27.05.2025 à 16:51
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« Coupez ! Ce n'est pas un simple accident »
- 26 mai / Avec une grosse photo en haut, 2, LittératureCe week-end, en plein 78e Festival de Cannes, trois installations électriques ont été sabotés dans les Alpes-maritimes. Un poste électrique incendié à Tanneron, un pylône scié près de Villeneuve-Loubet, et un transformateur incendié à l'ouest de Nice provocant « une panne d'électricité géante » (Le parisien). Pendant ce temps, Un simple accident, le film de Jafar Panahi sur les conditions des prisonniers politiques, tourné clandestinement à Téhéran, obtenait la Palme d'or. « Et soudain le Festival de Cannes dans le noir, une atmosphère irréelle dans la ville. » (Sud-ouest)
Les enquêteurs avancent dans un contexte délicat : « On joue contre un adversaire dont on ne connaît pas les cibles » (Nice-matin)
Avant d'accuser « l'ombre de l'ultragauche » (Le parisien), « des anarchistes autoproclamés » (Libé) ou « des terroristes » (Le figaro), On a d'abord cru à un simple accident. Coupure massive, panne, black-out. En tout cas c'était un événement.
« Feu tricolores éteints, les projections du Festival du film en partie à l'arrêt... A la Pointe Croisette, certains riverains ont dû escalader le portail de leur résidence pour sortir de chez eux. » (Nice-matin), « Une ville coupée du monde, en suspens. Plus d'accès aux réseaux internet ou de téléphonie mobile. De nombreux magasins fermés, en attendant le rétablissement de l'électricité » (Sud-ouest), « Dans les rues, les magasins ferment tous en même temps, à peine ouverts. Impossible de faire une carte bleue. Les machines à café s'arrêtent net aussi. » (Le parisien).
Un événement qui rappelle le black-out en Espagne et les incendies géants qui ont ravagés une partie d'Hollywood. Sauf que cette fois, ce n'est pas un simple accident. C'est un geste. Cannes à cette période de l'année regorge de journalistes en goguette, décrivant presque avec poésie ce geste, l'interruption du cours des choses. Les journalistes de Libé osent même « jubiler ».
« Dans les rues de Cannes les heures suivantes, flottait une certaine étrangeté. Magasins ouverts mais plongés dans le noir, armadas de commerçants désœuvrés et l'air hagard, rumeurs dans tous les sens. Cannois et festivaliers main dans la main, grattant dans les tréfonds de leurs portefeuilles pour y retrouver la trace de la moindre petite pièce leur permettant d'acheter, qui sa botte de radis, qui ses tongs pour la plage. Malgré la jubilation de voir la société de consommation ainsi suspendue, les envoyés spéciaux de Libé ont eu quelques sueurs froides, à quelques heures de la cérémonie de clôture. » (Libé)
Mais la récréation est de courte durée, très vite les articles reprennent le ton préfectoral et tentent de réduire ces gestes à un acte « malveillant ».
« Damien Savarzeix, le procureur de la République de Grasse, a rapidement partagé son avis sur cette mésaventure. Selon lui, le fait que trois des quatre piliers d'un pylône de la ligne à haute tension alimentant la ville de Cannes 'ont été sciés' est la preuve d'un 'acte malveillant'. Et si l'électricité a été retrouvée aux alentours de 16 h 45, cet après-midi, une enquête a tout de même été ouverte afin d'identifier mais aussi 'rechercher, interpeller et mettre à disposition de la justice les auteurs de ces actes'. » (programme tv)
Pourtant, avec Agamben qui reprend Deleuze, on pourrait qualifier ces actes qui « visait non seulement à perturber le festival, mais aussi à priver de courant les centres de recherche et les usines de Thales Alenia Space, ses dizaines de sous-traitants, les start-up de la French Tech qui s'imaginent à l'abri, l'aéroport et tous les autres établissements industriels, militaires et technologiques de la zone. » (texte de revendication) comme des actes de résistance et de création. « Qu'est ce que l'acte de création ? Résistance à la mort, avant toute chose, mais résistance aussi au paradigme de l'information à travers lequel le pouvoir s'exerce ». (Agamben, création et anarchie)
Des actes plutôt bienveillants donc. Gestes de création que le cinéma appelle. Avec Agamben encore dans la revue trafic en 1991 : « I. Dès la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie occidentale avait définitivement perdu ses gestes. II. Dans le cinéma, une société qui a perdu ses gestes cherche à se réapproprier ce qu'elle a perdu, et en consigne en même temps la perte. III. Le cinéma a pour élément le geste et non l'image. III. Ayant pour centre le geste et non l'image, le cinéma appartient essentiellement à l'ordre éthique et politique (et non pas simplement à l'ordre esthétique). »
Qu'est ce que ces actes autorisent ?
D'abord de montrer là où se situe le pouvoir. « La puissance est une suspension de l'acte. En politique il s'agit d'un fait bien connu, et il existe même une figure, qui est celle du provocateur, dont la tâche est précisément d'obliger celui qui a le pouvoir à l'exercer, à le mettre en acte. » (Agamben, création et anarchie)
« Un festival qui doit improviser. Mais pas question d'annuler le bouquet final : à Cannes, on le sait, le glamour est plus fort que la panne. » (Public) « De fait, le palais est devenu une bulle où se massent ceux qui doivent encore travailler. » (Télérama). La ville et la région sans électricité, le palais alimenté par trois groupes électrogènes pour continuer, le festival apparaît pour ce qu'il est : une forteresse coupée du monde. Comme l'Europe « au bord d'une mer devenue cimetière de réfugié.es », comme « la République française grandiloquente défenseuse des valeurs du Progrès sur la scène internationale, mais surtout deuxième exportatrice d'armes dans le monde […] qui sème la mort, du Yémen à Gaza, de l'Ukraine au Sahel. » Comme « les oppresseurs aux milles masques qui transforment les corps en objets, et qui défendent la culture du viol » (texte de revendication)
Puis de relier les films au réel. « un certain nombre de journalistes ont été surpris par l'interruption de leur séance, notamment lors de la projection de Sirat, où une jeune femme venait d'exploser sur l'écran quand il est devenu tout noir. Le film parle de la fin du monde et pendant ces quelques heures d'absence de courant, nous avons eu l'impression effectivement d'être dans une ville qui vivait l'apocalypse… » (Le figaro)
Donc un geste à reprendre. Couper. Geste essentiel du cinéma. Le coupez du tournage comme le suggère le texte de revendication, mais aussi le geste du montage.
« ET… COUPEZ ! La promotion du monde de substitution que vous fabriquez, avec vos séries et vos films, qui veut nous faire oublier la planète réelle, pourrie d'usines, d'autoroutes, de béton et de mines.
ET… COUPEZ ! Le courant de vos industries militaires-technologiques. » (texte de revendication)
ET … COUPEZ ! les prétentions politique de Juliette Binoche ou de Catherine Deneuve. Couper la bien-pensance et l'engagement qui ne coutent rien. Couper le « Festival de Cannes très politique mais sans éclat ». A côté des sabotages, la dénonciation et les signatures passent pour ce qu'elles sont : des engagements sans gestes, de la bien-pensance. Le monde va si mal. « Qui dénonce s'exempt » (le Comité Invisible). Et les journalistes de Libé ne sont pas les seuls à avoir dû jubilés.
Même si pour France info comme pour la Pref', « la piste anarchiste se dessine » les bandes de saboteurs peuvent se cacher partout jusqu'en haut des marches. D'ailleurs à part des stars qui perdrait son temps à aller sur la côte d'azur ? Derrière « les 2 bandes d'anarchistes » se cachent peut-être « Les comédiens Robert de Niro, Pedro Pascal et le cinéaste Wes Anderson qui ont pris position frontalement contre la politique du locataire de la Maison-Blanche. » (Sud-ouest) ou « Pedro Almodovar, Adèle Exarchopoulos, David Cronenberg, Richard Gere qui figurent parmi les signataires de ce texte condamnant un 'génocide' à Gaza. » ou François Civil et Joaquin Phoenix qui « condamnent 'l'horreur de Gaza' et dénoncent le 'silence' face à la guerre dans l'enclave palestinienne, privée d'aide humanitaire depuis deux mois. » (France info) A moins que comme le soupçonne Canal +, une des bandes anarchistes soit carrément le jury du festival « Salué par la critique, ce cru 2025 aura mêlé l'intime, le politique et l'expérimental avec une belle cohérence. Cannes, parfois accusé de regarder ailleurs, a cette fois tendu l'oreille – et levé le poing. » (Canal +)
Selon Canal +, cette édition 2025, sabotée, marque un tournant où « Cannes se reconnecte au tumulte du réel — et choisit de faire écho, plutôt que de s'en protéger. » Thierry Frémaux, le délégué général du festival, a aussi rappelé lundi avec justesse « que le festival est politique quand les artistes le sont. Et que si on ne voyait que des films d'amour, ce serait un festival de films d'amour. Mais les artistes vivent dans leur monde, dans leur pays ». Nous sommes tout à fait d'accord avec lui et considérons aussi qu'ils est normal qu'ils s'engagent en sabotant les infrastructures pour critiquer l'industrie de l'armement française, le patriarcat et le techno-capitalisme. « Ils sont dans leur rôle d'avoir un engagement, a assuré la ministre de la Culture, Rachida Dati, jugeant que 'la culture et la politique, ça va ensemble'. » (France info)
L'acteur Laurent Lafitte, maître des cérémonies du festival de cannes, à fait part de son questionnement « sur la façon dont les artistes peuvent s'engager sans paraître déconnectés ou donneurs de leçons. » La réponse vient d'être donner.
« Alors oui… Couper le courant à ce qui nous détruit !
Le sabotage est possible ! » (texte de revendication)
Les deux textes de revendications que le jury de Cannes n'a pas souhaiter authentifier, peuvent-être lu dans leur intégralité sur le site collaboratif Indymedia.
27.05.2025 à 16:08
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« Dans le judaïsme, la justice ne peut consister qu'en un indéfini report de l'exécution d'une sentence rendue. » Benjamin Lévy
- 26 mai / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2La tentation messianique a donc très tôt été identifiée par [Gershom] Scholem comme ce qu'il fallait à tout prix comprendre, le cœur même du judaïsme le plus vivant, la clef de sa survie problématique, et à la fois comme ce à quoi il fallait décidément résister. Plus le regard de Scholem débusque les convulsions les plus irrationnelles de la spiritualité juive [...] et plus il se fait froid, lucide, acéré ; plus sa critique est sans complaisance, et plus ses explications sont claires et rationnelles.
Marc de Launay, préface à Gershom Scholem, Sur Jonas. La Lamentation et le judaïsme
Depuis quelques années, dès qu'une personne identifiée comme juive entame une dynamique d'introspection – ce qui immanquablement l'amène à se confronter à certains sentiments de culpabilité d'ordre chaque fois singulier et unique – il s'en trouve d'autres pour la qualifier d'antisémite. Le juif introspectif est antisémite. Il se hait. Si tant est qu'un juif se trouve en psychanalyse, il se trouve à coup sûr antisémite.
La religion, décidément, Karl Marx avait raison de le souligner, est l'opium du peuple. J'avais jusqu'à présent toujours pris cette formule pour une métaphore. Mais bien sûr que non ! Elle est littérale.
Redevenu bigot après quelques décennies passées dans les lumières d'une saine incrédulité, une importante partie du monde reconnu comme juif me semble défoncé au messianisme. Il existe dans les commissariats des cellules de dégrisement où l'on place les poivrots qui doivent cuver leur vin ; mais ne serait-ce qu'en France, s'il fallait poursuivre la conduite en état d'ivresse messianique, la place risquerait de manquer, tant sur les réseaux sociaux les drogués, les saoulards, les toxicos et les shiteux se bousculent pour obscurcir chaque jour davantage la nuit de l'obscurantisme.
L'alcoolique joue à cache-cache avec ses bouteilles planquées dans les placards (car il croit ainsi les perdre) mais aussitôt retrouvées avec fébrilité. Tant que le jeu de cache-cache avec la substance toxique continue, le massacre se poursuit. Et si l'on jouait à d'autres jeux ?
L'État d'Israël est en passe de devenir, sinon est déjà devenu, un État paria, quelque chose comme la « zone d'intérêt » dont parle le récent film de Jonathan Glazer. L'idéologie messianiste des Ben Gvir et consorts, à laquelle se surajoute l'impossible deuil des victimes du 7 octobre, entretenu à coups de tourisme macabre, y a crée une mentalité obsidionale – si typique des zones qui se perçoivent en état de siège (parfois à tort, parfois à raison, et parfois un peu des deux, selon les subtilités du contexte).
De là découle la violence des attaques subies par les personnes juives porteuses d'une voix critique à propos de ce qui s'« y » passe. Il leur est rétorqué par ceux qui « y » vivent :
Puisque tu ne vis pas ici, avec nous, tu ne peux rien comprendre. Viens d'abord habiter avec nous, ensuite on pourra causer.
Suis-nous, sois « nous » et ensuite on causera ! Pendant ce temps-là, en France, légitimement horrifiés par l'intolérable montée de l'antisémitisme, certains affirment : « Nous vivrons ». Ils ont raison. Mais qui est ce nous ? Nous, nous, nous, nous et nous. Et les autres ? On s'en fout ? L'important serait-il d'être torchés ensemble ?
Les autres n'ont pas le droit de parler, tout juste de crever ou de se taire, acceptant la censure, l'autocensure, le bâillon. Silence, on tue.
Des attaques proches de celles subies aujourd'hui par les voix discordantes, je les ai subies en 2022, suite à la sortie d'un livre – dans son introduction, je revendiquais mon attachement au « progressisme » – publié à l'exacte période où le terme de « woke » s'était mis à germer partout dans les médias. Cela m'a pris deux ou trois ans, mais je me suis endurci. Alors bienvenue au club, pour ceux qui essuient les postillons des pochetrons pour la première fois.
Pas question de minimiser pour autant l'atrocité des événements qui, visant les juifs, sont bel et bien atroces, depuis les massacres du 7 octobre 2023 jusqu'au double meurtre survenu à Washington le 23 mai 2025. J'ai été le premier glacé par les délirantes mises en scène du Hamas ne rendant des otages israéliens, durant le cessez-le-feu du premier trimestre 2025, qu'après les avoir fait participer à des mises en scène insensées de cruauté et, disons-le, de connerie.
Pourtant, je me demande quand finira l'ivresse idéologique, religieuse, messianiste, qui fait de Gaza une terre immémoriale des tribus juives, croyance sous-tendue par des références à quelques promesses bibliques et récits pleins d'imagination. (Attention, scoop : je tiens l'Ancien Testament pour une fiction, même si peut-être basée ici et là sur de microscopiques bribes de faits réels invérifiables, de toute manière transformés par leur mise en récit). Dans l'ivresse, qu'importe la différence entre rêve et réalité, les phénomènes dansent la java. Celle des bombes atomiques, bientôt, avec l'Iran ?
Addiction religieuse, ivresse de la promesse biblique, saoulerie du récit, enivrement de la puissance, beuverie de la croyance, orgie technologique. Les ivrognes ne savent pas comment se dégriser. Un jour, certains diront peut-être : « Mais non, je n'étais pas ivre. Je n'y ai jamais cru. » Tu parles… Il faudra bien finir par consentir à un peu d'introspection.
Il est possible que je m'abstienne de célébrer la fête de Hanoukka à la fin de cette année. Je suis peu pratiquant, incroyant, mais Hanoukka fait partie du peu de repères que mes filles possèdent en matière hébraïque. Si hélas les récits mémoriels – tels ceux qui sous-tendent cette fête commémorative – se transforment avec tant de facilité en imaginaires criminels, peut-être choisirais-je de renoncer aux commémorations.
Voici près de dix ans, roulant vers la petite agglomération de Tulette, dans la Drôme, une pensée m'est venue. Il faut dire qu'à Tulette habitait l'une des rares personnes encore vivantes à avoir traversé dans la région, en clandestinité, la Seconde guerre mondiale. Ma grand'mère paternelle, avec une bonne partie de sa famille (cousins, cousines, oncles, tantes) avait passé cette époque cachée non loin de là, à Nyons. Conduisant donc l'auto que j'avais empruntée à mes parents, sur la route en ligne droite qui nous amenait, ma compagne et moi, vers le domicile de « Max de Tulette » (comme il était désigné dans ma famille pour le distinguer des autres « Max »), j'ai réalisé soudain que l'on ne devrait pas trop s'étonner que les juifs d'Europe, détruits à 60% en 1945, aient encore un souvenir vivace, huit décennies plus tard, des événements. Si, demain, vous massacriez 60% des habitants de n'importe quel pays d'Europe, croyez-vous que les 40% de survivants, avec leur descendance, continueraient de s'en souvenir dans un siècle ? Pour sûr que oui.
Mieux vaudrait s'en souvenir. Si l'on croit que certaines politiques seront oubliées, que le négationnisme actuellement à l'œuvre, les diversions, les mensonges, les faux-semblants, les illusions, suffiront à tenir la distance, et qu'un coup de torchon emportera les derniers trouble-fête, que l'on se détrompe.
Certes, l'Allemagne de l'après-guerre a bien réussi économiquement. L'Afrique du Sud d'après l'Apartheid reste, malgré les coupures de courant, l'un des pays les plus prospères (sinon le plus prospère) de son continent. La Turquie, en tant que nation, s'est remise de la destruction de la civilisation arménienne qui germait autrefois sur une vaste partie de son territoire. Le Rwanda aussi, aux dernières nouvelles, est florissant. Et le Cambodge ? Ça va pas trop mal. Par malheur, ce ne sont là que de pures données statistiques.
Dans l'Allemagne d'après-guerre, il y avait deux catégories : les effondrés malheureux d'un côté, les toxicos reclus de l'autre, encore accrochés à leur dose de perversion, mais chacun pour soi et chacun dans sa bulle. À l'ouest, dans les régions durablement occupées par les armées alliées, la musique rock'n'roll et le Coca Cola importés à hautes doses afin de damer le pion au – désormais ennemi – monde soviétique n'apportaient qu'un tiède réconfort. Les générations suivantes ont dû composer avec un peu d'introspection, et pour peu que celle-ci s'efface, drrrriiiing, les néo-nazis de l'AfD sonnent à la porte. Coucou !
Tant que dure la colère, le chemin de l'introspection reste bloqué. La colère aveugle. Sans métaphore. On est ivre de rage et de colère. Sans métaphore. L'ivresse de la colère mène tout droit à celle de la vengeance, qui elle-même débouche sur l'ivresse des récits triomphalistes. Colère, vengeance, triomphalisme : une triplette classique des conduites en état d'ébriété idéologique. Il nous faudrait un Rabelais pour le dire mieux que je ne le peux.
Quand nous étions enfants, ma mère nous berçait, mon frère, ma sœur et moi, en chantant diverses chansons, parmi lesquelles une seule et unique – Sim Shalom – paraissait évidemment être un chant, un cantique en hébreu. Plusieurs années plus tard, aux éclaireurs israélites (les EEIFs ou, pour les impétrants, les « scouts juifs ») j'ai retrouvé ce chant – une prière, et plus précisément encore une bénédiction – entonné lors de la brève cérémonie mettant fin à la journée de shabbat, le samedi à la tombée de la nuit. Je suppose que ma mère, que par ailleurs tant d'aspect sexistes et rétrogrades du judaïsme révoltaient, l'avait gardée en sa mémoire depuis son enfance, et sans le moindre doute la douceur de sa mélodie invitait-elle à en faire une berceuse.
Sim shalom tovah ouverachah chen vachesed verachamim aleinou ve'al kol Yisrael ammecha.
Accorde-nous la paix, la bonté, la bénédiction, la grâce, la compassion et la miséricorde à nous et à tout Israël, ton peuple
Dans son commentaire sur le livre de Jonas, Gershom Sholem souligne que, dans le judaïsme, la justice ne peut consister qu'en un indéfini report de l'exécution d'une sentence rendue. S'il est nécessaire d'émettre un jugement, il est juste de suspendre l'exécution de la peine, sans quoi il n'y aurait aucune différence entre les lois de la nature et l'application d'une justice dès lors privée de boussole tant morale qu'éthique. Le personnage biblique nommé Jonas, surtout célèbre pour l'épisode où une baleine le gobe rond, commet l'erreur de croire que la justice se réduit à l'exécution d'une peine. Le récit qui met en scène ses tribulations expose la façon dont il sera, en fin de compte, détrompé.
Le messianisme des gouvernants israéliens veut à tout prix faire coller les lois de la nature aux cheminements de la justice. S'il est juste de punir comme la pluie tombe, si la colère est sainte et que la vengeance qui en découle est sacrée, si le triomphalisme lui-même est pris pour un verdict, la justice n'est plus qu'une question de moyens techniques, de propagande politique, de force brute et de rapports de pouvoir. Comme dans les formes les plus archaïques de la superstition messianique (celle de Sabbataï Tsevi qu'étudia aussi Gershom Scholem), la transgression de tous les interdits se change en voie royale pour assurer la rédemption.
L'une des énigmes qui m'a, au cours de ces derniers mois, le plus interrogé, a été la disparition de l'interdit du mensonge (politique), du meurtre (indiscriminé) et du vol (de terres), autrement dit l'absence contrainte, quasi complète – dans les fatras de religiosité dégoulinante qui envahissent une scène chargée de kitsch à n'en plus vouloir – de référence possible aux dix paroles mosaïques (les dix « commandements »). Vous savez bien, ces dix vieilleries qui proclament « Tu ne tueras point », et aussi « Tu ne feras point de faux témoignage », par exemple.
Il me semblait pourtant que, si un groupe humain pouvait avoir à cœur de conserver quoi que ce soit dans la vaste braderie cosmique, c'étaient bien les juifs avec leur décalogue. Qu'était-il arrivé ? Cette question, posée, m'a animé un moment.
Au demeurant, je ne peux donner tout à fait tort à celles et ceux qui me présentent comme lacanien. Je le suis au moins un petit peu sur les bords. J'y viens donc sans me sentir trop gêné aux entournures : dans son séminaire L'Éthique de la psychanalyse, Jaques Lacan présente les dix paroles (les dix dits « commandements ») en ces termes,
ils ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu'ils explicitent ce sans quoi il n'y a pas de parole – je n'ai pas dit de discours – possible.
Le discours idéologique fonctionne d'autant mieux qu'il se veut autonome. Il se passe de référence à ce qui diffère de lui. Il est incestueux : tel est le sens explicite du commentaire proposé par Lacan. Mais la parole, elle, ne se suffit jamais. Elle n'a aucune réponse définitive aux questions. Il lui faut un point de repère hors d'elle-même. Un, ou plusieurs. Dix ? Le premier des « commandement » énonce :
Je suis l'Éternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d'Égypte, la maison d'esclavage
Et très lacaniennement je lis : c'est le langage seul, le langage dont l'on use pour témoigner, qui émancipe et désaliène. Que l'on aime ou que l'on haïsse ce que l'on dit. Que l'on s'aime ou que l'on se haïsse en le disant. Que l'on aime ou que l'on haïsse ceux qui entendront et peut-être répondront, « réagissant » en retour. Rien de cela n'importe. Ni l'amour ni la haine du langage, du locuteur, des destinataires, des réponses, n'ont à entraver le travail du témoin, qui en retour est convoqué, mais ne peut se croire ni juge, ni avocat, ni procureur, ni bourreau, ni accusateur ni même accusé.
Le témoin est convoqué à témoigner. Qu'il témoigne. Si un jugement est requis, ce n'est pas le témoin qui le prononcera, et l'on ne sait même pas à l'encontre de qui ; quant à l'exécution de la sentence, elle pourra se voir indéfiniment reportée. Ainsi va la justice, si du moins elle ne se confond ni avec l'idéologie ni avec les lois de la nature, qui font bouillir l'eau à 100°.
Un midrasch (un enseignement talmudique) indique que le personnage biblique de Job, cet infortuné prophète ayant tout perdu – enfants, richesses et statut – sans comprendre pourquoi, avait été dans un chapitre précédent de sa vie un ministre du Pharaon d'Égypte. La tradition talmudique précise que le ministre Job se serait abstenu de prendre la parole quand son big boss de Pharaon eut décrété que seraient mis à mort les aînés, premiers-nés des familles hébreu asservies.
Job, dans une étape antérieure de sa biblique vie, aurait-il consenti au légendaire génocide des hébreux esclavagisés en Egypte, et ceci en se taisant ? Non. Il n'a forcément été d'une complaisance active.
Il me semble que la simple absence de parole, le silence – même exempt de soutien – donc le fait de se taire, de ravaler ses objections, ses réticences, par peur de perdre un statut de ministre dans la maison Pharaon ou ailleurs, suffisent à préparer des après-coup désastreux.
Dans l'après-coup de son silence, Job fut frappé par un malheur venu d'il ne savait où. Un série de malheurs inexpliqués le ruina. Ses lamentations résonnèrent dans le vide, et ses amis – comme Jonas – crurent que la justice suivait le cours des lois de la nature ; ils dirent que si Job avait été plus pieux, il s'en serait mieux sorti. Mais non ! Le récit de Job est là pour affirmer que l'observance obsessionnelle, scrupuleuse, minutieuse, rituelle des prescriptions de la piété à courte vue n'a aucune importance.
Job, simplement, aurait dû parler.
Benjamin Lévy
27.05.2025 à 15:43
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À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert
- 26 mai / Positions, Avec une grosse photo en haut, lundisoir, 2En avril dernier, une vague d'actions ciblait le système carcéral français. A chaque fois, le sigle DDPF pour Défense des Droits des Prisonniers Français était retrouvé sur les lieux. En parallèle, un canal Telegram revendiquait cette campagne et en explicitait les revendications, soit le respect des droits des prisonniers décrits comme systématiquement bafoués. Dans un brillant article récemment publié dans lundimatin (lire ici), l'historien Alessandro Stella revenait sur cette « affaire » pour la recontextualiser à la fois dans le moment politique présent mais aussi plus généralement dans l'histoire du « narcotrafic » et de la politique pénale qui prétend réprimer la vente et la consommation de stupéfiants. Dans ce lundisoir, nous accueillons Anne Coppel, sociologue et pionnière en France de l'étude du prohibitionnisme des drogues, Fabrice Olivert, militant historique pour la défense des consommateurs de drogue et fondateur d'ASUD (Auto support des usagers de drogues) ainsi qu'Alessandro Stella.
On verra comment une pratique millénaire et anthropologiquement banale, -l'usage de psychotropes-, est devenue en quelques décennies le prétexte à une criminalisation et une répression de masse des populations pauvres et plus particulièrement racisées. Comment les figures du « drogué », du « dealer » et maintenant du « narcotrafiquant » ont été construites politiquement et se sont tellement bien ancrées dans nos représentions que lorsque une campagne d'actions en solidarité avec les personnes incarcérées se diffuse aux quatre coins de la France, personne dans le champs public n'entreprend de la soutenir ou à tout le moins de la comprendre.
Pour aller plus loin, les captations vidéos du séminaire sur les drogues tenu à l'EHESS par Alessandro Stella sont accessibles par ici.
Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.
Vous aimez ou au moins lisez lundimatin et vous souhaitez pouvoir continuer ? Ca tombe bien, pour fêter nos dix années d'existence, nous lançons une grande campagne de financement. Pour nous aider et nous encourager, C'est par ici.
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Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi
Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï
La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste
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Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani
Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
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Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
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Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
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Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
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Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
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La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
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10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
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Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
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Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
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Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher
Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella
Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore
Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou
La littérature working class d'Alberto Prunetti
Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement
La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët
Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn
Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole
De nazisme zombie avec Johann Chapoutot
Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022
Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse
Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique
Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer
L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin
oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live
Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes
Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes
Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions
Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde
Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe
Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?
Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage
Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien
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Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass
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Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
27.05.2025 à 12:04
dev
« Omettre l'agentivité meurtrière de l'humain, c'est sans doute commode pour apprécier la "beauté" de la scène mais ce n'est pas très honnête. »
- 26 mai / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4La semaine dernière, nous publions les réflexions post-corrida de Louise Chennevière, intitulées Regarder un animal mourir. Sans grande surprise, l'article a suscité de nombreuses réactions, parfois extrêmes, -un lecteur est allé jusqu'à prendre la décision radicale de suspendre sur le champs son abonnement pourtant gratuit au journal. Celle que nous publions ici n'est pas aussi cruelle mais reste néanmoins particulièrement affûtée.
Il y a des textes comme ça qui réussissent le tour de force de vous agacer alors même que vous les appréhendiez avec sympathie et qu'ils abordent un sujet qui est loin d'être votre cheval de bataille.
Dans Regarder un animal mourir, Louise Chennevière, qui ne consomme plus de viande depuis dix ans, relate l'expérience transformatrice qu'elle a vécue en assistant pour la première fois à une corrida, « l'une des plus belles choses qu'[elle ait] vu de [sa] vie ». L'histoire avait de quoi intriguer, d'autant que le chapô annonçait qu'elle bouleverserait nos repères quant à la cruauté, les animaux et la mort. Alors que s'est-il mal passé ?
Probablement la prétention : trop grande par rapport à ce qu'une telle origine pouvait endosser. Cela aurait pu rester le récit d'un paradoxe, d'une déstabilisation personnelle, qui comme tout témoignage bien ficelé aurait livré de lui-même ses enseignements, révélé sa portée générale – que nul d'entre nous n'est un bloc de cohérence où élans sensibles et réflexifs se mêlent harmonieusement, que certaines manifestations collectives, parfois à notre insu, nous happent irrésistiblement, que chacun semble voué à adhérer à une forme de kitsch, pour reprendre la terminologie de Kundera. Ça ou autre chose. Mais visiblement l'autrice avait des ambitions plus audacieuses : rebattre les cartes d'un vieux débat à partir de cette expérience isolée, « radicalement située », qui l'a conduite à une intuition dont elle postule qu'elle recèle « un morceau de juste ».
Cette passion imprévisible pour la corrida, il ne suffisait donc pas d'en rendre compte, il allait falloir lui trouver des raisons, la justifier. Et c'est cette entreprise de justification mal assumée, avec son lot de mauvaise foi, de remontrances et de naïveté bravache, qui se prend les pieds dans le tapis.
Il est vrai que sans cet attirail justificatif, la réalité serait plus difficilement supportable : ne pas manger de viande pendant une décennie, percevoir les animaux comme des « êtres qui sentent, qui craignent, qui aiment, qui souffrent », pour se trouver soudain subjuguée devant le spectacle du meurtre de six des leurs, c'est un grand écart qu'il est tentant de dissiper sous un éventail de bons arguments. Ce n'est ainsi pas étonnant qu'une obsession traverse l'ensemble de l'article : la corrida, ce n'est peut-être pas extraordinaire, mais ça reste bien moins pire que l'industrie de la viande et ses abattoirs. Et l'on comprend vite que les véritables adversaires de l'autrice, peut-être parce qu'ils la renvoient, comme un miroir inversé, à sa propre duplicité, ne sont ni les végétariens anti-corrida, trop ennuyeux de cohérence pour mériter d'être mentionnés, ni les viandards décomplexés qui boulotent leur sandwich merguez entre deux mises à mort bien faites, mais ces êtres sinon hypocrites, du moins inconséquents, qui tout en continuant à manger de la viande ont l'outrecuidance d'exprimer leur répulsion devant la mise en scène de la torture mortelle d'un animal.
Le procédé n'est pas fin, on y reconnaît cette posture polémique à laquelle une foule de débats télévisés nous a acclimaté : pourquoi s'embêter à faire avancer une forme de compréhension quand on peut pointer les travers d'un ennemi fantasmé. Et si effectivement, par bien des aspects, on pourrait arguer qu'à choisir entre l'industrie de la viande et la corrida, cette dernière n'est sans doute « pas pire », l'autrice elle-même semble sentir que ça ne suffit pas, que la question est éludée, que son nouvel engouement va devoir être défendu par ses propres moyens.
Alors rapidement, passées quelques mises en garde sur le caractère « passéiste et réactionnaire » des discours pro-corrida, c'est leur exacte rhétorique qu'elle reprend à son compte, avec une absence de distance et un aveuglement déroutants. Dans ce florilège, rien ne nous est épargné : la corrida est une relation d'échange « avec » le taureau, la bête est regardée avec attention, pour elle-même, elle n'est pas réduite à une chose ni à un bout de viande, elle sort de l'anonymat. L'humain n'est pas au-dessus de l'animal, pour preuve il prend des risques, il peut mourir, « ce n'est pas rien ». Les toreros se souviennent des taureaux qu'ils ont tués, qui restent « gravés précisément dans leur mémoire, dont ils n'oublient pas le regard ». Et le lyrisme d'atteindre son apogée à l'évocation d'une scène précise : « Après lui avoir asséné le dernier coup, Léa Vicens a sauté de son cheval pour témoigner de la mort de ce taureau, elle a posé un genou à terre, l'a regardé droit dans les yeux, et lui a lancé un baiser. Et je me demande, combien ont déjà regardé dans les yeux une bête mourir ? » (c'est d'ailleurs la participation à la corrida d'une torera femme qui a convaincu l'autrice, selon une boussole féministe qu'on ne cherchera pas à lui emprunter, de franchir le pas).
Visiblement le romantisme de la mise en scène a bien pris, une adepte est née – elle ira voir dès cet été, annonce-t-elle, d'autres corridas. Mais ces petites magouilles de la conscience avec elle-même se voient, et ce n'est pas en détournant l'attention vers l'industrie de la chair animale qu'elles se volatiliseront par magie. Il suffit de reprendre les propres prédicats de l'autrice – les animaux sont des êtres sensibles, qui aiment, ont peur, mal, envie de vivre – pour voir à quel point des arguments comme l'attention portée à la bête ou le courage du torero ne font pas le poids. Un être sensible ne cesse pas subitement de l'être quand notre romantisme d'humain s'abat sur lui.
Dans d'autres contextes, l'abjection de ce type de raisonnement nous saute pourtant aux yeux : l'enrobage romantique dont se prévaudrait un conjoint violent, quand bien même il serait sincère (mon amour démesuré pour elle m'a fait perdre les pédales) n'atténue pas les souffrances de sa compagne.
Le problème n'est pas de se découvrir un attrait insoupçonné pour un phénomène dont tout semblerait nous détourner. Ce qui est fâcheux c'est de se défausser lorsqu'il s'agit d'assumer ce que l'on est en train de faire. Quand on a un discours du reste aussi tranché sur la condition animale (l'autrice va jusqu'à se dire heurtée que ses amis n'aient pas pleuré comme elle devant des lapins en cage dans une exposition agricole, ce qu'elle attribue à « leur manque d'empathie à [leur] égard »), on ne peut oublier opportunément, sous prétexte que le spectacle « nous fait sentir soudain très vivante », qu'on assiste au meurtre d'une bête à travers un cérémonial fait par les humains pour les humains, auquel cette dernière n'a jamais consenti.
Que notre civilisation essaie de s'offrir une innocence à travers le mythe d'une tragédie et l'esthétisation de son rituel de mise à mort, ce n'est pas une première ; on devrait pouvoir y être réceptif sans en être dupe. Car ce sont bien des kilos de symboles, d'apparats, de règles hautement codifiées et tout un vernis de valeurs qui sont nécessaires pour ne pas voir ce qui est en train de se passer : le spectacle d'un jeu à notre entière destination où un animal qui n'a rien demandé, sur qui l'envoûtement du symbole est sans effet, se retrouve instrumentalisé pour notre envie de nous sentir exister.
C'est là que se révèlent aussi les limites du « je » quand il pense se suffire à lui-même pour toute analyse, comme si se renseigner sur ce dont on parle risquait de polluer la vérité originelle de l'expérience. Car, au fond, que ce texte nous propose-t-il de plus qu'un aperçu des goûts et dégoûts de son autrice ?
Que la vue d'un cochon tué dans une ferme lui coupe l'appétit, quand celle d'un taureau joliment exécuté devant une foule attentive l'émerveille.
Qu'elle n'aime pas les stades de foot et « la ferveur mauvaise et chauvine des supporters » (dans vos dents les footeux, c'est gratuit), quand l'ambiance des arènes sied mieux à son humeur, notamment parce que les signes du capital y sont moins voyants (c'est vite oublier les nombreux travers de l'industrie tauromachique et l'histoire de son essor dans la seconde moitié du XXe siècle).
Que quand on instrumentalise un animal pour se nourrir c'est mal, alors que quand on le fait pour se donner un frisson à travers une belle mise en scène tragique ça passe.
Qu'une mort anonyme dans un abattoir (entendez : sans un humain pour en témoigner) c'est très grave, alors que quand l'humain qui inflige le coup de grâce vous regarde droit dans les yeux tout est pardonné.
En fin de texte l'autrice nous enjoint, comme elle, à « regarder un animal mourir ». Alors soyons précis sur les termes. Lorsqu'un pigeon percute une vitre et qu'une fois à terre il rend son dernier souffle sous nos yeux, on voit un animal mourir. Lorsqu'une Duras très âgée, dans un entretien, décrit la longue agonie d'une mouche, ce qu'elle a contemplé, c'est bien un animal mourir. Lorsqu'on assiste à la perforation d'un taureau par un homme ou une femme armée afin de provoquer une hémorragie interne qui lui sera fatale, précédée d'un ensemble de piques pour l'exciter et l'affaiblir, ce que l'on regarde véritablement, c'est un animal se faire tuer. Omettre l'agentivité meurtrière de l'humain, c'est sans doute commode pour apprécier la « beauté » de la scène mais ce n'est pas très honnête.
Ce texte résolument autocentré aura-t-il « bouleversé nos repères quant à la cruauté, les animaux et la mort » ? On en doute, mais il aura au moins révélé à quel point ce besoin de nous laver de toute culpabilité est coriace, quitte au passage à pointer un doigt accusateur sur les autres.
À l'autrice on souhaiterait donc dire : vous vous êtes sentie vivante en regardant un animal mourir et vous avez envie d'y retourner. C'est ainsi. Personne ne vous en veut. Il s'agit simplement de ne pas faire de nous les complices des arrangements que vous passez avec vous-même.
27.05.2025 à 11:43
dev
La domination du Capital et l'échec des assauts prolétariens des 200 dernières années appellent-ils à repenser le rapport au temps et à l'Histoire dont nous avons hérité ? Dans son développement triomphal et apocalyptique, le capitalisme est-il parvenu à absorber jusqu'à la révolution elle-même ?
C'est ce que développe Jacques Wajnsztejn de la revue Temps Critiques dans un essai à paraître en juin et intitulé L'achèvement du temps historique (L'Harmattan). Le texte qui suit en est un extrait librement remanié.
Pour le Hegel des Principes de la philosophie du droit, les systèmes philosophiques ne changent plus suivant le rythme de l'Idée, mais suivant celui de l'histoire politique. La philosophie est dans une relation directe avec son temps ; Elle doit résoudre les problèmes de son époque, mais cela ne l'empêche pas d'avoir sa propre temporalité. Elle peut ainsi être de son temps, car les philosophes n'ont pas philosophé sans raison, tout en étant éventuellement contre leur époque, ses normes et l'opinion. Elle ne se soustrait pas à l'histoire, mais elle s'en distingue. Alors, comment assigner à la philosophie un temps qui ne soit ni le temps des choses, ni celui de l'éternité, qui ne la rende pas indifférente par rapport à son temps, mais qui ne la confonde pas avec son présent ?
