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24.11.2025 à 16:58

Pour une écologie du quotidien

dev

La Folie Océan de Vincent Message

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (895 mots)

Avec La Folie Océan (Seuil, 2025), Vincent Message continue un travail de longue date - que l'on pourrait faire débuter à la Défaite des maîtres et possesseurs (Seuil, 2016) - sur la question du vivant. L'auteur nous invite cette fois à partager le quotidien des travailleurs de la mer sur les Côtes d'Armor, et notamment à faire la connaissance de Quentin, plongeur pour le Réserve naturelle des Sept-Îles. Avec lui, mais aussi Maya ou encore Bruno, le livre fait de la préservation des océans et de la biodiversité marine l'enjeu central du récit.

La Folie Océan, entre thriller écologique et récit documentaire

Un fou de Bassan cloué à la porte de Quentin en guise de menace de mort. D'emblée, Vincent Message reprend les codes du thriller - voire du polar - et plonge le lecteur dans la réalité de ce que peuvent être les rapports de force politiques. Autour de l'océan, ce sont bien des camps différents qui s'opposent : pêcheurs industriels, militants, scientifiques. Autant d'acteurs dont les intérêts divergent, et dont le roman rend compte de la complexité.
Une fois la tension posée, le récit se déroule en prenant soin de varier les regards. Quentin vit une relation avec Maya, une biologiste, par les yeux de laquelle la question environnementale se traite encore différemment. C'est cette capacité à varier les échelles et les représentations, grâce aux personnages, qui permet de construire un tableau complet du contexte écologique.
Parallèlement au récit, l'auteur apporte à son lecteur des éléments factuels, l'instruit par exemple des différentes espèces marines et des mécanismes à l'œuvre dans l'océan. Cet apport, souvent intégré aux dialogues, nous fait découvrir l'existence des coccolithophores, entre autres, algues unicellulaires microscopiques dont les squelettes fossilisés sont les composants majoritaires de la craie.
Vincent Message parvient ici à établir un équilibre fin entre narration et science pour nous offrir un récit documentaire riche et précis à l'intérieur duquel les protagonistes évoluent.

Littérature et politique : le roman au service du débat

En dépit des nombreuses alertes en provenance des mondes scientifiques et militants, la cause écologique apparaît aujourd'hui quelque peu has been dans les discours de nos représentants. On lui préfère volontiers la question du pouvoir d'achat ou, plus récemment, de la dette.
Or en optant pour l'écologie, le roman nous rappelle à l'urgence d'agir. Il réinvestit ses codes au service de cette problématique. La quête en particulier, élément central du genre romanesque, est ici tendue en direction de la préservation de l'océan. Elle incite également à dépasser la tendance des autofictions et des trajectoires personnelles pour affirmer la primauté des enjeux collectifs. Il s'agit donc bien ici de renouer avec une littérature universelle. En ce sens, le roman, comme l'océan, déborde l'existence des personnages, les détermine.
Politique, le livre accorde une place à la diversité des voix : pêcheurs, scientifiques, militants.
Politique, le livre l'est aussi à l'intérieur des interactions entre les personnages. Au sein de leur intimité. On peut ainsi renverser l'adage : si l'intime est politique, le politique est à son tour intimité.
Plus important encore, le roman, loin d'être moralisateur, laisse une place au lecteur, qui au terme d'une phase d'apprentissage, aura acquis toutes les informations nécessaires à un positionnement éclairé.
C'est de cette manière que La Folie Océan parvient avec brio à faire de l'écologie un terrain littéraire.

Le travail de l'auteur

En ayant passé cinq années à son livre, Vincent Message rappelle à la nécessité d'un travail de fond, préalable à l'écriture romanesque, loin de la course à la publication. Il porte par ailleurs une réflexion sur le rôle de l'auteur dans un contexte socio-politique conflictuel, et dans une époque où les perspectives d'avenir se font rares.

Au terme d'années d'observations, d'interviews, d'immersion, l'auteur a fait de son travail une expérience de vie avant d'en faire une expérience littéraire. La démarche qui consiste à être à l'écoute des travailleurs de la mer rappelle celle de certains sociologues américains du XXe siècle, lorsque ces derniers se livraient à des observations participantes. Il n'y a sans doute que de cette manière, que l'auteur a pu rendre visible l'invisible, ce qui se cache sous l'océan - les organismes planctoniques, les virus, les bactéries - et leur impact décisif sur l'environnement.

Cette méthodologie inspire. Elle a porté ses fruits puisqu'elle a permis à l'auteur d'accoucher d'un roman solide dont la portée, espérons-le, aura des conséquences sur le débat écologique contemporain.

Rémi Letourneur

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24.11.2025 à 16:53

Israël-Palestine : du « génocide » à la « bénédiction »

dev

A propos de Gaza, génocide annoncé de Gilbert Achcar et Terres enchaînées de Catherine Hass Ivan Segré

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (12682 mots)

« Pour nous, le communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. »
Karl Marx, L'idéologie allemande

Deux livres récents sur la situation israélo-palestinienne ont retenu mon attention. J'en propose un compte-rendu critique qui, vraisemblablement, rebutera les lecteurs pressés, mais intéressera les autres.

Gilbert Achcar, Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale (La Dispute, 2025)

Gilbert Achcar réunit dans cet ouvrage des articles parus dans différentes revues ainsi que des textes inédits. Aux analyses empiriques de la situation politique en Israël-Palestine, il adjoint une interprétation plus générale du « génocide » perpétré selon lui par l'armée israélienne à Gaza, l'enjeu étant de le réinscrire dans l'histoire du sionisme et d'en sonder les effets non seulement pour les Palestiniens, mais également pour l'ordre politique international. La thèse de l'auteur, ainsi que l'énonce la quatrième de couverture, est la suivante : « C'est le premier génocide perpétré par un Etat industriel avancé depuis 1945 avec la participation des Etats-Unis et le soutien de l'Occident, France incluse », et il constitue un « tournant dans l'histoire mondiale » ; or ce « génocide » n'est pas un évènement survenu de manière contingente, il « était inscrit dans la trajectoire de l'Etat sioniste depuis sa fondation ». Examinons la consistance de ces trois affirmations : « premier génocide […] depuis 1945 » ; « tournant dans l'histoire mondiale » ; « inscrit » en germe dès la « fondation » de l'Etat d'Israël.

Achcar ne se contente pas de reprendre le terme « génocide » à la manière d'un slogan, il en précise d'emblée la signification et documente son adéquation à la réalité en cause. L'article II de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948 stipule que « le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupes ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » (cité p. 16). Après avoir brièvement documenté la destruction massive de Gaza, notamment « la multiplicité des moyens de meurtre de masse : une combinaison de bombardements extrêmement intensifs et d'autres utilisations d'une puissance de feu mortelle contre des zones urbaines densément peuplées, avec l'affamement d'une population entière par la privation de nourriture et l'achèvement de ses malades et blessés par la privation des moyens de santé nécessaire » (ibid.), l'auteur est en mesure de conclure : « Aucune personne intellectuellement honnête et intègre ne saurait nier la réalité du génocide dans le cas de Gaza » (p. 17).

S'il s'agit de s'en tenir à une appréciation juridique de la question, la politique de destruction massive de la bande de Gaza poursuivie durant deux années comprend assurément les trois dimensions qui définissent le « crime de génocide » selon l'Assemblée générale des Nations unies : « a) Meurtre… ; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale… ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». Aucune personne intellectuellement honnête et intègre, en effet, ne saurait contester que la destruction massive de Gaza ait visé à anéantir les conditions d'existence de plus de deux millions de Palestiniens, manifestement afin de contraindre la majorité d'entre eux à l'exil. La difficulté que pose néanmoins cette définition du « crime de génocide » est que la notion de destruction « partielle » d'une population définie permet une interprétation très large, si bien que de nombreuses configurations historiques plus ou moins récentes sont susceptibles d'en relever. Une telle liberté d'interprétation autorise dès lors les usages les plus idéologiques du « crime de génocide », ou les plus structurés par un rapport de force géopolitique plutôt que par une analyse juridique.

Ainsi, le « crime de génocide » a été invoqué par le Tribunal Pénal International dans le cas des massacres commis par les forces nationalistes serbes à l'encontre de musulmans bosniaques, tandis que les deux guerres du Golfe et l'embargo imposé au peuple irakien n'a suscité aucune procédure juridique. Bien au contraire, la première guerre du Golfe et l'embargo qui l'a suivie ont été dûment légalisés par l'ordre politique et juridique international. Rappelons, à cet égard, que le 12 mai 1996, Madeleine Albright, alors secrétaire d'Etat sous l'administration Clinton, interrogée par une journaliste américaine (Leslie Stahl) qui lui signalait qu'une étude (de la FAO) avait conclu que près de 500 000 enfants irakiens avaient déjà péri des suites de l'embargo imposé à l'Irak, répondit que, certes, « c'est un choix très difficile », mais qu'au vu des bénéfices qu'en tirait le « nouvel ordre mondial », « cela en vaut la peine » (« the price is worth it », CBS News, « 60 minutes » [1]). Depuis quelques années, d'autres d'études ont contesté l'exactitude de ces chiffres, minimisant les conséquences humaines de l'embargo dont a souffert la population irakienne [2]. Il reviendra aux historiens de démêler, à ce sujet, le vrai du faux. Ce qui est en revanche assurément établi, c'est que la secrétaire d'Etat nord-américaine, le 12 mai 1996, n'a donc pas contesté les effets morbides de cet embargo pour des centaines de milliers d'enfants irakiens, elle s'est contentée de les justifier. Il est également assuré qu'en novembre 1998, un député RPR de l'île de La Réunion adressait une question au gouvernement français, consignée dans le Journal Officiel (05/11/1998, « question écrite n°11832 », p. 3501) :

« M. Edmond Lauret attire l'attention de M. le ministre des affaires étrangères sur la situation dramatique dans laquelle se trouvent les jeunes enfants irakiens. 600 000 enfants irakiens décédés depuis 1991 et actuellement, on enregistre 6 000 décès par mois, en raison de l'embargo qui pèse sur le pays. L'état de malnutrition, l'espérance de vie limitée, les séquelles irréversibles constatées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et l'UNICEF sur une population fragilisée par le manque du minimum vital démontrent que l'embargo décrété et imposé par les Etats-Unis, via le Conseil de sécurité des Nations unies, a un effet de génocide […] [3] ».

Si l'effectivité du droit international est donc bien évidemment déterminée par un rapport de force géopolitique, de même que la justice nationale est déterminée par un rapport de force social, il n'en demeure pas moins qu'il faut souhaiter que les dirigeants de l'Etat d'Israël soient jugés pour les crimes commis à Gaza, afin de limiter, autant que faire se peut, l'impunité des chefs d'Etat et d'armée. Cela dit, quelle est la cohérence historique et politique de la thèse que soutient l'auteur en assurant que « C'est le premier génocide perpétré par un Etat industriel avancé depuis 1945 » ? S'il choisit de s'en tenir à ce que les instances du droit international qualifient de « génocide », cela n'a pas été – pour l'heure - juridiquement établi dans le cas palestinien, alors que cela l'a été dans le cas bosniaque, or il semble bien que la Serbie soit un « Etat industriel avancé ». Toutefois son analyse ne paraît pas déterminée par la légalité internationale. En effet, si d'un côté Achcar mobilise le droit tel qu'il est énoncé par l'Assemblée générale des Nations Unies, d'un autre côté, lorsque cette même Assemblée légalise la création de l'Etat d'Israël, puis qu'une résolution de 1949 stipule que le nouvel Etat, sorti victorieux de sa guerre d'indépendance, est « épris de paix » et « accepte les obligations de la Charte », il observe : « Rarement résolution adoptée par les Nations unies ne se sera avérée avec le temps constituer aussi nettement l'exact contraire de la vérité » (p. 37). Surtout, il qualifie d'emblée l'Etat d'Israël de « colonial » en évoquant « ‘‘l'Etat des juifs'', Etat colonial que Theodor Herzl, le fondateur du sionisme étatique, appelait de ses vœux » (p. 13), ce qui ne semble pas indiquer qu'il le considère légitime et donc qu'il s'en tient, en termes d'analyse historique et politique, à ce qu'énonce le droit international.

Sa thèse au sujet du « premier génocide perpétré par un Etat industriel avancé depuis 1945 » fait donc difficulté, d'abord parce que d'autres configurations génocidaires ont marqué l'histoire mondiale entre-temps ; certes, le texte précise : « par un Etat industriel avancé » et en outre « avec la participation des Etats-Unis et le soutien de l'Occident, France incluse ». Les autres « génocides » (Cambodge, Timor oriental, Biafra, Darfour, Rwanda, etc.) s'en trouveraient dès lors exclus, parce que l'acteur principal n'était pas un « Etat industriel avancé » ou que les Etats-Unis n'y ont pas participé, de même qu'ils n'ont pas participé au « génocide » perpétré par les forces nationalistes serbes en Bosnie, ayant au contraire bombardé, via l'OTAN, la Serbie. Reste qu'en comparaison du « génocide » perpétré à Gaza, la politique menée par l'Occident industriel et libéral à l'encontre du peuple irakien de 1991 à 2003 n'était vraisemblablement pas d'une autre nature (bien qu'elle ait eu d'autres ressorts et d'autres finalités politiques). Dès lors, si la qualification de « génocide » convient à Gaza, pourquoi ne conviendrait-elle pas pour qualifier la politique poursuivie en Irak à partir de 1991 ? Est-ce à dire que l'auteur, à ce sujet, partage les analyses de ceux qui tendent aujourd'hui à minimiser les conséquences de l'embargo qui fut imposé à la population irakienne ? Ce n'est apparemment pas le cas, car il se trouve qu'Achcar lui-même, lors d'une intervention publique en mai 2022 (Conférence « Paix et guerre entre les civilisations », organisée par les Rencontres Averroès), évoquant la première guerre du Golfe et l'embargo qui l'a suivie, a assuré que leurs effets sur la mortalité ont été avérées : « selon les chiffres de l'Unicef, durant les 12 années de cet embargo, [il y a eu] 90 000 morts par an, dont 55 000 enfants de moins de cinq ans, à cause de l'embargo qui se combine à une destruction des infrastructures [4] ». Or, au sujet du « génocide » à Gaza, il cite une étude du Lancet qui s'efforce de mesurer « les conséquences sanitaires indirectes » des guerres, à la suite notamment de la destruction des infrastructures, et Achcar de conclure qu'il convient de prendre en compte, dans le dénombrement des victimes palestiniennes de la destruction massive de Gaza, « une estimation modérée de quatre morts indirectes pour une mort directe » (p. 15). Si, contrairement au « génocide » à Gaza, nous ne disposons guère de bilan précis sur le nombre de victimes directes des bombardements effectués par la coalition internationale lors de la première guerre du Golfe, il est toutefois acquis qu'à suivre Achcar, il convient donc de prendre en compte les victimes indirectes d'une politique belliqueuse étendue sur une douzaine d'années (1991-2003), voire davantage si l'on inclut la seconde guerre du Golfe et l'occupation américaine qui a suivi. Il ne semble donc pas qu'Achcar soit prêt à contester, dans le cas de la guerre du Golfe, cet « effet de génocide » dénoncé en son temps par un député français de l'île de La Réunion.

Dès lors, c'est le « tournant mondial » qu'il croit déceler qui, du même coup, se fissure. A le suivre, il s'agirait d'identifier « le contexte de montée de l'extrême droite à l'échelle mondiale et de décadence du libéralisme occidental, au regard duquel le génocide de Gaza constitue un tournant dans l'histoire du monde » (p. 9). Mais à prendre pour étalon de mesure ce qu'il décrit dans le cas du génocide perpétré par l'Etat d'Israël, à savoir « une combinaison de bombardements extrêmement intensifs et d'autres utilisations d'une puissance de feu mortelle contre des zones urbaines densément peuplées, avec l'affamement d'une population entière par la privation de nourriture et l'achèvement de ses malades et blessés par la privation des moyens de santé nécessaire », plutôt qu'à un « tournant dans l'histoire du monde », c'est à l'inscription de la politique israélienne dans l'histoire du « libéralisme occidental » qu'il conviendrait de conclure. Cela ne signifie pas que, par ailleurs, la montée en puissance de ce qu'Achcar appelle un « néofascisme » ne soit pas une réalité israélienne et, au-delà, internationale, appréhendable en termes de « tournant ». En revanche, en conclure que la destruction massive de Gaza marque une rupture dans l'histoire du « libéralisme occidental » est une thèse qui nous semble peu consistante.

Il y a lieu, par ailleurs, de se demander en quoi un « Etat industriel avancé » mériterait une attention particulière, au point d'éclipser, dans l'histoire des génocides, ceux qui ont été commis par des Etats non industrialisés ou moins industrialisés ? L'argument d'Achcar est apparemment le suivant : le « génocide » perpétré à Gaza engage la responsabilité de l'Occident, c'est-à-dire du monde dit « développé », d'autant plus qu'est en cause à Gaza non seulement l'Etat d'Israël mais son soutien nord-américain et, au-delà, l'Europe libérale, « France incluse ». Est-ce à dire que l'Occident industriel et libéral, « France incluse », n'est pas en cause, par exemple, dans le génocide rwandais de 1994 ? Pourtant Achcar, au sujet du « génocide » perpétré à Gaza, ne se contente pas d'en repérer les prémisses dès la création effective de l'Etat d'Israël en 1948, il remonte plus en amont, dans la prose de Theodor Herzl (1896), du fait « du contexte même dans lequel le fondateur du sionisme étatique envisageait d'insérer son projet, c'est-à-dire l'entreprise coloniale et sa tendance intrinsèquement génocidaire – commune à toutes les entreprises coloniales – à déshumaniser les ‘‘barbares'' des terres desquels elle s'empare » (p. 35). Le « génocide » perpétré à Gaza relèverait donc, selon lui, de la matrice coloniale dans laquelle s'est inscrit, dès l'origine, le projet sioniste. Or, il se trouve que l'assassinat de près de 700 000 hommes, femmes et enfants tutsis relève d'un schème racial qui est, pour l'essentiel, une création politique et sociale coloniale. Car le clivage ethnique entre Hutus et Tutsis, s'il a précédé la colonisation, n'a pu prendre la forme d'une logique génocidaire qu'après avoir été instrumentalisé et reconfiguré par les puissances coloniales puis néocoloniales. C'est ce que souligne par exemple le géographe Renaud Duterme : « Instrumentalisation des ethnies par le pouvoir colonial, soutien à la dictature d'Habyarimana, politiques néolibérales et antisociales, commerce des armes, complicité dans le génocide, ponctions dans le budget national par le biais de la dette sont quelques-unes des responsabilités de puissances étrangères dans l'effondrement de la société rwandaise de 1994 [5] ». Et quant à la « complicité dans le génocide » de certaines « puissances étrangères », on se reportera par exemple à l'enquête de François Graner, lequel observe, au sujet de la présence militaire française au Rwanda en 1994 : « L'opération turquoise vise à s'interposer face à l'avancée du Front Patriotique (ce qui viole le mandat de l'ONU), à protéger les génocidaires alliés de la France, et à reprendre Kigali [6] ». Au-delà du cas rwandais, particulièrement dramatique, ce sont de semblables logiques néocoloniales qui ont continument ravagé l'Afrique depuis l'époque coloniale et qui, à ce titre, impliquent donc des Etats industriels avancés.

Bref, la thèse de l'ouvrage n'est guère convaincante, et la raison en est que sa valeur, à l'évidence, est essentiellement rhétorique, en ce sens que ce qui importe immédiatement à l'auteur est d'accoler l'Etat « colonial » d'Israël au « premier génocide » qui fut perpétré après celui des nazis, puis de situer les prémisses d'un tel « génocide » dès les origines du sionisme, de manière à ce que la création même de l'Etat d'Israël acquiert la signification d'une sorte de « génocide annoncé » auquel conférer, en outre, la dimension d' « un tournant dans l'histoire du monde ». Autrement dit, la création de l'Etat d'Israël est une catastrophe planétaire. C'est une ritournelle bien connue, caractéristique de ce que j'ai appelé « l'égarement antisioniste [7] ». Il est donc malheureux que Gilbert Achcar, dont il faut lire les livres, parce qu'ils sont précis et documentés et qu'en termes politiques ils témoignent, en général, d'un héritage marxiste aussi tenace que fécond, se soit ainsi égaré. C'est notamment flagrant lorsque, après avoir résumé les grandes lignes de la politique israélienne à Gaza depuis le 8 octobre 2023, il conclut : « La même combinaison de meurtre, d'affamement et de privation de soins était à l'œuvre dans les camps d'extermination nazis, à un degré certes encore plus atroce et meurtrier » (p. 16). Et l'auteur, plus loin, d'enfoncer le clou, d'abord en proposant de décrire les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023 comme une « contre-offensive » qui, selon lui, « évoque l'audace du David biblique dans son combat contre le géant Goliath » (p. 153), puis, plus audacieux encore, en recourant à une référence cette fois non pas biblique mais historique : « La dernière contre-offensive de Gaza fait plutôt penser au soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 » (p. 154). L'enjeu de tels renvois à des événements marquants de l'histoire juive n'est pas alors conceptuel : Achcar n'est pas soucieux de penser Auschwitz, l'épisode biblique de David et Goliath ou le soulèvement du ghetto de Varsovie ; l'enjeu est rhétorique : il s'agit de se réapproprier des marqueurs de l'histoire juive afin de les retourner contre l'Etat d'Israël. Nous sommes donc au cœur d'une bataille rhétorique : la propagande de l'Etat d'Israël mobilisant sans cesse, pour son propre compte, la Shoah et la Bible, Achcar, suivant une veine éculée, retourne ces « images » à l'envoyeur, de sorte que l'arroseur devienne l'arrosé. C'est peut-être « de bonne guerre », mais pour un lecteur qui aspire à s'affranchir des « images » afin d'accéder à une pensée de l'histoire et de la politique, c'est navrant, sinon franchement pathétique. Car ce faisant, Achcar s'abaisse au niveau de la propagande d'un appareil d'Etat. De fait, « Aucune personne intellectuellement honnête et intègre ne saurait nier » qu'entre le « génocide » perpétré par les nazis contre les juifs d'Europe et le « génocide » perpétré par l'Etat d'Israël contre les Gazaouis, il n'y a pas seulement une différence de « degré » mais bien de nature. Je renvoie Achcar sur ce point, si besoin est, à Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ? (Lignes, 2009).

Mais gageons qu'il ne le sait que trop bien. Son argumentaire, à ce sujet, est en effet purement rhétorique : affirmer qu'il n'y a nulle différence de nature entre la politique nazie d'extermination des juifs et le « génocide » perpétré à Gaza par l'Etat d'Israël, « génocide » qui, selon lui, était donc « inscrit dans la trajectoire de l'Etat sioniste depuis sa fondation », permet d'anéantir la légitimité d'un Etat qui, dans la conscience de l'Occident industriel et libéral, s'est tacitement fondée sur le sentiment de « réparer » ainsi la destruction des juifs d'Europe. C'est ce type d'argumentaire qui a vraisemblablement inspiré Frédéric Lordon lorsqu'il s'est égaré jusqu'à écrire, dans un article intitulé « Le sionisme et son destin », qu'avec la création de l'Etat d'Israël, « la faillite de l' “Occident“ européen s'est élevée au carré, et le meurtre industriel de masse des Juifs a été ‘‘réparé'' par un aménagement politique impossible : Israël [8] ». A l'imagerie de Spielberg qui, dans le final de sa Liste de Schindler, érige la création de l'Etat d'Israël en retournement du mal absolu que fut Auschwitz, Achcar et Lordon opposent ainsi une vision rigoureusement antithétique, celle d'une création de l'Etat d'Israël qui est le duplicata d'Auschwitz (sinon son élévation au carré…). Mais de cette bataille des « images », la seule force politique à sortir victorieuse, en dernière analyse, c'est donc l'esthétique hollywoodienne, sorte de décervelage industriel dont Jean Marie Straub pouvait dire, à l'occasion d'une prise de parole dans un cinéma du Quartier latin, qu'à bien y réfléchir, « Goebbels a gagné la guerre » [9].

*

Fort heureusement, le propos d'Achcar ne se réduit pas à une rhétorique antisioniste convenue, c'en est plutôt l'enrobage. Résumons ce qui constitue le noyau de son analyse et en assure la consistance : la « contre-offensive » militaire du Hamas est un désastre stratégique, car ce sont les soulèvements populaires pacifiques qui sont en mesure de vaincre la puissance militaire de l'Etat d'Israël ; citons l'auteur à la lettre sur ce point crucial :

« En effet, contre un ennemi doté d'une supériorité militaire aussi insurmontable, la seule stratégie rationnelle est de mener la lutte sur le terrain où il ne détient aucune supériorité, et où il est même plutôt en position d'infériorité morale. Il s'agit principalement de la lutte de masse non violente contre l'occupant, dont la meilleure illustration fut la première Intifada […] » (p. 26).

« La lutte palestinienne doit s'appuyer principalement sur une action politique de masse contre l'oppression, l'occupation et l'expansion coloniale d'Israël. La nouvelle résistance armée clandestine organisée par les jeunes Palestiniens à Jénine ou à Naplouse peut être un adjuvant efficace au mouvement populaire de masse, à condition qu'elle soit fondée sur la priorité de ce dernier conçue de manière à l'encourager. Le soutien régional sur lequel le peuple palestinien doit compter n'est pas celui de gouvernements tyranniques comme celui de l'Iran, mais celui des peuples qui luttent contre ces régimes oppressifs. C'est là que réside potentiellement la véritable perspective de libération palestinienne, qui doit être combinée avec l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme, qui a inexorablement produit la dérive incessante de son système politique vers la droite extrême » (p. 156).

Tel est le noyau de son analyse qui, une fois isolé, permet d'entrer dans le vif du sujet, celui d'une « libération palestinienne » qui soit « combinée avec l'émancipation de la société israélienne ». Autrement dit, il s'agit d'esquisser les grandes lignes d'une stratégie victorieuse des forces politiques d'émancipation, en Israël-Palestine et au-delà au Moyen-Orient. Si nous souscrivons pour l'essentiel à la vision d'Achcar, il nous semble toutefois qu'il omet d'ajouter que la « libération palestinienne », conçue en ces termes, doit également être combinée avec l'émancipation de la société palestinienne elle-même de la logique du Hamas. Car remettre en cause la stratégie militaire du Hamas est une chose, s'émanciper de sa logique politique et sociale en est une autre, logique qui n'a pas moins inexorablement produit la dérive incessante de la résistance palestinienne vers la droite extrême.

En outre, il conviendrait, a minima, d'analyser précisément les ressorts de cette stratégie militaire désastreuse du Hamas. A suivre Achcar, c'est une « vision mystique » qui aurait « présidé au lancement de l'attaque du Hamas le 7 octobre » (p. 32), autrement dit une « pensée magique qui caractérise un mouvement intégriste comme le Hamas » (p. 33). Peut-on se satisfaire d'une telle analyse ? La stratégie du Hamas, le 7 octobre, se résumait-elle à un acte de foi en la puissance surnaturel de l'Islam ? Il y a lieu d'en douter. Achcar juge « méprisables » les tentatives d'associer l'attaque du 7 octobre à un « complot iranien visant à faire dérailler le rapprochement en cours, parrainée par les Etats-Unis, entre le royaume saoudien et l'Etat israélien » (p. 154). Mais il a par ailleurs souligné un fait méconnu, à savoir que cette attaque a été précédée, à l'été 2023, d'« un début de soulèvement de masse » de la population gazaouie (p. 20) et que « C'est dans ce contexte de colère croissante contre le régime du Hamas à Gaza qu'a eu lieu l'attaque du 7 octobre » (p. 22). Il ajoute toutefois aussitôt : « Le constater n'insinue pas qu'elle ait été lancée pour détourner l'attention de la colère populaire et étouffer le soulèvement dans l'œuf avant qu'il ne prenne de l'ampleur. Il est évident, en effet, que le Hamas préparait son opération depuis bien avant l'été 2023 » (ibid.). Certes, le Hamas préparait indubitablement une telle « opération » depuis des mois, mais Achcar a fait observer, en citant un article d'Al-Monitor, que les soulèvements populaires contre le Hamas sont eux-mêmes bien antérieurs à l'été 2023 : « En mars 2019, des manifestations similaires sous le même slogan, ‘‘Nous voulons vivre'', avaient duré quatre jours » (p. 21). Il conviendrait donc, non seulement d'insinuer, mais d'émettre l'hypothèse que l'attaque du 7 octobre ne relevait pas exclusivement d'une « vision mystique » : elle avait également pour enjeu – machiavélique - de réduire au silence les nombreux opposants au Hamas qui, prenant la rue, scandaient dès le printemps 2019 : « Nous voulons vivre ».

Abordant, et réfutant les « innombrables arguments [qui] ont été avancés afin de justifier l'opération du 7 octobre et d'en démontrer la rationalité », Achcar écrit aussi : « L'un d'entre eux était qu'elle avait été lancée judicieusement à un moment où la société israélienne était profondément divisée, avec des manifestations hebdomadaires contre Benyamin Netanyahou. Le problème est que l'opération n'a réussi qu'à surmonter cette division et à unifier les Israéliens derrière un soutien total à la guerre génocidaire lancée par leur gouvernement » (p. 33). Mais le résultat obtenu n'est peut-être précisément pas un « problème » au regard de la logique identitaire et « intégriste » du Hamas, soucieuse d'opposer frontalement, et irréversiblement, le signifiant « arabe », voire « musulman », au signifiant « sioniste », « voire « juif ». En outre, Achcar ne devrait pas se contenter de décrire la société israélienne, à l'aube du 7 octobre, comme « divisée », il devrait souligner que les termes de la division tendaient à se radicaliser, notamment parce que l'opposition à la réforme du système judiciaire intégrait lentement, mais sûrement, le signifiant « palestinien », c'est-à-dire la question de « l'occupation » et de « l'apartheid », ainsi que le signalait notamment une pétition, « The Elephant in the room », ayant recueilli la signature de nombreux intellectuels israéliens qui, aussitôt après le 7 octobre, ont rallié l'union sacrée. C'est donc bien la « perspective de libération palestinienne » fondée sur un soulèvement pacifique de masse, « combinée avec l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique » gouvernementale dominante qui a été réduite au silence par la « contre-offensive » du 7 octobre 2023 et ses conséquences au moins en partie prévisibles. Dès lors, n'y reconnaître qu'une insurrection désespérée portée par une « vision mystique », cela revient à prêter au Hamas un irrationalisme intégriste bien innocent. Quant à juger « méprisables » les analyses de ceux qui envisagent un « complot iranien » à l'origine de la « contre-offensive » du 7 octobre, s'il convient en effet de prêter au Hamas une indépendance stratégique relative, reste qu'il serait pour le coup sinon méprisable, du moins exagérément naïf de s'imaginer que l'Etat iranien n'a pas été préalablement informé de l'attaque et qu'il ne l'aurait pas, sinon encouragée, du moins avalisée. Or, le régime iranien était lui-même en proie à des soulèvements de masse qui, de fait, ont été réduits au silence par les conséquences du 7 octobre.

Pour toutes ces raisons, notre analyse, à l'inverse de celle d'Achcar, est plutôt la suivante : une fois posé que « La lutte palestinienne doit s'appuyer principalement sur une action politique de masse contre l'oppression » et que « Le soutien régional sur lequel le peuple palestinien doit compter n'est pas celui de gouvernements tyranniques comme celui de l'Iran, mais celui des peuples qui luttent contre ces régimes oppressifs », qu'enfin cette « action politique de masse » doit être « combinée avec l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique » gouvernementale dominante, il est aisé d'apercevoir que la « contre-offensive » du Hamas, plutôt qu'elle ne renvoie au « soulèvement du ghetto de Varsovie » et ne s'inspire d'une « vision mystique », s'inscrit très précisément dans la logique contre-insurrectionnelle des régimes « intégristes » et/ou « néofascistes » de la région. Achcar était du reste, mieux qu'un autre, en mesure de l'identifier. Analysant dans un précédent ouvrage la manière dont certains de ces régimes se sont évertués à vassaliser les « printemps arabes » afin d'en désamorcer la portée révolutionnaire, il observait notamment, au sujet de la mise sous tutelle des insurgés syriens : « D'autres régimes du Golfe se sont joints au Qatar et au royaume saoudien dans cette frénésie de financement, avec le même objectif : exorciser le potentiel démocratique du soulèvement régional et le transformer en affrontement confessionnel [10] ». C'est précisément la « vision », rien moins que « mystique », qui paraît avoir été à la manœuvre le 7 octobre, raison pour laquelle le Hamas, au-delà de l'antagonisme apparent, est un allié objectif du « néofascisme » israélien, alliance que résume la formule dont j'ai usé dans un précédent article : « bonnet blanc, blanc bonnet » [11]. Dès lors, à suivre Achcar, on pourrait tout aussi bien identifier le « néofascisme » de l'extrême droite israélienne, et ses pulsions pogromistes en Cisjordanie, à une « vision mystique ». Mais ce serait décidément un peu court : le pseudo-mysticisme des colons en armes qui terrorisent les paysans palestiniens de Cisjordanie est l'un des rouages de la vision stratégique de la droite nationaliste israélienne plus encore qu'une « pensée magique qui caractérise un mouvement intégriste ».

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Du noyau de l'analyse d'Achcar, reste à discuter un dernier point, tout aussi déterminant : la « logique » dont la société israélienne doit s'émanciper, est-ce la « logique du sionisme », ainsi qu'il l'assure ? Si par « logique du sionisme », on entend le projet d'un Etat « juif » du Jourdain à la mer, ce qui suppose d'expulser une partie de la population arabe et d'en soumettre une autre, alors certes, indiscutablement, l'insurrection de masse de la société palestinienne « doit être combinée avec l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme, qui a inexorablement produit la dérive incessante de son système politique vers la droite extrême ». Mais d'une part il n'est pas certain qu'il soit historiquement et stratégiquement judicieux de circonscrire ainsi le sens du mot « sionisme », d'autre part une question s'ensuit : quel type d'existence collective israélo-palestinienne Achcar envisage-t-il à l'horizon de la « libération palestinienne » ?

Si, à s'en tenir à l'ouvrage en question, il est difficile de s'en faire une idée précise, il est cependant manifeste que l'auteur tend volontiers à inscrire la « libération palestinienne » dans une dynamique nationaliste panarabe, d'abord lorsqu'il écrit que « la lutte palestinienne ne peut remporter la victoire en étant isolée de l'arrière-pays arabe et qu'elle n'a aucune perspective à moins d'agir comme fer de lance de toute lutte de libération arabe » (p. 28), puis lorsqu'analysant le processus d'Oslo, il conclut que son enjeu véritable n'était pas tant la création d'un Etat palestinien qu'une reconfiguration des lignes de clivage politique au Moyen-Orient : « Israël et les Etats-Unis auront cependant réussi à déplacer la tension de la confrontation entre l'Etat sioniste et ses voisins arabes à la confrontation interne aux pays arabes entre Etats et mouvements populaires de contestation » (p. 123-124). De ces deux énoncés, le lecteur pourrait être amené à conclure qu'Achcar reprend à son compte l'idée selon laquelle l'antagonisme principal, au Moyen-Orient, n'est pas « interne aux pays arabes », mais externe, soit « la confrontation entre l'Etat sioniste et ses voisins arabes ». Ce serait toutefois contradictoire, apparemment, avec cet autre propos de l'auteur : « Le soutien régional sur lequel le peuple palestinien doit compter n'est pas celui de gouvernements tyranniques comme celui de l'Iran, mais celui des peuples qui luttent contre ces régimes oppressifs ». Il semble donc que l'analyse d'Achcar soit traversée par une sorte de tension contradictoire : d'un côté, il conçoit la « lutte palestinienne » comme « le fer de lance de toute lutte de libération arabe » et invoque, à cet égard, « l'arrière-pays arabe », si bien que c'est l'antagonisme avec la « logique du sionisme » qui semble principal, d'un autre côté il semble prêt à reconnaître que « la confrontation interne aux pays arabes entre Etats et mouvement populaire » n'est pas secondaire, mais principale. A cet égard, son analyse de la position du Hamas paraît symptomatique : est-ce, pour l'essentiel, un mouvement de résistance à la « logique du sionisme » ou l'un des rouages de la tyrannie exercée contre le monde arabe ? L'imagerie bienveillante qu'il mobilise pour décrire la « contre-offensive » du 7 octobre témoigne donc de la tension contradictoire qui parcourt son analyse et contribue, selon nous, à en obscurcir le noyau. En effet, la clarté commanderait de trancher : le Hamas est, pour l'essentiel, un rouage de la gouvernementalité « néofasciste » de la région, non une force de résistance à l'oppression. Par conséquent, ce n'est pas seulement sa stratégie qui est en cause, mais bien sa logique politique et sociale « intégriste ». C'est donc la forme « intégriste », qu'elle soit palestinienne ou israélienne, qu'il faut vaincre politiquement et socialement. Or, se contenter de mobiliser le signifiant « arabe » en lui conférant une acception nationaliste panarabe, et entre outre invoquer « l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme », cela ne répond pas aux exigences de la situation, car il serait parfaitement vain de prétendre rallier les forces progressistes israéliennes à une libération politique et sociale associant l'abolition de la « logique du sionisme » à un nationalisme « arabe ». Comment ne pas pressentir que « l'émancipation » en question, pour la société israélienne, équivaudrait à un assujettissement s'il s'agit de rallier un nationalisme « arabe » victorieux de « la logique du sionisme » ? Autrement dit, l'impasse à laquelle nous semble conduire la vision stratégique de l'auteur, c'est qu'elle laisse inexorablement entendre qu'à l'horizon de la « libération palestinienne », l'objectif est un Etat démocratique, certes, mais néanmoins arabe, si bien qu'en lieu et place d'un Etat « juif et démocratique », Achcar paraît se faire le stratège avisé d'un Etat « arabe et démocratique ». En témoigne sa réflexion au sujet du partage entre Cisjordanie et Jordanie, et du risque que ferait courir à la monarchie jordanienne une réunification des deux rives :

« Une nouvelle fusion de la Cisjordanie avec la Jordanie serait certainement dans l'intérêt des Palestiniens, car le soi-disant Etat indépendant en Cisjordanie et à Gaza n'a pas de sens. Sur cette question, je suis entièrement d'accord avec ceux qui critiquent la solution des deux Etats : un soi-disant Etat indépendant n'a pas de sens en Cisjordanie s'il devait être pris en otage entre Israël et la Jordanie comme entre l'enclume et le marteau. Le peuple palestinien a donc besoin pour respirer du débouché constitué par la Jordanie, sans parler des continuités humaines et familiales qui existent entre les deux rives du Jourdain. Il y a une unité historique naturelle de la communauté humaine vivant sur les deux rives de ce fleuve, et pour que cette communauté puisse exercer son autodétermination, il faut un autre type de gouvernement en Jordanie, un gouvernement qui soit réellement démocratique, et non une situation où la majorité de la population est opprimée par un régime qui attise des divisions ethniques de nature tribale, comme c'est le cas maintenant » (p. 145).

Une fois posé qu'il s'agit de qualifier l'Etat d'Israël d'intrinsèquement « colonial », quel que soit le territoire qu'il occupe, d'en appeler en outre, au nom d'« une unité historique naturelle de la communauté humaine », à la « fusion de la Cisjordanie avec la Jordanie » d'une part, d'autre part à « l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme », qu'enfin « la lutte palestinienne ne peut remporter la victoire en étant isolée de l'arrière-pays arabe », il devient patent que l'auteur est le théoricien d'un nationalisme arabe de facture démocratique plutôt que le stratège d'une résolution égalitaire de la question israélo-palestinienne. Aussi, au lieu d'en appeler à ce que la société israélienne s'émancipe de « la logique du sionisme », tout en invoquant le nationalisme panarabe, il nous semble qu'une vision stratégique inspirée devrait en appeler à une association égalitaire entre ces deux logiques, celle du sionisme et celle du nationalisme palestinien. Certes, le sionisme est aujourd'hui massivement un nationalisme soucieux d'écraser et de soumettre son alter ego palestinien, et quant au nationalisme palestinien, l'état des lieux, à suivre Achcar, n'est guère plus réjouissant ; évoquant une alternative au Fatah et au Hamas, il écrit : « je souhaite vivement qu'une force de gauche puisse émerger et devenir un acteur majeur sur la scène palestinienne. Mais pour être franc, pour le moment, en dehors de l'espoir ou du souhait, ce n'est pas une perspective réaliste – nous n'en voyons pas les prémisses » (p. 147). Reste que les « prémisses » d'une telle « force de gauche », qu'elle soit israélienne ou palestinienne, ne peut procéder que d'une alliance égalitaire entre ces deux signifiants, « israélien » et « palestinien », et donc être précisément israélo-palestinienne.

C'est pourquoi, dans le livre d'Achcar, ce qui paraît faire défaut, c'est le mot « binational » : le lecteur le cherche en vain, jusqu'à ce que, in extremis, il le découvre dans une « Annexe » où est reproduite une « Déclaration sur l'antisémitisme et la question de Palestine » initiée et rédigée par Raef Zreik et Gilbert Achcar lui-même, et signée par 122 intellectuels arabes. En réponse à l'affirmation de l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (AIMH), selon qui l'antisionisme est un antisémitisme, les auteurs et signataires de la « Déclaration » en question écrivent notamment que « la définition de l'AIMH est de nature à disqualifier en tant qu'antisémite toute vision non-sioniste de l'avenir de l'Etat israélien à l'instar des plaidoyers pour un Etat binational ou pour un Etat laïc et démocratique fondé sur l'égalité de tous ses citoyens et citoyennes » (p. 243-244). La formulation qui faisait défaut survient donc enfin : « Etat binational ». Mais outre sa fonction anecdotique dans l'économie de l'ouvrage, son occurrence est équivoque, en ce sens qu'un plaidoyer pour un « Etat binational » n'est précisément pas, en termes logiques et politiques, un plaidoyer antisioniste. Ils précisent donc : « non-sioniste ». Or, tout dépend comment on entend le mot en question : « sioniste ». Ainsi que l'a rappelé Achcar, Theodor Herzl a été « le fondateur du sionisme étatique » (p. 13). Est-ce à dire qu'un « Etat binational » serait « non-sioniste », et qu'il serait à ce point « non-sioniste » qu'un plaidoyer en sa faveur relèverait de l'antisionisme ? Il n'est pas question de chercher à valider « la définition de l'AIMH » : l'antisionisme n'est évidemment pas aussitôt analysable en termes de racisme, non plus qu'en termes d'antijudaïsme, de même que contester le droit des Palestiniens à un Etat « arabe et démocratique » n'est pas aussitôt analysable en termes de racisme ou d'islamophobie. Cela dépend, à chaque fois, de l'argumentaire déployé, qu'on le juge légitime ou non. Mais il est néanmoins problématique que tant d'intellectuels arabes (la « liste des 122 signataires » figure en Annexe) aient pu valider une telle « Déclaration » sans relever ce problème symboliquement crucial, et logiquement élémentaire, à savoir qu'un plaidoyer pour un « Etat binational » n'est pas plus « non-sioniste » (ou antisioniste) que « non-palestinien » (ou antipalestinien), puisqu'il traite de manière rigoureusement égale les deux aspirations, juive et palestinienne, à un Etat. Et c'est là précisément ce sur quoi il ne faut pas céder : un « Etat binational » israélo-palestinien n'est pas hétérogène à la « logique du sionisme », pas plus qu'il n'est hétérogène à la logique nationaliste palestinienne, puisqu'il les consacre également toutes les deux. C'est pourquoi le problème que pose cette « Déclaration », c'est qu'elle paraît entériner l'argumentaire selon lequel l'aspiration binationale est en effet, en dernière analyse, antisioniste, alors qu'il s'agit précisément de soutenir qu'elle n'est pas davantage « non-sioniste » que « non-palestinienne », étant précisément l'égale légitimation des deux nationalismes, juif et palestinien, du Jourdain à la mer. Et le problème que pose cette « Déclaration » est d'autant plus sensible qu'au syntagme « Etat binational » est donc conjoint une formulation alternative : « Etat laïc et démocratique ». Or, tout au long de l'ouvrage, c'est manifestement un « Etat laïc et démocratique » fondé sur le signifiant « arabe » et l'abolition corrélative de la « logique du sionisme » que l'auteur, qui se trouve être également l'un des deux rédacteurs de la « Déclaration », a paru privilégier. Et c'est donc là le cœur de notre désaccord. Car il nous semble que, s'il est en effet malhonnête d'identifier purement et simplement le nationalisme palestinien ou arabe à un « antisémitisme », il n'est pas moins malhonnête d'identifier purement et simplement le nationalisme juif à un racisme colonial (sinon nazi).

A suivre Achcar, le « sionisme » serait essentiellement le rejeton d'une idéologie coloniale dont les structurations politiques et anthropologiques seraient foncièrement racistes ; à tout le moins, il pose la question en ces termes : « Comment la logique du racisme européen a-t-elle imprégné la vision sioniste du monde « ? (P. 85). Mais qu'il s'agisse là d'un poncif de la littérature antisioniste depuis des décennies ne lui confère aucune sorte d'autorité intellectuelle. De fait, le « racisme » de la société israélienne, du moins cette sorte de déshumanisation de l'altérité palestinienne qui a permis à une majorité de sondés israéliens d'affirmer sans vergogne, après le 7 octobre, qu' « il n'y a pas d'innocents à Gaza », n'est pas d'une autre nature, par exemple, que l'affect national et religieux qui a permis aux milices bouddhistes, soutenues par l'Etat, d'expulser de Birmanie plus de 700 000 musulmans Rohingyas depuis 2017 ; il n'est pas d'une autre nature que l'affect national qui a permis à l'armée d'Azerbaïdjan d'expulser plus de 100 000 Arméniens du Haut Karabakh (2023) ; il n'est pas d'une autre nature que l'affect national qui, en Inde, a porté au pouvoir le « néofascisme » du parti nationaliste hindou (BJP) ; etc. De même, le « racisme » qui permet à l'Etat d'Israël, « démocratique » pour ses citoyens juifs, mais « juif » pour ses citoyens arabes, de malmener les principes égalitaires constitutifs de son ordre juridique, voire de les abolir en instituant sans cesse davantage sa dimension « juive » et en destituant sans cesse davantage sa dimension « démocratique », n'est pas d'une autre nature que le « racisme » des Etats arabes qui, dans leur écrasante majorité, sont constitutionnellement fondés sur un affect national (arabe) et religieux (islamique) et qui, historiquement, n'ont durant des siècles jamais accordé à leurs citoyens juifs plus de droits que l'Etat d'Israël n'en a accordé à ses citoyens arabes – et c'est le moins qu'on puisse dire.

La stratégie égalitaire qu'il convient de promouvoir en Israël-Palestine ne saurait donc consister à légitimer un signifiant national plus qu'un autre (israélien ou palestinien, juif ou arabe), raison pour laquelle, selon nous, il s'agit plutôt de défendre une vision égalitairement sioniste et palestinienne de la coexistence politique. Il ne peut pas en aller autrement, à moins de creuser l'impasse, telle une taupe n'anticipant d'autre avenir que nocturne : un Etat « arabe » ou « juif » sur l'intégralité de la Palestine mandataire. Si, à l'horizon, c'est de la logique étatique elle-même qu'il convient certes de s'émanciper, reste que, pour l'heure, la meilleure manière d'affaiblir le potentiel destructeur de la machine étatique, c'est donc de travailler à sa bi-nationalisation. Quant à « l'arrière-pays » d'un tel Etat binational, il ne serait pas plus arabe qu'occidental ou africain ou asiatique. Du reste, qu'est-ce qu'un « arrière-pays arabe » sous la plume d'Achcar, sachant qu'il a précisément documenté, par le passé, le verrouillage réactionnaire de cet « arrière-pays » ? Il y fait brièvement allusion dans Gaza, génocide annoncé, au sujet de la trajectoire historique du Fatah : « […] le mouvement connut une bureaucratisation très rapide, stimulée par une injection impressionnante de pétrodollars. Il atteint ainsi des niveaux de corruption sans équivalent dans l'histoire des mouvements de libération nationale » (p. 126). L'arrière-pays d'un tel Etat binational israélo-palestinien, ce ne serait donc ni la clique d'Etats réactionnaires, « intégristes » ou « néofascistes », qui oppriment le monde arabe, ni l'évangélisme d'extrême-droite nord-américain, ce serait en revanche aussi bien les « printemps arabes » qu'un judaïsme nord-américain qui, d'après un sondage réalisé par le Washington Post en octobre 2025, juge à 60% que l'armée israélienne s'est rendue coupable de « crimes de guerre » à Gaza, et à 40% de « crime de génocide » [12]. J'en viens maintenant au second livre dont il m'importe de rendre compte.

Catherine Hass, Terres enchaînées. Israël-Palestine aujourd'hui (Nous, 2025)

Le livre de Catherine Hass est également un recueil de textes, composé d'articles écrits après le 7 octobre 2023, dont deux parus dans Lundimatin, ainsi que d'entretiens avec des habitants d'Israël-Palestine, résultats d'une enquête également menée après le 7 octobre. Disons-le d'emblée : la force singulière du livre de Hass tient à son ossature théorique et pratique, à l'évidence inspirée de ce que Sylvain Lazarus a conçu sous la forme d'une Anthropologie du nom (Seuil, 1996). Pour résumer brièvement, le propos de Hass consiste d'abord à se défaire des catégories idéologiques qui enrégimentent la pensée et écrasent les gens, puis à s'efforcer de concevoir la politique depuis un « réel » et un « présent » qui sont celui des habitants du pays. L'éclaircissement que produit son approche, liant une analyse théorique (notamment un compte-rendu critique de l'opuscule d'Eva Elouz, « Le 8-Octobre. Généalogie d'une haine vertueuse ») à des entretiens, est limpide et puissant : « Au centre de cette enquête, la proposition suivante : ne plus penser la Palestine à partir de sa seule Cause mais de son réel et de son présent, ne plus penser la politique israélienne à partir du seul signifiant juif mais de l'Etat ‘‘tout court'' » (p. 20). Dès lors, la contradiction principale n'est plus appréhendable dans les termes d'un antagonisme entre Israéliens et Palestiniens ou, pire, entre Juifs et Arabes, mais dans les termes d'un antagonisme entre les gens, les habitants, et « l'Etat ». Cela ne signifie pas qu'Israéliens et Palestiniens ne sont pas des signifiants nationaux qui, empiriquement, déterminent la situation, mais cela permet de les disposer à leur juste place, c'est-à-dire de les affranchir de la logique guerrière dans laquelle les saisissent, et les enferment, les forces politiques hégémoniques :

Il ne s'agit pas uniquement de sortir d'une guerre, mais de la politique qui l'organise, organise sa possibilité, ses répétitions : ne plus donner de raisons aux uns de commettre un 7 octobre, rendre impossible aux autres la possibilité de coloniser, bombarder ou tirer à vue sur les Palestiniens. Au cœur de cette politique, la reconnaissance de l'intériorité des Palestiniens à Israël et celle de l'intériorité des Israéliens à la Palestine, car tous deux partagent depuis 1948 un même pays aux noms différents, une même histoire aux récits opposés puisque faits de spoliations et de prédations, de vainqueurs et de vaincus. […] Le destin politique de ces deux pays doit appartenir à ceux qui y vivent et être traité comme une question intérieure, une question nationale nouvelle, multiple, mais pas internationale » (p. 39).

La ligne politique de Hass entre ainsi en résonance avec celle d'Alain Badiou lorsque, dans Portées du mot « juif », il écrit par exemple « que si nous considérons la situation du point de vue d'une subjectivité réelle, dont le regard est fait de loyauté et de simplicité, nous sommes en état de savoir que les gens qui disent leur désir de vivre enfin en Palestine sont les mêmes que ceux qui vivent et désirent vivre en Israël. En un sens, deux noms différents et même opposés désignent ‘‘le même'' [13] ». Elle s'inscrit aussi explicitement dans le sillage des historiens israéliens qui, observe-t-elle, « dans leurs interventions, défendent des figures nationales rénovées de ce pays qui est le leur – Etat binational, confédération – et ce, dans la perspective d'une politique d'égalité à même d'enrayer sa logique criminelle et guerrière » (p. 99). Il n'est donc pas surprenant que Hass consacre à Omer Bartov un long entretien (pp. 53-95). L'historien israélien y évoque notamment le basculement qu'a provoqué l'attaque du 7 octobre, et la manière dont elle a pétrifié un mouvement de contestation qui, dans les mois précédents, prenait un tournant politique d'une radicalité nouvelle, exprimée notamment par la déclaration – « The Elephant in the room » - dont il était l'un des auteurs :

« Depuis le 7 octobre, une bonne partie des voix critiques de la politique israélienne, des chercheurs, des intellectuels a, en quelque sorte, fait volte-face et adopté une position défensive à l'égard de toute remise en question. […] The Elephant in the room parlait de l'apartheid, de l'occupation, du racisme et de l'épuration ethnique attendue en Cisjordanie. Le moment était également très intéressant car cette pétition avait été signée par des personnes qui, un an auparavant, ne l'auraient jamais signée. Il ne s'agissait pas des personnes habituelles, celles que l'on retrouve toujours dans ce type de mobilisations. Il y avait par exemple Saul Friedländer et Benny Morris, dont on ne s'attendait pas à ce qu'ils la signent. Ils l'ont signée parce qu'ils comprenaient que le mouvement de protestation avait en quelque sorte tort, que les manifestations ne portaient pas sur la bonne chose ou, du moins, sur la racine du problème. Quand le 7 octobre a eu lieu, les gens ont de nouveau basculé dans la position par défaut voulant que nous soyons face à une menace existentielle, elle-même lue au filtre de la Shoah. En effet, une fois que vous dites que l'attaque du Hamas est le plus grand massacre de Juifs depuis la shoah, que ce soit vrai ou non, ce qui compte, c'est que vous mentionnez la Shoah. Tous s'y jettent, y compris des gens rationnels ou des gens de gauche » (p. 57-59).

A cet égard, l'attaque du 7 octobre a consisté à écraser la pensée politique qui était en voie d'émerger en Israël, et qui faisait pendant aux soulèvements populaires contre le Hamas à Gaza. Autrement dit, elle a permis aux forces fascisantes de réintroduire, de manière spectaculaire, l'implacable régime des « images », idolâtre et meurtrier, voire génocidaire. Citons de nouveau Bartov au sujet du « mouvement qui commence en 2023 contre le coup d'Etat judiciaire voulu par le gouvernement Netanyahou », puis est interrompu par le 7 octobre :

« La menace la plus terrible pour le gouvernement à ce moment-là fut lorsque des pilotes de réserve dirent qu'ils ne se porteraient plus volontaires pour voler – ces pilotes étant volontaires, on ne peut les y contraindre. Tout le monde s'est exclamé : ‘‘Whaaaaou, c'est terrible !'' Le régime a présenté ça comme un acte de mutinerie, ce qui n'était pas le cas. Mais, à la minute où le 7 octobre a commencé, ces pilotes ont sauté dans leurs avions et bombardé Gaza sans le moindre problème » (p. 55-56).

Il ne s'agit évidemment pas de tenir le Hamas pour responsable des bombardements en question : ce sont les pilotes israéliens qui, sous les ordres des chefs d'armée, eux-mêmes obéissant à un gouvernement d'union nationale, se sont donc portés volontaires pour détruire Gaza ; d'où la conclusion que tire Hass : « Il ne s'agit pas uniquement de sortir d'une guerre, mais de la politique qui l'organise, organise sa possibilité, ses répétitions » et, ajouterions nous, glorifie les abdications subjectives les plus radicales.

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Quelle pensée et pratique de la politique est donc à même de « sortir » Israéliens et Palestiniens d'un régime de l'Etat-Nation qui, en l'occurrence, n'a d'autre horizon que celui d'une violence à la fois organisée et aveugle ? Bartov paraît répondre en ces termes : « Je ne pense pas qu'Israël puisse se réformer sans conclure que le sionisme, en tant qu'idéologie d'Etat, doive être abandonné afin que l'Etat puisse devenir un Etat normal doté de droits normaux pour tous ses citoyens » (p. 63). C'est un énoncé auquel Rami F. Salameh, anthropologue palestinien à l'Université de Birzeit, également interrogé par Hass, paraît faire écho : « La seule solution viendra quand, dans un futur lointain, Israël cessera d'être un Etat colonial, quand il déconstruira l'idéologie sioniste et suprémaciste. Il y aura alors peut-être une possibilité de vivre tous ensemble » (p. 150). Il serait toutefois partiel de s'arrêter à ces énoncés et, en outre, de les lire trop rapidement, de manière à entériner une doxa antisioniste qui, plutôt que de concevoir une autre politique, érige le signifiant « Palestine » en une « Cause » dont la structuration antijuive, en Occident et dans le monde arabe, est prégnante, du moins dès lors qu'il s'agit de retourner le sionisme étatique en son contraire : une domination, sur l'ensemble de la Palestine mandataire, du signifiant « arabe » sur le signifiant « juif ».

A lire attentivement, l'Israélien Bartov invoque l'abandon du « sionisme, en tant qu'idéologie d'Etat », c'est-à-dire en tant qu'idéologie qui structure un Etat qualifié de « juif », à savoir l'Etat-Nation du peuple juif. En ce sens, c'est bel et bien l'idéologie qui doit être dépassée, mais de manière à ce que le sionisme, plutôt qu'il ne soit aboli en tant que tel, au risque d'entériner un autre suprématisme, cette fois arabe, soit associé égalitairement au nationalisme palestinien. De la nécessité de ne pas abolir le signifiant « sionisme », mais de l'articuler autrement, témoigne notamment cet énoncé de l'israélien Chen Alon, l'un des fondateurs, avec le Palestinien Sulaiman Khatib, de Combatants for peace : « Mes grands-parents ont quitté l'Europe pour la Palestine dans les années 1930 parce qu'ils étaient sionistes. Ils ont été les seuls de leur famille à survivre à la Shoah. Voilà pour la grande histoire : le sionisme les a sauvés » (p. 154). C'est donc le sionisme en tant qu'il conteste l'égale légitimité des habitants arabes d'Eretz Israël qui doit être combattu, mais pas le sionisme en tant qu'il affirme l'égale légitimité des habitants juifs de la Palestine. C'est, me semble-t-il, la ligne que tient Hass lorsqu'elle évoque une autre politique qui aurait « pour assise le présent et pour perspective l'avenir », et dont elle pose comme suit la structuration égalitaire : « Les termes fondateurs de cette entente sont cependant invariables : la coexistence réelle que seule permettra une reconnaissance mutuelle » (p. 116). Que l'avenir égalitaire passe nécessairement par une « reconnaissance mutuelle », c'est à mes yeux ce qui oblige à ne pas céder sur le signifiant « sionisme », de même qu'il ne s'agit pas de céder sur le signifiant « palestinien ». Il s'agit d'allier l'un à l'autre les deux signifiants, dès lors que, de fait, ils sont « enchaînés » sur une terre exiguë.

Je reviens maintenant au propos du Palestinien Salameh qui, loin d'être assimilable à la doxa antisioniste, ou à la « Cause », s'inscrit dans une réflexion extraordinairement hétérogène à la structure idéologique dominante. En effet, dans la suite de l'entretien qu'il accorde à Hass, il explique :

« Les Palestiniens sont politiquement fragmentés, ce qui est un désastre. Mais ce qui rend la société palestinienne unique, c'est que ce n'est pas vraiment un Etat qui l'a créée. Les sociétés sont généralement créées par un Etat, des lois et règlements qui définissent le ‘‘nous'' et les ‘‘autres''. Or, la société palestinienne ne s'est pas constituée à partir d'un Etat mais plutôt à partir du fait de ne pas en avoir (state of statelessness). Si les Palestiniens relèvent bien d'une société traditionnelle fondée sur des valeurs, des traditions, elle s'est surtout créée à partir d'une question fondamentale qui est celle de la justice pour les Palestiniens » (p. 151-152).

Et Salameh de distinguer aussitôt après entre la « Palestine », en tant que signifiant d'une « Cause » qui suscite les sympathies de par le monde, et les « Palestiniens », en chair et en os, puis de conclure l'entretien sur ces mots : « Les Israéliens se battent pour un Etat, pour l'Etat d'Israël. Nous ne voulons pas d'un Etat pour opprimer les autres. Donc peut-être que les Palestiniens devraient, d'une manière ou d'une autre, réfléchir autrement sur les questions liées à l'identité, la société, la culture, l'Etat, la violence » (p. 154). C'est précisément dans l'espace de ce « réfléchir autrement », ainsi décrit par Salameh, que Palestiniens et Israéliens peuvent frayer la voie d'une coexistence binationale pacifique et égalitaire, susceptible de révolutionner la trajectoire politique de ces deux nationalismes et, bien au-delà, de féconder les « printemps arabes ». Une telle coexistence, fondée sur la « reconnaissance mutuelle », est déjà ce dont témoignent Chen Alon et Sulaiman Khatib, les fondateurs de Combatants for peace, dont Alon, l'Israélien, résume la trajectoire commune en ces termes :

« Quand nous avons fondé Combatants for peace, nous avons rédigé notre propre constitution : solution à deux Etats, Jérusalem divisée, accord sur la question des réfugiés, et ainsi de suite. Nous avons en réalité écrit les Accords d'Oslo entre nous ! Or, ironiquement, ni Souli ni moi n'y croyons plus. Nous avons commencé notre parcours ensemble dans le but de séparer, de créer deux Etats mais, ce que nous avons découvert, c'est que nous ne voulons pas être séparés. Nous ne voulons pas vivre séparément. Je veux vivre séparé de Ben Gvir et de l'extrême droite de ma propre société. Mais je veux vivre avec les Palestiniens. Donc la voie n'était pas de se séparer, de créer une solution à deux Etats. Pour le dire simplement, je n'ai plus besoin d'un Etat juif et je veux vivre dans le même espace démocratique que l'autre, avec mes amis, mes collègues, mes partenaires, le peuple palestinien. Et je sais qu'il existe une manière de démocratiser cet espace » (p. 162).

De nouveau, l'analyse du propos d'Alon ne doit pas être précipitée. Sans doute, nombre de lecteurs, irréversiblement attachés à la « Cause », en concluront que la condition d'une coexistence pacifique et égalitaire entre Israéliens et Palestiniens, c'est en effet le renoncement à un « Etat juif » au profit d'un Etat, certes démocratique pour tous ces citoyens, mais néanmoins palestinien et arabe. Or, il me semble que ce serait replonger dans l'impasse plutôt que frayer une alternative politique à ce qui tient lieu de norme étatique au Moyen-Orient. A suivre les suggestions de Salameh, une « manière » vraiment radicale « de démocratiser » l'espace de la coexistence pacifique et égalitaire serait de ne plus avoir besoin non seulement « d'un Etat juif », mais de ce que Hass appelle donc « l'Etat tout court ». A défaut de cette perspective de libération radicale, est-ce à dire que, ne plus avoir « besoin d'un Etat juif », en abolir la normativité politique et sociale, c'est embrasser la « Cause » antisioniste, et conséquemment aspirer à la création d'un Etat palestinien « arabe et démocratique » ? C'est à Sulaiman Khatib, le compagnon d'armes de Chen Alon, qu'il revient de clarifier ce point crucial, et sa position est la suivante : « Je ne vois pas de réel problème à ce que, sur cette terre à laquelle nous appartenons tous et sur laquelle nous nous battons, nos aspirations, nos idées de libération puissent se réaliser : l'aspiration palestinienne à une patrie, l'aspiration juive à une patrie, la sécurité » (p. 162). Une telle « patrie », d'un point de vue authentiquement révolutionnaire, ne peut qu'être affranchie de « l'Etat tout court », cela va de soi, sans quoi cela reste, bien entendu, un exil essentiel. Mais tous les exils ne sont pas pour autant similaires. Et il est manifeste que le chemin vers la « patrie », en Israël-Palestine, du moins aux yeux des fondateurs de Combatants for peace, doit prendre la forme d'une organisation politique binationale, répondant égalitairement à l'aspiration juive à une patrie, l'aspiration palestinienne à une patrie, et assurant l'égale sécurité des uns et des autres.

*

Ayant « rejoint la lutte à quatorze ans » en intégrant les « jeunesses du Fatah », puis bientôt arrêté, passant toute sa jeunesse (une dizaine d'années) dans les geôles israéliennes (p. 157-158), les propos de Sulaiman Khatib ne sont pas seulement d'une limpidité exemplaire, ils sont aussi d'un rayonnement singulier. C'est pourquoi la force du livre de Hass est finalement de produire un espace de pensée qui soit comme un écrin recueillant et abritant les énoncés de ces habitants du pays, Israéliens et Palestiniens, et comme parfois déjà israélo-palestiniens. En écho aux paroles d'Alon, affirmant qu'il veut « vivre dans le même espace démocratique que l'autre », Khatib dit : « Je crois également que l'avenir de notre liberté est profondément lié. Je ne pense pas que les Juifs n'auront jamais de légitimité durable dans cette région sans que les Palestiniens soient présents et, d'une certaine manière, donnent leur bénédiction » (p. 163). Ce sont en effet les termes de l'ultime alternative : le « génocide » ou la « bénédiction ».

Les néofascistes israéliens et palestiniens ont tranché et dorénavant, ou encore une fois, les masses israéliennes et palestiniennes sont requises de se soumettre à l'injonction idolâtre par excellence, celle de l'union sacrée. Reste que le « réel » antifasciste, aussi apparemment démuni soit-il face au géant Goliath, est sûr de son fait, qui est son « présent » : la bénédiction mutuelle israélo-palestinienne. Ou pour le dire avec les auteurs du Manifeste du Parti Communiste : « Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent ; dans la société communiste c'est le présent qui domine le passé ».

Ivan Segré


[2] Voir par exemple le compte-rendu dans l'hebdomadaire Le Point d'une étude parue en 2017, menée par des chercheurs de la très libérale London School of Economics, dénonçant une « supercherie magistrale » fomentée par l'Etat irakien afin de berner l'Unicef et d'autres organismes internationaux : https://www.lepoint.fr/monde/500-000-enfants-morts-a-cause-de-l-embargo-saddam-hussein-avait-menti-07-08-2017-2148603_24.php

[4] Conférence accessible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=W0plkvFTrD4

[5] Rwanda, une histoire volée. Dette et génocide, Mons, Tribord, 2013I, p. 5-6. Duterme explique notamment, au sujet du clivage ethnique entre Hutu et Tutsi : « Traditionnellement, la société rwandaise comprend trois ‘‘ethnies'' : les hutu, majoritaires, habituellement cultivateurs ; les Tutsi, éleveurs de tradition et les Twa, 1 % de la population, vivant essentiellement de la chasse et de la cueillette. Ces groupes sociaux, bien qu'ayant des niveaux de prestige différents – les Tutsi étant en haut de la hiérarchie sociale – ne sont pas des castes figées pour autant. Les mariages mixtes étaient acceptés et il était possible que des Hutu deviennent Tutsi et que des Tutsi soient ‘‘rétrogradés'' au rang de Hutu. Malgré ces éléments, et conformément à la vision évolutionniste de l'époque, les Européens vont ‘‘racialiser'' ces catégories sociales, en leur attachant des caractéristiques génétiques et physiques, notamment en s'inspirant des méthodes ‘‘scientifiques'' de Gobineau – mesure des crânes, longueur du nez, des membres, etc. –. ‘‘Les concepts biosociologiques du sang et de la race qui dominaient en Occident sont alors introduits dans une société en voie d'acculturation qui les intégrera progressivement''. Ainsi, les colons vont faire des Tutsi une ‘‘race de seigneur'', ‘‘assimilés à des Européens à peau noire''. On peut voir une illustration de cela dans un numéro de la Revue Nationale belge de 1950. Selon ce document, les Tutsi sont ‘‘élancés, possèdent le nez droit, le front haut, les lèvres minces […], sont réservés, polis, fins'' alors que les Hutu sont ‘‘des nègres qui en possèdent toutes les caractéristiques : nez épaté, lèvres épaisses, front bas, crâne brachycéphale, qui conservent un caractère d'enfant, à la fois timide et paresseux, et le plus souvent sont d'une saleté invétérée''. À travers ce racisme abject, le colonisateur va considérer les Tutsi comme une élite sur laquelle il s'appuiera pour gouverner. On peut présager de cette manière de faire une des premières causes de la haine des Hutu vis-à-vis des Tutsi. Comme le souligne Colette Braeckman : ‘‘les Allemands, puis les Belges réussissent à faire porter par les autorités locales le poids du mécontentement que provoquent les contraintes de la colonisation''. A noter que cette façon de procéder n'est pas inédite dans l'histoire coloniale globale. Au contraire, l'économiste marxiste Ernest Mandel écrivait déjà ceci en 1974 : ‘‘le capital étranger va généralement s'allier aux classes dominantes indigènes, les traiter comme intermédiaires pour l'exploitation des paysans et des travailleurs indigènes, et consolider leurs rapports exploiteurs avec leurs propres peuples''. C'est probablement au Rwanda que cette stratégie aura les conséquences les plus dramatiques puisqu'elle est à l'origine d'une rupture sociale entre Hutu et Tutsi » (ibid. p. 10-11).

[6] Le sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi, Mons, Tribord, 2014, p. 107.

[7] Voir « L'égarement antisioniste : le cas d'Andreas Malm » LM# 469.

[8] https://blog.mondediplo.net/le-sionisme-et-son-destin. Voir, à ce sujet, « Les écrits antisionistes de Frédéric Lordon », LM#493.

[9] Dans The Fabelmans (2022), sorte de récit autobiographique d'une vocation, Spielberg n'est pas loin, consciemment ou inconsciemment, de rejoindre Straub. En effet, le jeune héros, cinéaste en herbe, malingre et juif, dominé dans les rapports raciaux, mais maître dans la fabrique des images, trouve dans l'exercice de son art une manière de déjouer la haine et le mépris que lui vouent certains camarades californiens. Durant une fête d'école, il filme une compétition sportive à laquelle ses persécuteurs participent ; c'est l'occasion pour lui de répondre à leur haine par un chant d'amour, mais d'une ambiguïté redoutable : il filme les corps des athlètes, puissants et blonds, comme s'il s'agissait de héros grecs, mais l'esthétique cinématographique qu'il adopte, délibérément caricaturale, ne peut pas alors ne pas faire songer à l'esthétique nazie. Spielberg entend-il insinuer que son succès cinématographique est fondé sur une alliance de cette nature scellée avec la société nord-américaine ? On sait l'exigence de la méchante reine dans le conte de la Belle au bois dormant : « Miroir, dis-moi que je suis la plus belle ». Spielberg aurait assumé de remplir la fonction du miroir. C'était apparemment sa porte d'entrée dans la société blanche américaine. Et une manière de prosternation ?

[10] Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe, trad. J. Salingue, Actes Sud, 2017, p. 69

[11] Voir « Le salut viendra d'Iran », LM#419. En guise de cerise sur le gâteau, signalons que le scandale du « Qatargate », en Israël, semble indiquer que le régime qatari n'a pas seulement financé le Hamas avec la bénédiction du gouvernement israélien, il aurait aussi arrosé certains des plus proches collaborateurs de Netanyahou.

[12] Un article du Washington Post, daté du 6 octobre 2025, rend compte de ce sondage réalisé par le journal américain : « Many American Jews sharply disapprove of Israel's conduct of the war in Gaza, with 61 percent saying Israel has committed war crimes and about 4 in 10 saying the country is guilty of genocide against the Palestinians, according to a Washington Postpoll »(https://www.washingtonpost.com/politics/2025/10/06/jewish-americans-israel-poll-gaza/).

[13] Circonstances, 3. Portées du mot « juif », Lignes, 2005, p. 82.

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24.11.2025 à 16:37

Les ressorts irrationnels de l'adhésion au fascisme

dev

Texte intégral (2686 mots)

Tout est dans le titre : ce court article aborde le problème, très tôt identifié par Wilhelm Reich, que pose l'irrationalisme revendiqué de l'idéologie d'extrême droite pour sa critique, et s'appuie sur les travaux d'Alice Miller et d'Alain Bihr pour identifier de manière aussi schématique et terre-à-terre que possible ses racines psychologiques.

L'irrationalisme est un caractère explicitement revendiqué par le fascisme historique : la réflexion devait céder le pas à l'action, et cette action n'être dirigée que par l'interprétation, par le chef inspiré, du « juste sentiment du peuple ». Les porte-parole de l'extrême droite, jusqu'à aujourd'hui, prétendent toujours « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas », révéler à eux-mêmes les sentiments inavoués et défendre leur droit : y compris celui des mauvais sentiments, puisque leur rhétorique écarte d'un même geste dédaigneux, avec les objections techniques, la morale charitable du « parti du bien ». Comment en vient-on ainsi à rejeter la logique et les bons sentiments ? D'où vient la force de séduction de l'idéologie d'extrême droite ? L'antifascisme peut-il faire l'impasse sur la compréhension des ressorts irrationnels de l'adhésion au fascisme ?

Ce problème a été posé très clairement par le psychanalyste marxiste Wilhelm Reich dans un livre intitulé Psychologie de masse du fascisme, écrit à chaud entre 1930 et 1933, c'est à dire au moment même de l'essor du nazisme. Je commence donc par rappeler le contenu de ce livre, et par évoquer les prolongements qu'il a trouvé dans le travail d'Alice Miller sur la « pédagogie toxique ». Cependant la solution qu'ils proposent me semble bien trop générale pour être satisfaisante. Les études du sociologue Alain Bihr rassemblées en 1998 sous le titre L'Actualité d'un archaïsme, à partir d'une description plus serrée de la pensée d'extrême droite, suggèrent des réponses plus précises.

Le problème de la "Psychologie de masse du fascisme"

L'analyse de Wilhelm Reich part d'une critique interne de l'impuissance des mouvements socialistes contre le fascisme. Le socialisme allemand du début des années 1930, notamment, est incapable de s'expliquer pourquoi les masses paupérisées, censées être les plus concernées par la révolution prolétarienne, se déportent plutôt vers la droite à l'occasion de la crise la tant attendue du capitalisme et de la démocratie libérale. On leur montrait pourtant par a + b que les revendications du fascisme étaient contraires à leur intérêt objectif ; pourquoi ces démonstrations avaient-elles si peu d'effet ? Cette évolution semblait prendre en défaut leur théorie politique tout entière, et donner raison aux nationalistes qui leur reprochaient d'avoir exclu « l'esprit » de leurs analyses. De même qu'ils échouèrent à comprendre l'adhésion populaire, ils n'expliquèrent pas comment le fascisme avait pu être d'abord opposé à la grande bourgeoisie, incapables qu'ils étaient de voir en lui autre chose qu'un « gardien du Capital ». Ils furent pris de court par son caractère de mouvement de masse. Le rejet en bloc de l'idéologie et le strict déterminisme économique de l'analyse marxiste a conduit à négliger les facteurs psychologiques : ce matérialisme grossier interdisait aux socialistes de comprendre ce qui fait le succès des théories « idéologiques » (comme le nationalisme) auprès des masses. Ils ne voyaient pas qu'une idéologie, lorsqu'elle produit un caractère psychologique, peut à son tour devenir une puissance matérielle et agir en retour sur le cours de l'histoire. Or, lorsque des conditions largement partagées produisent des caractères communs chez un grand nombre de personnes, une psychologie de masse est possible qui rende compte de ce facteur subjectif des processus historiques. La psychologie de masse complète l'analyse socio-économique en expliquant les comportements qui à ses yeux ne sont pas rationnels, et qui découlent de l'inertie des structures psychiques héritées par rapport aux transformations des conditions économiques.

Faisant fond sur la thèse freudienne selon laquelle le désir sexuel est le moteur le plus profond et général des processus psychiques, Reich recherche l'origine des comportements irrationnels dans la répression des désirs sexuels dès l'enfance, dans la famille autoritaire d'abord, puis dans la communauté religieuse. Son argumentation prend par conséquent deux directions : d'un côté, Reich veut montrer que l'inhibition sexuelle produit un caractère en général réfractaire à la révolte ; de l'autre, que le fascisme propose un exutoire pervers à ces désirs refoulés. De la servilité apprise à l'égard du père autoritaire à la soumission au chef politique qui en prend l'aspect, l'attitude est la même : aussi le pouvoir patriarcal au sein de la famille est-il indirectement le premier soutien de l'autoritarisme d'État. Or cette suprématie du père dans la famille s'exprime tout particulièrement par le contrôle qu'il exerce sur la sexualité de sa femme et de ses enfants, avec l'appui de la religion qui associe à la sexualité les angoisses de la faute. Réciproquement, le mythe nationaliste mobilise l'imaginaire issu de la répression sexuelle : l'attachement des hommes à la « mère-patrie » rejoue l'attachement problématique du garçon à sa mère, la représentation de la civilisation occidentale en Athéna menacée de viol par les satrapes orientaux rejoue la situation de conflit où l'idéal de pure abstinence est constamment menacé par des désirs bestiaux. Dans la concurrence des socialistes et des fascistes pour toucher les masses « apolitiques », l'argumentation économique des premiers, quelque fondée qu'elle soit, se heurte au fait que nombre de gens qui refusent positivement de prendre parti le font parce que des problèmes plus urgents les occupent, problèmes « personnels » en apparence seulement, puisqu'ils ont trait à la vie de famille et à la vie amoureuse. Le fascisme à l'inverse, quelle que soit la faiblesse de ce qu'il propose sur le plan économique, fournit non pas la solution de ces problèmes sexuels, mais une forme de sublimation, à la manière de la religion.

Je me suis contenté de reproduire le profil général de l'argumentation de Reich, et je n'ai pas voulu parler de ses détails, qui à mon avis sont le plus souvent ridicules. Une autre interprétation de même veine (et moins extravagante dans ses élaborations secondaires) a été plus récemment proposée par une autre thérapeute de formation psychanalytique, Alice Miller. Dans C'est pour ton bien, Miller soutient que les caractères des chefs nazis, comme l'adhésion populaire qu'ils ont réussi à susciter, découlent de la « pédagogie noire » à laquelle les enfants allemands étaient et sont encore quotidiennement exposés. A la différence de Reich, Miller ne se focalise pas sur la seule répression sexuelle, mais étend sa critique à toutes les formes de traitement cruel, violent et méprisant dans le cadre de la famille patriarcale. Ce n'est pas simplement qu'une pédagogie entièrement et explicitement destinée à briser la volonté de l'enfant, à lui interdire toute émotion et toute réflexion propre, produit des êtres terrifiés à l'idée de penser par eux-mêmes et qui auront facilement tendance à s'en remettre à un dictateur qui prend le rôle du père, et imite jusqu'à ses rages incompréhensibles. L'enfant blessé, dans l'interdiction d'exprimer sa haine et sa colère, et plus encore de la comprendre, la refoule, sans l'éliminer : devenu adulte, il ou elle sera tenté⋅e lui trouver un objet de substitution sur lequel la diriger sans enfreindre l'interdit. Les personnes qui sont déjà discriminées dans la société, et que l'on peut haïr sans crainte du jugement, sont alors des boucs-émissaires tout désignés. Typiquement, on les affublera, par projection, de ces mêmes caractères de méchanceté, saleté, que l'enfant a dû dans un premier temps dissocier de lui-même en intériorisant le jugement cruel de ses parents. Le caractère épidémique de la « pédagogie noire » explique que la masse de la population allemande, et y compris ses intellectuels, ait adhéré à la « solution » découverte par quelques hommes particulièrement violentés dans leur enfance, sans découvrir son irrationalité.

Sans rien enlever aux mérites de ces théories psychanalytiques, il me semble clair que la solution qu'elles proposent est trop générale : tout comme la répression sexuelle, l'oppression des enfants est millénaire, et les caractères qu'elles produisent pourraient servir d'appui à n'importe quelle forme d'autoritarisme. Le fascisme au contraire est propre à l'époque contemporaine, et il est seulement une forme particulière du nationalisme.

Trois ressorts irrationnels de l'adhésion au fascisme

Dans L'Actualité d'un archaïsme, Alain Bihr soutient que la pensée d'extrême droite, souvent présentée par ses détracteurs comme archaïque et délirante, présente en fait une logique originale qui ne pouvait apparaître qu'avec la « crise de la modernité ». Il ramène la structure commune à toutes les manifestations de l'idéologie d'extrême droite à trois éléments essentiels. Premièrement, toutes les pensées d'extrême droite affirment l'existence d'une identité collective éternelle et sacrée. L'appartenance d'un individu à sa communauté n'est pas négociable, sa vie ne prend sens que pour autant qu'il endosse les valeurs de sa communauté. Toute différence, à l'extérieur ou à l'intérieur, doit être interprétée comme une menace et la menace est donc constante. Deuxièmement, toutes représentent l'univers comme un ordre hiérarchique inégalitaire, où non seulement les forts dominent les faibles, mais où il est bon qu'il en soit ainsi. Reconnaître une différence conduit immanquablement à établir la prééminence d'un côté sur l'autre. Troisièmement, toutes décrivent la vie comme une lutte permanente pour la défense de son identité et sa suprématie sur les autres. C'est par la guerre que les forts révèlent leur valeur au détriment des faibles. Une vision de la nature, où chaque organisme cherche à persévérer dans son être dans une compétition à mort avec les autres, et peut être situé dans une unique échelle des êtres en raison de ses succès, constitue le modèle récurrent où sont réunis ces trois aspects. De ceux-ci découlent les axes typiques de la politique d'extrême droite, notamment le fait de demander à l'État de défendre l'identité menacée contre ses ennemis intérieurs et extérieurs, en laissant à une volonté unique le soin de définir cette identité. Ses ennemis aussi sont tout désignés : ce seront à la fois le libéralisme, pour sa mise en avant de la liberté individuelle au détriment des normes communautaires ; le socialisme, pour sa promotion d'une égalité conquise au prix d'une lutte au sein de la communauté ; et l'humanisme enfin, pour sa promotion d'une fraternité universelle par delà les limites de la communauté. « A la triade républicaine « liberté, égalité, fraternité », elle oppose sa propre triade : « identité, inégalité, pugnacité » ». On comprend qu'un tel programme suppose de laisser de côté certains bons sentiments. Mais qu'est-ce qui fait l'attrait de cette vision du monde ? Les chapitres qui suivent sont autant de coups de sonde dans la pensée d'extrême droite : Bihr analyse tour à tour un roman à forte coloration autobiographique du fasciste français Drieu La Rochelle, les discours politiques de l'ancien président du Front National Jean-Marie Le Pen, la rhétorique de l'inspirateur de l'Action Française Maurice Barrès, et les conditions sociales et psychologiques de réception de ces discours. Je ne rends pas compte de chacune de ces études, mais j'ai cru pouvoir dégager de leur ensemble trois ressorts irrationnels de l'adhésion au fascisme.

En premier lieu, la solitude de l'individu dans la société moderne. La constitution des grandes nations a disloqué à la fois les communautés villageoises et les grands cadres de pensée notamment religieux. Elle leur substitue davantage d'anonymat, de mobilité, et la perspective d'un bonheur individuel souvent identifié au simple confort matériel. A la souffrance de la solitude mentale s'ajoute le sentiment de l'absurdité des efforts demandés. La réponse psychologique correspondante est un désir d'appartenir à une communauté chaleureuse, dans laquelle la vie prenne un sens, et l'idée d'une décadence de la société moderne. Cette réponse devient proprement irrationnelle lorsque l'on demande à des sociétés composées de milliers d'individus de remplir ce rôle de « communauté » nationale, raciale ou régionale. Exacerbé, ce communautarisme peut produire l'idée qu'il n'y a de salut que dans le sacrifice de soi pour l'avènement ou la défense de cette communauté. Aucun écart ni aucune objection de conscience aux valeurs de la communauté ne sauraient être tolérés.

En deuxième lieu, l'insécurité des hommes vis-à-vis de leur propre virilité. Les hommes apprennent à réprimer l'expression de leurs sentiments et l'empathie à l'égard des sentiments des autres, à se focaliser sur le travail au détriment de leurs relations affectives : un conditionnement qui ne peut qu'aggraver leur solitude. Réciproquement, l'idéal d'une virilité inaccessible, liée à la réussite sociale, reste chez la plupart d'entre eux une source continuelle d'humiliation. La réponse psychologique correspondante est que la communauté idéale est par eux fantasmée sur un modèle spartiate, où les hommes se reconnaissent entre eux dans leur commune virilité. L'irrationalité de cette réponse, de manière plus évidente encore que dans le cas précédent, consiste à vouloir chercher le remède dans le mal. Exacerbé, ce virilisme peut produire l'idée que les hommes doivent être des guerriers, et les femmes, des mères et des épouses de guerriers. Aucun handicap, non plus qu'aucune dérogation aux normes traditionnelles du genre, ne sauraient être tolérés.

En troisième lieu, la culpabilité qui accompagne le privilège blanc. Les personnes blanches savent qu'une partie de leur confort provient de l'exploitation coloniale et de ses héritages. La réponse psychologique correspondante consiste à se cacher à soi-même cette injustice en dénigrant les gens et les cultures associées aux pays colonisés. Mais cette représentation se colore des éléments précédents. Pour une communauté de guerriers, les étrangers sont des ennemis, prêts à coloniser à leur tour. Les barbares africains ou orientaux sont crédités les uns d'une virilité extraordinaire et menaçante, les autres d'une effémination lascive. La figure du juif enfin prend une importance particulière par son association réelle ou fantasmée aux milieux intellectuels ou financiers : elle devient l'incarnation de la froide abstraction de la société moderne. Exacerbé, ce racisme peut produire l'idée que la communauté doit rester pure et au besoin se purifier des éléments ethniques étrangers. Aucun membre, ni aucune influence culturelle venue de l'extérieur du groupe ne saurait être tolérés.

Si cette analyse est correcte, la conclusion en est que les personnes qui travaillent aujourd'hui à promouvoir la convivialité à petite échelle, et à déconstruire la masculinité et la blanchité à un niveau personnel, contribuent à la lutte antifasciste. En fait, en reconnaissant l'importance du domaine de l'intime, elles font ce que n'ont pas su faire les socialistes des années 1930.

Tristan Lefort-Martine

  • Wilhelm Reich La Psychologie de masse du fascisme
  • Alice Miller, C'est pour ton bien
  • Alain Bihr, L'Actualité d'un archaïsme
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- 24 novembre / , ,
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La semaine dernière, nous publiions un article intitulé À qui profite le BBL ? Théodora : traîtresse pop au service du capital ou nouvelle icône révolutionnaire afro-queer. Il s'agissait pour l'autrice d'analyser le succès de la nouvelle icône pop Théodora à l'aune du triptyque marxiste et matérialiste « race, classe, genre » et de sa récupération au moins partielle par l'industrie et la presse « blanche ». A priori, pas de quoi casser trois pattes à un canard mais l'article a suscité une vive polémique sur les réseaux sociaux. Il est toujours délicat dans ce genre de situation de parvenir à démêler ce qui relève de l'incompréhension (du lecteur comme de l'auteur), de la mesquinerie opportune et de la critique sincère et étayée. L'autrice s'y est attelée et revient ici sur ce qu'elle considère être des biais et des angles morts dans son analyse. Une manière de corriger et d'approfondir son article précédent.

Bon. Oui, j'ai bien reçu la rafale des critiques. Certaines sont à côté de la plaque et d'autres m'ont forcée à revoir ma méthode. Je ne défends donc pas le premier texte, mais je ne le retire pas non plus : je le reprends là où il a échoué. Ce qui m'intéresse ici n'est pas de m'excuser, mais de préciser les outils critiques avec lesquels lire les musiques populaires aujourd'hui. Parce que si l'on critique l'industrie culturelle sans écouter les scènes qui lui résistent, on passe à côté du nerf de la musique : ce qu'elle fait aux corps, aux colères et aux imaginaires. J'ai donc repris ce texte non pour renoncer à la critique matérielle du pop féminisme, mais pour la redéployer au bon endroit : non contre les publics ni contre les artistes, mais contre la structure qui capte, recycle et revend les formes de vie en les privant souvent de leurs conditions d'existence.

Une partie des critiques n'est pas une affaire de malentendu : elles révèlent des angles morts méthodologiques. Si l'effet produit contredit l'intention, il faut reprendre le terrain. C'est ce que je fais ici : non pas pour me dédire, mais pour préciser les outils de critique et les déplacements nécessaires lorsque la position d'énonciation infléchit l'analyse plus qu'on ne le croit. Donc je expliquer pourquoi je me suis plantée, sur quelles bases théoriques je croyais m'appuyer et comment je réécris cet article en assumant que certains passages relèvent objectivement du mépris, d'une positionnalité de dominante et qu'ils ont charrié des accents racistes et misogynes même s'ils se présentaient comme critique du capitalisme.

Le dérapage

Le ton général « vous croyez faire la révolution en dansant sur TikTok, en réalité vous êtes la vaseline du capital » relève du marxisme académique hors-sol qui regarde les cultures populaires depuis le balcon. C'est exactement ce que je reproche à certains héritiers paresseux du concept d'industrie culturelle pour traiter les publics comme des zombies et les artistes comme de simples marionnettes de label. Or, l'“industrie culturelle” désigne un système qui tend à standardiser les œuvres, les formats et les usages. Son usage ne sera jamais une permission illimitée d'insulter tout ce qui passe à la radio.

Mon texte penchait trop souvent du mauvais côté. Sur ce point, les lecteurs et lectrices qui parlaient de « mépris de la jeunesse » avaient raison. Deuxième problème : j'ai voulu analyser le BBL comme motif marchand (chirurgie fessière, hyperféminité instagrammable, tout ça capté par la machine à hits) en traitant le corps d'une jeune femme noire comme un cas d'école, sans précautions, sans citer un seul travail de féministes noires et sans resituer les enjeux spécifiques autour des corps noirs et de leur hypersexualisation. Or on sait très bien que le sigle « BBL » renvoie à la fois à une chirurgie (Brazilian Butt Lift) et à tout un imaginaire autour des corps noirs que Théodora détourne aussi dans sa propre mythologie en jouant sur Brazilian Butt Lift / Big Boss Lady / Bad Boy Lovestory

Résultat : là où je prétendais analyser une marchandisation de l'esthétique, j'ai surtout rejoué un vieux schéma colonial : poser un regard froid sur un corps racisé et en tirer des thèses abstraites. C'est bien ce que beaucoup ont entendu comme « raciste et misogyne ».

Et franchement, il n'y a pas grand-chose à objecter. Troisième problème : le féminisme matérialiste. Cette tradition a passé quarante ans à expliquer que le patriarcat ne se réduit pas au capitalisme et que les rapports sociaux de sexe sont des rapports de classe spécifiques, irréductibles à la seule exploitation salariale.

Mon article donnait pourtant l'impression inverse : le racisme, le sexisme et l'homophobie apparaissaient surtout comme décors biographiques servant à alimenter le storytelling de la self-entrepreneuse et pas assez comme des rapports sociaux autonomes à combattre en tant que tels. J'ai fait exactement ce que je reproche moi-même aux marxismes paresseux : ramener toutes les oppressions aux seules catégories économiques tout en me donnant une posture radicale. Donc oui : quand certaines disent « on devrait interdire aux gauchistes class-first de parler d'art, surtout quand ils parlent des noirs et des arabes », ça tape là où ça fait mal.

Reposer le terrain : Théodora, le bouyon, et ce qui change vraiment en 2024

Avant la théorie : les faits. Théodora est bel et bien ce que la presse dominante appelle « la révélation pop de l'été » : festival Yardland, Vieilles Charrues, Cabaret Vert, Zéniths, interviews à la chaîne et surtout ce tube : « Kongolese sous BBL », morceau de bouyon hybride qui devient viral sur TikTok puis Spotify, jusqu'à décrocher la certification de premier single d'or bouyon en France en 2024. Le morceau, inclus ensuite dans la mixtape Bad Boy Lovestory, mêle rythmiques bouyon caribéennes, esthétique pop française, rap et amapiano.

Le bouyon, lui, n'est pas sorti d'un board marketing : genre musical apparu à la fin des années 1980 en Dominique, porté par des groupes comme WCK, il se caractérise par un mélange de soca, cadence-lypso, influences zouk et dancehall, avec une dimension électronique et festive forte. Autrement dit : on a affaire à un style né dans une périphérie coloniale, longtemps porté par des scènes locales précarisées, qui arrive aujourd'hui dans la pop hexagonale via une artiste afro-diasporique signée et fortement médiatisée.

Que l'industrie française sacre une artiste non antillaise comme première détentrice d'un single d'or en bouyon pose des questions de centre/périphérie, d'appropriation et de hiérarchie matérielle entre scènes ultra-précarisées et artistes plus facilement intégrables dans le marché hexagonal. Ce débat existe déjà dans les Antilles et sur les réseaux sociaux, depuis bien avant mon article ; je n'ai rien inventé.

Ce qui manquait cruellement dans ma première version, c'est le double mouvement : reconnaître les rapports de domination très réels (labels, plateforme et géopolitique des styles) sans transformer automatiquement l'artiste racisée qui perce en collaboratrice objective du capital, comme si elle avait les clés des serveurs de Spotify dans sa poche.

Pop féminisme, postféminisme néolibéral : de vraies grilles, mal utilisées

Je ne suis pas partie de nulle part. Je m'appuyais sur un ensemble de travaux critiques sur le féminisme pop et le postféminisme néolibéral : Sandrine Galand montre comment des icônes pop (Beyoncé & co) incarnent un féminisme médiatique fait de slogans d'empowerment, de mise en avant de soi et de récits biographiques inspirants ; féminisme réel mais pris dans la logique du divertissement et du branding. Une large littérature anglophone parle de neoliberal postfeminism : un climat idéologique où les femmes sont supposées déjà « libérées », invitées à optimiser leur corps, leur carrière ou leurs émotions à coup de self-care, de coaching et d'auto-entrepreneuriat, pendant que les structures d'inégalité restent intactes.

Mon texte tentait de plaquer ces grilles sur Théodora : Boss Lady = fempreneur, BBL = pur motif marchand, TikTok = usine à subjectivité rentable. Le problème, c'est que je l'ai fait au marteau-pilon. Les meilleurs travaux sur le féminisme pop insistent justement sur l'ambivalence : ces figures peuvent être à la fois des vecteurs de libération symbolique pour des jeunes femmes racisées qui s'y reconnaissent et des rouages d'une économie de marque qui renforce l'individualisme. La question n'est pas « vraie icône politique ou imposture », mais : comment se jouent les frictions, les ratés ou encore les réappropriations. En refusant cette complexité, ma première version donnait exactement ce qui a été moqué : une pose d'intello de plateau télé persuadée d'avoir tout compris à la pop culture parce qu'elle a lu deux livres sur les industries culturelles et deux tribunes contre Beyoncé.

Positionnalité : qui parle, et depuis où ?

Autre point aveugle : d'où je parle. Les travaux sur la positionnalité dominante rappellent qu'on ne critique pas la même chose quand on est chercheure blanche de classe moyenne, quand on écrit depuis une position racisée ou quand on parle depuis une scène ultra-précarisée qui n'a pas accès aux mêmes canaux. Ignorer cette asymétrie produit souvent des analyses qui prétendent dénoncer les structures tout en reconduisant les angles morts de ces structures.

Dans mon cas précis (femme kurde, passée par l'université, avec les codes de la critique savante) : je parlais de la façon dont une jeune femme noire et queer se met en scène au nom d'un matérialisme pseudo-rigoureux mais sans jamais citer les critiques noires du féminisme pop, ni les analyses antillaises du bouyon, ni les voix des premières concernées. J'ai donc refait ce que le féminisme matérialiste reprochait au vieux marxisme masculin : parler à la place de, au nom d'un universel de classe, en calmant les particularismes au passage. Là encore, les accusations de « vieux boomer dépassé » étaient moins une attaque ad hominem qu'un diagnostic politique.

Reprendre le fil : musique populaire, luttes et industrie culturelle en 2025

Reprenons proprement. Les musiques populaires ne sont pas des produits comme les autres. Elles sont aussi des pratiques sociales, une manière de dire le monde quand on n'a pas les colonnes de Mediapart ou du Monde diplo. Les travaux de Raymond Williams, Stuart Hall ou Paul Gilroy l'ont montré depuis longtemps : la culture n'est pas un vernis sur le monde matériel, elle est l'un des terrains où se jouent les conflits de classe, de race et de genre. Si le capital formate, les publics et les artistes ne sont pas automatiquement des zombies. Des études sur le dancehall jamaïcain, la trap, la drill ou les musiques « urbaines » en France le montrent bien : la musique peut-être langage, satire ou solidarité. L'expérience précarisée circule à travers l'industrie, parfois de manière déformée, parfois de manière explosive.

Côté industrie, ce que la tradition de l'industrie culturelle avait vu juste (Adorno/Horkheimer, Dialectique de la Raison) reste pertinent : standardisation des formes, concentration du capital dans les structures de diffusion et réduction de la subjectivité à un signe consommable. Ce qui s'est ajouté depuis, c'est la financiarisation du secteur : festivals sponsorisés par des banques, rachetés par des groupes comme LiveNation ; plateformes de streaming qui transforment les morceaux en flux optimisés ; TikTok qui fonctionne comme un extracteur algorithmique de tendances à haute rotation. Dans ce contexte, Théodora ne « lubrifie » pas le système. Elle témoigne d'un régime où la performance artistique devient métrique : on calcule en vues, en streams, en taux de complétion de vidéo et en placements de playlists. Son succès en est une illustration même si certains aimeraient y voir une exception.

Le centre du problème ne sera jamais Théodora

Le souci, c'est le régime où la différence devient un produit scalable. C'est le capitalisme qui recycle les périphéries en valeur ajoutée. C'est l'industrie qui a besoin des marges comme de sources de renouvellement esthétique, tout en maintenant la propriété, les droits et les profits au centre. Le bouyon antillais, en ce sens, illustre un schéma bien connu : un genre né dans une île caribéenne dominée, développé par des artistes locaux sous-payés, devient tout à coup bankable.

Cela ne signifie pas que la musique de Théodora serait politiquement nulle, ni que celles et ceux qui s'y reconnaissent seraient manipulés. Cela signifie que leur joie, leur fierté, leur identification coexistent avec une structure de propriété et de profit qui, elle, reste remarquablement stable.

Alors : faut-il aimer ou détester Théodora ?

Ni l'un ni l'autre. Ce n'est pas la bonne question. La bonne question est : que peut-on faire de cette musique-là ? Peut-elle devenir un espace de détournement ? Peut-elle servir de contre-canal ? Est-elle seulement un symptôme ou peut-elle devenir un outil ? L'histoire des musiques populaires montre que même depuis les chaînes de montage, certaines chansons s'échappent. On danse parfois contre ce qui nous écrase, pas simplement avec. On peut être afro, queer, anticapitaliste et bouyon sans demander la permission à la théorie. On peut faire des TikTok sur « Kongolese sous BBL » en pensant très sérieusement à la colonisation, au racisme, au genre ou à la précarité et en rigolant en même temps.

De mon côté, qui suis plutôt du genre à lire Federici dans les trains de nuit, je retiens une chose : on peut bouger la tête sur « Kongolese sous BBL » en lisant Marx, Federici ET des féministes noires contemporaines. Ce qui est indéfendable, c'est de traiter celles et ceux qui le font comme des imbéciles instrumentalisés, sous prétexte qu'on a mis « industrie culturelle » dans le titre.

Promesse de méthode

Oui, certaines phrases de ma première version sont racistes dans leurs effets, même si elles se croyaient critiques. Oui, il y a du mépris de classe et de génération dans la manière dont je parlais de la jeunesse qui écoute Théodora. J'ai traité un corps noir comme matériau théorique sans précautions suffisantes. En tant que femme racisée, je présente mes excuses à celles et ceux que ce texte a blessé, et surtout aux premières concernées, qu'on prétendait défendre contre l'industrie tout en leur parlant comme l'industrie parle souvent d'elles. Mais je ne vais pas arrêter de critiquer l'industrie culturelle, le féminisme pop, le postféminisme néolibéral ni les majors qui font leur beurre sur le dos des scènes périphériques.

Cependant, je vais arrêter de le faire contre les personnes racisées, les femmes, les queers, les jeunes, en leur jetant à la figure ma panoplie d'arguments de séminaire. La prochaine enquête que je mènerai ne commencera ni dans les bureaux d'Universal, ni dans les colonnes du Monde. Elle commencera dans des studios précaires de Fort-de-France, dans des chambres de Mamoudzou, dans des caves de Saint-Denis, avec celles et ceux qui jouent le bouyon comme outil de survie et pas comme « asset émergent » dans la stratégie 2026 de Spotify France. On ne combat pas l'industrie culturelle avec du cynisme. On la combat en écoutant d'où viennent vraiment les basses.

Amara

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24.11.2025 à 15:49

S'armer pour sauver le capitalisme financier !

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La leçon de Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy Maurizio Lazzarato

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (5259 mots)

Dans ce nouvel article, Maurizio Lazzarato soutient que le réarmement des Etats-Unis (et de l'Europe) doit se comprendre comme réponse à la crise du capitalisme financier et des bulles spéculatives au bord de l'implosion. Soit que la guerre n'est pas un accident de parcours au milieu de la paix perpétuelle promue par l'économie mais son coeur même ou au moins sa roue de secours. Il vient compléter la série d'articles publiés les semaines dernières : Pourquoi la guerre ?, Les conditions politiques d'un nouvel ordre mondial, Les impasses de la pensée critique occidentale et Les États-Unis et le « capitalisme fasciste ».

« Si grande que soit une nation, si elle aime la guerre, elle périra ; si pacifique que soit le monde, s'il oublie la guerre, il sera en danger »
Wu Zi, ancien traité militaire chinois

« Quand nous parlons de système de guerre, nous entendons un système tel que celui qui est en vigueur et qui suppose que la guerre, même si elle n'est que planifiée et non combattue, est le fondement et le sommet de l'ordre politique, c'est-à-dire des relations entre les peuples et entre les hommes. Un système où la guerre n'est pas un événement mais une institution, pas une crise mais une fonction, pas une rupture mais une pierre angulaire du système, une guerre toujours décriée et exorcisée, mais jamais abandonnée comme une possibilité réelle »
Claudio Napoleoni, 1986

L'avènement de Trump est apocalyptique, au sens premier de ce terme, celui de dévoilement. Son agitation convulsive a le grand mérite de montrer la nature du capitalisme, le rapport entre la guerre, la politique et le profit, entre le capital et l'État habituellement voilé par la démocratie, les droits humains, les valeurs et la mission de la civilisation occidentale.

La même hypocrisie est au cœur du récit construit pour légitimer les 840 milliards d'euros de réarmement que l'UE impose aux États membres par le recours à l'état d'exception. S'armer ne signifie pas, comme le dit Draghi, défendre « les valeurs qui ont fondé notre société européenne » et qui ont « garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la solidarité et, avec notre allié américain, la sécurité, la souveraineté et l'indépendance », mais cela signifie sauver le capitalisme financier.

Il n'y a même pas besoin de grands discours et d'analyses documentées pour masquer l'indigence de ces récits, il a suffi d'un nouveau massacre de 400 civils palestiniens pour mettre en évidence la vérité du bavardage indécent sur l'unicité et la suprématie morale et culturelle de l'Occident.

Trump n'est pas un pacifiste, il ne fait que reconnaître la défaite stratégique de l'OTAN dans la guerre d'Ukraine, alors que les élites européennes refusent l'évidence. Pour elles, la paix signifierait le retour à l'état catastrophique auquel elles ont réduit leurs nations. La guerre doit continuer car pour elles, comme pour les démocrates et l'État profond usaméricain, c'est le moyen de sortir de la crise qui a commencé en 2008, comme ce fut le cas pour la grande crise de 1929. Trump pense pouvoir la résoudre en donnant la priorité à l'économie sans renier la violence, le chantage, l'intimidation, la guerre. Il est très probable que ni l'un ni les autres ne réussiront car ils ont un énorme problème : le capitalisme, dans sa forme financière, est en crise profonde et c'est précisément de son centre, les USA, qu'arrivent les signaux “dramatiques” pour les élites qui nous gouvernent. Au lieu de converger vers les USA, les capitaux fuient vers l'Europe. Une grande nouveauté, symptôme de grandes ruptures imprévisibles qui risquent d'être catastrophiques.

Le capital financier ne produit pas de biens, mais des bulles qui gonflent toutes aux USA et éclatent au détriment du reste du monde, se révélant être des armes de destruction massive. La finance usaméricaine aspire de la valeur (les capitaux) du monde entier, l'investit dans une bulle qui tôt ou tard éclatera, obligeant les peuples de la planète à l'austérité, au sacrifice pour payer ses échecs : d'abord la bulle internet, puis la bulle des subprimes qui a provoqué l'une des plus grandes crises financières de l'histoire du capitalisme, ouvrant la porte à la guerre. Ils ont aussi tenté la bulle du capitalisme vert qui n'a jamais décollé et enfin celle, incomparablement plus grosse, des entreprises de haute technologie. Pour colmater les brèches des désastres de la dette privée déchargée sur les dettes publiques, la Réserve fédérale et la Banque européenne ont inondé les marchés de liquidités qui, au lieu de “ruisseler” dans l'économie réelle, ont servi à alimenter la bulle des hautes technologies et le développement des fonds d'investissement, connus sous le nom de “Big Three” : Vanguard, BlackRock et State Street (le plus grand monopole de l'histoire du capitalisme, gérant 50 000 milliards de dollars, actionnaire principal de toutes les plus importantes sociétés cotées en bourse). Aujourd'hui, même cette bulle est en train de se dégonfler.

Si l'on divise par deux la capitalisation totale de la bourse de Wall Street, on est encore loin de la valeur réelle des entreprises de haute technologie, dont les actions ont été gonflées par ces mêmes fonds pour maintenir des dividendes élevés pour leurs “épargnants” (les Démocrates comptaient aussi remplacer le welfare par la finance pour tous, comme ils avaient déliré auparavant sur la maison pour tous les USAméricains).

Aujourd'hui, le festin touche à sa fin. La bulle a atteint sa limite et les valeurs chutent avec un risque réel d'effondrement. Si l'on ajoute à cela l'incertitude que la politique de Trump, représentant d'une finance qui n'est pas celle des fonds d'investissement, introduit dans un système que ces derniers avaient réussi à stabiliser avec l'aide des Démocrates, on comprend les craintes des “marchés”. Le capitalisme occidental a besoin d'une nouvelle bulle car il ne connaît rien d'autre que la reproduction de l'identique (la tentative trumpienne de reconstruire l'industrie manufacturière aux USA est vouée à un échec certain).

L'identité parfaite de la “production” et de la destruction

L'Europe, qui dépense déjà de plus de 60 % les dépenses d'armement de la Russie (l'OTAN représente 55 % des dépenses d'armement dans le monde, la Russie 5 %), a décidé d'un grand plan d'investissement de 800 milliards d'euros pour augmenter encore les dépenses militaires.

La guerre et l'Europe où sont encore actifs des réseaux politiques et économiques, des centres de pouvoir qui se réfèrent à la stratégie représentée par Biden, battue à la dernière élection présidentielle, sont l'occasion de construire une bulle basée sur l'armement pour compenser les difficultés croissantes des “marchés” usaméricains. Depuis décembre, les actions des entreprises d'armement ont déjà fait l'objet de spéculations, allant de hausse en hausse et jouant le rôle de valeur refuge pour les capitaux qui jugent la situation usaméricaine trop risquée. Au cœur de l'opération, les fonds d'investissement, qui sont aussi parmi les plus gros actionnaires des grandes entreprises d'armement. Ils détiennent des participations importantes dans Boeing, Lockheed Martin et RTX, dont ils influencent la gestion et les stratégies. En Europe, ils sont également présents dans le complexe militaro-industriel : Rheinmetall, une entreprise allemande qui produit les chars Leopard et dont le cours de l'action a augmenté de 100 % au cours des derniers mois, compte parmi ses principaux actionnaires Blackrock, la Société Générale, Vanguard, etc.. Plus grand fabricant de munitions d'Europe, Rheinmetall a dépassé le plus grand constructeur automobile du continent, Volkswagen, en termes de capitalisation, dernier signe en date de l'appétit croissant des investisseurs pour les valeurs liées à la défense.

L'Union européenne veut collecter et canaliser l'épargne continentale vers l'armement, avec des conséquences catastrophiques pour le prolétariat et une nouvelle division de l'Union. La course aux armements ne pourra pas fonctionner comme un « keynésianisme de guerre » parce que l'investissement dans les armes intervient dans une économie financiarisée et non plus industrielle. Construite avec de l'argent public, elle profitera à une petite minorité de particuliers, tout en aggravant les conditions de vie de la grande majorité de la population.

La bulle de l'armement ne pourra que produire les mêmes effets que la bulle de la haute technologie usaméricaine. Après 2008, les sommes d'argent capturées pour être investies dans la bulle high-tech n'ont jamais “ruisselé” vers le prolétariat usaméricain. Au contraire, elles ont produit une désindustrialisation croissante, des emplois déqualifiés et précaires, des bas salaires, une pauvreté endémique, la destruction du peu de welfare hérité du New Deal et la privatisation de tous les services qui s'en est suivie. C'est ce que la bulle financière européenne ne manquera pas de produire en Europe. La financiarisation conduira non seulement à la destruction complète de l'État-providence et à la privatisation définitive des services, mais aussi à la poursuite de la fragmentation politique de ce qui reste de l'Union européenne. Les dettes, contractées par chaque État séparément, devront être remboursées et il y aura d'énormes différences entre les États européens quant à leur capacité à honorer leurs dettes.

Le vrai danger, ce ne sont pas les Russes, mais les Allemands avec leurs 500 milliards de réarmement et 500 autres milliards pour les infrastructures, des financements décisifs dans la construction de la bulle. La dernière fois qu'ils se sont réarmés, ils ont combiné des catastrophes mondiales (25 millions de morts dans la seule Russie soviétique, la solution finale, etc.), d'où la célèbre phrase de Maruriac : « J'aime tellement l'Allemagne que je suis ravi qu'il y en ait deux ». En attendant les développements ultérieurs du nationalisme et de l'extrême droite déjà à 21 % que le « Deutschland ist zurück » [L'Allemagne est retour] ne manquera pas de produire, l'Allemagne imposera aux autres pays européens son hégémonie impérialiste habituelle. Les Allemands ont rapidement abandonné le credo ordo-libéral qui n'avait pas de base économique, mais seulement politique, pour embrasser à pleine bouche la financiarisation anglo-usaméricaine, mais avec le même objectif, dominer et exploiter l'Europe. Le Financial Times parle d'une décision prise par Merz, l'homme de Blackrock, et Kukies, le ministre du Trésor venu de Goldman Sachs, avec l'aval des partis de “gauche” SPD et Die Linke, qui, comme leurs prédécesseurs en 1914, assument une fois de plus la responsabilité des carnages à venir.

De tout ceci, qui pour l'instant reste un projet, seul le financement allemand semble crédible, quant aux autres états, nous verrons qui aura le courage de réduire encore plus radicalement les pensions, la santé, l'éducation, etc. pour une menace fantasmée.

Si le précédent impérialisme intérieur allemand était fondé sur l'austérité, le mercantilisme des exportations, le gel des salaires et la destruction de l'Etat-providence, celui-ci sera fondé sur la gestion d'une économie de guerre européenne hiérarchisée selon les différentiels de taux d'intérêt à payer pour rembourser la dette contractée.

Les pays déjà lourdement endettés (Italie, France, etc.) devront trouver qui achètera leurs obligations émises pour rembourser leur dette, dans un “marché” européen de plus en plus concurrentiel. Les investisseurs auront intérêt à acheter des obligations allemandes, des obligations émises par des entreprises d'armement sur lesquelles la spéculation à la hausse jouera, et des titres de la dette publique européenne, certainement plus sûrs et plus rentables que les obligations des pays surendettés. Le fameux “spread” jouera encore son rôle comme en 2011. Les milliards nécessaires pour payer les marchés ne seront pas disponibles pour l'État-providence. L'objectif stratégique de tous les gouvernements et oligarchies depuis cinquante ans, la destruction des dépenses sociales pour la reproduction du prolétariat et leur privatisation, sera atteint.

27 égoïsmes nationaux s'affronteront sans enjeu, parce que l'histoire, dont « nous sommes les seuls à savoir ce que c'est », nous a mis au pied du mur, devenus inutiles et insignifiants après des siècles de colonialisme, de guerres et de génocides.

La course aux armements s'accompagne d'une justification martelée – « nous sommes en guerre » contre tous (Russie, Chine, Corée du Nord, Iran, BRICS) - qui ne peut être abandonnée et qui risque de se concrétiser parce que cette quantité délirante d'armes doit de toute façon « être consommée ».

La leçon de Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy

Seuls les non-informés peuvent s'étonner de ce qui se passe. Tout est en fait en train de se répéter, mais dans le cadre d'un capitalisme financier et non plus industriel comme au XXe siècle.

La guerre et l'armement sont au cœur de l'économie et de la politique depuis que le capitalisme est devenu impérialiste. Ils sont aussi au cœur du processus de reproduction du capital et du prolétariat, en concurrence féroce l'un avec l'autre. Reconstituons rapidement le cadre théorique fourni par Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy, solidement ancré, contrairement aux inutiles théories critiques contemporaines, sur les catégories d'impérialisme, de monopole et de guerre, qui nous offre un miroir de la situation contemporaine.

Commençons par la crise de 1929, qui trouve son origine dans la Première Guerre mondiale et la tentative d'en sortir en activant les dépenses publiques par l'intervention de l'État. Selon Baran et Sweezy (ci-après B&S), l'inconvénient des dépenses publiques dans les années 1930 était leur volume, incapable de contrer les forces dépressives de l'économie privée.

« Considéré comme une opération de sauvetage de l'économie américaine dans son ensemble, le New Deal a donc été un échec flagrant. Même Galbraith, le prophète de la prospérité sans engagements guerriers, a reconnu qu'au cours de la décennie 1930-1940, la “grande crise” n'a jamais pris fin ».

Ce n'est qu'avec la Seconde Guerre mondiale qu'elle a pris fin : « Puis vint la guerre, et avec la guerre vint le salut (...) les dépenses militaires ont fait ce que les dépenses sociales n'avaient pas réussi à faire », car les dépenses publiques sont passées de 17,5 milliards de dollars à 103,1 milliards de dollars.

B&S montrent que les dépenses publiques n'ont pas donné les mêmes résultats que les dépenses militaires parce qu'elles étaient limitées par un problème politique qui est toujours d'actualité. Pourquoi le New Deal et ses dépenses n'ont-ils pas atteint un objectif qui « était à portée de main, comme la guerre l'a prouvé par la suite » ? Parce que sur la nature et la composition des dépenses publiques, c'est-à-dire la reproduction du système et du prolétariat, la lutte des classes se déchaîne.

« Compte tenu de la structure du pouvoir du capitalisme monopoliste usaméricain, l'augmentation des dépenses civiles avait presque atteint ses limites extrêmes. Les forces qui s'opposaient à une nouvelle expansion étaient trop puissantes pour être vaincues ».

Les dépenses sociales ont concurrencé ou nui aux entreprises et aux oligarchies, les privant de leur pouvoir économique et politique. « Comme les intérêts privés contrôlent le pouvoir politique, les limites des dépenses publiques sont fixées de manière rigide, sans se soucier des besoins sociaux, aussi flagrants soient-ils ». Et ces limites s'appliquaient également aux dépenses, à la santé et à l'éducation, qui à l'époque, contrairement à aujourd'hui, n'étaient pas directement en concurrence avec les intérêts privés des oligarchies.

La course aux armements permet d'augmenter les dépenses publiques de l'État, sans que cela se traduise par une augmentation des salaires et de la consommation du prolétariat. Comment l'argent public peut-il être dépensé pour éviter la dépression économique qu'entraîne le monopole, tout en évitant le renforcement du prolétariat ? « Par des armements, par plus d'armements, par de plus en plus d'armements ».

Michael Kalecki, travaillant sur la même période mais sur l'Allemagne nazie, parvient à élucider d'autres aspects du problème. Contre tout économisme, qui menace toujours la compréhension du capitalisme par des théories critiques même marxistes, il souligne la nature politique du cycle du capital : « La discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus importantes pour les capitalistes que les profits courants ».

Le cycle politique du capital, qui ne peut plus être garanti que par l'intervention de l'État, doit recourir aux dépenses d'armement et au fascisme. Pour Kalecki, le problème politique se manifeste également dans « l'orientation et les objectifs des dépenses publiques ». L'aversion pour la « subvention de la consommation de masse » est motivée par la destruction « du fondement de l'éthique capitaliste “tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” (à moins que tu ne vives des revenus du capital) ».

Comment s'assurer que les dépenses de l'État ne se transforment pas en augmentation de l'emploi, de la consommation et des salaires, et donc en force politique du prolétariat ? L'inconvénient pour les oligarchies est surmonté avec le fascisme, car la machine d'État est alors sous le contrôle du grand capital et de la direction fasciste, avec « la concentration des dépenses de l'État sur l'armement », tandis que « la discipline d'usine et la stabilité politique sont assurées par la dissolution des syndicats et les camps de concentration. La pression politique remplace ici la pression économique du chômage ».
D'où l'immense succès des nazis auprès de la majorité des libéraux tant britanniques qu'usaméricains.

La guerre et les dépenses d'armement sont au cœur de la politique usaméricaine même après la fin de la Seconde Guerre mondiale, car une structure politique sans force armée, c'est-à-dire sans le monopole de son exercice, est inconcevable. Le volume de l'appareil militaire d'une nation dépend de sa position dans la hiérarchie mondiale de l'exploitation. « Les nations les plus importantes auront toujours les besoins les plus importants, et l'ampleur de leurs besoins (en forces armées) variera selon qu'une lutte acharnée pour la première place se déroulera ou non entre elles ».

Les dépenses militaires ont donc continué à croître dans le centre de l'impérialisme : « Bien entendu, la majeure partie de l'expansion des dépenses publiques a eu lieu dans le secteur militaire, qui est passé de moins de 1 % à plus de 10 % du PNB et qui a représenté environ deux tiers de l'augmentation totale des dépenses publiques depuis 1920. Cette absorption massive de l'excédent dans des préparatifs limités a été le fait central de l'histoire usaméricaine d'après-guerre »

Kalecki souligne qu'en 1966, « plus de la moitié de la croissance du revenu national provient de la croissance des dépenses militaires ».

Or, après la guerre, le capitalisme ne pouvait plus compter sur le fascisme pour contrôler les dépenses sociales. L'économiste polonais, “élève” de Rosa Luxemburg, souligne : « L'une des fonctions fondamentales de l'hitlérisme a été de surmonter l'aversion du grand capital pour une politique anticonjonturelle à grande échelle. La grande bourgeoisie avait donné son accord à l'abandon du laisser-faire et à l'accroissement radical du rôle de l'État dans l'économie nationale, à condition que l'appareil d'État soit sous le contrôle direct de son alliance avec la direction fasciste » et que la destination et le contenu des dépenses publiques soient déterminés par l'armement. Dans les Trente Glorieuses, sans que le fascisme n'assure l'orientation des dépenses publiques, les États et les capitalistes sont contraints au compromis politique. Les rapports de force déterminés par le siècle des révolutions obligent l'État et les capitalistes à faire des concessions qui sont de toute façon compatibles avec des profits atteignant des taux de croissance inconnus jusqu'alors. Mais même ce compromis est de trop car, malgré les profits importants, « les travailleurs deviennent alors “récalcitrants” et les “capitaines d'industrie” sont soucieux de leur “donner une leçon” ».

La contre-révolution, qui s'est développée à partir de la fin des années 1960, avait pour centre la destruction des dépenses sociales et la volonté farouche d'orienter les dépenses publiques vers les seuls et uniques intérêts des oligarchies. Le problème, depuis la République de Weimar, n'a jamais été une intervention générique de l'État dans l'économie, mais le fait que l'État avait été investi par la lutte des classes et avait été contraint de céder aux exigences des luttes ouvrières et prolétariennes.

Dans les temps “paisibles” de la guerre froide, sans l'aide du fascisme, l'explosion des dépenses militaires a besoin d'une légitimation, assurée par une propagande capable d'évoquer continuellement la menace d'une guerre imminente, d'un ennemi aux portes prêt à détruire les valeurs occidentales : « Les créateurs officieux et officiels de l'opinion publique ont la réponse toute prête : les USA doivent défendre le monde libre contre la menace d'une agression soviétique (ou chinoise)3.

Kalecki, pour la même période, précise : « Les journaux, le cinéma, les stations de radio et de télévision travaillant sous l'égide de la classe dirigeante créent une atmosphère qui favorise la militarisation de l'économie ».

Les dépenses d'armement n'ont pas seulement une fonction économique, mais aussi une fonction de production de subjectivités assujetties. En exaltant la subordination et le commandement, la guerre « contribue à la création d'une mentalité conservatrice ».

« Alors que les dépenses publiques massives en faveur de l'éducation et de la protection sociale tendent à saper la position privilégiée de l'oligarchie, les dépenses militaires font le contraire. La militarisation favorise toutes les forces réactionnaires, (...) un respect aveugle de l'autorité est déterminé ; une conduite de conformité et de soumission est enseignée et imposée ; et l'opinion contraire est considérée comme antipatriotique, voire comme une trahison ».

Le capitalisme produit un capitaliste qui, précisément en raison de la forme politique de son cycle, est un semeur de mort et de destruction, plutôt qu'un promoteur de progrès. Richard B. Russell, sénateur conservateur du Sud des USA dans les années 1960, cité par B&S, nous le dit : « Il y a quelque chose dans les préparatifs de destruction qui incite les hommes à dépenser l'argent plus inconsidérément que s'il était destiné à des fins constructives. Je ne sais pas pourquoi cela se produit, mais depuis une trentaine d'années que je siège au Sénat, je me suis rendu compte qu'en achetant des armes pour tuer, détruire, rayer des villes de la surface de la terre et éliminer de grands systèmes de transport, il y a quelque chose qui fait que les hommes ne calculent pas les dépenses aussi soigneusement qu'ils le font lorsqu'il s'agit de penser à un logement décent et à des soins de santé pour les êtres humains ».

La reproduction du capital et du prolétariat s'est politisée à travers les révolutions du XXe siècle. La lutte des classes a également engendré une opposition radicale entre la reproduction de la vie et la reproduction de sa destruction, qui n'a fait que s'approfondir depuis les années 1930.

Comment fonctionne le capitalisme

La guerre et l'armement, pratiquement exclus de toutes les théories critiques du capitalisme, fonctionnent comme des discriminants dans l'analyse du capital et de l'État.

Il est très difficile de définir le capitalisme comme un “mode de production”, comme l'a fait Marx, parce que l'économie, la guerre, la politique, l'État, la technologie sont des éléments étroitement liés et inséparables. La “critique de l'économie” ne suffit pas à produire une théorie révolutionnaire. Dès l'avènement de l'impérialisme, un changement radical dans le fonctionnement du capitalisme et de l'Etat s'est produit, mis en évidence par Rosa Luxemburg pour qui l'accumulation a deux aspects. Le premier « concerne la production de la plus-value - dans l'usine, dans la mine, dans l'exploitation agricole - et la circulation des marchandises sur le marché. Vue sous cet angle, l'accumulation est un processus économique dont la phase la plus importante est une transaction entre le capitaliste et le salarié ». Le second aspect a pour théâtre le monde entier, une dimension mondiale irréductible au concept de “marché” et à ses lois économiques. « Ici, les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des prêts internationaux, la politique des sphères d'intérêt, la guerre. La violence, la tromperie, l'oppression, la prédation se développent ouvertement, sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois strictes du processus économique dans l'enchevêtrement de la violence économique et de la brutalité politique ».

La guerre n'est pas une continuation de la politique mais a toujours coexisté avec elle, comme le montre le fonctionnement du marché mondial. Ici, où la guerre, la fraude et la prédation coexistent avec l'économie, la loi de la valeur n'a jamais vraiment fonctionné. Le marché mondial est très différent de celui esquissé par Marx. Ses considérations semblent ne plus s'appliquer, ou plutôt doivent être précisées : ce n'est que dans le marché mondial que l'argent et le travail deviendraient adéquats à leur concept, faisant fructifier leur abstraction et leur universalité. Au contraire, on constate que la monnaie, forme la plus abstraite et la plus universelle du capital, est toujours la monnaie d'un État. Le dollar est la monnaie des USA et ne règne qu'en tant que tel. L'abstraction de la monnaie et son universalité (et ses automatismes) sont appropriées par une “force subjective” et sont gérées selon une stratégie qui n'est pas contenue dans la monnaie.

Même la finance, comme la technologie, semble être l'objet d'une appropriation par des forces subjectives “nationales”, très peu universelles. Sur le marché mondial, même le travail abstrait ne triomphe pas en tant que tel, mais rencontre d'autres formes radicalement différentes de travail (travail servile, travail d'esclave, etc.) et fait l'objet de stratégies.

L'action de Trump, ayant fait tomber le voile hypocrite du capitalisme démocratique, nous révèle le secret de l'économie : elle ne peut fonctionner qu'à partir d'une division internationale de la production et de la reproduction définie et imposée politiquement, c'est-à-dire par l'usage de la force, ce qui implique aussi la guerre.

La volonté d'exploiter et de dominer, en gérant simultanément les relations politiques, économiques et militaires, construit une totalité qui ne peut jamais se refermer sur elle-même, mais qui reste toujours ouverte, scindée par les conflits, les guerres, les prédations. Dans cette totalité éclatée, tous les rapports de force convergent et se gouvernent eux-mêmes. Trump intervient sur l'usage des mots, mais aussi sur les théories du genre, en même temps qu'il voudrait imposer un nouveau positionnement mondial, à la fois politique et économique, des USA. Du micro au macro, une action politique à laquelle les mouvements contemporains sont loin de ne serait-ce que de penser.

La construction de la bulle financière, processus que l'on peut suivre pas à pas, se déroule de la même manière. Les acteurs impliqués dans sa production sont nombreux : l'Union européenne, les États qui doivent s'endetter, la Banque européenne d'investissement, les partis politiques, les médias et l'opinion publique, les grands fonds d'investissement (tous usaméricains) qui organisent le transport des capitaux d'une bourse à l'autre, les grandes entreprises. Ce n'est qu'après le verdict de l'affrontement/coopération entre ces centres de pouvoir que la bulle économique et ses automatismes pourront fonctionner. Il y a toute une idéologie de l'automatisme à déboulonner. Le “pilote automatique”, surtout au niveau financier, n'existe et ne fonctionne qu'après avoir été politiquement mis en place. Il n'a pas existé dans les années 1930 parce qu'il a été décidé politiquement, il fonctionne depuis la fin des années 1970, par une volonté politique explicite.

Cette multiplicité d'acteurs qui s'agitent depuis des mois est soudée par une stratégie. Il y a donc un élément subjectif qui intervient de manière fondamentale. En fait, il y en a deux. Du point de vue capitaliste, il y a une lutte féroce entre le “facteur subjectif” Trump et le “facteur subjectif” des élites qui ont été battues à l'élection présidentielle, mais qui ont encore de fortes présences dans les centres de pouvoir aux USA et en Europe.

Mais pour que le capitalisme fonctionne, il faut aussi tenir compte d'un facteur prolétarien subjectif. Il joue un rôle décisif car soit il deviendra le porteur passif du nouveau processus de production/reproduction du capital, soit il tendra à le rejeter et à le détruire. Compte tenu de l'incapacité du prolétariat contemporain, le plus faible, le plus désorienté, le moins autonome et indépendant de l'histoire du capitalisme, la première option semble la plus probable. Mais s'il ne parvient pas à opposer sa propre stratégie aux innovations stratégiques permanentes de l'ennemi, capables de se renouveler sans cesse, nous tomberons dans une asymétrie des rapports de force qui nous ramènera au temps d'avant la Révolution française, dans un “ancien régime” nouveau/ déjà vu.

Maurizio Lazzarato

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24.11.2025 à 15:39

Penser en résistance dans la Chine aujourd'hui

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Un lundisoir avec Chloé Froissart & Eva Pils

- 24 novembre / , , ,
Texte intégral (7039 mots)

Dans la continuité de notre interview avec Romain Graziani (Les Lois et les Nombres) sur l'invention asiatique du totalitarisme comme pratique et idéologie de la loi-algorithme (le fa des Légistes antiques) [1], surveillance généralisée, solidarité pénale collective et essaim corrompu de fonctionnaires-mandarins sous le pilotage du centre impérial, nous invitons Chloé Froissart, professeure de sciences politiques à l'INALCO au département d'études chinoises et Eva Pils, professeure de droit à l'université de Nuremberg, pour leur participation à l'élaboration du recueil d'articles et d'entretiens que constitue Penser en résistance dans la Chine d'aujourd'hui (dir. Anne Cheng et Chloé Froissart).

À voir lundi 24 novembre à partir de 20h :

Nous avons engagé, il y a maintenant quelques temps, une conversation générale sur Lundimatin consacrée au fascisme et à ses variantes [2]. Nous n'avions pas évoqué le concept de « totalitarisme » pour de multiples raisons [3]. L'une de ces raisons est que si nous avons vu – avec Alpa Sha – les pratiques fascistes des tenants de l'Hindutva, du RSS et de Modi en Inde (dont la tonalité est d'inspiration nazie et fasciste italien) –, nous n'avions pas étudié le « fascisme » à travers l'histoire russe ou chinoise. Nous avons perçu ce qu'était la guerre en Ukraine grâce à de brillants entretiens, mais n'avions pas encore essayé de comprendre les spécificités « eurasiatiques » et asiatiques du fascisme (Russie, Chine, Japon).

Avec Penser en résistance dans la Chine d'aujourd'hui, le saut est fait. Car depuis 2012, de profondes tendances totalitaires – dont certaines viennent du Légisme antique, d'autres de l'exemple soviétique et du stalinisme, d'autres encore des délires spécifiques du Mao d'après 1957 – font retour en Chine, après une parenthèse complexe. « On assiste », comme l'écrit Chloé Froissart dans son introduction, « à une résurgence des traits fondamentaux du totalitarisme » (18). Résurgence qui s'accompagne de ce que le philosophe du groupe Socialisme et Barbarie, Claude Lefort appelait le « fantasme de l'Un ». Très concrètement la « pensée de Xi Jinping » est inscrite directement dans les statuts du Parti en 2017, la loi de sécurité nationale de 2015 a fait basculer le régime de l'exigence de « stabilité » à celle de « sécurité nationale » engendrant une « criminalisation des protestations et des dissensions » (19). Après avoir absorbé juridiquement et policièrement Hong Kong dans un long et pénible processus de résistance allant du mouvement des Parapluies en 2014 à la lutte que nous avions suivi de très près en 2019 contre la loi d'extradition, la Chine a proclamé la « loi sur la sécurité des données » de 2021 grâce à laquelle la société est intégralement « siphonnée » et rendue « transparente ». La rééducation et répression des populations ethniques mineures comme les Ouïghours (dont une grande partie de la population se retrouve dans de nouveaux laogaï qui feraient pâlir d'envie un stalinien) et les Kazakhes au Xinjiang ou les tibétains, n'en est que renforcée.

Comme son titre l'indique (Penser en résistance), l'ouvrage dirigé par Cheng et Froissart ne porte pas sur les militants, les activistes, les ouvriers grévistes ou en lutte, ni sur la jeunesse insurrectionnelle, mais sur celles et ceux qui contribuent à continuer de « penser » - au sens de produire du travail intellectuel - dans un État répressif. L'intérêt du livre, pour nous, est peut-être précisément cela : à travers une série d'articles d'universitaires, d'écrivains, de juristes et de constitutionnalistes dont les auteurs vivent en Chine ou à Hong Kong, ont été en prison ou sont en sursis, mis en retraite forcée ou ont dû fuir le pays, on perçoit d'une manière extrêmement fine les effets du totalitarisme, de la censure, de la pression sociale, du contrôle sur les « stratégies d'écriture et les formes d'expression » (36) qui permettent de les déjouer, d'éviter l'auto-censure pour continuer à critiquer, de résister, directement ou indirectement. Tantôt on dissimule une critique du pouvoir sous l'abstraction d'une réflexion formelle et juridique, tantôt on a recours au comparatisme, on parle du Japon pour parler de la Chine, on se présente comme conseiller du prince, on passe par l'utopie ou l'uchronie (très classique). « Ainsi, parler de totalitarisme à propos de l'Allemagne nazie peut être recevable car, selon le PCC, la Chine est un pays démocratique. » (37) Du coup, on se retrouve avec une analyse du totalitarisme allemand et des théories de Hannah Arendt sur la « banalité du mal » par Liu Yu, une politologue en vue qui exerce à Pékin, mais tout l'art de la réception est de comprendre que lorsque l'on parle des Allemands, on parle peut-être aussi des Chinois. Avec ce texte, on peut citer celui de Xu Jilin, qui emprunte aussi à Arendt à travers la philosophie du japonais Maruyama Masao. Car Maruyama analyse le militarisme et le fascisme japonais de la période 1926-1945 comme automatisation conformiste des attitudes, absence de pensée, dissolution de l'intériorité et de la subjectivité, perte de souci pour les idées ou les valeurs transcendantes auxquelles être fidèle dans l'action en même temps que négligence pour les perpétuelles transformations du devenir qui refusent de croire en une quelconque essence figée. Or, c'est, en même temps la restitution par Xu Jilin d'une analyse-masque qui lui sert d'adresse à ses concitoyens et camarades. Pour le philosophe japonais, masque du philosophe chinois donc, parlant des soldats japonais qui participèrent au massacre de Nankin :

« Au pays, ces hommes étaient tous des citoyens de bas étage. Mais une fois arrivés sur le champ de bataille et devenus soldats de l'armée impériale – une armée associée aux plus hauts honneurs dans le système impérial –, ils se virent soudain élevés à une position privilégiée. Leurs désirs ordinairement réprimés purent se déverser avec violence sur les civils ennemis plus faibles (…). » (102)

Ce qui me paraît essentiel, à la lecture de ce livre, c'est cette articulation entre la critique et la stratégie indirecte, l'existence de la censure et de la dénonciation étant monnaie courante. Si nos universités sont attaquées sous le vocable « islamo-gauchisme » ou « wokisme », ou encore « politiquement correct » ; en Chine, un historien qui cherche à établir des faits est un « nihiliste historique ». Pour s'assurer que personne ne sombre dans ce dangereux nihilisme,

« le PCC peut s'appuyer sur une surveillance à trois pieds : outre celle exercée par les cadres du Parti, la surveillance numérique a fait son entrée dans les universités en 2013, et se double, depuis 2014, de la surveillance exercée par des informateurs recrutés – désormais ouvertement – parmi les étudiants qui sont payés pour dénoncer tout manquement aux règles. » Enfin, last but not least, « ce sont souvent plusieurs caméras, enregistrant aussi bien l'image que le son, qui sont installées dans les salles de classe et les amphithéâtres, permettant ainsi un contrôle panoptique de ses occupants, même s'il arrive que certaines petites salles en soient encore dépourvues. » (23)

Nous qui, à Lundimatin, sommes depuis toujours de dangereux « nihilistes historiques », nous terminerons cette présentation en rappelant que si Penser en résistance en Chine ancienne nous permet de parler de Chinois qui parlent de Japonais qui lisent Hannah Arendt pour parler de la Chine, n'oublions pas que nous sommes des Européens qui parlons des Chinois (qui parlent des Japonais qui lisent Hannah Arendt) pour parler des Européens qui lisent des Chinois qui parlent des Japonais pour se comprendre eux-mêmes.

Et pour finir, un exemple de « nihilisme historique » :

« En Chine, chacun connaît à peu près ces vers de Wen Tianwiang : « Au pays de Qi, le Grand Scribe avait donné sa vie pour l'histoire… » Le poème fait allusion à un historien de l'époque des Royaumes combattants (V°-VI° siècle av. J.-C.), connu pour s'être montré inflexible et ne pas avoir transigé avec la vérité historique. Ce dernier, qui occupait la fonction de Grand Scribe de l'État de Qi, avait justement eu recours au caractère shi [caractère qui veut dire « tuer » mais en un sens injuste et félon, par différence avec zhu qui veut dire « tuer » mais comme pour réparer une injustice] pour consigner dans sa chronique le fait que le conseiller Cui Zhu avait manigancé l'assassinat du duc Zhuang, qu'il était pourtant censé servir, mais qu'il savait avoir eu une liaison secrète avec sa femme. Cui Zhu exigea du Grand Scribe qu'il amendât son texte en supprimant le caractère en question, qui lui collait, il l'avait compris, l'étiquette de régicide ; l'historien s'y refusant, il le fit exécuter. Les deux frères cadets de ce dernier, qui héritèrent l'un après l'autre de la charge de poursuivre l'œuvre de leur aîné, connurent le même sort, lorsqu'ils persistèrent, à leur tour, à maintenir la version initiale du texte de leur défunt frère. Le temps passant, Cui Zhu, de guerre lasse, finit par jeter l'éponge et reconnaître les faits. » (Penser en résistance, cf. Zi Zhongyun, « Réformer la conception traditionnelle de l'histoire en Chine », p. 56).

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Voir les lundisoir précédents :

Vivre sans police - Victor Collet

La fabrique de l'enfance - Sébastien Charbonnier

Ectoplasmes et flashs fascistes - Nathalie Quintane

Dix sports pour trouver l'ouverture - Fred Bozzi

Casus belli, la guerre avant l'État - Christophe Darmangeat

Remplacer nos députés par des rivières ou des autobus - Philippe Descola

« C'est leur monde qui est fou, pas nous » - Un lundisoir sur la Mad Pride et l'antipsychiatrie radicale

Comment devenir fasciste ? la thérapie de conversion de Mark Fortier

Pouvoir et puissance, ou pourquoi refuser de parvenir - Sébastien Charbonnier

10 septembre : un débrief avec Ritchy Thibault et Cultures en lutte

Intelligence artificielle et Techno-fascisme - Frédéric Neyrat

De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis

Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall

Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney

De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein

Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre

Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert

Pour une politique sauvage - Jean Tible

Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili

Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi

Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï

La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste

Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris

Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani

Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel

Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria

Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate

Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel

Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul

Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay

Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes

Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil

Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian

La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine

Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer

Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer

Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique

La division politique - Bernard Aspe

Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens

Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol

Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher

Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent

Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini

Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães

La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau

Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher

Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre

Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke

Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella

Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari

Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore

Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre

De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou

La littérature working class d'Alberto Prunetti

Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët

Feu sur le Printemps des poètes ! (oublier Tesson) avec Charles Pennequin, Camille Escudero, Marc Perrin, Carmen Diez Salvatierra, Laurent Cauwet & Amandine André

Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn

Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole

De nazisme zombie avec Johann Chapoutot

Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022

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Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer

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oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live

Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes

Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes

Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions

Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde

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Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant

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Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]

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Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf

L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel

À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout

Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier

Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot

Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia

La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir

Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi

Terreur et séduction - Contre-insurrection et doctrine de la « guerre révolutionnaire » Entretien avec Jérémy Rubenstein

Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien

La résistance contre EDF au Mexique - Contre la colonisation des terres et l'exploitation des vents, Un lundisoir avec Mario Quintero

Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez

Rêver quand vient la catastrophe, réponses anthropologiques aux crises systémiques. Une discussion avec Nastassja Martin

Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1

Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler

Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski

Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig

Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs

Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou

« Je suis libre... dans le périmètre qu'on m'assigne »
Rencontre avec Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 14 ans

Ouvrir grandes les vannes de la psychiatrie ! Une conversation avec Martine Deyres, réalisatrice de Les Heures heureuses

La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi

Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth

Katchakine x lundisoir

Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel

Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota

Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]

Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet

La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen

La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur

Déserter la justice

Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier

La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost

Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari

L'étrange et folle aventure de nos objets quotidiens avec Jeanne Guien, Gil Bartholeyns et Manuel Charpy

Puissance du féminisme, histoires et transmissions

Fondation Luma : l'art qui cache la forêt

De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l'épuisement quotidien,
un entretien avec Romain Huët

L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff

Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français

Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane

Que faire de la police, avec Serge Quadruppani, Iréné, Pierre Douillard-Lefèvre et des membres du Collectif Matsuda

La révolution cousue main, une rencontre avec Sabrina Calvo à propos de couture, de SF, de disneyland et de son dernier et fabuleux roman Melmoth furieux

LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.

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Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.


[1] Si la notion de loi (fa) dépend d'un imaginaire de la mesure, si elle est algorithme objectif des tarifications pénales et des mérites, face à la prolifération des dissidences, elle s'adjoint des dimensions à la fois mécanique et stratégique (militaire ou cynégétique) – « gâchettes, moyeux et leviers sont devenus les blasons du stratège et du politicien obtenant la victoire non plus par la vaillance ou la force, mais par la machination. » (258). La mesure pose l'objectivité ; le mécanisme, lui, implique la « démultiplication de la puissance agissante » (259). Mobilisant des « montages » (she), comme dans les arbalètes, les barques, les roues, les arcs, les gonds et les chars, l'exercice du pouvoir se fait gâchette (xie), pivots, essieux (shu), ressorts. Le pouvoir (guan) se confond avec le shi, « pouvoir positionnel », « position de force », avantages liés à la topographie qui fonctionne sur le mode du levier, redistribuant, par la position, les rapports de force. Le souverain, par sa position prééminente, renverse son état de minorité face à ses servants. Graziani reprend à Lewis Mumford l'expression, pour désigner l'État légiste, de « super État-machine » (264). Cette conception de la position (shi) on la doit à Shen Dao qui « s'émerveille en songeant à ce que serait l'analogue, pour qui prend place sur le trône, des essieux ou du gouvernail permettant de voyager en barque ou en char au bout du monde tout en restant soi-même immobile et paisiblement assis. » (264) L'idée d'un mécanisme associé à une position offrant au pouvoir un exercice objectif et efficace est symbolisé par l'arbalète. L'arbalète appartient à l'âge des armées de masse. « Le passage de l'arc à l'arbalète dans les luttes armées est une bonne synecdoque du changement qui s'opère, à l'époque des Royaumes combattants, de l'éducation martiale des jeunes patriciens à une pratique de la guerre uniquement préoccupée d'efficacité et de force de frappe. » (269) L'arbalète, par sa gâchette, ji, son mécanisme déclencheur, met en réserve un potentiel de frappe, et peut être utilisée indépendamment de la valeur morale ou charismatique de son détenteur. On a donc une trinité notionnelle de la méga-machine du pouvoir : fa, shi, ji (loi, position, gâchette). « La notion de pouvoir de position (shi) est une simple projection sur la personne du souverain de cette idée, élaborée conjointement à la notion de fa, selon laquelle un dispositif externe doit toujours l'emporter sur le talent inné, les données perceptives ou les capacités cognitives. » (274) Selon Le Jardin des Persuasions, texte de l'époque des Han, la bouche et la langue du souverain deviennent loquet et gâchette : « il suffit de froncer l'œil ou d'esquisser une moue pour sceller le sort d'un dignitaire » (275). Mais cette mécanisation topologique du pouvoir – cette machination – ne suffit pas. Si l'exercice du pouvoir trouve avec lui sa nécessité interne, il s'expose à un « problème majeur » : « la production de sa nécessité externe » (283). Soit : le fait que nul montage (she), nul mécanisme ni outil « n'est en mesure d'assurer automatiquement que seront respectées ou appliquées les lois. » (283). Et c'est là qu'intervient la dimension stratégique et cynégétique du pouvoir et de son imaginaire. Il ne suffit pas de peser, de mesurer, de compter : il faut piéger, attraper, capturer sa population à l'aide de « filets de chasse » et des « chausse-trappes ». Guanzi, ch. 53 : « Les lois et les ordonnances sont comme des cordes de maintien, tandis que les agents de l'État sont les filets suspendus. » Par exemple, chez les Mohistes, Shen Dao, Shang Yang, Maître Guan, le rôle des fa est comparable aux fouets, aux filets de pêche (wang gu), aux lacis et filet (wei gang). Le peuple est « un magma d'énergies sauvages et erratiques » (284), bancs de poisson, essaims d'oiseaux, qu'il faut capturer dans les nasses de l'État. Graziani conclut en disant que « l'arsenal de métaphores cynégétiques et martiales est l'aspect le plus tranchant de l'affûtage notionnel » des Légistes pour « dompter et pacifier » le corps social. « Au compas et au cordeau, à la roue et au levier, s'associent la cravache et le mors, les pièges à lacets, les filets et la colle, les haches, les fouets, les scies et les épées » (287). Un véritable travail d'ingénierie cynégétique.

[3] Un débat historiographique sur la pertinence du concept de Hannah Arendt pour analyser le fascisme allemand (nazisme) a conduit à des réévaluation du concept de Johann Chapoutot (qui parle de « polycratie nazie » sociale-darwinienne), Christian Ingrao, Nicolas Patin à Adam Tooze (The Wages of destruction), Martin Broszat (L'État hitlérien) ou encore David Cesarani (qui nuance Arendt dans sa biographie d'Eichmann).

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24.11.2025 à 12:55

Contre le TAV : « Avons-nous fait assez ? »

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Texte intégral (1174 mots)

Un bilan d'étape. Le bref article qui suit, paru sur le site Volere la luna, traduit par nos soins, a été rédigé par une personne engagée depuis les débuts dans la lutte des No-Tav, ces opposants à la ligne à grande vitesse Lyon Turin qui doit défigurer la vallée de Suse. Leur combat est depuis vingt ans la référence de toutes les luttes de territoires menacés par un grand projet inutile et imposé. On peut ne pas partager le pessimisme apparent de la rédactrice, on peut trouver à ce texte des tonalités attristantes, mais on peut aussi le lire comme une sorte de bilan d'étape : il rappelle l'extraordinaire richesse, l'inventivité sociale, culturelle et politique de ce combat, le courage impressionnant et la joie communicative de ses acteurs. Et il est d'autant moins démobilisateur que son final est un appel à continuer la lutte.

Avons-nous fait assez ? C'est une question qui se glisse dans la mémoire, en un jour de milieu de semaine, de milieu de mois, un mercredi de novembre, quand sur les réseaux circulent des images de l'expropriation d'une maison qui va être abattue d'ici peu pour laisser place au chantier du grand projet. Le 19 novembre 2025, Telt [la société conduisant le projet, NdT] a pris officiellement possession des maisons du hameau San Giuliano (Suse), trois d'entre elles seront abattues pour faire place au chantier de la gare internationale du Tav. Pris à peu de distance, le cliché d'un photographe montre une femme âgée qui cache son visage dans un mouchoir, sans colère, comme si elle éprouvait de la honte pour sa grande douleur. C'était sa maison depuis 1959. Le photographe d'un journal local sent le besoin d'intituler la photo : « Progrès ? »

Avons-nous fait assez pour nous opposer à ce saccage ? En mettant à disposition nos corps, les actions, les pensées, les écrits ? En mettant à disposition une bonne partie de nos vies durant ces trente ans de lutte ? Des kilomètres de pas faits dans des centaines de manifestations. Rencontres, congrès, « presidi » [piquets permanents dans des bâtiments précaires servant de lieux de rassemblement] sous d'épaisses couches de neige ou avec la peau brûlée par le soleil. Voyages à travers toute l'Italie pour rencontrer et se faire connaître. Plaintes en justice, procès. Depuis quelques jours sont prévues des initiatives pour rappeler les journées vécues pour la « Libération de Venaus » ; c'était en 2005, il y a vingt ans [1].

Cette grande participation populaire qui avait permis de courir par milliers dans les prairies, de rompre les scellés et même de faire reculer les troupes d'occupation avait été possible parce que derrière lui, le mouvement avait déjà dix ans de lutte durant lesquelles s'était construite cette participation. Les instruments utilisés avaient été diversifiés. Des habituelles assemblées dans chaque commune, à la participation aux carnavals avec des masques de carton qui rappelaient le monstre Tav qui avance… le bruit du TGV enregistré à Macon et puis diffusé à plein volume au cinéma. La participation à un concours de lese (luges) qui pendant la Fête de Saint Michel descendaient à une vitesse assez dangereuse jusqu'à Sant'Ambrogio : « La lesa est la tradition, le Tav, la destruction ». Textes théâtraux mis en scène, chants, presidi, etc. Années 90 : les réunions à Condove avec le comité Habitat et à Bussoleno avec le comité No Tav. Venait à peine de se terminer (pour une fois victorieusement) la lutte contre la méga ligne Grande-Île-Piosasco mais on n'avait pas eu le temps de la fêter parce qu'un autre front s'ouvrait. C'était en 1986, quand apparaissaient les premières nouvelles sur le grand projet. On peut dire qu'il y avait eu de l'amusement, de la joie, même à faire de la politique.

Il semble aujourd'hui impossible de transmettre cette charge d'histoires, de rencontres, d'amitiés, d'amours, de construction d'une vraie communauté. Restent les souvenirs, forts, précieux. Avons-nous fait assez ? Qu'est-ce qu'on peut encore faire ? Avec le temps, par chance, est en train de se faire un passage de témoins tandis que l'un après l'autre, les acteurs d'alors s'en vont. Beaucoup des jeunes qui sont en train de reprendre le flambeau et de développer l'opposition n'étaient pas nés. Les jeunes qui sont en train d'organiser le vingtième anniversaire de Venaus, avaient alors 10-11 ans. Peu connaissent les noms des personnes qui avaient posé les bases : les techniciens, les premiers élus, le président de l'Union montagnarde, le premier avocat qui s'est occupé de la Tav.

Ce sont des phases différentes et peut-être est-il inutile de regarder en arrière mais il faut avancer avec de nouvelles idées.

Chiara Sasso
Traduction : Serge Quadruppani


[1] Le 8 décembre 2025, policiers et carabiniers évacuent le « presidio » de Venaus, village de la vallée où devait déboucher le tunnel du Tav. Deux jours plus, des dizaines de milliers de manifestants réussissent à les chasser. A la suite de cette manif de ré-occupation, le mouvement remporta une première grande victoire, puisque ce chantier-là fut abandonné. Depuis, le lieu de ce presidio a été préempté par la mairie et est devenu un espace culturel où se tient chaque année le festival de l'Alta Felicità (du « Grand Bonheur », par opposition à l'Alta Velocità, la « grande vitesse » )

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24.11.2025 à 12:55

« Aux rendez-vous de la morale bourgeoise » : Violette Nozière

dev

Sur Violette Nozières, opuscule surréaliste

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (1667 mots)

En 1933, la France est secouée par l'affaire Violette Nozière : une jeune femme a tué son père qu'elle accuse d'inceste. Alors qu'elle est présentée comme un monstre, les surréalistes publient un libelle prenant sa défense et attaquant la société bourgeoise.

Le 28 août 1933, une jeune fille de 18 ans – mineure donc à l'époque – est arrêtée pour avoir empoisonné son père et tenté de tuer sa mère. C'est le début de l'affaire Violette Nozière. Ce fait divers, à l'heure où se déploie une nouvelle génération de journaux et de magazines qui s'appuient davantage sur la photo, va défrayer la chronique en raison des enjeux qu'il recèle. D'une part, le parricide constitue le crime le plus élevé dans le code pénal. D'autre part, à travers la figure de Violette Nozière, s'ouvre le procès d'une jeunesse (prétendument) frivole qui a succédé à la génération patriotique des tranchées. De plus, celle que les journalistes qualifieront de « monstre en jupons » transgresse, les normes de genre. Enfin, au cours de son interrogatoire, Violette Nozière accuse son père d'inceste [1].

Tout autant sinon plus que le parricide, c'est d'ailleurs cette « ignoble » accusation (selon la presse) qui fait s'écrouler toute l'institution morale et symbolique du père, qui lui est reprochée. De toute façon, on ne la croit pas et elle sera condamnée à la peine de mort, avant d'être graciée. Le procès de Violette Nozière est ainsi un marqueur du tabou et du déni de l'inceste, ainsi que de l'ensilencement des victimes [2].

« Fille de ce siècle en peau de cadenas »

Parmi les rares personnes qui la croient et, plus encore, la soutiennent, figurent les surréalistes.

Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
L'éperdu
(…)
Mots couverts comme une agonie sur la mousse
(André Breton)

Fin 1933, ils publient une brochure, composée de huit poèmes et d'autant d'illustrations, qui bouscule quelque peu l'image convenue du surréalisme. Elle cristallise ainsi la collaboration des groupes français et belge autour de poèmes « de circonstance », dans un contexte marqué par la montée du fascisme et – à la mesure de la polarisation politique et du début de reconnaissance du mouvement –, des tensions au sein du groupe français (entraînant bientôt l'exclusion de Dali). C'est cette brochure que les éditions Prairial ont eu la bonne idée de republier, avec un poème inédit de René Crevel et une éclairante postface de Diane Scott.

En couverture, une photo de Man Ray : un N brisé – première lettre du nom paternel, Nozière – sur un lit de violettes. D'emblée, les surréalistes ont compris de quoi il s'agissait : la défense de l'ordre moral et familial dont le père, « chef de famille » selon le code civil, représente le principal pilier. Dans une sorte de complainte criminelle détournée, ils vont prendre le contre-pied des gages de moralité mis en avant par les « bons Français » – la modestie du foyer familial besogneux ; la profession du père, mécanicien de trains présidentiels ; la droiture de la mère qui défend la mémoire de son défunt mari contre les accusations de sa fille (elle ira jusqu'à se porter partie civile dans le procès) – et légitimer « l'indocilité » de Violette Nozière qui ne se plie pas à ce qui est attendue d'une jeune fille des années 1930.

Elle a de nombreux amants y compris – comble d'ignominie – étrangers et Noirs, se prostitue occasionnellement, est atteinte de syphilis et cherche à échapper au cadre étriqué de sa famille et de sa classe sociale. Les surréalistes dénoncent l'hypocrisie d'une société bourgeoise qui exploite la sexualité tout en la niant et en la censurant ; une société masculine (on ne disait pas encore « machiste ») [3] :

Étudiants vieillards journalistes pourris faux
révolutionnaires prêtres juges
Avocats branlants
(André Breton)

Et plusieurs des poèmes dénoncent la lâcheté et la complicité des amants que fréquente Violette Nozière et qui, auprès de certains, avait fait part de sa détresse.

Alors que les juges et la presse évitent le terme d'« inceste », emploient une série de périphrases pour y faire référence, tout en renvoyant les dires de Violette Nozière à une manie de mythomane ou à une stratégie de défense, les surréalistes affirment la croire et voient dans le refus de l'écouter et de l'entendre, le socle d'un mensonge qui trouve dans l'autorité du père sa colonne vertébrale. Un mensonge qui s'étend de l'école à la famille, de la publicité à la sexualité, à toute la société marchande.

et toujours ces mêmes mensonges dans les catalogues
des grands magasins
mode d'hiver fournitures scolaires lingerie
(René Crevel)

Éluard devait noter dans une formule sanglante la signification offensive du geste de Violette Nozière aux yeux des surréalistes :

Violette a rêvé de défaire
A défait
L'affreux nœud de serpents des liens du sang

Nombre d'illustrations de la brochure montrent une femme nue, sans visage ou aux yeux fermés, où s'affirme une sensualité, mais une sensualité entravée ou confrontée à quelque chose de sourd et de menaçant. Le dessin de Victor Brauner est l'un des plus chargés et des plus beaux. Une femme nue, debout, sans visage et au corps démesurément agrandi, se tient devant un mur où sont dessinées des cases remplies de symboles. D'abords abstraits et géométriques – même si on peut y deviner le schéma médical d'un sexe d'homme –, ils évoluent et se muent en allégories de l'autorité masculine d'où émergent la violence : moustaches, chapeaux, couvre-chef et képi militaires, hache, scie. Puis le blanc et le vide, comme un silence aveuglant - annonce et impunité de prochaines violences ?

Aussi limitée et située que soit cette brochure – tous les signataires sont des hommes [4] –, elle n'en donnait pas moins à voir l'ordre moral, genré, familial et social que l'attitude de Violette Nozière avait transgressé et que le surréalisme entendait faire voler en éclats. Pour conclure, laissons la parole à Benjamin Péret :

Violette
qui rentrait ensuite étudier
entre le mécanicien de malheur
et la mère méditant sa vengeance
ses leçons pour le lendemain
où l'on vantait la sainteté de la famille
la bonté du père et la douceur de la mère

(…)

Plus tard ce sera sur les boulevards
à Montmartre rue de la Chaussée-d'Antin
que tu fuiras ce père
dans les chambres d'hôtels qui sont les grandes gares
de l'amour
Au croupier au nègre à tous tu demanderas de te faire oublier
le papa le petit papa qui violait.

Frédéric Thomas


[1] Lire Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente, Paris, Champ Vallon, 2017.

[2] Il faudra attendre, en France, la seconde moitié des années 1980 pour que la parole des victimes commence à être entendue. Reste que l'affreuse banalité du viol et de l'inceste continue de faire l'objet d'un déni.

[3] Les policiers, les avocats, les juges, le jury (et en grande partie les journalistes) qui statuent sur le sort de Violette Nozière sont des hommes.

[4] Dans la postface, Diane Scott note à juste titre que Violette Nozière incarne « une contre-muse un peu abstraite ».

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24.11.2025 à 09:53

Pesticides : inspection et bloquage du site industriel de BASF à Saint-Aubin-lès-Elbeuf

dev

Un film des Soulèvements de la terre

- 24 novembre / , ,
Lire + (405 mots)

Le 17 novembre 2025, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf (Seine-Maritime), 500 personnes et des tracteurs convergeaient vers le site industriel de BASF, un des quatre premiers producteurs de pesticides mondiaux, en vue d'une inspection et d'une mise à l'arrêt.
Ce lundi sort un court-métrage, « Bloquer BASF », qui retrace de l'intérieur une mobilisation qui en appelle d'autres partout dans le pays.

Quatre mois après les deux millions de signatures contre la loi Duplomb, une coalition inédite de paysannes, riveraines, malades, médecins, scientifiques a décidé d'entrer ensemble en action pour stopper la production des pesticides.

« Bloquer BASF » montre comment s'introduire dans un site Seveso seuil haut quitte à en arracher la grille, puis le bloquer et l'inspecter. On y entend les témoignages bouleversants de victimes de l'agrochimie dans l'hexagone et une dénonciation en acte du colonialisme chimique dont ce site est emblématique.

Deux semaines après les révélations sur Sainte-Soline, on y constate que la police française en est arrivée à un tel niveau d'indignité que ses hommes sont prêts à frapper à terre des personnes malades qui pourraient être leurs grand-mères. Et pourtant, pour Gilles, Gisèle, José, Michel, Jean-Claude et leurs amies, quand on a 70 ans et que l'on a été systématiquement intoxiqué, il n'est désormais plus question de reculer pour mettre fin à cette industrie criminelle. Illes appellent les jeunes générations à sauver les corps et les terres et à les accompagner !

Dans la continuité de cette action, les Soulèvements de la terre ont sorti une cartographie de tous les sites liés à la production de pesticides en France visible ici.

L'action de blocage du site de Saint-Aubin-lès-Elbeuf était menée à l'appel de la Confédération paysanne, du Collectif de Soutien aux Victimes des Pesticides de l'Ouest (CSVP0), de Cancer Colère, des Faucheurs Volontaires, et des Soulèvements de la terre, avec le soutien des Amis de la Terre Rouen et de la Via Campesina.

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