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03.11.2025 à 13:05

Revendication d'un sabotage sur la plateforme chimique de Balan

dev

« Nos combats peuvent paraître désespérées, nos tentatives de mettre des bâtons dans les rouages dérisoires, nos résistances futiles. Pourtant… »

- 3 novembre / , ,
Texte intégral (798 mots)

Alors que nous nous apprêtions à boucler l'édition de cette semaine, la revendication d'un sabotage nous parvenait d'une messagerie cryptée. Après avoir effectué quelques recherches, aucune trace dans la presse locale ou nationale d'une action écologiste malveillante dans l'Ain le 5 octobre dernier, faut-il croire ou douter ? Face à l'ampleur d'une question si profondément métaphysique, nous en sommes arrivés à la conclusion qu'il s'agissait au moins d'une oeuvre poétique et littéraire et qu'elle avait de ce fait toute sa place dans nos pages.

Revendication du sabotage de la plateforme chimique de Balan dans l'Ain

Dans la nuit du 5 octobre, nous avons eu recours au sabotage pour essayer de mettre à l'arrêt la production toxique de la plateforme chimique de Balan dans l'Ain, en frappant son alimentation électrique en amont.
Puisant de l'inspiration dans les actions visant à couper l'énergie aux industries un peu partout en France et ailleurs, nous avons mis le feu aux câbles haute tension qui partent du poste de La Boisse en direction de la plateforme. A l'intérieur du poste électrique, les câbles sortent du sol (isolés dans des gaînes) pour grimper sur les pylônes. C'est là que c'est possible d'y mettre le feu sans risque majeur, provoquant un court-circuit et coupant le courant.

C'est le soixantième anniversaire (1965-2025) de la plateforme chimique de Balan, qui produit des poudres et des granulés de plastique à usage industriel. Pourtant il n'y a rien à fêter.

60 ans que cette bombe industrielle à retardement classée Seveso fait planer sa menace sur la région.
60 ans que les granulés se répandent dans les cours d'eau, les champs et les bois aux alentours.
60 ans que les fumées, les microplastiques, les PFAS rendent les riverains, les animaux, les arbres, les plantes malades (cancers).
60 ans que la chimie rend les ouvriers complices de la destruction de la terre et de la dégradation de leur propre santé.
60 ans que les grands groupes chimiques comme Arkema, Solvay et Basf mènent leur guerre chimique contre la terre, les océans et l'air.
60 ans que les lumières de cette usine cachent les étoiles.

Le modèle industriel poursuit sa course vers l'effondrement. Génocide, écocide, liberticide, accompagnent partout le progrès industriel.

Nos combats peuvent paraître désespérées, nos tentatives de mettre des bâtons dans les rouages dérisoires, nos résistances futiles. Pourtant…
quand nous descendons dans la rue pour bloquer un énième projet, nos cœurs se réchauffent en devinant les sourires derrière les cagoules
quand nous nous faufilons dans la nuit en approchant la cible de notre prochain sabotage, les étoiles nous encouragent à persévérer
quand nous apprenons que d'autres s'aventurent sur les chemins du sabotage, nous sentons l'espoir parcourir nos veines

Nous nous inscrivons dans une stratégie de résistance diffuse et multiforme
1. visant à empêcher les nouveaux aménagements industriels (autoroutes, LGV, nucléaire, bassines, mines,…).
2. ciblant la production industrielle existante par tous les moyens possibles
3. sabotant les infrastructures énergétiques et logistiques dont dépend le système.
Un tel mouvement n'est possible qu'en tissant des réseaux de solidarité, en partageant nos connaissances et nos échecs, en analysant de façon critique nos manières de lutter, en se protégeant les uns et les autres de la répression, en apprenant des expériences d'ailleurs.

N'attendons plus.
Rejoignons le combat.
Rejoignons les maquis pour défendre la terre.
Osons rêver d'un monde libéré d'états, d'usines, de pylônes.
Osons vivre et résister.

PS : « La plateforme chimique de Balan, d'une superficie de 40 hectares, accueille de 2 exploitants, Kem One et SK Fonctional Polymer (tous les deux ex-Arkema). Les usines produisant des granulés et des poudres de plastiques industriels emploient quelques centaines de travailleurs et tournent jour et nuit.
Kem One produit du PVC sous forme de poudre. Elle crache annuellement 275 000 tonnes de poudre toxique à destination de l'industrie.
SK Functional Polymer fabrique chaque année 60 000 tonnes de granulés plastiques destinés à l'industrie. »

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03.11.2025 à 12:33

Le château gonflable

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À propos de l'expulsion d'une occupation de sans-papiers

- 3 novembre / , ,
Texte intégral (875 mots)

C'était le 17 octobre dernier à Bruxelles, dans le quartier d'Anderlecht. Un château gonflable crevé, quinze blessés, des centaines de policiers, soixante-dix personnes expulsées dont quinze enfants. Récit.

