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11.11.2025 à 17:20

Loading rooms de Justine Lextrait

dev

« Nous sommes x dans ma chambre. » En librairie à partir du 14 novembre

- 10 novembre / , ,
Texte intégral (543 mots)

Et voici le 4e livre que nous publions en cette rentrée avec les éditions lundimatin. Si vous habitez Paris, une lecture chorale aura lieu samedi 15 à partir de 18h à la librairie Centrale (161 rue Saint-Martin). Dans toutes les bonnes librairies à partir du 14 novembre, vous pouvez aussi le commander directement auprès de lundimatin sur notre page livres.

« Nous sommes x dans ma chambre. » C'est ainsi que Justine Lextrait nous introduit dans chacun des 200 fragments qui composent Loading rooms. Alors que les images pornographiques saturent nos imaginaires autant que la bande passante mondiale, c'est à partir d'une expérimentation littéraire du camsex que l'autrice nous entraîne dans l'envers du décor — de l'autre côté de l'écran, donc, mais aussi hors de la sexualité standardisée, à travers le bricolage foutraque et désordonné d'autres formes de sensualité.

Derrière une porte, entre quatre murs, la chambre, cet espace consacré de l'intime, du dedans, du privé, voit ses attributs un à un défaits. La caméra devient cet oeilleton à travers lequel se catalyse et se ramasse le réel. Dans la chambre, tout est possible. Le « je » se dissout à force de proliférer, les gestes se brouillent autant que les sujets. Que nous reste-t-il d'intime dans un monde où l'intimité elle-même a été encodée ? De quoi faudrait-il encore être privé ?

Loading rooms assume une forme instable et saccadée. La chambre devient tour à tour scène, loge ou champ de foire, on y discute d'argent et de sentiments, de sexe, de météo, d'une paire de bottes et de tout le reste. L'écriture est cruelle, drôle, distordue mais toujours limpide.

Ce dont la chambre se charge, c'est de l'expérience intérieure et collective. Quand la réalité n'est plus que le miroir douteux du virtuel, reste un écart où la présence et l'absence vacillent. Loading Rooms est un corps-à-corps entre les mots, les imaginaires et l'époque.

Justine Lextrait écrit, étudie, dessine, édite des textes, découpe des trucs, déménage. Sa date de naissance est le 3 juillet 1996. Loading rooms est son premier livre.

160 pages | 16 euros | 978-2-494355-09-5
Diffusion Hobo | Distribution Makassar

Extrait

Vous pouvez télécharger cet extrait en format PDF en cliquant ici.

Ou bien le consulter en ligne ci-dessous :

Loading Rooms - Justine Lextrait (Extrait) by lundimatin

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11.11.2025 à 17:08

« Lui, si je le chope, je le tue »

dev

Sainte-Soline : Flashback et contre-champs

- 10 novembre / , ,
Texte intégral (1255 mots)

Le 25 mars 2023 à Sainte-Soline, l'État a démontré tout ce dont il est capable pour défendre un trou. 1500 gendarmes, plus de 5000 grenades en tous genres, des centaines de blessés et un ministre de l'Intérieur qui annonce la veille que les images de violences vont être terribles. Nous pensions avoir tout lu, tout vu et tout dit sur l'évènement jusqu'à ce que Mediapart et Libération rendent publics cette semaine les enregistrements des caméras embarquées sur les forces de l'ordre. Force est de constater que ce contre-camps manquait pour comprendre ce qui s'est passé ce jour-là. On entend souvent à gauche la compassion des bonnes âmes qui imaginent des forces de l'ordre épuisées qui obéissent aux ordres malgré elles, parfois dérapent mais dans le fond servent la République et le peuple [1]. Ils en sont pour leurs frais. Dans cet article, Meadows reprend ses souvenirs de cette journée en les éclairants des éructations enthousiastes et joyeuses de ceux qui ont mutilés pour préserver l'ordre et le trou.

Ce 25 mars 2023 nous étions des mille et des mille. Là, les pieds dans les champs, nous sommes des « ravagés », des « pue la pisse », des « résidus de capotes ». Mais déterminés, pacifistes dans l'âme pour la très très grande majorité d'entre nous. Nous ne sommes pas belliqueux. La violence ne coule pas dans nos corps.

Face à nous, encore à quelques centaines de mètres, un trou démesuré et inutile fait face au ciel. Il est là comme une bavure sur une toile. Déjà les premières grenades fumigènes. Déjà l'un, l'une d'entre nous est littéralement fauché(e) par un de ces projectiles porteur d'une possible létalité. Le ton est donné par les FDO. Déjà le « t'en crève deux trois » accompagne l'objet volant identifié. Déjà nous comprenons que chacun, chacune, doit veiller sur son binôme, sur son groupe. Nous sommes des quatre coins de la France et même d'ailleurs. De simples citoyen(e)s soucieux et conscients des lendemains possibles si nous restons immobiles et insouciants sur la Terre qui se désole.

La fumée des lacrymos ne tue pas le Care. L'attention à l'autre. Nous ne savons pas et n'imaginons pas qu'en face c'est la haine qui appuie sur la gâchette des armes létales. Nous n'imaginons pas les « tu en crèves deux ou trois... ».

La haine n'est pas notre énergie. Elle ne nous porte pas. Nous sommes là pour l'eau. Pour ce commun vital. La haine ne nourrit pas nos muscles. Même pour les FDO qui se lâchent, éructe « des merdes comme ça, il faut les brûler » la haine ne se faufile pas dans nos pensées. Nous ne savons pas que le danger est face à nous. Nous ne savons pas que dans ce temps enveloppé de fumée, de détonations, de « médic, médic, médic » qu'il est possible qu'à cet instant l'un, l'une d'entre nous meurt.

« Tendu, tendu, tendu ! » constitue la gamme des FDO. Des gradés jouent cette mauvaise partition de la « violence légitime ».

Au fil des minutes qui s'écoulent comme les larmes lacrymées sur nos visages, des corps se plient, touchent le sol et crient la douleur. Ici du sang s'écoule d'un crâne, là un pied est éclaté comme un fruit trop mûre, plus loin un visage éclate, le maxillaire inférieur pendant...Pourtant même à ces instants, même si nous avons compris que le mot d'ordre des FDO est l'arrêt de nos élans via 5000 grenades, nous n'entendons pas les sommations, le « ça m'a traversé l'esprit de sortir mon pétard ».

C'est un temps dystopique. Une sale découverte réelle et non littéraire. Un temps de destruction autorisée et légitimée par l'État de « droit ». La violence n'est pas de notre côté. Nous ne la voulons pas et nous n'en n'avons pas les moyens. Même les quelques dizaines de manifestants de noir vêtus sont des petits « soldats de plombs » portés par l'illusion fausse que l'affrontement physique peut faire basculer le rapport de force. Iels se trompent.

Nous sommes peu de chose face à cette haine armée, caparaçonnée, robocopée. Nous n'avons pas saisi à ces instants que face à nous la testostérone est gonflée et légitimée par le Pouvoir. Pour les FDO le mandat est clair. Faire couler dans les veines policières la violence. Allez y, vous pouvez. Balancez les lacrymos, les GM2L, les désencerclantes … Vous êtes l'ETAT.

Ce jour là la dystopie c'est installée. Ce jour là, un représentant de l'État, un représentant de l'Ordre Républicain, un homme, a dit « Faut qu'on les TUE ».

C est 2 ans et demi plus tard que nous apprenons les mots, les injures, les menaces verbales qui ont été tenue par des membres des FDO. Que nous comprenons que cela a eu lieu face à nous, que cela a été encouragé par des gradés. Dans l'impunité totale.

Nous ne savions pas que ce 23 mars de nuages lacrymos porté ces mots, ces syllabes, ces phrases constituées sciemment pour faire mal.

Les découvrir, les entendre, rouvre la plaie, réveille la cicatrice. Mais éclaire après coup. Après plusieurs écoute je me dis « Nous en étions là », puis « Nous en sommes là ». La dystopie est devenue réalité. Une réalité où se profile la possibilité d'un État totalitaire et policier.

L'ombre de l'Extrême droite au pouvoir en 2027 plane.

Alors ces hommes lobotomisés, armés, dénués d'altérité, d'humanité, de conscience, totalement désinhibés dans leurs élans de violence pourront passer des mots à l'acte « Faut qu'on les TUE ».

Est-ce cela que nous voulons ? Un monde surchauffé, sec, où la conscience de l'autre a disparu, où le temps est borné par une liberté de manifester disparue ? Demain si nous n'y prenons pas garde ces représentants de l'Ordre, sensés garantir également notre protection, seront des milices au service de l'extrême droite.

Meadows


[1] À propos de cette contradiction dans les termes, nous renvoyons volontiers vers cet article : Pourquoi les flics sont-ils tous des bâtards ?

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11.11.2025 à 16:34

Les impasses de la pensée critique occidentale

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Texte intégral (8852 mots)

Prenant la suite de Pourquoi la guerre ? et Les conditions politiques d'un nouvel ordre mondial, ce troisième texte d'une série de quatre, a été écrit après la publication de trois livres sur la guerre (« Guerre ou révolution » - 2023, « Guerre et monnaie » - 2023 et « Guerre civile mondiale ? » -2024). Il s'agit ici de clarifier un certain nombre de concepts, notamment ceux d'impérialisme, de monopole et de guerre, traités rapidement dans ces trois volumes sous la pression de l'actualité.

« En ce moment, la possibilité d'une troisième guerre mondiale est discutée dans le monde entier. Nous devons nous préparer psychologiquement à cette éventualité et l'envisager de manière analytique. Nous sommes résolument pour la paix et contre la guerre. Mais si les impérialistes insistent pour déclencher une nouvelle guerre, nous ne devons pas en avoir peur. Notre attitude face à ce problème est la même que face à tous les désordres : premièrement, nous sommes contre, deuxièmement, nous n'avons pas peur. La Première Guerre mondiale a été suivie de la naissance de l'Union soviétique, avec une population de 200 millions d'habitants. La deuxième guerre mondiale a été suivie de la formation du camp socialiste, avec une population de 900 millions d'habitants. Il est certain que si les impérialistes persistent à déclencher une troisième guerre mondiale, des centaines de millions de personnes passeront du côté du socialisme et il ne restera plus beaucoup de place sur terre pour les impérialistes ; il est même possible que le système impérialiste s'effondre complètement ».
Mao Zedong, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, Quotidien du peuple, 19 juin 1957

« On peut juger du manque de tact que montre le Rabotchéïé Diélo [1] lorsqu'il sort d'un air triomphant cette définition de Marx : 'Tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu'une douzaine de programmes.' Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d'un cortège funèbre : “Je vous souhaite d'en avoir toujours à porter !
Lénine, Que faire ?, 1902

Cette déclaration de Mao semble avoir été écrite pour notre époque. Mais nous ne sommes psychologiquement pas du tout préparés à la réalité de la guerre, et encore moins à considérer de façon analytique ses causes, ses raisons et les possibilités qu'elle ouvre. Les affects et les concepts pour le faire nous manquent. La pensée critique occidentale (Foucault, Negri-Hardt, Agamben, Esposito, Rancière, Deleuze et Guattari, Badiou, pour ne citer que les plus significatifs) nous a désarmés, nous laissant sans défense face à l'affrontement des classes et à la guerre entre États, qu'elle n'a pas su anticiper parce qu'elle n'a pas construit les concepts et les affects, ni pour les analyser, ni, encore moins, pour y intervenir. La « débandade théorique » produite au cours des cinquante dernières années est grande. Il ne s'agit pas de surestimer la théorie, mais sans elle « il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire ».

Il est très difficile dans un article de développer une critique d'ensemble de l'échec d'un projet qui se voulait un dépassement des limites du marxisme. Nous nous contenterons d'analyser les dommages profonds produits par l'absence de trois mots clés, impérialisme, monopole et guerre, dont la suppression nous empêche de comprendre ce que sont devenus le capital, l'État, leurs relations et l'action politique. [2]

Impérialisme

Le concept d'impérialisme a été pratiquement évacué de toutes ces théories, de manière plus ou moins explicite. Negri et Hardt, au tournant du millénaire, se sont bien engagés à donner une consistance théorique à cette suppression, en décrétant : « L'impérialisme est terminé. Aucune nation ne sera un leader mondial comme l'ont été les nations européennes modernes. Ni les États-Unis ni aucun État-nation ne constitue actuellement le centre d'un projet impérialiste ».

L'« Empire » s'impose comme une alternative à la souveraineté moderne, en dessinant un nouvel ordre mondial qui fait sauter la relation centre-périphérie à partir de laquelle le capitalisme était né et s'était développé. S'il n'y a plus de centre, il n'y a plus de périphérie non plus, « les divisions entre premier, deuxième et troisième monde deviennent floues ».

Dans la nouvelle souveraineté supranationale, « les conflits et les rivalités entre les différentes puissances impérialistes ont été remplacés à bien des égards par l'idée d'une puissance unique qui les domine toutes, les organise en une structure unitaire » et par un droit commun « post-impérialiste et post-colonial ». Le « déclin définitif de l'État-nation » mettrait fin à « l'ère des grands conflits (...) L'histoire des guerres impérialistes, inter-impérialistes et anti-impérialistes est terminée » Une gouvernance mondiale et supra-étatique apporte avec elle la « paix », de sorte que les guerres sont réduites à de simples opérations de police. On retrouve une idée semblable chez Deleuze et Guattari, pour qui la guerre mondiale entre États aurait produit une machine globale dont les États sont aujourd'hui une partie subordonnée. Là encore, le résultat est la « paix absolue de la survie ». Ni pour les uns, ni pour les autres, la paix n'est le contraire de la guerre, c'est une paix terrible, une paix « sécuritaire » imposée par la machine globale, mais la « guerre civile mondiale » de Schmitt et Arendt n'est plus d'actualité.

« L'expansion impériale n'a rien à voir avec l'impérialisme, ni avec l'initiative des formes étatiques vouées à la conquête, au pillage, au génocide, à la colonisation et à l'esclavage. Contre cet impérialisme, l'Empire étend et consolide le modèle du réseau de pouvoirs » qui sera décrit, dans sa multiplicité horizontale (ontologie plate, pour reprendre un terme à la mode il y a quelques années) par la théorie du « biopouvoir » et de la « société de contrôle ».

Les États-Unis ne sont ni la puissance mondiale hégémonique sur le marché mondial, ni une vieille force impérialiste. Au contraire, ils auront pour tâche de conduire le monde vers ce nouveau système au-dessus des États qui intègre les différences au lieu de les exclure, car la constitution américaine est déjà impériale, « fondée sur l'exode, sur des valeurs affirmatives et non dialectiques, sur le pluralisme et la liberté ».

Le marché mondial est construit à partir d'un « régime monétaire universel », dans lequel toutes les monnaies nationales « tendent à perdre tout titre de souveraineté ». La monnaie « est l'arbitre impérial, mais ne possède aucune localisation précise, aucun statut transcendant », ce qui signifie que l'Empire annule le pouvoir du dollar.

La Multitude est l'autre visage de l'Empire, composée par le prolétariat contemporain, devenu « autonome et indépendant ». « La coopération sociale n'est plus le résultat de l'investissement capitaliste, mais le patrimoine du pouvoir autonome » de la Multitude. « C'est nous les maîtres du monde », car la Multitude, « par son propre travail, produit et reproduit de façon autonome l'ensemble du monde de la vie ».

Pour Machiavel, le projet de construire une nouvelle société par le bas nécessite des « armes » et de « l'argent ». « Spinoza répond : mais ne les possédons-nous pas déjà ? Les armes dont nous avons besoin ne sont-elles pas déjà au pouvoir de la puissance créatrice et prophétique de la Multitude, de sa productivité ? »

La critique de ces concepts a déjà été faite par la réalité de l'impérialisme, du génocide, des monopoles financiarisés, de la guerre et des guerres civiles ; par l'impuissance des nouveaux mouvements qui, sans « armes » « argent » et « autonomie », perdent un à un tous, mais vraiment tous, les droits sociaux et politiques conquis en deux siècles de luttes et de révolutions ; la multiplicité des mouvements se révèle aphasique, incohérente, désorientée du fait du déclenchement de la guerre, une éventualité non envisagée dans leurs théories et leurs programmes.

Le point de vue d'un marxiste du Sud, pour qui « l'impérialisme est une étape permanente du capitalisme », est peut-être plus intéressant que la critique. Partant de la continuité séculaire de la « dépossession » des périphéries par le centre, Samir Amin, dès 1978, anticipe de manière surprenante le développement de la situation politique actuelle. Après 1945, la configuration de l'impérialisme change profondément. Un « impérialisme collectif » s'installe, comprenant les États-Unis, l'Europe et le Japon, animé par une coopération/compétition hiérarchique au centre de laquelle se trouvent les États-Unis. L'impérialisme collectif ne développe plus de conflits inter-impérialistes entre les États du Nord, mais est au contraire en guerre permanente avec le Sud, parce que le « développement du sous-développement », le « lumpen-développement » imposé aux pays du Sud, est encore et toujours une condition de l'accumulation du Nord. Dans le capitalisme mondial, l'espace ne peut jamais être « lisse », il est toujours nécessairement polarisé.

Prévoyance d'un marxisme non occidental : non seulement la guerre au Sud est devenue une réalité, mais l'Europe et le Japon se sont docilement transformés en colonies à part entière et leurs économies ont été mises à genoux par l'allié américain. La faillite des États-Unis est sauvée par leur pillage garanti par le monopole public de la monnaie, le dollar, et les monopoles privés des fonds d'investissement qui les dépossèdent de leurs richesses et de leur épargne pour financer l'énorme déficit de l'« American way of life ».

La théorie de l'impérialisme collectif se perfectionne au fil des événements, et après la chute du mur de Berlin, elle annonce, prédiction également confirmée, que l'impérialisme américain a défini les principaux ennemis de sa volonté farouche d'hégémonie unilatérale : d'abord la Russie [3], ensuite la Chine et enfin l'Europe. Alors que cette dernière ne poursuit aucune stratégie autonome, le Sud a été renforcé par la mondialisation lancée par les États-Unis et, à son tour, étend sa force politico/économique (Chine) et politique/territoriale (Turquie, Russie) en concurrençant l'impérialisme collectif.

Clairvoyance d'un marxisme non occidental : non seulement la guerre au Sud est devenue une réalité, mais l'Europe et le Japon se sont docilement transformés en colonies dont les économies ont été mises à genoux par l'allié américain. La faillite des États-Unis est sauvée par leur pillage garanti par le monopole public de la monnaie, le dollar, et par les monopoles privés des fonds d'investissement qui les dépossèdent de leurs richesses et de leur épargne pour financer l'énorme déficit de l' « American way of life ».

La théorie de l'impérialisme collectif repose sur une autre hypothèse stratégique, problématique mais qui mérite d'être discutée : la contradiction principale se situe entre un centre et une périphérie de plus en plus réduite. La hiérarchie impérialiste, au lieu de disparaître dans la confusion entre premier, deuxième et troisième monde, se polarise radicalement à l'initiative du centre. Cette hypothèse semble également se confirmer : confrontation économico-politique entre le G7 et les BRICS, confrontation militaire contre le prolétariat du Sud, illustrée par le génocide palestinien. Les points de confrontation se situent tous entre l'OTAN, les Etats-Unis et Israël et ce que le centre considère comme l'ennemi (la Russie, le prolétariat musulman, la Chine), du moins jusqu'au changement de présidence actuel.

Samir Amin estime que le terme d' « Empire » produit une identification regrettable entre impérialisme et colonialisme, qui induit en erreur Negri et Hardt, pour lesquels la fin du second déterminerait la fin du premier. L'économiste franco-égyptien affirme de manière provocatrice que la Suisse est un pays impérialiste parce qu'elle participe au « développement du sous-développement », véritable définition de l'impérialisme, même sans avoir une seule colonie.

Monopole

Deleuze et Guattari ne se contentent pas de rejeter le concept d'impérialisme, ils suppriment une autre catégorie fondamentale de l'œuvre de Samir Amin, pourtant largement utilisé, le monopole. Ils semblent ignorer l'enseignement de Fernand Braudel, selon lequel le capitalisme a toujours été dominé par les monopoles, depuis qu'il était un monopole mercantile. Le processus de centralisation n'a fait que s'intensifier, s'accélérant encore depuis les années 1970, atteignant un paroxysme inattendu dans ses dimensions (financières et non plus industrielles) dans ces mêmes années.

A lire Foucault, Deleuze et Guattari, Negri, etc., il semble qu'après 68, le processus de centralisation ait été stoppé, voire inversé. L'accent est mis sur l'horizontalité du pouvoir, sur sa dispersion et sa diffusion locale, micropolitique : pour Deleuze, « le capitalisme du XIXe siècle est pour la concentration » alors qu'il est aujourd'hui « essentiellement dispersif » Les dispositifs de l'école, de l'hôpital, de l'usine, qui étaient fermés, se sont ouverts, dessinant un « espace lisse » qui est le pendant interne de l'espace lisse du marché mondial. Ils ne convergent plus vers un « propriétaire, État ou puissance privée ». Le « pouvoir a pour caractéristique l'immanence de son champ, sans unification transcendante, sans centralisation globale ».

Mais c'est certainement Foucault qui efface radicalement, dans ses cours « Naissance de la biopolitique », les processus de centralisation capitaliste, d'unification transcendante, de centralisation globale, « coupant la tête du roi » et produisant ainsi un contre-sens politique radical et néfaste.

Les catégories de biopouvoir et de société de contrôle voudraient introduire une nouvelle conception du pouvoir, capable de critiquer toutes les formes de souveraineté, d' « excès de pouvoir ». La gouvernementalité biopolitique a pour science de son exercice l'économie politique, que Foucault définit comme une « discipline athée, sans Dieu, sans totalité, sans Souverain ». Elle manifesterait « non seulement la futilité, mais l'impossibilité d'un point de vue souverain », et affirmerait l'existence d'une « multiplicité non totalisable ». Le souverain est éliminé par l'organisation du marché qui forme les prix sans l'intervention d'aucune autorité, mais uniquement par l'impersonnalité de la concurrence.

Il n'est pas important de savoir si Foucault avait des sympathies pour le libéralisme, mais d'être conscients que la conception du fonctionnement de l'économie basée sur le marché et la concurrence comme dispositif impersonnel capable de déterminer les prix en court-circuitant toute concentration monopolistique du pouvoir, est cohérente avec sa vision du pouvoir.

La théorie de la biopolitique et de la société de contrôle (catégories complètement assumées par Negri et Hardt), ne voient que le mouvement de la diffusion horizontale, micropolitique, de l'accumulation du profit et du pouvoir, et ne saisissent pas l'autre dynamique, celle, centralisatrice, qui commande, décide et organise la dispersion horizontale des rapports de domination et d'exploitation. La diffusion est au service du monopole. Les deux mouvements ont toujours existé ensemble, Marx les décrit déjà dans son 18 Brumaire, mais c'est la centralisation qui exerce le pouvoir et le commandement sur la décentralisation. La guerre est un puissant instrument de vérité, parce qu'elle nous fait toucher du doigt la dynamique que la pensée critique a écartée.

Samir Amin insiste sur le changement dans la continuité. De même que l'impérialisme a une nouvelle configuration, de même, à partir de 1973-1975, le monopole, décrit par Baran et Sweezy a changé. À cet égard, il parle de « monopole généralisé », car tous les éléments productifs diffusés sur le territoire et la planète sont commandés et capturés par les monopoles. Il n'y a plus de place pour la moindre entreprise autonome et indépendante. Prenons l'exemple de l'agriculture : les agriculteurs « indépendants » sont en fait dépendants des monopoles en aval et en amont de leur production. En amont, ils dépendent des monopoles pour les semences, le crédit, le type de production, etc. En aval, la vente du produit est entre les mains des monopoles de la grande distribution qui décident des prix. Contrairement à ce que croit la biopolitique, le marché ne fait pas les prix de manière immanente. Pour chaque secteur - énergie, alimentation, actifs financiers, etc. - ils sont fixés par un petit nombre d'entreprises qui, tout de suite après la pandémie, ont déclenché une inflation des profits à l'échelle mondiale. Les prix ne sont pas fonction de « l'offre et de la demande », mais de la spéculation pour la rente (voir le « marché » du gaz d'Amsterdam, où opère la spéculation des dérivés, qui, le 26 août 2022, a multipliés le prix par dix le face à des changements minimes de la demande réelle).

Samir Amin reconstruit ainsi une nouvelle étape dans le développement de la centralisation de la production. Mais depuis la crise de 2008, une nouvelle centralisation monopolistique inimaginable pour le monopole industriel s'est développée. Un très petit nombre de fonds de pension et d'investissement, qui collectent l'épargne américaine, européenne et mondiale et l'investissent dans la dette américaine ou dans des actifs financiers (également américains), détiennent la somme astronomique de 55 000 milliards de dollars, masse dont nous verrons bientôt le sens et le fonctionnement.

Alors que le pouvoir souverain exerce le droit de « faire mourir et laisser vivre », l'éviction du souverain ouvre, selon Foucault, sur une gestion positive du pouvoir qui exerce un nouveau droit, celui de « faire vivre et laisser mourir », une technique de « gestion de la vie » capable de la faire « proliférer ». Cette nouvelle dimension du pouvoir nous fait dans un certain sens sortir du capitalisme, du moins des effets qu'il produisait au XIXe siècle. Notre problème ne serait plus la production du profit qui crée simultanément la richesse de quelques-uns et la misère du plus grand nombre. Aujourd'hui, plus que le profit, le problème est le « trop de pouvoir » exercé sur les corps, l'excès de domination sur la subjectivité. Ce contre quoi nous devons nous défendre, « ce sont les effets du pouvoir en tant que tel. Par exemple, le reproche fait à la profession médicale n'est pas principalement d'être une entreprise à but lucratif, mais d'exercer un pouvoir incontrôlé sur le corps des gens, leur santé, leur vie et leur mort ».