C'est l'origine d'un processus de longue durée qui s'inscrit à la fois dans la perspective de Hegel d'une « Raison dans l'histoire » et dans celle de Marx d'une nécessité historique. En effet, si ce dernier embrasse dans sa vision toute l'histoire humaine, qu'en bon hégélien il veut universelle, il la réduit pour des raisons heuristiques à un particulier, à un seul mouvement : « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire des luttes de classes » ; et à un seul fondement, le mode de production, même si ce dernier varie au gré des transformations des rapports sociaux de production, indissociablement rapports de production et rapports de classes. Soit le risque de développer une philosophie de l'histoire, pour ne pas parler d'une théologie, quand le discours de Marx prend une tonalité messianique, dans laquelle l'histoire finalisée se substitue à la praxis, pour « réaliser » la philosophie. Sa thèse critique de Feuerbach : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, mais ce qui importe, c'est de le transformer » y perd beaucoup de sa pertinence puisque, dans une certaine mesure, il y rejoint une perspective pour le moins anhistorique qu'il critique pourtant par ailleurs. Cet aspect messianique chez Marx est une transcription laïque de la tradition du peuple élu transposée sur la classe ouvrière. Au sein de cette dernière, la tension entre le particulier et l'universel devait être résolue dans le temps, par l'avènement puis l'émancipation d'une classe particulière, qui dans le communisme supprimera toutes les classes dans l'universel qu'est la communauté humaine (Gemeinwesen). Même si Marx définit l'Histoire comme histoire des luttes de classes en dénouant un fil qui commence avec la révolte de Spartacus, cette vision sort l'émancipation de la catégorie Histoire. Elle en fait un invariant qui peut alors sortir du cadre politique restreint de la théorie du prolétariat et de la formule selon laquelle « l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » pour se transformer en une croyance au progrès économique et social. Cette idéologie du progrès peut alors devenir commune aux deux grandes classes du capitalisme, du moins, tant que celui-ci est défini comme « progressiste ». Le temps discontinu des événements, révolutions et contre révolutions peut ainsi être englobé dans un temps de plus longue durée établissant une continuité à travers des réformes politiques et sociales, une gestion des antagonismes de classes dans le cadre de la démocratie. C'est la tâche à laquelle va s'atteler la social-démocratie européenne durant tout le XXe siècle, sans un support de classe déterminé. À la limite, tout devient émancipation sans que l'on s'appuie sur un contenu qui ait un sens évident, et c'est alors progressivement le capital qui « émancipe », mais de son point de vue, celui d'une totalité dans laquelle l'individu tend à devenir particule de capital. Mais j'anticipe. Revenons à la période de la modernité.
Le temps mesuré et le temps comme mesure
Pendant des millénaires, le temps a donc pris une forme concrète parce qu'encore reliée à des cycles lunaires, saisonniers et agricoles ou à des tâches culinaires évaluées de façon qualitative par des unités de temps variables et temporelles ; dans cette mesure le temps n'était pas perçu comme continuum. Il n'était pas conçu de façon abstraite comme une variable indépendante, « désencastrée » des autres activités. Edward P. Thompson dans un texte de 1967, Temps, travail et capitalisme industriel (La Fabrique, 2004), parle ainsi, vu la lenteur de l'évolution, d'un temps de transition qui s'est développé entre le temps cyclique ancien et le nouveau temps valeur, qu'il appelle un temps « orienté par la tâche » et qui n'a donc pas encore de véritable mesure. Il se concrétise d'abord dans le temps journalier puis le temps horaire, c'est-à-dire un temps mesuré par unité de temps quantitative de façon à synchroniser la force de travail et gérer le temps. Un temps qu'il ne s'agit plus de laisser s'écouler ou passer parce qu'il a maintenant de la valeur…pour la classe dominante. En effet, ce temps arraché au temps de l'Église et socialement constitué en tant que contrainte est passé, dans un premier temps, sous le contrôle de la bourgeoisie.
Pour en revenir à la comptabilisation du temps et la difficulté à la faire advenir, Pierre Bourdieu fait remarquer, dans sa thèse sur les paysans de Kabylie, que l'horloge y était encore appelée, dans les années 1950, « le moulin du diable ». C'est que l'horloge a dissocié le temps de l'événement, même si on ne peut en inférer, que c'est la technique de la machine qui est à l'origine de ce processus. En effet, c'est la transformation des rapports sociaux de production qui est l'opérateur de ce changement de nature d'un temps devenu temps social avec des unités de temps porteuses de sens.
Dans l'histoire moderne, les révolutionnaires n'ont d'ailleurs jamais vraiment oublié la signification symbolique de l'horloge comme, par exemple, quand le 28 juillet 1830 les émeutiers parisiens des « Trois Glorieuses » tirèrent sur les horloges, entre autres actes de « vandalisme ». Arrêter ce temps de la continuité pour introduire de la discontinuité et libérer les énergies révolutionnaires, tel semble être l'objectif de ce genre d'action.
Le temps et le rapport à l'histoire
À ses débuts, le temps de la modernité s'accompagne du souci de se débarrasser du passé plutôt que de s'inscrire dans un processus historique, parce que ce qui est privilégié est l'action plutôt que la réflexion consciente ou la recherche de conscience historique. Ainsi, pour Tocqueville : « Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres », puis, chez Marx, il y a confusion de l'action et de l'histoire dans l'idée de « faire l'histoire ». S'il y a bien prise en compte du processus historique comme mouvement dialectique des luttes de classes, le passé semble devenu sans consistance puisque le processus guidé par une philosophie de l'histoire, devenue déterminisme historique, ne veut plus connaître que le devenir et in fine, sa fin. La temporalité est gommée. Pourtant, selon Hegel (et Marx), nous ne pouvons saisir le sens des idées qui apparaissent dans l'histoire que si nous les comprenons dans le cadre des déterminations de l'époque. Cette double position produit une aporie guère tenable. Hegel aura tendance à n'appliquer cette dialectique que par rapport au passé ; une fois passé le rêve révolutionnaire napoléonien, il se retranche derrière l'État prussien à vocation prérévolutionnaire puisqu'il serait une prémisse du futur État-nation allemand, alors que Marx se débattra entre les apories que représentent les notions de préhistoire de l'humanité avant le communisme et fin de l'histoire dans le communisme.
Le temps désencastré de la modernité
C'est au cours de la révolution industrielle que le temps devient variable indépendante, ce que Newton définissait comme : « temps absolu, vrai et mathématique qui s'écoule de façon égale, sans aucun rapport avec quoi que ce soit d'extérieur à lui [1] ». Puis via le marxisme, le temps-valeur devient un pilier explicatif de la spécificité du capitalisme et de la double nature du travail : d'un côté, travail concret et valeur de la force de travail ; de l'autre, forme valeur du travail abstrait. Le temps se fait dialectique et il accompagne le mouvement de la réalité. Et le présent ne prend consistance que prolongé vers le futur.
Pour Moishe Postone, « le temps historique n'est pas un continuum abstrait à l'intérieur duquel les événements prennent place et dont le flux est apparemment indépendant de l'activité humaine ; il est bien plutôt le mouvement du temps, en tant qu'opposé au mouvement dans le temps » (op. cit., p. 433). Le premier est abstrait et il recouvre le second concret ou plutôt historique tout en représentant, à chaque moment, le temps présent et c'est lui qui peut s'accélérer. Mais Postone reste prisonnier de sa référence à la loi de la valeur-travail et des surprises qu'offre une dynamique du capital qui réduit certes le travail socialement nécessaire conformément à l'interprétation marxiste orthodoxe de cette loi, mais en réduisant le temps de travail effectif et la centralité du travail vivant dans le procès de valorisation, ce qui l'est beaucoup moins. C'est pourtant dans cette dynamique « révolutionnaire », que le capital tend à surmonter sa contradiction entre temps abstrait et temps concret, le second s'écartant du premier en tant que travail-fonction, travail-discipline, socialisation et reproduction des rapports sociaux. Le travail concret mesuré par le temps de travail n'est plus la mesure de la richesse sociale, ce que Marx avait déjà pressenti dans le « Fragment sur les machines » des Grundrisse. Ce n'est pas le triomphe de la forme valeur chère à Postone et à l'école critique de la valeur que réalise la révolution du capital. Le capital domine la valeur dans ses nouvelles formes (immatérielles, fictives) et cette dernière survit à l'état de représentation (J.Camatte et Invariance) ou de « signification imaginaire sociale » (Castoriadis) du rapport social capitaliste. En conséquence et contrairement à ce qu'énonce Postone (op. cit., p. 426), chaque changement de niveau de productivité n'est pas un retour à la case zéro. Il y a bien une sorte d'échappement du capital, par exemple dans les tendances à la fictivisation et la virtualisation, même si des contre-tendances demeurent.
Temps et spectre du temps
« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce [2]. »
Dans le même ouvrage et avec une démarche de même sens, Marx analyse la transformation des conditions de la petite paysannerie. Elle va adhérer une première fois à l'épopée napoléonienne à l'époque de son accession massive à la petite propriété parcellaire et une seconde fois, au moment de sa paupérisation, par le plébiscite pour Napoléon III contre la IIe République, ce dernier n'étant que le spectre de Napoléon Ier. Toutefois, il n'y a pas ici de compulsion de répétition puisque, pour Marx, elle est intelligible du point de vue dialectique. D'après lui, on peut facilement distinguer la répétition capable de convoquer « l'esprit » de l'histoire, de celle qui n'en est que le spectre et qui, de ce fait, soumet le présent au passé dans un temps qu'on n'arrive pas à changer. La réalité devient alors le seul horizon [3], parce qu'il manque l'existence d'une classe prolétarienne qui, seule, peut se passer du rappel aux morts. Dans ce manque c'est le présent de ceux qui mènent des actions « vertigineuses » qui va chercher dans le passé des représentations, des figures héroïques ou emblématiques pour tenter de combler l'écart entre le manque (d'un sujet, d'une discontinuité) et l'imaginaire qu'il contient potentiellement, mais qui ne peut s'accomplir.
Cette notion de spectre surgit sous plusieurs formes au cours de l'histoire : « le spectre du communisme qui hante l'Europe », formule originelle du Manifeste du parti communiste de 1848 (Éd. sociales, 1966, p. 25) ; comme image dégradée de la révolution sociale, nous venons de le voir et enfin le « spectre » ou les « spectres de Marx » chez Derrida [4] et Slavoj Žižek dans le sens du retour sur la scène historique d'un fantôme qui aurait été enterré trop vite. Par exemple, pour Derrida, le passé ne cesserait de hanter le présent, ce qui donnerait lieu à une guerre des mémoires, alors qu'il faudrait entamer un travail de deuil permettant de laisser place à une pluralité de temps et qu'enfin le passé cesse de hanter le présent. Mais alors, faudrait-il aller jusqu'à éviter les crises mémorielles que produisent des situations comme celle de la collaboration en France et de la nature du régime de Vichy, la caractérisation de l'État français de cette époque, etc. [5] ? Ou encore le spectre du passé de la colonisation de l'Algérie qui, anathématisé par tous les régimes despotiques algériens, hante les rapports franco-algériens depuis l'indépendance de l'Algérie en 1962. L'arrestation de Boualem Sansal, outre son caractère haineux, agit comme un analyseur de ce passé franco-algérien qui, d'un côté comme de l'autre « ne passe pas ».
Pour Éric Fournier, les spectres ne se limitent pas à « rappeler leurs crimes aux vainqueurs [6] » ; ces spectres ont une véritable « historicité révolutionnaire luttant contre les linéarités trompeuses des partisans de l'Ordre moral ou les fausses promesses des horizons libéraux » (op. cit., p. 115). Le Mur des Fédérés fut l'archétype du lieu de naissance des spectres révolutionnaires. Avec les spectres vient l'idée d'une certaine continuité du temps des révolutions, de permanence par la passation : « Les morts sont des vivants mêlés à nos combats » (op. cit., p. 131), dit la légende d‘une illustration du Mur. Paris, « bivouac des révolutions » selon la formule de Jules Vallès, porte la trace et incarne la spectralité révolutionnaire.
Ce qui est né dans l'Histoire disparaîtra dans l'Histoire, pensait Engels : la domination de l'homme sur la femme, le racisme et la xénophobie, le nationalisme et l'exploitation, et donc conséquemment, les préjugés et plus généralement, la tradition. « La tradition est la grande force retardatrice [...] Mais comme elle est simplement passive, elle est sûre de succomber ; la religion ne sera pas non plus une sauvegarde éternelle pour la société capitaliste [...] L'humanité, comme un seul homme, abolira définitivement, par ses avancées successives, le reliquat remontant à la préhistoire [7] ». En ce sens, pour lui comme pour Hegel, l'histoire se définit, pas sa fin. Mais dans cette perspective, on peut dire que l'histoire a livré son verdict... contre Hegel et Engels.
Continuité et discontinuité
Marx s'oppose à la vision d'Engels par sa reconnaissance de la « solidité des croyances populaires qui ont souvent la même énergie qu'une force matérielle », ce que rappelait aussi Gramsci dans ses Cahiers de prison. La tradition, sans jugement péjoratif, vient en effet combler la brèche qui existe entre passé et futur. Marx sera souvent conduit à penser contre la tradition avec les outils conceptuels de cette dernière, par exemple dans sa critique de l'idéalisme allemand d'une part, de l'économie classique anglaise d'autre part. Le fil de la continuité historique, tissé d'abord par Hegel puis repris par Marx, fut le premier substitut de la tradition, dans la mesure où il rassemblait les éléments de continuité au sein d'un temps historique marqué par les discontinuités, mais recelant sa « vérité » à la fin des temps, quand la signification du mouvement vers le devenir apparaîtrait clairement : fin de la préhistoire avec passage du règne de la nécessité à celui de la liberté, fin des classes, fin de l'État, fin des révolutions.
Il serait sans doute judicieux d'introduire ici l'intervention des utopies dans l'histoire : les utopies comme antidote imaginaire de la tradition. Une discontinuité imaginaire de l'utopie politique qui inscrit un écart avec le temps stabilisé par l'État.
La prédominance de la thèse engelsienne dans le marxisme de la social- démocratie (Lassale), puis dans la IIIe Internationale (Lénine) a ainsi amené la plupart des marxistes à parler en termes de « survivances » ou d'obstacles au progrès dans le cadre d'une conception linéaire du temps qui, jusqu'à aujourd'hui encore, dans la lignée post-opéraïste de Negri ou Virno, pense qu'il faut épouser l'accélération capitaliste du temps parce qu'elle nous pousse vers de nouvelles opportunités comme les radios libres, les logiciels libres, l'appropriation de l'intelligence technoscientifique (le General intellect) comme si le capitalisme était toujours gros du communisme. C'est aussi la position de l'ancien leader opéraïste Franco Berardi (Bifo) qui prône « l'accélération de la communication » avec l'objectif « d'aller au-delà de la parole et des mots ». Jacques Guigou poursuit cette critique en disant que cette position post-opéraiste et finalement postmoderne, ouvre la voie aux images et au numérique au détriment de l'imagination, du symbolique et de la parole. L'imagination est remplacée par l'imaginaire, puis l'imaginaire par « les imaginaires », puis les imaginaires par les images et les imageries [8].
Ce qui est sûr, c'est que « le calendrier des fins » établi par Marx (cf. Henri Lefebvre, La fin de l'histoire, Minuit, p. 44) ne conçoit pas la fin de l'histoire sans la fin de l'État. C'est ce qui le différencie des différentes prises de position qu'on pourrait qualifier de néo-hégéliennes parce qu'elles font une apologie de l'État sous la forme supposée universelle de l'État de droit. Cette valeur donnée comme un absolu, qui scellerait définitivement l'entrée de l'humanité dans le règne du Citoyen, figure du dépassement définitif de la dialectique “naturelle” du Maître et de l'Esclave. Or qu'est-ce que l'État de droit ? C'est toujours l'État-nation hégélien, c'est-à-dire la souveraineté étatique sur la société, mais étendue à l'ensemble de la planète. « Le néo-hégélianisme sert l'État et il le sait : il sait que c'est là son savoir », disait encore Henri Lefebvre (op.cit., p. 38).
Marx a parfois conscience de cet échec, à la fin de son parcours théorique surtout, quand il critique Le programme de Gotha qui préfigure le socialisme d'État où quand il se penche sur la commune russe dans ses lettres à la populiste russe Vera Zassoulitch et enfin quand ses attentions au « mode de production asiatique » lui font abandonner l'idée d'une histoire linéaire, déterminée des modes de production, au risque de réduire le processus historique à une histoire des modes de production. Marx se méfiait des programmes et d'une projection concrète ou utopique du socialisme. À une amie qui lui disait ne pas pouvoir l'imaginer vivre dans une société égalitaire, il aurait fait cette réponse provocante : « Ce temps viendra sûrement, mais mieux vaut que nous ne soyons plus de ce monde [9]. »
La fin de l'histoire ?
Rétrospectivement et en première approche, Hegel semble avoir triomphé de Marx, puisqu'il fait rimer l'idéal étatique qui serait aujourd'hui réalisé dans le régime démocratique et la fin de l'histoire. C'est ce qu'Alexandre Kojève allait développer dès 1947 en critiquant implicitement la distinction hégélienne entre l'éternel et le temporel, une distinction qui conduirait à une détemporalisation du temps. Or il n'y a pas d'éternité du capital, car l'éternité, c'est ce qui n'a ni début ni fin, ce qui n'est pas le cas du capital, pérennisation d'une forme historique située et datée.
Dans son œuvre majeure, Introduction à la lecture de Hegel, Alexandre Kojève écrit : « La disparition de l'homme à la fin de l'histoire n'est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu'il est de toute éternité. Et ce n'est donc pas non plus une catastrophe biologique. L'Homme reste en vie en tant qu'animal qui est en accord avec la Nature ou l'Être donné. Ce qui disparaît, c'est l'Homme proprement dit, c'est-à-dire l'Action négatrice du donné et l'Erreur, ou en général le Sujet opposé à l'Objet. En fait, la fin du Temps humain ou de l'Histoire, c'est-à-dire l'anéantissement définitif de l'Homme proprement dit ou de l'Individu libre et historique, signifie tout simplement la cessation de l'action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : – la disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie ; car l'Homme ne changeant plus essentiellement lui-même, il n'y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du Monde et de soi. Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l'art, l'amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l'Homme heureux » (op. cit., Gallimard, 1946, p. 434). Un an plus tard, il reprend sa note en insistant sur l'incohérence de l'idée qu'un homme redevenu un animal comme un autre puisse avoir des activités tels l'art, l'amour, et l'érotisme. « L'anéantissement définitif de l'Homme proprement dit signifie aussi la disparition définitive du Discours (Logos) humain au sens propre. Les animaux de l'espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant “discours” seraient ainsi semblables au prétendu “langage” des abeilles. Ce qui disparaîtrait alors, ce n'est pas seulement la Philosophie ou la recherche de la Sagesse discursive, mais encore cette Sagesse elle-même. Car il n'y aurait plus, chez ces animaux post-historiques, de “connaissance [discursive] du Monde et de soi” » (ibid., p. 436). Cette phrase contient la prémonition de ce que nous promettent les tenants de la naturalisation de l'espèce humaine, y compris en y intégrant les prothèses les plus avancées technologiquement. Comme pourraient le dire nos postmodernes aujourd'hui, si les arbres parlent, les hommes peuvent bien parler... comme des abeilles.
Plus prosaïquement, Kojève, qui est mort peu après mai-juin 1968, ne pensait pas que ces événements puissent changer le cours de sa prévision, très pessimiste au demeurant, puisque si elle aboutit à une reconnaissance universelle de la dignité humaine, c'est dans l'allégeance à l'American way of life. C'est en effet ce qui, pour certains, a semblé l'horizon absolu des années 1980 à 2000, à savoir, « l'État absolu » réalisé par et dans la globalisation libérale avec, pour l'illustrer idéologiquement, le point de vue américain libéral défendu dans le livre de Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992). Fukuyama y cite d'ailleurs le Hegel de la Phénoménologie de l'esprit qui, dans un cours du 18 septembre 1806, disait : « Nous sommes aux portes d'une époque importante, un temps de fermentation, quand l'esprit avance d'un bond, transcende sa forme précédente et en prend une nouvelle. L'ensemble des représentations, des concepts et des liens antérieurs qui relient notre monde se dissolvent et s'effondrent, comme dans un tableau rêvé. Une nouvelle phase spirituelle se prépare » (op. cit., p. 64). Comme le Hegel qui voit dans la victoire de Napoléon à Iéna le triomphe, certes par la force, de la Révolution française, à laquelle se rallierait l'avant-garde de l'humanité, Fukuyama voit l'idéal absolu dans la forme libérale et américaine de la conception de la liberté et de l'égalité : « Bien qu'il restât, après 1806, un travail considérable à faire (abolir l'esclavage et la traite des esclaves, étendre le droit de vote aux ouvriers, aux femmes, aux Noirs et aux autres minorités raciales, etc.), les principes fondamentaux de l'État démocratique libéral n'avaient plus à être améliorés » (Fukuyama, op. cit., p.458-459). C'est l'optimisme libéral américain sous-tendu par la croyance à la suspension du temps chronologique au profit d'un temps de la fin.
Les lectures qui ont été faites du livre de Fukuyama ont été fort diverses. Pour les courants postmodernes, cela recouvrait parfaitement le nouveau credo de la fin des grands récits et des idéologies ; pour les libéraux, en cela, respectueux d'une lecture à la lettre, Fukuyama ne prédisait nullement la fin des guerres ou la disparition du tragique dans l'histoire, mais le triomphe de la démocratie libérale. En effet, pour lui, ce mode de gouvernement au pouvoir depuis deux siècles en Occident, a tant démontré sa supériorité par rapport aux idéologies rivales (communisme, fascisme, monarchie héréditaire...) qu'il ne peut donc que devenir universel sur le long terme, « comme forme finale de tout gouvernement humain ». Cette vision optimiste semblait confortée, à la fois par la défaite des insubordinations ouvrières et étudiantes des années 1960-70 ; et par la mise sous le boisseau pour cause de crise pétrolière, du rapport Mansholt de Rome (1972) qui présentait la première critique capitaliste de la croissance et une vision décliniste de l'Occident et de l'Empire américain.
Fukuyama encore aujourd'hui, dans son dernier livre Libéralisme, vents contraires (Saint-Simon, 2022), maintient son credo démocratiste : « Le libéralisme est la pire forme de gouvernement, à l'exception de toutes les autres. ». Il juge les guerres actuelles comme le fait de pays en zone périphérique ou liées à des dictatures irrationnelles comme celle de Poutine en Russie.
Certes, cette affirmation de fin de l'histoire fut contredite en son temps et dans la même perspective capitaliste par Samuel Huntington [10], mais la thèse de ce dernier connut un moindre succès, car son idée-force donnait la primauté à la question de l'espace par rapport à celle du temps. De ce fait, elle s'intégrait moins bien au contexte d'accélération du temps que produisit la « globalisation heureuse » qui prédominait à l'époque et semblait exclure tout grand conflit de puissance pour la domination d'un espace devenu commun, celui du capital sans borne.
En première approche, la remontée des souverainismes apporte de l'eau au moulin d'Huntington, mais sa thèse a un caractère anhistorique parce qu'elle repose sur ce qui serait un irrédentisme des identités civilisationnelles). On lui préfèrera donc celle de la différenciation historique établie par Éric Hobsbawm qui, dans Nations et nationalisme depuis 1780, écrit : « Même si personne ne peut nier l'impact croissant et parfois spectaculaire de la politique nationaliste ou ethnique, ce phénomène est aujourd'hui fonctionnellement différent du “nationalisme” et des “nations” dans l'histoire du XIXe et du XXe siècle sous un aspect essentiel : il n'est plus un vecteur majeur du développement historique » op. cit., p. 209-210) [11]. De ce point de vue, les nouveaux appels au djihad sont plus des références à ce qui aurait été un destin (manqué), qu'à une histoire à venir. Nous pourrions en dire autant pour ce qui est de la résistance palestinienne.
Nous avons analysé ces dernières évolutions dites géopolitiques du capital dans plusieurs brochures de Temps critiques [12]. Pour ce faire, nous avons privilégié l'analyse de la situation au niveau de l'hyper-capitalisme, qui nous semblait l'échelon pertinent pour saisir les tendances actuelles. À savoir, un processus en cours de totalisation du capital avec un déclin marqué de l'impérialisme et le déploiement d'une « domination sans hégémonie » à partir de sphères d'influence. Certains se sont beaucoup moqués du livre de Castoriadis Devant la guerre (1981), tant il paraissait daté à l'époque du dégel et de l'ouverture de la Russie vers l'Ouest, mais relisons ce qu'il disait : « La seule idéologie qui reste ou peut rester encore vivante en Russie, c'est le chauvinisme grand-russien. Le seul imaginaire qui garde une efficace historique, c'est l'imaginaire nationaliste — ou impérial. Cet imaginaire n'a pas besoin du Parti [...] Son porteur organique, c'est l'Armée [...] L'armée est le seul vecteur vraiment moderne de la société russe et le seul secteur qui fonctionne effectivement [13] ».
De l'usage révolutionnaire des métaphores
Si on revient au programme révolutionnaire prolétarien, il faut reconnaître qu'Engels et Marx ont fait comme si ce programme s'inscrivait dans le temps long de l'histoire à partir du moment où était présupposé que « l'histoire ne serait que l'histoire de la lutte des classes » comme le prétend le Manifeste du parti communiste. Mais en vérité, cette conception pose problème à plusieurs niveaux. En premier lieu, le projet communiste s'inscrit théoriquement et pratiquement dans un temps relativement bref de deux siècles et ce ne sont pas des rappels de la révolte de Spartacus ou de la « guerre des paysans » qui peuvent inscrire la lutte de classes dans le temps long. Ensuite, l'impression d'une continuité historique donnée par la dépendance réciproque entre les deux grandes classes du rapport social capitaliste et leur croyance commune au progrès, ne peut masquer les discontinuités provoquées par des révoltes et des révolutions qui toutes, plus ou moins, marquent des écarts avec le projet d'origine (la Commune, les révolutions allemandes, la révolution espagnole et même la révolution russe). Enfin, dans ce temps historique en quelque sorte prolétarisé, ont été sacrifiées ou secondarisées, et pour diverses raisons, des contradictions ancestrales que le mouvement de la valeur, puis du capital englobaient dans leur processus de domination sur les forces productives, laissant de côté des couches considérées comme passives (les femmes et le travail domestique), dangereuses (fous, membres du lumpenprolétariat) ou en marge (gitans, clochards, ruraux pauvres).
Ce que les thèses postmodernes appellent aujourd'hui, de manière abusive, les classes subalternes, ne sont pas des classes, mais des ensembles de nature et de taille très différents, qui n'ont que peu de points communs, à part le fait d'avoir été tenus en lisière du rapport social dans les premiers temps de développement du capitalisme industriel. Il fallut attendre la fin de la Première Guerre mondiale, puis la crise des années 1930, pour qu'une certaine homogénéisation de ces laissés pour compte, se produise par prolétarisation progressive d'une part et développement d'un État-providence et du « mode de régulation fordiste » d'autre part. En l'absence de révolution (Angleterre-France) ou en conséquence de sa défaite (Allemagne, Hongrie), cela court-circuitait les composantes d'un projet socialiste de moyen terme, qui liait le passé objectivé dans l'origine sociale de classe, le présent subjectivé dans la lutte de classes et le devenir rendu concret par le programme prolétarien, le tout compris comme centré autour du mouvement ouvrier et de ses luttes. Dans ce schéma marxiste théoriquement déterminé attendant que le sens de l'histoire se manifeste, tout ce qui se déroulait en périphérie de l'usine ou du Parlement n'avait d'importance (par exemple, les luttes de quartier ou sur le logement) et de valeur que si on pouvait le rattacher au combat central, sur les lieux de travail.
Cette perspective s'inscrivait dans le temps de la révolution industrielle, de la croissance des échanges et du « progrès » ; dans une histoire appréhendée non plus comme destin ou « mission » avec leur connotation religieuse, mais comme raison (Hegel et la Raison dans l'histoire) et praxis (Marx). Pour ce dernier, conditions objectives et subjectives y sont potentiellement présentes car données, mais situées par le développement du capital comme rapport social de production et d'exploitation. À ce développement correspond celui d'une conscience historique spécifique qui relaie sans l'abolir la vision du monde (Weltanschauung) bourgeoise. Une conscience de classe qui fera passer de la condition objective de « classe en soi » à la condition subjective de « classe pour soi ». De la même façon que la bourgeoisie, classe singulière qui ne se voulait pas particulière, car représentant positivement l'intérêt général ou universel, le prolétariat se présente à la fois dans sa spécificité (la classe du travail) tout en ne se voulant pas particulière, négativement cette fois, parce qu'elle ne subirait aucun tort particulier les subissant tous, et qu'elle est toute entière portée vers la suppression de toutes les classes dans le communisme. Un communisme qui ne serait défini autrement que comme le mouvement qui abolit le capital. Nous savons aujourd'hui que ce ne fut pas si simple ; que ce programmatisme prolétarien à prétention révolutionnaire fut battu en brèche au cours de l'histoire et à plusieurs niveaux. Tout d'abord, son immédiatisme de principe fut relativisé dès la Première Internationale (Engels et Marx et la dictature du prolétariat), puis au sein du programme social-démocrate dans la IIe Internationale, avec la séparation entre une première phase inférieure et socialiste et une seconde phase supérieure, communiste (Engels, Kautsky) ; enfin, dans la IIIe Internationale (Lénine et la phase de transition). Le temps révolutionnaire a ainsi été découpé en plusieurs régimes de temporalité sans qu'une synthèse en sorte.
Cette conception d'un communisme, qui ne serait autre que le mouvement qui abolit le capital, n'est plus aujourd'hui défendue qu'au sein des courants théoriques dits « communisateurs » qui, peu ou prou, comprennent le développement du capital comme capital automate et non plus comme rapport social. C'est le retour à une vision structuraliste qui néglige la question de l'État, de l'intervention politique et des forces sociales qu'elles soient classistes ou autres.
Ce qui apparaît au premier regard comme un continuum historique était pourtant ponctué de coupures ou ruptures donnant lieu à des révolutions invoquant tour à tour l'imagination millénariste dans « l'assaut du ciel », la révolution industrielle comme « locomotive de l'histoire » [14], la « grève générale insurrectionnelle », le « Grand Soir », la « table rase », « l'Homme nouveau » ; bref, une passion collective sachant se mettre au niveau de l'histoire, dans toutes ses émotions révolutionnaires, y compris les plus extrêmes. C'était, pour Mario Tronti, théoricien de l'opéraïsme italien des années 1960-1970, l'époque de « la grande politique » qui, pour lui, s'achève à la fin des années 1970 (cf. La politique au crépuscule, L'éclat). Et avec elle, pourrait-on dire, une possible réécriture de l'histoire qui ne soit pas celle des vainqueurs. Il y a ainsi des exemples historiques qui ont su mélanger l'amnistie pour les vaincus et une certaine amnésie par rapport à la période, telles l'amnistie progressive après la répression anti-communarde [15], les décisions de justice à la Libération contre les collaborateurs en France et en Italie. Une sorte de remise à zéro des compteurs quand on est passé ou qu'on veut passer à autre chose. Cette hypothèse ou cette opportunité semble aujourd'hui ne plus être à l'ordre du jour. Par exemple en Italie, avec le refus de l'amnésie et a fortiori de l'amnistie pour la période des « années de plomb ». On est en effet passé de ce mixte d'amnistie (pour la lutte armée) et d'amnésie (pour la stratégie de la tension) à une stratégie de vengeance du pouvoir présentée comme un hommage rendu aux victimes.
On peut affirmer métaphoriquement qu'il existe des “coupures”, des “ruptures” ou des “fossés”, des “bonds”, des “sauts” ou des “révolutions” dans le déroulement historique sans que cela n'implique une véritable discontinuité dans la durée vécue des acteurs de ces événements ni dans le temps socialement institué car il s'agit de plans différents [16] (les cœurs continuent à battre et les horloges de fonctionner de la même manière) Ces métaphores étaient censées faire pièce à un certain positivisme rationaliste sur lequel reposaient les différentes tendances ou variantes du gradualisme révolutionnaire qui constituait une composante des divers courants socialistes. Et leur transcription insurrectionnelle pouvait revêtir le caractère d'événement, par exemple la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 ou la prise du palais d'Hiver d'octobre 1917 en Russie, mais au sein d'un processus plus large et plus long le relativisant progressivement par rapport au devenir historique révolutionnaire global. Ainsi, son importance déclencheuse, factuelle et symbolique ouvrait la voie à de nouvelles formes instituantes (la Constituante, la Convention) ou non (les sociétés populaires, les comités révolutionnaires, les conseils ouvriers). Tactique et stratégie déterminaient une dialectique des moyens et des fins dans le cadre de la lutte pour le pouvoir, qu'il soit politique, économique ou culturel. Cette dialectique s'exprimait vers l'extérieur avec une certaine lisibilité, une intelligibilité historique et politique. C'est cette intelligibilité non pas abstraite mais située de par une combinaison de conditions objectives et subjectives qui distinguait la révolution des nombreuses révoltes, jacqueries ou autres « guerres des paysans » ayant émaillé le cours de l'histoire. En effet, dans ces dernières, la violence apparaît sporadique, dans le temps court d'un débordement auquel la répression met fin. Il est l'ultime recours de groupes qui s'estiment bafoués ou exaspérés par des abus récurrents perpétrés par le pouvoir royal ou ses représentants comme les fermiers généraux, alors que ces mêmes groupes se mettent ordinairement, dans le temps long, sous la figure paternelle de l'autorité. L'émeute est à la fois une pratique justicialiste et un moment émotionnel qui soude la révolte. On pille, on boit, on danse sur les décombres du château ou du bourg mis à sac, mais cela reste un moment clos sur lui-même, alors que l'insurrection peut avoir parfois un débouché politique. Si Marx parle d'histoire comme histoire des luttes de classes, c'est dans un sens très général. Ces révoltes ne peuvent pas vraiment être intégrées dans le fil rouge des luttes de classes car, de même qu'à un autre niveau, la révolte de Spartacus, elles ne développent pas de structures stabilisatrices ; elles restent hors jeu du point de vue politique et de la représentation. Il n'y a pas de politique du peuple, tant que ce dernier ne formalise pas la lutte, comme dans le cas des cahiers de doléances à la veille de la Révolution française.
Pourtant, de mini-événements et des incidents ou affrontements se multiplient tout au long du XVIIIe siècle, traduisant la mise en accusation du régime seigneurial et la dénonciation de l'incapacité du roi à prévenir les risques de famine et les spéculations qui l'accompagnent. Le peuple maintient donc une pression permanente contre l'ordre établi, mais sans éclosion d'organes populaires rien n'indique que le rapport de forces est en train de changer, trompant la noblesse et même la bourgeoisie sur les sentiments populaires réels.
Le « temps des révolutions » s'est ouvert avec les révolutions anglaise, américaine puis française. Elles s'inscrivaient dans le cycle historique de la modernité bourgeoise. Les superstructures politiques et idéologiques qu'elles bouleversent et les institutions qu'elles créent s'accompagnent de la modification des structures productives bien au-delà de la révolution industrielle et des rapports sociaux bien au-delà des rapports bourgeoisie/prolétariat. Malgré quelques suspensions contre-révolutionnaires du temps, le mouvement du capital s'étend au monde entier avec la Russie, la Chine, les luttes de libération nationale ou anticoloniales en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie, même si, dans ce qui n'est encore qu'à la périphérie des puissances capitalistes, le capital y circule plus qu'il n'y domine.
Pourtant beaucoup, y compris nous-mêmes, sont persuadés dans les années 1960-1970 que non seulement il est encore temps, mais que nous sommes à la veille de nouveaux chamboulements et de révolutions à venir. Même la publicité chantera bientôt les vertus de la révolution et à l'automne 1968, Citroën parade sur la muraille de Chine au nom de la révolution. La nouvelle époque révolutionnaire semble encore s'appuyer sur un caractère double, mais qui n'est plus celui de son caractère encore bourgeois d'une part, prolétarien de l'autre ; il s'agit plutôt d'un mixte de ce qui est encore prolétarien, mais qui ne l'est déjà plus car porté par l'idée post-classiste de révolution à titre humain. Dit en d'autres mots, le « vrai » communisme serait à portée de main, mais comme le critique Adorno en 1968, la révolution n'est pas pensée et c'est le décrochage entre théorie et pratique qui caractérise l'effervescence de ces années-là [17].
Quand Reinhardt Koselleck écrit en 1969 un article intitulé « Critères historiques du concept de révolution des temps modernes », le langage de l'époque est encore empreint des diverses variantes du programme prolétarien. Son travail critique cherche à le ressaisir d'abord, à partir de sa plus grande généralité dans la mesure où son sens est soumis à des variations considérables et ensuite sur la longue durée en prenant néanmoins la Révolution française comme matrice historico- théorique. Pour lui, « champ d'expérience » et « horizon d'attente » sont les deux catégories qui articulent le passé et le futur au présent. « l'espace d'expérience » est composé de l'ensemble des événements qui ont été intégrés et peuvent être remémorés : ils peuvent se manifester tant de manière individuelle que collective, rationnelle qu'irrationnelle, consciente qu'inconsciente. L'« horizon d'attente », lui, tend vers le « ce qui n'est pas encore [18] ».
C'est la distance et la tension entre champ d'expérience et horizon d'attente qui définirait le temps historique. Dans cette perspective, l'histoire échappe à une simple approche chronologique et à une conception linéaire du temps. Pour Koselleck, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, il n'y a pas d'écart entre expérience et attente, puis à l'époque moderne l'écart se creuse avec la sécularisation des sociétés et les révolutions bourgeoises. À partir de là, la projection vers le futur se construit dans la discontinuité ou même parfois la rupture avec le passé, la plupart du temps à travers la recherche de progrès. Selon Adorno (op. cit., p. 319), expérience et attente sont dissociées dans le temps et, pour nous, le temps de la société capitalisée est différent qualitativement du temps du capital et de la bourgeoisie.
Si nous projetons cette analyse sur le processus historique, on peut dire que l'expérience de la classe ouvrière occidentale se dissocie progressivement de l'attente de la révolution prolétarienne, même si, au moins en France et en Italie, l'expérience soviétique sert de médiation positivée pour le mouvement ouvrier dans sa majorité. Avec la révolution du capital (ce ne sont pas les termes employés par Koselleck, mais l'idée nous paraît sensiblement la même), c'est l'horizon d'attente qui devient suspect du fait qu'il serait gros de totalitarisme comme l'énoncent d'abord les « nouveaux philosophes », puis les thèses postmodernes avec la fin des grands récits réduits eux-mêmes à des idéologies mortifères. En quelque sorte une crise du futur qui semble rendre l'avenir impossible et produire, au moins par défaut, une domination de l'actuel en tant qu'il devient, en tendance, le seul horizon. François Hartog parle à ce propos d'un « présent monstre » qui coexiste avec une « tyrannie de l'immédiat [19]. » Mais il croit critiquer le « présentisme », alors que c'est de l'actualisme dont il s'agit. Jérôme Baschet précise aussi cette critique en d'autres termes, en invoquant une tyrannie de l'urgence : « la tyrannie de l'urgence qui y règne, est en fait la tyrannie de l'instant d'après [20]. »
Pourtant, le terme de révolution va continuer à faire florès, mais dans un discours cette fois porté par le capital qui, malgré ses caractères prétendument néolibéraux, ne réagit pas en fomentant des contre-révolutions puisqu'il n'y a eu nulle part révolution prolétarienne au sein des pays dominants et que la globalisation des marchés à réduit à rien le phénomène impérialiste et son envers contre dépendant que représente l'anti-impérialisme : le Venezuela des années 2000 n'est pas le Cuba des années 1960 ni le Chili des années 1970. Il n'empêche qu'on nous parle de la « révolution orange », des « révolutions arabes », de la « révolution de Maidan » en Ukraine », de la « révolution des parapluies » à Hong Kong, etc., alors que d'autres soulèvements ne se réfèrent pas forcément à l'idée de révolution, par exemple, les mouvements des places Tahrir en 2011 au Caire ou Taksim et parc Gezi à Istanbul en 2013), le mouvement des places en Espagne. Il s'agit, pour les puissances du capitalisme du sommet et les médias dominants, de réintégrer par englobement le concept de révolution. C'est le point de vue démocratique et humaniste qui est privilégié dans les révoltes, qui sont le plus souvent présentées comme le fait des « sociétés civiles » (au sens vulgaire d'opposition aux forces politiques) en butte aux dictatures où à des « démocraties illibérales », ce nouveau vocable qui succède, sans le recouvrir exactement politiquement et géographiquement, aux « démocraties populaires » de l'ancien bloc soviétique.
C'est dorénavant le capital qui émancipe, parce qu'il y a congruence entre, d'une part, sa dynamique d'extension et d'intensification (aujourd'hui plus libérale/libertarienne qu'impérialiste) dans laquelle il cherche à s'émanciper de ses propres limites et, d'autre part, les désirs d'émancipation d'individus qui, eux aussi, le plus souvent, cherchent à les réaliser dans le même cadre. Ce que l'on a appelé métaphoriquement la « révolution du capital » ne fait pas « système » : le capital reste bien un rapport social de dépendance réciproque, avec des individus qui, du haut jusqu'en bas, le reproduisent structurellement selon des niveaux hiérarchisés et éventuellement le conteste conjoncturellement. La société capitalisée, c'est celle dans lequel, en tendance, le temps est devenu un temps lui-même capitalisé, parce qu'il efface les frontières entre activité et travail et entre activités publiques et privées.
La révolte constituait souvent une prémisse nécessaire d'un processus révolutionnaire quand celui-ci ne se réduisait pas à un coup de force insurrectionnel. Elle n'en est pas moins un moment d'exception de courte durée, qui ne perdure pas s'il n'est pas entretenu comme une possibilité toujours présente de possible intervention sur le cours de l'histoire, donc au moins dans une perspective de moyen terme. C'est pour cela que, aussi paradoxal que cela puisse apparaître, la révolte se prolonge comme source du droit quand elle n'est pas défaite par l'ordre en place. Ainsi, si on prend l'exemple de la Révolution française, par-delà l'emblématique déclaration des droits de l'homme, l'article 35 de la Constitution de l'an III a consacré, plus tardivement donc, un droit et même un devoir de révolte en cas de trahison des principes ayant présidé à la révolution. On se doute que cette possibilité, qui ne fut nullement conçue comme un effet d'annonce, eut du mal à s'imposer et, de fait, cette Constitution n'entra jamais en vigueur.
Il y eut aussi des moments de cet ordre au cours de la Commune, au sein du processus révolutionnaire russe et pendant la révolution espagnole. Des moments d'intelligence collective et d'intelligibilité de la révolution, y compris en direction de l'extérieur. C'est cette intelligibilité qu'on ne retrouve plus guère aujourd'hui, puisque les anciens repères semblent avoir disparu. Les partis politiques parlent à travers le même langage de « communicants », quel que soit le contenu développé ; les mots travailleur et communiste ont disparu ; les frontières entre progressistes et conservateurs deviennent floues quand c'est le « progrès » qui est critiqué, non seulement au nom de la conservation, mais aussi au nom de « l'innovation » ; quand différents thèmes sociétaux, devenus centraux à la place du travail et de l'exploitation, cherchent à nous faire accroire que c'est à partir d'eux qu'on redéfinit des axes politiques et de nouvelles frontières sur la base de particularismes radicalisés (les thèses intersectionnelles).
La politique du capital depuis les années 1980 peut être ici définie négativement comme le processus qui liquide à la fois politique révolutionnaire et politique réformiste (la « Grande politique », disait Tronti).
En ce sens, c'est l'événement au sens fort, politique, qui semble avoir disparu parce qu'il n'y aurait plus, au mieux, que de l'information qui circule et qui peut être gonflée artificiellement en événement. D'où, par contrecoup, c'est-à-dire de manière réactive, mais sans perspective, l'éclosion et la diffusion de paroles à teneur conspirationniste. Elles tendent à remplacer le cours d'une « raison dans l'histoire » et l'ancien « travail du négatif » de l'époque des luttes de classes. C'est en effet ce qui permettait de se projeter du présent vers l'avenir, y compris à travers les ruses de l'histoire, quand on pense que des centaines de millions de travailleurs se sont projetés pendant plus de cinquante ans sur le modèle soviétique d'émancipation des travailleurs. Une fois la chute du Mur et la fin du « grand mensonge » (Anton Ciliga), cette projection devient impossible et pour ceux qui refusent d'accepter ce fait accompli, il peut y avoir la tentation de chercher un discours hors du discours du capital, qui devient inaudible parce qu'il est maintenant aussi fluidique que le capital est flexible. Il semble « faire système », non pas parce qu'il serait cadenassé, mais au contraire parce qu'il englobe tout et son contraire dans l'équivalence. C'est en cela qu'il semble avoir dépassé toutes ses contradictions. Le discours officiel du pouvoir, qu'il soit politique ou médiatique, accuse souvent les réseaux sociaux de produire des fake news, mais lui-même a adopté un relativisme d'origine structuraliste puis le déconstructivisme postmoderne, rendant obscur ce qui est complexe. En réaction, ce n'est pas la recherche de vérité qui vient en premier quand la crise menace ou que des antagonismes apparaissent, mais la « radicalisation » de pratiques velléitaires pour essayer d'éclaircir ce qui apparaît obscur. « Il n'y a pas de fumée sans feu » et « à qui profite le crime », au lieu de rester des paroles privées ou de café du commerce, deviennent des modes de raisonnement. Cela s'éclaire si on regarde le « non-mouvement » antivax en France, en Italie ou encore au Canada.
Chez les Gilets jaunes, ces tendances conspirationnistes étaient présentes sans être centrales, visant soit la toute-puissance des technocrates de la Commission européenne, soit la banque Rothschild. Mais il est à remarquer que cette cible précise n'a pas été expressément désignée comme juive, contrairement à certaines manifestations d'Occupy Wall Street aux États-Unis contre la « banque juive », mais principalement parce que Macron en a été un dirigeant. En France, il y eut aussi quelques allusions à la puissance de la franc-maçonnerie, mais l'imagerie des années 1930 sur les « cent familles » était absente. Néanmoins, toutes ces références ont fonctionné non pas comme le moteur d'un mouvement potentiellement fasciste ou nationaliste-révolutionnaire appuyé sur l'ordre en place ou un autre ordre supérieur revendiqué, mais comme des éléments résiduels marqués de non-contemporanéité et, de ce fait, elles passèrent rapidement au second plan ou furent abandonnées. À l'inverse, les références à la Révolution française et l'appel à une Constituante se sont avérés contemporains dans la mesure où ils tentaient de rétablir le rapport entre passé/présent et projection dans l'avenir. La dynamique interne à la lutte lui fit aussi découvrir, non pas la face obscure du pouvoir, base sur laquelle se développent la pensée du complot, mais sa force brute bien visible et en particulier ses capacités répressives, sans oublier le mépris écrasant qu'exprimèrent, contre le mouvement, toutes les élites politiques, médiatiques et syndicales.
L'État se trompe rarement de cible.
Jacques Wajnsztejn
[1] Louise Robinson Heath, The Concept of Time, p. 88, cité par M. Postone dans Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2003, p. 300.
[2] Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, 1969, p. 15 puis 17.
[3] Sophie Wahnich synthétise : « Saint-Just se propose ainsi tout à la fois d'instruire le présent, de l'informer par la compréhension du passé et de le refléter. Le passé qu'il expose est celui par lequel précisément, au fond, le présent se présente » (in La Révolution des sentiments. Comment faire une cité. 1789-1794, Paris, Seuil, 2024, p. 166).
[4] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.
[5] Cf. le livre d'Éric Conan et Henri Rousso, Un passé qui ne passe pas, Pluriel, 2013.
[6] Éric Fournier, Nous reviendrons ! Une histoire des spectres révolutionnaires. France-XIXe siècle, Champ Vallon, 2024.
[7] F. Engels, lettre du 27 octobre 1890 à Conrad Schmidt in Études philosophiques, Éditions sociales, 1961, p. 159 et sq.
[8] J. Guigou, Politique, poésie. Correspondance, L'Harmattan, 2024, p.185-186.
[9] Cité par Yaël Neeman dans Nous étions l'avenir, Actes Sud, 2015, p. 37. Un livre qui analyse l'expérience des kibboutz de 1948 aux années 1970, la seule expérience de longue durée d'un îlot de communisme (un avenir qui abolirait le passé et ce, jusqu'au souvenir de la Shoah) et son échec.
[10] S. Huntington, Le clash des civilisations et la refondation de l'ordre mondial (Odile Jacob, 1996).
[11] Depuis les retraits américains d'Irak et d'Afghanistan, l'ancien « gendarme du monde » campe sur des positions plus isolationnistes qu'impérialistes. L'America first de Trump premier mandat, mais aussi Biden et son discours à l'ONU de 2021 : « Nous ne dirigerons pas seul par l'exemple de notre pouvoir, mais par le pouvoir de notre exemple », nous en fournissent deux exemples convergents.
[12] D'abord dans « État et souveraineté à l'épreuve des migrations internationales », puis dans « Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances » et enfin dans « Guerre du capital et antiennes anti-impérialistes ».
[13] Republié dans Écrits politiques, tome VI, « Guerres et théories de la guerre » (Sandre, 2016, p. 94.). C'est ce qui se produit aujourd'hui avec quarante-cinq ans de décalage. Mais la révolte de Hong Kong ou encore la guerre en Ukraine ne sont interprétées que comme des enjeux géopolitiques respectivement par rapport à la puissance chinoise montante et à la résurgence d'une grande Russie, sans que cela puisse s'inscrire comme à l'époque des années 1960-1970, dans un mouvement beaucoup plus global de critique et d'insubordination au capitalisme lié à un mouvement ouvrier (Gdansk) à prétention plus ou moins révolutionnaire ou en tout cas réformiste (Solidarność). D'aucuns se sont dit : avec la fin du « socialisme réel », l'histoire recommence. Mais on a eu droit d'un côté à une nouvelle glaciation historique dont la réunification allemande nous fournit le meilleur exemple : non plus un nouveau Reich, mais l'économie sociale de marché adossée à la puissance du Deutsch Mark d'abord, puis au pouvoir de la banque centrale européenne (BCE) « indépendante » ensuite ; et de l'autre, au réveil des nationalismes slaves et panrusses (une histoire rétroactive).
[14] À cette idée, Walter Benjamin répond en disant que « la révolution est le geste par lequel on tire la sonnette d'alarme du train qui transporte le genre humain ».
[15] 21 La Commune, en revanche, devient un événement sans nom, qui porte vers le triomphe quasi unanime de la Troisième République. La conflictualité est en conséquence rejetée du politique dans la mesure où il n'y aurait plus de raison de s'insurger.
[16] Cf. Bernard Pasobrola, « Le criticisme est-il curatif ou antisceptique ? in Critique du dépassement, https://blog.tempscritiques.net/archives/1307.
[17] Th. Adorno : « Notes sur la théorie et la pratique », in Modèles critiques, Payot, 1984.
[18] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Gallimard-Seuil, 1990, p. 309.
[19] François Hartog, Régimes d'historicité. Production et expérience du temps, Seuil, 2003, p. 21.
[20] Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, 2018, p. 294.
27.05.2025 à 11:23
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Puisque plus rien ne rentre à Gaza, à part les balles, les bombes, les chars... Mathieu Yon
- 26 mai / Avec une grosse photo en haut, Littérature, Terreur, 4Puisque plus rien ne rentre à Gaza, à part les balles, les bombes, les chars. J'organise une attaque à mots armées, un djihad de syllabes, une rafale de phrases. Je plonge les lettres en périmètre d'insécurité, en territoire incendié. J'affole les renseignements généraux, j'active les mots-clés. J'envoie une écriture lourde par-dessus les silences, des colis de pensées, des palettes de rage.
Les chars de Gédéon assécheront bientôt la rosée, mais les poètes de Gaza déposeront chaque nuit leurs larmes sur les ruines, inlassablement. Et les poètes du monde entier, s'ils existent encore, entendront les déflagrations du langage comme celles d'Alaa al-Qatraoui née à Gaza en 1990, a qui l'armée israélienne interdit de chercher sa fille sous les décombres et qui hurle :
« Donnez-lui mes poumons
Peut-être s'est-elle étouffée sans eux
peut-être n'a-t-elle pas pu crier mon nom ».
Alaa al-Qatraoui coupe le fil d'acier de ma cécité, allume un feu à l'intérieur de mon foyer. Et j'entends un battement de cœur étranger dans ma poitrine. Et c'est un miracle plus vaste que fendre la mer rouge, plus incroyable que changer l'eau en vin. Je cherche un passage secret entre nos âmes, pour entendre sa voix qui murmure :
« Je ne vais pas bien
car j'ai cru avoir survécu à la guerre
mais en vérité
j'y suis morte plusieurs fois plutôt qu'une
même s'ils ont cru que j'y ai survécu ! »
Alaa al-Qatraoui, j'implore ton pardon pour mon silence et pour mes paroles. Pour les larmes que je n'ai pas versé, ou trop tard. Pour les blessures que je n'ai pas voulu ouvrir, ou pas assez. Je suis paysan sur un petit lopin de terre. Mes serres sont encore debout, aucun bulldozer n'est venu les détruire. Et je mesure la chance de pouvoir transpirer à grosses gouttes en tuteurant les tomates, d'avoir mal au dos à force de me pencher et de remonter la brouette pleine de légumes sur le chemin. Je mesure la chance d'entendre les oiseaux qui me rient au nez chaque matin en s'envolant des salades. La chance d'avoir les chaussures trempées par la rosée. Ma terre a une odeur de terre, humide et tiède. Maintenant, quelle odeur à votre terre ?
Alaa al-Qatraoui, je n'ai rien à t'offrir, j'ignore ton adresse, ni même si elle existe encore. Mais si quelqu'un te connaît, croit te connaître, a entendu parler de toi, j'espère qu'il pourra te transmettre ces mots. Tes poèmes ne sont pas des fusées de détresse, mais des missiles longue portée visant nos silences coupables. Et bientôt, les bourdonnements de nos âmes seront plus forts que ceux des drones assassins. Et nous lancerons des salves de poèmes à la face des puissants, tombant sur nos pages incendiées comme une pluie de roquettes. Bientôt, la nuit sera illuminée du verbe des poètes de Gaza, et plus aucune bombe ne passera. Un dôme de poésie fera fondre toutes les douleurs et toutes les injustices.
Mathieu Yon
27.05.2025 à 10:46
dev
« Est souverain celui qui décide de l'exception »
- 26 mai / Avec une grosse photo en haut, Positions, Note de lecture, 2Alors que depuis la dissolution de juin 2024, la Constitution (ré)apparaît comme un enjeu central dans une bataille interprétative, Eugénie Mérieau, juriste constitutionnaliste, revient sur ce texte supposé normatif et ses (mes)usages. « Le droit constitutionnel, c'est l'ensemble des liens qui retiennent Ulysse attaché à son mât, au moment où emporté par l'hubris il ne répond plus de rien, ni de lui ni de son vaisseau ni de ses hommes, et succombe en médiocre mortel à la tentation du tragique. »
Macron, comme Bonaparte et De Gaulle avant lui, cultive un « rapport instrumental à tendance autoritaire » à la Constitution, « parfois pervers narcissique, de sujet à objet ». Il partage avec eux le goût pour « l'appel direct au peuple, via la dissolution et le référendum, l'obsession des pleins pouvoirs, le refus de l'existence d'un Premier ministre, son sabotage même, le mépris pour le Parlement, mais aussi la tentation permanente du coup d'état, l'arrogance de croire que le cas échéant, en raison d'une destinée providentiel, le Grand Homme saurait être absous par le suffrage universel et par l'Histoire ». De même que Bonaparte a justifié son coup d'État du 2 décembre 1851 par le résultat du référendum postérieur qui lui délègue les pouvoirs pour établir une nouvelle constitution – à plus de 90% ! –, De Gaulle obtient les pleins pouvoir pour « abroger, modifier ou remplacer les dispositions législatives en vigueur » et réviser la Constitution de la IVe République par décret, en juin 1958, par une loi composée d'un seul article. Il présentera finalement un nouveau texte puis, en 1962, il recourra à un référendum, sans soliciter l'accord du Parlement, et donc en violation de la nouvelle Constitution, pour se consacrer Président élu au suffrage universel direct. Comme ses prédécesseurs, l'actuel président de la République, qui annonça d'emblée ses ambitions « jupitériennes », dispose d'une certain capacité de pleins pouvoirs. De plus, il a dissous l'Assemblée le 9 juin 2024, sans procéder aux consultations imposées par la Constitution.
Or, Hans Kelsen, « le père du positivisme juridique », affirmait que la Constitution est au sommet d'une « pyramide des normes » et qu'une norme non conforme à une norme supérieure est invalide. Dès lors, la Constitution peut-elle être violée sans sanction ? Une réponse « réaliste » soutient qu'elle est avant tout ce qu'en font ses « interprètes authentiques ». Carl Schmitt défendait une théorie « décisionniste » selon laquelle la norme juridique est toujours fondée sur une décision politique qui est un pur rapport de force et ne répond à aucune norme : « souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet » (« est souverain celui qui décide de l'exception »).
Dans Principes de la philosophie du droit, Hegel écrivait que « chaque peuple possède la constitution qui lui est appropriée et qui lui revient ». En 1989, Francis Fukuyama proclamait « la fin de l'histoire », avec la Constitution des États-Unis pour horizon final du monde, « l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain ». Eugénie Mérieau reprend rapidement le « récit mythologique de l'avènement du consensus libéral-démocratique », « relation houleuse et passionnée » entre les idées libérales et les idées démocrates, depuis que Rousseau proposa de donner la souveraineté au peuple législateur et Locke de la confier au gouvernement représentatif. En France, la Constitution de la Ve République est considérée comme « horizon indépassable ».
Pourtant, d'autres juristes ont décelé une forme cyclique de cette histoire, alternant temps de « gouvernement d'assemblée », temps de régime dictatorial ou autoritaire, puis temps de régime parlementaire de synthèse.
L'auteur explique comment le texte de la Ve République est « formellement parlementaire » mais « dans la pratique, présidentialiste », « en quelque sorte modifié informellement […] par [l']interprétation » du Général de Gaulle, puisque le chef de l'État dispose de « pouvoirs propres » (dissolution, référendum, pleins pouvoirs et nomination du Premier ministre, seul responsable devant le Parlement), dispensés de contreseing ministériel et préside le Conseil des ministres, à rebours de toute la doctrine et la théorie du régime parlementaire.
En 1936, Boris Mirkine-Guetzévitch propose le qualificatif de « parlementarisme rationalisé » pour définir la Constitution de Weimar qui était « innovante, extrêmement démocratique, mettant en place le suffrage universel – vraiment universel, le droit de vote aux femmes aussi ! –, mais aussi le référendum », et établissait un authentique « dualisme ». En 1954, un autre constitutionnaliste, René Capitant, dresse le constat de l'échec du parlementarisme rationalisé qui n'a pas fonctionné et a été complètement balayé par l'autoritarisme dans toute l'Europe centrale et orientale. Eugénie Mérieau en conclut que « le droit constitutionnel n'est pas une science exacte, surtout pas une science permettant l'ingénierie politique et sociale ». Pourtant, « l'idée folle selon laquelle on peut créer la démocratie par le droit perdure ». Pour « reparlementariser » la Ve République, il suffirait supprimer les pouvoirs propres du président de la République et son élection au suffrage universel direct. Cette distinction en deux catégories a été élaborée au XIXe siècle pour modéliser la différence entre le Royaume-Uni et les États-Unis. En théorie, une constitution sert, en régime autoritaire comme en régime démocratique, à assurer une forme de sécurité juridique, en établissant la répartition des pouvoirs, mais beaucoup « manquent cruellement de clarté en ce qui concerne la répartition des compétences ».
Elle reprend ensuite rapidement ce qu'elle a longuement développé dans GEOPOLITIQUE DE L'ÉTAT D'EXCEPTION – indispensable pour qui s'intéresse à ces questions ! – : en France, Royaume-Uni et aux États-Unis, la constitution a été pensé, historiquement, comme conceptuellement, à partir de la possibilité de sa suspension. En juillet 1791, la loi contre les attroupements, dite loi martiale, l'une des premières adoptées par la Constituante en 1789, est utilisée pour fusiller les manifestants pacifistes et s'assurer que le processus constituant n'irait pas trop loin dans la révolution. Elle rappelle aussi comment la Ve République est née de l'état d'urgence colonial algérien et montre combien la Cour constitutionnelle se montre complaisante vis-à-vis de la mise en œuvre de l'état d'urgence, en France, comme en Israël et en Thaïlande, en lien avec une « “identité constitutionnelle“ émergente définie de façon de plus en plus religieuse et militante – laïque, juive et bouddhiste respectivement –, ayant en commun d'exclure les musulmans auxquels est appliquée de facto et dans une moindre mesure de jure un régime juridique dérogatoire à l'État de droit ». «
Le juge constitutionnel ne remplit pas son office, sauf à considérer que plutôt que d'agir comme antidote à l'état d'urgence, son rôle est dès le départ d'être son alibi. »
L'auteur revient ensuite sur une idée reçue, qui remonte à Montesquieu, selon laquelle le despotisme serait le régime naturel de l'Orient, tandis que « l'État de droit, la séparation des pouvoirs et la démocratie seraient la marque distinctive et le monopole perpétuel de l'Occident ». Elle rappelle toutefois que s'il établissait ce constat, dans Les Lettres persanes puis L'Esprit des Lois, c'était en comparant la Chine et le Royaume-Unis, et surtout pour dénoncer la monarchie absolue de la France, plus semblable à la Chine. Alors qu'aujourd'hui la totalité des pays du globe sont dotés d'une constitution, certains pour échapper à la colonisation, d'autres pour être admis comme État au sein du concert des nations, cette distinction est encore soutenue, au prétexte que beaucoup ne seraient que « nominales », de simple bouts de papier définissant une « séparation souple » des pouvoirs, ou « sémantiques », ne posant aucune limite. « Ce qui différencie les régimes autoritaires – les autres – des régimes démocratiques –, ce serait donc cette fameuse séparation des pouvoirs, doctrine attribuée à Montesquieu » – qui n'a jamais utilisé ce terme – : le parlement légifère, le gouvernement exécute et le judiciaire juge. Pourtant, depuis la Première Guerre mondiale c'est bien le gouvernement qui désormais légifère, et l'indépendance de la justice n'est ni générale ni absolue. Eugénie Mérieau détaille les articles de la constitution de la Ve République qui permettent de contourner cette séparation, qu'elle juge « à peu près aussi fictionnelle qu'en Chine ».
C'est bien entendu dans les États-Unis de Trump qu'elle trouvera la preuve définitive, s'il en était encore besoin, que le droit n'est pas « l'ingénieur du social » ni le droit constitutionnel « l'instrument de la démocratie ». La Cour suprême ne protégera rien.
En conclusion, Eugénie Mérieau soutient qu'il est nécessaire d'abandonner l'illusion qu'on ne peut faire mieux que la démocratie représentative. Elle mobilise Walter Benjamin (voir : CRITIQUE DE LA VIOLENCE) qui évoquait la violence fondatrice du droit, pour imaginer que l'Assemblée générale des Nations unies se déclarait constituante afin d'établir une société égalitaire, avant de reprendre sa métaphore initiale : « la bonne constitution, c'est attacher Ulysse au mât du Calypso pour qu'il ne succombe pas au chant des Sirènes ».
Le souci de la concision pour contenir son propos dans le format imposé par cette excellente collection – sorte de nouveau Que sais-je ? conceptuel – aura incité Eugénie Mérieau à se mettre en scène pour incarner son propos. Si nous avons tenté d'en rapporter ici l'essentiel, notons qu'elle présente en effet chaque chapitre dans le cadre d'une expérience professionnelle (cours, conférence ou entretien), ce qui lui permet d'introduire une dimension dialogique et de montrer les résistances, notamment universitaires, face à ses analyses, malgré une argumentation bien entendue extrêmement solide. Un grand morceau de bravoure et un pavé dans la mare !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
27.05.2025 à 10:15
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« Nous sommes loin, avec Valet, des beautés généralement réputées comme poétiques. Alors que plusieurs se sont vantés de faire de l'anti-poésie ou de l'apoésie, la voici à l'état pur, serrée au plus près des images, réduites aux matériaux essentiels du langage. » Maurice Nadeau Il est réapparu en 2020 à l'occasion de deux livres qui chacun compilait plusieurs recueils épuisés depuis longtemps. Quoique disparu depuis une trentaine d'années, un poète de premier plan, c'est-à-dire bien (…)
- 26 mai / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 2« Nous sommes loin, avec Valet, des beautés généralement réputées comme poétiques. Alors que plusieurs se sont vantés de faire de l'anti-poésie ou de l'apoésie, la voici à l'état pur, serrée au plus près des images, réduites aux matériaux essentiels du langage. »
Maurice Nadeau [1]
Il est réapparu en 2020 à l'occasion de deux livres qui chacun compilait plusieurs recueils épuisés depuis longtemps. Quoique disparu depuis une trentaine d'années, un poète de premier plan, c'est-à-dire bien davantage qu'un simple auteur de poèmes, revenait se signaler à l'attention de lecteurs fatigués peut-être du maniérisme des modes littéraires.
Dans la tourmente des années 1940 et des tragédies qui s'y rapportent, la famille de Georges Schwartz disparaissait les fours crématoires et le réseau de résistance auquel lui-même appartenait a été décimé à plusieurs reprises, il ne réchappe du désastre que par chance ou par miracle. Ainsi qu'il s'en ouvrira, ces épreuves lui ont fait recouvrer l'insécurité originelle, celle du naissant comme celle du mourant. Il est alors un survivant ayant pris le parti de la vie contre celui de l'existence, c'est-à-dire le parti d'une certaine verticalité contre celui d'une installation dans la durée. Faire carrière n'a donc aucun sens, fût-ce en tant que poète. Médecin dans une banlieue ouvrière, à Vitry-sur-Seine, il confesse n'avoir pas beaucoup de patients, peut-être, dit-il, parce qu'il ne se montre pas assez docte, trop peu bavard et peu rassurant. Ses lecteurs aussi sont plutôt rares, mais parmi eux Paul Éluard, Henri Michaux, René Char, et il aura aussi pour amis Maurice Nadeau, Pascal Pia et Emil Cioran. Ou encore Jean Dubuffet. Solitaire que les très fines antennes ont repéré, il s'exprime sous le nom de Paul Valet.
« Entre la vie et la mort
Je me glisseContre la vie et la mort
Je me heurteHors la vie et la mort
Je me rue » [2]
Né d'un père ukrainien et d'une mère polonaise, il a grandi en quatre langues : russe, polonais, allemand et français. Il a cinq ans quand, rentant de l'école il trouve son père effondré, en larmes, alors sa mère lui explique qu'il est arrivé un grand malheur : Tolstoï est mort. Voilà qui campe une généalogie où Pouchkine, Gogol, Tolstoï sont présents au même titre que les ancêtres biologiques, où les romanciers et les poètes sont souvent cités par un père par ailleurs industriel et commerçant, mais épris au plus haut point d'art et de littérature. Ils habitent à Moscou, Georges est un pianiste virtuose et précoce, il donne très tôt des concerts (Chopin, Scriabine, Bach, Liszt) en Russie et en Pologne. Encore lycéen, il est témoin en 1917 des révolutions en cours, février puis octobre. Il assiste aux meetings avec intérêt, y entend Lénine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev…
Les biens familiaux sont confisqués par le pouvoir bolchevik. Dans un entretien accordé à son ami Guy Benoit, poète et éditeur [3] qui fit beaucoup pour sa reconnaissance, Valet se rappelle son père très content, expliquant à sa femme et à ses enfants qu'il est ruiné et qu'en fait il s'en trouve soulagé, qu'ayant cessé d'être riche, il n'aura plus de soucis. Et Paul Valet de souligner : « Ça, c'est l'âme russe. »
À dix-sept ans, alors que la famille Schwartz s'est exilée en Pologne, voulant démontrer la perfection poétique de la folie, il rédige en polonais un premier long poème, Trzask, traduit plus tard en français sous le titre Fracas.
« …
C'est le dimanche.
Je suis moi-même.
Avec les chiens, je danse.
Je m'en fous des hommes.
J'agite mes mains un peu partout.
Le cœur bat fort.
Ont éclaté les logorrhées,
Ont bien giclé un peu partout.
Je suis un fou.
Je suis malade.
Je crie : Jésus Maria
Frappe ma gueule contaminée !
Fuyez, Fuyez
Devant la peste
Méchante et rouge.
Pensée est morte.
Je ne pense RIEN
Ne pas penser avec la foule.
Je suis poète.
Je suis idiot.
… » [4]
Au lycée, alors que la lecture de Nietzsche le dissuade de tout engagement partisan, il est cependant exclu pour son activité perturbatrice. Acculé par le proviseur inquisiteur, il s'était déclaré non pas communiste mais… citoyen du monde. [5] Suite à cette exclusion, Georges et son père arrivent en France où le jeune homme sera scolarisé et poursuivra ses études supérieures. Nous sommes en 1924 quand il décide d'interrompre sa carrière de pianiste et de devenir médecin. Il effectue son service militaire en vue d'obtenir la naturalisation, sauf que, là encore, il se montre rétif, c'est décidément une forte tête ; refusant de dénoncer un militant communiste, il est dégradé. Déjà licencié en philosophie, le voici en 1934 docteur en médecine, il s'est marié quatre ans avant avec une jeune chimiste d'origine polonaise, Hala ; naturalisés, ils sont officiellement français tous les deux. Dans un essai issu de sa thèse et consacré à la « stérilisation eugénique des anormaux », Georges Schwartz prend nettement position contre les idées exterminatrices en vogue, notamment en Allemagne nazie, et défend au contraire des principes humanistes : « Il semble bien qu'en raison de l'imperfection de nos connaissances sur l'hérédité de la plupart des affections du système nerveux, le but véritable de la véritable eugénique doive être le respect de la vie, la protection des faibles, et la sauvegarde de leurs droits. » [6] Deux ans plus tard, il s'installe en cabinet à Vitry-sur-Seine.
Mobilisé en 1939, envoyé dans le « trou de la Sarre », il est démobilisé en 1940. Avec sa femme et son fils (né en 1938), il déménage en Auvergne, au Puy-en-Velay. Médecin des agents parachutés depuis Londres, il est un des pionniers de la résistance dans cette région où il implante le mouvement « Libération ». Responsable politique du mouvement sous le nom de Seguin, il est le chef du 1er bureau de l'Armée secrète et il lance en 1944 le quotidien de la résistance « L'Appel de Haute-Loire ». Hala a été aussi très active au sein du même mouvement, encourant les mêmes risques.
« FOSSE COMMUNE
J'ai si longtemps dormi dans la fosse commune
Que les lieux communs ne me font pas peurJ'ai si longtemps veillé dans les plaines maudites
Que je me suis uni aux mauvais horizonsJ'ai si longtemps marché contre le vent de mort
Que je porte en moi la haute résolution » [7]
La clandestinité des années solitaires passées au contact de la nature, transforme les individus, les ensauvage à jamais ou presque. Paul Valet a parfois raconté combien est difficile le retour à la routine ; la « redomestication », en quelque sorte. À la libération, lui et sa famille regagnent Vitry. Il apprend que ses parents et sa sœur ont été emprisonnés puis gazés à Auschwitz. Pas de victoire, pas de délivrance, outre la tragédie qui assomme, « C'est d'un péril extrême / Que vient ma survivance » [8], la vie dans toute sa nécessaire banalité doit reprendre ses droits. Il faut à l'esseulé toute sa ressource intérieure pour réembrasser le quotidien ordinaire, et ce sera sans jamais taire la part la plus intraitable et la plus libre qui réside en lui, à fleur de peau.
« Être debout sur la brèche du temps et regarder en bas. C'est plein d'hommes, pucerons et punaises. Et ça grouille, et ça se chatouille, et ça fourmille, et ça frétille, comme si de rien n'était. – Sublime est la tenue de la catastrophe quand tout oscille imperceptiblement avant de crouler. » [9]
Se voulant serviteur, il a choisi Paul Valet comme pseudonyme. C'est que, dit-il, « la pensée va au-delà de la parole et, pour exprimer ma pensée, il faut que je la soumette aux lois de la parole. Je suis donc le valet de la parole, le valet de la poésie. » [10]
« TROIS GÉNÉRATIONS
Le père mourut dans la boue de Champagne
Le fils mourut dans la crasse d'Espagne
Le petit s'obstinait à rester propre
Les Allemands en firent du savon » [11]
C'est qu'ici, comme le note Alain Jégou [12] sans ambages à propos de cette écriture : « La réalité dépasse l'affliction. Poésie redoutable du ‘‘regard clandestin'' porté sur un monde crispé. » [13] Ce qui pousse Paul Valet à écrire, ce qui sourd dans sa « pulsion poétique », c'est une angoisse, « une poussée d'un flou inconscient dont [il] ignore l'origine et le caractère » [14]. Guy Benoit voit dans « l'auto-contradiction » la colonne vertébrale de sa poétique, « dans votre cas, lui dit-il, se contredire est autant un mal qu'un souverain bien ». À son interlocuteur le plus attentif, Valet déclare : « L'homme est malade, Benoit. L'humanité est malade. Toute la tête est malade. C'était hurlé par un prophète de l'Ancien Testament. Il faudrait le répéter sans se lassser. Et vous me demandez si aujourd'hui mon point de vue est encore le même. Je n'ai pas de point de vue ‒ j'ai des poings sans points ! » [15]
« Le jour ou les contraires
Ne seront plus contrariésIl y aura peut-être
Un peu de contre-monde » [16]
À la fin des années 1940, Paul Valet se lie d'amitié avec le poète-éditeur Guy Lévis Mano qu'il va souvent visiter dans son atelier, rue Huygens, où il fera quelques rencontres. Notamment celle de Paul Éluard. Après un premier livre à la librairie Horizon (1948) [17], il publiera quatre recueils à l'enseigne de GLM [18], occasion de choisir son nouveau patronyme, après celui de la résistance politique, celui de la « résistance poétique » [19]. À Éluard, qui « se contraignait à écrire des textes politiques » [20], d'ailleurs, il écrira une réponse sous forme de poème, en voici quelques courts extraits qui aideront à bien situer l'endroit d'où parle Paul Valet : « Quand vous dites / Qu'il faut marcher avec ceux qui construisent le printemps / Pour les aider à ne pas être seuls / Et pour ne pas être seul soi-même / Dans sa tour de pierre / Dévoré de lierre / Je vous donne raison // […] Mais je sais / Que pour libérer l'homme des haltères de misère / il ne suffit pas de briser les idoles / Pour en mettre d'autres à leur place publique / Mais qu'il faut piocher et piocher sans fin jusqu'au fond de l'abcès / Et boire ce calice jusqu'à la lie / […] On ne libère pas l'homme de ses maudits États / En le condamnant à vie par un modèle d'État / La vérité n'est pas un marteau que l'on serre dans sa main / […]… [21]
Par ailleurs, il n'a pas encore été dit que Paul Valet est aussi peintre… L'historienne de l'art Dora Vallier évoque à cet égard une personnalité exceptionnelle « loin de toutes les écoles, pré-impressionniste et cependant proche parfois de l'abstraction, rude, spontané, incontrôlable et impossible à classer, le langage de Paul Valet tire sa force de l'émotion qu'il cherche obstinément à classer, le langage de Valet tire sa force de l'émotion qu'il cherche obstinément à transmettre sans atténuer l'intensité originelle. Il s'agit de l'émotion d'un homme dominé par l'angoisse ». [22] Il expose ses tableaux en 1955 à la galerie « Cahiers d'Art » sous l'égide d'Yvonne Zervos [23], toutefois c'est une peinture qui reste malheureusement peu visible, on connaît surtout les dessins qui sont reproduits dans certains recueils, hantés par l'oppression, le crime collectif, l'humanité écrasée par la tyrannie. En sus de son activité de création, l'artiste-poète poursuit jusqu'en 1970 son travail de médecin, toujours à Vitry-sur-Seine où il habite. À Madeleine Chapsal qui l'interviewe pour L'Express, il précise : « Médecin conventionné ! J'ai adhéré à la convention collective avec beaucoup de joie. Je suis contre la médecine privée. Je trouve que la médecine doit être sociale, fonctionnarisée, malgré le désavantage matériel. » [24] Et quand elle lui demande s'il trouve, comme certains de ses lecteurs, peut-être, que la poésie qu'il écrit est déprimante, il ne répond que par un sourire et une invitation à visiter son merveilleux jardin.
Hors de portée des radars habituels, né juif et introspectant les sagesses les plus variées (bouddhisme, théosophie, hindouisme, pensée grecque, etc.), il évolue dans une certaine nuit essentielle, connaissante, tragique, d'où s'extrait sa parole grinçante, mordante, directe. Une parole qui existe d'abord en tant que parole. Et Valet-poète ne craint pas le paradoxe, s'en abreuve volontiers, répondant à toute urgence, fruit de surgissements. C'est que, comme l'observera Dominique Labarrière [25], Valet est constamment à découvert : « Un tel poète n'avance pas masqué ; il avance dans la distance. Seule, elle permet l'écriture et le compagnonnage. Le décentrement de l'auteur va de pair avec son ignorance : l'urgence qui l'amène à tenter ses coups de sonde dans l'entourage immédiat comme dans l'inconnu le rapproche de ces ‘‘philosophes de l'avenir'' que Nietzsche voulait ‘‘tentateurs''. » [26] Voyons maintenant ce qu'Yvonne Vineuil [27] nous en dit : « Paul Valet, c'est un curieux produit de nombreuses civilisations. C'est une sorte d'aboutissement de toutes les sagesses amassées, de tous les dons développés. Et, en même temps, c'est un barbare, un révolté. Il a besoin de retourner aux sources, de recommencer le monde. Suprêmement cultivé, il se veut de retour à l'homme brut. Parfois saint, parfois démon, selon la tentation. C'est de ce heurt, je pense, que lui vient son inspiration. » [28]
Quant à Jacques Lacarrière, auteur d'un bel essai sur Paul Valet : « Tout ras de terre devient […] avec Valet un ras de ciel. Cette idée ou croyance que le ciel est en haut ‒ inscrite en nos cerveaux depuis des millénaires ‒ n'est qu'un pur mirage que Valet s'ingénie à dissiper avec une joie maligne. Pour lui, ciel, terre et enfer, raison, transe et démence sont parfaitement interchangeables. Ascension, élévation, lévitation, tout cela n'existe que dans les fables et pour les fabulistes ou, à la grande rigueur, sur les plafonds de la Renaissance italienne. La vérité, la réalité, c'est que ciel et enfer, extase et dépression, sublimation et dépravation ont autant d'horizons humains et quotidiens indissociables. » [29]
Homme discret, presque retiré, « l'ermite de Vitry » [30] s'était pourtant lié d'amitié avec Maurice Nadeau comme avec Pascal Pia [31], ou encore Maurice Saillet [32]. Plus tard avec Jean Dubuffet qui lui sera fidèle durant les temps difficiles. Nadeau éditera ses poèmes ainsi que la première traduction de poèmes signés Joseph Brodsky, futur prix Nobel, lequel viendra rendre visite à Valet lors de son passage à Paris alors qu'il allait rejoindre les États-Unis, après son expulsion d'URSS. Par ailleurs, Paul Valet est aussi le traducteur du Requiem d'Anna Akhmatova [33], une des grandes influences de Brodsky.
Les années passant, les nuits deviennent plus difficiles ; insomniaque, il connaît des souffrances insupportables dont il est en partie la cause, son angoisse porteuse de sa propre histoire mais aussi des suppliciés de toute époque, il la fabrique autant qu'il la subit, comme s'il cherchait quelque espace essentiel entre raison et folie. « Ma propension, explique-t-il, c'est d'appuyer sur l'irrationnel de l'esprit humain, sur ses options contradictoires, pour en tirer un élan poétique qui lui confère une force inconnue jusqu'à présent. » [34] Ses nerfs paraissent à saturation, l'agitent beaucoup, des pertes d'équilibre lui provoquent des chutes, il tombe souvent. Interné plusieurs semaines dans une clinique, il refuse d'être trépané, mais se voit ainsi dans un lieu où il retrouve cinquante après la folie qu'il avait louée dans son premier poème, Trzask. Des notes relatives à ce séjour, il tire un livre témoignage limite, Solstices terrassés, que publiera Guy Benoit, lui redonnant une visibilité à un moment où les éditeurs de la place ont oublié Valet. Et d'autres, plus tard, découvriront à leur tour une œuvre et un poète salubre et destructeur, celui pour qui et par qui « l'Être saccage l'Avoir » [35].
Si Paul Valet reste bien sûr ignoré de personnes aussi averties que Di Mano et Garron dans leur fameuse anthologie [36], outre celui de Jacques Lacarrière en 2001 (malheureusement épuisé) [37], un livre vient de lui être consacré. Ouvrage volumineux certes, mais aussi boursoufflé, il faut bien le dire, du fait de l'égocentrisme débordant de son auteur, pourtant homme de goût. Dans cet essai, riche sur le plan documentaire, Gabriel Dufay, emporté par une sorte d'élan juvénile, s'engouffre malheureusement dans l'instrumentalisation la plus décoiffée de l'œuvre de Valet. Convoquant ses propres héros (sans exception !), qui peuvent être aussi les nôtres, mais pas forcément ceux du lapidaire auteur de Mémoire seconde, il multiplie les analogies miroitantes, autant de reflets de lui-même, Dufay, et c'est ainsi un flot bavard autocentré où le lecteur est noyé, distrait, qui aimerait se contenter d'un portrait minimal pour mieux aller vers l'œuvre et s'y laisser prendre. Cependant le livre est riche d'informations, d'extraits et de poèmes, et laisse même une bonne et heureuse place à des textes inédits, Paul Valet ayant laissé à sa mort plusieurs ensembles dont certains sont encore en attente d'édition. C'est pourquoi il faut saluer tout geste en faveur d'un poète aussi étrillant que le fracassé fraternel Paul Valet, en des temps de prostration et d'effondrement autant spirituels que politiques.
« Mon chant impalpable
brisera toute haleine » [38]
Jean-Claude Leroy
*
Ouvrages disponibles :
Paul Valet, Paroxysmes (préface de E.M. Cioran), Le Dilettante, 1988, 10 €.
Paul Valet, Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?, Le Dilettante, 2019, 17 €.
Paul Valet, La parole qui me porte et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2020, 8 €
Gabriel Dufay, Paul Valet, être fou plutôt qu'à genoux, Les Belles Lettres, 2025, 25 €.
[1] Maurice Nadeau, in France Observateur, 1er septembre 1955.
[2] In La parole qui me porte, éditions Mercure de France, 1965.
[3] Le poète Guy Benoit a créé la revue et les éditions Mai hors saison au sortir de mai 1968, dans la lignée du Grand Jeu et de son emblématique appel « Révélation-Révolution », publiant des hommages à Armand Robin, Paul Chaulot, Francis Giauque et œuvrant pour la découverte ou redécouverte de poètes d'importance tels que Jean-Daniel Fabre, Théo Lésoualc'h, Dominique Labarrière, Nanao Sakaki, et… Paul Valet. L'œuvre poétique de Guy Benoit a été publiée par Millas-Martin, Mai Hors Saison, Cadex, EST Samuel Tastet éditeur, L'Éther Vague, et plus récemment par les éditions Les Hauts-Fonds.
[4] In Cahier Paul Valet (sous la direction de Guy Benoit), Le Temps qu'il fait, 1987
[5] Cf. Paul Valet, le gisant debout, émission de France Culture (1987) produite par Pierre Drachline, écoutable en ligne ici : https://www.youtube.com/watch?v=B6_Z5waa8To&ab_channel=%C3%89CLAIRBRUT
[6] Cf. Georges Schwartz, La stérilisation eugénique des anormaux, Amédée Legrand éditeur, 1934. Cité in Gabriel Dufay, Paul Valet, être fou plutôt qu'à genoux, Les Belles Lettres, 2025.
[7] In Paul Valet, Paroles d'assaut, Éditions de Minuit, 1968.
[8] In Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?, Mai hors saison n° 9, 1983.
[9] In Solstices terrassées, Mai hors saison, 1983, repris in Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?, Le Dilettante, 2020.
[10] Entretien avec Madeleine Chapsal, L'Express, en 1963.
[11] In Paul Valet, Les poings sur les « i », Mercure de France, 1955.
[12] Alain Jégou (1948-2013), poète et marin-pêcheur, inscrit dans la lignée de la Beat Generation, avec un intérêt marqué pour les Améridiens. Il a publié un grand nombre de recueils et quelques ouvrages en prose.
[13] Alain Jégou, Autour de Paul Valet, revue Foldaan n° 8, 1988.
[14] Entretien avec Guy Benoit, Cahier Paul Valet, Le Temps qu'il fait, 1987.
[15] Ibid.
[16] Poème de 1986 reproduit dans le Cahier Paul Valet, op. cit.
[17] Paul Valet, Pointes de feu (avec un dessin de Marek Swarc), Horizon, 1948.
[18] Sans muselière (avec 12 dessins de l'auteur), 1949 ; Poésie mutilée (avec 7 dessins de l'auteur), 1951 ; Comme ça (avec 3 dessins de l'auteur), 1952 ; Matière grise (avec un frontispice de l'auteur), 1953.
[19] Cf. Le Grand Hors-Jeu n° 66, dossier Paul Valet-Mutin intégral, préparé par Guy Benoit, 1992.
[20] Cf. Entretien avec Madeleine Chapsal, op. cit.
[21] In Paul Valet, Sans muselière, GLM, 1949. Repris dans Le Grand Hors-Jeu n° 66, op. cit.
[22] Dora Vallier in Art News and Review, Londres, Vol. VII, n° 25, 6 janvier 1956.
[23] Yvonne Zervos (1905-1970) a participé aux Cahiers d'Art et a dirigé la galerie M. A. I., à Paris.
[24] L'Express, 15 août 1963. Reproduit dans le Cahier Paul Valet, op. cit.
[25] Dominique Labarrière (1948-1991), poète, fondateur de la revue Rue rêve. Voir à son sujet L'Année poétique 1977 (1978) ou Mai hors saison n°13.
[26] In Cahier Paul Valet, op. cit.
[27] Yvonne Vineuil (1908- ?), vice-présidente de la section française de la Ligue Internationale des Femmes pour la Liberté et pour la Paix, poète et traductrice. Grande amie de Paul Valet qu'elle a rencontré par l'intermédiaire de Guy Lévis Mano.
[28] In Cahier Paul Valet, op. cit.
[29] Jacques Lacarrière, Paul Valet. Soleils d'insoumission, éditions Jean-Michel Place, 2001.
[30] « L'ermite de Vitry » est un texte de Cioran à propos de on ami Paul Valet, publié dans le Cahier Paul Valet (Le Temps qu'il fait, 1987), op. cit. et repris en préface du recueil (posthume) Paroxysmes (Le Dilettante, 1988).
[31] Pascal Pia (1903-1979), écrivain et journaliste, principal animateur, avec Albert Camus, du journal Combat.
[32] Maurice Saillet (1914-1990), écrivain et critique, cofondateur de la revue Les Lettres nouvelles avec Maurice Nadeau.
[33] Anna Akhmatova, Requiem, Éditions de Minuit, 1969.
[34] Entretien avec Guy Benoit, in Cahier Paul Valet, op. cit.
[35] In Mémoire seconde. Mai hors saison, 1984, repris in Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ? Le Dilettante, 2020.
[36] Yves Di Mano et Isabelle Garron, Un nouveau monde : poésies en France 1960-2010, Flammarion, 2017.
[37] Jacques Lacarrière, op. cit.
[38] In Paul Valet, Mémoire seconde, op. cit.
27.05.2025 à 10:09
dev
Le 29 juin 2017 le Président de la République Française, Emmanuel Macron, récemment élu, inaugurait la Station F, plus grand campus de start-up d'Europe à Paris. Il y avait prononçé un discours improvisé devant un public d'entrepreneurs. Il avait déclaré : « Une gare, c'est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Parce que c'est un lieu où on passe. Parce que c'est un lieu qu'on partage ». L'évocation de la gare se rapportait à l'implantation du campus starts-up près de la Gare d'Austerlitz.
Phrase étonnante et qui avait stupéfié : Comment un lieu où l'on ne fait que passer devient-il un endroit de partage ? Et de quel partage peut-il s'agir entre « des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien » ? On peut dire que la balle n'a pas raté la cible. On ne sait si le Président avait délibérément voulu blesser des citoyens français. Que ses propos aient été l'expression d'une morgue de classe ne fait aucun doute. Mais ce qui sidère dans sa phrase, c'est cette franchise toute faite de culot et de naïveté et qui a cinglé au visage de toute une partie du pays, de ces gens nombreux, qui, sans se l'être jamais entendu dire, avaient bien le sentiment, et depuis longtemps, qu'ils comptaient pour peu, voire pour rien, dans un pays où le management et la logique d'entreprise prenaient le pas, une fois pour toutes, sur le peu qui restait de politique. Ceux qui n'étaient rien, c'était les pauvres de toutes sortes, ceux qui n'avaient jamais rien eu ou pas grand-chose, ceux qui faisaient les sales boulots, ceux qui avaient beaucoup perdu et trop tôt, très précisément leurs emplois, qui subsistaient à l'aide de minima sociaux et se voyaient sommés de prouver qu'ils cherchaient encore à se reclasser, et les autres qui s'accrochaient en subissant des formes de violence institutionnelle. D'autres par contre, qui pensaient avoir encore quelque chose, étaient victimes de méthodes de management brutales. Certains dont on aurait pu croire qu'ils s'étaient fait une situation rétrogradaient brutalement au rang de cadres placardisés. La population, à défaut de connaître une personne dans cette situation et qui se serait épanchée, en était régulièrement informée par les médias suite à des passages à l'acte suffisamment spectaculaires et nombreux pour qu'on ne puisse les ignorer. Des suicides sur le lieu de travail, des immolations par le feu devant des Pôles Emplois, des agressions de personnels administratifs impuissants à résoudre les problèmes de demandeurs en détresse. Toute une littérature s'était emparée du sujet, le cinéma aussi avait contribué à rendre sensibles les menées meurtrières de certains hauts-responsables de grandes entreprises et avait dénoncé par l'image et la mise-en-scène les processus de mise sous contrainte et de mise sous surveillance de personnes à jeter, puis de leur lente mais inéluctable invisibilisation. Je parle du passé, bien évidemment !
Comme on se retourne vers les grands texte du passé pour penser à nouveau frais la question des possibles, je constate que je suis souvent ramenée vers l'œuvre d'Elias Canetti riche en considérations et en concepts propres à éclairer les questions du pouvoir et de ses abus. Ce n'est pas pas hasard que ses textes s'imposent à moi et qu'ils me paraissent plus actuels que jamais.
C'est dans le contexte de 2017 que je viens d'évoquer que je m'étais remise à la lecture de « Masse et Puissance », mais également à celle de son œuvre autobiographique. Mais la phrase d'Emmanuel Macron me rappelait quelque chose qui m'avait paru aussi énigmatique qu'intéressant dans le commentaire que Canetti faisait du Woyzeck de Büchner. « Woyzeck », comme on dirait aujourd'hui, « d'après une histoire vraie ». C'est cela, un pauvre type, assez délirant, en proie à des accès de jalousie morbide et qui tue sa compagne qu'il accuse de l'avoir trompé. Büchner connaît particulièrement bien le fait divers.
Au tout début de « Jeux de regards », Elias Canetti raconte sa découverte de Büchner et de son « Woyzeck ». On connaît l'histoire de Woyzeck, pauvre être perdu dans l'existence, simple soldat pris en tenaille entre les injonctions et les jugements moraux d'un capitaine fou et la surveillance maniaque d'un médecin atteint de délire classificatoire et qui ne voit en lui qu'un cas à explorer, à exploiter. Humilié jusque dans le corps de sa propre compagne par un tambour-major qui s'arroge un droit de cuissage sur les femmes subalternes, c'est ici Marie, laquelle en a pris son parti. Chez elle, consentir à des avances n'est rien d'autre que se résigner à un état de sujétion, immémorial, hérité : « Ah ! Et puis bon ! Tout revient au même ». On sait que ce Woyzeck humilié, torturé, finira pour assassiner sa femme. De l'évocation d'un Woyzeck « qui court par le monde comme un rasoir grand ouvert , on se coupe à son contact », on passe assez vite à un Woyzeck se plaignant qu'« il y a comme un couteau qui (lui) passe entre les deux yeux » et l'intrigue file à grands pas vers l'achat du couteau, le couteau qui tuera Marie et que lui vante le marchand : « Il est bien effilé. C'est pour vous trancher la gorge ? Eh ben quoi ? Je vous le donne à bas prix, comme à un autre. ...Eh ben quoi ? Il aura une mort économique » [1]. Il y a de tout dans la pièce, en dehors des personnages mentionnés, un bonimenteur, un cheval, un barbier, un artisan, une grand-mère.
Récit de la grand-mère : « Il était une fois un pauvre enfant et il n'y avait pas de père et pas de mère, et il n'y avait plus personne au monde. Tout était mort et il s'en est allé et il a pleuré jour et nuit. Et comme il n'y avait plus personne sur la terre, il a voulu aller au ciel, et la lune l'a regardé si gentiment et quand il est enfin arrivé sur la lune, c'était un morceau de bois pourri et alors il est allé vers le soleil et quand il est arrivé sur le soleil, c'était un tournesol fané et quand il est arrivé sur les étoiles, c'étaient des petites mouches dorées piquées dans le ciel, comme fait la pie-grièche sur les épines du prunellier et quand il a voulu revenir sur la terre, la terre était un pot renversé, et il était tout seul et alors il s'est assis et il a pleuré et il encore assis là et il est tout seul. ».
La pièce de Büchner, peut-être inachevée, en tous cas non révisée par l'auteur mort trop tôt, est constituée de 27 tableaux. Elle doit sa beauté au caractère tout prosaïque d'une situation d'abus de pouvoir dans laquelle les personnages délirent leur situation. La prose du monde, du quotidien, sa trivialité se perdent dans les extravagances des personnages et dans le débordement verbal de Woyzeck, de sorte qu'on a un peu de mal à rapporter la souffrance de ce personnage à celle de beaucoup de nos contemporains qu'aucune forme d'expression suffisamment individuelle, folle et débordante, ne sauve de la plus grande platitude. Je suis bien consciente que j'oppose ici une œuvre théâtrale à la réalité telle que nous pouvons la percevoir [2]. Le cinéma, sauf exception, montre la souffrance de l'humilié, de l'invisibilité, en mode mineur. Ainsi dans le film de 2016 de Louis-Julien Petit,« Carole Mathieu », du personnage placardisé qui va tout droit vers le suicide, on n'entendra que ces pauvres mots : « Aujourd'hui personne ne m'a adressé un regard, personne ne m'a dit bonjour, même la stagiaire, j'ai pas envie de finir comme un fantôme ». C'est pourtant sur le terrain contemporain du pouvoir tel qu'il s'exerce abusivement que les diverses mises-en-scènes théâtrales ont été conçues. Aucune cependant n' a méconnu les aspects de rêve et de fantasme et leurs dispositifs scéniques ont bien rendu compte de la tension existant entre le prosaïsme de l'intrigue et la polyphonie de la pièce, son inspiration sociale et son éclat visionnaire. En 1973, époque marquée par la politisation et les débats sur l'antipsychiatrie, Jean-Pierre Vincent insistait sur le lien entre aliénation sociale et aliénation psychique. En 1981 Matthias Langhoff situait la pièce de nos jours, elle était populaire, crue, arrosée de bière et de schnaps. En 1984 Jacques Lassalle montait la pièce avec de jeunes acteurs de l'école du T.N.S. Woyzeck y était représenté comme un paysan de la ville, appartenant aux « classes dangereuses ». En 1998 André Engel situait la pièce dans des lieux contemporains, des immeubles H.L.M. Les personnages y étaient montrés comme en état de surveillance. En 1999 Stéphane Braunschweig montrait Woyzeck comme « homme du quart-état, prophète bégayant, qui sait plus qu'il ne supporte. » Dominique Müller, adaptatrice pour André Engel en 1998 rappela le principe de Büchner : « Nous n'avons pas à nous demander si c'est beau ou laid, le sentiment d'avoir créé quelque chose de vivant est au-dessus de ces deux jugements ».
Beau ou laid, bien ou mal, ces choses sont, indubitablement. C'est sur la base de ce froid constat qu'Elias Canetti raconte sa découverte de Woyzeck et les leçons qu'il en tire. C'est au début de « Jeux de regards », comme je l'ai dit, que Caneti raconte la nuit où il découvre Büchner, lit sans discontinuer « Lenz » et « Wozzeck », court chez Veza, lui dit l'enthousiasme que la découverte du « Woyzeck » provoque en lui, découvre qu'elle connaît Büchner, qu'elle tient le livre dangereux bien caché dans son armoire. Elle ne connaît que trop « (sa) tendance à s'isoler, (son) admiration pour quiconque sortait des normes, (son) désir de rompre avec une humanité tenue pour méprisable : tout cela la préoccupait profondément ». Veza veut le protéger de lui-même :
« Je lui avais parlé des fantasmes de diverses personnes de ma connaissance... Je partais en guerre contre d'anciennes représentations littéraires de la folie et cherchais à lui prouver combien elles étaient fausses. (...) Il était temps de comprendre que la folie n'était pas une chose méprisable, mais un phénomène riche en corrélations et significations particulières, différentes dans chaque cas. (…) Les visions d'apocalypse que j'avais alignées jusqu'alors étaient encore influencées par Karl Kraus. Tout ce qui arrivait – et il arrivait toujours le pire – se produisait sans causes ni interférences. C'était perçu et dénoncé d'un point de vue d'écrivain. Dénoncé de l'extérieur par l'homme même qui écrivait. C'est lui qui faisait claquer sur toutes ces visions d'apocalypse son fouet vengeur. Cette tâche ne lui laissait aucun repos, il passait à côté de tout et ne s'arrêtait que là où il y avait à fustiger, et aussitôt que le châtiment était exécuté, son fouet l'entraînait plus loin. Ce n'était au fond qu'une répétition perpétuelle, à leur mesure, et celui qui avait mesuré leur taille était toujours le même : l'écrivain au fouet.« Woyzeck » me révéla une chose que je ne réussis à définir que plus tard, quand je lui donnai le nom d'autodénonciation . Les personnages qui vous impressionnaient le plus (en dehors du protagoniste) se présentaient eux-mêmes. Le Docteur ou le Tambour-Major frappent autour d'eux. Ils agressent, mais chacun de manière si différente qu'on hésite à leur appliquer uniformément ce mot. C'est pourtant bien une agression, car Woyzeck la subit en tant que telle. Leurs propos, si distincts soient-ils sont identiquement dirigés contre lui et s'ils ont des conséquences si désastreuses, c'est que celui qui les prononce s'y exprime entièrement lui-même : le méchant coup qu'il vous porte, et qu'on n'oubliera jamais plus, vous le ferait reconnaître toujours et partout.
Les personnages se présentent aux-mêmes. Ils ne sont poussés devant nous par le fouet de personne. Il s'exposent le plus naturellement du monde eux-mêmes au pilori, et cela tient plus de la parade que du châtiment. Quoi qu'ils puissent être, ils sont, antérieurement à toute sentence morale prononcée contre eux. Certes on ne peut penser à eux sans répulsion, mais elle est mêlée de complaisance parce qu'ils s'affichent sans se douter de l'horreur qu'ils inspirent. Il y a une certaine innocence dans l'auto-dénonciation : aucun filet juridique ne leur est encore tendu, le moment peut attendre où il s'abattra sur eux, si tant est qu'il vienne, mais aucun réquisitoire, même du plus féroce des auteurs satiriques, ne serait aussi révélateur que l'auto-dénonciation, car elle inclut aussi l'espace où se meut un être humain, son rythme, sa peur, son souffle.
Le Capitaine, le Docteur, le tonitruant Tambour-Major comparaissent pour ainsi dire spontanément. Personne ne leur a prêté sa voix : ils s'affirment et s'abattent de tout leur moi sur une même et seule victime, Woyzeck, et tirent de là leur existence. Il leur sert à tous, il est leur centre. Ils ne subsisteraient pas sans lui, mais cela lui-même l'ignore autant qu'eux, on dirait pour un peu que son innocence contamine ses tortionnaires. Ils ne peuvent être autre chose que ce qu'ils sont, il est de l'essence même de l'auto-dénonciation d'engendrer ce sentiment. La force de ces personnages, comme de tout personnage, est leur innocence. Doit-on haïr le Capitaine, le Docteur parce qu'ils pourraient, s'ils le voulaient bien, être autre chose ? Doit-on espérer leur conversion ?
Il existe cependant une tout autre attitude qui s'attache non pas à Dieu mais aux créatures, qui les défend contre lui et qui va peut-être jusqu'à faire totalement abstraction de lui pour ne plus tenir compte que d'elles. Même si elle les préférerait différentes, elle reconnaît leur immutabilité. Ni la haine ni les châtiments n'ont d'emprise sur les hommes. En se montrant tels qu'ils sont, ils s'accusent, mais c'est leur accusation à eux, non celle d'un autre. La justice de l'auteur ne peut consister à les damner. Il peut imaginer celui qui sera leur victime et montrer sur lui comme des empreintes digitales la trace de leurs coups. Le monde est peuplé de telles victimes, mais il semble très difficile de faire de l'une d'elles un personnage et de le faire parler de telle manière que ces traces de coups restent reconnaissables et qu'elles ne s'atténuent pas en accusations. Woyzeck est ce personnage, et l'on assiste, dans le temps même où il s'accomplit, au mal qui lui est fait et il n'y a pas à ajouter un seul mot d'accusation. L'auto-dénonciation l'a marqué de façon bien lisible. Ceux qui se sont abattus sur lui sont tous là et lorsque c'en est fini de lui, eux continuent de vivre. Le fragment ne montre pas le comment de sa fin, mais ce qu'il fait : son auto-dénonciation à lui après celle des autres. »
Je ne sais si les lecteurs entendront les mots de Canetti commentant Büchner comme je les entends. J'ai commencé le texte en évoquant la morgue, le culot et la naïveté de la déclaration d'Emmanuel Macron. On a bien vu que les événements de 2018 avaient trouvé leur dynamique dans cette humiliation subie bien plus profondément que les politiques ne pouvaient se l'imaginer. Ce concept d'« auto-dénonciation » (Selbstanprangerung), de « mise de soi-même au pilori », comment ne pas y songer depuis que quelques grands dirigeants disent, benoîtement, et comme innocemment, ce qu'ils visent, veulent, vont faire ? Les expressions enfantines, infantiles d'un Donald Trump, roublard et imbécile incarné, qui ne parle que business, d'un Poutine au teint jaune en 2022, la main tremblante, et que nous voyons ragaillardi, fringant en gardien de la forteresse assiégée. Il faut avoir vu Netanyahu aux côtés de Trump en début d'année quand ce dernier énonce le programme pour Israël face à Gaza et que le mot « Riviera » est prononcé. Le Premier Ministre israélien vit à ce moment-là un épisode de ravissement comme on n'en a jamais vu et l'on voit tomber sur son visage comme un masque d'enfance. Tous se dénoncent au sens canettien. Nul besoin de commentateurs, ni de satiristes, ni de caricaturistes. Tout est là. Quand la brutalité va bras-dessus, bras-dessous avec la candeur !
En 1982, le psychanalyste Roger Gentis, dans un article sur Canetti [3] s'arrête lui aussi sur la notion d'auto-dénonciation, je cite : « Les personnages de Büchner viennent innocemment se livrer à une espèce d'auto-dénonciation, ils font le mal sans penser à mal en se montrant simplement comme ils sont. Il y a là, si je comprends bien Canetti, une candeur animale, édenique, qui devait être celle des hommes, avant que le filet des lois ne s'abatte sur eux ».
Je traduis donc « édenique » : un état de nudité, une absence de savoir de ce que sont le bien et le mal, l'humain d'avant l'homme, d'avant les lois et surtout, selon moi, l'humain encore en-deça de la Loi qui est derrière les lois (une précédence qu'un Kafka a fort bien identifiée).
Le 9 juillet 1915 Rainer Maria Rilke écrit à la Princesse Marie von Thurn und Taxis qu'il a vu à Munich le « Woyzeck » de Büchner :
« Cette œuvre prodigieuse, écrite il y a plus de quatre-vingts ans n'a pour action que le destin d'un simple soldat (vers 1848) qui poignarde sa bien-aimée infidèle, mais sa puissante évocation montre comment la grandeur de l'être entoure même une existence aussi infime que celui d'un conscrit, Woyzeck, pour laquelle le simple uniforme de fantassin semble encore trop large et trop voyant ; comment Woyzeck ne peut empêcher qu'aux abords de son âme ensommeillée, tantôt là, tantôt ici, derrière et devant elle, des horizons s'ouvrent pour se perdre dans le violent, le monstrueux et l'infini ; spectacle sans pareil que celui de cet homme maltraité, vêtu de son bourgeron, au centre de l'univers, malgré lui, dans le rapport infini des astres. Voilà du théâtre, voilà ce que pourrait être le théâtre. » [4]
On voudrait bien en rester là sur « Woyzeck », car tout Rilke est bien dans cette façon de réserver, de préserver l'indestructible noyau d'intégrité de tout être au monde et ce n'est pas par hasard qu'il aligne ces adjectifs substantivés : « le Violent, le Monstrueux, l'Infini » car toutes les conséquences désastreuses ne sont encore qu'à l'horizon. Les issues sont laissées comme ouvertes car il n'est pas de ceux qui concluent par un : « On vous avait bien dit que ça finirait comme ça ».
C'est pourtant d'un passage à l'acte dont il s'agit tout au long de la pièce et le pauvre Woyzeck n'y échappe pas qui tue sa compagne. Toute la puissance performative de la langue des violents et de leur appétit de puissance se manifeste dans certaines formules, et en abondance, et dans certaines époques plus qu'à d'autres. Dire, c'est aussi faire. Humilier, c'est néantiser. Dans sa façon de terminer le texte sur « Woyzeck » Canetti montre bien qu'à une auto-dénonciation (ou mise au pilori de soi-même) répond une autre auto-dénonciation, celle de Woyzeck lui-même commettant son meurtre. Elle a pour elle toutes les apparences de l'absence de calcul et de l'innocence, mais cela est ainsi parce qu'une puissance qui ne se connaît plus de limites ouvre à l'infini des perspectives de violences. Et parce que c'est ainsi, ce n'est pas avec Rilke qu'il faut finir mais avec Heiner Müller.
Dans son discours de remerciement pour le prix Georg Büchner qu'il reçut à Darmstadt en 1985, il dira, lui qui a parlé de la blessure Woyzeck, lui qui, tout autant que Büchner, est convaincu que plane sur l'Histoire un « fatalisme atroce » :
« Woyzeck continue de raser son capitaine, de manger les pois qu'on lui a prescrits, de tourmenter sa Marie avec la matité de son amour, sa population a trouvé le luxe, entourée de fantômes : le hussard Runge est son frère de sang, instrument prolétarien, le meurtrier de Rosa Luxembourg, ; sa prison se nomme Stalingrad où l'assassinée vient à sa rencontre sous le masque de Kriemhild. Son mémorial se trouve sur le tertre de Mamayev, son monument allemand, le mur, à Berlin, colonne blindée de la Révolution devenue caillot de sang de la politique. La bouche pressée contre l'épaule du sergent de ville, qui d'un pas léger l'emmène. Kafka l'a vu disparaître de la scène, après le fratricide, retenant avec peine la dernière envie de vomir. Ou comme patient dans le lit duquel on dépose le médecin, la plaie ouverte comme une mine d'où luisent les vers. Sa première apparition fut le Colosse de Goya qui, assis sur les montagnes, père de la guérilla, compte les heures de la domination ».
Je ne cite ici que le premier paragraphe de cet incroyable discours [5]. Heiner Müller ne sait que trop bien que souvent les humiliés deviennent humiliateurs, que les offensés aussi offensent, que les violés peuvent également violer.
De petits événements qui un moment avaient tant marqué les gens (Macron 2017) semblent avoir été peu de chose par la suite : le discours d'un Président, ses suites politiques, des mouvements sociaux, des ressentiments dont on doute qu'ils se seraient épuisés dans les protestations, mais des choses qui ne s'oublient pas et qui macèrent. Et quand des vents mauvais menacent à l'horizon, l'odeur s'en répand. Il y a peut-être loin du jugement brutal d'un jeune Président à l'évocation de cette auto-dénonciation théorisée par Canetti. C'est parce que les mots du Président ouvraient l'ère de la parole désinhibée, ici et ailleurs, autant dans la sphère politique où on ne l'attendait pas, que dans la sphère économique et dans les rapports privés, que ce concept d'auto-dénonciation « ( Selbstanprangerung ») frappe autant. Quand on a lu ce texte de Canetti, ses mots ne s'effacent plus. Ainsi dans ce passage où l'auteur dit du capitaine, du docteur et du tambour-major qu'« ils s'abattent de tout leur moi sur une seule et même victime ». Le locuteur français a en tête la locution « s'abattre de tout son poids ». Cette heureuse transposition du texte allemand par le traducteur Walter Weideli fait des mots de Canetti des mots inoubliables. C'est pour cela que cette phrase nous restera en tête, qui vient briser la langue commune et redonne aux mots trop usés leur pouvoir de dévoilement. Qu'on lise bien cette expression « s'abattre de tout son moi » et elle restera gravée : elle sera l'épigraphe de tous les récits de violence exercée sur les fragiles. A chaque fois on ressentira la disproportion, et le choc qu'un moi fait en s'abattant n'en sera jamais amorti et que cela se passe entre individus, au plan des Etats, dans le domaine le plus intime ou ailleurs, elle restera là et on la reconnaîtra comme politique, et si on oublie que tout ça nous est venu de Büchner et d'Elias Canetti, cela sera sans importance car comme l'a affirmé Heiner Müller : « Les grands textes travaillent à la liquidation de leur autonomie…, à la dépossession de leur auteur et jusqu'à sa disparition. Ce qui demeure, c'est ce qui passe ».
Micheline Tournoud
[1] La traduction de Daniel Benoin chez Actes-Sud-Papiers est excellente et bien documentée.
[2] Celle que je décris, c'est la réalité médiée par la télévision, celle, plate et pourtant calculée, des médias de toutes sortes, le spectaculaire si l'on veut.
[3] Roger Gentis « Sur Elias Canetti -Chimères – Revue des Schizoanalyses » (1982)
[4] Rainer Maria Rilke « Correspondance avec Marie de la Tour et Taxis (trad. Pierre Klossowski)
Plon (1960)
[5] Le discours de remerciement à l'Académie de Darmstadt se trouve traduit par Bernard Umbrecht dans « Pour Nelson Mandela » Gallimard (1986). On le trouve sur son site « Le Saute-Rhin » sous le titre « La blessure Woyzeck ». Pour la compréhension du discours de Heiner Müller, il faut à nouveau consulter ce site. Sous le titre « Woyzeck est la plaie ouverte », Umbrecht nous donne les clés pour ce texte difficile, le texte de Müller étant assez difficile dans sa totalité pour ceux à qui tous les noms évoqués ne diraient pas grand-chose.
27.05.2025 à 10:01
dev
La romance du télescope
Il était une fois un télescope amoureux d'une étoile. Si loin qu'elle fût, c'était bien elle qui se reflétait à son miroir. L'étoile mourut. Le télescope n'en sut rien, et continua de l'admirer longtemps, longtemps encore.
Efflorescence
Depuis que les arbres ont cessé de produire des fruits, des fleurs ont commencé à pousser sur les lèvres des habitants de la région. Ces fleurs, qu'ils ne peuvent pas arracher, fleurissent et se fanent selon une cadence variable d'une année à l'autre. Elles marquent les jours de ce qu'on appelle encore « printemps », saison pendant laquelle on cesse totalement de parler. Mais on dit que les fruits de ces arbres humains sont mauvais. On profite certes de la floraison, mais ce plaisir silencieux frémit déjà imperceptiblement du pressentiment des violences à venir, quand la saison sera finie.
La réforme des gestes
Chaque matin, les employés du troisième étage reçoivent une fiche officielle indiquant le nombre exact de gestes qu'ils sont autorisés à effectuer dans la journée. Quand on a atteint la limite, on ne peut qu'attendre le lendemain, assis sur sa chaise, en s'efforçant de bouger le moins possible. Toute la nuit durant, on en profite alors pour réfléchir à la meilleure manière d'économiser davantage ses gestes : fusionner deux gestes en un seul, ou supprimer ceux qui constituent encore un luxe inconsidéré de mouvement. Mais le travail inachevé du jour s'ajoute à celui du lendemain, et il faudra redoubler d'habileté pour effectuer davantage de tâches avec un nombre de gestes autorisés qui ne tient compte que du travail d'une journée. Ceux qui dépassent la limite se voient prélever le surnombre sur leur capital privé. On peut néanmoins racheter des gestes en échange de jours de congé ou en travaillant les jours fériés. Certains gestes, autrefois dépensés sans aucun souci économique, ne sont plus effectués qu'une ou deux fois par semestre, avec le sentiment très élevé de leur valeur.
La noirceur secrète du lait
Le mari entra un midi dans l'agence en vociférant qu'une réplique avait pris la place de sa femme, impeccable guichetière au tailleur blanc, qu'il larda de trente-trois coups de couteau très exactement. Des cas étrangement analogues ont été rapportés sur une période de quelques jours. L'un des traits communs aux victimes, toutes des conjointes banales, est le blanc. La peau blanche, les dents, la manière. Le blanc vous leurre, aurait dit l'un des agresseurs avant de s'effondrer. Maudit soit le blanc.
Le Mécanicien
La tâche du Mécanicien ne connaissait pas de répit. Il n'était pas un simple réparateur, comme l'avaient été les mécaniciens précédents. Il était un authentificateur de machines. Il ne devait plus y avoir sur tout le territoire une seule force effective de travail qui échappât au Contrôle. Ce à quoi le Mécanicien devait faire la chasse avec acharnement, c'était les contrefaçons. Les contrefaçons étaient un vrai fléau social. La honte d'être vivant s'était en effet répandue comme une peste. Il est vrai que le travail mécanique était non seulement plus efficace, mais aussi plus fervent, plus absolu que le travail vivant, de telle sorte qu'il était vite devenu la norme de tout travail, aussi bien dans la sphère publique que dans les rapports privés. Les machines étaient belles, exactes et belles, d'une blondeur d'animales divines. Elles suscitaient un désir contre lequel on ne put lutter longtemps. Au début, un certain ton traînant de la voix avait insidieusement plié le larynx des jeunes filles à sa froide sensualité. Puis ce fut le regard. Le regard d'une machine est un regard paradoxal, à la fois intense et détaché, étrangement déphasé de la douceur qu'il accompagne. Il faut maintenant les voir, spectrales et martiales, fendre l'air des villes dans une langueur de machine, comme nimbées dans un opium de séries binaires et d'algorithmes.
Le bureau des impossibilités
Malgré les progrès considérables de ces dernières années, il subsiste parmi nous de nombreuses impossibilités sauvages, qui n'ont pas encore été répertoriées. Quand quelqu'un croit avoir rencontré une nouvelle impossibilité, il peut se rendre au Bureau des impossibilités pour la faire répertorier. Il existe alors trois cas de figure. Dans le premier cas, le plus simple, l'impossibilité est testée et reconnue comme structurelle, puis elle est tout simplement retirée de la circulation. À la place, il reste un trou. On déploie alors toute une série de leurres et de déviations pour détourner les concitoyens du gouffre. L'impossibilité n'apparaît plus. Dans le deuxième cas de figure, le plus heureux, l'impossibilité suspectée s'avère moins résistante, elle est longuement étudiée pour pouvoir être retraitée et ainsi maintenue en état de fonctionnement, au prix de quelques inévitables ralentissements. Dans le troisième cas de figure, le plus périlleux, l'impossibilité déclarée se révèle être en fait une possibilité subtile que le déclarant trop hâtif n'avait pas perçue, et c'est alors le plaignant qui se voit répertorié à la place de l'impossibilité en tant que citoyen récalcitrant, pour obstruction à la marche du possible.
Le laps
En entrant dans la salle de bain ce matin comme d'habitude, il se regarda dans le miroir, inspectant vaguement ses traits marqués par un sommeil agité, et ce n'est qu'au troisième battement de cils qu'il se rendit compte que son reflet était en retard. Il clignait des paupières avec un laps de temps d'environ deux secondes par rapport au geste. Après quelques instants d'observation, il lui sembla que le laps croissait à mesure que l'expression devenait moins distincte, comme s'il lui fallait réfléchir. De manière inexplicable, le laps n'affectait pas les mouvements du reste de son corps, mais seulement les expressions du visage. Le reflet grimaçait en retard, souriait en retard. Un esprit rationnel et sûr de lui, comme il en existait encore au siècle dernier, aurait méprisé le reflet pour la lenteur déplorable de son imitation. L'homme, au contraire, se laissa gagner par l'hésitation du reflet et se mit à douter de la valeur même de son expression, si bien qu'il préféra peu à peu ne plus rien exprimer. Ses autres mouvements, eux, n'ont rien perdu de leur efficacité.
Le désespoir des mains
Chaque soir, les habitants de la ville découvrent que leurs mains, une fois au repos sur les accoudoirs du fauteuil, se détachent lentement et s'en vont se cacher dans les coins sombres des pièces de la maison. Personne ne sait ce qu'elles vont faire, mais chaque matin, elles reviennent, toujours un peu plus lentes, un peu plus froides, comme si elles allaient à l'échafaud.
L'hôpital des inachevés
Dans le couloir B au rez-de-chaussée du vieil hôpital, une cloison est couverte de débuts de phrases gravées à l'ongle, toutes inachevées, toutes signées d'un prénom qui n'apparaît sur aucun registre. (Le prénom est imprononçable.) On dit qu'en collant son oreille au mur sur l'une quelconque de ces phrases, on entend la fin de celle qu'on aurait pu écrire soi-même, si seulement on avait eu le courage de la commencer, si seulement.
Frédéric Bisson