Une personne « sans domicile fixe », nantie de sa solidarité, connue par tout le monde comme « le voisin », le voisin venu se joindre à l'aube à la vie d'un bâtiment qui abritait des personnes exilées, s'est retrouvé avec une jambe fracturée ce matin-là. Outre le voisin, une quinzaine d'autres personnes qui étaient aux abords du bâtiment, dont le propriétaire s'appelle Staring Real Estate, ont été blessées ce matin-là, au moins deux ont été hospitalisées dans un état grave murmure-t-on. Le bâtiment, longtemps délaissé, situé entre la Gare du Midi et le canal de Bruxelles, était occupé depuis le mois de mars 2025 par le collectif Zone Neutre qui regroupe plus de soixante-dix existences humaines labellisées « sans-papiers », dont quinze enfants. L'occupation et les activités qu'elle accueillait ou organisait étaient appréciées par la population du quartier. Staring Real Estate a porté plainte devant le tribunal contre la spoliation de son bien immobilier privé et a obtenu gain de cause. Une intervention de délogement effectuée par la police était donc attendue, voire crainte, mais pas non plus de l'ordre de la certitude, des négociations pour un éventuel relogement étant encore en cours et la future réaffectation du bâtiment plutôt obscure. Nonobstant, à la date fatidique arrêtée par la justice, le 17 octobre (journée internationale de l'élimination de la pauvreté proclamée par les Nations Unies), entre trois cents et quatre cents personnes sympathisantes avec celles qui y habitaient se sont donc données rendez-vous devant le bâtiment, pour protéger et pour défendre. Avec elles et eux le voisin, mêlé lui aussi à tous ces camarades aux âges et aux corps multiples. La ligne de conduite à observer vis-à-vis des forces de l'ordre était la non-violence stricte, vu que les personnes que l'on souhaitait protéger sont à compter parmi les plus vulnérables (tant de traversées de souffrances qui se soldent par le déni des droits les plus élémentaires, celui de se tenir dignement sous le ciel notamment) de la réalité sociale occidentale et qu'il fallut absolument éviter qu'un geste malencontreux puisse avoir des répercussions douloureuses sur elles. Ligne de conduite strictement respectée ce matin-là. On peut aussi rappeler que le collectif Zone Neutre a été évincé auparavant, dans un laps de cinq ans, de huit autres bâtiments situés dans différentes zones de Bruxelles. Au pied de la façade, un château gonflable bleu, barricade autant qu'invitation à sauter en l'air en poussant des cris de joie. Deux policiers, harnachés de l'équipement complet, comme la totalité de leurs collègues, à part quelques agents en civil munis parfois de casques et de bâtons, s'avancent vers le château, brusquement sortent des couteaux d'une de leurs poches, tailladent et les refont disparaître, le bleu commence à s'affaisser. Il n'est pas à exclure qu'une certaine excitation, engendrée par les images guerrières de la traque aux étrangers qui se pratique aux États-Unis, régnait dans le chef des forces de l'ordre présentes. Deux camions actionnent les canons à eau, ça se recroqueville sous une banderole, l'épaisseur d'un drap, la plupart des lésions sont dues à des coups de matraque acharnés, des heurts contre des boucliers, du gaz lacrymogène pulvérisé à quelques centimètres des visages, mais aussi à des torsions de bras ou des coups de pieds dans la chair de gens couchés par terre, et quelquefois des policiers ont un peu de mal à maîtriser leurs chiens (pauvres bougres malinois conditionnés). À l'approche de l'heure du déjeuner des honnêtes citadins, le bâtiment square de l'Aviation est vidé, alentour la police continue de monter la garde. Peut-être n'est-ce pas très décent d'utiliser le terme de mérite, mais s'il y en a un à cette histoire, c'est qu'au moins la situation est on ne peut plus parfaitement claire : il s'agit de deux visions du monde qui se font face et qui s'opposent diamétralement. D'un côté Staring Real Estate qui se justifie en prétextant la transformation de son bien en un hôtel (pour héberger des touristes téméraires et/ou des femmes et hommes d'affaires ?) appuyé par la bassesse des sbires à son service. Et de l'autre côté, des âmes et des corps blessés qui refusent que les altérités soient pourchassées et promises à l'écrasement, qui refusent que ce château gonflable (pour héberger pendant quelques instants des rires d'enfants près du repos de leurs potes adultes) pourrissant tristement sur une décharge publique soit un signe du temps inéluctable.

Tom Nisse

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03.11.2025 à 12:07

L'après Mai 1968

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Lire + (260 mots)

Cette semaine, Mayday propose une émission documentaire et narrative sur la déflagration politique de Mai 1968 pendant les années qui suivent. Il sera notamment question des maoïstes français, de la rencontre du jeune Mohammed Kenzi habitant du bidonville de Nanterre avec les gauchistes de l'université à l'origine des occupations de Mai 68, du livre de Kells de Sorj Chalendon, de l'expérience d'établie de la chanteuse Dominique Grange, du scandale de Nelly Cavallero raconté par Nathalie Quintane ou du très haut niveau de conflictualité de la manif de Malville contre le réacteur nucléaire super-Phénix.

Que l'on nous en ait parlé à l'école ou en famille, Mai 1968 fait partie des mythes politiques partagés. Un mouvement qui a ébranlé les veilles certitudes républicaines de la France qui s'emmerde, en même temps que de la société de consommation triomphante. La plus grande grève du 20e siècle couplé à un mouvement étudiant spontané. Mai 68 nourrit ainsi largement les imaginaires gauchistes, anarchistes et d'autres encore.

L'après Mai 1968 c'est pendant 1 heure et ça s'écoute par exemple ici :

Toutes les émissions de Mayday se réécoutent les applis de podcast ou par ici.

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03.11.2025 à 10:48

L'ordre des choses

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À propos de l'oeuvre du poète Manuel Joseph Alexandre Costanzo

- 3 novembre / , ,
Texte intégral (3558 mots)

Dans la nuit du 24 au 25 octobre 2021, une des figures les plus importantes de la poésie contemporaine française disparaissait brutalement à l'âge de cinquante six ans. Il s'agit de Manuel Joseph. Il avait publié de nombreux poèmes dans des revues, des catalogues et quelques plaquettes, sept livres, et s'était décidé à faire paraître son dernier ouvrage intitulé Quissac dont la forme documentaire rend compte d'un séjour de plusieurs semaines dans une institution psychiatrique.

ECOUTEZ CE QU'ILS ONT A DIRE CAR ILS L'ONT DIT
ECOUTEZ --------- LA-BAS
ECOUTEZ ---------
ET FINALEMENT NOUS DEVRIONS TOUS PRETER ATTENTION ET ECOUTER
---------
ET LAISSEZ-MOI DIRE A CHACUN QUI ECOUTE ET REGARDE CE SOIR
---------
ELLES SONT DANS NOS PRIERES
---------

ECOUTEZ CE QU'ILS ONT A DIRE CAR ILS L'ONT DIT
ECOUTEZ UN DE NOS GRANDS OFFICIERS LA-BAS
ECOUTEZ LE SERGENT MAJOR
ET FINALEMENT NOUS DEVRIONS TOUS PRÊTER ATTENTION ET ECOUTER
J'AI FAIT APPEL A
ET LAISSEZ-MOI DIRE A CHACUN QUI ECOUTE ET REGARDE CE SOIR
JE SUIS DECIDE A
ELLES SONT DANS NOS PRIERES
AINSI QUE
Manuel Joseph, Heroes are heroes are heroes, P.O.L., 1994, pp. 23-25.

Cet ouvrage, tel qu'il l'avait très exactement défini, est composé de conversations retranscrites et de photographies réunies en un volume de six cent trente sept pages d'assez petit format. Ce livre est sans grande qualité : il témoigne factuellement de moments partagés avec le souci de ne pas trop toucher les choses pour ne pas les abîmer. Avec son livre Manuel Joseph ne veut pas abîmer cette réalité où l'on n'échappe pas aux murs, aux chambres, aux portes, aux couloirs, au réfectoire, au temps, ni à chacune des personnes qui sont là elles aussi et avec lesquelles on finit par devenir camarade ou même ami. On n'échappe pas aux surfaces, aux espaces, aux présences, alors on regarde, on écoute, et ils n'échappent pas non plus. Il faudra sans doute encore attendre de très nombreux mois pour que ce livre soit publié. Le formalisme poétique peu gratifiant, les situations et les figures qu'on y croise trop secondaires font que l'on met ces réalités de côté. Mais Manuel Joseph lui n'est pas passé à côté.

Son œuvre, initiée au début des années 1990, trouve l'une de ses sources dans l'objectivisme poétique nord-américain, sa politique dans un matérialisme et elle met à jour une forme qui nous affecte corporellement. Au cours de ces années, il avait renouvelé l'usage du cut-up en lui donnant une dimension particulièrement offensive. Et son premier livre, paru il y a près de trente ans, allait aussitôt apparaître comme une évidence. [1] Ce n'est donc pas pour rien que de nombreuses années après, en 2010, Thomas Hirschhorn consacre une exposition à sa poésie, à ce qu'est à ses yeux « la poésie aujourd'hui ». [2] Il y était question des livres de Manuel Joseph bien entendu, de ses interventions publiques, mais aussi de sa correspondance et des papiers annotés qu'il laissait derrière ou autour de lui. Manuel Joseph affirme peu de sens dans ses livres. Il remarque plutôt, il témoigne en manifestant les choses. Il procède généralement par des prélèvements d'énoncés ou de faits arrangés très précisément selon une méthode de composition répétitive fétichisant tournures et détails qui nous restent dans la tête. Et il en va de même de la musique caractérisant sa prose, du rythme qu'il aura inventé.

***

Un individu raconte une hospitalisation à Bichat pour dire qu'on lui a enlevé son rasoir Gillette et son cutter aussi, qu'il fait les cent pas, qu'il s'est coupé la lèvre en se la mordant et qu'il a un goût de sang dans la bouche ou que la douche est froide. Carré le réfectoire où les repas sont pris en carré, assis à la table carré, deux patients face à face (Amilka aime Pessoa, P.O.L., 2002). Un ouvrier a eu les pieds écrasés et un garçon marche au bord de la plage : il a remonté son pantalon parce qu'il n'aime pas l'eau salée, elle gratte et elle a le même mauvais goût que les vieux ou que les bisous de sa grand-mère quand elle le tient par les joues et les lui pince fort. Ce garçon porte un coquillage à son oreille même s'il a mal et on entend les noms de femmes et d'hommes irréconciliés morts emprisonnés ou abattus : Holger Meins, mort le 9 novembre 1974, Katarina Hammerschmidt, morte le 29 juin 1975, Ulrike Meinhoff, morte le 9 mai 1976, Andreas Baader, mort la nuit du 17 au 18 octobre 1977, Jan-Carl Raspe, mort la nuit du 17 au 18 octobre 1977, Gudrun Ensslin, morte la nuit du 17 au 18 octobre 1977, Imgard Möller, survivante (Corps de grève, La Gueule de l'emploi, ERBA Valence, 1999). Une fille rousse porte un nom de fleur, Iris, elle a mal au ventre et aussi un goût de terre dans la bouche, la terre qu'elle a mâchée parce que son papa Roland lui en a fait manger quand il était sur son dos (Ça m'a même pas fait mal, Al Dante, 2001). Une histoire de sac à l'angle de la terrasse d'un café. Un sac noir posé là, derrière, avec dedans un mobile noir, éteint, dans son étui noir et il n'y a personne à qui il pourrait appartenir, aucun dos, personne avec le dos noir (Le sac noir).

Il y a des figures accidentées, violentes ou violentées, des insensés mais surtout des personnages quelconques, secondaires, qui circulent dans l'œuvre de Manuel Joseph entre cet enfant se promenant au bord d'une plage, un ouvrier aux pieds écrasés et un homme interné dans un hôpital. Et c'est sans doute qu'à travers ses poèmes il rend compte de subjectivités broyées en objectivant un constat sur le monde, les langages et l'existence qui se formule au détour d'une attention au détail et d'une passion de l'obscène. Non pas que son poème regorge d'obscénités mais c'est plutôt qu'il regarde précisément les choses, et à côté, et de même qu'il parle d'un goût de sang ou de terre dans la bouche – le sang qui a le goût qu'on croit que le métal doit avoir le sang [3] –, il nous reste aussi quelque chose comme un arrière-goût matériel. L'écriture de Manuel Joseph déborde de crudité et de lucidité : il était le témoin de déchéances sociales et de vitalités. C'est ainsi que dans l'un de ses derniers livres écrit il y a plus de dix ans, La Sécurité des personnes et des biens [4], Manuel Joseph nous confronte au journal d'un homme qui manipule ses clés en vérifiant sans cesse qu'elles sont bien là au bon endroit dans les poches, se lave méticuleusement les mains, fume des cigarettes pour y voir plus clair dans sa tête ou regarde son reflet dans l'écran de la télévision. La distraction des fictions quotidiennes épuisées, voilà donc ce qu'il reste tandis qu'un individu se remarque devant cet étrange miroir éteint. