08.12.2025 à 16:57
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À propos de Gaza avant le 7, Carnets d'un siège de Guillaume Lavallée
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, Terreur, 4
Guillaume Lavallée, journaliste né à Québec, fut directeur du bureau de l'AFP à Jérusalem, chargé de la couverture d'Israël et des Territoires palestiniens. Son témoignage Gaza avant le 7 est rédigé sous la forme d'une lettre ouverte à sa mère défunte. L'auteur y décrit le siège et le contrôle des vies dans la bande de Gaza auxquels a succédé la destruction totale, qui continue ces dernières semaines. Depuis l'entrée en vigueur d'un « cessez-le feu » le 10 octobre 2025, plus de 350 personnes, près de la moitié composée de mineurs, ont été tuées par l'armée israélienne, qui poursuit parallèlement son entreprise de démolition des bâtiments dans les plus de 50% de la bande de Gaza qu'elle contrôle encore.
Si l'ampleur de l'entreprise génocidaire entreprise au lendemain du 7 octobre est inédite dans l'histoire palestinienne, la vie à Gaza fut, de 2005 à 2023, rythmée par le blocus et, par moments, les semaines de bombardements. Resté en contact avec les Palestiniens rencontrés avant le 7 octobre 2023, Guillaume Lavallée cite dans son ouvrage des propos récents qui décrivent le passage d'une situation de siège, de surveillance, de contrôle et d'empêchement de la vie à sa destruction totale.
Aussi, et c'est l'une des originalités du livre, il relaie la façon dont des intellectuels palestiniens comprennent leur situation à l'aune de leur lecture de Michel Foucault. Parmi eux, Sami Zaqout est l'un des cinquante psychiatres au milieu des 2 millions d'habitants de la bande de Gaza. Le médecin explique avoir retiré le préfixe « post » à la notion de stress post-traumatique, le traumatisme s'imposant lorsque la guerre continue ou peut ressurgir à tout instant. Lecteur de Surveiller et punir, Sami Zaqout reprend l'analyse foucaldienne de l'enfermement comme punition psychique avant d'être physique, l'objectif étant moins la douleur du corps que le contrôle du temps. Il examine la surveillance et le contrôle des existences qu'Israël entend déployer, tout en observant que cette entreprise se heurte parfois à l'existence des tunnels ou à la vie psychique : « Avec le siège, ils peuvent contrôler la nourriture et le pétrole qui entrent. Ils peuvent donner le feu vert à une semaine de nourriture, une semaine de carburant, une semaine de médicaments. S'ils le pouvaient, ils iraient jusqu'à contrôler le niveau d'oxygène que nous respirons. Le message est le suivant : nous sommes les maîtres, nous sommes le pouvoir, et vous devez nous suivre, nous obéir. » Cette relecture de Foucault a été influencée par les travaux de Walid Daqqa, écrivain et militant du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), incarcéré durant trente-huit ans par Israël, qui décrit les formes de torture psychiques en prison, élaborées par des psychologues afin de réorienter les attitudes et les conduites des individus. Il analyse la manière dont se déploie, à partir de l'emprisonnement de ses leaders politiques, la surveillance et le quadrillage de la population située sur le territoire palestinien, à Gaza et en Cisjordanie.
Journaliste, Guillaume Lavallée connaît le pouvoir des mots et il l'a particulièrement ressenti en 2021. L'armée israélienne venait d'annoncer son entrée à Gaza. Sans savoir qu'il s'agissait d'un mensonge, les journalistes relayaient « l'information ». Après l'annonce, et comme espéré par ceux qui avaient induit les reporters en erreur, les combattants palestiniens se dirigeaient vers les tunnels, où ils étaient bombardés et tués en grand nombre : « On avait utilisé les reporters pour mieux tuer. Moi, Maman, j'avais du sang sur les mains. Le mensonge est propre à la guerre. Comme le brouillard. Certains mentent sur de supposées armes de destruction massive pour vendre, justifier et déployer leur projet d'invasion. D'autres tordent le cou à l'Histoire pour baliser, renforcer, voire doper le récit national et ainsi galvaniser peuple et armée. Dans ces deux cas, le mensonge sert à faire avancer un projet. Dans le mien, le mensonge servait à semer la mort. Directement. Il y avait une relation claire, de causalité, de quasi-instantanéité, entre le mot et les choses, entre les mots et les morts. »
Bien qu'il soit capable de recul sur sa profession et ses propres actions, Guillaume Lavallée n'échappe malheureusement pas à l'habitude journalistique qui consiste à reprendre la temporalité israélienne et désigner le siège ou les bombardements de l'occupant comme des « ripostes ». Pour autant, son ouvrage décrit ce que fut, avant 2023, la vie quotidienne dans la bande de Gaza, prison dont même le ciel est occupé. A la lecture de Gaza avant le 7, bien que ce mot ne soit jamais inscrit, le génocide peut apparaître au lecteur comme un prolongement du siège, induisant une variation d'intensité plutôt que de nature.
Gaza avant le 7 donne à voir l'enfermement d'une population, les pénuries des biens de première nécessité, mais aussi le travail d'une poignée d'archéologues au milieu des ruines, la vie universitaire sous blocus, l'évasion par l'usage des réseaux sociaux ou la production de séries télévisées made in Hamas. A propos du Mouvement de la résistance islamique, le journaliste écrit : « Au fil de ses années au pouvoir et des guerres, le Hamas semblait avoir maîtrisé les codes d'un certain succès populaire : s'adoucir à Gaza, où la population étouffait de surcroît sous le siège, mais apparaître dur, droit et intraitable en Cisjordanie. Jeter du lest à Gaza sur les questions religieuses et sociales, sur la pression pour le port du voile dans l'espace public, sur les relations entre jeunes adultes non mariés, mais cultiver son image de héraut de la résistance, polir son blason de combattant en Cisjordanie, où la population rageait silencieusement mais en crescendo contre l'aplaventrisme de Mahmoud Abbas devant Israël. »
Guillaume Lavallée explicite la nature duale du mouvement. Avant octobre 2023, le Hamas a longtemps assuré le maintien d'un cessez-le-feu avec Israël, et il se montre depuis longtemps prêt à négocier une trêve de longue durée contre une levée du blocus et la fin de l'occupation de territoires palestiniens. Pourtant, le Hamas n'en a pas moins longuement muri et organisé l'attaque du 7 octobre 2023, non parce que ses membres seraient des « fous de Dieu », mais pour faire exister les objectifs politiques du mouvement : « Voyant que la guerre en Ukraine restait en pole position de la conscience mondiale, le Hamas a-t-il cherché à faire un coup d'éclat en déployant une violence inédite et en poussant Israël dans ce sillon, afin de repositionner le conflit israélo-palestinien au centre de l'attention mondiale ? En ce sens, il a peut-être cherché à 'condenser' l'intensité du conflit, à multiplier le nombre de morts dans une courte période, plutôt que de continuer à les égrener au compte-gouttes sur des décennies sans résultat saillant. »
Vivian Petit
« Il ne faudrait pas dire que l'âme est une illusion, ou un effet idéologique. Mais bien qu'elle existe, qu'elle a une réalité, qu'elle est produite en permanence, autour, à la surface, à l'intérieur du corps par le fonctionnement d'un pouvoir qui s'exerce sur ceux qu'on punit – d'une façon plus générale sur ceux qu'on surveille, qu'on dresse et corrige, sur les fous, les enfants, les écoliers, les colonisés, sur ceux qu'on fixe à un appareil de production et qu'on contrôle tout au long de leur existence. »
Michel Foucault, Surveiller et punir
Le Dr Zaqout, dont le fils Hisham est aussi reporter, a travaillé une partie de sa vie dans le camp de réfugiés voisin de Nousseirat. Nous avons bu un café à la cardamome devant un plateau de maamoul, un sablé aux dattes, plus d'une fois dans le salon familial. Lui dans le fauteuil, moi engoncé dans le divan de velours. Le docteur me faisait étrangement penser à l'acteur André Dussollier avec son grand sourire séducteur, quasi carnassier, son visage anguleux et sa chevelure d'argent. L'homme ne connaît pas le film On connaît la chanson, où Dussollier apparaît en légionnaire sur sa monture dans les rues de Paris, en chantant « Vertige de l'amour » d'Alain Bashung. Mais de la France, il connaît bien une autre œuvre : Surveiller et punir. Naissance de la prison de Michel Foucault.
Pourtant, Foucault n'était pas particulièrement propalestinien. Au contraire même. Professeur en Tunisie pendant la guerre des Six Jours, il quitte précipitamment le pays par crainte de manifestations « antisémites » dans le monde arabe [1]. Un peu plus d'une décennie plus tard, lorsque le grand penseur palestinien Edward Saïd se rend chez lui, à Paris, pour discuter de la paix au Proche-Orient avec la fine fleur du Quartier latin, Jean-Paul Sartre en tête, Foucault s'éclipse. « Pour finir, au terme des années 1980, Gilles Deleuze me confia que Foucault et lui, autrefois très proches, avaient rompu en raison de leurs divergences sur la Palestine, Foucault soutenant Israël, et Deleuze, les Palestiniens. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il n'ait pas voulu discuter du Proche-Orient avec moi, ou avec qui que ce fût ! », se rappelle des années plus tard Edward Saïd [2]. Si Foucault penchait plus pour Israël que pour la cause palestinienne, cela n'empêche pas son œuvre de parler à des intellectuels palestiniens, à ceux a fortiori de Gaza ou qui ont connu les geôles israéliennes. La naissance de la prison, les dispositifs de surveillance, les mécanismes de pouvoir, l'essor d'une société punitive, l'émergence du biopouvoir où l'autre, le colonisé, est vu sous le prisme du « péril biologique », ont une résonance quasi magnétique pour certains intellectuels palestiniens. Dans son salon, le Dr Zaqout explique comment, selon lui, l'œuvre de Foucault colle à la condition gazaouie :
Foucault introduit une distinction clé entre le corps et l'esprit. La naissance de la prison pour lui, c'est le passage du supplice, donc d'une torture physique, au châtiment. Ce que l'on punit, ce n'est plus le corps, mais le temps. Le temps à venir. La sentence n'est plus physique, mais psychique. C'est l'enfermement. Foucault évoque aussi une punition qui dresse l'individu. Son aptitude au travail, sa conduite quotidienne, son attitude morale, ses dispositions. C'est le lavage de cerveau. Dans les prisons israéliennes, ils ont
des psychologues, des gens qui comprennent les nouvelles formes de torture. Pas physiques, mais psychiques. Leur but est de jouer avec la structure psychique, mentale, des prisonniers avec l'objectif, à terme, de leur faire accepter les Israéliens et de négocier avec eux. De leur faire reconnaître d'une certaine manière Israël car ces leaders ont une influence sur le reste de la société palestinienne. Moi, c'est par l'entremise de l'œuvre de Walid Daqqa que j'ai vraiment connu Foucault. Auteur et membre du Front populaire de libération de la Palestine [FPLP, marxiste], Walid Daqqa a été écroué en 1986 [pour sa participation au meurtre du soldat israélien Moshé Tamam]. Étant lui-même en prison, Walid Daqqa s'est plongé sur place dans l'œuvre de Foucault qu'il lit en arabe. Il a lu notamment Surveiller et punir – en traduction al-Muraqaba wa al-Muaqaba. Il le lit de l'intérieur et donne une définition de la torture qui m'a vraiment ouvert l'esprit. Dans le sillage de Foucault, Walid dit que tout ce qui se passe en prison, chaque jour, est savamment organisé jusqu'au moindre détail. Les Israéliens considèrent la prison comme un modèle de contrôle des Palestiniens. Ils réussissent à imposer ce modèle sur des petites prisons et tentent de l'étendre à plus vaste échelle comme la Cisjordanie et surtout Gaza. Regarde bien.
Avec le siège, ils peuvent contrôler la nourriture et le pétrole qui entrent. Ils peuvent donner le feu vert à une semaine de nourriture, une semaine de carburant, une semaine de médicaments. S'ils le pouvaient, ils iraient jusqu'à contrôler le niveau d'oxygène que nous respirons. Le message est le suivant : nous sommes les maîtres, nous sommes le pouvoir, et vous devez nous suivre, nous obéir. Ne résistez pas car nous sommes un pays d'une puissance infinie. Gaza est à la fois une prison et un laboratoire. C'est un laboratoire pour tenter de reproduire à une plus grande échelle les mécanismes et les dispositifs de contrôle de la « petite » prison. Les Israéliens rêvent de tout savoir, de tout voir, de tout contrôler à Gaza. Ils utilisent des drones et la cybersurveillance. Ils réussissent dans ce sens, mais ils ne voient pas ce qui se passe sous terre, dans les tunnels du Hamas, dans nos têtes. (…)
L'idée de « tout savoir, tout contrôler » évoque le fantasme du panoptique, cette prison pensée au XVIIIe siècle par le philosophe anglais Jeremy Bentham, dans laquelle le gardien est placé au bout d'une tour centrale et arrondie d'où il peut observer chaque prisonnier dans sa cellule sans être vu. Pour Foucault, « le panoptisme, c'est le principe général d'une nouvelle “anatomie politique” dont l'objet et la fin ne sont pas le rapport de souveraineté mais les relations de discipline. […] Et pour s'exercer, ce pouvoir doit se donner l'instrument d'une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible [3]. » Le fantasme non seulement du contrôle absolu, mais invisible. À Gaza, on entend les drones, mais on ne voit pas les mécanismes de cyber surveillance qui aspirent les données des téléphones portables. On ne voit pas les caméras qui suivent et identifient des comportements jugés suspects. On ne voit pas les capteurs sonores déployés sous le mur pour tenter de repérer la construction de tunnels.
Quand on est assiégé, on ne voit pas de gardien de prison. Les soldats israéliens sont de l'autre côté ou sur la barrière, pas à l'intérieur du territoire. L'occupation essaie de cacher jusqu'à son nom. Elle tente de se dissimuler, de faire croire qu'elle n'occupe pas, qu'elle est de « l'autre côté » et non dans Gaza. Dehors, et non en dedans. Comme si elle ne délimitait pas l'horizon du ciel et de la mer et qu'elle ne contrôlait pas ce qui entre et ce qui sort. Comme si Gaza n'était pas assiégée, mais libre. Comme si, par son désengagement unilatéral et la fermeture de ses colonies à Gaza en 2005, Israël s'était vraiment retiré de Gaza. (…)
Avec la mise en place, au tournant de 2010, du bouclier antimissile Dôme de fer permettant à son armée de neutraliser plus de quatre-vingt-dix pour cent des roquettes tirées vers son territoire, Israël a vécu des années avec une menace « contenue » jusqu'à ce matin du 7-Octobre. (…) Pendant ces années, on en arrivait presque à oublier Gaza. À oublier le siège. Comme si le siège se rendait invisible à celui qui l'impose, mais jamais à ceux qui le subissent.
Je ne sais pas si Walid Daqqa a eu vent des cours de Foucault au Collège de France, publiés bien après son étude sur la genèse de la prison. Pour Foucault, la prison moderne instaure un « nouveau type de pouvoir sur le corps ». Ce pouvoir s'institue dans des rapports de force pour donner lieu à des dispositifs de contrôle qui forgent les humains, « fabriquent des sujets » pour maintenir un certain ordre social. Dans son cours « Il faut défendre la société », il prolonge l'argument en évoquant le racisme d'État. « Ce sera non pas “nous avons à nous défendre contre la société”, mais nous avons à défendre la société contre tous les périls biologiques de cette autre race, de cette sous-race, de cette contre-race, que nous sommes en train, malgré nous, de constituer [4]. » Ainsi extrapolé, Gaza servirait aussi de repoussoir. De « corps » social complètement étranger dont il faudrait se prémunir pour maintenir la pureté individuelle et collective face à un « péril » biologique. Dans ce cas-ci, c'est comme s'il y avait deux corps. Israël et Gaza. L'un pur, l'autre impur. L'un propre, l'autre sale. L'un connu, l'autre inconnu. L'un proche, l'autre loin – bien que tout près. Comme si la « barrière de sécurité » autour de Gaza ne servait pas à contenir une menace, mais une maladie. Une tumeur, un cancer, dont l'organisme, pur, doit éviter qu'il métastase. Comme si les Palestiniens de Gaza contrevenaient par leur seule présence à l'ordre symbolique des choses, à la « pureté » de la Terre sainte. Bref, ils seraient l'autre dont il faut se défendre. Et cette défense s'articule autour de l'idée d'une « menace démographique ».
(…) De la Méditerranée au fleuve Jourdain, la population n'est pas majoritairement juive. Les Palestiniens sont un peu plus de sept millions, répartis entre la Cisjordanie, Jérusalem-Est, Israël et Gaza, et la population juive en Israël et dans les colonies avoisine les sept millions. Donc, s'il n'y avait qu'un seul grand État réunissant Israéliens et Palestiniens, celui-ci risquerait de perdre sa majorité juive car la natalité est plus forte côté palestinien. Or Israël se définit comme un État juif et démocratique. Pour maintenir le caractère juif de ce plus vaste État, l'extrême droite tente d'empêcher l'assimilation des Palestiniens à la société israélienne, de les reléguer à un statut de seconde zone, ce qui menace toutefois le caractère démocratique des institutions.
L'autre stratégie, c'est Gaza. Soit en repoussant Gaza hors du corps d'un grand État d'Israël, comme le désengagement et le siège l'ont permis en quelque sorte car, en retirant les plus de deux millions de Gazaouis de l'équation démographique, Israël pouvait envisager de garder sa majorité juive tout en annexant la Cisjordanie. Soit en repoussant les Palestiniens de Gaza. Après le 7-Octobre, l'armée israélienne s'est lancée dans l'assaut le plus meurtrier de la vaste histoire de Gaza, ce qui a aussi ravivé le rêve de l'extrême droite israélienne de réintégrer Gaza dans ce qu'elle considère être le giron de la Terre sainte, mais en y chassant les Palestiniens. En les repoussant vers l'Égypte. Une Nakba II pour les Palestiniens…
Dans sa « petite » prison, Walid Daqqa a sans doute suivi ces événements dans la « grande » prison de Gaza par l'entremise des médias et des nouvelles fournies par son avocat. Est-il retourné à ses livres de Foucault pour tenter de donner une assise philosophique à sa lecture des tourments ? A-t-il célébré ? Pleuré ? A-t-il écrit de nouveaux contes ? En trente-huit ans dans les geôles, la plus longue peine jamais subie par un Palestinien en Israël, il avait publié de courts essais sur la condition carcérale, mais aussi des contes pour enfants, comme cette Histoire du secret de l'huile, dans laquelle un jeune garçon palestinien, Jud, conçu avec le sperme exfiltré de prison de son père en détention en Israël, tente de trouver un moyen de franchir le mur pour retrouver son paternel. Jud se lie d'amitié avec des animaux et un olivier millénaire qui lui donne le secret pour franchir les barrières. Walid Daqqa a écrit cette histoire deux ans avant la naissance de sa fille, Milad. « Naissance » en français.
(…) Cette guerre des chiffres, des naissances, de la démographie, des « berceaux » est omniprésente ici. (…) Walid Daqqa, lui, a eu sa fille en détention. L'histoire veut que le prisonnier ait réussi à faire sortir son sperme de la prison pour permettre à son épouse, Sanaa Salameh, journaliste d'une vingtaine d'années sa cadette, de donner naissance par fécondation in vitro. Quelques mois avant le 7-Octobre, alors que le prisonnier qui devait être libéré a vu sa détention reconduite, j'ai rencontré Sanaa et Milad sans Walid.
(…) Un an après ma visite, Walid Daqqa s'est éteint en prison. Au cours des années précédentes, il avait développé un cancer de la moelle osseuse. À partir du 7-Octobre, les autorités israéliennes lui avaient refusé tout contact avec Sanaa et Milad. Lorsque sa mort semblait inéluctable, elles n'ont pu aller à son chevet pour l'embrasser une dernière fois. Le châtiment est collectif, même dans les pans les plus privés de la vie. Mais la naissance de sa fille tenait peut-être de la revanche de son corps sur la prison.
[1] Didier Eribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989 ; réédition 2011.
[2] Edward Saïd, « Ma rencontre avec Jean-Paul Sartre », Le Monde diplomatique, septembre 2000, p. 4-5.
[3] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, NRF, 1975, p. 210 et 215.
[4] Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 1997, p. 53.
08.12.2025 à 16:28
dev
Lecture du livre Le bonheur vient d'en bas de Nan Marci
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 4
Leïla Chaix (dont nous avons publié OK CHAOS) a lu le nouveau livre de Nan Marci (que nous avons récemment interviewée à propos de la Mad Pride). Elle a beaucoup aimé.
le monde n'était rien de solide
je me retrousse dans lui
il se retrousse dans moi
deux intestins vides
solidaires
faits pour tenir serrée
la vie hachée
C'est depuis mon lit que j'écris. Je suis HS. Je suis pas foutue de faire un feu, la fumée envahit la pièce. Mon trouble anxieux me rend tellement envahissante ; ça s'accentue face à la fuite et aux esquives. Je fais la grande, mais je sanglote comme un gamine au moindre signe de désamour ou simplement d'autonomie. Je ne supporte pas qu'on se détache, je ne sais pas être moi-même. Toujours est-il : je lis très peu de poésie. Si je n'ai pas accès à la prose d'une personne, je ne comprends pas ce qu'elle dit. J'ai besoin que les choses soient directes et explicites ; si possible autobiographiques et cérébrales, articulées. C'est pourquoi quand j'ai lu ton livre, je t'ai cherché..e. Tu traduisais des tas de choses que je ressens, qui sont sans nom. « Tenir serrée la vie hachée ».
Qu'est-ce qu'on fait de ce pu cosmique qui gicle à l'intérieur de nous ? Souffrance psychique ; éthique nourrie par l'expérience de la douleur, du traumatisme ; cauchemars abjectes qu'on n'ose raconter à personne. J'ai lu tes vers et j'ai fini par mieux t'entendre, et ta voix insistait en moi comme un glu :
d'où
ils ont la joie
les épaules légères
et des petites déjeuners jolis ?
tandis que
tous les gens que j'aime
ils meurent
tôt
ils meurent
morts
Nous sommes du côté de l'odeur. Il y a l'odeur, et celleux que l'odeur dérange. Je sens la force d'appartenir au clan des personnes ravagées, blessées, piétinées, dominées. Je te lis et je te rencontre, c'est comme si on s'était connues. J'appartiens à la classe difforme. Celleux qui ont besoin des autres, besoin de Dieu, besoin de modifier la vie, niquer le monde. Je sais à quelle classe j'appartiens, je sais qu'on a beaucoup d'ennemis.
j'arracherai la peau du sol avec mes doigts
même si ça saigne,
on trouera tout ça
vers une poche d'eau souterraine
ou poche de boue
ou poche de lait
on trouera tout ça
et on vivra
fières fierx fiers
droites droix droits
et on vivra
la patience aux yeux ronds
sous les pieds
des gens
qui s'entremangent
Tes peintures sont remplies de monstres, qui ont des jambes et de longues dents. Les corps se tordent. Dans tes poèmes il est souvent question de noms, de choses qui n'ont plus de prénom. J'aime la colère qui y macère, l'absence d'excuse. Il est partout question de trou.
Je me vois moi-même qui regarde, et qui est là. Je n'arrive pas à me lever. Je vois le linge qui s'amoncelle, et toute la vaisselle à faire.
sans lessive régulière
on se retrouve vite
débordée de linge sale.
je bannis les tas de linge,
ils ne sont
PAS
des tas
intéressants(…)
we – my people and i
will take your houses
and we'll have ourselves a
ggoooddnniigghhttsslleeeepp
i know someone i like
who needs
that kind of sleep
we – my people and i
will eat your heads
On est fait..es du même bois fendu, un peu moisi. Nous sommes de la viande nous aussi. Acharné..es, épris, exaltées. Ton livre est peuplé de vermines, de créatures ; chairs infectées et allongées, de potes aussi sur des canap, de longues dents. J'ai besoin que les œuvres soient sales et infectées. Ça me redresse. Ça fait que j'aime bien tes poèmes.
Notre mal-être est exploité, redirigé, vidé de son corps et de sa substance. Alors que nous sommes des malades ontologiques. Nos symptômes trahissent et traduisent.
dépossédéxs
de tout le reste
« non » est le seul mot
que nous ayons en main
il vole
caillou de flamme
jusqu'à ton crâne
bam
couché
par terre
[enfin]
tu nous regardes
par en dessous
es yeux demandent
« mais pourquoi,
pourquoi moi ? »
maintenant que tu te trouves
au sol
[enfin]
tu découvres
que le monde
n'est qu'un plafond
humide
Dans une peinture il y a une mitraillette, tenue par un corps sans visage. Finira-t-on par prendre les armes ?
je rêve
du soin
entre semblables
qu'on cesse de s'agripper
aux chevilles indifférentes
de nos terribles
antécédents(...)
le racisme est
la forme de la réalité
l'antiracisme conséquent
c'est la psychose(…)
la loi du pire pour nous
vient du refus
de l'inconfort
Je suis d'accord. Nique le refus de l'inconfort. Dans les dernières pages je me plonge dans un flot de mots continu, une valve ouverte et nerveuse. Inceste, viol, le monde mort et le « TROU DENTÉ ». J'ai le corps noué, le cœur vide et concentré. J'essaye de bien finir ce texte, mais j'ai du mal à me concentrer. Je suis trop mal. Je monte chercher une bûche de bois chez mon voisin, puis je paranoïe devant sa porte. J'attrape une bûche toute rongée, puis redescends. J'ai peur d'avoir commis un crime. Je ne sais pas quoi écrire d'autre.
Lisez le livre de Nan marci
on se vengera
à toi à notre peuple et moi
Leïla Chaix
Les citations de bouts de poèmes sont extraites du livre Le bonheur vient d'en bas de Nan Marci aux éditions Le Dé Rouge.
08.12.2025 à 16:23
dev
« Pourquoi tu pars ? Parce que j'ai envie » Une nouvelle inédite de Justine Lextrait
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 2
Il y a deux semaines, nous publiions en livre, l'épatant Loading rooms de Justine Lextrait (dispo par ici www.lundi.am/livres). Si vous vous l'êtes procuré et l'avez adoré ou si vous ne vous l'avez toujours pas lu et qu'il faut vous convaincre de le faire, une nouvelle inédite, Estelle.
Estelle rentre du travail à 19 h 30. Estelle : l'alarme d'une pilule (ne pas oublier de l'avaler), la cuvette qui claque, la chasse d'eau bouchée, le vroum de la voiture qui ne trouve pas de place de parking, les messes basses d'une église qui m'envoûte le soir, tous les soirs, je me convertis à Estelle. Pendant la journée, je l'attends à la table de la cuisine. Je ne fais pas qu'attendre, je me repose, je bois du thé et je zone. Parfois, je regarde par la fenêtre, mais comme j'ai l'impression de ne pas faire grand-chose, à 19 h 30, tout fait sens, car Estelle rentre du travail. Estelle raconte sa journée et ma journée commence alors. Estelle déverse les sexes sur la table comme un tsunami au ralenti. Je ne sais pas ce que la vague emporte, mais je constate les ravages du biscuit noyé dans le thé, minibouées auxquelles je m'accroche et me font couler direct dans les yeux d'Estelle qui pleure. La production de larmes ne dépasse pas 0,1 millilitre par heure. Insignifiant comparé à un orage, quand même deux fois plus qu'une goutte d'eau. Insignifiant, quand même de quoi vivre, pourtant non. Bien sûr, alors faire face au-dehors, avancer les yeux bandés, respirer juste sur les bandes blanches au passage piéton. J'ai un pied dans le réel, l'autre, je ne sais où. Les lampadaires insomniaques me font plisser les yeux. Je suis embaumée par l'odeur des feuilles séchées qui se mélange à la poêlée d'oignons qu'Estelle fait frire et crispe le souvenir qui m'a fait découvrir ce sentiment tubéreux (ne fleurit qu'une fois avant de mourir). Je suis triste, car j'ai mangé de la purée en poudre. Le visage poudré d'Estelle est un orifice monstre qui postillonne et me donne envie d'embrasser le monde.
Quand je l'écoute Estelle, la radio grésille, je suis à l'antenne, parfois, je ne capte pas très bien. Je ne sais pas si tout ce qu'elle raconte est vrai. J'ai l'impression qu'Estelle rabâche la vie des autres pour parler de la sienne ou qu'elle est le collage de tous les sexes qu'elle soigne avec des mots, rien que des mots. Je soupçonne des messages cachés dans chaque patient mis à nu par Estelle. Je ne sais pas si elle est sexologue comme elle le dit avec un grand sourire de fierté et un peu de gêne dans ses yeux qui se baissent sur le carrelage gris et bleu. Mais je ne cherche pas une vérité absolue chez Estelle.
19 h 30 : c'est la seule vérité pour l'instant qui me suffit. Je pense qu'Estelle n'est pas sexologue et qu'elle traîne toute la journée dans un centre commercial pour trouver la plus belle couleur de fard à paupières. Chaque jour, la couleur de ses paupières change. Je veux dire que chaque jour a une couleur et ça lui va bien, le mardi, c'est bleu cyan et Estelle cligne des paupières pour changer de sujet. Selon ses yeux, je peux dire si elle est gênée ou triste ou en colère ou ennuyée.
Estelle est souvent gênée ou triste ou en colère ou ennuyée. Elle oscille entre ces quatre émotions. Même quand elle est contente pour je ne sais quelle raison, un rendez-vous qui s'est bien passé, le carrelage gris et bleu dans ses yeux se creuse sur ses fossettes comme un dos d'âne sur la route bien plate de ma vie sentimentale. Et il faut regarder ses yeux pas le carrelage pour comprendre la gêne d'Estelle. Le reste de son visage est un mensonge dans lequel je trempe les pieds. Estelle : son corps, un pédiluve qui me fait un peu peur pourtant, je sais qu'il faut affronter la menace des verrues pour se plonger totalement dans le rêve d'Estelle et détourner mon esprit de ses préoccupations.
Il refuse de faire l'amour à sa femme si elle ne danse pas avec un abat-jour sur la tête et elle en a marre qu'il la prenne pour une lumière. Au début, elle pensait qu'il la faisait reine d'un royaume aux mille éclats, aveuglé par sa beauté, enfin, il bandait et puis, elle s'est rendu compte que c'était sa manière d'allumer et d'éteindre à sa guise son désir à lui et qu'elle ne jouissait jamais de cette lumière qu'on pourrait très certainement appeler sexe. Je serais incapable de raconter comme Estelle raconte le sexe. Mettre des mots sur le sexe, Estelle maîtrise très bien, elle suit la partition avec précision. Je ne peux m'empêcher de voir l'ombre d'Estelle, en simultanée de son doigté parfait, enfiler des capotes sur des poteaux électriques. Comme l'impression que le sexe devient un contrat de bail à signer sous 24 h sous peine de ne pas avoir de logement et de se retrouver à la piscine municipale pour prendre des douches. Et puis, ce que je veux raconter n'a rien à voir avec le sexe. Ou plutôt, rien à voir avec le sexe comme la sexologue Estelle en parle, des corps souvent deux qui ont des problèmes d'érection ou d'adultère et veulent régler leurs problèmes de sexe avec du sexe encore plus de sexe ou du sexe différemment sensuel. Je pourrais décliner les slogans du sexe à l'infini.
J'ai emménagé avec Estelle il y a un mois. Officiellement, nous sommes colocs. Nos chambres sont collées. Notre relation me fait penser à deux inconnues qui viennent de se rencontrer dans le métro ou aux repas gênants qui peuvent avoir lieu entre une vieille tante à un stade critique d'Alzheimer et une nièce surexcitée qui raconte la même histoire, toujours la même histoire en boucle. Bien sûr, je suis la vieille tante qui a préparé une tarte en oubliant les oeufs. Sauf que je ne sais pas cuisiner et que je ne cuisine rien pour Estelle, encore moins des tartes. Estelle parle beaucoup et moi, je me contente de poser ma tête entre mes mains. Les coudes en perpendiculaire de la table, je fixe l'horizon de sa bouche qui s'ouvre et se ferme. Je me demande si Estelle sera coudologue lorsque Estelle n'aura plus rien à me dire. Je me demande si Estelle trouvera encore quelque chose à dire lorsque mon coude tombera de fatigue sur la table et que ma tête cognera l'assiette. Je comble le mutisme calqué dans mon corps en dessinant un autre horizon avec les miettes sur la table, je tapote tout ce qui se trouve à portée de main, style petit staccato au piano et mes doigts se sont emmêlés, je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mais la fourchette a fait un looping au-dessus du cuir chevelu d'Estelle, une auréole illuminant son visage d'inox, jusqu'à s'écraser sur le rebord du verre qui a carrément chuté au sol.
J'ai eu honte parce que j'ai vu le charbon dans les yeux d'Estelle faire des étincelles, mais j'ai relevé un peu le menton et j'ai pu me noyer tout entière dans l'indigo. L'indigo me rappelle que c'est mercredi, après le bleu cyan et que tout ira bien, normalement le mercredi Estelle fait du yoga dans le salon et va se coucher. Le regard d'Estelle terrorisé d'Estelle me hante. Peut-être qu'Estelle a été intimidée quand le verre a explosé sur le carrelage au moment où elle racontait son rendez-vous, qui a eu le droit à un prénom que j'ai oublié (peut-être Pierre ou Paul). Elle disait que Paul avait rigolé à toutes ses blagues et que c'était bon signe. Signe de quoi, de sexe peut- être, je n'en sais rien, d'amour sûrement, je ne sais jamais avec Estelle la sexologue. Estelle a dit Paul, et le verre s'est brisé en deux parfaits morceaux, un tout petit et l'autre immense. Peut- être qu'Estelle a eu peur qu'un signe extérieur symbolise son destin à elle et Paul par les foudres du verre cassé. Estelle s'est levée brusquement, sa chemise a fait un appel d'air comme le maillot de bain à la piscine, sauf que là, Estelle s'est mise à gonfler, elle a traversé le plafond, dépassé le toit de l'appartement, frôlé les avions dans le ciel et Paul a rétréci comme une petite chaussette en laine avec des trous de mites lavées à soixante degrés.
Les morceaux de verre m'ont fait penser à une dent de lait sur le point de tomber et je ne l'ai pas dit à Estelle. J'ai dû le penser fort parce qu'Estelle m'a ensuite parlé de son dentiste. Estelle et son dentiste ont un arrangement sentimental ou sexuel, je n'ai pas très bien compris. En tout cas, Estelle a de très gros problèmes de dents et pas de mutuelle. Estelle porte un appareil dentaire transparent et je trouve que ça lui va bien. J'étais étonnée de trouver ça beau la première fois que j'ai trouvé ça beau, mais beaucoup de choses moches deviennent belles quand Estelle les porte. Estelle enlève son appareil en janvier. Le 10 janvier, Estelle enlève son appareil le 10 janvier, c'est l'annonce d'une petite fille égarée au rayon fromage frais et je ne sais pas ce que cela implique avec son dentiste exactement, ni s'ils ont déjà rempli un caddie avec des promesses de biscottes beurrées au petit-déjeuner. Le 10 janvier, je le sens, leur relation sera en hors-piste parce que sans les rails sur les dents d'Estelle, leur relation ne pourra pas continuer sur une ligne toute tracée.
Dans sa chambre, Estelle a une collection d'objets improbables, très kitsch, dont personne (je crois) ne voudrait sauf elle : une veilleuse en forme de champignon, une raquette à mouche électrique jaune et surtout, des photos de cellules humaines qui ressemblent à des patates germées. L'armoire d'Estelle déborde de vêtements, secrets polyesters en forme de corps en attente de chair, posés sur des étagères toutes plates. Les jambes d'Estelle tiennent le jean debout et la ceinture tient le jean droit et le pantalon dégouline de la commode, mais tient quand même, tout tient. Les chemises de bûcheron en boule, Estelle y tient, même si elle n'a jamais tenu de hache entre les jambes. Estelle ne ferme pas tous les boutons de sa chemise, laissant entrevoir le grain de beauté sur son torse, certainement pas le point final de son charisme inouï, mais plutôt le premier caillou vers un chemin dont les sillons sont des désirs déguisés en bûcheronnes. Un jour, je me laisserai abattre par Estelle, sans trop de dégâts, pour ne pas déranger les voisins. Quasiment que du synthétique. Estelle ne porte quasiment que du synthétique et ne sait pas que je suis déjà rentrée dans sa chambre. Ce n'est pas interdit, mais la porte de sa chambre est souvent fermée. La colocation (la plupart du temps, dans sa configuration : une cuisine, un salon, une salle de bain, une grande chambre et une petite chambre) fait que les chambres sont des espaces privés, ce qui me chagrine un peu, mais je respecte cela en tout cas quand Estelle est à la maison, c'est-à- dire entre 19 h 30 et 9 h du matin en semaine. Je vais dans sa chambre la journée parfois pour regarder, zoner. Je ne cherche jamais rien de particulier, et je trouve toujours quelque chose qui accapare mon attention pendant au moins une bonne dizaine de minutes.
Estelle a la plus grande chambre. Je lui ai laissé la plus grande chambre sans discuter. Comme je fais deux têtes de plus qu'Estelle, je me suis dit que ça compenserait qu'elle ait la plus grande chambre parce que je prends plus de place proportionnellement dans le reste de l'appartement, surtout dans les couloirs. Je voulais lui demander combien elle fait en mètres carrés, mais je n'ai pas osé parce qu'on ne se connaît que depuis un mois et qu'elle aurait pu me prendre pour une folle et balancer mes affaires par la fenêtre alors que j'essaie de la faire rire depuis le début, comme Paul qui a ri à toutes ses blagues, mais moi, je ne crois pas que je peux la faire rire comme elle fait rire Paul.
Ce matin, Estelle est apparue dans la cuisine en lançant un bonjour aussi ridicule que les petits bonhommes de neige sur son pyjama, et puis, elle a enfilé un legging (le vert fluo) dans sa chambre. Par pudeur, elle ne se change pas dans la cuisine et ne fait pas bouillir l'eau des pâtes avec mon sèche-cheveux. Ce ne sont pas des règles strictes, mais j'ai remarqué qu'Estelle les applique de manière plutôt instinctive. Estelle je ne peux pas la regarder dans les yeux aujourd'hui, impossible de savoir si elle est gênée ou triste ou en colère ou ennuyée. Son legging (le vert fluo) fait décoller ma rétine, pas comme un avion ni un sparadrap. La fine couche de lycra sur ses cuisses forme une onde parfaite qui flotte juste au-dessus d'un marécage, recouvert de minuscules plantes aquatiques (presque des pellicules de mer) qui englobent sans jamais enfermer la totalité de la surface de son corps et donnent l'illusion qu'en dessous, il n'y a pas d'eau. Ce qui reviendrait à penser qu'Estelle, en dessous de son legging, n'a pas de sang qui circule et je sais bien qu'Estelle a un corps presque trop parfait qui ne cesse de se perfectionner et de faire coaguler mes yeux – avec le yoga et le sexe et sûrement plein d'autres choses – et dont la perfection est un miroir qui ne me satisfait jamais parce que mon reflet en contre-plongée de ses seins signale l'absence de ma poitrine lisse comme une piste d'atterrissage un jour de pénurie de kérosène.
Les leggings changent de couleur et de motifs. Mon préféré, c'est le léopard parce que de loin, sans mes lunettes, j'ai l'impression qu'Estelle est un petit chat et j'ai toujours rêvé d'avoir un petit chat tigré qui s'enroule autour de mon cou et que j'appellerai probablement Estelle. La première fois que j'ai vu un legging, j'ai pensé qu'il existait autant de leggings que de formes de jambes. Estelle change de leggings et ses jambes restent les mêmes et ce n'est pas pareil que les déclinaisons de fards à paupières (logiques comme les jours de la semaine), le legging, c'est sa petite inconsistance, le côté chaotique de sa vie bien rangée. Je ne sais jamais dans quel legging Estelle va apparaître. Les rayures vrillent dans tous les sens, les petits coeurs en lycra sautillent, font du patinage artistique dans ma tête. Estelle se glisse en boule dans la coquille d'un mille-pattes et court sur le contour de mon oeil comme dans un ring de boxe, laisse tomber son poids sur l'élastique. Un jour, je me donnerai une petite gifle pour gagner le match et je ferai attention parce que mes doigts sont très gros par rapport aux mille et une jambes d'Estelle, il ne faudrait pas toutes les casser ses jambes même s'il n'y en a pas milles (c'est une façon de parler, enfin, qui a compté jusqu'à mille ?) mais ça ferait plus de béquilles et de plâtres que de poutres qui tiennent le plafond droit, beaucoup trop de bruit pour les voisins et vraiment compliqué de monter les escaliers pour Estelle qui rentre du travail.
Je n'ai jamais marché avec des béquilles et je n'ai jamais porté de legging. Je me dis que ça doit être galère à enfiler un legging, comme la capote sur le poteau électrique, sauf que là, c'est plutôt feu vert et le trafic est calme, il n'y a que moi debout dans la cuisine à contourner pour qu'Estelle se rende dans le salon faire son yoga et la bonne nuit que je lance en guise de céder le passage Je dis bonne nuit et il est à peine 18 h, je sonne faux comme la voix EDF qui m'appelle sur mon téléphone et veut joindre Monsieur Accouche que je ne connais pas et commence à connaître depuis le temps qu'on m'appelle Monsieur Accouche au téléphone. Notre seul point commun avec Monsieur Accouche, c'est ce numéro de téléphone qu'il a utilisé dans une ancienne vie et que j'utilise la plupart du temps dans ma vie actuelle sauf quand la voix EDF m'appelle Monsieur Accouche. Je dis ancienne vie parce que je pense que Monsieur Accouche a changé de vie. La voix EDF m'appelle à peu près toutes les trois semaines parce que Monsieur Accouche n'a pas payé ses factures. Il est parti de chez lui en laissant les lumières allumées. Je raccroche très vite dès que j'entends Accouche, j'éteins mon téléphone et j'imagine le nouvel appartement de Monsieur Accouche (s'il n'a pas changé de nom). On ne sait jamais, Monsieur Accouche est sûrement sur liste noire EDF ou alors Monsieur Accouche s'éclaire désormais exclusivement à la bougie. Monsieur Accouche a dit adieu à son ancienne vie mégawatt. Monsieur Accouche a peut-être déménagé en Islande ou dans ce village en France où les ondes téléphoniques ne passent pas pour protéger la santé des êtres humains. Estelle éteint la lumière pour faire des économies ou pour que je ne la regarde pas, même si ça ne me viendrait jamais à l'esprit de la regarder faire du yoga. J'aurais l'impression de feuilleter un manuel de Kamasutra dont chaque position serait un fruit qui a perdu son goût à cause du voyage dans les conteneurs exportés d'un bout du monde à un autre bout du monde.
Quand j'étais petite, je construisais des tours de Kapla et je n'attendais pas qu'elles s'effondrent à cause d'une porte qui claque, non, je donnais un coup-de-poing direct. Sûrement pas une coïncidence que Kapla et Kamasutra commencent par la même lettre. Tous les mots en k me crispent un peu, j'avoue, peut-être à cause d'un mec qui s'appelle Kevin et qui m'a causé beaucoup d'ennuis, mais grâce à qui je peux maintenant aimer Estelle. Je me dis que c'est souvent grâce à quelqu'un que je déteste, que je peux aimer quelqu'un d'autre. Je pourrais regarder les choses la bouteille remplie de bulles et fêter Kevin ou lui faire sauter le bouchon à la gorge. Je n'ai jamais dit bonne nuit à Kevin, tout simplement parce que Kevin est le contraire de ce qui représente pour moi la liberté, c'est-à-dire la nuit. Pas comme avec Estelle à qui je dis bonne nuit tout le temps, même parfois un peu trop à des moments assez aléatoires et plus je dis bonne nuit, moins je dors. J'ai chopé cette habitude quand je travaillais dans un night shop. Je ne savais plus distinguer les gens de ce qu'ils achetaient. Chaque nuit, la même chose et je ne pouvais me passer de Gisèle un paquet de cigarettes bleues slim, une plaquette de chocolat au lait éclats de noisette pour Mathilde, un pack de 6.8 % pour Jean-Yves ou son amant régulier Yves-Jean qui venait de la part de Jean-Yves trop bourré pour traverser la rue et je sombrais total. J'étais devenue l'airbag de toutes les choses disponibles, les choses qui ne dorment pas, sans lesquelles on ne peut dormir, les plaisirs coupables, même si ce n'est pas une affaire de culpabilité, mais de disponibilité (de moi, on pouvait bien se passer, j'en suis peut-être coupable : j'étais disponible). Lorsque quelqu'un lançait une bonne nuit spontanée, je réalisais que j'en voulais plus. J'avais envie d'être aimée, comme tout le monde a besoin d'être aimé, mais je me rendais bien compte que je ne pouvais pas concurrencer avec un paquet de clopes. Ce sont les bonnes nuits à la volée, somnambules et parfois enjoués, ce sont ces bonnes nuits qui m'ont tenu éveillée. Je ne reviendrai pas sur Kevin et la nuit parce que c'est long, plus long qu'une nuit et qu'il ne faudrait pas se perdre parce que pour l'instant, c'est Estelle qui compte, même si je ne compte pas trop sur les gens, car ce n'est pas une affaire de chiffres et que je ne voudrais pas être moralement à découvert.
Comme je ne dis pas grand-chose de manière générale, Estelle a dû remarquer l'abondance de mes bonnes nuits, pas des bonnes nuits bien foutues comme une formule de politesse élaborée à la bonne heure parce que je ne suis pas si polie que ça. Parfois, je ne dis pas bonjour le matin ou merci quand Estelle me prête un truc, du dentifrice par exemple. Estelle doit penser que je vais tout le temps dormir ou que je ne me brosse plus les dents. Toutes ces suppositions (à supposer qu'elles soient des suppositions qui traversent le cerveau d'Estelle) sont fausses. À part la dernière, car j'ai tendance à oublier de me brosser les dents. Je pense qu'il faudrait que je me brosse les dents et le simple fait d'avoir pensé qu'il aurait fallu que je me brosse les dents me donne la sensation que je l'ai déjà fait. Hormis le fait que je dois sacrément puer de la gueule, ce sentiment confus n'a pas eu de conséquences dramatiques sur ma vie quotidienne et ne m'a pas trop déstabilisée, jusqu'à ce qu'il se calque sur d'autres événements moins administratifs (car je classe le brossage de dents dans la même catégorie que trier mes papiers et ouvrir ma boîte aux lettres deux fois par semaine). Je me suis dit qu'il faudrait que j'aie une amoureuse (même si je ne pense pas qu'on puisse avoir une amoureuse, comme si avoir voulait dire acheter et ainsi, posséder, je me serais donc faite avoir et je suis possédée par Estelle, soit).
J'ai rencontré Estelle dans un couloir qui sentait le renfermé et les meubles de seconde main. J'ai rencontré Estelle lors d'une visite de sous-location à laquelle nous sommes arrivées pile au même moment. Estelle a sonné à la porte et moi, je me suis faufilée avec elle dans l'entrebâillement de la porte. Beaucoup de gens agglutinés visitaient l'appartement, une trentaine peut-être. Je me suis imaginé ces trente personnes vivre dans la petite chambre qui était à louer. Trente personnes sur un matelas deux places, ça dépasse, trente personnes, ça finit par se rouler par terre, à faire une méga bataille de coussins pour savoir qui s'allongera sur le matelas. Comme l'impression d'assister à un entretien d'embauche mal organisé. Flemme de présenter un curriculum vitae broyé dans un milk-shake surprotéiné de ma super personne, pour prouver que je sais mentir sur le fait que je sais cohabiter avec d'autres personnes. Vivre ensemble, c'est-à-dire partager les choses et ne pas trop être intrusive, ce qui n'est pas du tout mon style, au contraire, mais c'est ce qu'il fallait dire, je le savais. J'aurais pu le dire, mais je ne l'ai pas fait, de toute façon, la chambre n'était vraiment pas terrible. Et puis, un couple à la recherche de la personne idéale pour sous-louer un sous-sol qui fait office de chambre, ça fait beaucoup de choses en dessous de mes attentes pour très peu à tirer de cette situation qui m'a mise au bord du malaise. Ce n'est pas faute de m'avoir bien accueillie.
À mon arrivée dans le salon, la meuf du couple m'a complimentée sur mon manteau (qui est très étonnant, c'est vrai, car les rayures noires et blanches font des zigzags et que de loin, je suis une illusion d'optique) et s'est excusé de ne pas me raconter l'histoire des moulures au plafond. Son mec le ferait : raconter les moulures au plafond, ainsi souligner les formes somptueuses du lieu et son aura mystérieuse, alors que j'aurais préféré un débrief sur le planning ménage, mais là, son mec était trop occupé à discuter avec une autre candidate. Finalement, je me suis retrouvée assise à la table de la cuisine. Je me suis sentie agréablement bien à boire du thé avec toutes les candidates (toutes des femmes, je ne savais pas encore pourquoi) même si je n'avais toujours pas eu droit à l'histoire des moulures du plafond et je n'y ai d'ailleurs jamais eu droit. Je m'en souviens comme de simples moulures.
Ce n'est pas trop mon genre de m'exprimer dans un groupe, surtout avec des personnes que je ne connais pas et plus particulièrement, car cette tablée ressemblait à une peinture de la Cène dont le nombril était un couple qui avait une offre (de chambre, bien sûr, jusqu'à présent). C'est sorti tout seul, de manière un peu brusque, comme quand on demande à quelqu'un tu peux me passer le sel ? après une dispute et qu'en fait, on ne demande rien de particulier, surtout pas du sel, mais on souhaite simplement passer à autre chose, briser le silence, alors j'ai demandé comment ils allaient faire pour sélectionner quelqu'un. Au feeling, on n'a pas trop de critères, le mec a répondu. Enfin si, il y avait quand même un critère. Que le mec ne soit pas excité par la nouvelle coloc. Lui regarde sa meuf, elle ne le regarde pas. Elle boit son thé en silence. Ils sont exclusifs apparemment. Ok, c'est vraiment dommage, car je croyais que c'était un rendez- vous galant et qu'on allait vivre un trio amoureux digne de la nouvelle vague. On aurait pu danser sous les moulures du plafond et puis, je serais partie me coucher au sous-sol parce qu'il ne faut pas déconner, la chambre du couple est sacrée. Il y a eu un gros silence du style vraiment gênant parce que toute l'assemblée attendait que la meuf dise quelque chose à son tour, mais son tour n'est jamais arrivé et sa parole a fait la planche dans un océan de gêne, ses yeux dépassaient comme des bouées de sauvetage.
Estelle m'a souri et en retour de son sourire, j'ai souri aussi. À ce moment-là, je ne savais pas qu'elle s'appelait Estelle, que j'allais passer ma semaine avec elle à visiter des appartements et que j'allais l'aimer follement, l'aimer comme une folle, l'aimer comme l'amour n'a jamais semblé aussi fou.
19 h 30 : Estelle tourne les clés dans la serrure et commence à crier. Les chaussures ne sont pas alignées dans l'entrée selon ses chakras et la poubelle de plastique déborde. Quand Estelle se plaint du ménage, c'est qu'elle n'arrive pas à passer l'éponge avec Paul. Paul prend beaucoup de place avec des phrases qu'il répète à Estelle, des phrases trouvées dans des papillotes, des phrases chocolatées (mais périmées), du style, ne change jamais pour personne, très décevant Paul, je préfère les pétards. Paul et Estelle n'ont rien à se dire, c'est évident et je ne comprends pas pourquoi Estelle s'acharne à dire quelque chose de leur relation. Et si le sexe comblait le silence et vice-versa, non, le sexe ne comble pas, le sexe ne remplit rien du tout, encore moins le vide. Estelle commence à se méfier de Paul parce que Paul raconte n'importe quoi. Je ne dis rien à Estelle. Je ne veux pas nourrir sa paranoïa comme je remplis la poubelle de pelures de clémentines et je ne veux pas qu'elle crie, ça me donne mal à la tête. Estelle se demande si Paul ne la manipule pas juste pour du sexe.
Pourquoi anxiété et sexe vont de pair, comme deux amis d'enfance qui se tiennent la main par nostalgie et radotent les mêmes blagues depuis des années, toujours les mêmes blagues, à force d'être répétées les blagues ont fané et j'ai beau les mettre au soleil, changer l'eau, faire tout comme il faut, les cérémonies sont remplies de roses et les cimetières aussi, et ça, je n'y peux rien.
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Estelle a un nouveau manteau. Estelle ne dit pas manteau, mais cape, c'est une cape parce que les manches sont amples et permettent aux bras de se balancer librement. Les poches de la cape sont trouées, c'est une cape de voleuse. Estelle a glissé son téléphone pour s'assurer que la doublure retiendrait toutes les choses qu'elle allait y engouffrer et le téléphone, Estelle ne l'a jamais retrouvé, on lui a peut-être volé, pense- t-elle, ou il est tombé par terre. Estelle rigole, se dit que la vie est bien fichue et elle dépose les fromages qu'elle a volés, un appel manqué vaut bien trois pots de gorgonzola mascarpone. Estelle est un pickpocket émotionnel, s'immisce dans ma vie avec une discrétion diabolique et des conséquences retentissantes, tout en laissant un vide. Oui, un vide. La plupart du temps, j'ai l'impression de vivre dans un corps qui n'est pas le mien, d'être à côté de mon corps, de le regarder comme je regarde le corps d'Estelle quand je change une ampoule. J'ai peur de vivre la vie de quelqu'un d'autre. Et qu'un jour, cette autre se pointe devant chez moi. Le regard braqué, les mains dans les poches. Et qu'elle dise : je viens reprendre ce que tu m'as pris. Rien ne t'appartient. Tu as cru que ça, c'était à toi ? Le pas de danse, la sueur qui en a découlé, la gorgée d'eau, le cri sorti de ta bouche. Rends-moi les baisers volés, la thune dépensée, les bouffées d'air, le ciel surplombant la nuit de messes basses, le moment sur le banc à m'attendre. Rends-moi tout. Le jean et le moment où tu l'as troué, le sol sur lequel tu es tombé et mes bras qui t'ont rattrapé.
Quelque chose d'établi aussi dur que le béton des murs entre Estelle et moi ne signifie pas que je refuse d'être sincère. Au contraire, entretenir le silence me paraît la manière la plus juste pour que notre relation continue en toute sérénité. Elle se réjouirait pourtant Estelle de constater que je suis belle la nuit. Alors que la journée, je suis laide. Éclairé par la lumière du jour, mon visage apparaît terne comme un vieux livre qu'on ne lit plus et qu'on garde par nostalgie d'une histoire trop racontée, que tout le monde connaît et dont plus personne ne questionne le déroulement, une histoire qui fait soupirer d'agacement et rassure en même temps. Elle est là. Une énergie toute particulière la nuit me fait briller quand Estelle dort pour être belle le jour, afin de reposer son visage et de le préparer à recevoir tous les sexes. Le matin, si je suis encore réveillée et que je croise Estelle dans le couloir (c'est arrivé trois fois depuis l'emménagement), Estelle luit de mille crèmes qui scintillent comme les pixels d'une affiche publicitaire de parfum, léchée par une esthétique cyborg contemporaine. Estelle sent le géranium ou la violette, je ne sais pas vraiment, je suis nulle en fleurs, mais Estelle sent la fleur. Avant sa première tartine, Estelle a les yeux bouffis, prêts à dévorer la journée sans l'éplucher, Estelle croque le matin à pleines dents, écarquille les yeux pour dégonfler ses paupières (non sans peine) comme un parachute qui atterrit en pleine ville. Je voudrais collectionner les restes de sommeil d'Estelle, afin de reconstituer ne serait-ce qu'un de ses rêves, comme ce rêve d'être matrixée par la première gorgée de café le matin qui rappelle que les nuits sont longues sans Estelle.
Estelle met du sucre dans son café, beaucoup de sucre et les grains brillent sur ses lèvres qui vont se dissoudre, un jour, je verrai le visage d'Estelle dans le marc de mon café. J'aime les amitiés carrées de sucre qui fondent dans le café et mon amie d'enfance qui ne dit pas comme tout le monde : c'est dingue, tu n'as pas changé, car chaque fois que je la revoie, j'ai changé et elle aussi, ne serait-ce qu'un tout petit peu et c'est ce tout petit peu qui nous rapproche l'une de l'autre un tout petit peu plus chaque fois. Les choses changent de manière générale et si les choses ne changent pas, la manière dont je les regarde change. Paul n'a pas compris ça et ne comprendra sûrement jamais. Paul dit je t'aime très vite, un peu comme quand quelqu'un raccroche au téléphone au milieu d'une phrase, car Paul veut passer à autre chose pour que les choses ne changent pas, de toute façon, Estelle préfère écouter la tonalité envoutante quoique répétitive, plutôt que les conversations.
Estelle n'a pas d'orientation sexuelle, elle est désorientée par les relations qui la traversent ou son sexe traversé ne fait pas de grandes épopées, juste des petits cercles avec ses doigts et ça ne l'intéresse pas Estelle de jouir, enfin pas plus que de se brosser les dents, Estelle le fait par ennui, parfois par amour (mais c'est rare) et souvent pour s'endormir, parce qu'elle sait très bien le faire Estelle, avoir un orgasme, surtout le jeudi soir, mais peu importe. À la question quel jour on est ? Estelle répond : ça s'appelle jeudi et Estelle s'étouffe un peu en rigolant dans son grand verre d'eau rempli à ras bord, manque de le faire tomber par terre, souvent, elle n'a pas conscience de ses mouvements, mais ça ne la dérange pas de casser des verres, elle pourrait s'accommoder et boire exclusivement au robinet, et de toute façon, elle ne fait pas exprès (non pas que toutes les choses qui ne sont pas faites exprès méritent une attention particulière, ni même des louanges, au contraire). Estelle ne se laisse pas submerger, elle est simplement submergée parce que c'est sa seule manière de boire et quand elle appelle aujourd'hui jeudi, sa glotte tremble, un cri lointain qui vient de très loin, de là où elle vient les choses, beaucoup de choses ne sont jamais nommées. Estelle s'en désole de ce jeudi qui n'a jamais existé et elle l'appelle pour qu'il vienne dans ses bras se blottir. Elle appelle à quelque chose de plus qu'une journée et un verre d'eau. Estelle ne veut pas que les choses s'imposent les unes derrière les autres ou soient contenues dans des récipients. Estelle se demande si c'est la même chose avec son prénom. Est-elle donc Estelle sans son prénom, même si Estelle n'est que son souffle à elle. Est-ce bien elle parce qu'Estelle ne se prononce pas comme elle est. Estelle : est-ce bien elle de qui on parle depuis tout à l'heure ? Tout à l'heure, Estelle n'appelle pas ça jeudi ni vendredi, Estelle appelle tout à l'heure le crépuscule bordé par la certitude que tout est perdu d'avance, et Estelle est souvent en retard de cinq minutes aux rendez-vous, car ça lui convient, d'être en décalée (un peu, mais pas trop) de ce qui était prévu.
Le père d'Estelle, Luis, est mort hier. Le jour de sa mort, hier, Estelle est allée au sauna en scooter. Je ne sais pas si Estelle est déjà montée sur un scooter, ni si elle a son permis de conduire. Intuitivement, je dirais que non, car ce n'est pas le genre d'Estelle d'avoir besoin d'une autorisation pour faire quoi que ce soit. Et moi non plus, je n'ai pas attendu un permis d'aimer, pour aimer Estelle, je n'ai pas que ça à faire, le code style déclaration à genoux dans le parc à chiens ou se tenir la main au passage piéton, ça me dépasse, je ne sais quoi cocher, il faut bien avouer que je suis dépassée par l'amour que je porte pour Estelle et que cet amour n'est pas entièrement permis. Estelle se croit tout permis, non pas parce qu'elle n'a pas conscience du danger qu'elle représente pour les autres, au contraire, Estelle est la conscience même du danger que c'est d'aimer. En-tout-cas, Estelle ne touchait pas le sol avec ses pieds quand elle s'est rendue au sauna, et elle avait sur son visage les marques du vent qui frappe à plus de cinquante kilomètres heure. Estelle a porté pour la première fois son père sur son dos, dans son sac qui se clipse sur les épaules. L'urne en résine la troubla un peu, car pour Estelle, la résine, c'est le sol glissant sur lequel elle s'est cassé une dent un jour où elle allait voter aux élections présidentielles et où le morceau de sa dent est tombé dans l'urne, Estelle ne voulait pas voter, elle voulait mordre. Estelle a serré fort l'urne dans ses bras, elle avait peur que la mort de son père lui glisse entre les doigts. Estelle s'est assise devant le miroir des vestiaires du sauna. Estelle n'utilise jamais de sèche-cheveux, elle a l'impression que l'électricité impose une vitesse qui va trop vite, si vite que les choses ne vont jamais assez vite, et qu'il n'y a même plus le temps d'accorder une attention aux détails. Estelle préfère laisser ses cheveux sécher à l'air libre, et sentir chaque gouttelette qui dégouline sur son dos. D'ailleurs, Estelle voudrait plus d'air que de liberté, avec plus d'air, la liberté pourrait respirer elle aussi. Estelle s'est déshabillée et a rangé ses affaires : son sac, sa cape et son père dans le locker du vestiaire. Estelle, toute suante, a oublié ce qu'il s'est passé dans le sauna, mais elle a sué, elle a beaucoup sué. Estelle a laissé derrière elle beaucoup de peaux mortes et c'est pour ça qu'elle ne se souvient plus de ce à quoi elle a pensé parce que ces pensées- là devaient être cristallisées dans les peaux mortes qui se sont détachées d'elle et ont laissé place à sa nouvelle peau. Estelle s'est rhabillée avec ses vêtements qui avaient été au contact de ses peaux mortes. Et puis, pour la première fois, Estelle a utilisé un sèche-cheveux. Elle a pensé que c'était peut-être comme la guitare électrique de son père, Estelle s'est dit que l'âme de Luis est coincée dans l'électricité des souvenirs. Estelle est partie, les cheveux gonflés comme un airbag, en oubliant son père devant le miroir, l'urne déposée à côté du sèche-cheveux débranché. Estelle a pensé que Luis serait fâché d'être planté là et que ses cendres finiraient comme les pellicules des cheveux de femmes, balayées en un coup de vent. Estelle n'est pas retournée chercher son père. Luis se plairait certainement à regarder les corps dans le vestiaire qui s'habillent et se déshabillent. Même s'il est interdit aux hommes d'entrer dans les vestiaires des femmes, Estelle s'est demandé si les cendres des morts avaient toujours une identité de genre ou si la mort permettait enfin une compréhension plus mystique des corps. Un ski qui se déchausse ? Une comète échouée ? Aucune image ne peut parler de l'abandon qu'Estelle ressent à ce moment-là, elle aurait souhaité tout oublier.
Le fil de laine de son pull effiloché s'est coincé entre les fissures du bois de la table, alors qu'elle tentait d'attraper son verre, l'équipe rouge et noir à la télé a marqué un but, dans le but de quoi ? De crier bien sûr, ça fait du bien, mais personne n'a crié dans le bar. Les visages ventousent les verres qui deviennent des muselières translucides, le contour englobe presque enferme les lèvres qui sirotent le silence. Le ventre d'Estelle gargouille et elle ne comprend pas, l'horloge indique 19 h, le fil tordu de ses intestins, depuis combien de temps Estelle ne sait plus de quoi et quand elle a faim ?
Cul-sec, Estelle avale son désarroi, depuis quand se dilue dans sa gorge et combien de secondes tiennent droit son coude sur la table ? La tête penchée, Estelle ne songe plus à grand-chose. Estelle a l'air d'une actrice en pause déjeuner qui refuse de sortir de son rôle. Elle fixe son sandwich qui déborde, par quel côté le prendre, d'abord aspirer les froufrous de laitue et ensuite, croquer dans le pain pour qu'il pleuve des miettes partout. Estelle a toujours voulu faire du cinéma. Le jour où elle a présenté son dossier dans une école soi-disant renommée, avec des photos d'elle en grands et en petits formats, ainsi que des idées finement rassemblées dans des pochettes en plastique perforées dans un classeur, le monsieur qui jouait à juger les dossiers de tout le monde a dit : Madame euh… Estelle, oui Estelle, c'est ça, votre visage est comment dire… commun. Vous manquez d'imagination. Le monsieur qui jouait à juger les dossiers s'était trompé de mot, il avait dit visage au lieu de dossier. Pourtant, Estelle ne manque pas d'imagination. Personne ne manque d'imagination, c'est impossible, l'imagination ne manque pas, elle est là, foisonnante comme les mauvaises herbes, il suffirait de ne pas les arracher.
Estelle n'abandonne pas les gens mais des idées, comme cette idée qu'elle se faisait des gens, des gens qui s'abandonnent entièrement à leurs vies dans lesquelles Estelle se cache comme dans une cabine d'essayage. Estelle regarde une publicité sur son téléphone, injonction à l'appartenance du corps, ton corps t'appartient, mais Estelle a toujours rêvé de n'appartenir à personne, surtout pas à elle-même.
Pourquoi tu pars ?
Parce que j'ai envie
Et je suis partie sans Estelle parce que j'avais envie de partir, pas parce que j'avais envie de partir sans Estelle, mais parce qu'Estelle n'était pas prête à partir. Estelle est partie cinq minutes avant moi finalement, parce qu'Estelle est partie sans dire au revoir et que ça m'a pris cinq minutes pour dire au revoir à toutes les personnes présentes. Estelle est partie et a répété sur le trajet du retour : parce que j'ai envie, parce que j'ai envie et c'est parce que j'ai envie qui l'a fait pleurer un peu, ça faisait longtemps qu'Estelle n'avait pas pensé qu'elle avait envie de quelque chose et qu'il suffisait de le penser pour y croire et pleurer un peu. Je le sais parce que le lendemain Estelle m'a dit, tu vas me prendre pour une folle et donc je l'ai regardée comme on regarde quelqu'un qui dit : tu vas me prendre pour quelque chose que je ne suis pas, comme on regarde une folle qui n'est pas vraiment folle, car Estelle aurait été folle à une seule condition, si elle avait pensé ne pas être folle, Estelle n'aurait rien dit et Estelle a dit quelque chose.
Justine Lextrait
08.12.2025 à 16:19
dev
« Fondamentalement, l'obéissance n'est pas une vertu, mais un défaut des humains »
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2
« Si l'humanité se suicide, ce sera parce que des individus obéiront à ceux qui leur ordonneront d'appuyer sur les boutons meurtriers ; parce qu'ils obéiront aux passions archaïques de peur, de haine et de cupidité ; parce qu'ils obéiront aux clichés désuets de la souveraineté de l'État et de l'honneur national. »
Erich Fromm, De la désobéissance. 1963.
Les chorales médiatiques soutenant de leurs trémolos la croisade annoncée par nos gouvernants contre les « refus d'obtempérer » ouvrent un front de plus dans la guerre des mots qui est l'élément primordial de la guerre sociale. On le sait : le langage des régnants à destination du public est le bouclier de leur pouvoir. Les mots qu'ils choisissent pour définir leurs actes sont les outils servant à leur obtenir l'approbation de leurs décisions et à rendre difficile leur critique. Ils ont pour fonction de faire gober leur vision de la société en mentant sur les effets concrets de leur action. L'emploi de mots et de formules blindées est un moyen fréquemment utilisé par ce travail propagandiste insidieux.
La formule « Refus d'obtempérer » en est un fleuron. Elle contient implicitement l'idée que l'obéissance est une vertu et la désobéissance un crime, quelle que soit la situation. Cette idée, largement propagée au fil de l'Histoire par les minorités régnant sur l'humanité, a pour effet de faire admettre comme seule attitude correcte en société la soumission aux ordres de ces dominants. Elle contient l'argument « moral » qui, intériorisé par les individus permet d'obtenir leur docilité « spontanée ». Selon elle, le « bon citoyen » est l'individu qui se plie aux décisions des « autorités » quelles qu'elles soient, sans même qu'elles aient besoin de lui en donner l'ordre. Si elles doivent parfois le faire tout de même c'est parce qu'il n'a pas leur clairvoyance et ne voit pas toujours en quoi leurs décisions sont nécessaires, mais dès qu'il est éclairé par l'information adéquate il se doit d'obtempérer sans discuter.
Le clan s'étant installé comme « autorité » à la tête des institutions justifie cette posture arbitraire par le fait qu'il défend le bien être de ses administrés contre les voyous qui les agressent ou leur causent des déboires en ne respectant pas les règles conçues pour une vie sociale paisible. Effectivement, ces « autorités » remplissent parfois ce rôle de gardiens des jeux du square, lorsque les « mal élevés » par leurs institutions viennent y semer leur pagaille. Mais ce n'est qu'un aspect mineur du pouvoir qu'elles détiennent d'imposer à leurs sujets pratiquement tout ce qu'elles veulent au nom de cette « gestion » de l'intérêt public.
Il n'en est pas moins vrai que, fondamentalement, l'obéissance n'est pas une vertu, mais un défaut des humains, le point vulnérable par où pénètre ce qui les asservit. C'est le renoncement par l'individu à sa capacité de juger de la validité de ce qu'on lui demande et de décider par lui même. C'est le produit d'une contrainte, la soumission à un ordre. Obéir c'est se plier à ce qu'on n'approuve pas, c'est se résigner à faire ce qu'on n'aurait pas fait si l'on avait été libre de choisir. Lorsqu'on adhère à un projet, il n'est nul besoin, pour qu'on l'admette et contribue à son application, d'y être forcé par une sommation à obéir. Si ses promoteurs en font un ordre auquel ils exigent qu'on obtempère c'est que cette proposition n'est peut être pas aussi bonne qu'ils l'estiment et qu'elle mérite peut être des objections ou une franche opposition, Pour éviter d'avoir à affronter une telle opposition, ils choisissent d'imposer leur décision. L'exigence d'obtempérer est leur 49,3.
Obéir, c'est admettre de n'être qu'un levier entre les mains du donneur d'ordre, un robot dépourvu de sensibilité, une machine qui exécutera sa fonction efficacement, froidement, sans scrupules, en ne considérant les humains que comme des dossiers, des numéros, des objets à utiliser, user, sans souci de les casser. Obéir c'est être un Eichmann potentiel. Affirmation choquante, diront les « modérateurs » appointés. Exagérée ? Malheureusement : Non.
L'Histoire ne manque pas d'exemples témoignant des ravages que peut faire l'obéissance inconditionnelle à des ordres. Il suffit de se souvenir que le serment des SS jurait au Führer « obéissance jusqu'à la mort » pour constater jusqu'à quels résultats ce principe peut mener et combien il a pu servir à justifier les plus immondes saloperies.
L'obéissance apparaît alors clairement comme la lâche excuse s'efforçant de donner un visage respectable à des actes qui ne le sont pas. Elle est le paravent derrière lequel on peut jouir du plaisir de faire mal, insulter, humilier, blesser, torturer, tuer, ceux que les ordres désignent comme coupables de quelque méfait, ne serai-ce que celui de ne pas pouvoir montrer les papiers qu'on a refusé de leur donner. Les « autorités », qui ont requis de leurs employés cette obéissance dont elles ont besoin pour imposer leurs diktats, savent généralement s'appliquer à regarder ailleurs quand ces serviteurs s'adonnent un peu trop à ces manières « zélées » de remplir leur tâche. Il faut bien que faire le sale boulot ait une compensation !
Mais, heureusement, l'histoire ne manque pas non plus d'exemples de désobéissance ayant tiré l'humanité d'un mauvais pas, et lui ayant permis de progresser en décisions bénéfiques à tous ses membres et pas seulement à une poignée de vampires régaliens. On peut même dire, comme Eric Fromm (ce dealer de lucidité ayant « refusé d'obtempérer » aux ordres nazis) que l'humanité a progressé essentiellement grâce à la désobéissance. « Non seulement le développement spirituel des humains n'a été possible que parce qu'il y a eu des hommes pour dire non aux puissants, mais, de plus, leur développement intellectuel a dépendu de leur capacité de désobéissance aux autorités qui tentaient d'étouffer les nouvelles pensées, et à l'autorité des opinons établies de longue date qui tenaient pour inepte tout changement. » Depuis Prométhée, la liste est longue des grands désobéissants qui ont fait progresser l'humanité hors de ses esclavages et ses folies, sans parler des myriades de preneurs de Bastilles et de Palais d'hiver. Tous les « refus d'obtempérer » ne sont donc pas d'immondes comportements de connards sanguinaires. Au contraire, bon nombre d'entre eux sont de très honorables moments de résistance à une forme ou une autre de despotisme.
Les tapageuses dénonciation va-t'en-guerre de très diverses manifestations de « refus d'obtempérer » amalgamées sous cette étiquette sont une façon bien politicrade d'exploiter les sordides agressions commises par les petits mercenaires du narco-trafic ou les accidents que provoquent les foldingues de la roue arrière. En profitant de cette occasion pour déclarer la guerre aux « refus d'obtempérer », ce ne sont pas seulement ces crimes que nos pères fouettards ont dans leur collimateur, mais tous les éventuels refus d'obéir à leurs diktats. Ils utilisent la réprobation contre la sauvagerie des « racailles » pour faire admettre aux habitants de ce pays un renforcement du carcan policier qui les étrangle déjà fortement.
Hier le terrorisme a fourni à nos seigneuries l'alibi pour nous emprisonner dans une toile d'araignée d'obligations et d'interdits d'une sophistication inégalée dans l'Histoire. Aujourd'hui, les querelles sanglantes des mafias de la drogue pour assurer leur « marché » servent de prétexte pour compléter le travail. Elles procurent à ces « décideurs » l'argument pour renforcer encore cet état de siège permanent, et le faire admettre à la population, et même applaudir, en le présentant comme le moyen nécessaire pour assurer la sécurité qu'on voit tant de braves gens réclamer à grands cris sur tous les écrans de Big Brother.
L'incarcération des ilotes de cette société dans un quotidien menotté et bâillonné se vend comme la solution à leur peur croissante de voir Attila débarquer dans leurs cocons précaires. Et ça se vend bien. Car il est vrai que s'emprisonner est un moyen efficace pour se protéger contre les intrusions. On voit rarement des pillards s'aventurer à cambrioler des prisons ! La parade contre l'insécurité est donc toute trouvée : Bien enfermés dans des « safe zones » bunkerisées et tenus dans un confinement de chaque instant, un contrôle de chaque geste, chaque parole ou grimace, et même chaque pensée, les moutons du capitalisme sont bien protégés des brigands qui voudraient déposséder leurs bergers actuels de leur monopole sur cet élevage et ses fins carnassières.
La mobilisation contre les « refus d'obtempérer » servira peut être à compliquer un peu le business des petits épiciers du sniff et de la seringue. Elle servira aussi beaucoup à renforcer les moyens de maintenir soumis les serfs des oligarchies régnantes en traitant comme également criminelles les très légitimes désobéissances visant à résister à ce qui détruit l'humanité.
Les narcos et leurs guerres sont un fléau parmi bien d'autres produits par la barbarie que fabrique cette société. Si la consommation de drogues ne cesse d'augmenter, fournissant à ses commerçants des moyens de faire du fric facile, c'est que ne cesse de croître le nombre de déglingués de la vie qui trouvent dans les drogues une bouée pour surnager dans le cloaque. Ce n'est pas en fliquant les gens toujours plus qu'on empêchera que ça continue. Ça ne fera qu'exacerber le besoin et aggraver la situation. Seule la fin de la demande mettra fin à l'offre, et les dealers au chômage. Or, seule la fin du besoin mettra fin à la demande. Lorsque plus personne ne boitera, il n'y aura plus besoin de béquilles. Le meilleur moyen efficace de faire la guerre aux narcos, comme de ne plus subir tant d'autres agressions en tous genres, c'est de construire une société plus vivable. Certes, ça n'est pas un petit chantier vu l'état où se trouve le monde, mais c'est en commençant à en tracer les fondations que la situation peut évoluer en ce sens. Pas en faisant appel à la peste pour vaincre le choléra. Pas en recourant à la dictature pour en finir avec la délinquance, aussi folle soit elle.
La locomotive du convoi humain est mal barrée. Il faut inverser la vapeur à fond les manettes, freiner les délires, cesser de nourrir la chaudière, déverrouiller les possibles. Pour ça, il faudra sans doute quelques « refus d'obtempérer », pas du genre horrible qui écrase les promeneurs et flingue les mômes, non, plutôt du genre créatif, fraternel, chaleureux, et tenace. Une désobéissance positive sachant se méfier surtout de la drogue la plus hallucinante : celle du pouvoir incontrôlable et des abus qu'il permet.
Gédicus
28 novembre 2025
08.12.2025 à 16:13
dev
« Doris me montre les figurines de 470 papillons qui représentent le nombre d'ex-combattant.es tué.es depuis l'accord de paix »
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, International, 2
Dans un texte à la fois clair, concis et incarné, Hannah Miro (et Brice Costa) restitue l'histoire des guerillas en Colombie afin d'exposer les linéaments de la « paix » depuis que les FARC ont déposé les armes. Nous est présentée la construction pragmatique et fragile de la Paix tant par le commerce d'alcools, de vêtements, d'artefacts produits par les victimes de la guerre asymétrique complexe où s'entre-tuent révolutionnaires marxistes-léninistes, paramilitaires d'extrême-droite, narcotrafiquants et forces armées étatiques, que par l'entretien de la mémoire, des fêtes, des repas en commun et la vie quotidienne même. C'est le sens empirique de « l'Accord de paix » et de ses signataires qui, par leur commune présence, ouvrent un possible dans la guerre.
L'année prochaine, la Colombie célébrera les 10 ans de l'Accord final de paix. La situation actuelle dans le pays montre pourtant que la “paix totale” du président Petro est encore loin d'être une réalité : flambées de violences en janvier par et entre des groupes armées dans différentes régions du pays, assassinat d'un précandidat aux présidentielles, attaques meurtrières attribuées à une dissidence des FARC à Cali, qualification par le président des dissidences FARC de "terroristes". Mais la paix reste un sujet et une préoccupation centrales pour beaucoup de Colombien.es. L'exemple développé ici, avec la Casa de la Paz à Bogota, montre que la paix est un objectif qui se construit depuis le bas et au jour-le-jour. Cette initiative cherche à garantir à la fois des espaces de débat apaisé et des conditions dignes pour victimes du conflit armé [1] et ex-combattant.es.
En Colombie, le concept de paix est compris d'une manière très précise, en raison du contexte spécifique de ce pays. La paix à laquelle on se réfère ici correspond à la cessation des conflits opposant l'État et les guerrillas (surtout les FARC). Les racines de cette guerre remontent à une période connue comme « la Violencia » (plus ou moins entre 1946/48 et 1953, les dates sont débattues), une période de violence opposant les conservateurs aux libéraux. La formation des deux guerrillas d'extrême gauche les plus connues, les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) et l'ELN (Armée de libération nationale) en 1964 est également reconnue comme date du début de l'état de conflit. Les causes du conflit et de la création des guerrillas sont multiples et débattues, mais certaines sont largement reconnues : les inégalités socio-économiques (parmi lesquelles l'inégale répartition des terres), l'absence de l'État et de ses institutions dans beaucoup de régions du pays, le manque d'inclusion et de participation démocratique (dû notamment au bipartisme), ou bien l'accès inégal aux ressources naturelles.
Au cours des années 80, sont venus s'ajouter au conflit les milices paramilitaires (d'extrême droite) et des groupes de narcotrafiquants. La guerre a notamment consisté en des disparitions, déplacements forcés et massifs de populations, massacres, tortures, enrôlements forcés, exécutions extrajudiciaires et attaques terroristes. « La paix » se réfère donc à la fin de cette violence, à travers la mise en œuvre d'un accord entre les différentes parties signé en 2016. Depuis 1984, différentes tentatives de processus de paix avaient échoué, notamment à cause d'un manque de confiance entre les acteurs du conflit et du fait d'une intensification de celui-ci dans les années 80 et 90. En 1991, une nouvelle constitution prometteuse a été approuvée, particulièrement moderne et progressiste, reconnaissant un large éventail de droits humains fondamentaux, notamment pour les minorités, mais protégeant aussi la diversité ethnique et culturelle du pays, ce qui a constitué un pas important (mais insuffisant) vers la paix.
Le dernier processus de paix commencé en 2012 entre le gouvernement du président Juan Manuel Santos et les ancien.es combattant.es des FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie), a donné lieu à l'Accord final de paix signé en 2016. Pour garantir la réinsertion des ex-combattant.es dans la vie civile, le gouvernement a subventionné la création de « projets productifs ». C'est avec cet argent que dix ex-combattants ont créé la Trocha, la bière de La Casa de la Paz. En produisant la Trocha, ses créateurs ont voulu procurer des conditions de travail dignes aux ex-combattant.es.
Ces mêmes acteurs ont aussi fondé en 2021 La Casa de la Paz, maison pour la paix et la justice sociale avec l'intention d'en faire un lieu dédié à la construction de la paix en même temps qu'à la commercialisation de la Trocha. La Casa de la Paz constitue aujourd'hui un espace de rencontre de référence pour différents acteur.ices : collectifs, associations, emprendimientos, réunis par une vision commune de l'effort collectif de paix nécessaire pour construire une Colombie plus juste socialement.
Pour réaliser cette vision, un espace de la maison (La Camaraderia) est dédiée à la commercialisation de produits de victimes, ex-combattant.es, communautés ethniques et campesinos. En plus d'une partie de la production de la Trocha, la Casa accueille d'autres activités productives :
Des visites de la maison, s'appuyant sur les nombreux supports (photos, affiches, archives) présents sur les murs, sont organisées afin de faire connaître l'histoire du conflit armé, de l'accord de paix, des ex-combattant.es et de La Casa de la Paz. La Casa est ouverte au public toute la journée. Les après-midis et soirées sont souvent dédiées à des évènements tels que des conférences, des projections de documentaires, des ateliers sur des thèmes variant de l'histoire du conflit et de ses acteur.ices, au concept de "paix avec la nature", à la question palestinienne, à la formation politique antifasciste, etc.. Des activités très variées sont également organisées : des concerts, des karaokés, des ateliers d'autodéfense, des moments de partages linguistiques et culturels (language exchanges).
Les divers acteur.ices de la Trocha contribuent aux différents projets, notamment celui de la "radio pour la paix", ou les projets développés par les stagiaires universitaires de travail social. A travers cette variété d'acteurs et d'évènements la Casa de la Paz est un espace vivant, d'échanges, de rencontre et de débat. Mais c'est aussi un lieu où la paix se fait "par le bas", à travers à la fois l'aide concrète par la commercialisation de produits et par l'ouverture d'un espace ouvert à la formation, le débat et l'organisation politique.
Doris Suarez et Alex Monroy sont deux des fondateurs de La Trocha, ex-combattants des FARC et activement engagés dans la construction de la paix.
Dans les années 85 commence le massacre de la Union Patriotica (UP) par les paramilitaires et les Forces Armées. La UP est le parti des FARC créé à l'occasion du processus de paix initié par le gouvernement d'alors (Belisario Betancur), et qui marquait la tentative d'intégration politique des FARC en vue d'une sortie pacifique du conflit. Cette tentative ne fut pas acceptée par une partie de la population, en particulier les organisations (militaires) de droite et d'extrême droite. Face à la violence, Doris, alors membre de ce parti ainsi que du Parti Communiste, ne voit plus d'autre solution que d'intégrer la guerrilla. Après de nombreuses années dans les rangs des FARC, elle est capturée et emprisonnée, avant d'être libérée 14 ans plus tard avec l'accord de paix de 2016. Alex, fils d'ouvriers, a grandi dans un quartier populaire périphérique, où l'absence de perspective de réussite sociale et les conditions dans lesquelles il vivait l'ont poussé à intégrer les FARC en tant que milicien urbain à 18 ans : “il ne fut pas difficile de prendre la décision, mais ce n'était pas politique, j'étais pas marxiste-léniniste, c'était plus l'impulsion et la sensibilité sociale, beaucoup de colère ; je sentais que c'était injuste mais que la situation pouvait être changée”.
« La seule chose à laquelle on a renoncé, c'est les armes. »
Les FARC étaient un groupe strictement compartimenté et vertical ; il y avait très peu voire pas du tout de communication entre les différentes factions pour éviter les fuites d'information ; seuls les rangs les plus hauts communiquaient entre eux et étaient au courant de la stratégie et des opérations politico-militaires. La décision de rendre les armes avec l'Accord de paix de 2016 fut donc une décision prise « par le haut », mais selon Doris et Alex, cette décision était « dans l'ADN » des FARC depuis le début. Selon eux, les combattant.es étaient prêt.es à rendre les armes dès que les conditions auraient été plus favorables. Les FARC n'ont pas initialement pris les armes par goût pour la violence. Pour Doris, si passer à la guerrilla était à l'époque la « seule voie possible », elle avait conscience que ce n'était pas la meilleure voie pour arriver à ses fins. C'est pourquoi la formation des combattant.es ne se restreignait pas à la formation militaire, et était doublée d'une formation politique qui occupait une place centrale dans le quotidien des ex-combattant.es.
Influencés par le Parti Communiste Colombien, les FARC suivaient une formation marxiste-léniniste, c'est-à-dire l'interprétation du marxisme par Lénine, adoptée comme idéologie officielle par l'URSS pendant le stalinisme ainsi que par les partis communistes durant la Troisième Internationale. Les FARC ont utilisé le marxisme-léninisme comme théorie révolutionnaire, ce qui s'est reflété notamment dans le type d'organisation (verticale), dans les stratégies utilisées, dans leur analyse de la société et leur approche politique. L'autre base idéologique fondamentale fut le bolivarisme, selon l'exemple de Simon Bolivar, connu en Colombie comme le « Libertador », car il dirigea l'indépendance de plusieurs pays Latino-américains (dont la Colombie). Bolivar est reconnu en Colombie comme symbole de l'anti-impérialisme, du patriotisme latino-américain, et de la souveraineté des peuples.
D'après Doris, dans les formations données aux combattant.es des FARC, “la consigne a toujours été de chercher la voie la moins douloureuse, et la voie la moins douloureuse c'est toujours le dialogue”. Ils étaient donc préparés à l'éventualité d'une démobilisation, dans le cas où leurs revendications auraient été satisfaites. Se référant au préambule de l'Accord de paix de 2016, Doris affirme : "on renonce absolument à rien de nos croyances, nos convictions idéologiques et nos rêves de transformation sociale ; la seule chose à laquelle on renonce, c'est les armes”. De fait, beaucoup des combattant.es démobilisé.es ont laissé de côté l'aspect militaire pour se dédier à la politique patisane (notamment dans le cadre de la Union Patriotica, qui fait désormais partie du parti Pacto Historico, la coalition de gauche ayant porté l'actuel président Petro au pouvoir), ou à la politique extra-parlementaire, comme c'est le cas de Doris et Alex.
Aux yeux de ses fondateurs, la Casa de la Paz constitue un nouvel essai pour mettre en oeuvre, depuis le bas et en défendant une culture du débat, des valeurs qu'ils ont défendu toute leur vie, et pour lesquelles ils étaient prêts à mourir. Il s'agit des mêmes valeurs que celles présentes dans la Constitution de 1991 et inscrites dans l'Accord final de paix de 2016, qui n'ont pour l'heure pas toutes été mises en œuvre : les droits humains fondamentaux, l'ouverture démocratique, la souveraineté des peuples et surtout, la réforme rurale. L'inégale répartition des terres est en effet largement reconnue comme le principal problème en Colombie, où 1% de la population détient 80% des terres.
La Casa de la Trocha reflète donc une conception de la paix comme quelque chose qui se construit, depuis le bas, en faisant de la politique du quotidien. « Tout le monde depuis différents espaces peut le faire ; nous apportons ici une pédagogie de paix, ouvrons des espaces démocratiques, soutenons les économies locales, ainsi que les survivants du conflit. Nous faisons de la politique et la revendiquons comme telle, nous ouvrons les espaces pour les accueillir [les victimes du conflit armé], nous soutenons les paysans qui remplacent la culture de produits illicites ; nous croyons qu'en permettant cela depuis les positions où nous sommes nous pouvons générer des emplois et donc des conditions de vie dignes »
« On a joué notre vie et notre liberté pour ce rêve, il faut le poursuivre. »
S'engager dans un projet comme celui de La Trocha signifie aussi s'exposer à une stigmatisation et une violence largement répandues envers les ex-combattant.es. Les dissidences des FARC, ainsi que d'autre groupes armés présents dans le pays, constituent une menace réelle pour la vie des ex-combattant.es, notamment parce qu'ils occupent des territoires auparavant aux mains des FARC, et où les ex-combattant.es se sont installé.es après l'Accord de paix. Doris me montre les figurines de papillons attachées au plafond du Salon de las mariposas, 470 papillons qui représentent le nombre d'ex-combattant.es tué.es depuis l'accord de paix. C'est normal d'avoir peur me dit-elle, “mais cela ne signifie pas qu'il faut lui céder, à cette peur”. L'un des objectifs de la Casa est justement de produire un récit alternatif à celui présent dans les grands médias, qui dépeint les signataires de paix comme des “assassins sans idéaux de transformation” : “nous ne sommes pas les monstres que les grands médias dépeignent”. Selon Doris, s'il n'y a pas de véritable manière pour défendre les ex-combattant.es, on peut en revanche soutenir leurs projets productifs et faire connaître ce qu'est l'Accord de paix.
Alors que les candidat.es pour les élections présidentielles en 2026 sont en train d'êtres définis, la grande question est de savoir si la Colombie continuera à avoir un président de gauche défenseur du processus de paix. Doris et Alex supportent Ivan Cepeda, le candidat du Pacto Historico qui s'insère dans la continuité de l'actuel président Gustavo Petro. Selon eux, grâce au gouvernement du premier président de gauche dans l'histoire de la Colombie, le processus de paix a continué à être mis en oeuvre, notamment avec la redistribution de plus de terres. Ceci dit, et malgré les efforts, la "paix totale" promise par Petro est encore loin d'être une réalité.
Aujourd'hui, la communauté de La Trocha, La Casa de la Paz, cherche à acheter la maison, selon le slogan « Hagamos de esta casa, nuestra casa » (il est possible contribuer par ce lien https://www.latrochalacasadelapaz.com/dona-ahora/). Sans acheter la maison, La Casa de la Paz ne pourra pas continuer son projet de construction de la paix. Par ricochet, c'est tout l'« écosystème » de La Casa de la Paz qui se trouverait affecté, car beaucoup de collectifs, associations et emprendimientos ne pourraient plus profiter de ce lieu pour se réunir, s'organiser et proposer des évènements.
Hannah Miro, avec l'aide de Brice Costa
[1] Les victimes du conflit sont définies de la suivante manière par la Commission de la vérité (une institution crée avec l'accord de paix de 2016) : « Personne physique ou morale ayant subi un préjudice du fait du conflit armé interne. Ces dommages peuvent être directs ou indirects, individuels ou collectifs, physiques ou moraux, personnels ou institutionnels ; dans tous les cas, il convient de reconnaître la manière différente dont les personnes ou les groupes les ont vécus en fonction de leurs plus grandes vulnérabilités. » Cela inclut notamment, outre que les personnes blessées physiquement, les personnes « déplacées », c'est-à-dire les personnes qui ont du partir de chez elles à cause de l'insécurité ou de la violence causées par le conflit (qui étaient en 2023 plus de 5 millions).(https://www.unidadvictimas.gov.co/las-cifras-que-presenta-informe-global-sobre-desplazamiento-2024/) .
08.12.2025 à 16:12
dev
Notes autour de Rumba – L'âne et le bœuf de la crèche de Saint François sur le parking du supermarché d'Ascanio Celestini & David Murgia
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 2
Après Laïka et Pueblo, Rumba clôture le cycle de cette épopée moderne des Poveri cristi - les « pauvres diables » - en actualisant la vie de Saint François d'Assise.
« Et Dieu a fait les deux lumières les grandes
La grande lumière pour l'empire du jour et la
petite lumière pour l'empire de la nuit et les étoiles » [1]
C'est une histoire d'attente et de silence.
Une histoire de foi et de miracles.
Une histoire ordinaire, somme toute.
Une histoire sainte : celle de François d'Assise, né Giovanni di Pietro Bernardone, en 1182.
Une histoire humaine racontée aujourd'hui, depuis un parking quelconque, semblable à n'importe quel parking périphérique de la planète.
Une histoire qu'on raconte, comme une fable, une allégorie, ou une blague, comme si nous vivions nous-mêmes en plein Moyen Age, au milieu de temps très obscurs et violents.
Comme s'il s'agissait de nous en souvenir, et de l'accepter, comme s'il fallait, à notre tour, nous dépouiller de tout le superflu, de l'inutile, de tout le futile, et de l'accessoire, pour réapprendre à voir.
Et à écouter Dieu, ou la Nature.
Un plateau nu, un rideau rouge au fond, deux chaises, un piano et un accordéon.
Entrent un comédien et un musicien : David Murgia et Philippe Orivel ; commence le théâtre.
Des récits dans des récits, ouvrant sur des anecdotes et des digressions qui, mises bout à bout, forment la toile d'autres récits, se reflétant les uns dans les autres, s'appelant et se répondant, comme autant de relais, de passages de témoin pour dire la matérialité des existences et, ce faisant, redonner corps au langage.
Un parking, donc ; et puis, un supermarché et un entrepôt avec ses travailleurs sans-papiers ; et puis, le bar avec ses éternels habitués ; et puis, la prostituée et ses clients ; et le clochard qui dort sur le parking ; et puis, une benne à ordures ; sans oublier la vieille femme à la tête embrouillée et le gitan qui fume.
Bientôt, le rideau s'ouvre sur ce peuple de l'ombre qui compose le décor invisible d'une répétition de la vie de Saint François, en attendant que des cars de pèlerins arrivent en ce soir de Noël pour leur jouer la pièce sur le parking.
Bien sûr, les pèlerins n'arriveront jamais ; et voilà que derrière le rideau apparaît une toile avec des symboles : un chevalier, un homme nu, un soleil, un sultan, des oiseaux, une main, un arbre, un âne, une sainte, et un bœuf.
Le spectacle est à lui-même sa propre répétition et entre les scènes hagiographiques et historiques s'entremêlent les épisodes des habitants du coin, gens de peu, subalternes aux itinéraires anonymes, éclairés soudain de l'éclat du mythe par la magie d'un nom : Job, le manutentionnaire analphabète, Joseph, le fossoyeur émigré, etc., etc.
Une histoire de fraternité ouvrière et de fascisme quotidien ; de noblesse d'âme et d'amertume ; de ressentiment banal et d'espérance ; d‘une quête de dignité absolue, à la limite de la folie, dans un monde déchiré par l'injustice et l'oppression.
Le récitant, le conteur, incarne tout à tour ces personnages multiples en laissant se déployer l'écriture d'Ascanio Celestini comme un standard de jazz sur lequel on improvise pour dialoguer avec le public dans la salle. Mélange incroyable de liberté et de maîtrise, sautant des registres les plus familiers au ton d'une pureté lyrique, variant de l'humour noir à la colère, à la douceur de l'oubli.
Mais David Murgia est à lui-même sa propre voix : rassemblant les mondes en un seul chœur épique, il dit la création et la chute, le premier cri et le dernier souffle, délivrant une histoire qui les embrasse toutes et fait des conversations de tous les jours une polyphonie nocturne sous un ciel étoilé ; un monologue sans fin comme un tourbillon, un discours-fleuve qui devient le baromètre du temps présent, traduisant l'impasse comme sa puissance secrète.
Arme redoutable que cette parole en acte qui transforme l'enfer en paradis, le cauchemar en rêve, la pauvreté en richesse, la solitude en communauté. Opération poétique par excellence qui fait du dénuement, de la dépossession la plus totale, la chance d'un retournement complet, de l'enfermement, une liberté infinie. Parole anticapitaliste.
Parole agissante, parole vivante donnant place aux morts, aux oubliés, aux fantômes, aux errants ; parole, en ce sens, profondément politique qui dévoile la fausseté de toute forme de discours qui ne s'adosse pas à une respiration singulière ; parole rythmée qui danse sur elle-même, entre invocation et convocation, chant et prière, creusant l'écart avec le mensonge et l'hypocrisie, questionnant les évidences les mieux établies.
Parole qui reprend à son compte la règle de Saint François s'adressant aux oiseaux, traçant son propre chemin exemplaire d'homme créé à l'image de Dieu.
La rumeur de l'histoire comme une étoile filante dans un ciel désert est, bien sûr, celle d'une récupération et d'un pourrissement, d'une trahison et d'une prise de pouvoir religieuse, d'un malentendu entretenu sur la signification de ce destin.
Figure soi-disant inimitable qu'en ce soir de Noël, Rumba vise à restaurer dans sa clarté radicale : dans la crèche, rien d'autre qu'un âne et un bœuf. L'enfant Jésus, comme n'importe quel enfant né dans un lieu de pauvres, entre Verviers et Bethléem, entre Gaza et Bruxelles, et comme n'importe quel enfant créé à l'image de Dieu ou de la Nature, qu'il s'appelle, Giovanni ou François, Job ou Joseph, qu'elle se nomme Chiara, Claire, Fatima ou Lili.
Une vie. Le mouvement même de vivre. La bonne nouvelle qui n'apparaît dans aucun journal de la planète. Faire-part pour personne et pour le commun des mortels d'une étincelle de joie sans cesse renaissante.
Elias Preszow
[1] Henri Meschonnic, Au Commencement, Traduction de la Genèse, Desclée de Brouwer, 2002, p.28
08.12.2025 à 12:08
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À propos d'une image d'un soldat israélien piétinant une tombe palestinienne
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, Terreur, 4
Au matin du 3 décembre, l'armée israélienne a lancé un raid dans le village de Misilyah, au sud de Jénine (Cisjordanie). Bouclage des voies de circulation, couvre-feu strict : l'ordre colonial. L'image d'un soldat d'occupation piétinant une tombe palestinienne a ensuite tourné. Voici une proposition de déchiffrage.
Il a vingt-sept ans. Peut-être vingt. Ou trente-cinq. Est-ce un homme ? On ne sait pas, on ne saura pas. Il a l'âge de sa panoplie : un uniforme lourd, épais, moderne, connecté et suréquipé pour la mort. Un uniforme chargé de dépenses et d'histoire, cristallisées sur des épaules, des bras, des jambes, et ce qui pourrait être une tête sous un casque. Toute la technique de programmes experts en designs militaires s'est concentrée là : pour revêtir les apparences de la vie et conspirer à son effacement. Toute l'énergie spirituelle du monde ramassée en un vêtement, convertie en signaux mécaniques, après avoir circulé par les lignes codées d'une logistique complexe, innocente et coupable. Un réduit de civilisation. Mais d'abord, on ne devine qu'un dos sur pattes. Un dos sécurisé et sans âme. D'ailleurs, ce n'est pas un dos. Et il n'est pas sur pattes. Ce soldat sans âme n'a pas non plus de corps. Ce n'est pas un démon, c'est l'image d'une fonction. Un simple chainon, le dernier : une panoplie qui improvise des mouvements et s'exécute. La panoplie du soldat d'occupation. Au matin du 3 décembre, la panoplie a pris part au raid de l'armée israélienne dans le village de Misilyah, au sud de Jénine. Bouclage des voies de circulation, couvre-feu strict. Cela, c'est l'ordre des choses de l'occupation : discipliner les vivants, les empêcher de vivre. Mais on ne pouvait pas croire qu'ils s'attaqueraient aussi aux morts dans le cimetière. D'ailleurs, ils ne s'y sont pas vraiment attaqués. L'image montre, interdite, se faufilant entre les branches, ce geste flou qu'on ne peut pas croire. Elle donne à voir une panoplie sans terreur, prise dans l'improvisation d'un protocole. Sans honte, on le savait. Sans terreur, en passant, comme par distraction : c'est le plus terrifiant. Le degré zéro de la barbarie. Techniquement intégrée, sans pli. Peut-être l'image la plus nette du sionisme réalisé. Celle qui informe les gestes plus discrètement, par-dessous les monceaux de pourritures qui contaminent la vision : Netanyahou, Smotrich, ou le brigandage exalté des colons. La panoplie du soldat sans terreur, solitaire, soulève une dalle. Puis une deuxième. Pourquoi cette tombe ? Regardons mieux. Ce n'est pas un geste archaïque. Ce n'est pas une profanation. C'est le fait d'un programme. Son aboutissement. Le programme a jeté son hôte sur cette tombe à piétiner. L'hôte – la panoplie – va piétiner. Ce n'est pas une mise en scène, bien que le monde, au loin, se crève les yeux en assistant au spectacle. Sous la dalle, il y a la terre. La panoplie n'y croit pas non plus. Elle veut vérifier. On dirait qu'elle a peur des morts et des soulèvements de la terre. Elle voudrait aussi les discipliner. Elle a raison. Mais elle ignore qu'en Palestine, même les morts ne se laissent pas piétiner par un programme. Ils ne dorment plus dans des tombes ; ils infusent la vie ailleurs. Dans des territoires sans carte et sans Livre, qu'aucun colon ne peut occuper. La panoplie monte sur la tombe. Que veut-elle conjurer ? Elle croit peut-être pouvoir piétiner tous les restes d'humanité – prouver sa pesanteur, qui seule, pourtant, saute encore aux yeux. Un coup de pied, un autre. Ils raclent à peine la surface de la terre. Peut-être le souvenir d'un animal qui veut enfouir sa trace. Non. Un rite sans substance et sans mythe, qui n'est pas non plus un jeu. Inutile d'y chercher une grammaire. Un geste exécuté par un automate que Dieu et le Diable ont déserté ensemble. Ainsi la panoplie connait la paix. Elle seule connait la paix. Elle peut s'en aller en ignorant même la valeur du geste. Ça n'était pas prévu. Là est tout le contentement bizarre tapi dessous le casque. Non qu'une panoplie ait le sens du devoir si mal accompli. Plutôt qu'elle se flatte de la cohérence de son système d'improvisation. La pointe avancée de notre enfer de monde : une panoplie capable de se bénir elle-même, sans s'ennuyer, comme un fonctionnaire de la mort zélé – et content d'être lui.
Cela n'est pas de la littérature. C'est une image-clé du monde. Ce monde est un calvaire duquel on ne sort pas. Et pourtant, c'est le passage. Pour s'y enfoncer, la charité révolutionnaire n'est pas une clé. Mais la profanation, peut-être. Profaner le droit colonial de l'État d'Israël, consacré par ce monde : cela pourrait-il être un paradigme pour les vivants et les morts qui refusent d'être piétinés par des panoplies, le geste le plus important de ceux qui ne veulent pas sceller leur défaite ? Une autre marche vengeresse pour un autre retour. Un autre déluge est possible... Et les enfants en deuil se rassembleront. Ils lèveront les yeux et contempleront cette autre image, merveilleuse, tant de fois rêvée et tant de fois rejouée, qui volera enfin, libre, dans le ciel de la longue procession des ULM et des cerfs-volants mêlés.
Atelier Oncléo
08.12.2025 à 11:17
dev
Un lundisoir avec l'historien Christian Ingrao
- 8 décembre / Avec une grosse photo en haut, Histoire, lundisoir, 2
Ce lundisoir nous invitons Christian Ingrao, le big boss de l'histoire française du nazisme. Après Johann Chapoutot qui nous avait parlé du « nazisme zombi », voilà qu'il va nous falloir comprendre ce qu'est le « nazisme quantique ». C'est l'hypothèse de Christian Ingrao dans Soleil noir du paroxysme. Ça a l'air fou, mais c'est en réalité totalement génial.
(En attendant la diffusion, on a mis un petit extrait quand même)
Non seulement nous allons comprendre comment les structures imaginaires de la chasse et de la domestication les plus profondes peuvent soudain surgir en quelques mois à travers les pratiques de guerre des brigades de « chasseurs noirs » nazis sur le front de l'Est, mais nous allons aussi méditer sur la méthode de l'historien lorsque ses objets atteignent des paroxysmes de violence qui rendent tout témoin muet et tétanique. Et puis pourquoi se suicide-t-on en masse à la suite d'une défaite militaire comme en Allemagne nazie ou comme dans le Japon impérial ? Enfin, l'histoire peut-elle emprunter à la physique et à la mécanique quantiques ses concepts et ses instruments pour penser ses propres « incomplétudes » ?
Allé, on vous laisse découvrir tout ça, c'est du lourd, du délirant et du super sérieux à la fois, bref, c'est de qualité quantique, à la fois onde et corpuscule. Une belle citation avant de regarder :
« Il n'en reste pas moins que le système de « reproduction » des sociétés européennes occidentales du long Moyen Âge qu'ils décrivent est formé de millions d'orgasmes – essentiellement masculins, je le crains fort – et de centaines de millions d'instants suspendus, où des couples tremblants de désir se sont abstenus de faire l'amour, myriades vertigineuses d'étreintes interrompues par des femmes ou des hommes qui bâtissaient – malgré et avec la jouissance, ce paroxysme des corps… – ce qui se dégradait par décohérence en un modèle démographique de limitation des naissances par retard de l'âge au mariage. Ces milliards de possibles, pour certains seulement advenus, qui sont en eux-mêmes les états d'un système, son histoire et son devenir, n'ont jamais été mesurés ni observés.
Mais leur enveloppe à peine pensable constitue les espaces probabilistes à dimensions infinies qui font du réel un système quantique sur lequel l'histoire des populations, la démographie historique, mais aussi les observations plus micro-issues de l'histoire sociale, de la microstoria, des cultural studies et des gender studies n'ont et ne pourront peut-être jamais avoir qu'un point de vue newtonien, faute de pouvoir se doter des procédures, des langages et des outils descriptifs aptes, comme le calcul matriciel, les mathématiques probabilistes ou les algèbres non commutatives, à rendre compte de sa nature quantique. Car le réel, en histoire comme dans la plus grande partie de la physique, n'est mesurable qu'après ou à décohérence ; une décohérence constante mais discrète elle aussi ; une décohérence qui élimine superposition des états et suspension des potentialités du réel. Un réel qui nous fuit, donc, mais dont on intuite au moins fugitivement les potentialités, ne serait-ce qu'en formulant des expériences de pensée… Il est d'ailleurs temps, désormais, de conclure celle-ci. »
Le Soleil noir du paroxysme, Christian Ingrao
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Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.