C'est précisément à partir de la médecine en tant qu'action biopolitique par excellence que l'on peut constater l'inadéquation des nouvelles catégories du philosophe français. Récemment, Luigi Mangione a abattu Brian Thompson, PDG de UnitedHealthcare (UHC), remettant au centre du débat l'assurance privée, cheval de bataille contre l'État-providence ( porté en France, par un proche collaborateur de Foucault, François Ewald). Le biopouvoir, en prenant en charge les forces de vie, viserait à « les faire croître et à les ordonner, au lieu de se consacrer à les bloquer, à les faire plier ou à les détruire ». Au lieu de cela, aux États-Unis, les compagnies d'assurance maladie ont pour seul et unique objectif le profit qu'elles réalisent littéralement sur la peau des assurés auxquels elles refusent les soins nécessaires. En effet, en 2023, UnitedHealthcare a réalisé 22 milliards de dollars de bénéfices extorqués aux patients, aux médecins et aux infirmières, et transférés dans les poches des actionnaires. Mangione est devenu un héros national (on collecte de l'argent pour sa défense, on se mobilise devant le tribunal, on le défend sur les médias sociaux) parce que le citoyen américain, s'il a de l'argent, paie cher pour un service de très mauvaise qualité. S'il n'a pas d'argent, il ne se soigne tout simplement pas. Les États-Unis se classent au 46e rang en termes d'espérance de vie, avec des dépenses de santé deux fois supérieures à celles de l'Europe, dont la totalité est transformée en rente. Mais l'élément décisif est le rôle joué par le monopole financier des fonds de pension, qui possèdent entre 20 et 25 % des dix premières compagnies d'assurance. Les principaux actionnaires de UnitedHealth sont le géant de la gestion d'actifs Vanguard, qui détient 9 % du capital, suivi de BlackRock (8 %) et de Fidelity (5,2 %).

Ce sont les monopoles qui font les prix et non le marché, de même qu'ils décident des politiques de couverture des ‘assurés'. La description que fait Deleuze de l'hôpital qui, de structure fermée, devient ouverte et par conséquent change sa façon de soigner (« sectorisation, hôpital de jour, soins à domicile »), ne saisit pas l'aspect financier du problème, qui est le seul et véritable problème qui intéresse la cupidité des capitalistes, au quel de cette nouvelle façon de soigner est finalisée pour réduire les couts.

Alors que Foucault décrivait sa biopolitique (1978-1979) et les nouveaux modes d'exercice du pouvoir sur la subjectivité, le capitalisme et l'État (anglo - américain) se réorganisaient depuis plus d'une décennie, pour remettre au centre de leur politique, encore et toujours, le vieux profit, garanti, toujours et de toute façon, par le monopole économique, le monopole du pouvoir exécutif, le monopole de l'usage de la force militaire, certainement pas par le marché des ordo-libéraux ou des néo-libéraux.

L'annulation de l'action « souveraine » du monopole, la négation de la centralisation et de la verticalité du pouvoir, ont des conséquences pernicieuses également sur le concept de pouvoir parce qu'il est radicalement pacifié. Foucault écrit : « Une relation de pouvoir est un mode d'action qui n'agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur sa propre action. Une action sur l'action, sur les actions possibles, présentes, futures ou actuelles » alors qu' « une relation de violence agit sur un corps, sur des choses : elle contraint, plie, brise, détruit ». Il est très dangereux et irresponsable de réduire le pouvoir à de l'affect, au « pouvoir d'affecter » et d' « être affecté » (Deleuze). De cette façon est éliminée la violence physique, la destruction des choses et des personnes, qui est au contraire en train de proliférer comme une métastase mortelle à travers la planète. Le monopole de la violence physique trouve dans le génocide en cours la plus haute expression du « droit de faire mourir », qui n'a jamais été entamé par le biopouvoir du « faire vivre ». Foucault en admet encore la possibilité, mais pas pour les bonnes raisons : « Si le génocide est le rêve des puissances modernes, ce n'est pas aujourd'hui par un retour de l'ancien pouvoir de tuer ; c'est parce que le pouvoir se situe et s'exerce au niveau de la vie, de l'espèce, de la race et de phénomènes massifs de la population ». Le fondement de la guerre, de la guerre civile, de la prédation, de la domination et du génocide, des guerres raciales contemporaines, repose, aujourd'hui comme hier, sur la soif de profit et la volonté de puissance de l'impérialisme collectif. La véracité du pouvoir est donnée par le régime de guerre qui détruit l'État-providence et sa capacité de « faire vivre », le privatise et oriente ses dépenses vers l'armement pour le bien-être des actionnaires et de l'Occident.

Qui est souverain ? Profit et stratégie

Le concept d' « impérialisme collectif » nous permet d'analyser la nature de l'État contemporain et sa relation avec le capitalisme (monopole financiarisé). Le nouvel impérialisme produit une différenciation entre les États. Alors que certains renforcent leur souveraineté, leur puissance économique et militaire, dominant de « grands espaces » (États-Unis, Russie, Chine), d'autres, comme les États européens, ont une souveraineté plus que limitée, subordonnée à tous égards à la Commission européenne jamais élue, qui à son tour est aux ordres directs du centre, les États-Unis. Deleuze et Guattari, bien qu'ils utilisent abondamment la théorie de l'échange inégal et de la dépendance, en particulier dans la version de Samir Amin, sans jamais utiliser le concept d'impérialisme collectif, différencient toujours les États sur la base du concept d'État-nation, d'où la faiblesse de l'ensemble du cadre théorique. Negri et Hardt déclarent au contraire la fin de ce dernier, mais proclament une autre grande faiblesse théorique, une souveraineté impériale qui n'a jamais existé. Ce qui s'est imposé depuis la chute du mur de Berlin, c'est la souveraineté unilatérale des États-Unis sur des États à souveraineté limitée.

La limite de la conception de l'État que nous trouvons chez Deleuze et Guattari, chez Negri et Hardt (Foucault a « coupé la tête du roi ») réside dans leur concept du capital en tant que force cosmopolite qui tend constamment à dépasser ses propres limites et échappe constamment aux frontières de l'État-nation. Le capital est « une force qui ne connaît que des limites immanentes », mais il suffit que la guerre (une décision politique) sabote un gazoduc comme Nord Stream 2 pour que toute une économie (européenne) commence à vaciller. Il suffit que l'impérialisme collectif impose des sanctions ou des droits de douane (autre décision politique) pour qu'une population entière souffre de la faim ou meure (Irak, Cuba, Syrie, etc.). Il suffit que le gouvernement américain décide que certaines technologies ne doivent pas être transmises à la Chine pour que la logique immanente du marché soit réduite au silence. Le marché mondial montre que les limites du capital ne sont pas immanentes à son « mode de production », mais sont toutes politiques. L'État chinois semble pouvoir contrôler politiquement la forme la plus déterritorialisée et la plus abstraite du capital, la finance, en empêchant les capitaux étrangers d'entrer dans le pays et de le piller. Mais déjà pendant les Trente Glorieuses, le pouvoir « cosmopolite » de la finance avait été soumis au pouvoir politique des États-nations. Si elle s'est libérée de ces contraintes, c'est par une volonté toute politique qui l'a replacée au centre de l'économie et non par son essence propre, non par sa vocation intrinsèque à dépasser toutes les limites.

La séparation « ontologique » de l'État et du capital est exaspérée par Negri et Hardt, pour qui l'impérialisme et l'État entravent le développement du capital, d'où la nécessité de l'Empire : la « transcendance de la souveraineté moderne est en conflit avec l'immanence du capital ». Tous deux, bien que de manière différente, semblent opposer l'espace lisse de la production et du commerce à l'espace strié des souverainetés étatiques. En réalité, la dynamique du capital n'est pas concevable sans l'État, tous deux ne s'opposent pas en tant que transcendance et immanence, le « doux commerce » n'élimine pas la guerre, l'échange et le marché ne peuvent fonctionner sans le droit. Il n'existe pas un « mode de production » avec ses lois économiques, la souveraineté intervenant ensuite de manière instrumentale, pour favoriser ou bloquer une accumulation autonome. État et capital ont toujours constitué une machine commune dont la coordination/concurrence s'est approfondie depuis la première guerre mondiale.

Si l'économie n'a pas « coupé la tête du roi « , comme le croit Foucault, il faut alors se demander qui est Souverain aujourd'hui. Tentons d'explorer la relation qui s'établit entre État et Capital en interrogeant la théorie de l'Homo Sacer d'Agamben, qui voudrait combiner la biopolitique de Foucault avec la théorie de l'État d'exception de Schmitt.. S'il est vrai que le souverain est celui qui décide de l'état d'exception, il faut problématiser la définition du souverain et de l'état d'exception qui, depuis la première guerre mondiale, ne semblent plus correspondre aux réalités conceptualisées par Schmitt et Agamben.

L'état d'exception ne peut plus se limiter à la définition qu'en donne Agamben : une situation dans laquelle le souverain suspend la norme juridique afin de reconfigurer le système de droit. Déjà dans la République de Weimar, l'état d'exception ne pouvait qu'inclure et avoir pour cause le développement capitaliste, l'irruption des masses dans la politique et la possibilité de révolution qu'elles introduisaient, la lutte des classes et la crise de l'Etat qui en découlait, l'affrontement impérialiste pour le pillage colonial : l'état d'exception concerne la suspension de toutes les normes (productives, juridiques, politiques) comme condition nécessaire à la définition d'un Nouvel Ordre Mondial et non pas des cas d' « urgence » comme la pandémie. La décision doit porter sur une réalité à la fois politique, étatique, économique et militaire, qui va bien au-delà des compétences et des fonctions de l'État dont Schmitt déplore la mort, l'État au-dessus des partis, l'État séparé de la « société », l'État indépendant de l'économie, l'État comme arbitre des luttes de classes. L'État n'est qu'un des acteurs de cette nouvelle dimension de la souveraineté. Cela est devenu de plus en plus clair au fil du siècle.

Le Nomos de la terre est plus apte à saisir la réalité contemporaine de l'état d'exception parce qu'il envisage la dimension mondiale et la division centre/périphérie qui est le fondement de la domination capitaliste, situation très différente de l'état d'urgence au sein des États-nations. Le triptyque que Schmitt place à l'origine de tout ordre est peut-être encore plus précis : prendre, diviser, produire. Le « prendre » (la guerre, la guerre de conquête, la guerre de soumission et le système d'État militaire qui les rend possibles), le « diviser » (le droit, la propriété privée) et le « produire » (la force économique) sont étroitement imbriqués. D'un point de vue marxiste, nous pouvons qualifier l'état d'exception d' « accumulation originelle » qui se continue.

Le souverain de Schmitt, repris par Agamben, à travers l'état d'exception, « prépare la situation dont le droit a besoin pour sa propre validité ». Même la situation d'état d'exception dans laquelle nous nous trouvons a été préparée depuis longtemps par l'impérialisme américain pour fonder un nouvel ordre dans lequel son hégémonie puisse se reproduire, mais le souverain ne ressemble pas, même de loin, à celui qui produit le corps biopolitique de la théorie d'Agamben, et le but n'est pas le droit, mais un nouvel ordre mondial.

Pour être encore plus clair, qui est le souverain qui décide de la situation de guerre dans laquelle nous sommes plongés, indispensable à la reconfiguration d'un nouveau et chimérique siècle américain ? Certainement pas l'État schmittien ou agambien ! Le « souverain » est constitué d'une série de centres de pouvoir qui, en se coordonnant, en s'affrontant, voire en s'opposant, prennent les décisions « existentielles » (de vie ou de mort) pour les USA : l'Etat fédéral où les élus comptent juste autant que les fonctionnaires de l'Etat profond ; la Réserve fédérale qui contrôle le dollar, la plus importante « production » de l'impérialisme yankee ; les monopoles industriels et financiers américains qui gèrent d'impressionnantes liquidités (avec la guerre, on découvre que la finance, comme la monnaie, a une nationalité !) ; le Pentagone, sans la force duquel il n'y a aucun ordre politique et monétaire ; Wall Street, qui tient les cordons de la bourse, c'est-à-dire de la prédation ; les différentes fondations, plus réactionnaires les unes que les autres ; les lobbies de l'armement, de l'immobilier, de la finance, parmi lesquels le lobby juif est indispensable à la déstabilisation continue du Moyen-Orient. Ce n'est que dans ce choc/coordination que peut émerger la « décision », qui n'est plus le monopole exclusif de l'Etat. L'État regretté par Schmitt, repêché par Agamben, n'existe plus depuis au moins la Première Guerre mondiale.

Le souverain, toujours selon Schmitt, repris par Agamben, non seulement crée et garantit l'état d'exception, mais aussi « décide définitivement de la normalité », c'est-à-dire du moment où la situation peut être considérée comme suffisamment normalisée, condition pour l'établissement de nouvelles normes, de nouvelles relations de pouvoir, d'un nouvel Ordre mondial. Le souverain américain, lui, n'a pas à décider d'une quelconque « normalité », parce que sa stratégie est la déstabilisation permanente, le chaos qui sème les graines de la division, condition sine qua non de son règne. La situation normale est devenue l'alimentation continue de la guerre civile mondiale. Le Moyen-Orient est le terrain d'essai de la normalité déstabilisatrice yankee (Irak, Libye, Afghanistan, Syrie) que la guerre contre la Russie a également implantée en Europe.

Qui décide de la fin de la guerre avec la Russie ? Le « souverain ». C'est précisément à cette occasion que l'on peut saisir la multiplicité qui le constitue. Une bataille politique féroce fait rage entre les différents centres de pouvoir pour choisir la meilleure solution capable de répondre aux différentes stratégies poursuivies par les différents blocs d'intérêts qui s'affrontent jusqu'au sein de l'Etat, la finance, le Pentagone, la Réserve Fédérale.

Plus généralement, on peut affirmer qu'on ne peut pas concevoir un « mode de production » séparé de l'Etat. Le capital n'existe pas sans l'État, sa dimension souveraine et militaire est constitutive de la production. D'autre part, la nouvelle souveraineté post-schmittienne n'existe pas sans le capital : comment l'accumulation capitaliste américaine, avec son déficit abyssal, peut-elle se reproduire sans le pouvoir de l'Etat sur le dollar et sans l'exercice du monopole de la violence qui le garantit ? À son tour, l'État peut-il survivre sans la capacité de la finance à capturer de la valeur dans le monde entier ? Sinon, comment assurer le financement de l'armée et des 800 bases militaires, financer les djihadistes, les coups d'État (Ukraine) et corrompre les élites « compradores » ?

Deleuze et Guattari définissent la dynamique immanente du capital comme une axiomatique. Je pense qu'il serait juste de penser le profit et la rente comme le résultat d'une stratégie dans laquelle interviennent des forces subjectives (politiques, économiques, militaires, étatiques, sociales, religieuses, etc.). La guerre actuelle et ses rapports avec l'économie nous montrent, pour qui veut bien la voir, la réalité de cette stratégie. Le souverain, pour adapter la définition de Schmitt, est celui qui décide de la stratégie, dont la guerre et l'état d'exception sont des moments.

Guerre et guerre civile

La naissance ou le développement du capitalisme est inséparable de la guerre, de la guerre civile, de l'usage de la force et de la violence physique sur les choses et les personnes. La pensée critique a pris la mauvaise habitude de séparer le politique du militaire, l'économique de la guerre. La philosophie et la politique de Rancière sont exemplaires à cet égard, car il n'y a aucune trace de l'usage de la force, de la guerre civile, ni d'un côté ni de l'autre de la barricade. Chez Rancière aussi, on ne trouve que la « police », mais jamais la guerre ni la guerre civile.

Pour la pensée critique, la démocratie des anciens est fondée sur la « division du sensible » (Rancière) ou sur l'« agonisme entre hommes de lettres » (Foucault, Deleuze), domestication exemplaire de la guerre civile (Nicole Loraux) que les institutions démocratiques doivent continuellement conjurer, parce qu'elles sont sans cesse menacées par son déclenchement.

La guerre, et non le marché (Foucault), constitue la vérité de notre actualité ou, pour le dire autrement, la vérité du capitalisme est bien le marché mondial où le capital, l'État et la guerre agissent de concert. Peut-on concevoir la puissance des États-Unis qui commandent et perturbent les relations mondiales sans le Pentagone, sans l'armée la plus puissante de l'histoire de l'humanité ? Leur force économique et politique implique immédiatement la guerre, qu'ils mènent sans interruption depuis 1945. Le président Mao affirmait qu'il n'y a pas de muraille de Chine infranchissable entre le civil et le militaire, le passage de l'un à l'autre est toujours possible et peut se faire très brutalement : la rapidité avec laquelle les classes dirigeantes, les médias, les hommes politiques d'une Europe fondée sur la paix sont passés à la guerre nous indique seulement que la guerre est contemporaine de la politique, bien que de manière différente au centre de l'impérialisme collectif et chez ses vassaux.

À partir du XXe siècle, la guerre n'est pas seulement le moyen de résoudre les conflits entre États et entre classes. Elle a aussi une fonction directement économique car elle joue le même rôle que les grandes inventions (machines à vapeur, chemins de fer, automobiles). Les dépenses d'armement sont devenues un élément permanent de la stimulation et du contrôle du cycle économique (Kalecki). Les États-Unis ne sont sortis de la crise de 1929 que grâce à la guerre mondiale. Et les taux de croissance et de profit exceptionnels de l'après-guerre sont le résultat de la reconstruction de l'Europe après les énormes destructions des deux guerres mondiales.

La demande réelle ne peut être réduite aux seules dépenses sociales, alors que la composante politiquement importante est la dépense militaire. C'est pourquoi James O'Connor, dans les années 1970, ne parlait pas de welfare, mais de warfare/welfare.

« Les dépenses sociales aussi bien que militaires ont un double caractère : les dépenses sociales servent non seulement à contrôler politiquement la population excédentaire, mais aussi à étendre la demande intérieure et les marchés. L'appareil militaire ne se contente pas de tenir en échec les rivaux étrangers et d'entraver la révolution mondiale (en maintenant les matières premières et les marchés dans le giron capitaliste), mais il contribue également à prévenir la stagnation économique intérieure. On peut donc qualifier le gouvernement national d' “État providence de guerre” ».

Le concept sur lequel construire les autres pour rendre compte des événements actuels semble être celui de « warfare / welfare », qui nous permet de comprendre la simultanéité et la réversibilité du civil et du militaire.

L'armée n'a pas seulement des fonctions militaires, mais aussi des fonctions « civiles », le passage d'une dimension à l'autre ne présente aucun problème. Depuis la seconde guerre mondiale, le Pentagone a organisé la « big science » et est le cœur pulsant de la recherche et de l'invention technologique et scientifique bien au-delà des GAFAM. Toutes nos technologies ont une origine militaire, en particulier les réseaux numériques.

Il s'agirait alors de remettre en cause la célèbre phrase de Clausewitz (« La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens »), mais aussi son inversion, opérée par Foucault et Deleuze / Guattari (« La politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens »), dans lequel guerre et politique, guerre et économie se succèdent chronologiquement. Politique et guerre sont inséparables, la division des deux concepts était vraie à l'époque où écrivait le général prussien, le XIXe siècle, mais ne l'est plus aujourd'hui.

Si la pensée critique traite la guerre de manière conjoncturelle, ne la considérant donc jamais comme une condition structurelle du capitalisme, elle ignore en revanche totalement la guerre civile. L'exception est Foucault qui, pendant quelques années, entre 1971 et 1975, tente d'en faire le modèle des relations de pouvoir. Non seulement il abandonnera rapidement ce projet au profit de la gouvernementalité du biopouvoir et plus tard des processus de subjectivation, mais on n'a jamais compris de quelle guerre civile il parlait.

Dans le livre où il introduit le concept de guerre civile, La société punitive de 1973, Foucault affirme que les cours qui le constituent se concentrent sur la société française entre 1823 et 1848. Curieusement (ou de façon cohérente), il ne dira pas un mot de la véritable guerre civile européenne qui éclata en 1848. Il semble ignorer que, précisément dans cette période, entre 1830 et 1848, tout se déchaîne en Europe, comme le notera au contraire Schmitt, tant sur le plan politique (les masses - le « lion prolétarien », dira Tronti - font irruption dans la lutte mondiale et ne la quitteront plus ) que sur le plan théorique. En Allemagne, après la mort de Hegel en 1831, la critique (Feuerbach, la gauche hégélienne, Stirner, etc.) des fondements de l'Occident (le capitalisme, l'État, le christianisme, la philosophie) s'enflamme ; de là naîtra le marxisme, qui guidera les révolutions victorieuses du XXe siècle. Foucault évite de prendre en compte non seulement la guerre civile la plus importante du XIXe siècle, la Commune de Paris, mais aussi les guerres civiles européennes qui ont caractérisé les deux guerres mondiales, tout comme il semble ignorer les guerres civiles mondiales déclenchées par la révolution soviétique, qui ont complètement reconfiguré le globe sur le plan politique, économique et militaire. De quelle guerre civile parle-t-il donc entre 1971 et 1975 ? Entre qui et qui ? Impossible de le savoir. En fait, il abandonne le concept.

La relation d'inclusion excluante exercée par le pouvoir souverain d'Agamben, comme la « division du sensible » (Rancière), fonctionne sur le même principe que celui avec lequel Foucault pense la division raison / folie, normal / anormal, pathologique / sain, etc. Des rapports de pouvoir sur lesquels il est impossible de fonder une rupture radicale avec le présent, contrairement à la lutte des classes qui détermine une coupure d'où émergent deux camps qui se désignent l'un l'autre comme l'ennemi.

L'affirmation de Deleuze et Guattari selon laquelle, si la dimension micropolitique ne passe pas dans la macropolitique, elle n' « existe » pas, au sens où elle n'a aucune effectivité, se réalise pleinement avec la guerre et concerne leur propre théorie car ni la macropolitique ni le passage n'ont jamais été définis. Dans le régime macropolitique du capitalisme, caractérisé par la lutte des classes, plus ou moins ouverte, le « et...et » n'est en aucun cas praticable.

L'enseignement suicidaire que Foucault dispense aux nouveaux mouvements, prêts à l'accepter avec une insouciance irresponsable, promeut dès 1978 le désastre politique actuel qui sépare les deux dimensions : « se détourner de tous les projets qui se veulent globaux et radicaux » et, au contraire, préférer « les transformations, même partielles », « qui concernent nos manières d'être et de penser, les rapports d'autorité, les rapports entre les sexes, la manière dont nous percevons la folie ou la maladie ».

Si l'on élimine cette dimension globale et radicale (le marché mondial), où la politique, l'économie et la guerre constituent la vérité des rapports de force, on obtient l'impuissance politique contemporaine, où l'on perd même la possibilité d'une micro-politique, d'une microphysique du pouvoir. Marx, échappant à l'aveuglement théorique actuel, considère que l'agir (transformer la subjectivité par le rapport à soi) et le faire (transformer les rapports de force du monde) sont des moments de la même praxis révolutionnaire : « La coïncidence entre le changement des circonstances et l'activité humaine ou le changement de soi ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme une pratique révolutionnaire ».

Alain Badiou pense que les limites des révolutions du XXe siècle sont à chercher dans les conditions qui les ont produites, les guerres. C'est la guerre qui impose la forme de la politique et de l'organisation. Donc, exit la guerre et la guerre civile qui imposent aussi l'action militaire ; cependant, il n'a jamais expliqué avec quelles stratégies on aurait pu poursuivre les mêmes objectifs des révolutions du XXe siècle.

Dans sa conception de la politique, « ce ne sont pas les rapports de force qui comptent ». Badiou rejette tous les concepts qui ont fait la fortune des révolutions (stratégie, tactique, offensive défensive, mobilisation, etc. Il faut même douter de la pertinence du concept d'« antagonisme ». « Qu'est-ce qu'une politique radicale (...) qui maintient et pratique la justice et l'égalité, et qui pourtant présuppose le temps de paix et n'est pas dans la vaine attente d'un cataclysme ? » Nous ne le saurons jamais.

La situation contemporaine, au-delà de la pensée critique, se présente à nouveau comme un moment léniniste possible. C'est toujours la guerre qui agit comme un « accélérateur vigoureux » des conflits et des ruptures éventuelles. Mais la confiance de Mao dans l'issue révolutionnaire des guerres mondiales que les impérialistes s'obstinent à déclencher selon leur stratégie est incompréhensible pour la pensée critique occidentale, qui n'a pas la même « lucidité », ni la même obstination, ni la même détermination, ni la même haine de classe que l'ennemi et est dépourvue de toute stratégie.

Maurizio Lazzarato
Images : Stephen Shames
Traduit depuis la version anglaise chez Ill Will


[1] {} La Cause ouvrière, journal socialiste russe (1899-1902), organe de la tendance de droite de la social-démocratie, connue sous le nom d'“économistes”, qui a rejoint les mencheviks au congrès de 1903.

[2] Ces trois catégories sont absentes de toutes les définitions post-modernes du capitalisme (cognitive, sémiotique, bio-politique, neuronale, plateforme, reproduction, etc.) et ne sont donc pas d'une grande utilité pour comprendre ce qui se passe.

[3] Depuis la présidence Clinton (années 1990), l'élargissement de l'OTAN contre la Russie a été décidé, poursuivi par tous les présidents (Obama, dans l'interrègne précédant l'investiture de Trump, a installé des missiles en Pologne), contre l'avis d'une cinquantaine de hauts fonctionnaires qui avaient conçu et organisé l'endiguement de l'Union soviétique. Il y a trente ans, dans une lettre à Clinton, ils préconisaient l'abandon de l'élargissement de l'OTAN car ils prévoyaient ce que nous avons sous les yeux, la guerre en Europe.

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11.11.2025 à 16:15

Le spectre d'Oussama ben Laden et le pouvoir destituant

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Entretien posthume avec Paolo Virno

- 10 novembre / , , ,
Texte intégral (9349 mots)

Participant actif à l'autonomie italienne, notamment au sein de Potere Operaio (ce qui lui valu de passer trois ans derrière les barreaux de 1979 à 1982), philosophe et communiste, Paolo Virno est décédé ce 7 novembre 2025 En France, il est généralement connu pour sa Grammaire de la multitude parue aux éditions de L'éclat. À la veille des mobilisations du 10 septembre, nous avions jugé très utile de publier un très beau chapitre de Miracle, virtuosité et « déjà vu ». Trois essais sur l'idée de « monde » intitulé Virtuosité et Révolution. En guise d'hommage posthume nous publions ce passionnant entretien paru dans le volume Pouvoir destituant. Thèmes, Figures, Généalogies, sous la direction de Pierandrea Amato, Melinda Palombi, Luca Salza [1].

Ce deuxième numéro de Oὖtis ! naît de la volonté de sonder le rapport entre la configuration moderne de la démocratie, de l'universalisme démocratique, et les nouvelles formes du rapport entre la justice et le droit. Un concept théorique, sur lequel nous avons particulièrement insisté, est celui de pouvoir destituant, qui nous semble utile pour comprendre des modalités apparemment inédites d'opposition au capitalisme contemporain, qui émergent sous des formes radicalement disparates et plurielles. Des révoltes maghrébines aux révoltes françaises et italiennes – les fameuses révoltes territoriales, du mouvement no TAV aux protestations contre les décharges, jusqu'aux révoltes initiées par les migrants. L'objectif est de comprendre si et, le cas échéant, comment, des manifestations comme celles qui ont eu lieu au Maghreb peuvent s'inscrire dans ce paradigme, qui est en train de métamorphoser la dichotomie classique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, entre capitalisme et lutte de classe. Au fondement de notre proposition théorique de pouvoir destituant se trouve l'idée de la construction d'une subjectivité sans sujet, d'un antagonisme sans ennemi, qui échappe à la polarité traditionnelle et qui se présente, donc, comme un vide face au vide, faisant ainsi émerger le vide métaphysique sur lequel repose le pouvoir constitué.

Dans cette perspective, nous avons été frappés par l'exécution d'Oussama ben Laden, parce qu'elle montre, une fois de plus, l'aspect spectral à partir duquel se constitue le pouvoir. Si on part de la distinction biopolitique, dans le sens large du terme, entre faire vivre et laisser mourir, il nous semble distinguer, ici, une réaffirmation du pouvoir de mort dans le sens le plus traditionnel qui soit. L'affirmation sur laquelle se fonde la mise à mort d'Oussama ben Laden semble être celle d'une justice qui n'a plus besoin d'une quelconque couverture juridique, qui se présente tout bonnement comme violence métaphysique du pouvoir, comme pure démonstration de force, sans avoir aucunement besoin de s'inscrire dans un droit quelconque. Il pourrait s'agir, simplement, d'une rétrocession, d'un retour au seuil originel de la modernité. D'autre part, toutefois, la figure d'Oussama ben Laden s'avère utile non seulement pour le pouvoir qui doit se construire contre lui et contre son spectre, mais aussi pour ces contre-pouvoirs qui tentent de se construire avec lui, et avec son spectre.

Nous pourrions ainsi commencer par l'opposition entre la guerre contre le terrorisme d'une part, et le jihad islamique agissant au nom de ben Laden d'autre part. D'un côté, un fantôme sur lequel se construit l'universalisme démocratique occidental, qui a besoin d'un ennemi absolu, imaginaire, pour exister. De l'autre, celui que cette image symbolique, de fait, laisse émerger au-dessus d'elle-même, comme une figure héroïque, mythologique, qui est en réalité l'autre facette de ce fantôme. D'une part, l'identification traditionnelle de l'ennemi imaginaire, de l'autre, cet ennemi dont la fonction est performative, car quelque chose s'agrège en son nom. De fait, toutes les insurrections jihadistes qui ont eu lieu ces quinze dernières années ont trouvé en ben Laden un prétexte fantomal. La question qui peut nous servir de point de départ est donc : quel est l'enjeu de la modalité d'exécution d'Oussama ben Laden ? Ou encore : quel est le rapport entre le corps de l'ennemi et le spectacle sans représentation qui a été mis en scène par cette exécution ?

Paolo Virno : Je trouve qu'il est plus intéressant de parler de pouvoir destituant, plus important même, si on veut s'attaquer à un phénomène empirique macroscopique et influent comme les révoltes maghrébines. Tandis qu'à l'inverse, j'ai l'impression qu'aussi bien le terrorisme que l'exécution de ben Laden et son éventuelle valeur fantasmagorique s'inscrivent dans le binôme pouvoir constituant/pouvoir constitué – que vous jugez, à juste titre, peu puissant et résiduel.

Mon objection est donc une objection de principe, et vaut aussi pour le terrorisme. C'est-à-dire qu'il me semble que, en se concentrant sur la catégorie de pouvoir destituant – terme que l'on peut évidemment traduire dans un registre partiellement différent – on peut ignorer, en toute sérénité, et considérer comme peu influents autant le terrorisme que l'affaire Oussama ben Laden. Mon objection préjudicielle est donc l'idée d'une contradiction partielle entre l'axe fort de votre discours, auquel je souhaiterais adhérer et sur lequel je voudrais travailler, et les thématiques qui, à mes yeux, semblent vous fourvoyer. Je me demande ce qu'a à voir le pouvoir destituant, que nous considérons comme une polarité conceptuelle – pas encore tout à fait déchiffrée, et nécessitant un travail approfondi – avec le terrorisme et avec l'exécution d'Oussama ben Laden au cours d'une intervention policière. Où se trouve le caractère destituant de la mise à mort d'Oussama ben Laden ? Ou du terrorisme en général ?

En lien avec cette notion, on devrait plutôt évoquer la Tunisie, Occupy Wall Street et surtout la forme enfin trouvée – je cite la formule employée par Marx pour qualifier la Commune – qu'a incarnée Oakland. Là, nous pouvons parler de pouvoir destituant.

Il est évident que les expériences que tu mentionnes représentent pour nous un banc d'essai pour la notion de pouvoir destituant, un pouvoir qui, en tant que tel, se met en retrait, en-dehors de toute logique de pouvoir ou de souveraineté, et est toutefois capable de transformer les choses. Mais alors pourquoi Oussama ben Laden ?

Il est crucial, pour nous, de suivre la transformation de l'arsenal politique et théorique de l'ennemi. L'idée est que ben Laden, au-delà même de ben Laden, donne son nom à cette transformation, qui emporte naturellement avec elle toute une série d'apories et de contradictions. Il est impossible d'élaborer un discours qui bouclerait une bonne fois pour toute la question du statut de l'adversaire. L'hypothèse dont nous voudrions discuter est que, dans cette mort, c'est peut-être toute une phase de la politique globale initiée en 89 qui s'inscrit. Il nous semblait très intéressant de constater qu'avec la mort de ben Laden, il n'y a eu aucune représentation de son corps, comme pour confirmer l'idée d'un ennemi-fantôme.

Une deuxième question est plus étroitement liée au pouvoir destituant : quel est le point de contact entre le jihad et la politique ? Expliquons-nous : le nom de ben Laden est une construction à l'initiative de ses ennemis, une invention de la démocratie libérale, et il est malgré tout devenu également le nom global capable de réunir, avec toutes les ambiguïtés de mise, la révolte de la majeure partie des êtres humains de la Terre contre le pouvoir financier global. Il y a eu, en somme, une phase où ben Laden a représenté la révolte des masses arabes, de cette foule sans nom, sans visage, sans souveraineté. Dans ce sens, on peut paraphraser le livre de Badiou sur Sarkozy : de quoi ben Laden est-il le nom ?

Toi, tu émets de sérieux doutes sur le fait que ce soit le nom de quelque chose. Quant à nous, nous essayons au contraire de le lire comme un symbole – pas comme Saddam ou Kadhafi – d'une tendance peut-être exemplaire, capable d'expliquer malgré lui d'autres choses (la façon dont il a été tué, la manière dont sa mort a été revendiquée par le président des États-Unis, la “justice” de son exécution, qui a pourtant été un acte criminel au sein d'un État souverain). On peut donc raisonner en termes de politique globale de résistance, qui semble passer notamment par le nom de ben Laden. À partir de là, il est possible de développer un raisonnement sur le jihad et sur certaines méthodes politiques comme les kamikazes, une fonction radicalement politique du corps. Il est évident, comme tu le dis toi-même, que ben Laden n'est qu'un pétroleur indiscipliné mais, malgré cela, des trajectoires forcées sont parvenues à le représenter comme un possible nom d'émancipation. À partir de là, on peut au contraire lire Tunis et le Caire comme les grandes défaites de ben Laden – comme l'ont fait, du reste, certains commentateurs occidentaux, qui ont souligné que le soulèvement de la place Tahir est né au nom de la démocratie et non du jihad.

On en arrive ainsi à la définition que nous avons donnée du pouvoir destituant. Nous définissons comme destituant ce geste politique qui s'oppose à la souveraineté sans geste souverain, et nous inscrivons également les révoltes de masse dans cette mécanique. Peut-être que la première chose dont il faut discuter est alors la question du spectacle, de la représentation car, au fond, la dynamique classique pouvoir constituant/pouvoir constitué est une dynamique de représentation, une dynamique dans laquelle ce qui est représenté doit être reconfiguré, resymbolisé, redéchiffré. En ce sens, il s'agit toujours d'un double jeu de représentation.

S'il est vrai, comme tu l'affirmes, qu'Oussama ben Laden n'est qu'un nom symbolique, une contre-représentation à la fois égale et contraire à la représentation du pouvoir constitué américain, il s'agirait alors simplement d'un fantôme, contre lequel faire levier pour mettre en marche l'universalisme expansif démocratique. Le colonialisme occidental aurait ainsi sa contrepartie constituante dans la construction mythologique de ben Laden comme héros, comme martyr de la révolution. Mais est-on vraiment sûrs que c'est le cas ?

Paolo Virno : J'ai l'impression qu'entre les révoltes politiques d'il y a un an en Afrique du Nord et Oussama ben Laden il n'y a aucun rapport, sinon un rapport négatif. Et le fait que des journalistes à deux sous de la ligne du Monde ou du New York Times l'aient écrit aussi n'enlève rien à cet état de fait.

Je pense même qu'Oussama ben Laden représentait, s'il représentait quelque chose, une continuité, au-delà de la limite ultime, après la fin du temps imparti, de la notion de peuple contre la notion de foule. C'est une distinction technique des plus rigoureuses, selon laquelle le peuple incarne le transfert des droits au souverain, dans un mouvement de convergence vers l'Un, tandis que la foule est une modalité permanente d'existence dans la sphère publique, en tant que pluralité qui ne converge pas vers l'Un, et qui, tout au plus, compte sur l'Un pour rester plurielle et multiple. Dans une révolte, la foule, avant de se dresser contre le souverain, se dresse contre le peuple. Dans la foule, la relation prévaut sur les termes corrélés, d'où l'impossibilité, pour elle, d'être représentée. C'est pourquoi la révolte des uns contre l'Un, de la foule contre le peuple, a eu lieu au Maghreb, contre ben Laden, contre cette figure incarnant la continuité, au-delà du temps limite, de la catégorie de peuple.

Maintenant, étant donné que le pouvoir destituant signifie justement un geste nocif pour la souveraineté et ses dispositifs, qui, en quelque sorte, tente de la supplanter, un geste destituant est un geste radicalement antimonopoliste, sans aucune prétention quant à la gestion différente de ce monopole particulier, qui vaut davantage que n'importe quel autre monopole : le monopole de la décision politique. Dans ce mécanisme se cache probablement quelque affinité entre la notion d'exode et celle de pouvoir destituant. C'est pourquoi je pense que la catégorie de l'ennemi est plus vivante que jamais, mais qu'elle doit être redéfinie à sa racine, et qu'elle a perdu cette symétrie caractéristique de la logique de pouvoir destituant et pouvoir constitué, de la notion de peuple et de guerre civile.

La figure de l'ennemi n'est jamais aussi centrale que pour le pouvoir destituant ou pour l'exode – j'assimile les deux notions pour simplifier. Chez Benjamin, le Messie survient avant tout pour régler ses comptes avec l'Antéchrist, et pas seulement pour rendre heureux les êtres humains et les apaiser. Maintenant, ce qu'a été Ben Laden, c'est précisément une symétricité de l'inimitié et une possibilité de guerre civile et de guerre frontale. Il pose la question d'un monopole de la décision politique différent, et est né précisément d'une paralysie des mouvements, d'une paralysie du pouvoir destituant. Il est né à l'endroit précis où le geste destituant a été paralysé. Tant qu'il y avait un simulacre de peuple, dans le sens qu'Hobbes a donné à ce terme, il y avait la possibilité de jouer de façon fantasmagorique.

Si vous voulez, on peut dire que le jihad a représenté la relation entre la lutte politique radicale, exode ou pouvoir destituant, en s'alliant à une instance religieuse, à condition qu'on entende, par instance religieuse, ce qu'un philosophe de la Freie Universität de Berlin, Klaus Heinrich, qualifiait d'ensemble d'instances de salut non localisables, et ayant une portée qui ne peut se réduire à une ou plusieurs situations factuelles. Il ajoutait toutefois, à juste titre, qu'on peut certes trouver des instances de salut dans les religions, mais aussi dans la drogue, ou dans le poker…

En somme, on ne doit pas miser, sur ce terrain, sur la notion de jihad en tant que tel. On devrait miser sur l'athéisme de Kojève, qui dit à juste titre que l'instance religieuse, en tant que relation, dépasse ses limites, et devient une condition anthropologique.

En soi, le jihad est un produit de supermarché post-moderne, qui n'a pas les caractéristiques de l'Unique, et ne peut servir à comprendre la relation entre histoire et métahistoire au sein du pouvoir destituant. Ben Laden est un produit en plastique au cœur du système global.

Mais le jihad est aussi, aujourd'hui, le nom de la résistance du peuple palestinien, avec toutes les opacités du Hezbollah. Donc quand on parle de jihad, on ne parle pas seulement du pouvoir fantasmagorique constitué par les États-Unis pour légitimer ses politiques d'exportation démocratique. Sur la place Tahrir il y a aussi eu des alliances avec les Frères musulmans. Si les masses arabes sont le symbole de l'ennemi post-11 septembre, c'est au nom du jihad que celles-ci ont trouvé un espace (imaginaire) pour l'action politique, après l'échec des tentatives socialistes des années 70 en Égypte et dans les pays du Maghreb.

Il est clair que nous nous rangeons du côté des révoltes du Maghreb et nous savons qu'elles représentent une forme de lutte contre Al-Qaida. Toi, par contre, tu considères ben Laden et Al-Qaida comme un non-événement. Nous, malgré tout, nous pensons qu'ils représentent quelque chose. Plus tôt, tu as fait référence indirectement à Carl Schmitt. D'accord : alors pourquoi le kamikaze de ben Laden ne s'inscrit-il plus dans la théorie du résistant ? Parce que nous savons que la lutte du résistant – du Napolitain qui combattait contre le roi Bourbon en 1799, en passant par la Commune de Paris, jusqu'à la grandiose expérience soviétique – est toujours une lutte liée à la terre. Ce qui nous semble être la grande nouveauté de la lutte qui a pris ce nom – ben Laden – c'est qu'elle ne s'est jamais vraiment cristallisée autour de la question de la souveraineté étatique. Les grands ennemis de ben Laden ont été d'abord le Communisme, puis les États arabes, qui incarnent une forme de souveraineté contestée par le jihad. Al-Qaida se présente comme une lutte de dimension mondiale. Son organisation-même, sa base, les personnes qui y sont le plus impliquées sont très souvent des “occidentaux” de deuxième génération (le plus célèbre étant Mohamed Atta). C'est dans ce sens-là que le terrorisme international qui a pris le nom de ben Laden nous semble malgré tout une forme d'opposition globale qui, contrairement à d'autres mouvements, ne se réduit pas à une lutte pour la souveraineté étatique et territoriale.

Paolo Virno : Je mettrais au moins, ici, un point d'interrogation. Si l'objectif d'Al-Qaida est d'instaurer un Califat autonome contre les Émirats arabes, qui sont grandement compromis et dépendent des gouvernements des États-Unis, il ne me semble pas que cette forme politique se présente ne serait-ce qu'hypothétiquement en-dehors de la dynamique de la souveraineté étatique. Vous avez évoqué les kamikazes. À Tunis aussi le mouvement est parti d'un suicide de protestation, un jeune diplômé sans revenu qui s'est immolé quand les autorités l'ont empêché même de vendre des oranges. Ce geste-là, cependant, est aux antipodes du kamikaze au sens strict, c'est-à-dire du milicien.
Nous devons ajouter une précision fondamentale, qui doit être bien comprise : la revue Oὖtis ! ne se prononce pas en faveur de ben Laden. C'est-à-dire que nous ne voulons pas associer ben Laden aux révoltes arabes, ni d'un point de vue catégoriel, ni d'un point de vue politique. En réalité nous pensons exactement le contraire : notre hypothèse est simplement que ben Laden est le nom de quelque chose au niveau de la politique globale et de ses transformations.

Il y a une interrogation que tu as parfaitement saisie : le problème clé, aujourd'hui – avec la crise de la souveraineté moderne – est la redéfinition de l'ennemi, et peut-être aussi de l'ami. C'est à ce propos, d'après nous, que la parabole dont ben Laden est le nom peut nous dire quelque chose. À tel point que la doctrine juridique post-11 septembre a dû forger cette nouvelle figure du “droit pénal de l'ennemi” pour pouvoir attribuer un pouvoir juridique à ce qui restait en dehors du paradigme de la souveraineté défini par Schmitt. Il s'agit d'une revendication du crime comme justice. On entre au Pakistan, un autre État souverain, et on opère une exécution, puis on revendique cette exécution comme un élément messianique : justice est faite.

C'est pour cette raison que la parabole politique de ben Laden, et sa mort, ont quelque chose à voir, d'une certaine façon, avec le problème de l'ennemi. L'élément qui caractérise le plus ces guerres, par rapport au corps de l'ennemi tué, est l'option zéro mort. Il ne doit plus y avoir de mort, il ne doit plus y avoir de corps du défunt. Dans cette reconfiguration de l'ennemi – avec l'effacement de la mort, de l'inquiétude de l'ennemi –, ben Laden représente une transformation du paradigme, tant du point de vue politique que du point de vue juridique.

D'autre part, il serait intéressant de discuter du rapport réel ou non du jihad avec les pratiques de salut, en suivant la première thèse de Benjamin sur le concept d'histoire.

Maurizio Zanardi : Je suis tout à fait d'accord avec ce qu'est en train de dire Paolo Virno. Toutefois, je comprends l'exigence soulevée par ce deuxième numéro d'Oὖtis. Je propose de formuler les choses de la façon suivante : vous pensez que ben Laden n'est pas mort, ou plutôt que la façon dont ils l'ont fait mourir est une manière de le maintenir en vie. Autrement dit, il s'agit d'une hypothèque sur l'avenir avec le corps de l'ennemi qui disparaît. Il n'est pas enterré ; ainsi, comme Moby Dick, il peut revenir des abysses pour nous casser à nouveau les pieds. Tout cela aurait été interrompu par les masses arabes. Ce qui ne veut pas dire que le dispositif ben Laden a été vaincu. Peut-être que le pouvoir destituant, pour reprendre une expression de psychanalyse, devrait également destituer le fantôme. Mais la politique ne devrait-elle pas, quoi qu'il en soit, faire face à ce dispositif ? De ce point de vue, je dirais que, sans cette politique (la politique des révoltes), ce dispositif se serait largement développé. Si on n'a plus parlé d'Oussama ben Laden, c'est grâce aux révoltes.

Vous pensez que ce dispositif, qui s'est mis en mouvement, est un dispositif de longue durée. Il a été enrayé, mais il faut sans cesse l'enrayer, à l'infini. Sur ce point, je suis d'accord avec vous. Il faut donner beaucoup d'importance à ce passage, car il signifie qu'il faut répéter cette suspension. Si on la prend au sérieux, il faut proroger cette interruption, autrement ce dispositif revient et réémerge exactement comme avant.

Paolo Virno :Le problème d'enterrer le fantôme de ben Laden ne fait qu'un, en termes d'exode – qui est ma façon de concevoir le modèle destituant –, avec les murmurations dans le désert, avec le regret d'avoir quitté l'Égypte. Tout cela continuera à devoir tenir compte, au moins de façon fantasmagorique, de la possible réémergence de ben Laden, exactement comme, à l'intérieur d'Occupy Oakland, il faudra continuer à tenir compte du spectre du peuple comme détenteur de la volonté générale, ou avec le spectre de l'État. Sous cet angle de vue, donc, nous plaçons aussi, parmi les spectres, ben Laden, exactement comme nous plaçons la nostalgie de l'Égypte sur les pentes du Sinaï.

D'autre part, cependant, nous avons compris de façon empirique et limpide que l'interconnexion des luttes, à l'échelle de la planète, a été possible uniquement quand on a pu commencer à cesser de parler de ben Laden. Ainsi, alors qu'il n'y avait pas de lien entre le jihad et les soulèvements de 2001, il y en a bien un entre Tunis et Oakland. C'est pour ça que je dis que le problème de la religion, qui avait été paradoxalement oblitéré pour le jihad, se pose en revanche pour Occupy Oakland, sous des formes qu'il faut probablement commencer à définir en termes philosophiques. En bref, s'il n'y avait pas de rapport entre religion et politique pour le jihad, et il ne peut pas ne pas y en avoir pour Oakland.

Nous sommes partis de l'analyse d'un phénomène médiatique, d'un spectacle – l'exécution de ben Laden – et nous nous sommes posé une série de questions en utilisant un apparat catégoriel désormais bien ancré dans le champ biopolitique. C'est là que réside l'événement fantasmagorique, psychanalytique d'une part, spectaculaire de l'autre. C'est comme si l'universalisme démocratique, l'extension spatio-temporelle indéfinie de l'instance universelle de justice comme instance juridiquement formalisée, avait dû s'auto-éteindre, s'auto-interrompre. C'est cela que représente le spectacle de la mort-non-mort de ben Laden, si l'on reprend l'équation traditionnelle de la modernité politique : la loi est ce qui est juste pour le souverain. Il n'y a cependant pas, en même temps, de retour à la spectacularisation traditionnelle de la peine, avec l'exhibition publique du corps du criminel. C'est-à-dire que nous avons un retour à la violence métaphysique du pouvoir, qui a à voir avec un fantôme qu'il ne peut même plus nommer comme tel, et qu'il doit enterrer sans l'enterrer. On dirait l'inversion spéculaire du fameux tableau de Velázquez analysé par Foucault. Si, là, le sujet représenté est saisi au moment-même de sa représentation pour en devenir le spectre, ici, avec le spectacle invisible de la mise à mort de ben Laden, la représentation cherche directement à représenter, sans plus ressentir la nécessité de constituer un quelconque sujet. Le but est, au contraire, d'empêcher dès la racine la formation d'une quelconque subjectivation en son nom.
Paolo Virno :Quand peut-on parler de biopolitique ? Quand se réalise, dans une régime historique déterminé, le neuvième livre de la Métaphysique d'Aristote, celui qui s'occupe de la différence entre puissance et acte. Le moment décisif de la biopolitique est quand il y a un régime social qui met au centre de tout son fonctionnement la dynamis, la puissance en tant que puissance séparée, disjointe de l'acte.

La puissance humaine de penser, bouger, éprouver du plaisir, celle qui est somatique et celle qui est intellective. Cette puissance est énucléée, en tant que puissance séparée de l'acte, à un moment précis. Ceux qui font remonter la biopolitique au droit romain archaïque ou à un quelconque mythologème ressuscité pour l'occasion ne nous montrent pas comment sont réellement les choses. Cette puissance est énucléée en sa qualité de puissance, à tel point qu'elle s'achète et se vend, uniquement en présence de la figure de la force-travail. C'est une puissance qui n'a rien à voir avec sa mise en application, c'est une potentia qui peut être vendue et achetée. On achète la puissance de penser, de parler.

Il devient alors intéressant de voir comment est constitué le bios humain, ce qu'est cette puissance de penser, ce qu'est cette puissance de parler, outre, évidemment, la puissance musculaire et motrice. C'est alors que la vie prend tout son sens, car la puissance en est, par définition, l'élément essentiel, mais elle n'existe sous aucune forme de réalité autonome. La puissance de parler n'existe pas, je ne peux pas la toucher, ni l'acheter, ni l'échanger. Elle a pour enveloppe, par contre, un corps vivant. Le corps vivant n'est pas soigné et gouverné en tant que tel, c'est pourquoi on constate un intérêt abstrait pour les maladies, les enterrements, l'enfance…

Ce n'est qu'à partir du moment où a eu lieu la matérialisation historique de l'autonomie de cette puissance qu'on gouverne les corps, ce n'est qu'à partir de là que la vie devient non pas la vie, parce que ce qui nous intéresse, au sujet de la vie, ce n'est pas la vie elle-même, mais sa capacité à porter ce qui n'aurait pas, autrement, de configuration propre et autonome. En pratique, on peut parler du gouvernement de la vie de façon indirecte et complémentaire à l'arrivée sur le devant de la scène des modes concrets d'existence sociale et de reproduction sociale de la potentialité en tant que telle, et donc à l'époque de la force-travail. Qu'est-ce que le bios ? Qu'y a-t-il dans sa forme d'utilisation ? Il y a la question, ignorée, d'après moi, par Agamben, du fait qu'il soit historiquement situé dans l'acte fondateur du capitalisme, l'émergence de la puissance en tant que puissance.

À un certain moment de ton opération théorique, pourtant – avec la revue Forme di vita, pour simplifier –, tu as beaucoup insisté sur la dimension de l'invariant. D'après toi, il n'y aurait pas de processus historique dans la nature humaine. On pourrait croire que tu penses un peu à Chomsky…
Paolo Virno :Dans cette expérience-là, en réalité, il y a une certaine antipathie de ma part envers Chomsky. Non pas en tant que linguiste ou en tant que théoricien de la nature humaine, mais précisément envers sa prétention de déduire à partir de certains invariants biologiques un modèle de société juste. Son tort, dans cet emploi de l'invariant, est net, et bien visible. Il est clair que, d'un point de vue logique, historique ou politique, il y a une marge avant de nier l'existence de la nature humaine ou de l'invariant. Dire que je ne peux pas déduire un modèle de société juste à partir de la nature de l'invariant est une chose, nier la nature humaine en est une autre. On peut penser à un être vivant, qui a comme caractéristique un taux d'invariabilité nécessaire, un taux d'innovation nécessaire également, une modification permanente de ses formes de vie. Il y a, dans les caractéristiques de la nature humaine invariante, cette nécessité de la variabilité.

Cela est d'ailleurs aussi présent chez Marx, quand il dit que le capitalisme est la plus historique des sociétés, et qu'il nous a habitués au changement permanent, pour lequel il fait appel à la nature humaine. Ce que Marx relève, c'est que la force du capitalisme a été sa capacité à donner une configuration historique totale, pour la première fois, à des éléments fondamentaux du bios, du vivant humain. Naturellement, il s'agit bien d'une configuration, pas de la seule configuration possible. Mais la force du capitalisme a été de se mesurer, à l'intérieur d'une histoire mouvante, avec les aspects fondamentaux de l'homo sapiens sapiens.

C'est pourquoi la force de De Martino est de parvenir à décrire comment se constitue une historicité toujours à la fois déterminée et en devenir, le retour nécessaire d'une confrontation avec des éléments invariants. Cette confrontation est, à chaque fois, plongée dans l'histoire, mais cela n'empêche pas qu'elle se confronte réellement avec des éléments invariants. La nécessité d'histoire et de changement est un invariant, nous sommes faits d'une certaine façon, avec un important taux de potentialité, avec une faculté de langage, et non avec un code fixe, assimilé de façon définitive. Nous sommes faits d'une façon telle, naturellement et invariablement, que nous ne pouvons ne pas être livrés à l'histoire et aux transformations, tant sociales que politiques. Cela ne veut pas dire qu'on doit abolir la notion d'invariant, mais plutôt qu'on doit l'enrichir. Les conditions d'existence de l'histoire ne sont pas elles-mêmes de l'histoire, ce sont des conditions ; ce qui rend l'histoire possible, je le qualifie de biologique ou d'invariant. Ces conditions fondamentales de l'espèce rendent obligatoire la variabilité des modes de productions, des modes de vie… Et c'est là que Foucault a eu les yeux plus gros que le ventre, par excès de zèle dans son dialogue avec Chomsky, lorsqu'il affirme que même ces conditions d'existence sont, en réalité, des inventions historiques. Il est évident qu'elles sont historiquement guidées, de façon apologétique, par des intérêts particuliers, des intérêts de classe, mais ça ne veut pas dire qu'elles sont des inventions culturelles.

C'est justement la grande différence, cependant, entre ton interprétation et celle de Foucault, parce que d'un point de vue biopolitique ce pouvoir est déjà dans l'actualité, dans l'histoire construite pas à pas, tandis que, de ton point de vue, il s'agit d'un fait métahistorique.
Paolo Virno :Ce que je suis en train d'expliquer, et c'est pour ça que j'emploie les termes de De Martino, c'est que la relation entre l'histoire contingente et la métahistoire est un élément fondamental de notre espèce, depuis la posture debout qui libère nos mains pour le travail jusqu'à la faculté de langage, qui n'est pas un code avec un nombre limité de messages. Cette relation entre histoire et métahistoire est, paradoxalement, au cœur des luttes historiques. Vouloir articuler cette relation entre histoire et métahistoire, c'est ça, ma prise de position polémique. Parce que celui qui renonce à cette connexion, alors qu'il s'occupe de luttes de classe, perd l'histoire ; s'il y renonce alors qu'il s'occupe de biologie, il perd la biologie véritablement humaine. D'après moi, et on le voit chez une poignée d'intellectuels des trente dernières années, il y a une sorte de divorce politique entre le matérialisme naturaliste et le matérialisme historique. Ce qui implique, en outre, une conséquence négative : les matérialistes historiques perdent l'histoire justement au moment où l'histoire s'applique à la vie dans ses traits invariants, et le matérialisme naturaliste, au nom des sciences cognitives, fait l'éloge de l'invariant et perd sa nature véritablement humaine.

Quand on parle de biopolitique, c'est l'entremêlement entre histoire et métahistoire qui fait date, et cette date, c'est l'époque du capitalisme tardif, du post-fordisme. Quelle autre configuration met l'accent sur le rapport entre les éléments invariants et elle-même autant qu'un épisode historique, qu'une étape historique ? Évidemment, elle sélectionne certains éléments invariants pour les mettre au premier plan, tandis qu'elle en laisse d'autres dans l'ombre. C'est ainsi que je définirais le rapport entre bios et politique ou, si vous préférez, entre naturel et historique, entre biologique et culturel, là où cet entremêlement de l'invariable et du variant est lui-même variable. Le capitalisme contemporain consiste à retenir, à mettre au centre, dans une forme historiquement déterminée, certains traits de fond qui existaient déjà au Moyen Âge. En ce sens, c'est une philosophie de la révélation.

Prenez l'exemple de certaines catégories biologiques qui sont devenues sociologiques. Ce n'était pas nécessaire qu'elles le deviennent. En somme, on dit qu'une des caractéristiques biologiques invariantes est le fait que l'homo sapiens n'ait pas de niche écologique. Il s'agit d'une détermination biologique qui ouvre la porte à l'histoire, elle a toujours été vraie, mais quel est le problème du capitalisme contemporain ? C'est que ce que nous admettons le temps d'un instant en tant que détermination biologique invariante devient une règle sociale de la mobilité déchaînée et illimitée. La néoténie est un phénomène qui est toujours présent, donc invariable. Quel est alors le point crucial ? C'est qu'aujourd'hui les pratiques d'apprentissage ininterrompu sont une règle sociologique.

Je ne dirais donc pas qu'il y a une sorte de commandement métahistorique sur tout cela, mais que le gradient historique est donné par la relation paradoxale qui puisse être l'expression entre plan historique et plan métahistorique.

La guerre sainte – comment ignorer cet aspect, que nous voyons dans le jihad, d'une mobilisation des instances religieuse –, les instances de salut, les instances de sens, l'instance religieuse ou bien, comme l'appelle De Martino, ce retour sur scène de l'anthropogénèse dans tous les moments de crise… Il est impossible, avec un capitalisme qui mobilise la vie d'une façon si déchaînée, de ne pas employer comme contre-poison ce qu'on appelle traditionnellement, et de façon complètement partiale, l'instance religieuse. S'il est vrai que cette dernière met en relation l'actualité politique et la scène primaire de l'anthropogénèse, étant donné que le capitalisme travaille à partir d'éléments anthropogénétiques, ceux qui nous ont déterminés en tant qu'espèce, l'instance religieuse se trouve à Oakland.

Il serait intéressant de voir comment cela s'articule avec la catégorie de la retenue.
Paolo Virno :La notion de retenue a été employée par Esposito, par Schmitt… Mais là, le problème est celui du pouvoir destituant, qui ne veut en aucune façon toucher à la bipolarité pouvoir constitué/pouvoir constituant. Et on ne peut ne pas tenir compte d'une condition humaine qui est affectée par un haut degré d'instabilité. La question est alors de savoir comment le pouvoir destituant se confronte à l'instabilité, et donc, également, à l'agressivité typique de l'animal humain. C'est un problème qui reste, d'après moi, en dehors de la machine étatique.

Si tu veux être vraiment destituant, tu dois tenir compte de cette instabilité. Tu dois donc réfléchir aux dispositifs politiques – quels qu'ils soient : post-étatiques, destituants, non plus souverains – à l'intérieur-même de cette instabilité, qui font que, alors que les autres animaux s'agressent mutuellement pour une femelle ou pour un territoire, les hommes s'agressent pour des choses comme le prestige, l'opinion de soi…

Mais alors ce sont des éléments historiques, des invariants produits de la même façon dont a été produite cette espèce. L'invariant est l'historicité de l'espèce humaine. L'historicité est donnée sur un fait qui est celui de la potentialité qui, au contraire, n'est pas historique.
Paolo Virno :On a besoin d'une anthropologie matérialiste qui ait les épaules suffisamment larges pour envoyer paître n'importe quelle forme de naturalisme ingénu. En somme, il faut être assez équipés pour lier matérialisme historique et matérialisme naturaliste. Quand il parle de la crise, dans le sens philosophique le plus radical et le plus vaste, De Martino dit que la crise de la présence réside dans le fait que, à un moment toujours unique dans l'histoire, il y a une sorte de relation avec la scène de l'anthropogénèse.

L'autre point à prendre en compte est que cet ensemble de conditions, qui, en soi, ne sont pas destinées à un devenir, est ce qui permet un devenir limité et, qui plus est, déterminé. Mais c'est tout autre chose de dire que l'être humain avait une niche écologique, comme les corbeaux, ou les grenouilles, ou les têtards, avant de la perdre. C'est peut-être justement parce qu'il n'a pas de niche écologique, dans laquelle il y aurait un rapport entre ses gestes et ce qui lui est nécessaire pour survivre, que la question se renverse.

Il y a une épuisabilité du pouvoir, comme la faculté de langage qui, évidemment, si elle ne menait pas à un passage à l'acte, serait plus une façon d'imaginer comment nous serons à notre mort qu'autre chose. Le langage des animaux est aussi riche que le nôtre, mais il ne se distingue pas par une faculté de langage qui peut ensuite s'incarner. D'après moi, cette caractéristique fait de nous des êtres intégralement historiques et toujours historiques. Il est difficile de penser que nous avons perdu notre niche écologique parce qu'à un moment donné un mécanisme social nous l'a fait perdre. Il y a là, au contraire, la caractéristique transindividuelle de l'esprit humain, pour reprendre l'expression de Balibar ; il y a là ce qui fait qu'aucun individu humain ne peut vraiment représenter son espèce.

Certaines de tes objections sont très claires. Par exemple, quand tu affirmes que la biopolitique se concentre sur le biopouvoir, il est évident que tu tapes dans le mille, mais il s'agit d'une déclinaison particulière de la biopolitique qui s'est en effet concentrée sur le biopouvoir. Une partie de la biopolitique s'est concentrée sur le pouvoir ou, comme tu l'as dit, pense à la situation de l'esclave romain. Mais cela est lié à une lecture bien spécifique, d'Agamben surtout.

Toutefois, ta véritable différence avec la biopolitique émerge de tes objections, à savoir cette difficulté à penser que, conceptuellement, la faculté de langage est indissociable du langage historiquement parlé, cette difficulté à séparer potentialité et actualité.

Paolo Virno :Le virtuel, d'après moi, et sans aucune exagération, peut se traduire par la notion de non-potentialité. L'histoire de la philosophie n'est souvent pas très utile, mais elle l'est ici. Deleuze avait été fasciné par l'essai de Bergson dans lequel il affirmait que le possible est une construction postérieure à la réalisation du réel, que nous reléguons au passé, ce qui fait qu'au final le possible est stérile, car il n'est que la duplication de quelque chose de réel sous forme d'une sorte de copie que l'on fait passer pour un antécédent. La différence fondamentale qu'il y a chez Aristote est donc la différence entre puissance et acte en puissance, ce que Bergson puis Deleuze nomment le possible. L'acte en puissance c'est évidemment que je peux dire quelque chose sans avoir encore réalisé la performance linguistique. Mais un acte en puissance possible, dans la version Bergson-Deleuze, a toutes les caractéristiques d'un acte, sauf son devenir présent, sa réalisation. C'est sur le caractère amorphe et indivisible de la puissance qu'il insiste.

Reprenons l'exemple de la faculté de langage, même si ce n'est pas le seul. Ou la disposition à éprouver du plaisir. Je peux imaginer une chose qui me donne du plaisir, je peux imaginer éprouver du plaisir dans un acte potentiel ou possible. Mais la puissance est amorphe dans le sens qu'elle n'est pas déjà destinée à un nombre recensable d'actes potentiels. C'est pourquoi il me semble finalement que, quand Deleuze insiste sur le virtuel, dans sa grande fidélité à Bergson, il veut simplement répéter qu'on ne peut pas progresser sur ce possible qui est la copie du réel. J'embrasse une femme possible, mais qu'est-ce que je peux bien en faire, de ce possible ? Qu'y a-t-il de plus stérile, de plus paralysant que ce possible ? Alors que si tu mets en lien ce baiser donné à la femme avec la faculté d'éprouver du plaisir, voilà le virtuel dont on parle.

Si la puissance est amorphe, l'assomption d'une forme, d'une définition en tant que telle, est ce que certains appellent un événement, imprévisible, impossible. Je vais aller penser la puissance dans laquelle je dis qu'il y a les conditions pour son actuation, mais cette actuation, je ne peux pas la déduire : où est-ce que je la prends ? Que signifie alors l'actuation ? C'est bien le problème, car si je ne peux la déduire, alors la puissance me dit que, sur une toile de fond infinie ou amorphe, il se passe quelque chose. Le fait que quelque chose se passe, qui ne fait pas partie des conditions de la puissance, devient pour moi le lieu de la pensée. L'ontologie de l'actualité, dans le fond, signifie ceci, que ce n'est pas la puissance mais l'actualité qui m'interroge, car elle n'est pas contenue : alors que la puissance, je peux la penser comme la toile de fond, l'acte, je ne peux le penser avant qu'il n'advienne.

Nous sommes d'accord sur un point fondamental : il n'y a pas de rapport consécutif et réalisable entre puissance et acte. Il y a un rapport que je qualifierais même, pour faire bref, de négatif. Gardons au moins une cohérence de champ, disons que nous parlons, à présent, de la puissance linguistique et de l'acte linguistique, tenons-nous en à la puissance et à l'acte de langage. Quand je prends la parole et que je dis quelque chose, je suis effectivement en train de nier, dans un certain sens, cette amorphe potentialité de parler, et la chose pourrait, d'après moi, être mise au point avec davantage de clarté si nous liions puissance et acte. Dès le début naît le problème de l'articulation d'une temporalité typiquement humaine. Comment traduire, en termes temporels, acte et puissance ? Pour ma part, je traduis sereinement « acte » par « maintenant », « présent », « tout de suite », le signe du temps, tant il est vrai qu'on parle d'actualité. La chose intéressante est maintenant d'observer quelle dimension temporelle nous donnons à la puissance. Je dis ici, en réalité, ce qu'ont déjà dit Deleuze et Bersgon : non-maintenant, non-présent. Et si nous n'avions pas cette relation entre présence et non-maintenant, c'est-à-dire entre maintenant et non-maintenant, nous n'aurions ni histoire, ni détermination purement humaine, nous serions saturés. Moi j'ai horreur de la puissance, j'ai horreur du non-maintenant, si vous voulez j'ai horreur de cette mort au sein de la vie qui est une inactualité amorphe et durable. Ma faculté de langage est une inactualité amorphe, dans le sens de non-présence, qui m'accompagne tout au long de ma vie. Je veux pourtant réussir à nier, à jeter, à mettre de côté ce non-maintenant, et à être présent et donc vivant.

Je pense, de façon générale, que pour chaque discours sur le présent et sur la critique radicale du capitalisme, il est indispensable, comme vous le faites, de mentionner, de poser la question du lien étroit qu'il y a eu ou qu'il y aurait eu entre la dimension religieuse et la dimension de révolte politique dans l'expérience du jihad. Au-delà du jugement concret, historique, documentaire sur le jihad, il n'y a pas aujourd'hui, ni dans le monde arabe, ni en Italie, à Londres, à Paris, il n'y a pas aujourd'hui même à Oakland de mouvement capable de s'empêcher de transcrire, à sa façon – et c'est à chaque fois une façon complexe, qui reste entièrement à analyser, à expérimenter –des instances religieuses et de les englober. À condition qu'on entende, par instance religieuse, une instance de sens qui concerne son propre être au monde en tant que tel, qui concerne une instance de salut par rapport aux tourbillons d'insignifiance et d'amputation des propres possibilités vitales.

C'est là qu'émerge de nouveau le nom d'Heinrich, ce philosophe allemand de la science des religions, qui dit que là où il y a instance de salut, il y a religion, et vice versa. Naturellement il existe plus d'instances de salut que celles qui sont contenues dans l'horizon religieux, mais cette dialectique est en elle-même extraordinaire. Cette dimension peut nous faire dire que le jihad a été le symbole de ce croisement. Pour ce qui est de savoir s'il a été le symbole le plus puissant, celui dans lequel ce croisement s'est renforcé le plus et de la façon la plus instructive, nous en avons déjà discuté, et nous avons des opinions divergentes. Mais je suis convaincu, et je le reste, qu'il s'agit d'un point inévitable et je suis heureux, rien que pour ça, d'avoir pu en discuter avec vous.

Ne perçois-tu pas le risque que, en mettant ainsi au centre et en te focalisant sur la question religieuse dans les mouvements non-religieux – qui sont actuels, globaux, aux États-Unis en particulier, ceux des indignés – on finisse par reproposer une figure de la transcendance, de la verticalité de la politique ? Toute notre tentative de pouvoir destituant, une transcendance qui n'est clairement pas une théologie, est la tentative d'en finir avec toute verticalité, qui implique qu'il y ait toujours un deux, qu'il y faille toujours, à un moment ou à un autre, que quelque chose de vertical surgisse pour donner du sens. C'est ça, notre but, à travers la figure du pouvoir destituant : dénoncer toute dimension de transcendance de la politique, quelque athée qu'elle soit, même sous forme de rédemption. La question est alors de savoir si, pour toi, cette exigence de salut est une invariante de la nature humaine.
Paolo Virno :Oui, dans un certain sens, nous pouvons la qualifier d'exigence de salut. C'est un caractère supra-historique, tout comme toutes ses formulations ne peuvent être qu'historiques. La condition est historique dans sa formulation mais, par rapport à toutes les choses que nous faisons, il ne peut pas ne rien y avoir ultérieurement. Je pense que c'est lié à la néoténie, à l'absence de niche écologique, déterminée par une certaine relation entre la puissance et l'acte. Donc je pense aussi que l'instance de salut, que De Martino appelle le moment métahistorique de l'expérience, est même une réalisation présente de ces conditions fondamentales, et qu'elle est même réflexive par rapport à ces conditions invariantes.

Toutefois il convient de discuter des risques et de comprendre comment les limiter. La transcendance devrait évidemment être définie comme un comportement matériel, comme un hors de soi dans le monde. En citant une possibilité et l'autre, j'ai laissé en suspens la question de savoir s'il s'agit d'une condition de notre espèce ou d'une condition historique. Mais la transcendance ne signifie que cela, que je mets l'accent sur les limites de mon champ d'action. C'est une notion très plate, qui ne prévoit pas de transcendance politique ou de geste constituant, au contraire, elle fait elle-même partie du mécanisme destituant. Dans l'aspect concret de mon hic et nunc, de mon environnement historico-social, il y aussi la valorisation de ses limites, donc de l'au-delà. Mettre l'accent sur les limites de mon contexte veut dire mettre l'accent, du moins sur le principe, sur son au-delà, et cet aspect me semble très vraisemblable, concret et pas encore préjudicié. Il peut prendre une forme constituante et souveraine, mais il peut être un moteur extraordinaire pour le geste destituant. Extase constitutive ou destituante. Quand on parle de cette transcendance, et donc, aussi, de cette expérience “religieuse”, on peut trouver une sorte de noyau neutre qui, s'il est exposé, risque de prendre des directions diamétralement opposées.

Le thème de la niche fait penser, plus qu'à une verticalité, à une exigence de spatialité à l'intérieur de ce mouvement. À l'exigence de tracer une sorte de faille dans l'espace. D'un point de vue théorétique, il rappelle davantage le thème benjaminien du seuil que celui de la transcendance, de ce passage, de cette nécessité de spatialisation.
Paolo Virno :Je suis d'accord, et je pense qu'il est au moins possible d'imaginer ces nouvelles occupations comme une forme qui pourrait être équivalente, au sein du régime d'accumulation contemporain, à ce qu'a été, dans le régime précédent, la grève.
Ce qui voudrait alors dire que la grève est à l'intérieur de la société de la mesurabilité du temps, alors que nous sommes évidemment, à l'inverse, dans une phase où l'espace devient au moins une précondition pour nouer des relations.
Paolo Virno :Cette réticence à fournir des informations programmatiques – qu'il s'agisse de l'extase ou de la transcendance, nous parlons de façon hypothétique, empirique – en quoi consiste-t-elle, si ce n'est à se charger de tout ce qui ne peut être défini sous forme d'objectifs déterminés ?

Le capitalisme, d'après moi, est une des forces, un des éléments les plus importants qui soient. Dans ce cas, l'extrait de Benjamin saisit des choses, quoique de façon elliptique, sténographique, lorsqu'il affirme qu'avec le processus de sécularisation les catégories politiques n'ont plus rien à voir avec le domaine religieux, mais plutôt avec une façon différente de lier la politique et l'instance de salut. C'est pourquoi Benjamin dit que nous aboutirons à une religion cultuelle sans dogme, fondée uniquement sur des rites, une mise en relation du propre maintenant et le depuis toujours.

La façon radicale de s'opposer au capitalisme est alors de mettre en relation le propre maintenant et le depuis toujours, l'historique et le biologique. Donc oui, le capitalisme est religieux mais sa religiosité peut être autodestructrice comme la religiosité du drogué ou du joueur de poker, dont parle Heinrich, qui pourtant naissent d'une instance de salut.

Mais ne penses-tu pas que cet élément religieux, en tant que force qui anime les mouvements, est justement typique des mouvements prémodernes, contre lesquels émergent les grandes révolutions, la révolution française et la révolution russe ?
Paolo Virno :Non. Au-delà des dispositions législatives individuelles, des décisions des assemblées révolutionnaires de la Commune ou de la Révolution française, il y a la construction d'un horizon qui n'est jamais épuisable dans ce qui se déroule à l'horizon. Il est difficile de penser à la confrontation avec la douleur et la mort, il est difficile de penser aux revendications de liberté, d'égalité ou d'un revenu de solidarité – dans ce contexte où la vie est mise au service du travail – sans que, d'une façon ou d'une autre, on n'entende résonner aussi une instance de salut face à l'absurdité des phénomènes de la vie humaine, comme le vieillissement, la maladie, la mort…
Sous certains aspects, ce que tu dis rappelle une image avec laquelle Blanchot fait débuter ce texte magnifique qu'est La communauté inavouable. Nous sommes un horizon d'événementialité radicale. Le problème, toutefois, réside dans les procédés de subjectivation. Il faut complètement assumer l'aspect improbable de l'événement, de cet élément religieux qui émerge au-dessus de chaque projet, par sa présence pure et improbable dans l'événement. L'élément crucial est le processus de construction de cette subjectivité. Si l'instance est une instance de salut, reste le problème d'une continuité du projet de subjectivation dans l'improbabilité de l'événement.
Paolo Virno :Foucault, à la fin de son dialogue avec Chomsky, lui dit, pour ouvrir le débat, que les sujets se constituent par rapport à une conjoncture historique qui aurait très bien pu ne pas avoir lieu, c'est-à-dire qu'ils se constituent en tant que subjectivité, en tant qu'instance de libération du travail salarié, là où ni cette instance, ni le travail salarié n'étaient inclus dans la nature humaine. Il y a donc un élément de la subjectivation qui est historiquement positionné. La subjectivation est toujours liée à des opportunités ou à des contrastes, à une situation donnée qui ne devait pas nécessairement se produire.

Les subjectivités de notre temps, la libération des formes prises par le capitalisme, jouent sur le fait que le capitalisme engloutit toute la vie, pour qu'elle soit sa force valorisante. Et alors cette vie qu'il engloutit ne peut pas ne pas avoir de moments d'organisation autonomes.

Cette table ronde avec Paolo Virno s'est tenue le 26 novembre 2011 dans les locaux de la maison d'édition Cronopio, à Naples. Ont participé à la discussion, avec Paolo Virno, Pierandrea Amato, Adalgiso Amendola, Luca Salza, Adriano Vinale et le directeur de Cronopio, Maurizio Zanardi. Nous tenons également à remercier Maria Angela Citarella pour son travail minutieux de transcription de l'enregistrement audio de l'entretien. Traduction française de Victoria Rimbert.


[1] Mimesis, 2024, pp. 187-209

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11.11.2025 à 15:59

La Révolution est un processus, le mouvement des Gilets jaunes en fut une glorieuse étape

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Texte intégral (3493 mots)

Il y a sept ans, le mouvement des Gilets jaunes faisait irruption sur les ronds-points pulvérisant simultanément l'image d'un macronisme triomphant et les certitudes surannées d'une gauche impuissante. Pour cet anniversaire, Ritchy Thibault revient sur son expérience des ronds-points et des manifestations qu'il a rejoins à 14 ans. Il ne s'agit pas de commémorer l'évènement avec triomphalisme, défaitisme ou nostalgie mais de récapituler pour mieux le restaurer, ce qu'il a contenu de vérité et d'expériences pour des centaines de milliers de personnes qui se pensaient avant lui assignés à l'apolitisme.

Il y a sept ans, presque jour pour jour, naissait le mouvement des Gilets jaunes.
Pour les partisans du Grand Soir, selon lesquels la révolution se résume à la prise du pouvoir par des “masses” guidées par une avant-garde soi-disant éclairée, ce mouvement populaire et inédit sur de nombreux plans, fut un échec. Selon ces même personnes, les Gilets jaunes n'avaient pas la formation politique et la discipline nécessaires à la conquête du pouvoir - en d'autres termes le mouvement aurait souffert de l'absence d'un parti d'ampleur, apportant de la structuration et de la discipline politique.

À contre-courant de cette analyse surplombante et condescendante, je considère que ce surgissement populaire fût une étape essentielle du processus révolutionnaire.

*

Le 17 novembre 2018, alors âgé de 14 ans, je me rends sur le rond-point de Pineuilh, en Pays foyen, dans le Sud-Ouest. J'y arrive au petit matin aux alentours de 7h30, et au bout de quelques heures, je me retrouve entouré de près de 500 personnes. Il se passe à ce moment-là quelque chose de tout à fait incroyable, la mobilisation est énorme - 500 personnes pour un bled de quelques milliers d'habitants, c'est considérable. Parmi les gens mobilisés, il y avait des gens de ma famille maternelle, une famille de gitans espagnols arrivés en France il y a plusieurs générations sous le nom Domingo, qui sera vite francisé en Dominique. Je souligne cette présence car elle est absolument inédite. C'est en effet la première fois, avec les Gilets jaunes, qu'il y a eu une participation massive des populations romani et voyageuses [1] à un mouvement social en France [2]. Les nombreuses et fréquentes apparitions du drapeaux rrom dans les manifestations de l'époque sont une des illustrations de cet engagement.

Ce phénomène est symptomatique d'un élément important : les ronds-points occupés en continu pendant plusieurs semaines à partir du 17 novembres 2018, ont attiré des personnes, des groupes sociaux et des populations assignés à l'apolitisme. J'entends par assignation à l'apolitisme, une injonction symbolique et un conditionnement matériel, par le pouvoir et la société, adressés et imposés aux populations subalternes. L'injonction c'est de ne pas se mêler de la politique, de rester inerte sur ce plan, car ces personnes ne seraient ni légitimes, ni compétentes. Le conditionnement matériel, c'est le maintien dans une condition sociale et matérielle qui entrave de facto l'action politique. Lorsque l'on est assigné à l'apolitisme c'est-à-dire lorsque l'on appartient à un groupe à qui on rabâche et on fait comprendre de par son positionnement sociale et spatiale (en dehors de la cité), que la politique n'est pas son affaire -, on finit par intérioriser cela et par penser, qu'elle serait uniquement l'affaire des gens encravatés qui parlent bien.

Les Gilets jaunes, ont brisé cette assignation, les ronds-points furent en la matière des espaces d'émancipation, sur lesquels nous fûmes nombreux à prendre conscience que nous avions notre mot à dire sur l'ordre des choses, que nous n'étions pas condamnés à nous taire, et que nous étions pas obligés d'être habillés et de parler comme eux, pour défendre nos idées, nos visions du monde et de la société.

Les groupes romani et voyageurs ne furent pas les seuls à s'émanciper massivement de cette assignation à l'apolitisme, ce fut le cas de plusieurs autres groupes et collectifs de populations, je pense notamment aux personnes handicapées, en témoigne notamment la présence à Toulouse d'Odile Maurin, une des figures majeures de la lutte antivalidiste. Les personnes handicapées furent donc elles aussi très nombreuses dans ce surgissement insolent des apolitiques. Je pourrais également évoquer, l'investissement non négligeable des personnes à la rue, sans-abris, qui en particulier à Paris furent des visages importants et visibles du mouvement ; je pense à Anthony Pereira ou encore à Christophe Texier.

Pour résumer, grâce à la forme tout à fait inédite de l'expérience des Gilets jaunes - des groupes marginalisés et silenciés à l'extrême comme les Rroms et Voyageurs exposés à la violence de l'antitsiganisme, les personnes handicapées faisant face à la violence du validisme, et des personnes à la rue plongées dans la misère et la détresse sociale la plus aiguë - ont eu la possibilité de faire entendre leurs voix et des faire voir leurs corps dans l'espace public, là où ils sont habituellement si invisibilisés et invisibles.

Voilà le premier acquis majeur des Gilets jaunes sur lequel je voulais revenir.

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Parmi les autres acquis de cette grande mise en mouvement collective, il y eut une rupture, un cassage de l'isolement et l'atomisation sociale orchestrée par le capitalisme néo-libéral autoritaire. Le premier lieu sur lequel les gens se mobilisèrent à l'époque est tout à fait significatif de cela. En effet, un rond-point c'est un lieu sur lequel on passe, on se croise, pour aller déposer ses enfants à l'école, pour aller travailler, pour aller faire ses courses etc… Mais où l'on ne s'arrête pas, on ne se rencontre pas ; au mieux parfois on se klaxonne lorsqu'une voiture nous est familière.

Dans notre société, les lieux collectifs où l'on peut se retrouver, passer du temps ensemble, faire société, se raréfient de manière alarmante ou, devrais-je plutôt dire, sont à dessein raréfiés par l'État dans la logique d'atomisation sociale. Les Gilets jaunes ont brisé cela, en subvertissant un lieu sur lequel nous sommes censés circuler sans s'arrêter. Ils ont en quelque sorte arrêté le temps, du moins arrêté le temps des dominants, pour imposer le leur.

À l'époque, j'ai le souvenir vif, de ces gens qui se sont sentis revivre, qu'il se sont sentis ré-appartenir à l'Humanité. Je me souviens des retraités aux pensions misérables et de tous les autres miséreux qui, comme eux, ont retrouvé la dignité sur les ronds-points. Les Gilets jaunes ont sauvé des vies, ils ont permis à un bon paquet de gens qui étaient seuls enfermés et désespérés chez eux, d'échapper au suicide et de reprendre goût à la vie.

J'ai le souvenir de ces longues nuits d'automne passées aux bords des feux de palettes dans les vieux bidons d'huile mécanique, autour desquels nous partagions des moments de vie d'une incroyable richesse émotionnelle. Je me souviens également de tous ces gens qui, pour X ou Y raisons, ne pouvaient pas s'arrêter parmi nous sur les ronds-points mais qui participaient à la lutte, au combat, en nous donnant des sacs pleins de nourriture ou des sous pour en acheter.

Tout cela fut éminemment politique, la plus belle qui puisse exister. Nous étions nombreux à nous sentir appartenir pour la première fois de notre vie, à quelque chose de plus grand que nous, à se sentir responsable de notre destin collectif. Ce sentiment de responsabilité, donna lieu à de longues discussions pleines de gravité pour réfléchir à comment faire ? Comment faire pour renverser la pyramide et arracher une vie meilleure [3].

Nous ne réfléchissions pas par pur plaisir de la réflexion, mais dans la perspective d'agir, de mener des actions pour faire bouger les choses. Ces réflexions et ces actions, furent notre formation politique, la meilleure qu'il puisse y avoir : nous apprenions en faisant. Nous avons ainsi acquis de nombreuses pratiques d'auto-défense, j'y reviendrai juste après.

Avant cela j'aimerais préciser que les ronds-points ont certes été évacués avec une grande brutalité par le pouvoir conscient du danger qu'ils représentaient pour ses intérêts, mais que pour autant les Gilets jaunes ont su créer et maintenir des espaces-temps et des lieux mettant à mal l'isolement et l'atomisation sociale à laquelle œuvre le régime. Nous pouvons citer des ronds-points qui continuent à être régulièrement occupés et ce 7 ans après le début des occupations : le rond-point des Vaches à Rouen, celui de Aumetz dans le département de la Moselle sur lequel je me suis rendu au mois de septembre 2025, ou encore celui de Besançon qui est occupé quasiment tous les samedis. Il y a également des lieux permanents, de subsistance, de résistance et d'émancipation qui sont nés des Gilets jaunes. Comme l'épicerie autogérée La Source à Dunkerque lancée par notre brave camarade Fabrice Joyeux, décédé il y a peu. Ou encore la Maison du peuple, lieu d'accueil et d'hébergement inconditionnel à Nantes.

C'est en réalité et au bas mots, plusieurs centaines de collectifs, d'associations, de coopératives, de lieux et d'espace-temps ritualisés, qui sont nés dans le sillage des Gilets jaunes. Ils sont à minima précieux en cela qu'ils permettent à beaucoup de sortir de l'isolement et de s'inscrire dans des cadres collectifs, et ils sont dans l'idéal des préfigurations, des avant-postes de la société, du monde meilleur que nous voulons construire. Je sais que des camarades travaillent en ce moment à leur recension la plus large.

***

Je le disais plus haut, les Gilets jaunes ont également permis l'acquisition à une échelle importante de pratiques et de stratégies d'auto-défense et d'autonomie populaire. En premier lieu, face à la confrontation directe avec le brutal et sanglant appareil coercitif de l'État. Les Gilets jaunes et en particulier les nombreuses aides-soignantes qui composaient le mouvement ont constitué un nombre considérable de brigades de street-medics, pour prendre en charge le plus rapidement possible les personnes à qui la police et la gendarmerie infligeaient des blessures et mutilations graves.

Nous avons également acquis des méthodes déjà bien expérimentées d'auto-défense juridique comme la pratique de la défense collective, pour se protéger collectivement face aux méthodes policières et judiciaires encourageant la délation et infligeant des traitements différenciés en fonction notamment du statut socio-racial. Nous l'avons fait à l'aide d'avocats comme Alexis Baudelin. Alexis sur qui je me permets de digresser. Le mouvement des Gilets jaunes l'a totalement absorbé au point qu'il quitta le cabinet d'affaires dans lequel il travaillait jusqu'alors pour aller défendre les militants, brandissant un étendard noir en manif et allant jusqu'à être interpellé et placé en garde à vue pour sa simple participation à ces dernières.

Il y aussi évidemment le fait de filmer et de documenter les violences de la police et de la gendarmerie pour les mettre en lumière et ainsi contrer l'invisibilisation et le déni dont elles firent l'objet. Au-delà de la mise au jour de ces violences, il y eut également la volonté de montrer les images des manifestations, en particulier leur ampleur impressionnante face à leur minimisation grossière. Mais aussi la volonté de faire écho aux revendications et aux messages des gens mobilisés. En somme, il y avait un besoin d'auto-défense médiatique face aux médias aux ordres, relayant la propagande du pouvoir pour défendre les intérêts de leurs propriétaires milliardaires.

Les gens mobilisés ne pouvaient compter que sur eux-mêmes pour mener cette guerre des images et des récits. C'est pourquoi, armés de nos téléphones portables nos inondions la toile avec nos propres images, celles qui n'étaient jamais montrées dans les médias dominants. Ils montraient en continu, lors de leurs éditions spéciales, les feux de poubelles et les vitres brisées et nous, nous montrions les visages de nos camarades éborgnés et mutilés par dizaines.

Face à cet enjeu crucial de la production d'images fidèles à nos réalités, nous avons pris les choses en main. Des dizaines de personnes sont devenues reporters, certains se qualifient de reporters citoyens. Je pense notamment à des gens comme le youtubeur Adrien AdcaZz, qui avant les Gilets jaunes avait une chaîne sur laquelle il faisait essentiellement de l'urbex, et qui pris dans le mouvement, s'est mis à capturer des moments particulièrement importants ; on lui doit notamment un vibrant et saisissant reportage sur l'émeute du 1er décembre 2018.

Les Gilets jaunes ont aussi très vite eu conscience, qu'il y avait d'autres champs sur lesquels les classes populaires devaient gagner en autonomie ; je pense à la bataille culturelle, la guerre des idées et récits. C'est pourquoi très vite les gens se sont spontanément orientés vers d'autres sources, d'autres canaux pour s'outiller politiquement. Des médias en ligne comme lundimatin ont vu exploser leur consultation durant les premières semaines du mouvement, allant jusqu'à atteindre un pic de 500.000 fréquentations par mois [4].

Dans la même perspective, de nouveaux médias digitaux sont nés de ce mouvement, je pense notamment à Cerveaux Non Disponible qui est désormais suivi par plus d'un demi-million de personnes rien que sur Instagram. Ce dernier est devenu un repère essentiel, en particulier pour les jeunes générations militantes qui aiguisent leur grille de lecture du monde à travers un contenu de qualité et accessible, produit par les camarades de cet espace médiatique.

Je pourrais encore m'étaler à citer une myriade d'autres connaissances et pratiques acquises de manière plus ou moins collective pendant les Gilets jaunes, mais je pense avoir déjà réussi à faire comprendre l'idée que ce mouvement a puissamment armé les esprits et les corps, donnant ainsi les moyens de se défendre et de contre-attaquer face à ceux d'en haut.

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Cette fantastique insurrection a également eu le mérite de faire surgir des héros et des modèles populaires auxquels les gens peuvent aujourd'hui s'identifier fièrement.

Je vais n'en citer qu'un seul car si l'on devait mettre un visage sur le mouvement des Gilets jaunes, ce serait sans hésitation le sien. Il s'agit de Christophe Dettinger, le Yéniche du 91, ex-champions de France de boxe. Aujourd'hui, il ne se passe pas une journée sans que plusieurs personnes viennent le voir, en lui disant : “Merci pour ce que vous avez fait”.

Les gens lui sont reconnaissants. Reconnaissant car à travers les coups de poing donnés dans les boucliers et les casques des robocops de la gendarmerie mobile sur la passerelle Léopold Sédar Senghor, le samedi 5 janvier 2019 - il a fait reculer l'injustice. Son geste incarne une devise cardinale pour les gens d'en-bas : “Les plus faibles, on les défend”, c'est d'ailleurs les mots qu'il utilisa pour expliquer son acte spontané.

Habituellement, les gens se sentent désarmés et impuissants face aux nervis en uniforme mais à travers ses coups de poing, Christophe a montré qu'il est possible de lever la garde et de rendre les coups. Le 5 janvier 2019, nous étions des millions à ressentir de la fierté, la fierté de voir l'un des nôtres faire reculer ceux qui prennent un plaisir sadique à nous mettre à genoux et à nous maltraiter.

Les gens ne font pas confiance aux discours creux, hypocrites et manipulateurs des politiciens qui aiment s'écouter baragouiner sans fin. À contrario, les gestes forts et braves comme ceux de Christophe le 5 janvier 2019, suscitent une confiance sans faille.

Dans une société, où il n'y a quasiment que des guignols en quête d'argent et de gloire qui sont mis en avant dans les médias, les journaux, au cinéma et sur les réseaux - les Gilets jaunes ont permis l'émergence de vraies gens, de figures, auxquelles ont peut s'identifier.

Ils ont leur Benalla, nous avons notre Christophe.

*****

Les Gilets jaunes, ne sont pas morts. Ils sont là partout où il y des combats à mener. Pendant les mouvements contre la réformes des retraite de 2019 et 2023, ils furent la locomotive de la contestation, se plaçant ostensiblement à la tête des manifestations syndicales. La radicalité et l'énergie de ce mouvement sont contagieuses. Des organisations comme les Soulèvements de la Terre, ont été imprégnées et inspirées par cette glorieuse lutte. Les émeutes pour la justice, menées par la jeunesse des quartiers populaires à l'été 2023 après la froide exécution de Nahel Merzouk, se sont également inspirées de l'épisode des Gilets jaunes. En témoigne la volonté de cette génération marquée par les images des émeutes fluorescentes du 1er décembre et du 16 mars 2019 sur les Champs-Élysées - d'aller sur cette avenue bourgeoise proche des lieux de pouvoir, le soir du 1er juillet 2023.

D'autre part, nous l'avons vu plus haut, ce mouvement d'ampleur a permis l'acquisition d'un ensemble de connaissances, de pratiques, d'espaces, de symboles etc. qui sont d'une grande utilité dans les luttes actuelles et pour celles à venir.

La Révolution n'est pas l'insurrection d'un Grand Soir, c'est un processus long qui comprend notamment l'articulation d'un ensemble d'insurrections permettant de gagner des positions stratégiques sur le champ de bataille, face à l'ordre établi que l'on veut défaire.

Moi qui suis politiquement un enfant des Gilets jaunes, je me devais aujourd'hui d'écrire pour rendre justice à celles et ceux qui se sont soulevés et qui ont affronté vaillamment à leur corps défendant, pendant plusieurs années un État dont la brutalité ne cesse de croître. Je dis à mes camarades : tout ce que nous avons fait n'est pas vain, l'héritage de notre mouvement est partout autour de nous, il est vivant. Le mouvement des Gilets jaunes est une glorieuse étape du processus révolutionnaire est c'est ainsi que l'Histoire populaire le retiendra.

Ritchy Thibault


[1] C'est-à-dire des Roms, Manouches, Gitans, Sinti, Yéniches et Voyageurs.

[2] Notons que, dans un contexte très différent, ces populations participèrent massivement à la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Voir Lise Foisneau, Les Nomades face à la guerre, Paris, Klincksieck, 2022.

[3] Ritchy Thibault, Arrachons une vie meilleure, Paris, Massot Editions, 2024.

[4] NDLR : En réalité, pour le mois de décembre 2018, 1,2 millions de pages consultées.

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11.11.2025 à 15:02

Logiciel libre et économie de l'ubique

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Ubique, une enquête [5/5]

- 10 novembre / , ,
Texte intégral (8157 mots)

On appellera « ubique » tout ce que l'on désigne tantôt par le signifiant « informatique », tantôt – et de plus en plus – par celui de « numérique ».

L'ubique est le nom et l'objet d'une enquête. Celle-ci a pour objectif de déterminer le caractère révolutionnaire ou contre-révolutionnaire de l'ubique. Peut-on se fier et prendre appui sur l'ubique dans une visée émancipatrice ? Ou, au contraire, l'ubique doit-elle être combattue en raison des incomparables moyens de contrôle et de domination qu'elle fournit ?

[Lire le premier épisode], le second, le troisième et le quatrième

Ubique et logiciel libre

Il y a au moins un livre que vous avez lu, c'est 1984. Donc, vous ne direz pas que vous ne saviez pas que la disparition des mots induit la disparition des concepts qu'ils signifient. Donc, vous ne ferez pas les étonnés si, à force de parler d'« open source » au lieu de « logiciel libre », vous voyez s'effacer la dimension éthique de la mise en commun des compétences pour améliorer un logiciel. Donc, vous ne viendrez pas pleurer quand on vous aura braqués en vous parlant de protection de la « propriété intellectuelle » quand il s'agit de « monopole temporaire d'exploitation ».
Sandra LUCBERT, La Toile, Paris, Gallimard, 2017, p. 130

Le logiciel libre est apparu dans notre éthique de l'ubique comme un point incontournable sur la voie d'une informatique émancipatrice. Nous avons toutefois pris soin de le distinguer d'emblée du logiciel dit « open source ». Or cette tension entre logiciel libre et open source s'avère aussi riche d'enseignements quant à la nature du logiciel que celle que nous avons mise en lumière entre ce que nous avons appelé « le pôle numérique » et le « pôle informatique » de l'ubique. Examinons donc plus en détail ce qui différencie le logiciel libre de l'open source.

Le concept de logiciel libre est né en réaction au moment où le logiciel est devenu une marchandise, au sens capitaliste du terme, c'est-à-dire susceptible de générer de la survaleur. En effet, les logiciels des premiers ordinateurs, destinés aux milieux universitaires, étatiques ou aux grandes entreprises, étaient considérés comme des externalités sans valeur marchande, permettant uniquement d'exploiter ce qui représentait alors la source de profit de l'ubique : la vente de matériel, soit, à l'époque, des ordinateurs gigantesques aux prix exorbitants. Dès lors, les constructeurs d'ordinateurs distribuaient leurs logiciels sans aucune contrainte, en particulier pécuniaire, et sous une forme permettant aux utilisateurs de modifier ces logiciels pour les adapter à leurs propres besoins.

Puis avec la démocratisation de l'ubique, portée en grande partie par l'avènement du microordinateur pouvant équiper les foyers, une industrie du logiciel émergea – revendiquant l'exclusivité de l'édition et de la distribution de programmes d'ordinateurs, en s'appuyant sur le principe capitaliste permettant de les transformer en produits marchandisables : la propriété privée. Les logiciels, au lieu d'être distribués sans contraintes, se virent affublés de divers artifices permettant de s'en réserver la propriété technique : systèmes anti-copie, clef d'activation, ou juridiques : copyrights, brevets, secrets industriels, etc.

L'histoire raconte que Richard Stallman, hacker au laboratoire d'intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology – ou MIT, l'un des principaux centres de recherche où l'ubique naissante s'était développée depuis l'après-guerre – se trouva confronté à l'impossibilité de modifier le comportement d'une imprimante pour l'adapter afin d'être averti des bourrages papier qui arrivaient fréquemment. La raison de cette impossibilité venait du fait que le constructeur de l'imprimante la livrait avec un logiciel capable de la contrôler – un pilote – en interdisant toute modification de ce logiciel et en ne fournissant pas son code source – la suite d'instructions écrite et lisible par un programmeur ubique – mais uniquement sa version binaire – ces même instructions encodées sous forme de 0 et de 1, exécutable par un ordinateur mais largement inintelligible pour un humain.

Révolté par cette impossibilité d'échapper aux contraintes imposées par l'éditeur du logiciel – ici, le constructeur de l'imprimante, Stallman lança le mouvement du logiciel libre afin de constituer un socle de logiciels inappropriables garantissant la liberté de ses utilisateurs. Il s'appuya pour ce faire sur un instrument juridique, une licence d'utilisation des logiciels définissant les quatre libertés constitutives du logiciel libre : la liberté d'utiliser le logiciel pour n'importe quel usage, la liberté d'étudier son fonctionnement et de le modifier pour ses propres besoins, la liberté d'en redistribuer des copies et la liberté de diffuser ses propres versions modifiées.

Nous pouvons d'ores et déjà tirer quelques constats de cette anecdote narrant la genèse du logiciel libre et la définition de ce dernier selon les quatre libertés que nous venons d'énumérer. Tout d'abord, la liberté dont il est question dans le logiciel libre n'est ni celle de l'éditeur, ni celle du programmeur, mais celle de l'utilisateur de ce logiciel. Celui-ci ne doit pas voir son utilisation du logiciel contrainte par ceux-là. Cela rejoint et satisfait l'exigence éthique de maîtrise du sens donné aux calculs ubiques vis-à-vis du réel. Mais il importe également de réaliser que cette liberté de l'utilisateur repose sur la possibilité de celui-ci à comprendre et modifier le logiciel. Quand bien même il n'aurait pas les compétences techniques pour le faire, rien ne doit le lui en empêcher. C'est donc sur une négation de l'opposition, par essence capitaliste, entre producteur et consommateur, que se base le logiciel libre. Pour ne pas être soumis aux desiderata de la personne ayant produit le logiciel, celle qui l'utilise doit pouvoir à son tour saisir, participer à, et au besoin améliorer son processus de production.

Ensuite, il n'est pas anodin que l'acte de naissance du logiciel libre ait été provoqué par – ou plutôt en réaction contre – l'entreprise de marchandisation du logiciel. Il est peut-être encore un peu tôt pour en déduire que le logiciel libre est fondamentalement anti-capitaliste, mais il est en tout cas indéniable qu'il s'érige contre tout principe d'appropriation – du code et idées logicielles. Il ne s'agit pas d'opposer à la propriété privée, une propriété publique, ni même collective. Du point de vue du logiciel libre, le logiciel se situe complètement en dehors de toute notion de propriété. Et cette exclusion de la sphère de la propriété est en tout point conforme et découle directement de la nature de l'ubique, telle que notre enquête l'a exposée : tout logiciel n'a d'autre principe que d'effectuer des opérations mathématiques sur un modèle numérique de la réalité. Si une opération ou une collection d'opérations mathématiques devenaient appropriables, c'est tout un champ des mathématiques reposant sur ces opérations qui serait inaccessible – sauf à son propriétaire. Le logiciel libre a ce mérite d'avoir mis en évidence que tout logiciel – par nature mathématique – est inappropriable.

Enfin, les libertés qu'énoncent le logiciel libre ont une implication importante : celle d'imposer la disponibilité du code source, seul à même de permettre d'étudier le fonctionnement du logiciel et de le modifier à sa convenance. C'est uniquement cette dernière caractéristique que retiendra l'initiative open source.

Celle-ci s'est fondée sur la crainte que les principes éthiques du logiciel libre soient si drastiques qu'au final ils ne freinent sa propagation et son adoption, en détournant les acteurs économiques – les entreprises – de l'utiliser et de participer à son développement. Face à cette crainte, les promoteurs de l'open source ont mis en avant que l'ouverture du code source s'alignait parfaitement avec les impératifs de réduction des coûts, d'efficacité, de pérennité et de rentabilité des entreprises.

Ce qui a motivé la création de l'open source est d'emblée son adéquation avec les principes capitalistes. Premièrement, même si rien n'interdit de faire payer des licences d'utilisation d'un logiciel open source, le code source étant disponible, n'importe qui peut se le procurer gratuitement. Ainsi utiliser des logiciels open source permet d'économiser sur le coût d'achat des licences. Quant aux entreprises produisant des logiciels open source, elles peuvent monnayer les divers services associés : installation, formation, maintenance, personnalisation, etc. Deuxièmement, le code d'un logiciel open source étant potentiellement exposé à une masse de relecteurs, ses failles sont d'autant plus susceptibles d'être détectées et corrigées, produisant ainsi des logiciels plus sûrs et plus performants. Troisièmement, n'importe qui étant capable de reprendre et faire évoluer le code d'un logiciel open source, les entreprises utilisatrices se libèrent de la soumission à un unique fournisseur.

On comprend donc aisément la nécessité de se distinguer de l'open source dans une éthique visant à s'émanciper du pôle numérique, capitaliste, de l'ubique. Toutefois, il faut bien réaliser qu'un même logiciel peut être considéré comme libre ou open source. Tout dépend de la licence selon laquelle il est distribué : soit celle-ci respecte les quatre libertés du logiciel libre, soit elle se contente de stipuler l'ouverture du code – par exemple en interdisant de redistribuer soi-même toute modification pour que l'éditeur d'origine en garde l'exclusivité. Même un logiciel sous licence libre peut tout à fait être considéré comme open source – puisqu'il implique la disponibilité du code source. L'inverse n'est pas systématiquement vrai, les quatre libertés devant être respectées pour être qualifié de logiciel libre. Ce qui importe en fait, ce sont les motivations ayant présidé à l'élaboration du logiciel.

Ainsi, le célèbre navigateur web Firefox s'est ouvertement revendiqué à sa création de l'open source. Il s'agissait de bâtir un concurrent économique à Internet Explorer – logiciel propriétaire alors en position dominante, édité par Microsoft – qui puisse pallier aux déficiences de ce dernier et lui prendre des parts de marché grâce à de meilleures performances et un respect des standards. Pourtant, comme la licence d'utilisation de Firefox respecte les quatre libertés fondamentales du logiciel libre, il peut également être considéré comme tel. C'est ce qui a permis par exemple le développement de Tor Browser, qui s'appuie sur le code source de Firefox pour proposer un navigateur garant de la vie privée de ses utilisateurs.

On peut ainsi considérer que, schématiquement, la quasi totalité des motivations présidant à l'élaboration d'un logiciel résultent de deux ordres. Soit elles sont économiques : le logiciel est développé pour engendrer un profit, que ce soit de par lui-même en tant que marchandise – si toutefois cela est possible, nous reviendrons sur ce point dans un prochain volet de notre enquête – ou en optimisant un processus de production. C'est bien entendu le cas de tout logiciel dit « commercial », « propriétaire » ou « privateur », distribué uniquement sous forme exécutable par un ordinateur sans dévoiler son code source, seul compréhensible par un humain. Mais c'est également la motivation des logiciels open source, puisque nous venons de voir qu'on les qualifiait ainsi pour mettre en avant leur capacité à coïncider aux injonctions capitalistes.

Soit le développement du logiciel est motivé par la recherche d'une solution ubique à un problème. En d'autres termes, le logiciel est cette fois créé avant tout pour répondre à un besoin. Un logiciel libre ne saurait avoir d'autre but : il est uniquement développé pour l'usage que l'on en fait, en dehors de toute considération économique. De telles considérations économiques n'interviennent pas dans la conception d'un logiciel libre. Ce qui ne signifie pas que ce dernier ne puisse générer par la suite des bénéfices purement économiques. Mais les logiciels libres se situent sur un autre plan, indifférent à leur potentielle valeur économique : celui de la signification des opérations ubiques qu'ils mettent en œuvre. Un logiciel libre n'existe que pour faire ce pour quoi il existe. Et l'intégralité du sens des modélisations ubiques sur lesquelles il opère réside entièrement dans cet objectif. Il n'existe pour un logiciel libre aucune fin — ni économique, ni autre – qui lui soit extérieure. Le logiciel libre s'inscrit dans un plan d'immanence.

Il y a là un renversement complet de la logique capitaliste de la marchandise où la valeur d'usage — ce à quoi sert la marchandise – n'est qu'accessoirement le support de la valeur d'échange – ce que vaut la marchandise. Selon l'exemple classique, il est indifférent au capital que l'on vende des armes ou des jouets, ce qui compte est le prix auquel les marchandises s'échangent. Pour le logiciel libre, ce qui compte est le traitement ubique qu'il met en œuvre.

Que cela génère ou pas un gain économique est une conséquence subsidiaire dont le logiciel libre n'a que faire. Alors que c'est la raison d'être du logiciel open source.

Là est la différence entre open source et logiciel libre. Et là se situe le caractère éminemment éthique du logiciel libre. Or la conscience de cette nature véritablement éthique est largement absente chez les militants du logiciel libre, y compris dans le socle théorique sur lequel s'appuie cette communauté. L'éthique y est pourtant souvent évoquée, mais comme synonyme de la morale, se référant à des valeurs transcendantales, telles que liberté, égalité, fraternité. Il est vrai que ces valeurs s'incarnent dans le logiciel libre. Il est vrai que chacun est libre d'utiliser un logiciel libre comme il l'entend, de l'étudier, de le copier, de l'améliorer et de redistribuer ses versions modifiées. Il est vrai qu'avec le logiciel libre, toutes les utilisatrices et tous les utilisateurs sont égales et égaux, personne n'a de pouvoir sur personne. Il est vrai que le logiciel libre encourage la coopération fraternelle et à aider les autres. Mais ce n'est qu'en distinguant, comme nous l'avons fait au précédent volet de notre enquête, morale et éthique, que se dévoile la puissance profondément éthique du logiciel libre, en permettant aux pratiques ubiques de s'émanciper du pôle numérique en allant à l'encontre des principes capitalistes.

L'affirmation d'un caractère anti-capitaliste intrinsèque au logiciel libre est sans aucun doute un axe à développer, non seulement dans le cadre de notre éthique de l'ubique, mais également dans les pratiques et les discours des militants du logiciel libre. Il faut laisser à l'open source la crainte de déplaire au secteur économique. Au contraire, il s'agit pour le logiciel libre d'assumer une sortie de l'économie. Car toute économie du logiciel est une fiction aux effets pourtant bien réels, empêchant notamment d'échapper au pôle numérique de l'ubique. C'est ce que le prochain volet de notre enquête explorera…

Économie de l'ubique

L'exposition doit faire prendre conscience des mécanismes d'exploitation qui s'épanouissent avec le Web, le numérique ayant transformé les enjeux économiques. Sur Internet, les biens de connaissance ne sont plus rivaux, ils se multiplient sans s'annuler, ce qui a deux conséquences. D'une part, une abondance de données s'offre au cerveau, mais leur nombre même fait que celui-ci ne peut pas leur accorder à toutes de l'attention : la bataille pour le clic est ainsi devenue un enjeu stratégique majeur. D'autre part, les données sont aujourd'hui si faciles à stocker que cette opération est dévaluée au profit de la mise en relation des informations, opération que seul un cerveau humain peut accomplir. On fabrique donc du profit grâce à l'interaction des humains utilisant le Web. Comment mobiliser et connecter le plus grand nombre d'internautes le plus longtemps possible ? En utilisant le plaisir de l'internaute. Qui est exploité ? C'est un “nous”, la somme des perceptions et actions des utilisateurs : nous participons à l'amélioration d'un algorithme en remplissant les captchas, nous travaillons à l'écriture d'un manga/d'une série en débattant sur des forums de fans, nous accroissons l'attractivité d'un produit hors de prix en participant à un concours de logos pour Apple.
Sandra LUCBERT, La Toile, Paris, Gallimard, 2017, p. 102

Notre enquête nous a amenés à distinguer – d'après la nature même de l'ubique qui ne peut agir que dans le champ de ce qui est calculable – deux pôles en son sein. Le premier – que nous avons qualifié de numérique – présente une tendance à préserver et conforter l'ordre social actuel, i.e. le capitalisme. Le second pôle – que nous avons appelé informatique – tend au contraire à produire, à travers une Éthique – que nous avons pris soin de distinguer d'une Morale – des moyens de s'opposer à cet ordre dominant. Dans cette éthique, le logiciel libre – ici encore, à distinguer du logiciel open source – semble constituer une ligne de fuite incontournable, de par sa position en dehors et contre toute considération économique.

Mais quelle peut être une Économie de l'ubique ? Comment le capitalisme, en tant que système dominant reposant en première instance sur l'Économie politique, a pu intégrer dans ses mécanismes de valorisation les produits du travail ubique ?

Car aux yeux de l'Économie – au sens capitaliste du terme – les fruits de l'ubique sont de bien étranges produits, échappant pour l'essentiel aux critères définissant ce qui constitue une marchandise, si bien qu'on a commencé à parler à un moment donné du secteur économique de l'ubique comme d'une nouvelle économie. Les logiciels ont en effet cette particularité d'être soit suffisamment génériques pour être en tant que tels exactement identiques pour l'ensemble de leurs utilisateurs, soit, au contraire, spécifiquement adaptés à un utilisateur particulier, sans aucune utilité pour qui que ce soit d'autre. Dans le premier cas, le coût de reproduction du logiciel étant quasi nul, le prix de cette marchandise tend irrésistiblement vers zéro – soit une marchandise gratuite et donc sans intérêt pour le Capital. Dans le second cas, le logiciel peut être assimilé à une œuvre d'art qui, de par son caractère unique, échappe aux lois du marché quant à la fixation de son prix, qui est inestimable.

Cette double impossibilité à faire du logiciel une marchandise n'a posé aucun problème avant la naissance d'une industrie du logiciel. Au contraire, elle était pleinement assumée, puisqu'on n'imaginait pas alors que le logiciel puisse être une marchandise, seul l'était le coûteux matériel permettant de faire tourner ces logiciels fournis gratuitement et sans restriction d'usage. Mais dès lors que ce sont créées dans les années 1970 des entreprises ayant pour objet de vendre des logiciels, il fallut passer outre la contradiction entre logiciel et marchandise. Ce fut fait par l'intermédiaire de divers artifices juridiques ou techniques : licences d'utilisation, copyrights, brevets, DRM, mécanismes de protection contre la copie…

Ces stratégies permirent dans un premier temps la constitution d'immenses fortunes – au premier rang desquelles, celle de Bill Gates et Microsoft, mais l'on peut également citer Larry Ellison d'Oracle, qui comme Gates a figuré un temps au rang de première fortune mondiale – semblant avaliser le fait que la commercialisation de logiciels offrait un nouvel espoir pour l'accumulation du capital. Cela ne doit pas masquer le fait que ces astuces en trompe-l'œil n'ont pu être mises en œuvre qu'au prix de tordre le cou aux règles régissant fondamentalement le capitalisme, au premier chef à la soi-disant sacro-sainte concurrence libre et non faussée. Le principe commun à tous ces artifices juridiques et techniques est en effet de conférer un monopole à leur détenteur, délimitant de fait une propriété de laquelle tout concurrent est exclu. Mais une propriété bien étrange, entourant d'une clôture non seulement le produit particulier sur lequel elle est revendiquée, mais plus largement, spécialement via des brevets logiciels, sur tout logiciel fonctionnellement ou apparemment similaire.

Or une des caractéristiques économiques d'un logiciel est d'être indivisible, non rival et non exclusif. Indivisible car le coût de production d'un logiciel est indépendant du nombre de ses utilisateurs, une fois le logiciel écrit, le coût de reproduction est quasi nul. Non rival car un logiciel ne s'use pas lorsqu'on l'utilise et reste entièrement utilisable par d'autres. Et non exclusif car celui qui l'utilise ne peut pas a priori exclure tout autre utilisateur potentiel.

C'est à l'encontre de ces propriétés naturelles du logiciel, que se sont dressés les divers artifices juridiques et techniques cités, allant ainsi à rebours de l'activité capitaliste habituelle, qui est de lutter contre la rareté. Avec les brevets, les copyrights, les licences d'utilisation, les mesures techniques de protection, etc. l'industrie du logiciel s'est évertuée à restaurer une rareté artificielle dans une économie d'abondance.

Ces artifices se sont doublés de stratégies commerciales typiquement anticoncurrentielles. On peut citer la vente forcée de logiciels, systèmes d'exploitation, suites bureautiques ou navigateur Web – en l'occurrence Windows, Microsoft Office et Microsift Internet Explorer – avec chaque ordinateur ; ou les stratégies de capture – lock-in – rendant trop coûteuse la migration vers des logiciels concurrents, quand bien même ils posséderaient des avantages techniques ou économiques ; ou encore le rachat de petites entreprises concurrentes dès qu'elles émergent et avant qu'elles n'atteignent un poids susceptible de remettre en question le monopole ; le non-respect volontaire de standards, interdisant à tout concurrent d'interopérer avec le logiciel dominant…

Au final, si des fortunes ont pu s'établir via la marchandisation de logiciel, cela n'a pu advenir qu'au prix d'une dénaturation tout à la fois de ce qu'est un logiciel, mais aussi des préceptes mêmes de la marchandisation. Mais tôt ou tard, la Nature reprend ses droits. De fait, la marchandisation de logiciels en tant que tels est devenue de nos jours une activité marginale.

On peut invoquer comme explication à cet état de fait, la dématérialisation progressive des logiciels, qui ne sont aujourd'hui plus guère distribués autrement qu'en ligne. Alors que lorsqu'un support physique – bande magnétique, cassette, disquette, CD-ROM, DVD… – était nécessaire à leur diffusion, ce dernier pouvait justifier à lui seul qu'un prix soit fixé à leur achat – ce qui a été le mode de vente des sharewares, mais aussi des logiciels libres à leur origine : l'acheteur devait simplement s'acquitter du prix du support et des frais d'expédition. Et cette dématérialisation n'a fait qu'accentuer les caractéristiques – contraires aux principes de marchandisation capitaliste – de non exclusivité, de non rivalité et d'indivisibilité du logiciel, réduit désormais à un bien totalement intangible.

Ainsi privé d'être marchandisé en tant que tel, ce n'est pas tant le logiciel qui est vendu, mais plutôt le droit d'y accéder. Et les mécanismes techniques et juridiques de protection contre la copie, brevets, copyrights, DRM, etc. jouent ici un rôle déterminant pour le contrôle de l'accès aux logiciels et la marchandisation de cet accès. De même, les évolutions technologiques ayant déplacé l'exécution locale des logiciels sur l'ordinateur de l'utilisateur vers des pratiques faisant tourner ces logiciels à distance – dans le cloud – ont conduit à non plus vendre mais proposer de louer l'accès aux logiciels avec un renouvellement périodique de ces abonnements. Mais ici encore, l'artificialité de ces mécanismes semble vouer cette marchandisation à l'échec. Les logiciels libres sont d'ailleurs un vecteur direct de cet échec en revendiquant une totale liberté d'utilisation.

Si bien qu'au bout du compte, la seule manière de marchandiser du logiciel s'avère de le vendre sous forme de service. Formation, maintenance, gestion de l'infrastructure système, personnalisation, développement spécifique, etc., c'est sous ces diverses formes que s'est développée la vente de logiciels en tant que services. Mais d'une part, ceux-ci sont destinés majoritairement aux entreprises et ne peuvent bénéficier de l'effet d'échelle d'une vente massive aux particuliers. Mais surtout, en tant que services, leur valeur est immédiatement consommée, ce qui ne contribue en rien à l'accroissement de valeur exigé par le Capital.

Si le logiciel n'apporte guère de débouchés au capitalisme de l'ubique, ce dernier peut-il en revanche profiter de la marchandisation du matériel ? On revient ici dans une économie classique industrielle où la vente d'un appareil ubique ne paraît pas différente de celle d'une voiture ou d'un quelconque ustensile ménager. Il faut reconnaître que certaines sociétés de l'ubique ont pu faire fortune grâce à la marchandisation de matériel : IBM – qui depuis a peu à peu abandonné la vente de matériel –, Intel, NVidia et bien sûr Apple. Toutefois, le matériel ubique est extrêmement particulier, en cela qu'il revient en fin de compte à une machine universelle de Turing. C'est-à-dire qu'il est d'une part générique, ce qui signifie qu'une entreprise de ce secteur ne parvient à s'imposer qu'au prix de pratiques ici encore anticoncurrentielles, toujours susceptibles de conduire à un démantèlement de la part des autorités de régulation – comme ce fut le cas pour IBM. D'autre part, cela veut dire que le matériel est voué à n'avoir une utilité qu'associé aux logiciels qu'il fait tourner. Ainsi, Apple n'a pu régulièrement devenir l'une des principales capitalisations boursières qu'en érigeant un écosystème fermé où matériel et logiciel sont inextricablement liés et où l'utilisateur se voit forcé d'acheter encore et toujours les appareils de la marque pour continuer d'employer ses logiciels, développés pour ne tourner que sur ceux-ci. On est donc ici à nouveau en présence d'un dévoiement de la libre concurrence qui sous-tend le capitalisme. Cela peut marcher – Apple ou NVidia continuent d'attirer des capitaux – mais jusqu'à un certain point.

Enfin, il est courant de lire ces derniers temps que ce ne serait pas grâce au logiciel, ni au matériel, que l'ubique pourrait constituer une mine d'or, mais plutôt via les données que l'ubique accumule et qui seraient l'or noir de la nouvelle économie. Cependant, s'il existe bel et bien un marché sur lequel sont vendues et achetées des données brutes – collectées à la frontière poreuse entre légalité et illégalité –, ce n'est pas sur celui-ci que ces dernières se valorisent en majorité. C'est bien plus souvent sous la forme d'agrégats permettant la constitution de profils de consommateurs à qui adresser de la publicité ciblée. C'est-à-dire que les données ubiques ne sont principalement valorisées que pour être vendues à des annonceurs. Or le financement de ces ventes ne peut advenir que parce que les dits annonceurs auront généré par ailleurs de la valeur, qu'ils peuvent réinvestir dans la publicité, qui leur est nécessaire pour vendre ces autres marchandises produites par ailleurs et ainsi permettre à cette valeur produite par ailleurs de se réaliser. Dans ce domaine, les fortunes de Google/Alpha et Facebook/Meta sont impressionnantes, mais il ne faut pas oublier qu'elle ne se sont constituées que par captation de la valeur produite par ailleurs par les annonceurs.

L'économie qu'est capable d'engendrer l'ubique s'avère ainsi extrêmement fragile – qu'on la considère du point de vue du logiciel, du matériel, des services ou des données – pour ce qui est de son apport à la valorisation croissante de la valeur que réclame le capitalisme. Il reste toutefois un dernier point à analyser : celui de l'accroissement de productivité que promettrait l'ubique. Cette promesse date de la naissance de l'ubique et ne fait que prolonger celle originelle du capitalisme industriel : le progrès technique remplacera à terme toute nécessité de travailler pour les êtres humains. L'industrialisation a permis des rendements sans précédent par la mécanisation des activités physiques humaines, l'ubiquisation devrait permettre une productivité encore accrue de plusieurs degrés de magnitude en rationalisant les activités intellectuelles accomplies par les humains pour les automatiser. Certains allant jusqu'à prédire une société de loisir, où libéré de la nécessité de travailler, il serait loisible à tout un chacun de s'adonner à de plus nobles activités.

Cependant, le fait que cette promesse soit sans cesse répétée amène tout d'abord à penser qu'elle n'est jamais complètement réalisable. Loin d'avoir libérer l'être humain de la nécessité de travailler, les gains de productivité engendrés par les progrès techniques ont toujours plutôt eu tendance à intensifier l'exploitation du travail humain que ces progrès n'ont pas encore remplacé ou des tâches suscitées par ces mêmes progrès.

Surtout, cette promesse est tout bonnement irréalisable dans un système capitaliste reposant sur la centralité du travail humain comme seule source de la valeur et comme moyen de contrôle des activités humaines. Les effets de la mécanisation, de l'automation et de l'ubiquisation du travail n'ont pas été de supprimer l'exigence d'employer des êtres humains. Le capitalisme ne permettrait pas d'être privé de cette ressource irremplaçable qu'est le travail vivant. Ils ont plutôt été de réduire l'offre d'emplois sur le marché du travail et de déplacer l'offre restante toujours plus de la sphère de production, seule créatrice de valeur, vers celle de la circulation, visant uniquement à ce que la valeur produite soit réalisée.

Les entreprises de l'ubique dont la valeur boursière atteint de nos jours des niveaux encore inimaginables quelques décennies plus tôt, ont un nombre d'employés ridiculement faible par rapport aux géants de l'ère industrielle. Et elles créent moins de valeur qu'elles n'en captent – comme on l'a vu quant à l'utilisation à des fins publicitaires des données collectées par les plateformes ubiques qui, en fin de compte, sont financées par des annonceurs devant créer de la valeur par ailleurs.

En définitive, l'économie de l'ubique est vouée à se développer dans un capitalisme des plus agressifs, faisant fi de ses propres principes constitutifs afin de sans cesse repousser ses limites intrinsèques, conduisant à une exploitation inégalée de toute activité humaine et conditionné par une tendance croissante à la constitution de monopoles. C'est en tout cas ce que montre l'avènement des GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – et des fortunes multimilliardaires de l'ubique. Ce que reproduit en somme l'économie de l'ubique, c'est cette volonté de tout accaparer, y compris ce qui n'est pas appropriable par nature. C'est là tout ce qui caractérise le pôle numérique de l'ubique : la même volonté de tout rendre numérisable, de tout faire rentrer dans le champ du calculable, y compris ce qui par nature ne peut l'être.

C'est pourquoi une éthique émancipatrice de l'ubique, soucieuse de privilégier son pôle informatique, devrait lutter contre toute forme de mise en économie de l'ubique. C'est en particulier le cas pour le logiciel libre. Il ne lui suffit plus de se poser – pour des raisons tactiques, on l'aura bien compris — en dehors de l'économie, laissant la porte ouverte au développement de cette dernière – dans l'espoir d'étendre la diffusion du logiciel libre au sein du monde de l'entreprise, et donc de l'économie. La défense des libertés informatiques impose d'assumer une position contre l'économie de l'ubique.

Ubique : clôture de l'enquête

Au Forum, tout le monde œuvre plus ou moins directement à superviser le réel, le contraindre à rentrer dans nos modèles et vérifier qu'il n'en déborde jamais. Des dompteurs d'incertitude.
Bruno MARKOV, Le dernier étage du monde, Paris, Éditions Anne Carrière, 2023, p. 226

C'est pourtant de là que peut venir le danger. De ce monde non mesurable qui ne laisse aucune trace, ne s'intègre à aucun modèle. Tous ces pans de réalité que nos algorithmes ne voient pas.
Bruno MARKOV, Le dernier étage du monde, Paris, Éditions Anne Carrière, 2023, p. 347

Nous sommes arrivés au terme de cette enquête sur l'ubique. Non point qu'elle ne pourrait encore être poursuivie en explorant des pistes que nous avons négligées ou, plus simplement, pas abordées.. Mais les résultats auxquels notre enquête est d'ores et déjà parvenue suffisent à répondre à la question initiale l'ayant motivée. L'ubique est à la fois, de par son pôle numérique, irrémédiablement vouée à se situer du côté conservateur de la domination et de l'oppression capitaliste, mais peut également constituer un instrument d'émancipation révolutionnaire grâce à son pôle informatique.

On aurait certes pu avancer d'emblée cette conclusion en s'épargnant les investigations que nous avons menées. Simplement en arguant du fait que toute science ou technique ne peut rarement, voire jamais, être abordée dans une position manichéenne. En étant encore plus simpliste, on aurait pu pousser jusqu'à décréter que toute science ou technique est intrinsèquement neutre et n'est bénéfique ou préjudiciable que par l'utilisation que l'on en fait. Ç'aurait été une méprise, coupable d'empêcher toute connaissance véritable sur la science ou la technique en question. Tant cette affirmation de neutralité est fausse et confuse, car niant le caractère situé de la genèse des sciences et techniques. Depuis la maîtrise du feu et l'usage d'outils étudiés par la paléontologie, on sait que toute technique n'advient qu'au sein d'un milieu précis, dans une configuration sociale particulière et dans un contexte spécifique faisant intervenir les inventions qui l'ont précédée, les révolutions techniques, biologiques et anthropologiques ayant permis son émergence.

Mais surtout, le chemin poursuivi par notre enquête nous a permis de dégager les caractères essentiels de l'ubique, ce qui amènera dans un instant à reformuler la question de départ. La principale découverte que nous avons faite concerne l'exposition du champ opératoire et de la limite interne indépassable de l'ubique qui ne saurait s'exercer hors du domaine du calculable. Face à cela, il existe deux attitudes possibles, comme notre Éthique l'a exposé : soit les limites sont reconnues et acceptées en déployant l'ubique au sein de ce cadre restreint, soit elles sont refoulées en prétendant que le champ du calculable, et donc de l'ubique, représente la totalité de la réalité. Ce qui nous a amené à distinguer respectivement un pôle informatique et un pôle numérique dans l'ubique, selon l'attitude adoptée.

Dès lors, il nous faut admettre que notre question initiale n'était pas idéalement posée pour cerner la problématique révolutionnaire ou conservatrice de l'ubique. Il n'y a pas lieu d'opérer une disjonction exclusive entre ces deux tendances, irrémédiablement présentes simultanément dans l'ubique. Nous pouvons plus pertinemment la reformuler ainsi : comment résoudre la tension se jouant au sein de l'ubique afin de favoriser son pôle informatique dans un objectif d'émancipation, tout en limitant et combattant son pôle numérique, facteur d'oppression, de reconduction et de renforcement de la domination ?

C'est cette question qui est au centre de notre Éthique et qu'elle s'efforce tout entière de cerner. Les propositions que nous y avons tracées représentent, sinon une réponse à cette question, tout du moins les pistes conceptuelles qu'il importe de suivre pour y parvenir. Nous pouvons en détailler quelques points saillants en guise de clôture de cette enquête.

En premier lieu, le principal danger d'une polarisation numérique de l'ubique consiste en un appauvrissement de la vie réellement vécue. Le numérique – on l'a vu dans l'analogie posée avec le capitalisme – est par nature totalitaire. Il aspire – comme le Capital – à s'étendre à l'infini et à embrasser la totalité du réel. Comme c'est chose impossible en étant restreint au domaine du calculable, le mode opératoire du numérique pour accroître sans limite son emprise, est d'accomplir un renversement : si le champ du calculable est irrémédiablement dévolu à n'occuper qu'une partie de la réalité, alors c'est cette dernière qui doit être restreinte à celui-ci. Rien de ce qui n'est calculable ne doit être tenu comme réel. Si quelque chose, un être, une relation, ne peut être mis sous forme de nombre, cela doit être considéré comme n'existant tout bonnement pas.

C'est ce contre quoi il faut lutter. Contre la réduction de soi aux chiffres établis par le self quantifiying. Contre les pratiques du néomanagement, tant privé que public, élevant au rang de seule réalité chiffrable, les reportings exprimés selon des indicateurs de performance.

Contre les décisions prises automatiquement pour accorder un prêt, évaluer une prime d'assurance, autoriser l'attribution d'une allocation ou sélectionner l'accès aux études supérieures, etc. L'horizon de cette tendance à rejeter tout ce qui ne peut être numérisé est une société gouvernée entièrement de manière cybernétique, c'est-à-dire conformément aux préceptes d'une religion de cinglés !

Contre cela, il y a à développer justement ce qui se situe hors du domaine du calculable. Il y a à s'engouffrer dans les interstices inévitablement laissés par celui-ci. Il y a à occuper les zones de l'indécidable, puisque ce dernier « est par excellence le germe et le lieu des décisions révolutionnaires ». Il y a à respecter une discipline dévolue à l'intensification des liens. Et à ne pas « monadologiser » ceux-ci – à savoir se les représenter comme des entités closes sur elles-mêmes, telles les monades leibniziennes – en considérant qu'ils se nouent entre des individus toujours-déjà donnés, mais bien plutôt entre des êtres engagés dans un processus d'individuation dans une réalité métastable. Il y a également à intensifier les phénomènes minoritaires, au moment où le numérique repose de plus en plus sur le calcul stochastique et où les statistiques, par définition, tendent à conforter et accentuer le fait majoritaire. Bref, il y a à se ménager la possibilité d'un dehors, au sein même d'une technologie numérique se voulant totalisante.

En outre, l'horizon cybernétique que vise le numérique n'a d'autre ciel que l'élimination totale, ou à tout le moins la plus vaste possible, de toute incertitude. Le réel doit être numérisé et rendu calculable pour que de ces calculs ne puisse subsister la moindre once d'imprévisible et d'imprévu. Le déterminisme le plus implacable se trouve dans la mise en chiffres de l'intégralité du monde. Seulement, cela ne fonctionne pas ! Outre le fait que le numérique ne peut s'étendre au-delà des frontières du calculable, même dans les limites de ce domaine, les calculs ne donnent pas toujours le résultat escompté. Dans tout logiciel, subsistent inévitablement des bugs, des erreurs humaines de programmation, des cas que l'on n'avait pas anticipés, etc. Le numérique, ça fuit de partout ! Il y a à se glisser dans ces fuites, à en agrandir les orifices par lesquels elles s'échappent. Il y a à devenir le bug dans la matrice.

À partir de là, il ne fait aucun doute que l'informatique peut être mis à profit dans une optique révolutionnaire. De par la puissance de traitement de l'information qu'elle permet, des moyens de communication qu'elle offre, ou de l'actualisation sans précédent de la liberté d'expression, qu'elle rend possible, il serait impensable et indésirable de vouloir se passer d'informatique lorsque l'on mène des actions révolutionnaires.

En revanche, cela reste une hérésie de s'appuyer pour ce faire sur les services mis à dispositions – même, et c'est souvent le cas, gratuitement – par les entreprises dominantes et monopolistiques du numérique. Adresses de courriel Gmail ou Outlook, messageries WhatsApp ou Messenger, réseaux sociaux X, Facebook, Linkedin ou Instagram, etc., n'ont d'autre utilité que d'accroître la richesse de celles-ci. Certainement pas de soutenir une cause révolutionnaire. Pour cela, des alternatives existent partout basées sur des logiciels libres.

Il y a un effort d'éducation à mener pour que les forces révolutionnaires se servent de ces outils libres. Cet effort devrait être poussé jusqu'à ce que chacun et chacune acquiert une sorte de littératie ubique, de manière à ne plus considérer les opérations et dispositifs ubiques comme des boîtes noires, mais d'en comprendre, ne serait-ce que grossièrement, le fonctionnement. Idéalement, l'apprentissage de la programmation pourrait être élevé au rang de connaissance de base à acquérir, au même titre que la lecture, l'écriture ou le calcul arithmétique. Car ce n'est que par la connaissance intime de comment opère l'ubique, qu'il est possible de distinguer la séparation éthique entre ses composantes numérique et informatique.

Par ailleurs, l'inextinguible soif de données du numérique a conduit à une accumulation sans précédent, concentrée entre les mains de quelques mégacorporations et services étatiques. Cela constitue à n'en pas douter ce que l'on nomme des points de défaillances uniques – SPOF, pour Single Points Of Failures en anglais. C'est-à-dire des faiblesses qui, si elles sont atteintes, remettent en cause l'intégralité de tout l'édifice. De tels talons d'Achille s'avèrent une cible privilégiée pour qui désire ébranler l'ordre établi. Nous ne disons pas que de telles fragilités soient aisées à exploiter. Mais les scénarios à la Mr Robot, les détournements de fonds initiés par Jeremy Hammond, les dénis de services orchestrés par les Anonymous, les révélations exposées par Wikileaks ou, plus prosaïquement, les sabotages de centres de données, sont sans nul doute amenés à se multiplier. Les États s'appuient déjà sur ce genre de tactiques à l'heure où toute nouvelle guerre comporte une composante de cyberwar. L'espionnage industriel et les guerres économiques entre multinationales également. Il n'y a pas de raisons que des organisations révolutionnaires suffisamment structurées n'en fassent autant.

Enfin, pour conclure cette enquête, il nous faut souligner que celle-ci s'est principalement attachée à montrer comment le pôle numérique de l'ubique était en parfaite adéquation avec le capitalisme, renforçant même sa domination. Mais l'analyse pourrait être reconduite et transposées à toute autre forme d'oppression : patriarcat, colonialisme, racisme, homo ou transphobie, etc.

S'il fallait rouvrir notre enquête, ce serait pour établir l'impact de l'ubique, de ses pôles numérique et informatique, dans ses rapports avec chacune de ces formes de domination. Mais, d'ores et déjà, il est possible de la relire – à l'exception bien entendu des volets spécifiquement dédiés à l'axiomatique du capital ou au pôle capitaliste – en substituant au capitalisme l'une ou l'autre de ces autres formes. En particulier, les principes éthiques que nous avons dégagés s'appliquent de manière égale à chacune d'elles.

Cette enquête se ferme donc sur les lignes de fuite que notre Éthique de l'ubique a ouvertes et qu'il convient de poursuivre…

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11.11.2025 à 15:00

La Volante Rossa : de la réalité au mythe

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Sur La Volante Rossa. Histoire et mythe « d'un groupe de braves garçons », de Cesare Bermani

- 10 novembre / , ,
Texte intégral (1134 mots)

Entre 1945 et 1949 opéra, aux marges du parti communiste italien, un groupe semi-clandestin, adepte de l'action directe, la Volante Rossa, qui constitua un mythe, influençant les groupes de lutte armée en Italie dans les années 1970.

Comme l'annonce d'emblée l'auteur, « la Volante Rossa est très connue en Italie et quasiment inconnue en France » (page 17). Constitués de jeunes – ils ont tous moins de 30 ans et la majorité d'entre eux a moins de 20 ans –, militants et ouvriers, proches ou membres du Parti communiste italien (PCI), dont beaucoup ont participé à la Résistance, ce groupe naît en 1945 dans un quartier populaire de Milan. Refusant de déposer les armes, s'attendant à une guerre civile comme en Grèce, ils entendent prolonger la Résistance et la muer en une révolution qu'ils imaginent non seulement possible mais prochaine. De manière plus immédiate, dans le contexte d'une épuration faillie et de la promulgation, le 23 juin 1946, de la loi d'amnistie – connue comme « amnistie Togliatti », du nom du dirigeant communiste, alors ministre de la Justice –, ils recherchent les criminels fascistes en liberté pour leur appliquer « la justice populaire » (du simple avertissement à l'élimination physique). « Les attentes déçues [de la Résistance] et la surestimation de ses propres forces, écrit Cesare Bermani, allaient former un mélange explosif dans la classe ouvrière » (page 55).

La particularité la Volante Rossa est de mener, à côté d'interventions au grand jour (manifestations, appui aux grèves, activités récréatives à la Maison du peuple, etc.) des actions clandestines, sans être pour autant un groupe clandestin (ni chercher à aucun moment à le devenir). Cette dynamique est à la fois le fruit d'un rapport de force et d'un état d'esprit insurrectionnel que Danilo Montaldi a bien décrit : ces jeunes « s'opposaient instinctivement à tout ce qui pouvait les entraîner vers cette ‘normalité' qui les aurait rendus ‘normaux'. Une ‘normalité' qui les verrait à nouveau en uniforme militaire, ou au chômage, ou isolés dans le quartier, comme avant » (page 55) [1]. Mais, l'action du groupe est également le marqueur des « ambivalences » du PCI de ces années-là. D'un côté, le Parti n'arrive pas à imposer la ligne officielle face au bouillonnement de la base, d'un autre, il est lui-même traversé de tensions et de contradictions, tolérant voire, parfois, encourageant cet activisme illégal aux marges du mouvement. Cette attitude est (erronément) interprétée par la Volante Rossa et la jeunesse radicale comme une stratégie de « duplicité » du Parti qui, tout en jouant le jeu de la démocratie parlementaire, se préparerait à l'insurrection armée pour renverser le régime capitaliste et ouvrir la voie au socialisme. Dans les faits, la direction tend plutôt à canaliser et à instrumentaliser une violence qu'elle n'arrive pas à complètement écarter.

La Volante Rossa opéra de 1945 à 1949. L'éloignement de l'horizon révolutionnaire, aggravé par le déficit de réflexion théorique, entraîne le collectif dans une crise et dans une série de dérapages « vers la réalisation d'actions non essentielles, dans le seul but de maintenir l'engagement des membres du groupe » (page 173). Confronté à la répression et à l'éloignement de la perspective insurrectionnelle, l'organisation disparaît. Demeure le mythe. La Volante Rossa représente en effet un « point de référence historique et un ‘mythe' » pour le mouvement des années 1968 en Italie et plus particulièrement pour les groupes de la gauche extra-parlementaire. Paradoxalement, alors que les Brigades rouges se réclament de cet héritage, cherchant à tendre un fil rouge qui irait de la Résistance à leur action, certains groupes autonomes armés ont davantage d'affinités avec la Volante Rossa dans la mesure où ils refusèrent de passer à la clandestinité tout en menant des actions clandestines.

La continuité historique des lendemains de la Résistance aux années 1968 est en réalité biaisée par la mystique du groupe, la différence de contextes, le rejet du PCI tant de son « ambivalence » passée que de l'action illégale des groupes des décennies 1960-1970, et, enfin, par l'absence d'une reconstruction historique écrite. C'est cette absence que Cesare Beramani a voulu palier en recourant à la culture orale et en interrogeant d'anciens membres de la Volante Rossa (de larges extraits des interviews sont reproduits dans ce livre, au risque parfois de se perdre dans les détails des événements). Remarquons par ailleurs que ces anciens membres, restés dans le giron du PCI, refusèrent de reconnaître une continuité avec les mouvements des années 1968, jugés « négatifs ». Quoi qu'il en soit, la persistance du « mythe » et la référence continue à la Volante Rossa témoignent, selon l'auteur, de la vitalité « d'une culture politique de base très éloignée du système des partis officiels » (page 222).

Frédéric Thomas


[1] Une des chansons du groupe donne le ton de ce joyeux ensauvagement : « Ô petite canaille de la Volante Ne crains rien, n'aie pas peur Chez nous tu trouveras une famille Une famille de détraqués ! » (page 65).

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11.11.2025 à 14:59

La faille commune aux images qui restent

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(Jean-Luc et Gilles, Ici et ailleurs, la femme oubliée et l'infâme dialectique)

- 10 novembre / , , ,
Texte intégral (8740 mots)

« Godard n'est pas dialecticien », c'est Gilles Deleuze qui le dit à l'époque de Six fois deux en 1976. Plus généralement, la dialectique, en lecteur intense et fidèle de Spinoza et Nietzsche qu'il était, il ne l'aimait pas, allant même jusqu'à la qualifier d'infâme. L'infamie n'est pas loin, cependant, de s'apparenter au ressentiment nourri contre la dialectique par le philosophe de la vie. Surtout, c'est rater la singularité de l'art de Jean-Luc Godard que d'en mutiler les puissances dont ses montages dialectiques sont l'exercitation interminable. En revoyant Ici et ailleurs (1976) coréalisé avec Anne-Marie Miéville, on ne comprendra rien à sa fameuse séquence polémique si ne s'y instruit pas ce qui divise les images, qu'il faut démonter pour les remonter comme le montage élève les images qu'il émancipe de leurs chaînes pour les relever et révéler ce qui en elles aura été capturé et réprimé, tu et oublié. Alors que l'indiscernable règne aujourd'hui, on a grand désir d'être remonté-e-s contre des temps démontés pour nous y orienter dans l'éclat des constellations et des courts-circuits dialectiques. Jean-Luc et Anne-Marie y aident depuis la faillite historique du cinéma et la faille commune aux images qui restent. Et tant pis si Gilles a manqué d'amitié pour le dialecticien qu'il a été avec elle.

« Je ne suis pas infâme, je suis une femme »
(Jean-Luc Godard, Une femme est une femme, 1961)

(champ)

0) Après la diffusion à la télévision de Six fois deux (sur et sous la communication) à l'été 1976, les Cahiers du Cinéma s'entretiennent avec Gilles Deleuze au sujet du premier grand projet télévisuel d'Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard. Le philosophe y témoigne de son émotion vive devant la solitude extraordinairement peuplée et le bégaiement créateur de Godard. Juste des images et pas des images justes. Le travail non rémunéré de qui les regarde et l'information qui tient moins d'un échange de messages ou de la transmission d'une connaissance que d'une logique d'instruction et d'ordre, d'arraisonnement et de commandement. Le cerveau qui est une image comme les autres et les images sonores qui ont un pouvoir de capture sur les images visuelles. Le langage comme enchaînement signifiant des images et la rencontre avec la pensée bergsonienne. La préférence, enfin, des conjonctions et relations aux identités dont l'opérateur est l'auxiliaire être – le « et » plutôt que le « est », l'entre-deux, la frontière et la ligne de fuite. Toutes choses qui, entre autres, nourriront l'immense travail de classification philosophique des images de cinéma quelques années plus tard. Pourtant, il est un point d'achoppement qui mérite d'être questionné à cet endroit précis.

Non seulement Gilles Deleuze ne parle que du travail du second en oubliant celui de la première, qui est l'égale co-autrice de l'émission, mais il persiste et signe : « Godard n'est pas dialecticien » [1]. Beaucoup embraieront le pas du dictum deleuzien qui s'inscrit plus généralement dans le rejet de la pensée de Hegel d'une part de la philosophie française apparue dans le courant des années 1960-70. Mais c'est jeter le bébé avec l'eau du bain quand la pensée godardienne, aussi enthousiasmante fût-elle pour Deleuze, se voit caractérisée ainsi.

1) Mettre en valeur ainsi la singularité godardienne, c'est la délier alors de ce que Deleuze aura appelé ailleurs « l'infâme dialectique » qui, dans la perspective nietzschéenne qui était la sienne, serait selon lui la marque naturelle d'un ressentiment à l'égard de la différence, la vie amoindrie par l'obsession mortifère du négatif et le jeu grossier ou molaire des contradictions, typique de la mauvaise conscience et son caractère réactif. Ailleurs, Deleuze n'a pourtant pas hésité à souligner « l'imagination dialectique » de la littérature de Leopold Sacher-Masoch comme le génie des cinéastes soviétiques pour lesquels la dialectique est une pensée du montage, à la fois théorique et pratique ; ainsi Eisenstein, cet « Hegel cinématographique » [2].

2) Le champ intellectuel qui s'est déployé en France après 1945 en se prolongeant après 1968 est cependant disparate et beaucoup faisaient encore confiance à la méthode dialectique : Maurice Merleau-Ponty (avec sa notion d'hyper-dialectique, autrement dit sans clôture ni synthèse, que Georges Didi-Huberman reprend à son compte aujourd'hui) et Jean-Paul Sartre (et sa Critique de la raison dialectique), Claude Lévi-Strauss (qui théorise la technique comme dialectisation de la nature et de la culture) et Henri Lefebvre (avec l'importance que ses travaux sociologiques ont exercée sur la nébuleuse situationniste). Le post-structuralisme auquel on associe Deleuze avec Michel Foucault et Jacques Derrida ne présente pas davantage un paysage unifié quant à son rapport à Hegel. Avec Glas (1975), Jacques Derrida s'explique avec la philosophie de Hegel dans un montage en double colonne, « bande contre bande » (l'image est godardienne en diable) avec Jean Genet, notamment dans la relation critique de Hegel avec le judaïsme, dont la lourdeur de pierre est inapte contrairement au christianisme à l'envol de l'Esprit. Il sauve ainsi l'idée d'un reste que ne supprime ni n'achève la relève hégélienne (Aufhebung), visée ultime de toute dialectique dont il rappelle qu'elle coagule la double idée de dépassement et de conservation, en insistant sur le temps hégélien, le futur antérieur du « toujours déjà » à quoi résiste le « pas encore » de la différance. Ce que dit là Derrida s'éloigne cependant moins de Hegel qu'il y revient paradoxalement puisque ce dernier posait en effet déjà que « la fin prise indépendamment du reste est l'universel mort » [3].

3) Plus tard, l'ami de Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, dédiera à Hegel un livre simple et beau, intitulé L'Inquiétude du négatif (1997). Hegel y est présenté comme le grand penseur inaugural de la modernité et du monde contemporain. La dialectique s'impose en méthode d'une pensée sans repos, à l'épreuve des dilacérations du négatif dont il faut relever les singularités parce qu'elles empêchent l'identique de coïncider avec lui-même, toujours autre en étant séparé de lui-même. Avec L'Ordre du discours (1971), la leçon inaugurale prononcée par Michel Foucault au Collège de France le 2 décembre 1970, l'ami de Gilles Deleuze salue la mémoire de leur maître Jean Hippolyte en reconnaissant que sa voix, qui toujours précède la sienne, est le rappel infini d'une dette envers Hegel à qui l'on veut échapper, plus rusé que ceux qui croiraient s'en être débarrassés, et qui pourtant nous attend « immobile et ailleurs » [4].

En 1967, Jean-Luc Godard moquait les prétentions structurales des Mots et les Choses de Michel Foucault, l'ouvrage alors assailli de jets de tomates maoïstes. Trente ans après, le ton a changé mais pour faire revenir Hegel depuis Michel Foucault, qui n'est pas un hégélien. Dans l'épisode 4B (« Les signes parmi nous »), l'ultime des Histoire(s) du cinéma (1988-1998), sont en effet cités les derniers mots de L'Ordre du discours, évoquant « la voix dont j'aurai voulu qu'elle me précède » et ce qu'il y a « de si redoutable à prendre la parole, puisque je la prenais en ce lieu d'où je l'ai écouté, et où il n'est plus, lui, pour m'entendre ». Cette voix, serait-elle alors du cinéma après la mort du cinéma, dans celles des maîtres et amis disparus ?

4) Les exégètes du corpus godardien auront été plus sensibles à la place qu'y occupe son legs hégélien. Jacques Aumont met ainsi à raison l'accent sur l'héritage de la pensée de Hegel dans le cinéma de Jean-Luc Godard dont les Histoire(s) du cinéma représentent la magistrale épitomé. Il rappelle la citation du philosophe allemand, toujours dans l'épisode 4B, qui, dans ses Principes de la philosophie du droit (1820), dit peindre du gris sur du gris à l'heure de vieillir (la phrase qui suit, plus connue mais délibérément omise pour qu'on puisse l'entendre plus fort dans son silence même, s'offre à l'envol de la chouette de Minerve au crépuscule). Il montre encore que la phrase de l'épisode 2B (« Fatale beauté ») des Histoire(s), « Seule la main qui efface peut écrire », est une citation remaniée de Hegel (« La main qui inflige la blessure est aussi la main qui guérit ») comme le fit Richard Wagner dans le premier acte de son opéra Parsifal Seule la lance qui l'a causée est capable de refermer la blessure »).

De son côté, Youssef Ishaghpour insiste à l'occasion d'une discussion avec Jean-Luc Godard sur le rayonnement noir de la pensée baudelairienne dans ses montages, sur le fil du rasoir de la dualité du fugitif et de l'éternel. Et le cinéaste de lui répondre alors avec Hegel quand il met en avant que les rapports dialectiques du positif et du négatif, qui ont matériellement caractérisé la production de l'image cinématographique, vont disparaître avec le numérique [5].

5) Éric Rohmer l'a aisément reconnu dans l'émission que lui a consacrée André S. Labarthe, Éric Rohmer, preuves à l'appui (1994) pour la série Cinéma, de notre temps : les jeunes-turcs des Cahiers de l'époque jaune sont une génération hégélienne et leur hégélianisme leur est venu avec André Malraux. Son apport historique majeur est le suivant : avoir fait passer la critique du cinéma dans les images de cinéma en y vérifiant l'unité des contraires, le cinéma de série B hollywoodien et le néoréalisme italien, le musée et le bistrot, la Cinémathèque française et la chambre à coucher parisienne, le cinéma muet et le cinéma parlant, la fiction et le documentaire. La spécificité technique du cinéma, disposé matériellement à l'enregistrement et l'inintentionnel, ouvert par conséquent à la contingence et l'imperfection, redonne un présent historique à l'art à l'heure de ses grands achèvements, picturaux et musicaux, littéraires et architecturaux, et des muséifications. La valorisation deleuzienne de la conjonction « et », en insistant pourtant sur l'idée de coupe et d'intervalle, méconnaît malgré tout que toute conjonction a la disjonction pour double, que conjonction et disjonction frictionnent, bataillent et dialectisent dans une lutte toujours recommencée à l'intérieur des images comme dans leurs interstices. « Et » est une conjonction qui fait exploser autant qu'une disjonction qui relie – en même temps et au contraire. « La loi de l'unité des contraires, et du passage de chaque contraire dans l'autre » synthétisée durant les « années rouges » par Alain Badiou rejoint la conception godardienne du montage dialectique des images qu'altère leur contact : « C'est des aspects de double concernant les rapports entre documentaire et fiction, de l'un qui se changent [sic] en l'autre... et d'essayer de mélanger un peu ». Dans l'entretien avec Youssef Ishaghpour, Godard précisera son idée : « Ce qui est plutôt la base, c'est toujours deux, présenter toujours au départ deux images plutôt qu'une, c'est ce que j'appelle l'image, cette image faite de deux, c'est-à-dire la troisième image. » [6].

On pourrait retourner le stigmate de « l'infâme dialectique » contre son introducteur, le philosophe plein de ressentiment et de mauvaise conscience à l'égard de la dialectique. On peut rire des liens de l'infâme (dialectique) et de la femme (oubliée, Anne-Marie Miéville). D'autant que Godard aura su à ses côtés pousser d'un cran son art (auto)critique des images.

Alain Badiou, qui avait beaucoup d'estime pour Deleuze, a d'ailleurs relevé que sa défense magistrale du concept de pli, exemplairement anti-dialectique, est également contemporaine de la restauration néo-baroque caractérisant alors la musique contemporaine des années 1980. Plus généralement, le concept deleuzien d'univocité de l'être comme puissance, comme clameur et comme chaos, comme avec son couple du virtuel (l'être comme tissu) et de l'actuel (l'existence de ses plis), est une théorie de l'indiscernabilité faible politiquement [7].

6) On pourrait encore évoquer d'autres défenses de la dialectique, manifestes dans la philosophie européenne et contemporaine des philosophes français précédemment mentionnés, à l'instar de Theodor W. Adorno et ses pairs de la Théorie critique et de l'École de Francfort. Un ouvrage majeur comme sa Dialectique négative parue en 1966, l'année des Mots et les Choses de Michel Foucault, considère à la fois l'existence d'une non réconciliation entre le sujet de la conscience et ses objets dans la destitution de l'idée de totalité, d'un reste (avant Derrida) opposable à la répression et l'amnésie organisées par l'ordre existant et l'importance stratégique du négatif quand le positif a pour forme générale la vie administrée qui en est la forme bureaucratique aliénée, partagée par l'est et l'ouest. Avant son ami Adorno, Walter Benjamin propose deux développements complémentaires à la dialectique : d'un côté avec « l'image dialectique » conjoignant l'autrefois au maintenant qui se reconnaît en lui par constellation et court-circuit ; de l'autre avec la notion de « dialectique à l'arrêt » afin d'en soustraire l'idée force à sa réification stalinienne, raccord avec l'idéologie du progrès qui n'est que celui de ses catastrophes. Après lui, Giorgio Agamben qui en est un grand lecteur aura montré que le terme grec de katargesis introduit par Paul dit le temps qui reste, le temps messianique qui interrompt en tant qu'il désœuvre et rend inopérant, qui finit avant la fin des temps, et que sa traduction allemande proposée par Luther a été Aufhebung. Il aura ainsi indiqué un reste messianique à l'œuvre au cœur même de la dialectique hégélienne. Toute la modernité qui s'y reconnaît est ainsi engagée dans la sécularisation du motif messianique, ailleurs manifeste dans un texte de Karl Marx comme Sur la question juive (1844), et sur la hantise duquel est revenu Jacques Derrida avec Spectres de Marx (1993) [8].

On conclura provisoirement ce panorama, qui témoigne de la résistance de la dialectique malgré l'infamie philosophique jetée sur elle et qui en aura été le voile au point d'en retirer l'effectivité au travail cinématographique de Jean-Luc Godard, avec Isabelle Garo : « En ce sens, je me risquerai à affirmer que la répudiation de la dialectique est la marque d'une séquence théorico-politique qui se referme. Et que le retour de la dialectique sera la preuve de cette affirmation et l'indice que s'ouvre une nouvelle séquence, réactivant un type d'analyse historico-politique qui intègre pleinement sa dimension politique constitutive. » [9]

(contrechamp)

7) La part messianique caractéristique de la dialectique godardienne ne se révélera pleinement que tardivement, avec les Histoire(s) du cinéma. Le montage en est la méthode pratico-théorique, en deux sens : monter c'est démonter-remonter (les chaînes d'images afin de les en émanciper) ; monter c'est élever (une idée du cinéma à une certaine hauteur là où tout le rabaisse) et relever (des images tombées, captives et asservies, assourdies et réprimées, abîmées et refoulées). Coréalisé en 1970 avec Jean-Pierre Gorin, premier partenaire dialecticien de l'époque du groupe Dziga Vertov dont l'opérateur était Armand Marco quand le film s'appelait encore Jusqu'à la victoire, repris quelques années plus tard avec Anne-Marie Miéville, Ici et ailleurs représente en 1976 l'un des plus grands sommets dialectiques dans la trajectoire de Jean-Luc Godard. Et cela pour trois raisons au moins : parce que le film achevé après avoir été abandonné puis remis sur le métier, est la relève différée d'un premier film défait ; parce qu'il montre que la méthode dialectique ajointe toujours la critique à l'autocritique, les armes de la critique à la critique des armes comme le disait déjà Marx ; parce qu'il impose la cause palestinienne en paroxysme de la crise éprouvée alors par le cinéaste. On ne dira jamais assez que l'une des plus grandes crises jamais traversées par Godard s'est alors nouée à la question de savoir comment soutenir politiquement la résistance palestinienne en ne faisant rien que du cinéma, cette question-là ouvrant aussitôt sur une autre autrement radicale, celle de la création d'Israël depuis la destruction nazie des Juifs d'Europe.

Entre mars et août 1970, le Fatah qui vient de créer un office de cinéma offre par l'intermédiaire de la Ligue arabe quelques milliers de dollars au trio du groupe Dziga Vertov pour filmer les fedayins des camps palestiniens du Liban et de Jordanie. Elias Sanbar en est alors le guide, plus tard le traducteur des images et des sons qu'ils y auront accumulés. Trois mois après le tournage de Jusqu'à la victoire, le roi Hussein de Jordanie ordonne le massacre des fedayins du camp d'Amman, connu sous le nom de Septembre noir. En 1976, Godard indique qu'il aura eu besoin de revenir sur les rushs tournés pour en faire la critique tout en faisant la sienne, celle du militant qui a eu la cervelle si farcie de slogans et de phraséologie qu'il n'aura rien entendu de ce que les combattants palestiniens alors lui disaient, qu'ils savaient qu'ils allaient mourir, qu'ils étaient des morts en sursis pour la terre qu'ils aimaient.

Le pic dialectique est donc une faille critique dans les rapports de l'ici et de l'ailleurs, et autocritique dans celui de leurs sons et images. Et sa figure est double, palestinienne et juive. Pour que l'envol de la chouette de Minerve éclaire le crépuscule, il aura fallu à Godard d'être plus que lui-même : une première fois avec Jean-Pierre Gorin dans l'enthousiasme politique mais acritique, la seconde avec Anne-Marie Miéville, accoucheuse socratique de l'autocritique. Le présent a été à l'aveuglement, le futur antérieur devra en rédimer les cécités.

Monter c'est élever-relever-révéler. En passant, la dialectique est ce qui doit être relevée aussi pour révéler en quoi elle élève la pensée depuis ce qui oppose les images en s'opposant à l'intérieur d'elles dans des rapports de places, de forces et de pouvoir dont elles sont le vecteur ou dont elles témoignent. Il faut voir alors tous ces corps qui tombent dans le cinéma et dans les citations qu'en prélève Jean-Luc Godard, et qui attendent qu'on les relève selon une haute idée que l'on se fait du cinéma, disposé aux murmures des vaincus et des incomptés comme cela se dit chez Aby Warburg et Jules Michelet, sensible aux chutes dans les films de Roberto Rossellini et hospitalier pour les êtres que l'on élève comme dans ceux de John Ford.

Un mal d'archive interminable, une passion autant résurrectionnelle qu'insurrectionnelle. Monter, c'est compter les images, compter sur elles en commençant par compter jusqu'à deux pour faire le pas au-delà – le trois au milieu qui risque toujours de n'aligner que des zéros [10].

8) Ici et ailleurs c'est mille et une choses en moins d'une heure : que le son est parfois plus fort que les images au point de pas entendre qu'elles crient sans fin ; que nous sommes millionnaires en images de la révolution plutôt qu'en révolutions ; que nous devenons pour nous-mêmes des chaînes d'images qui s'ajoutent aux autres chaînes existantes, d'usine et d'hôtels, de prison et de télévision ; que nous avons des images et des sons plein la tête, saturée de la pornographie des industries culturelles et médiatiques, qu'elles nous empêchent de voir ce qui nous arrive ailleurs et ici et nous commandent de nous divertir en faisant diversion pour ne rien y comprendre ; que tout cela se joue dès notre enfance, dans le salon, devant le poste qui permet aux parents de s'engueuler en ignorant le désir de leur enfant. Que la Palestine, enfin, dont le destin se joue ailleurs implique aussi les horreurs du passé dans notre dos en compliquant l'invention de notre vie quotidienne ici, plus intolérable que jamais.

Une séquence d'Ici et ailleurs en est l'emblème et le paradigme, à la fois la culmination de la crise et son diagnostic, sa réponse si critique qu'elle perturbe encore ses commentateurs ; ainsi Jean Narboni qui s'en est expliqué au cinéaste dans Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard (2007) d'Alain Fleischer, en lui rappelant que Gilles Deleuze lui-même aurait eu toutes les difficultés à en défendre l'idée. Ce à quoi l'interpellé a répondu avec la verve qu'on lui connaît : si l'avocat n'est pas bon, il suffit d'en changer. Surtout, Godard n'en démordra pas : cette séquence-là, sacrilège en liant Hitler à Golda Meir, il n'a toujours rien à changer.

9) On ne comprendra rien, donc, de la séquence incriminée, criminelle en effet puisqu'elle semblerait poser sur un pied d'équivalence deux figures historiques que tout devrait opposer, d'un côté l'ordonnateur allemand du génocide des Juifs, de l'autre la première ministre d'un État justement érigé pour y survivre en offrant un asile à ses rescapés, si on la considère ainsi, c'est-à-dire fallacieusement. Bêtement. En effet, le montage dialectique pose entre ses termes hétérogènes moins le signe de l'identique (=) que celui d'un rapport (/) dont l'oblicité à la fois conjoint et disjoint, jouant des ressemblances imaginaires autant que des antagonismes réels.

Dialectiser, c'est pratiquement accomplir une opération analytiquement décomposable en trois moments qui, dans le champ de la pensée, percutent quasiment en même temps : le moment imaginaire des similitudes et attractions mimétiques (les images se ressemblent et se rassemblent), le moment réel d'inconciliables antagonismes (elles se séparent en se faisant la guerre) et le moment symbolique d'une relation différentielle en vertu de laquelle les images, respectées dans leur hétérogénéité, ne se rapportent les unes aux autres qu'à partir d'un manque qui leur est commun, obliquement (ce qu'une image n'a pas, l'autre image qui l'a le lui donne et vice-versa). Ce manque est l'image mentale ou absente, la troisième image dont a souvent parlé Jean-Luc Godard. Juste des images et pas des images justes (images qu'il faut ressaisir en un sens générique, images sonores, visuelles et textuelles, toutes les citations qui ont droit de cité dans cette pratique cinématographique particulière). Le montage profane ainsi en restituant à l'usage commun contre tous ceux qui, sacralisant l'incomparable, ordonnent de ne pas y toucher, de ne rien en penser. Si la nuit, toutes les vaches sont noires selon Hegel, aucune n'est sacrée, ni Meir, ni Hitler. Slavoj Žižek retraduit ainsi la dialectique hégélienne à partir de la triade lacanienne de l'imaginaire, du symbolique et du réel. Il en conclut que l'accès à la vérité consiste en une recomposition du regard sur la réalité, un déplacement parallactique révélant comment la réalité a pour degré zéro le réel qu'elle persiste à refouler [11].

Masculin/féminin, image/son, fiction/documentaire, exploiteurs/exploités, cinéma/télévision, nord/sud : tous les couples sont d'aliénation qu'il faut faire disjoncter pour entendre et voir ce qui passe entre eux, tout l'entre-deux qui est l'ailleurs où les termes aliénés se désenchaînent.

10) Un premier constat : de la séquence incriminée identifiant Golda Meir à Hitler, on ne retient que ces deux seules images. Le biais de cadrage est grevé de présupposés. On oublie en effet que la séquence, fameuse d'être infâme, s'ouvre si on la considère ainsi d'abord sur une calculette avec laquelle on ajoute des dates, 1917 et 1936, en se disant d'abord que le résultat a donné 1968 avant de se demander si l'addition ne s'apparente pas à celles des zéros d'un millionnaire, sachant que tous ces zéros c'est nous, c'est moi, c'est toi, c'est vous. Elle continue sur l'incrustation et la superposition vidéo d'images de Lénine et du Front Populaire qui se recouvrent et se découvrent l'une et l'autre, mutuellement, en incluant également deux photographies en couleur, l'une d'un cadavre palestinien brûlé vif et d'une lycéenne en récolte, le cache-col autour du visage comme le keffieh d'un fedayin. Cet oubli est lourd de cécité en mutilant de la séquence l'ensemble de ses éléments constitutifs. La série est en effet donc composée d'au moins quatre termes, non deux : Lénine, le Front Populaire, Hitler, Golda Meir (auxquels on ajoutera les deux clichés, du cadavre brûlé et de la lycéenne). Un geste en est la suture, celui du bras levé qui s'origine avant Hitler en continuant après lui.

Le même geste possède donc des significations différenciées, semblables (le salut du dirigeant politique) et dissemblables (quoi d'identique, en effet, entre le geste du leader bolchevique, celui de Maurice Thorez à un gouvernement d'union social-démocrate incapable de venir en aide aux républicains, communistes et anarchistes luttant contre Franco, celui du Führer qui oppose la race aryenne au monstre à deux têtes que représentait pour lui le judéo-bolchevisme et celui d'une cheffe d'État dont le sionisme perpétue au Proche-Orient le nationalisme et le colonialisme européens ?). Le plan des images visuelles relie à distance l'ici (la lycéenne révoltée) et l'ailleurs (le cadavre palestinien carbonisé), l'aujourd'hui (les braises de l'après-mai et le militantisme anti-impérialiste et pro-palestinien), l'hier (le nazisme et la création d'Israël) et l'avant-hier (les communismes russe et français) ; sur celui des sons, un discours radiophonique d'Hitler qui fait entendre les mots de révolution et de Palestine s'intercale entre une parole d'ouvrière de Lip évoquant la décélération des cadences en usine, tandis que la version soviétique d'A Las Barricadas recule devant le chant de Norman Scribner dédié aux victimes de la Shoah, suivi enfin par la voix du poète palestinien Mahmoud Darwich.

S'il y a amalgame, alors tout le serait, tous les termes fondus dans un même salmigondis de confusions historiques. Le montage pourtant fait voir que toutes les images s'ouvrent et se divisent, toutes se pressent les unes contre les autres, se fendent pour dire qu'elles se contredisent. Un mot pourtant clignote sur l'écran des images superposées, celui de populaire.

11) Qu'en conclure, alors ? Quatre scansions historiques, communisme, social-démocratie, nazisme et sionisme, frappent l'héritage des militants du présent, ceux des années 1970 comme d'aujourd'hui, des colonisés et leurs descendants à la jeunesse d'ici qui se soulève. Une trahison recommencée, du communisme par le stalinisme, de l'Espagne révolutionnaire par le Front Populaire, du socialisme allemand par un nationalisme génocidaire et d'une espérance juive à la terre et la paix par le colonialisme, fait la matière hétérogène d'un legs avec lequel il faut savoir s'orienter. Un point de capiton insiste, toujours différencié : la trahison sous la figure de l'État d'une aspiration populaire. Quand un leader salue la foule massifiée, toute politique radicale et égalitaire disparaît dans l'acclamation des hiérarchies.

12) Imaginons autrement la triade dialectique : le moment imaginaire est l'enfance de la pensée (les enfants s'amusent à voir des ressemblances partout) ; celui du réel est son adolescence (les ados sont dans le refus obstiné) ; le moment symbolique, enfin, est à l'adulte qui pense en faisant la part des choses, cette part qui destitue diagonalement des rapports déjà fixés dans les institutions, les conventions et les habitudes, en constituant des rapports originaux ainsi qu'y invitait déjà Diderot à l'époque de l'Encyclopédie. On ne devient adulte, à la fin, qu'en rendant visibles et audibles, pensables et dicibles des rapports là où tout nous crie, consensus ou police, qu'il n'y a pas de rapport. Circulez, il n'y a rien à voir ni à penser.

Passez votre chemin et n'ayez jamais l'audace d'y aller voir, sinon vous vous y aveugleriez.

13) Le nom de musulman viendra ailleurs capitonner le réel historique quand la métaphore du déporté si dégradé par ses conditions de survie, héritée du cliché allemand du miséreux pareil au pratiquant de l'islam en prière, fait un court-circuit avec l'oppression palestinienne. Il ne s'agira jamais de poser l'équivalence des souffrances et des salauds, mais de percer à jour comment tout État ne tient son peuple qu'à en opprimer un autre, visé en victime émissaire [12].

Avec le premier appui de Jean-Pierre Gorin puis celui, plus décisif encore, d'Anne-Marie Miéville, Jean-Luc Godard tient entre ses mains la quadrature du cercle : le cinéma c'est monter, autrement dit et en même temps démonter-remonter / élever-relever. Le montage révèle ainsi qu'il a pour désir inentamable de soulever et faire soulever, quand bien même rien ne s'est passé comme nous l'avions espéré ; pour autant, cela ne changera en rien nos espérances. C'est entendre la prière des rescapés de la Shoah dans les intervalles de l'Internationale et vice-versa et c'est voir que là où il y a de l'État, il y a un bon peuple et un mauvais. C'est comprendre, enfin, que le cinéma a raté non pas une fois mais deux la vocation historique qui aurait pu être la sienne et que c'est à l'endroit obscur de cette double défaite à distance qu'il faut faire et penser le cinéma d'après : une première fois en 1945 du côté des Juifs et une seconde fois après 1948 du côté des Arabes (notamment après les massacres de Septembre noir en 1970). Une théorie du champ-contrechamp s'en déduit, fixée dans Notre musique (2004), en indiquant le hors-champ en sol commun des différences et contradictions, des ressemblances et dissemblances, des attractions et répulsions, toutes les figures jetées dans la lutte pour la reconnaissance – le « et » qu'il y a entre nous et eux, entre toi et moi.

(hors-champ)

Le cinéma a failli. Il suffira de voir aujourd'hui les films respectifs de Nadav Lapid et Sepideh Farsi, Oui et Put Your Soul on Your Hand and Walk, qui d'ailleurs n'hésitent pas à citer et solliciter le nom Godard pour en obscurcir la portée, afin de comprendre le double piège à cons que représentent, pour l'un, la mauvaise conscience d'un artiste israélien qui nous hurle qu'il n'est pas dupe de la pornographie d'un État dont il participe comme citoyen et dont il est l'idiot utile sur le plan diplomatique et, pour l'autre, la bonne conscience de l'Iranienne exilée à Paris qui n'a ni d'yeux ni d'oreilles pour réfléchir au rapport de pouvoir qu'elle a imposé de l'autre côté de l'écran à Fatima Hassouna et à son degré de responsabilité dans son assassinat.

Le cinéma a historiquement failli, oui. Que faire, alors ? Le sol commun aux images qui en est le hors-champ, l'ailleurs par quoi tiennent véritablement champs et contrechamps, est la faille commune aux images qui restent à relever, chargées en créances messianiques parce que s'y joue notre avenir commun sur la seule terre que nous ayons et qui est la Terre. À nous de jouer alors et de les assumer en y déblayant les constellations nécessaires à notre orientation [13].

Les chiens du Sinaï ont beau redoubler d'aboiements, on sait avec Franco Fortini, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub qu'ils n'en sont pas, du seul côté des vainqueurs et des patrons.

La question juive a dans son dos une question arabe qui est son autre face. Juif-arabe, Janus biface. Godard juif, Godard arabe et ce sont les trois personnes. Rater l'une c'est rater les deux autres, voilà en quoi tient tout son génie dialectique. Le lui retirer c'est comme Gilles manquer d'amitié pour Jean-Luc quand il jette dans les poubelles de l'infâme la dialectique en oubliant Anne-Marie, Jean-Luc qui avait pourtant en Elias Sanbar le même ami que lui [14].


[1] Cahiers du Cinéma, n°271, novembre 1976. Le texte, qui est en réalité un faux entretien intégralement rédigé par Gilles Deleuze, questions et réponses, est disponible en ligne ici : https://derives.tv/sur-et-sous-la-communication/

On relève ainsi que le texte de Julien Mouraud publié sur lundi.matin le 22 septembre 2025, qui propose déjà d'illustrer Deleuze par Godard, ce qui est antinomique avec la pensée du second, hostile aux asservissements des images au nom de l'illustration, ne mentionne qu'une fois le terme de montage, et jamais les notions de dialectique et de contradiction.

[2] Gilles Deleuze, L'Île déserte et autres textes, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2002, p. 23 ; Nietzsche et la philosophie, éd. P.U.F., 1962, p. 183 ; Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, éd. Minuit-coll. « Reprise », 1967-2007, p. 21 ; Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 51 ; Cinéma 2. l'image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 273.

[3] Jacques Derrida, Glas, éd. Galilée, 1974, prière d'insérer et pp. 51-53 et 115 ; Hegel, La Phénoménologie de l'esprit in Morceaux choisis, éd. Folio-coll. « essais », n°264, 1995, p. 125.

[4] Jean-Luc Nancy, L'Inquiétude du négatif, éd. Hachette-coll. « Coup double », 1997, pp. 5, 14, 31, 84, 87 et 112 ; Michel Foucault, L'Ordre du discours, éd. Gallimard-NRF, 1971, pp. 74-75 et 81-82.

[5] Jacques Aumont, La Théorie des cinéastes, éd. Nathan-coll. « Cinéma », 2002, p. 115 ; Amnésies. Fictions du cinéma d'après Jean-Luc Godard, éd. P.O.L., 1999, pp. 94 et 144. Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, éd. Farrago, 2000, pp. 85-86 et 93.

[6] Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, éd. Albatros, 1980, p. 262 ; Alain Badiou, « Théorie de la contradiction » (1975) in Les Années rouges, éd. Les Prairies ordinaires, 2012, p. 25 ; Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, op. cit., p. 27. L'unité des contraires, avant d'être un mot d'ordre marxiste-léniniste, est une invitation romantique à une pensée nouvelle, celle de Friedrich Schlegel : « Unissez les extrêmes, et vous aurez ainsi le vrai milieu » (Fragments [édition traduite et présentée par Charles Le Blanc], 1996, éd. José Corti, p. 234). Ce n'est pas faire, donc, que le Deux soit placé sous la loi de l'Un, mais apprécier que la division advient aussitôt qu'il y a de l'un.

[7] Jana Ndiaye Berankova, L'Éclat de l'absolu. Dialogues avec Alain Badiou, éd. Suture, 2025, pp. 328-333 et 345. Badiou précise ce point à partir de leurs interprétations respectives du poème de Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897) : « (…) la négation et la dialectique n'existent pas pour lui. Ce qui l'intéresse, c'est l'unité événementielle de l'être en tant qu'affirmation pure. (…) Pour moi, le coup de dés est une causalité évanouissante, qui ne va exister que dans des conséquences de vérité qu'elle rend possibles. En d'autres termes, l'essence du coup de dés pour moi, c'est la constellation. Pour Deleuze, au contraire, c'est le jet en tant que tel. » (op. cit., p. 333).

[8] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, éd. Payot, 1978 (1966 pour l'édition originale) : Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, éd. Cerf, 2006 (1982 pour l'édition originale), pp. 43 et 479 ; Giorgio Agamben, Le Temps qui reste. Un commentaire de l'épître aux Romains, éd. Payot & Rivages, 2000, p. 170 ; Karl Marx, Sur la question juive (présentation et commentaires de Daniel Bensaïd), éd. La Fabrique, 2006 : Jacques Derrida, Spectres de Marx. L'État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, éd. Galilée, 1993. Même sécularisé, le messianique insiste en s'entendant comme l'avenir incalculable d'une promesse d'émancipation et de justice.

[9] Isabelle Garo : « L'infâme dialectique : le rejet de la dialectique dans la philosophie française de la seconde moitié du 20e siècle », séminaire Marx au XXIe siècle, « Dialectique & histoire », 19 février 2011. On lira également avec profit, de Lucien Sève : « La philosophie ? ». Penser avec Marx aujourd'hui, tome 3, éd. La Dispute, 2014, chapitre « Qu'est-ce que penser de façon dialectique ? », p. 487-650.

[10] Saad Chakali, Jean-Luc Godard dans la relève des archives du mal, éd. L'Harmattan, 2017. On lira également avec profit les recherches entreprises par David Faroult au sujet des périodes Dziga Vertov et Sonimage de Jean-Luc Godard : Godard. Inventions d'un cinéma politique, éd. Les Prairies ordinaires, 2018.

[11] Slavoj Žižek, Le Plus sublime des hystériques, Hegel avec Lacan, éd. PUF-coll. « Travaux pratiques », 2011, p. 128-129. Georges Didi-Huberman lui-même s'y est trompé en malmenant le sens de la fameuse séquence d'Ici et ailleurs au nom d'un implicite dont le présupposé hurle en fourvoyant toute possibilité de lucidité, celui d'une équivalence perverse et sans reste entre antisionisme et antisémitisme : Passés cités par JLG. L'Œil de l'histoire, 5, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2015 ; Saad Chakali, Jean-Luc Godard dans la relève des archives du mal, op. cit., p. 229-243.

[12] Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, éd. Gallimard-coll. « Arcades », 1989 ; Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz. L'archive et le témoin, éd. Payot & Rivages, 2003 (1998 pour l'édition originale).

[13] « (il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations... Le passé réclame une rédemption dont une infime partie est en notre pouvoir) » (Walter Benjamin cité par Jean-Luc Godard dans une lettre manuscrite datée du 2 août 1995, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard [édition établie par Alain Bergala], tome 2, 1984-1996, éd. Cahiers du Cinéma, 1998, p. 347) ; « Le dernier mot n'est jamais dit, et on est toujours couvert de dettes messianiques » (Daniel Bensaïd, La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l'histoire, éd. de la Passion, 1995, p. 217).

[14] Maurice Darmon, La Question juive de Jean-Luc Godard : filmer après Auschwitz, éd. Le temps qu'il fait, 2011.

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11.11.2025 à 14:51

La fabrique de l'enfance

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(Anthropologie de la comédie adulte) Un lundisoir avec Sébastien Charbonnier

- 10 novembre / , , ,
Texte intégral (4941 mots)

Partons d'un postulat simple : l'âge est le rapport de pouvoir à la fois le plus commun et le plus tu. Or nous sommes tous des enfants en passe de devenir adultes, des adultes anciennement enfant, voire des parents en charge d'enfants ; quelle que soit notre place dans la hiérarchie des âges, nous croyons à l'innocence et à l'incomplétude de l'enfance autant qu'à la nécessité inéluctable de devenir adulte. Avec La fabrique de l'enfance, anthropologie de la comédie adulte, Sébastien Charbonnier vient dynamiter nos catégories et nos certitudes. En décortiquant les dispositifs et représentations qui produisent l'enfant autant que l'adulte, le philosophe met à nu l'un des mécanismes essentiel à notre conformation au capitalisme : il faut fabriquer de l'enfant pour perpétuer la comédie adulte.

À voir mardi 11 novembre à partir de 20h :

La démonstration est aussi implacable qu'embarrassante : au cœur de nos attachements les plus forts et les plus sincères, se logent les dynamiques et les imaginaires qui nous assujettissent le plus puissamment au monde de l'économie. Et aucune crise de susceptibilité ou de culpabilité ne nous en sauvera. Ce dont il est question c'est d'abolir l'adulte, c'est-à-dire de libérer les devenirs.

La fabrique de l'enfance paraît aux éditions lundimatin ce vendredi 14 novembre. Le livre sera disponible dans toutes les bonnes librairies et en vente en ligne sur notre site ici. Des extraits sont aussi disponibles ici.

Sommaire de l'entretien :
00:00 Teaser et présentation du livre
07:42 Penser le pouvoir comme rapport (enjamber la susceptibilité comme la culpabilité)
09:48 Briser le miroir, ne plus croire à l'adulteTM
12:53 Comment se naturalise l'infériorisation des enfants
16:49 Pourquoit la comédie adulte doit produire la fiction de l'enfant
17:52 Contester l'interprétation psychanalytique du complexe d'Oedipe (Alice Miller)
21:07 L'adulte produit de la dépendance (les coûts et les profits)
26:12 Les enfants n'ont pas besoin d'emploi du temps
29:29 Il n'y a pas d'enfants, il n'y a que des infantilisés (et pourquoi la domination par l'ancienneté s'étend jusqu'au monde adulte)
33:21 Domination, oppression et exploitation : définir et clarifier ces concepts
40:16 Peur de l'enfant et haine de l'enfance (misopédie ou pédophobie)
44:41 L'enfant dépendrait de l'adulte qui lui ne dépend de rien (le mythe du don unilatéral et de la la dette matérielle et affective )
48:15 Pourquoi les adultes veulent croire au père Noël
52:30 L'imaginaire de la supériorité statutaire du professeur : s'imaginer sachant et n'ayant rien à apprendre de l'élève
53:25 La vulnérabilité n'est pas un stigmate : nous sommes tous vulnérables car nous sommes tous interdépendants
54:58 Le care negatif (Elsa Dorlin), devoir anticiper l'arbitraire et la violence du dominant
58:36 La charge mentale des enfants
59:40 Le « nécessaire » oubli de la domination (Tal Piterbraut-Merx)
1:01:19 On ne se libère pas de l'enfance en devenant adulte (comme on ne se libère pas du genre en devenant homme ou du racisme en devenant blanc)
1:06:50 Contre l'advenir adulte la liberté des devenirs
1:10:09 Pourquoi la fabrique de l'enfance est la condition de possibilité même de l'exploitation des adultes
1:12:07 Advenir adulte c'est abandonner tous les devenir pour se conformer à un état
1:14:28 Le mécanisme de la récompense com-pense l'absence de sens ou l'humiliation
1:15:51 La fabrication en masse du complexe de l'imposteur (et le faux problème de la légitimité)
1:18:39 « Qu'est-ce que je vaux ? » ou la pire des questions
1:22:57 Comment se positionne ou s'articule la domination par l'ancienneté avec le triptuque « classe, race, sexe » ?
1:25:42 L'usage faible de l'intersectionnalité
1:27:36 Désadultifier l'intersectionnalité (gérontocratie et hiérarchisation des luttes)
1:31:16 À l'échelle individuelle, la domination par l'ancienneté est toujours première
1:38:51 Se taire pour se remettre en mouvement
1:43:34 Abolir l'adulte (Frantz Fanon reloaded)

Version podcast

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Voir les lundisoir précédents :

Ectoplasmes et flashs fascistes - Nathalie Quintane

Dix sports pour trouver l'ouverture - Fred Bozzi

Casus belli, la guerre avant l'État - Christophe Darmangeat

Remplacer nos députés par des rivières ou des autobus - Philippe Descola

« C'est leur monde qui est fou, pas nous » - Un lundisoir sur la Mad Pride et l'antipsychiatrie radicale

Comment devenir fasciste ? la thérapie de conversion de Mark Fortier

Pouvoir et puissance, ou pourquoi refuser de parvenir - Sébastien Charbonnier

10 septembre : un débrief avec Ritchy Thibault et Cultures en lutte

Intelligence artificielle et Techno-fascisme - Frédéric Neyrat

De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis

Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall

Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney

De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein

Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre

Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert

Pour une politique sauvage - Jean Tible

Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili

Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi

Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï

La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste

Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris

Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani

Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel

Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria

Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate

Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel

Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul

Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay

Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes

Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil

Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian

La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine

Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer

Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer

Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique

La division politique - Bernard Aspe

Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens

Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol

Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher

Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent

Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini

Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães

La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau

Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher

Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre

Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke

Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella

Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari

Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore

Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre

De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou

La littérature working class d'Alberto Prunetti

Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët

Feu sur le Printemps des poètes ! (oublier Tesson) avec Charles Pennequin, Camille Escudero, Marc Perrin, Carmen Diez Salvatierra, Laurent Cauwet & Amandine André

Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn

Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole

De nazisme zombie avec Johann Chapoutot

Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022

Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse

Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique

Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer

L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin

oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live

Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes

Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes

Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions

Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde

Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe

Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?

Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage

Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien

Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant

Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe

Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques

Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass

Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]

Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute

Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche

Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines

Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning

De gré et de force, comment l'État expulse les pauvre, un entretien avec le sociologue Camille François

Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain

La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer

Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun

Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon

Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo

Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille

Une histoire du sabotage avec Victor Cachard

La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet

Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf

L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel

À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout

Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier

Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot

Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia

La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir

Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi

Terreur et séduction - Contre-insurrection et doctrine de la « guerre révolutionnaire » Entretien avec Jérémy Rubenstein

Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien

La résistance contre EDF au Mexique - Contre la colonisation des terres et l'exploitation des vents, Un lundisoir avec Mario Quintero

Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez

Rêver quand vient la catastrophe, réponses anthropologiques aux crises systémiques. Une discussion avec Nastassja Martin

Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1

Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler

Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski

Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig

Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs

Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou

« Je suis libre... dans le périmètre qu'on m'assigne »
Rencontre avec Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 14 ans

Ouvrir grandes les vannes de la psychiatrie ! Une conversation avec Martine Deyres, réalisatrice de Les Heures heureuses

La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi

Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth

Katchakine x lundisoir

Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel

Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota

Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]

Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet

La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen

La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur

Déserter la justice

Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier

La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost

Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari

L'étrange et folle aventure de nos objets quotidiens avec Jeanne Guien, Gil Bartholeyns et Manuel Charpy

Puissance du féminisme, histoires et transmissions

Fondation Luma : l'art qui cache la forêt

De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l'épuisement quotidien,
un entretien avec Romain Huët

L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff

Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français

Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane

Que faire de la police, avec Serge Quadruppani, Iréné, Pierre Douillard-Lefèvre et des membres du Collectif Matsuda

La révolution cousue main, une rencontre avec Sabrina Calvo à propos de couture, de SF, de disneyland et de son dernier et fabuleux roman Melmoth furieux

LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.

Pandémie, société de contrôle et complotisme, une discussion avec Valérie Gérard, Gil Bartholeyns, Olivier Cheval et Arthur Messaud de La Quadrature du Net

Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.

Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli

Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.

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