de Spinoza. Pour une éthique hors la Loi).

En second lieu – niveau cette fois plus accessible à un lecteur jusqu'ici un peu désorienté, du fait que son horizon anthropologique est principalement celui de l'Etat - l'ensemble des Etats érigés sur les continents américains et australiens sont à l'évidence des Etats dont les citoyens, à suivre Lordon, ne pourraient pas « vivre en sûreté », puisque ces terres étaient occupées par des autochtones avant l'arrivée des colons européens. Lordon assure que « le meurtre industriel de masse des Juifs a été ‘‘réparé'' par un aménagement politique impossible : Israël ». Mais l'aménagement des continents américains et australiens ne s'est pourtant pas avéré « impossible ». Si les colons y vivent apparemment « en sûreté », c'est donc parce qu'ils ont établi avec les populations autochtones, lors de la conquête coloniale, un rapport de force politique, militaire et démographique qui assurent cette « sûreté ». L'aveuglement de Lordon à ce fait empirique massif est pour le moins singulier, à moins qu'il n'ait entériné les textes juridiques qui, au cours, du XVIe siècle, ont précisément décrété que le Nouveau Monde était une « terra nullius », soit du fait que ses habitants ignoraient la venue du Christ (en Amérique du Sud), soit du fait qu'ils ne cultivaient pas leurs terres (en Amérique du Nord). Je renvoie Lordon, à ce sujet, à mon livre L'Occident, les indigènes et nous. Eléments d'histoire et de philosophie (Amsterdam, 2020). Reste donc à conclure que les qualifications de « colonial, raciste et génocidaire » s'appliquent, a minima, à toutes les créations étatiques des continents américain et australien, bien loin que l'Etat d'Israël ne soit un « aménagement politique impossible ». Et comme on peut s'y attendre, à scruter davantage l'histoire des formes étatiques, on s'apercevra bien vite qu'il n'est guère d'Etat qui ne soit la résultante d'une conquête par la force non seulement des habitants, mais du territoire.

En troisième lieu, affinons encore : la manière dont l'institution d'un Etat peut induire que les autochtones deviennent étrangers sur leur propre terre n'est pas une détermination spécifiquement coloniale au sens évoqué ci-dessus, et moins encore une singularité sioniste dans la région. D'autres configurations voisines en témoignent. Ainsi, en Irak, avant la création de l'Etat d'Israël, le Code de la nationalité de 1924 produit des effets similaires, analysés notamment par l'historien Pierre-Jean Luizard :

« Selon ce Code, l'accès à la nationalité irakienne était automatique pour ceux qui avaient eu la nationalité ottomane, attachée au sunnisme. Les autres durent faire une demande de la nationalité irakienne et, pour cela, prouver leur ‘‘irakité'', même si leur famille avait vécu en Irak depuis des générations. Or, il en était ainsi de l'immense majorité des chiites : beaucoup n'avait pas eu la nationalité ottomane, les uns la considérant comme illégitime, les autres, les plus nombreux, parce qu'ils appartenaient à un monde rural opposé à celui des villes et qu'ils n'avaient souvent même pas l'idée de ce que signifiait une nationalité. D'autres, enfin, avaient la nationalité persane et étaient considérés comme ‘‘de rattachement iranien''. Parmi ces Irakiens dits de ‘‘rattachement iranien'', il y avait des Irakiens d'origine persane, qui étaient installés en Irak, parfois depuis des siècles, mais aussi des Arabes qui n'avaient d'autres racines que l'Irak : religieux et commerçants chiites qui avaient opté pour la nationalité persane afin d'échapper à la conscription, tribus arabes vivant à cheval sur les deux frontières. Des milliers de familles ‘‘de rattachement iranien'' durent entreprendre des démarches invraisemblables pour ‘‘prouver'' qu'elles étaient bien irakiennes. […] Cette discrimination créa des situations aberrantes, puisqu'un Arabe non irakien, avait, du fait qu'il était sunnite, davantage de droits qu'un Arabe chiite installé en Irak depuis des générations [29]. »

Il n'est décidément pas aussi simple de mettre le doigt sur ce qui pourrait constituer la singularité du sionisme dans l'Histoire mondiale, non plus que régionale. Un minimum de réflexion, au sujet de l'accession au pouvoir, en Israël, d'une alliance entre fascisme et néolibéralisme conduirait par exemple à y reconnaître, non pas le « destin » du sionisme, mais une configuration historique régionale et, au-delà, mondiale. En témoigne la montée du fascisme depuis l'Inde jusqu'aux Etats-Unis en passant par l'Europe, pour ne rien dire d'un « monde arabe » où les groupes armés fascistes pullulent et où, plus structurellement, les armes et l'argent sont aux mains des formations politiques les plus réactionnaires de la planète. Les bombardements massifs de populations civiles ne sont pas non plus une singularité sioniste. Pour exemple, lors de la première guerre du Golfe, « On découvrit que les Américains avaient lâché sur l'Irak au moins autant de tonnes de bombes chaque jour qu'ils en avaient lâché sur l'Allemagne et le Japon pendant la Seconde Guerre Mondiale [30] ». Et l'embargo qui sévit une dizaine d'années sur un pays déjà exsangue ne fut guère moins brutal : « En octobre 1996, Philippe Heffinck, représentant de l'UNICEF en Irak, estimait que ‘‘chaque mois, près de quatre mille cinq cents enfants âgés de moins de cinq ans meurent de faim et de maladie'' [31] ». La situation aujourd'hui même au Yémen n'est guère moins alarmante qu'à Gaza [32], notamment en raison d'une guerre que s'y sont livrés par procuration l'Arabie Saoudite et l'Iran, et selon l'ONU la pire crise humanitaire sévit aujourd'hui au Soudan, où le rôle des Emirats Arabes Unis dans le conflit en cours serait pour le moins ambigu. Plutôt qu'une scolastique antisioniste, c'est donc une analyse historique et politique aussi fine que possible de la situation régionale et mondiale qui, seule, peut mettre au jour les logiques en cause dans la destruction massive de Gaza. Mais Lordon, apparemment, n'est pas aussi rigoureux que de coutume à ce sujet. Et son errance conceptuelle prend une tournure bien malheureuse lorsqu'il évoque une élévation au carrée de la « faillite de l' ‘‘Occident'' européen » après la destruction des Juifs d'Europe. Car la création de l'Etat d'Israël n'est pas le « meurtre industriel de masse » élevé au carré, à moins d'avoir sombré dans une obsession antisioniste peu fréquentable ou, non moins gravissime, de manier les mathématiques en rhéteur plutôt qu'en philosophe. Dès lors, que Lordon cite, pour conclure un tel enchaînement d'inepties conceptuelles et historiques, la formule de l'Israélien Shlomo Sand, selon qui « Les Européens nous ont vomis sur les Arabes », n'est décidément pas très heureux.

Sur l'antisionisme de Lordon : leçon n°4 (Israël et le fascisme)

La prose antisioniste de Lordon n'est cependant pas intégralement inadéquate. Elle a aussi sa valeureuse pertinence lorsqu'elle s'en tient à une relation aussi précise que possible de certains faits, sans prétendre échafauder dessus une scolastique savante. A cet égard, Bensussan, Lordon et moi nous rejoignons apparemment. En effet, le premier nommé écrit ceci, que je fais mien :

« Critiquer la politique d'un gouvernement israélien quel qu'il soit, celui de Netanyahou ou un autre, en temps de guerre ou en temps de paix, n'a par soi-même rien à voir avec l'antisémitisme – rien, il faut le dire et le redire. Cette distinction en forme de maxime travaille le sionisme lui-même dans sa teneur démocratique. Il est donc exclu d'y déroger, en suggérant, comme on l'entend ici ou là, qu'un antisémitisme viscéral animerait toute réserve et toute distance prise avec une ligne politique, des pratiques ou des décisions géostratégiques effectuées par un gouvernement israélien, celui-ci ou un autre [33]. »

Le démocrate Bensussan, sur ce point, a mille fois raison : « il est donc exclu d'y déroger ». Il m'accordera d'un même pas que la prose antisioniste de Lordon, lorsqu'elle délaisse la scolastique pour l'observation empirique, est d'une incontestable légitimité :

« Il y avait Gaza depuis 2005 comme prison à ciel ouvert ; Gaza aujourd'hui comme camp de concentration à ciel ouvert. Et puis il y a maintenant des pans entiers de la société israélienne (et diasporique) comme hôpital psychiatrique à ciel ouvert. Un psychologue israélien, Yoel Elizur, professeur à la Hebrew University of Jerusalem a recueilli les témoignages de soldats israéliens déployés à Gaza. L'un dit : ‘‘Quand on entre dans Gaza, on est Dieu. Je me sentais comme… comme un nazi. C'était exactement comme si on était les nazis, et eux les Juifs''. De quel vertige n'est-on pas saisi à contempler cette catastrophe totale : psychique, politique et historique ? Que n'apprendra-t-on des abominations sadiques qui se sont commises au camp de torture de Sde Teiman quand la vérité sera faite ? Que dire de la perversion qui rassemble des affamés à un point de ravitaillement pour leur tirer dessus au canon ? Les réseaux sociaux sont inondés de vidéos de militaires documentant eux-mêmes leur jouissance massacreuse, et de civils hurlant la leur au spectacle du massacre, réclamant au passage qu'on n'oublie pas les enfants [34]. »

Le slogan génocidaire selon lequel « il n'y a pas d'innocent à Gaza » est en effet fort bien documenté et, à ce sujet, l'énoncé le plus immédiatement révélateur a été proféré par le président de l'Etat israélien lui-même, Isaac Herzog, quelques jours seulement après le 7 octobre : « It's an entire nation out there that is reponsible ». Il s'agissait alors, pour quiconque avait des oreilles pour entendre, de poser comme principe qu'il n'y a pas d'innocent à Gaza. Le libéral Herzog avait ainsi rejoint l'union sacrée fasciste et, du fait de sa position symbolique, il engageait l'Etat bien au-delà des divisions partisanes. Autrement dit, la faction fasciste du sionisme avait imposé son langage, sa vision et ses pratiques à l'Etat d'Israël.

De fait, à condition de prendre un peu de recul, le fascisme israélien s'inscrit à bien des égards dans le sillage des précédents historiques. Lors d'une conférence réunissant les principaux lieutenants nazis de Hitler, le 5 novembre 1937, le Führer a fait la déclaration suivante : « Le but de la politique allemande est la sécurité de la nation et sa propagation. C'est, en conséquence, un problème d'espace vital ». Et Annette Wieviorka de commenter aussitôt les grandes lignes de la politique étrangère que préconise Hitler lors de cette conférence : « Il s'agit de conquérir un espace, un espace que Hitler juge vital pour l'Allemagne, et non de soumettre des populations. En filigrane se lit ainsi la politique qui sera mise en action dans les territoires conquis, notamment à l'Est : germanisation par des transferts de population [35] ». Si l'on fait un moment abstraction de la singularité antisémite du nazisme, les analogies entre le fascisme israélien d'aujourd'hui et le fascisme allemand d'hier sont légion, à commencer par la manière dont les milices armées, d'abord auto-proclamées, sont légalisées, et dont les miliciens fascistes s'emparent des postes clé de l'arsenal sécuritaire, désarmant un à un les garde-fous institutionnels. Netanyahou vient lui-même de lâcher le mot de la fin : la vie prime sur la loi, a-t-il expliqué en substance le 15 septembre 2025 devant une assemblée de décideurs économiques stupéfaits. Ce n'est pas la « vie » juive qu'il entend ainsi faire primer sur la « loi » de l'Etat, c'est la discipline « spartiate » de l'Etat qu'il entend faire primer sur toute « loi », soit le fantasme d'une mobilisation générale au service de la conquête militaire d'un « espace vital ». Netanyahou recourt ainsi, sinon à la lettre, du moins à l'esprit de l'usage nazi du terme « Gleichschaltung », qu'on peut traduire par « mise au pas ». Johann Chapoutot et Christian Ingrao, dans un ouvrage consacré à Hitler, résument : « Gleichschalten est un terme qui restitue à la fois un imaginaire militaire et un imaginaire productif : conformer, configurer et faire marcher au pas [36] ». Reste que, contrairement à ce que laissent entendre les montages scolastiques de Lordon, rien n'était écrit d'avance. Le basculement dans le fascisme n'est jamais un « destin », pas plus dans le cas des Juifs (sionistes) que des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Français ou des Arabes. C'est du reste lorsqu'il s'intéresse au fascisme en tant que tel que Lordon devient un analyste pertinent, et éclairant, de la situation israélienne. Dans un article intitulé « Fascisme, définition », il propose d'entendre par « fascisme » la combinaison de trois éléments :

« 1) Un État autoritaire. D'une part engagé dans la normalisation institutionnelle de tous les secteurs de la production des idées […], d'autre part, resserré sur son appareil de force, police-justice acquise à son orientation idéologique, sans doute également armée, employable à des fins policières, appareil formel articulé à des prolongements informels, groupuscules satellites, milices de rue chauffées par des milices numériques, dans un mouvement d'explosion de toutes les normes de la violence politique […]. 2) Une instrumentalisation systématique des détresses identificatoires et des passions pénultièmes, en d'autres termes : conduire une majorité des dominés, objectivement maltraités par l'ordre socio-économique et symboliquement dégradés, à se refaire en se retournant, non contre les dominants mais contre plus dominés qu'eux, plus précisément contre quelque partie de la société posée comme infâme et symboliquement construite à cette fin d'émonctoire. 3) Une doctrine civilisationnelle-hiérarchique, prolongée en horizon apocalyptique, gros de menaces ‘‘existentielles''. Veut-on des ‘‘signes'' ou des ‘‘signaux'' de résurgence fasciste ? la prolifération du mot ‘‘existentiel'' en est un par excellence. Il est le concentré paranoïaque du fascisme. Et la clé de ses autorisations à la violence : car s'il y a ‘‘menace existentielle'', alors il est posé une question ‘‘de vie ou de mort'', et dans ces conditions de ‘‘péril vital'', tout est permis. Tirer à la mitrailleuse sur les canots de migrants sera permis puisque le Grand remplacement est notre anéantissement. Génocider les Gazaouis et procéder au nettoyage ethnique des survivants est permis puisque la Palestine en elle-même est une ‘‘menace existentielle'' pour Israël. Comme la Russie nous le sera s'il faut envisager une guerre extérieure pour faire oublier le pétrin intérieur [37]. »

Lordon est ici fidèle à lui-même : il analyse avec lucidité et clarté le phénomène fasciste et, du même coup, il éclaire remarquablement la situation israélienne, mais aussi bien la situation qui prévaut en Inde, par exemple. Il s'aventure inconsidérément, en revanche, lorsqu'il prétend appréhender la singularité mondiale du sionisme et lui assigner ex cathedra un « destin ». Mais est-il capable, néanmoins, d'appréhender l'antagonisme entre « sionisme » et « antisionisme » avec lucidité et clarté ?

Le « tournant risqué » : leçon n°5

Dans un singulier passage de ses écrits antisionistes, Lordon se propose d'adopter une « vue conceptuelle » au sujet de l'antagonisme entre « sionisme » et « antisionisme ». C'est alors qu'il entre de plein pied dans l'arène. Le passage en question intervient dans ce même article, « Le sionisme et son destin », paru donc en juin 2025, ce qui atteste que le philosophe s'est donné le temps de la réflexion avant de risquer le fin mot de sa pensée à ce sujet. Bensussan y aura reconnu le fantasme antisémite d'une « causalité diabolique ». Fidèle à notre manière, citons le texte de Lordon, de sorte que le lecteur puisse lui-même juger sur pièce, puis analysons :

« On connait les multiples définitions historiques, doctrinales, du sionisme et de l'antisionisme. On peut aussi en prendre une vue conceptuelle. Par exemple, en disant ceci : par sionisme, il faut entendre la position politique qui considère que l'installation de l'État d'Israël sur une terre déjà habitée, et par expulsion de ses habitants, ne pose aucun problème de principe. Antisionisme s'en déduit comme la position politique qui considère, elle, que l'installation de l'État d'Israël en terre de Palestine pose un problème de principe. Outre sa simplicité, cette définition a pour avantage d'être ouverte, c'est-à-dire de poser un problème dont elle ne présuppose pas la solution. C'est pourquoi seul un grossier mensonge peut donner l'antisionisme pour un projet ‘‘de jeter les Juifs d'Israël à la mer'' [38] . »

Lordon entreprend ici de raisonner avec méthode ; il propose donc une définition des termes en question : « sionisme » et « antisionisme ». On peut certes discuter la pertinence des définitions qu'il se donne, surtout lorsqu'il s'agit de notions dont l'épaisseur historique est significative, et dont les formes politiques sont variables. Mais si toute définition est discutable, elle est néanmoins d'un indiscutable mérite, puisqu'elle permet de suivre la logique d'un raisonnement : « antisioniste » est donc, sous la plume de Lordon, la solution du « problème de principe » que pose le « sionisme ». Reste à examiner la solution « antisioniste » que le philosophe, en disciple des démonstrations more geometrico, apporte au problème « sioniste », une fois posé qu'il ne s'agira pas « de jeter les Juifs d'Israël à la mer ». Le passage du même article où est exposée cette solution est le suivant :

« Ici s'ouvre l'alternative historique. Soit la société israélienne persiste dans son mouvement exterminateur déchaîné, mais alors elle périt moralement sur pied, et en fait prépare son effondrement terminal. Soit elle réalise que, du moment où elle a commis la catastrophe de la Nakba, elle préparait la sienne propre, et alors elle aperçoit l'unique possibilité d'une présence juive en terre de Palestine : un État, binational, totalement égalitaire – comme souvent, c'est l'utopie apparente qui est le réalisme véritable. Il y a 7 millions de Juifs en Israël, ils ne partiront pas, personne ne le demande, aucune position antisioniste sérieuse ne le demande. La demande antisioniste est d'une simplicité… biblique : l'égalité. L'égalité pour tous les occupants, l'égalité en dignité et en droit, l'égalité du droit au retour pour les réfugiés, l'égalité en tout [39]. »

A suivre Lordon, il n'y aurait donc que deux solutions, hormis celle de « jeter les Juifs d'Israël à la mer » : ou bien un « effondrement terminal » de la société israélienne, ou bien « un Etat, binational, totalement égalitaire ». Certes, la solution à deux Etats est logiquement disqualifiée par l'énoncé même du problème « sioniste » et de sa solution « antisioniste ». Mais ce que Lordon entend par « effondrement terminal » n'est toutefois pas clair. Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? En termes de rigueur géométrique, Lordon paraît balader son lecteur sur deux axes de coordonnées sans lien logique, car « l'effondrement terminal » de la société israélienne, c'est une prophétie, non une solution logique à un problème de principe, à moins de conclure que l'alternative, dans l'horizon d'une solution « antisioniste » au problème « sioniste », est celle-ci : ou bien les Juifs d'Israël seront (un beau jour) jetés à la mer, ou bien la solution égalitaire l'emporte, celle d' « un seul Etat, binational, totalement égalitaire ». Entre ces deux pôles, il y a pourtant toute une palette de solutions antisionistes possibles, ne relevant donc ni de l'expulsion des Juifs, ni de l'Etat binational. Une solution antisioniste au problème sioniste tel qu'il le pose pourrait être par exemple, à condition de surmonter les limites mondaines des pôles en question, l'absence de tout Etat plutôt que l'existence d'un Etat. Mais nous avons vu que Lordon aborde le problème sioniste dans les limites de l'Etat. Concédons-lui volontiers ce cadre historique en effet – provisoirement - contraignant. Reste la palette des solutions antisionistes qui ne sont ni l'expulsion des Juifs, ni l'égalité binationale. Lordon, pour sa part, préfère couper court vers la solution égalitaire binationale. Pourquoi ? Est-ce par principe ou par réalisme ? Examinons la chose.

Il écrit : « Il y a 7 millions de Juifs en Israël, ils ne partiront pas, personne ne le demande, aucune position antisioniste sérieuse ne le demande ». Que le départ des Juifs d'Israël, « personne ne le demande », c'est là un énoncé singulièrement ignorant, tant cette demande a structuré l'antisionisme historique. Je renvoie à ce sujet à mon article : « ‘‘La révolution palestinienne et les Juifs'' : un document historique » (paru dans LM#311). Il y apprendra notamment que ce « départ » a constitué l'enjeu du fameux article 6 de la Charte de l'OLP et qu'en outre il n'a jamais été question, au sein de l'OLP, de bâtir un Etat « binational ». De fait, le Fatah s'est finalement rallié, par réalisme, à la solution « sioniste » à deux Etats. Plus anecdotique, mais non moins significative, est la position défendue par Malik Tahar-Chaouch et Youssef Boussoumah dans un article paru sur le site du PIR en mai 2016 : « Ivan Segré : quand un Camus israélien critique Houria Bouteldja ». En réponse à l'un de mes articles, intitulé « Une indigène au visage pâle » (LM#54), compte-rendu du premier livre de Houria Bouteldja, ils écrivaient :

« Face à la domination colonialiste, dont le fait sécuritaire n'est qu'une conséquence, contempler une spirale de la violence, où toutes les parties engagées seraient également responsables et victimes, voire pire, est une justification typiquement colonialiste, symptomatique de son insensibilité politique et éthique face au fait colonial. Pourtant, contre le mirage de son ‘‘offre de paix'', qui est la continuité de cette violence, l'histoire nous enseigne que ce qui a été fait peut être défait. L'Algérie en est un symbole ; et la résistance palestinienne, pour laquelle il dissimule mal son mépris, est plus que jamais à l'ordre du jour [40]. »

Si l'on met de côté le revêtement rhétorique, leur position est qu' « un Etat, binational, totalement égalitaire », est une « offre de paix » inacceptable, parce que l'égalité n'est pas une solution au « fait colonial ». Leur solution « antisioniste », c'est la leçon algérienne : « ce qui a été fait peut être défait ». Lordon n'a qu'à en juger par lui-même : connaît-il un seul écrit produit par les militants du PIR qui appellent à sa propre solution antisioniste : « un Etat, binational, totalement égalitaire » ? Lordon sait donc pertinemment qu'il n'est pas vrai que « personne », dans ce vaste monde qu'est l'antisionisme planétaire, n'envisage ou ne demande une autre solution « antisioniste » que la sienne. De fait, les solutions antisionistes au problème sioniste sont majoritairement autres que la sienne, le principe ou l'idée d'un Etat binational « totalement égalitaire » étant loin de l'avoir emporté, pas plus dans le courant antisioniste que sioniste. Si la version la plus hostile au sionisme consiste à renvoyer les Juifs d'où ils viennent, d'autres solutions sont moins radicales, sans être pour autant « totalement égalitaire » : les Juifs d'Israël peuvent devenir des citoyens à la fois soumis et protégés dans un Etat palestinien « arabe » ou « musulman », suivant une condition juridique qui fut autrefois celle des dhimmis ; ils peuvent aussi devenir des citoyens formellement égaux, disposant des mêmes droits que les Arabes ou les Musulmans, mais dans un Etat palestinien néanmoins « arabe » ou « musulman » et non binational [41]. L'éventail des solutions sionistes au « problème » palestinien est du reste rigoureusement symétrique dès lors que ces solutions refusent également d'une part le partage du territoire en deux Etats, d'autre part l'Etat binational. Appelons cela le « stade du miroir ».

Adoptant sur un versant l'approche du géomètre, Lordon semble donc, sur un autre versant, endormir son lecteur, tant l'épaisseur historique du « problème » considéré aurait dû le conduire à prendre position vis-à-vis des autres solutions antisionistes existantes plutôt que de laisser entendre qu'elles sont négligeables. Du reste, après avoir assuré que « personne » n'envisage l'expulsion des Juifs de Palestine, il précise : « aucune position antisioniste sérieuse ne le demande ». Il y a donc bien un antisionisme qui le demande. Mais il l'écarte d'un revers de main, car ce n'est pas une « position antisioniste sérieuse ». Est-ce qu'il veut dire par là qu'aucune position antisioniste « sérieuse » ne demande que « les Juifs d'Israël soient jetés à la mer » ? Ou est-ce qu'il veut dire par là qu'aucune position antisioniste « sérieuse » ne demande autre chose que l'égalité binationale ? Dans les deux cas, son énoncé ne supporte pas l'analyse.

En effet, a) s'il s'agit de rejeter les Juifs d'Israël à la mer, est-ce uniquement le « sérieux » de cette solution qui lui pose problème ? Cela pourrait laisser entendre, dans ce cas, que c'est une question de rapport de force, non de principe. Par exemple, contraindre Macron à répondre pénalement de l'accusation d'antisémitisme porté contre lui par Netanyahou, en le faisant convoquer par un préfet, cela n'est certes pas « sérieux » en termes de rapport de force, mais ce serait tellement désirable : Macron en viendrait sûrement lui-même, de la sorte, à « embastiller » les préfets qui ont convoqué des élus de la République au prétexte que leurs opinions ne seraient pas conformes à la norme prescrite par le docteur Diafoirus. Et si, b) Lordon prétend écarter ainsi d'un revers de main toutes les solutions antisionistes autre que la sienne (« un Etat, binational, totalement égalitaire »), alors qu'il ose affirmer que la position du PIR, par exemple, n'est pas « sérieuse », non plus que celle d'Omar Barghouti qui, dans un ouvrage paru en 2010 aux éditions La Fabrique, explique :

« Je suis complètement et catégoriquement opposé au binationalisme comme solution à la question de la Palestine car cela laisse supposer qu'il existe deux nations qui ont un droit moral égal sur le territoire et que nous devons donc satisfaire leur droit à toutes les deux. […] En d'autres termes, je souhaite un Etat laïc, démocratique, qui puisse concilier nos droits inaliénables en tant que Palestiniens indigènes avec les droits acquis des Juifs israéliens en tant que colons [42]. »

Qu'est-ce que Lordon entend donc par « sérieux » : est-ce une question de principe ou de réalisme ? Il assure : « La demande antisioniste est d'une simplicité… biblique : l'égalité ». Mais Omar Barghouti considère pour sa part que l'égalité binationale n'est, par principe, pas acceptable, car les « deux nations » n'ont précisément pas « un droit moral égal ». Lordon, apparemment, lui objecterait que l'argument n'est pas « sérieux ». Mais est-ce que le « sérieux » dont il se revendique relève d'un principe égalitaire ou d'un réalisme pragmatique ? En avançant que « c'est l'utopie apparente qui est le réalisme véritable », il semble signaler que l'égalitarisme qu'il promeut est principiel. Est-il dès lors prêt à soutenir, pour sa part, que les deux nations ont « un droit moral égal », que c'est là le principe qui seul peut fonder « un Etat, binational, totalement égalitaire » ? Voici donc Lordon parvenu à un « tournant risqué » car, précisément, s'il risquait un tel énoncé, il se verrait aussitôt accusé par l'autre tribunal de l'Inquisition et contraint, ou bien d'abjurer, ou bien de souffrir qu'un docteur Diafoirus ne titre, dans un hebdomadaire de la gauche antisioniste : « Le philosophe propose une analyse économiste qui absout la colonisation israélienne » ; ou bien qu'un autre ne conclue : « Le parcours même de Lordon et l'habileté de la mise en scène de son retournement le désignent distinctement comme un renégat ».

Le « droit au retour » : leçon n°6

En tout état de cause, la position de Lordon en faveur d'« un Etat, binational », si elle est loin de faire l'unanimité dans le champ de l'antisionisme, y compris aux éditions La Fabrique, est claire et distincte, si ce n'est qu'à bien y regarder, elle présente une ambiguïté redoutable. Lordon, en prenant position sur l'épineuse question israélo-palestinienne, et en adoptant à ce sujet une « vue conceptuelle », est bel et bien parvenu à un « tournant risqué ». Car, au sujet de l'Etat « binational », la question du « droit au retour » est incontournable. Ayant pris moi-même position pour un Etat binational, j'ai donc abordé cette question, notamment dans un livre (Les pingouins de l'universel), ainsi que dans des articles publiés dans Lundimatin, et singulièrement dans une « Lettre ouverte à Eyal Sivan » parue le 19 octobre 2020 (« Le droit et le tordu », LM#259), où je lui demandais de clarifier sa position à ce sujet. En effet, parmi les partisans d'un Etat du « Jourdain à la mer », outre la question de savoir s'il s'agira d'un Etat binational ou d'un Etat réunissant juifs et arabes mais néanmoins mono-national, se pose également la question du « droit au retour » que revendiquent à la fois les Juifs sionistes et les Palestiniens : que penser du « droit au retour des réfugiés palestiniens » ? Et que penser de la « loi israélienne du retour » ? Dans le cadre d'un Etat commun mais néanmoins mono-national, la question est a priori réglée : si c'est un Etat palestinien qui est « commun » aux Arabes et aux Juifs du Jourdain à la mer, alors seul vaudra le « droit au retour » des réfugiés palestiniens (principalement de leurs descendants) dispersés de par le monde ; si en revanche c'est un Etat israélien qui est « commun » aux Juifs et aux Arabes du Jourdain à la mer, alors seul vaudra le « droit au retour » des Juifs dispersés de par le monde, comme c'est actuellement le cas dans l'Etat d'Israël. En revanche, dès lors qu'on prend position pour un Etat « binational » israélo-palestinien, la question n'est pas réglée : qu'en est-il, dans cette hypothèse, du « droit au retour » des uns et des autres ? J'ai pris position, pour ma part, pour un Etat binational totalement égalitaire, partant pour un « droit au retour » qui vaudrait également pour les Juifs et les Palestiniens, où qu'ils se trouvent dans le monde. Et comme il m'a semblé que le livre de Sivan et Hazan, Un Etat commun du Jourdain à la mer (La Fabrique, 2012), n'était pas suffisamment clair et distinct à ce sujet, (d'autant moins qu'il suivait de près la parution du livre d'Omar Barghouti paru aux mêmes éditions La Fabrique), j'ai donc fini par interroger Eyal Sivan dans le cadre d'une « lettre ouverte ». Ayant consacré un ouvrage entier à la défense du film qu'il avait co-réalisé avec Michel Khleifi, Route 181, je pensais ainsi le contraindre à prendre position publiquement sur cette question cruciale. Il a cependant choisi de ne pas répondre, soit par prudence, soit parce qu'il se donne encore le temps de la réflexion. (Eric Hazan garda également le silence, jusqu'à ce qu'il se retire définitivement). En revanche, Vivian Petit, qui ne semble jurer que par le livre d'Hazan et Sivan, et avec qui j'avais déjà échangé à ce sujet sur un site disparu depuis lors (« Solitude intangible »), m'a répondu le 24 mai 2021 dans Lundimatin (LM#289). Si notre désaccord est profond, je lui reconnais au moins une certaine honnêteté intellectuelle, partant un certain courage :

« Un autre exemple de raisonnement en apparence logique mais qui se révèle aporétique est la mise en équivalence par Segré du ‘‘droit au retour'' des Juifs en Israël et de celui des Palestiniens expulsés de leurs villes et de leurs villages d'origine, qu'il présente comme la cause de son désaccord et de sa rupture avec les mouvements de soutien à la Palestine. Malgré un axiome en apparence égalitaire (la reconnaissance équivalente de deux ‘‘droits au retour''), la perspective défendue par Ivan Segré, un Etat commun ouvert à tous les Juifs et tous les Palestiniens, est fondamentalement inégalitaire. En proposant que d'une part n'importe quelle personne de confession juive, qu'elle soit née à Paris, Alger, New-York ou Vladivostok (sur un simple critère confessionnel et extraterritorial), puisse s'installer en Israël/Palestine, et que de l'autre, seuls les réfugiés palestiniens (en fonction d'un critère géographique ou national strict) puissent retourner en Israël/Palestine, il entérine lui-même l'inégalité qu'il croit dénoncer [43] »

C'est l'argument d'Omar Barghouti qui est ainsi réaffirmé par Vivian Petit : il n'est pas question, sur le territoire en question, celui de la Palestine mandataire, de reconnaître un « droit moral égal » aux indigènes palestiniens et aux colons juifs, qu'ils se trouvent présentement sur le territoire de la Palestine mandataire ou ailleurs dans le monde. Sachant que Rima Hassan convient que la solution à deux Etats permettrait, à tout le moins, « d'avancer », ma culpabilité fondamentale, aux yeux de l'Inquisition antisioniste, ne saurait donc décemment dépendre de la position similaire que j'ai prise à ce sujet, à savoir, ainsi que je l'écrivais en décembre 2016 dans une « réponse à Eric Hazan » :

« Ma position est la suivante : il n'y a pas lieu de fermer l'une ou l'autre option, deux Etats indépendants ou un Etat commun ; il y a lieu au contraire de les ouvrir toutes les deux. Je n'en reste pas moins convaincu que l'avenir serait plus souriant pour tous ceux qui vivent en Israël-Palestine, arabes, juifs ou autres, si advenait un Etat commun plutôt que deux Etats [44]. »

Outre la position critique que j'ai adoptée eu égard aux termes du BDS, et bien plus essentiellement, ce qui justifie l'accusation du camp antisioniste à mon sujet, celle d'absoudre la colonisation israélienne, c'est donc ma position de principe concernant l'égalité binationale dans le cadre d'un Etat, à savoir qu'elle exige précisément, selon moi, un égal « droit au retour » des Palestiniens et des Juifs, autrement dit un « droit moral égal ». Or, pour la cause antisioniste, c'est un sacrilège, car cela revient à justifier le principe fondateur du sionisme qui, en effet, n'est pas la création d'un Etat mono-national juif, mais celle d'un « foyer » national juif dont la forme politique n'est pas déterminée a priori. C'est en ce sens que je me suis continument présenté comme « sioniste » depuis ma Thèse de doctorat écrite sous la direction de Daniel Bensaïd en 2008. (Il faudra donc bien qu'un jour les staliniens de la cause antisioniste s'interrogent : pour quelle raison Bensaïd avait-il offert l'hospitalité à un « sioniste » ? La réponse est peut-être que, tout simplement, il n'était pas stalinien).

Le cœur du différend concerne donc la question de l'égalité en Israël-Palestine. On peut certes considérer que, dans le contexte de la destruction massive de Gaza, discuter de l'égalité binationale est une vanité, de même qu'on peut considérer qu'à l'époque de la grande peste d'Athènes, interroger l'incommensurabilité de la diagonale du carré est une distraction. Mais on peut aussi penser qu'en l'état actuel des choses, il est au contraire urgent de méditer la remarque suivante de Jean-Claude Michéa :

Précisons, une fois pour toutes, que si le point de départ de la révolte socialiste est toujours une indignation morale – laquelle trouve effectivement ses plus lointaines conditions de possibilité dans les structures anthropologiques du don traditionnel – encore faut-il apprendre à « transformer cette indignation en capacité politique » (selon la formule de Juan Carlos Monedero, l'un des dirigeants de Podemos). Sans ce travail de transformation politique, toute indignation, si légitime soit-elle, risque en effet toujours de se voir instrumentalisée et détournée vers des cibles secondaires – ou même purement imaginaires - et d'être ainsi récupérée au profit du Système (en d'autres termes, la « décence commune »,
qui s'exerce de façon privilégiée dans les rapports quotidiens en face à face, est toujours susceptible de s'articuler par ailleurs avec telle ou telle forme de la conscience mystifiée)
[45].

J'attendais donc avec grand intérêt que Lordon ne s'en tienne pas à une rhétorique antisioniste convenue et qu'il entre enfin de plein pied dans l'arène : quelle est sa position au sujet de l'égalité en Israël-Palestine ? C'est la question à laquelle, en juin 2025, il a donc répondu en invoquant « un Etat, binational, totalement égalitaire ». Mais il ne peut cependant pas s'en tenir là. Il lui faut maintenant clarifier la question cruciale du « droit au retour ». Est-ce qu'il soutient, aux côtés du « sioniste » que je suis, une formation binationale fondée sur l'égalité du « droit au retour » des Palestiniens et des Juifs ? Ou est-ce qu'il soutient, en vertu d'une axiomatique antisioniste conséquente, qu'une telle égalité est un sophisme colonial, seul « le droit au retour des réfugiés palestiniens » étant légitime, les Juifs ne pouvant prétendre en Palestine à un autre statut que celui de colons, et de descendants de colons, dont la présence de fait serait certes tolérée, voire formalisée de manière égalitaire, mais irréversiblement, en son fond, illégitime ?

A cette question cruciale, les énoncés de Lordon, pour l'heure, sont insuffisamment clairs et distincts ; il écrit en effet : « L'égalité pour tous les occupants, l'égalité en dignité et en droit, l'égalité du droit au retour pour les réfugiés, l'égalité en tout ». La question qu'il importait de trancher était de savoir si, dans l'hypothèse d' « un Etat, binational, totalement égalitaire », le « droit au retour » vaudrait, de manière égale, pour les Palestiniens comme pour les Juifs, ou bien si vaudrait seul « le droit au retour » des réfugiés palestiniens. Lordon répond donc : « l'égalité du droit au retour pour les réfugiés ». Or, que veut-il dire par là ?

*

L'équivoque de l'énoncé produit par Lordon, relativement au « droit au retour » dans « un Etat, binational, totalement égalitaire », paraît signaler qu'il est parvenu à l'ultime chicane d'un « tournant risqué ». En effet, lever l'équivoque l'exposera ou bien, s'il n'envisage que le seul « droit au retour » des Palestiniens dispersés de par le monde (et non celui des Juifs dispersés de par le monde), à relativiser singulièrement ce qu'il décrit comme un dispositif binational « totalement égalitaire », ou bien, s'il entend attribuer ce « droit au retour » également aux Palestiniens et aux Juifs, à contredire la profession de foi de l'écrasante majorité d'un camp antisioniste dont il a pourtant semblé, depuis deux ans, porter l'étendard, si bien qu'il se retrouverait aussitôt dans une position très inconfortable, ayant dorénavant à affronter la misérable Inquisition des uns et des autres.

Gageons néanmoins que Frédéric Lordon, en disciple de Spinoza, attestera bien vite qu'en ces matières, comme en d'autres, ce qui le meut n'est pas une agilité oratoire dont nous savons depuis Platon qu'elle confine à l'éros du pouvoir, mais bien une éthique ordine geometrico demonstrata.

Ivan Segré


[1] NDLR : Il existe dans le judaïsme ce que l'on appelle des mitsvot ha-t'luy-ot ba-aretz. Ce sont les impératifs liés à la terre. Parmi eux, il y a la sh'mitah. Tous les sept ans : la terre qui a été vendue doit être rendue à ses propriétaires, les dettes doivent être effacées, les esclaves libérés, et les champs doivent rester en jachère, libre d'accès au glanage, à l'invasion des gens de passage, à l'usure du temps et à la trace des animaux. Rabi Yitzhak Nafha commentait : ces gens qui respectent la sh'mittah sont puissants parce qu'ils voient devant eux « leurs champs abandonnés, leurs arbres négligés, leurs clôtures brisées, leurs fruits mangés, et pourtant ils répriment leur envie [de travailler la terre et d'en conserver les produits] et ne disent rien. » La femme Rabin du courant conservateur Massorti Tamar Elad Appelbaum suggère que l'on peut peut-être percevoir ces commandements « comme des premiers aperçus d'une invitation plus élevée, qui conduit à la capacité d'ouvrir notre sol au changement et à une intervention surprenante » et à se laisser « envahir ». Car sans cela, comme le disaient hier Caleb et Josué au retour d'une expédition à Canaan : Canaan est « une terre qui dévore ses occupants. » (NOMBRES 13 :32).

[2] « Netanyahou-Macron. Chronique d'un été épistolaire », Revue K, https://k-larevue.com/netanyahou-macron-chronique/

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Le siècle des bombardements, trad. M.-A. Guillaume et C. Monteaux, Payot, 2023, p. 48-49.

[11] « Netanyahou-Macron. Chronique d'un été épistolaire », art. cit.

[12] « Ivan Segré et Gérard Bensussan : la tradition juive et la gauche révolutionnaire. II », Revue K, https://k-larevue.com/ivan-segre-et-gerard-bensussan-les-usages-de-la-tradition-juive-par-la-gauche-revolutionnaire-ii/

[13] Ibid.

[15] Voir son article, « Sur un virage », LM#82, https://lundi.am/SUR-UN-VIRAGE

[16] Ibid.

[17] Paru initialement sur le site d'Alain Brossat en 2016, l'article a été repris récemment sur un autre site : https://nantes.indymedia.org/posts/152060/ivan-segre-comme-passe-partout-une-opportunite-pour-israel-2/

[19] Ibid.

[22] Voir notamment, dans Le Monde diplomatique de Septembre 2025, Pierre Rimbert et Grégory Rzepski, « Austérité, le festin des actionnaires ».

[23] Rapportons par exemple le témoignage de Christian Boltanski, de père juif et de mère catholique, au sujet du « désir d'intégration » de sa famille juive venue de Russie au début du XXe siècle, « désir » tel que son père en vint à se convertir au catholicisme : « Ce désir d'intégration s'était tout de même beaucoup détérioré au moment de la guerre [de 1939-1945]. Les collègues médecins de mon père avaient tous signé pour qu'il n'ait plus le droit d'exercer, tous les amis se sont détournés. Dans la famille de ma mère, certains ont été collaborateurs, d'autres un peu moins… Tout leur monde construit, de bourgeois français, vaguement catholique, s'est totalement écroulé. Ils ont vu que ce monde était faux. Que ça ne servait à rien d'avoir la croix de guerre – ma grand-mère se promenait avec sa croix de guerre avec palmes épinglée sur son étoile jaune… […]. Et donc, l'univers normal de mes parents s'est effondré. Après-guerre, ma mère est devenue proche du Parti communiste. Mon père n'a jamais adhéré, mais ma mère était proche du Parti, et ils se sont complètement marginalisés par rapport au milieu bourgeois français classique. Les amis de mes parents étaient à 80% des juifs survivants, des déportés, et presque tous étaient communistes » (Christian Boltanski, Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski, Seuil, 2007, p. 16-17). Analyser le ressort du philosionisme de la classe bourgeoise occidentale, notamment française, depuis quelques décennies, suppose de prendre les choses à ce niveau, celui de la Collaboration, de l'émergence progressive d'Auschwitz comme paradigme de la souillure et de la réintégration des « juifs » (du moins de certains) dans le giron de la bourgeoisie, et non d'ériger l'Etat d'Israël en « fantasme absolu » de la classe dominante. Le moins qu'on puisse dire est donc que Lucbert et Lordon, à ce sujet, doivent revoir leur copie.

[25] Léon Poliakov, La causalité diabolique. Essai sur l'origine des persécutions, Tome 1, Calmann-Lévy, 1980, p. 27.

[27] Ibid.

[29] Les Racines du chaos. Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye, Tallandier, 2022, p. 42-43.

[30] Robert Fisk, La grande guerre pour la civilisation. L'Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005), La Découverte, 2005, 2007, p. 621

[31] Ibid., p. 686.

[32] Un site des Nations Unies dresse le constat suivant : « Selon la dernière analyse du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), environ 4,95 millions de personnes de la population des zones contrôlées par le gouvernement au Yémen sont confrontées à des niveaux élevés d'insécurité alimentaire aiguë (phase 3 de l'IPC ou plus) au cours de la période actuelle. Fait alarmant, plus de 1,5 million de personnes (15 % de la population analysée) sont en situation d'urgence (phase 4 de l'IPC) dans ce pays de la péninsule arabique » (https://news.un.org/fr/story/2025/06/1156521)

[33] « Netanyahou-Macron. Chronique d'un été épistolaire », art. cit.

[34] « Le sionisme et son destin », art. cit.

[35] Le procès de Nuremberg, Edilarge, 1995, Mémorial pour la paix, 2005, Liana Levi, 2006, p. 79.

[36] Hitler, Puf, 2018, p.114.

[38] « Le sionisme et son destin », art. cit..

[39] Ibid.

[41] Ainsi, la « Loi fondamentale palestinienne » qui sert de cadre constitutionnel à l'Autorité palestinienne depuis le processus d'Oslo, et qui fut ratifiée en 2002, stipule en son « Article 4 », que « L'Islam est la religion officielle de la Palestine » et que « Les principes de la charia islamique seront la source principale des lois », tout en assurant, par son « Article 9 » que « Tous les Palestiniens sont égaux devant la loi et la loi justice, sans discrimination pour des questions de race, de sexe, de couleur de peau, de religion, d'opinion politique ou d'infirmité » (cité par Xavier Baron, Les conflits du Proche-Orient, Perrin, 2011, p. 537-538).

[42] Boycott, Désinvestissement, Sanctions. BDS contre l'apartheid et l'occupation de la Palestine, trad. E. Dobenesque et C. Neuve-Eglise, La Fabrique, 2009, p. 145

[43] « La double exceptionnalité d'Israël », LM#289.

[44] « Sur un malentendu. Réponse à Eric Hazan », LM#84

[45] Notre ennemi, le capital, Climats, 2017, p. 108-109.

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20.10.2025 à 15:37

« Ce que je veux ? Que tu te taises. »

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Texte intégral (5627 mots)

Quelle force de déni, de clivage, permet à la fois de prendre acte de la vérité permanente, active, du meurtre dans l'homme et de vivre comme si elle n'existait pas en réalité, comme si elle n'était que fantasme, ou mythe, ou réalité pour le voisin, réalité éventuelle pour tout autre ; pour soi sans consistance, sans conséquence ?
Nathalie Zaltzman, La Résistance de l'humain

« Ce que je veux ? Que tu te taises. »
Cet ordre m'a été intimé.

Eh bien non.

Je ne vais. Pas me taire.
Je ne. Vais pas. Me taire.
Je ! Ne ! Vais ! Pas ! Me ! Taire ! [1]

Et c'est – donc – la première fois que j'écris en ayant le sentiment que je pourrais bien le payer. Cher.
C'est la première fois qu'à la veille d'entreprendre l'écriture d'un texte (celui-ci) j'ai songé : « Peut être viendra-t-il me casser la gueule. Peut être ce cinglé, qui voudrait me faire taire, viendra-t-il m'attendre à la sortie du boulot pour me faire la peau ? »

Bon signe, peut-être. Signe que le texte s'impose.
Qu'il n'a rien de gratuit.

À ses yeux, il me l'a dit, avec mon nom (lequel ?), je suis un danger.
« Un danger pour nous. »
Qui, nous ?

***

En septembre 2025, je m'amuse à demander « qui, nous ? » lorsqu'à la sortie d'une conférence-débat, on m'adresse la parole pour me parler de « nous ». Je récuse le « nous ». Je joue à l'idiot. Je fais semblant de n'y rien comprendre.
Car je suis un faux juif. Quelqu'un d'autre me l'a dit. Un juif « presque pas juif ».
À certains égards, ce serait presque vrai. Au moins l'intimidation ne pourra-t-elle jamais m'atteindre sur ce point-là.
Et « parfois » un « fanatique ». Cela aussi, oui, peut être un petit peu, je l'admets. Parfois je suis un petit fanatique de la question posée. Je le concède, et je condescends à le reconnaître. Je pose des questions. Je suis un problème.
Je suis un problème par mon nom. Par ma femme, la « shikze ». On me l'a écrit ainsi. La non-juive. Et par mes filles. Les bâtardes ?
Ainsi soit-il.

***

Certains disent qu'un juif serait quelqu'un qui aurait des enfants juifs.
D'autres surenchérissent : un juif serait quelqu'un qui aurait des petits-enfants juifs.
S'affirme là une conception légèrement nazie de la judéité, par pedigree, catalogue, étiquettes, étalonnage intergénérationnel. Pour les nazis, les juifs étaient ceux qui avaient des grands-parents juifs. Pour les juifs, ce serait l'inverse, mais c'est pareil. Parce qu'il faut la transmettre, il la faut garder, la chose religieuse, vivante.
Je leur déclarerais volontiers : un juif serait quelqu'un qui aurait des arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-petits-enfants juifs.
Alors comment saurez-vous jamais si vous, et vos enfants, êtes ou serez juifs ? Ils auront bien le temps de s'hybrider, eux et leurs descendants : quand vous ne serez plus là pour les endoctriner, les menacer, les intimider avec votre chantage à la pureté. Qu'en savez-vous ?

En voilà bien, une question de fanatique.
Et en voilà une autre :
Aujourd'hui, la paix règne, dit-on, grâce à Donald Trump.
Mais est-ce une excellente chose que grâce à lui règne cette paix ?

***

Ces deux dernières années, il y a eu.
Il y a eu la haine venue des fantômes – la haine venue des morts.
Il y a eu la haine venue des générations passées.
Il y a eu la haine de l'impur.
Il y a eu la haine.

Il y a eu la répétition. La réitération.
Il y a eu l'identification à l'agresseur.
L'agressé et l'agresseur devenant indissociables.
Entremêlés. Indémêlables.

Il y a eu ces moments de folie pure et dure. Des moments de complète perte de raison. Inouïe. Sans rien qui reste. Ni bastinguage ni limite. Des instants où Israéliens et Palestiniens étaient devenus si fondus les uns dans les autres qu'ils se tuaient en se prenant les uns pour les autres. L'étreinte fatale.

Souvenez-vous de cet homme israélien âgé de 37 ans. Le 30 novembre 2023, alors que le 7 octobre était encore si récent, Yuval Kestelman circulait en voiture à Jérusalem quand il assista à une attaque terroriste, une fusillade qui se déroulait à un arrêt de bus. S'arrêtant, cet ancien policier sortit l'arme qu'il possédait, hurla aux civils de s'éloigner, tua l'un des attaquants. (Aujourd'hui, en français, je devrais dire « neutraliser ».) Puis il fut tué à son tour par des soldats israéliens. Ces derniers l'avaient pris pour l'un des assaillants. Il avait eu beau héler, crier en hébreu, gesticuler, se mettre à genoux, lancer son arme, ouvrir sa veste pour indiquer qu'il n'était plus dangereux, montrer son portefeuille alors qu'une balle l'avait déjà atteint : on l'acheva. Il ne fut, semble-t-il, pas même accueilli en urgence par les secours.

Cet attentat a été revendiqué par le Hamas. Outre Kestelman et les deux terroristes, il fit trois victimes. Il y eut 16 blessés dont deux grièvement.

Le meurtre de Kestelman par erreur, par méconnaissance, dans la panique, n'est qu'un exemple. Il y en eut d'autres, nombreux. Dans la hâte, dans la folie - le délire complet - l'un devient l'autre. Méconnaissable. C'est la phase paranoïaque de l'histoire. Vous le savez.
Pourtant cet épisode, en particulier, avait soulevé l'indignation, le scandale en Israël. La version anglaise de Wikipédia le décrit en détail sur la page web consacrée à l'attaque armée du 30 novembre 2023 dite « Gival Shaul shooting » en référence au quartier où eut lieu l'événement. Mais la version française ? De Kestelman, elle n'en dit pas un mot.
Pas. Un. Mot.
Caviardé, Yuval Kestelman. Sa scène est censurée. Wikipédia dans sa version française ne le décompte nulle part parmi les victimes. Il n'existe plus. Mort deux fois. Ou plutôt, mort déjà deux fois (comme Israélien réel et comme assaillant Palestinien fictif) puis à nouveau mort. Deux ou trois fois trop gênant.

Qui a traduit en français la page anglophone de Wikipédia, et pourquoi l'avoir caviardée au passage ? Serait-ce la honte, l'accablement lié à cette proximité si troublante ?
Encore des questions.
Tel serait mon fanatisme : le point d'interrogation.

Autre épisode. Autre reflet. Lectrice, lecteur, peut-être y avez-vous déjà songé en lisant les lignes qui précèdent. Deux semaines, oui, à peine une quinzaine de jours après ce dont je viens de vous parler. Cette proximité temporelle compte. Elle montre la paranoïa qui dévastait la période.
Le 15 décembre 2023, trois otages israéliens âgés de 28, de 25 et de 26 ans – disons leurs noms : Yotam Haïm, Samer Al-Talalqa, Alon Lulu Shamriz – s'étaient libérés, ou avaient été abandonnés par leurs geoliers dans le nord de la bande de Gaza. En plein milieu des combats, des explosions, des décombres. Souvenons-nous d'eux : ils avaient bricolé un drapeau blanc. Ils avaient peint sur les murs des inscriptions en hébreu décrivant qui ils étaient. Ils avaient crié et gesticulé. Ils furent tués par des soldats de l'armée israélienne. Ou plutôt : ils furent abattus les uns après les autres.
Sur Twitter, un compte parodique imitant celui de l'armée israélienne, pour répondre au communiqué authentique, officiel, qui fit état de cette tuerie, ironisa : « Nous pensions qu'il s'agissait de civils palestiniens. » (Rires embarrassés de l'État major en uniforme.)

Ces deux épisodes en attestent, il n'existait plus alors que des reflets. L'image d'une image d'une image dans le miroir. L'absence d'image dans le miroir, parce que tu es devenu l'image de ton propre reflet.
Donc l'authentique folie, sans métaphore. `

***

Si certains, pour tenir le coup durant ces deux années, ont exploité une force haineuse, extrait une ressource vengeresse dans le souvenir des six millions de juifs assassinés dans l'Est de l'Europe voici un peu plus de 80 ans. S'ils ont cru entendre le fantôme de ces six millions de juifs assassinés crier vengeance à leur oreilles : alors ceux-là se sont trompés.
Parmi les six millions de fantômes regrettant leurs corps pas même enterrés, leurs chairs réduites en cendres – « le ciel est une tombe où l'on n'est pas serré », écrivit Celan – parmi ces six millions de fantômes, bon nombre ont eu honte ces deux dernières années.
Peut-être pas tous. Peut-être la honte n'a-t-elle pas frappé les six millions d'entre eux. Il y aura toujours des fantômes pour crier : « Vengeance ! Haine ! Malédiction ! » Et ceux-là seront fiers que l'on massacre en leur nom. C'est bien la raison pour laquelle, des fantômes, il convient que nous ayons un peu peur. Certains d'entre eux haïssent ! Et leur haine, ils la transmettront à leurs descendants.
Mais d'autres spectres, les plus nombreux, sont sans haine. Depuis deux ans, ceux-là ont été emplis de honte. Je sais, moi, que mes fantômes – les quelques miens, parmi six millions – ont eu honte.

***

A la mi-septembre 2025, un philosophe, un ancien mien maître d'antan, vint parler des valeurs universelles dans un centre culturel. Une simple conférence, tel était le programme promis. (C'eût été une façon indirecte, judicieuse, d'évoquer les thèmes qui fâchaient.) En temps normal, le public eût été accueillant. Hélas les temps étaient très détraqués et le philosophe décida d'intervenir sans détour sur le conflit en cours.
Aïe aïe aïe, me dis-je. Il ignore ce qu'il fait.
Aïe aïe aïe….
Comme il était à craindre, des interventions pénibles fusèrent lors du débat. Controverses, polémiques, chacun sut mieux que son voisin quoi penser et quoi dire de plus intelligent. En cours de discussion, je tentai de défendre avec prudence certaines propositions invoquées par le philosophe. Cela ne me valut qu'un peu d'inimitié de la salle.
Nous prîmes un verre, ensuite, au bistrot d'en face. Nous étions quatre ou cinq et serions, je le croyais, tranquilou bilou. C'était compter sans un habitué des lieux (disons-le, il avait été lui-même philosophe, professeur de classes préparatoires) qui vint s'asseoir à côté de moi, me gratifiant d'un aimable « Alors, il paraît que t'es devenu propalestinien » en guise d'entrée en matière. Et d'enchaîner en m'expliquant pourquoi lui, il avait tout compris sur tout, pourquoi Israël était innocent de tout, pourquoi les Palestiniens jamais n'avaient existé, jamais !, car c'était un peuple inventé de toutes pièces, importé par les Arabes pour nuire aux juifs !, aussi étaient-ce toujours les autres, le Hamas, l'Iran… les méchants. Et ainsi de suite, pendant de longues minutes. Sans nul répit.
J'exècre autant le Hamas que les ayatollahs. Toutefois, à la fin, j'en eus marre de sa fâcheuse logorrhée. Je lui sortis donc ses quatre vérités. Après quoi je le remerciai, lui posant la main sur l'épaule, car il allait payer ma bière. Tranquilou bilou. Ce qu'il fit.
Fin de soirée acrobatique.
Fin de soirée merdique.

Un an auparavant, quasiment jour pour jour, à la mi-septembre 2024, j'avais assisté à la présentation à Paris du dernier livre d'encore-un-autre philosophe. Ce livre appelait, en substance, à faire preuve de quelques traces d'humanité envers l'étranger, le migrant, le demandeur d'asile, l'exilé.
Déjà j'avais eu, lors du débat, l'occasion de m'opposer en public à un sinistre sbire – qui agonisait l'auteur d'insultes. Gauchiste !, wokiste !, idéaliste !, LFIste ! Ce troll vomit sa haine et, comme je m'opposai à lui, menaça de me « casser la gueule ».
Doux geste qu'il n'effectua point.

Il y eut donc, à une brève année d'intervalle, ces deux scènes philosophiques répétitives, et tant d'autres. Le troll surgit. Il s'impose. Scènes toujours douloureuses, déprimantes, pénibles dans leur réitération obstinée, bien que je trouve de quoi en extraire chaque fois des enseignements neufs. Raison pour laquelle, ici même, j'écris.
« [Le philosophe] se bouche les oreilles pour mieux s'entendre-parler, pour mieux voir, pour mieux analyser. Il entend distinguer, entre deux répétitions. » C'est Jacques Derrida, à l'avant-dernière page de la Pharmacie de Platon.
Car répétitions il y a. Et différences. Et répétitions. Et différences.

***

« How are you ? me demande sur WhatsApp un ami.
Il est psychanalyste à Téhéran.
So so, réponds-je. Car ainsi en va-t-il.
These days, so so is already quite good. »
Les Iraniens, aujourd'hui, vont si mal.
Que je peux à peine discuter avec eux.
Leur mélancolie est telle. Leur destruction est telle.

***

Ma fille cadette est née le 14 septembre 2023. Son prénom est inscrit dans la culture juive.
Le weekend du 7 octobre 2023 fut celui où nous nous retrouvions en famille pour la présenter à sa grand-mère paternelle – ma mère – qui, en raison de son état de santé, n'avait pas pu se déplacer auparavant à Paris. Ce weekend-là étaient rassemblés parents, enfants, petits-enfants, frères et sœurs, cousins et cousines. Nous ne savions même pas que c'était la fête juive de Simh'at Torah…
Le samedi matin, quand les informations à propos des événements en cours en Israël ont commencé à nous parvenir à travers les médias, les journalistes peinaient à décrire, à expliquer ce qu'il se passait. Les nouvelles étaient confuses.
Nous en avons peu parlé. Il n'y eut rien d'autre que ce qui, en d'autres circonstances, pour d'autres massacres, aurait eu lieu : le regret profond de l'atrocité, et le vœu qu'enfin, enfin, là-bas comme ailleurs elle se termine.

Cette phrase est, je le sais, peu plausible : « Nous en avons peu parlé. » Certains ont du mal à me croire. Pourtant, à la réflexion, il n'est pas si mal que, dans ma famille, Israël ne représente à peu près rien de particulier. Aucune idéalisation ne place cet État sur un piédestal.
Mon père a passé quelques semaines en kibboutz dans sa jeunesse. Jamais je n'ai perçu que ses rêves se dirigent vers cet horizon-là ; il est trop conscient, je crois, des complexités de la société israélienne et des apories de la situation.
Ma mère a perdu voici quelques années son frère, qui vivait à Tibériade, et bien des liens se sont dénoués. Quand j'étais jeune, elle donnait de l'argent au KKL (le Fond national juif) qui promettait de « faire fleurir le désert » et qui, désormais fait fleurir les colonies. Elle envoie promener les demandes d'argent des dingos religieux qui procèdent par démarchage téléphonique.
Aussi me semble-t-il que mon attachement au judaïsme, ou mieux à la judéité – un attachement surtout sentimental et affectif, avec des versants culturels ou intellectuels – n'est jamais tant passé par la question d'Israël. Jusqu'à récemment, c'était ainsi. C'est un trait de famille, que la question d'Israël soit restée somme toute accessoire. Très secondaire. Mais c'est aussi l'un des traits de l'époque d'avoir contraint à se politiser (disons-le : pas toujours pour le pire) ceux qui avaient un attachement sentimental et affectif à leur judéité. La question d'Israël est devenue inévitable. Auparavant, elle l'était moins.

Cette année, le 1er et le 2 octobre 2025, j'étais trop tourmenté par l'actualité pour me rendre à la synagogue pour Kippour, comme j'essaie de le faire en règle générale (et comme cela finit bel et bien par m'arriver un an sur deux, ou plutôt un sur trois). Je me sentais cependant trop rattaché à la temporalité particulière de cette période pour la désacraliser tout à fait. En cette soirée où l'on récitait le Kol Nidré, alors que j'avais été convié à un débat dans une association de psychanalyse, je restai chez moi avec mes gosses.
Le lendemain, je m'abstenais encore de prières. J'avais maintenu les rendez-vous des patients du jeudi. Dans ces conditions de désertification du symbolisme, écouter leur parole. Patienter à mon tour. Écouter. Échos lointains d'un shoffar. Sur mon téléphone, les dernière notifications annoncèrent des meurtres devant une synagogue, à Manchester.
L'automne était arrivé, les marronniers perdaient leurs feuilles, dans les parcs les marrons roulaient à terre, signe que nous traversions bien la période des « fêtes juives », Roch Hachana et Yom Kippour, mais le décor semblait s'être anéanti.

***

Quelques jours à peine avant la fin de la guerre et le retour des otages, je recevais un à deux messages par jour proclamant en substance que rien de grave ne se passait ni ne s'était passé ni à Gaza ni en Cisjordanie : ceux qui prétendaient le contraire étaient, s'efforçait-on d'y prouver, manipulés uniquement par le Hamas, donc par l'antisémitisme et la haine des juifs.
C'étaient des annonces de conférences sur Youtube, des textes, des articles, des mailings. Tous disaient la même chose, plus ou moins bien, avec plus ou moins d'arguments d'autorité. Tout autre discours sur Israël renforcerait, disaient-ils, l'antisémitisme. Alors à droite toute. Je répète. La seule stratégie viable : à droite toute.
Stratégie décevante. Suicidaire. Pour maintenir les juifs de France en-dehors de l'orbite du Rassemblement national, disaient certains, il fallait afficher un soutien sans la moindre faille à Israël. Soutenir les fascistes là-bas, afin d'éviter le ralliement aux fascistes d'ici. Allez comprendre. Cela fait trente ans que la lutte contre l'extrême-droite en France s'effectue en droitisant le discours politiques. Soutenir la droite-extrême pour contrer l'extrême-droite, en évitant de se rendre compte que soutenir la droite-extrême, c'est élire l'extrême-droite.
Une fois, je perdais patience. En plein milieu du mois d'août 2025, alors que je lisais mes emails, quelque part en Ardèche ou dans les Hautes-Alpes, je découvris au fil d'un mailing fréquenté par d'honorables universitaires le mot « famine » placé entre d'élégants guillemets. Ceci afin de marquer que les universitaires honorables n'y croyaient pas, eux, à cette famine. Manipulation du Hamas !, propagande !, mensonge antisémite !, cinéma palestinien !
J'écrivis en retour, et demandai à quitter cette mailing list. Au revoir, les universitaires honorables. L'un d'eux avait écrit 130 pages, affirmait-il, pour montrer qu'il n'y avait aucun génocide en cours à Gaza. J'avais proposé qu'il me les envoie, ces pages. Je les attends toujours.

Aujourd'hui que les bombes ne tombent plus (mais pour combien de temps ?) triomphent ceux qui avaient hâte de passer à la suite – next !! – et qui veulent oublier. Ils feront en sorte que leur version de l'histoire soit la seule, l'unique vérité dicible. En 1963, Jacques Lacan évoquait, je cite, « cette ère de moralisation crétinisante qui a suivi immédiatement la terminaison de la guerre et l'idée absurde qu'on allait pouvoir en finir rapidement ».
C'est leur version de l'histoire qui l'emportera chez de nombreux contemporains, car l'on intimidera – on continuera d'intimider – ceux qui perçoivent les choses un peu différemment. Sanctifier et resanctifierr Israël d'avoir subi mille calomnies, héroïser sa survie, oublier les voisins, faire taire les critiques : c'est la routine. Le Hamas, avec sa stratégie de lutte à outrance puis de reconquête de la bande de Gaza, favorise d'heure en heure ces pratiques. Le nouveau monde se crée sur le dos de la vérité.

J'observe ce processus en direct. Non sans intérêt.
J'en prends bonne note.
Mais je ne suis pas seul. Nous sommes nombreux.
Nous sommes.

***

Le 13 octobre, j'ai été aussi ému par le retour des ôtages israéliens que je l'avais été par le retour des exilés syriens durant les semaines qui suivirent la chute de Bachar El Assad. Mon émotion a été semblable pour les Syriens de retour au pays, et pour les captifs du Hamas revenant parmi les leurs.
Là comme ici, tant de questions demeurent.
La Syrie est une zone instable, meurtrière, divisée : un champ de mines.
Les Gazaouis survivants, rentrés chez eux après la fin des bombardements, n'ont pu découvrir qu'un tas de ruines. Parfois moins qu'un tas. Un champ de poussière. Ils vivent aujourd'hui dans les griffes d'une milice qui célèbre sa « victoire » kalachnikov en bandoulière. Pour combien de temps ?
Les Iraniens vivent dans un état carcéral.
Quant aux juifs d'Israël – qu'ils soutiennent ou non le Likoud, qu'ils aient figuré ou non parmi les manifestants contre la poursuite de la guerre, qu'ils aient refusé de réintégrer leurs régiments en tant que réservistes ou qu'ils aient accepté de le faire – aussi longtemps que des inflexions, des changements de direction conséquents et durables n'auront pas été pris au plus haut niveau, ils continueront de vivre en dispora intérieure, exilés, assis comme autrefois à Babylone au bord du fleuve, à côté de l'Histoire.

***

La plupart des humains développent des névroses aiguës s'ils vivent dans un milieu où leur sont assénées des injonctions tranchantes comme : « Séparez les hommes des femmes ! Isolez les uns des autres ! » A fortiori si on leur martèle : « Il y a nous et les autres, mettez des cloisons étanches » présentent-ils en réaction des attitudes pseudo-psychotiques. Ils se mettent à vivre d'une manière quasi délirante.
Ce ne sont là que deux cas d'une règle générale qui s'intitule le primat du politique – eh oui, c'était donc ça – et qui touche de près à « l'organisation de l'autorité ». (Tels sont les mots employés par Raymond Aron, que nul ne peut soupçonner de wokisme ; enfin sait-on jamais. Par les temps qui courent… Tout est possible. Aron finira par être décoré de la médaille du mélanchonnisme à titre posthume.) En réponse aux injonctions tordues qu'on leur adresse là où ils vivent, et en réaction à la façon dont s'organise « le mode de désignation des chefs » (Aron encore), les humains peuvent développer toutes sortes de tourments qui semblent très inhabituels, mais s'avèrent n'être qu'une réaction assez classique aux perversions idéologiques qui distordent leur cadre de vie. Pourquoi ? Parce que la libido ne peut s'adapter à la folie politique sans subir des dégâts terribles. Effroyables.
Voilà qui se trouve illustré par le film Oui de Nadav Lapid, sorti sur les écrans en septembre 2025. Son protagoniste principal, nommé Y. (pour Yehoudi, juif ?) ne se réalise que dans la jouissance masochiste, autodestructice, veule et lâche. Compositeur lèche-bottes, il acceptera (oui !) la commande qu'on lui fait d'un nouvel hymne national israélien célébrant l'extermination de Gaza.
Le caractère de Y. a été décrit à la perfection par Theodor Adorno dans ses Etudes sur la personnalité autoritaire. Dans ce qu'Adorno nomme le syndrome autoritaire, « le sujet accomplit sa propre adaptation sociale uniquement en prenant plaisir à l'obéissance et à la subordination. » Ce texte date de 1950. Adorno y souligne les tendances propres au sujet autoritaire à l'adhésion aveugle à des croyances religieuses punitives, son admiration servile pour les riches et les puissants, enfin son rêve de parvenir à s'élever jusqu'auxdits nantis. Dès 1950, dans les Etudes sur la personnalité autoritaire, Adorno avait brossé le portrait de ce Y. que Nadav Lapid érige au rang de protagoniste central dans son film.
Lapid, le réalisateur, s'est vu qualifié dans un article de « sabra déconstruit », un juif né en Israël qui plairait aux médias européens parce qu'il exhibe la façon dont il a défait ses conditionnements. J'entends à ma propre manière le pessimisme qu'il développe sans relâche sur les plateaux de télévision. Tel que je le perçois, Lapid affirme que l'on ne devrait pas trop se hâter de se rendre au chevet de la société israélienne.
Il y a en effet quelque chose de Job - le Job de l'Ancien Testament - dans cet Y. erratique, veule, perdu, triste faute d'avoir su deviner quel malheur l'a frappé. Ni Job ni Y. n'ont rien fait de mal, sinon qu'ils ont été trop dociles. Et tout comme pour le Job vétérotestamentaire, il ne faudrait pas trop se hâter de consoler le Y. lapidien après qu'il a tout perdu. Dans le récit biblique, les trois premiers amis venus en groupe consoler Job échouent. Ainsi ceux qui voudraient consoler aujourd'hui Israël (au sens large) doivent-ils échouer. Cela, parce que je partage l'avis émis par Lapid dans ses interviews : le malheur est plus profond qu'on ne le voudrait. Ce n'est pas un peu de consolation pour le plus grand nombre qui réglera l'affaire. Ne suffiront ni le retour des otages (si l'on réduit cet événement à un happy end satisfaisant) ni même le départ de Netanyahou et de ses ministres (si l'on voulait en faire le moyen de se déculpabiliser à bon compte : « Ça y est, ils sont partis, passons à autre chose »).

Je perçois ici tout ce qui sépare, à un an siècle d'intervalle, le Y. de Lapid au K. de Kafka et à un autre personnage d'idiot erratique, le brave soldat Schveïk de Jaroslav Hasek. Schveïk, le brave soldat qui a rendu célèbre Jaroslav Hasek, et K. l'accusé piteux que dépeint Kafka, sont frères jumeaux et opposés, tout comme l'étaient Kafka et Hasek, praguois dont concordent presqu'exactement les dates de naissance et de mort. K. et Schveïk sont les négatifs l'un de l'autres : à la folie bureaucratique de la Doppelmonarchie - kaiserlich und königlich - austro-hongroise, le deuxième répondait par la ruse, le premier par l'accablement. Ils vivaient dans le même monde, faisaient la même expérience existentielle d'une prolifération de paperasses, de formulaires, d'officiers sadiques et de ronds-de-cuir, mais Schveïk s'y prenait malicieusement pour surenchérir, indiquant que l'on pouvait noyer le poisson autoritaire-bureaucratique en lui en remontrant (« J'accepte encore ! J'obéis si de bon gré que c'en est désarmant ! ») tandis que K. s'y débattait, s'y opposait en vain puis se laissait couler, noyé par l'eau saumâtre (« C'était comme si la honte devait lui survivre »).
Aujourd'hui, Y., le personnage du film Oui, de Nadav Lapid, crée une autre version de l'idiot picaresque erratique, qui illustre une version différente du masochisme individuel devenu obligatoire face à l'arbitraire autoritaire-étatique : version plus brutale et maso, plus violente et sale. Y. va plus loin que K. ou que Schveïk dans l'autodestructivité. En atteste le trait sentimental suivant, grâce auquel triomphera son acharnement : seul l'amour le rédimera, mais un amour réchauffé, recuit, réapparu à la faveur d'un massacre, enfin ressucité grâce au spectacle d'un carnage. Pour que seule vaille cette solution, à l'exclusion de toute autre, il fallait être tombé si bas dans la haine de soi et d'autrui que six ou sept spectateurs, n'y tenant plus, sont sortis de la salle en cours de projection.
À la fin du film, assis près de ma compagne, un père déclara à celui qui semblait être son fils : « C'est un film sur l'abjection. »

***

Il y a ce que Freud appelait un meurtre et il y a ce que nous nommons aujourd'hui un génocide. Ce sont deux choses distinctes, sauf si je décide de me référer quelques instants non aux termes dans leur portée juridique, mais à l'emploi des mots dans la langue courante, à leur usage et à leur poids dans la parole quotidienne. Alors ils ont le même rôle et la même fonction.
Dans Totem et Tabou, dans L'Homme Moïse et la religion monothéiste, Freud a parlé de meurtres et de leur empreinte psychique. Ce que cela fait à soi et aux générations futures qu'il y ait eu ces meurtres. Qu'ils aient eu lieu.
Pourtant le mot de meurtre nous paraît trop banal, usé, ébréché, dénué d'un clinquant judiciaro-technique lorsqu'on veut désigner cent, mille, dix mille, cent mille meurtres. Alors génocide est le terme employé. Je parle ici, je le répète, d'usages de la langue.
Par fidélité freudienne, pour marquer l'emplacement où il s'inscrit dans l'inconscient de chacun, dans ce paragraphe, l'espace de quelques lignes, je dirai meurtres pour désigner ce qui se passe, et ce qui s'est passé aussi bien à Gaza qu'en Cisjordanie et en Israël. Et je désigne ainsi la mise à mort d'être humains libres (c'est la signification latine du terme parricide) quand ils sont non armés. Des civils, non embrigadés. Dans leurs tentes misérables ou à un arrêt de bus ; dans leurs champs d'oliviers.
Des Gazaouis tentent de survivre et sont bombardés. Des Israéliens s'en vont au travail et sont mitraillés. Des Cisjordaniens se livrent à la cueillette et sont bastonnés. Ce sont des meurtres. Dans notre langage usuel, non juridique, le poids des cent mille meurtres, et du désir d'anéantissement de l'autre, d'effacement d'une culture qu'ils comportent, font germer cent mille usages du terme génocide. Ainsi les meurtres s'inscrivent-ils en nous et en nos enfants, même à grande distance.

Enfin il y a ce que Freud appela la pulsion de mort (Thanatos) et il y a ce qui fut nommé idéologie par Marx, puis dans son sillage par les marxiens qu'ils soient orthodoxes ou non. La pulsion de mort et l'idéologie sont et ne sont pas la même chose.
La pulsion de mort chez les freudiens, comme l'idéologie chez les marxiens, fait aller vers le plus simple. Vers le simplissisme. L'inanimé. L'écrasé. La confiture de vie. La marmelade de pensée. L'existence dénuée d'espace, recroquevillée. Le psychisme s'y croit atemporel, éternel, alors qu'il n'est que dénué de temporalité.

Aussi, il y a la pulsion de vie, Eros, dit Freud.
Aussi, il y a l'utopie comme élan anti-idéologique.

Il y a cette alternance. Ces bascules périodiques.

Thanatos. Eros. Thanatos. Eros. Thanatos. Eros. Thanatos. Eros.
L'idéologie. L'utopie. L'idéologie. L'utopie. L'idéologie. L'utopie.

Benjamin Lévy


[1] Voir les deux textes précédents de Benjamin Lévy :
Conduite en état d'ivresse
Nécessaire, la guerre...>

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20.10.2025 à 15:07

Agathe ou l'effraction

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Remarques – faites par la jeune fille – sur le harcèlement de rue

- 20 octobre / , , ,
Texte intégral (4601 mots)

#### ########, jeune fille, a fait oralement devant nous des récits, et des réflexions attenantes à ces récits – que nous avons pris en note et dactylographiés aussitôt. Rien n'a été ajouté ou inventé – et transformé presque rien, sinon pour raisons euphoniques ou rythmiques (afin que le texte s'il devait être donné à voix haute puisse porter). #### ######## a participé avec nous à ce retravail.
Emma Fournier / Frédéric Metz

« Mais le vert paradis des amours enfantines... »
Baudelaire

LA MAIN [1/4]

La jeune fille. –
Une fois, à Charles-de-Gaulle, à Rennes,
un homme, qui devait être une sorte de clodo,
m'aborde. Il dit vouloir me serrer la main.
Je la lui tends. Il la porte à sa bouche.
Il ne la baise pas comme on ferait un baise-main.
Il fait plutôt quelque chose
dans ma paume
qui s'apparente à un suçon. Alors,
je lui retire ma main.
Après, j'ai une impression étrange
(qui me fait culpabiliser) : je sens
ma main droite plus lourde que ma main gauche ;
je sens
la nécessité de la laver – aussitôt.
Je suis mal à l'aise d'éprouver cela.
Et quand même je trouve vite un lavabo :
où je lave ma main.

LA MAIN [2/4]

La jeune fille. –
Dans le métro (quelque temps après),
un homme saisit ma main. (C'était
hormis mon visage le seul morceau de chair
qui sortait de mes vêtements.) Il commence
à lécher ma main. Je lui dis : « Je dois
sortir. Je dois descendre. » Il continue.
Il lèche ma main. Si je tire pour la reprendre,
il la retient de force. De sorte
que la seule manière dont je peux m'en sortir,
c'est, au lieu de tirer en arrière, de donner
un coup en avant – vers son visage.
Ce que je fais – et alors
en effet il me lâche.
Celui-ci n'est pas un clodo. (Mais c'était
quelqu'un qui – d'une certaine manière –
sentait la misère.)

LA MAIN [3/4]

La jeune fille. –
Je me suis demandé – après –
ce qui pouvait pousser des hommes
à faire ça. Parce que
ça m'est arrivé aussi qu'un type veuille
m'entraîner quelque part, dans un appartement :
pour coucher avec moi. Mais là, ces hommes,
c'était différent : ils ne semblaient pas
avoir d'autre fin que de
prendre ma main, de la porter
à leur bouche… J'ai commencé
à me dire que ce n'était pas une drague, cela – alors que
d'habitude pour parler de harcèlement on dit : « C'est une
drague devenue “pesante”, “collante”, et cetera. » Or,
de la façon que s'y prennent ceux-là – non,
ils n'ont même pas l'intention
de séduire la femme et de l'emmener
avec eux dans un lit ou ailleurs. Il n'y a
pas cet espoir
en eux. Mais dans ce cas :
qu'est-ce que c'est ce qu'ils font – quand
ils prennent
pour la porter à leur bouche
ma main ?

UN MENDIANT

La jeune fille. –
« — Vous avez pas une pièce ? » me demande
un type qui fait la manche. Je réponds : « Non,
je ne crois pas... » (Il se trouve que j'étais chargée,
il pleuvait, je n'avais pas d'argent en poche.
J'étais à Dieppe ce jour-là, en vacances pourtant.)
Je mets mon sac à terre pour y fouiller au cas où
— mais le préviens : « – Peu probable
que j'aie quelque chose. Attendez, je cherche. »
Il me regarde, étonné. Et il dit
(il était ivre mais semblait lucide) :
« – C'est bizarre, normalement les jolies femmes,
elles s'arrêtent pas... » Dans un élan – ou réflexe –
de féminisme, je réponds : « – Tu
exagères, tu te permets de dire ça sur les femmes…
Est-ce que tu dirais des hommes beaux, pareillement,
qu'ils ne s'arrêtent pas… ? » Il me regarde,
encore plus surpris. Il sourit. Après
un temps, il dit : « Tu ne comprends pas.
Ceux qui s'arrêtent pas : c'est
les belles femmes et les hommes riches… »
Je ne sais même plus ensuite si j'ai
ou non trouvé une pièce à lui donner. Il avait l'air
de s'amuser de
ce que je ne le comprenais pas.

CELUI DE LA DALLE DE VILLEJEAN [1/2]

La jeune fille. –
Celui de la dalle de Villejean, c'est Celui qui
m'a mis un doigt. Quand je le rencontre dans mon quartier,
sur la dalle,
il dit : « T'es chaude, salope ! T'es chaude ! » en
se prenant la tête dans les mains… Et alors le o
de chaude est un o
qui dure un temps très long :
ce o dure tout le temps que le type laisse sa tête dans ses mains, cessant
de me regarder.
(Dans ses poings ses doigts se crispent.)
Puis il sort sa tête de ses mains et
— à nouveau —
il me regarde.

RUE LE BASTARD.EFFRACTION. [1/4]

La jeune fille. –
Rue Le Bastard à Rennes, de loin,
sur moi je sens les regards d'un type : ce sont
des regards transperçants. De ceux
que les femmes apprennent à sentir
dans la rue, sur elles.
C'est un homme noir, assez jeune, pas un clodo,
pas un bourge non plus – plutôt « mec de quartier »,
bien sapé.
La réaction – spontanée – quand on est
une femme, dans la rue, et qu'on
reçoit des regards aussi transperçants c'est :
détourner les yeux. Ne pas
offrir d'accroche – en vue de l'instant
où il sera à notre hauteur. (Et me suis rappelé
la phrase du mendiant, à Dieppe : « Elles
ne s'arrêtent pas. »)
Son regard essayait de capturer le mien,
— qui se détournait —, essayait
de me ramener à lui.
Il arrive
à ma hauteur :
et là, il fait comme ça. (Geste.)
C'est-à-dire : il a approché sa tête
de ma tête, très près.
Il a
fait comme s'il allait me donner un baiser – mais,
à quelques centimètres de ma bouche, à ça (Geste),
s'est arrêté. Il aurait pu atteindre ma bouche,
par surprise, faire le baiser.
Il ne l'a fait pas. Il s'est arrêté.

UN AUTRE, AILLEURS. EFFRACTION. [2/4]

La jeune fille. –

Je ne me souviens pas
— avec celui-là — du regard
qui a existé en amont mais
dans la rue au moment de passer
à ma hauteur lui aussi a
pénétré mon champ de vision.
Il est
entré dans l'espèce de bulle que j'avais créée et qui
devait me
protéger contre lui.
Mais il entre – comme pour se rappeler à moi. Alors
c'est presque comme si j'entendais (dans ses yeux ?)
une voix qui me crie : « Tu ne veux pas me voir ! Oui mais
tu vas me voir ! » Lui aussi arrête
son geste
à quelques centimètres de mon visage,
à ça. (Geste.)
Il ne fait pas de baiser sur moi. C'est comme si son geste
consistait à dire
seulement
qu'il existe ;
et que je ne puis faire,
— n'ai pas le pouvoir de faire —
qu'il n'existe pas.

ENTRÉE D'UN IMMEUBLE

La jeune fille. –
Dans l'entrée d'un immeuble
un jour (mais c'est un exemple
très différent, je vais dire pourquoi),
un type avait saisi mon bras, là (Geste),
au-dessus du coude. J'avais perçu
une intention : je veux dire qu'il faisait cela pour ensuite
faire autre chose. Alors, pour me dégager je lui ai donné
dans les testicules
un coup de pied. Si j'ai fait ça,
c'est parce que j'ai senti une intention…. J'ai senti
une intention qui dépassait
ce qui était en train de se passer.
(Et j'ai senti dans cette intention un danger.)
Tandis que non, dans les autres choses que j'ai racontées,
— avec la main qu'ils lèchent —
— avec le visage dont ils s'approchent à ça —
non là
il se passait
— et c'est pour ça que je n'avais pas peur —
seulement ce qui se passait.

EFFRACTION [3/4]

La jeune fille. –
Quand c'est comme ça et que je sens
sur moi commencer à peser leur regard,
de loin,
à mesure qu'ils approchent, mon pas
se fait plus rapide : comme si j'étais
pressée et que je ne pouvais pas m'arrêter ;
comme si j'avais à faire
bientôt
quelque chose d'important.

EFFRACTION. PARIS. [4/4]

La jeune fille. –
Une autre fois – c'est à Paris –
c'est rare que je sois à Paris et je connais mal la ville –
je marchais et j'ai croisé un homme
très bien habillé, il portait
une belle chemise, bien repassée – sans doute était-il
d'une classe sociale supérieure.
Et dans ses yeux au moment de
me croiser, un regard transperçant
— de la sorte de ceux que j'ai dits. J'évite
ce regard, sachant la galère qui pour moi s'ensuit sinon.
Il me croise sans rien dire ni rien faire.
Mais après un certain temps, j'ai
entendu des pas derrière moi, qui se rapprochaient.
Les pas qui se rapprochaient, ça voulait dire
qu'il avait fait demi-tour. Je me retourne.
(Il ne faudrait pas se retourner. Mais avec les pas
qui se rapprochent, à force,
derrière soi, on ne peut pas faire autrement.)
Alors il me parle, aussitôt il dit qu'il est patron de je ne sais
plus quelle entreprise, qu'il a
tout près d'ici
un bel appartement
(sachant que nous sommes dans le centre de Paris).
Il me propose de me loger, me propose –
parce qu'il a vu mon appareil photo à mon cou –
un travail (en tant qu'illustratrice ou en tant que
par exemple
graphiste dans sa boîte).
Il joue
ses cartes.
(J'ai pensé après coup : « Lui, il n'entre pas dans ta bulle.
Regarde : Il ne fait pas d'effraction. Il joue ses cartes. »)
Ça a duré très longtemps ; il me suivait
toujours. À un moment,
on a croisé une dame roumaine qui faisait la manche,
et qui m'a sollicitée. Elle m'a parlé un moment,
de ses enfants, et cetera.
Ça m'a débarrassée de lui.

CELUI DE LA DALLE DE VILLEJEAN [2/2]

La jeune fille. –
Je le croise un jour, exceptionnellement dans le métro.
Il était très alcoolisé.
(Celui dont je parle là c'est Celui
de la dalle de Villejean : et presque tous les jours
nous nous croisons dans le quartier.)
(Je ne sais, cependant,
si lui me reconnaît, d'une fois sur l'autre.
Rien ne ramène jamais, dans
ce qu'il dit ou fait, au souvenir d'une entrevue précédente.
Mais il dit à chaque fois : « T'es chaude ! »
ou il dit : « T'es bonne ! »
Et pendant qu'il dit cela, il
est courbé en avant,
comme j'ai dit,
il penche sa tête
en l'enserrant dans ses mains
en étau – comme j'ai dit.)
Dans le métro ce jour-là il a commencé
par dire des choses qui ressemblent
à des compliments vulgaires. Et c'était comme si
sa pensée devenait des paroles aussitôt ; comme si
ce qu'il disait ne s'adressait même pas à moi ; exprimait
des désirs – contenus dans le dedans de lui – seulement.
Et en parlant il s'approchait… Il était à ça maintenant (Geste)
de mon visage.
Il me disait : « J'ai envie de te mettre ma bite. »
Ou bien il disait : « J'ai envie de te baiser. » Peut-être d'ailleurs
disait-il ou que j'entendais seulement :
« J'ai envie de baiser. » Ce que je sentais c'était
contre mon visage sa vinasse. Il m'avait
bloquée à l'arrière du métro. Au début, des gens
se trouvaient
près de nous.
Mais ensuite j'ai vu que les gens s'étaient éloignés ;
et puis j'ai vu qu'ils s'étaient tournés dans l'autre sens.
(Quand un clodo délire dans la rue, on voit les gens s'écarter :
c'est comme s'il y avait une énergie qui les faisait s'écarter.)
D'un coup il a
passé sa main sous ma jupe,
la main est passée sous la culotte,
ses doigts sont entrés en moi,
pas entièrement –
de ça (Geste).
D'une phalange.
Il n'y a pas eu de violence au sens où il aurait tenté
de me maintenir. Mais
par la vitesse, par la surprise,
il est entré en moi –
de cette façon.
(On définit le viol – je sais – comme une pénétration
forcée – obtenue par
la « violence », le « chantage », ou la « surprise ».)
Ses doigts sont rentrés… ça a été…
je sentais des doigts
en moi mais c'est pas
la sensation de ses doigts
dans mon sexe... Ça m'a pas fait mal... C'est pas
le contact de ses doigts dans mon sexe, mais
c'est la vinasse et
c'était comme si l'odeur elle
rentrait à l'intérieur de moi…
J'ai fait un geste comme ça.
(Geste, qui est un coup donné dans le visage.)
Je n'ai pas même donné ce coup pour me libérer. (J'aurais
pu m'écarter sur le côté…). Mais c'était
plutôt répondre
par un autre geste – et qui allait dans l'autre sens –
à son geste à lui.
(Je dis « répondre » parce que c'était
la première fois que je lui
répondais vraiment. Toutes les autres
fois, quand sur la dalle je disais « Je dois
prendre mon métro », « Je dois
y aller », ce n'était pas du tout répondre
à cela qu'il disait.)
Il s'est écarté, je suis sortie
à la station
où la porte s'ouvrait.
Pourquoi je suis
sortie à Pontchaillou – alors que
c'était pas du tout ma station je ne sais pas. C'était
peut-être juste dans le
prolongement de tous ces gestes,
il fallait que ça se continue dans un élan… J'ai
fait à pied tout le chemin qui restait. En marchant je pensais : « Mais, espèce de gros débile, tu voyais pas qu'il y avait
une caméra au-dessus de nous ? Tu voyais pas
que la caméra filmait tout ? » Et je lui
en voulais d'être aussi bête qu'il était. « Tout ça
pour mettre dans mon sexe
son doigt
pendant une seconde. » Je ressentais
une espèce de rage. « T'es même pas capable
de jouer pour ton propre intérêt… ! » « Tu n'as même pas conscience de ce que tu fais ou veux faire. Tellement tu es... taré… ! » « Tellement tu es paumé ! » J'ai marché
jusqu'à Sainte-Anne.
Je suis arrivée en retard.

LA MAIN [4/4]

La jeune fille. –
Sur le clodo de Charles-de-Gaulle, celui
de la main – qu'il a sucée – dont j'ai parlé en premier :
en partant, je sentais ma main – comme j'ai dit –
sale – et j'avais vu son regard : c'était
un regard très – comment dire – pas un
regard agressif : un regard assez doux,
lointain.
En mémoire me sont revenues des paroles
d'une chanson que chante
un chanteur communiste, que j'écoutais
quand j'étais enfant : « Vous voudriez
au ciel bleu croire, je le connais
ce sentiment. » Ce n'est pas au sens où le type aurait eu
un regard plein d'espoir, mais dans ce regard qu'il levait
vers moi
on voyait que brillait
un désir merveilleux.
En me rappelant après coup si souvent
tous ces regards – aussi ceux de ceux
qui avaient approché si près leurs yeux
de moi
quand ils avaient fait effraction dans ma bulle –
j'ai cru trouver une ressemblance avec la manière
dont plusieurs fois aussi j'avais
regardé
des « bourgeois » – lesquels avaient
(mes parents étaient des prolos)
(et c'est par eux que je connais le chanteur
communiste dont j'ai parlé)
cet air de dédain infini ; et je me suis souvenue que j'avais eu
parfois
distinctement l'impression d'être transparente
pour eux.
Et je me suis souvenue du désir que j'avais eu de leur éclater
au visage et de leur
(« J'y crois aussi moi par moments... »
« Parfois... »
« J'y crois aussi je vous l'avoue... »)
faire sentir qu'il n'était pas vrai que mon existence fût
(fût !)
(fût ! parce qu'alors je voulais apprendre pour
cette raison à bien parler)
inférieure à la leur.

DISCUSSION AVEC AMAZONE, 15 ANS

La jeune fille. –

Je discute avec Amazone, quinze ans.
Je dis : « – Huck… Huckleberry
Finn – tu sais ? – l'ami de Tom Sawyer : il
apporte à ceux qu'il sait être des criminels
à manger
(car ils sont sur un radeau au milieu du fleuve,
sans avoir plus rien à manger),
en se disant : “Qui sait si un jour
sur le radeau
ce ne sera pas moi qui serai ?” »
À l'adolescence on est mieux qu'à
n'importe quel autre âge placé pour
comprendre comment on peut devenir criminel.
« – Alors c'est peut-être, dit-elle,
c'est peut-être un désir d'effraction, d'accord, mais
comme on peut avoir quand
on va voler un objet très cher et dont
on n'aurait pas besoin et c'est
pas tant de posséder l'objet en tant
qu'on va pouvoir l'utiliser après mais plutôt c'est :
voler quelque chose qu'on n'aurait pas dû avoir,
et qu'en vérité on n'aura jamais ! »
Au musée elle remarque
Vulcain dans la forge suant.
(Vénus à la porte apparaît.)

BLOCAGE. PRINTEMPS 2023.

La jeune fille. –
Lors des blocages de la rocade, à Rennes
(c'était pendant la lutte contre la Réforme
des retraites, en avril), on arrêtait
les voitures ; on faisait
ce qu'on appelle un « barrage filtrant ». J'ai
arrêté la voiture d'une femme qui aussitôt
a fait des gestes énervés : puis elle
a dit être DRH chez Carrefour.
J'ai dit aux camarades en riant
(pour un instant j'avais
le pouvoir sur le corps de cette personne) : « Celle-là, on
la garde au chaud. Quinze minutes ! », quand les autres on
ne les arrêtait généralement que quatre ou cinq minutes.
Alors elle est sortie
de sa voiture. Elle a marché
droit sur moi : « Savourez, a-t-elle dit,
vos quinze minutes de gloire :
parce que le reste du temps vous n'êtes rien. »
Pour ne pas perdre contenance j'ai
dit à la cantonade : « On va
plutôt la garder trente minutes,
alors... »
(Et puis au bout de dix minutes on a ouvert la barrière. Elle nous
regardait –
très fixement.)

UN PARKING

La jeune fille. –
Au moment de me rasseoir dans la voiture, mon mouvement
sans doute
a fait que s'est découvert
sur ma cuisse
le haut de mon bas : et je vois qu'assis
dans la voiture d'à côté
(c'était l'été, j'attendais un ami sur le parking du cabinet
médical),
un type
se met à fixer éperdument
l'endroit dénudé.
Il se crispe, on dirait qu'il veut
de toute sa volonté arrêter de regarder.
(À le voir, on se dit que certainement
regarder de cette façon lui fait mal.)
Pour finir,
il fait
descendre sa main
droite
sur sa cuisse –
à l'endroit précis qui serait ou aurait été
sur ma cuisse
l'endroit de peau dénudé –
et là, à cet endroit se griffe,
avec son ongle – frénétiquement –
il se griffe.
Après je ferme la portière, j'attends.
Il ne se passe rien d'autre.

FIN

Image : Le Nain, « Vulcain dans sa forge, visité par Vénus » (détail). (Tableau du musée de Reims prêté à Rennes, 2020-2025, pendant travaux.)

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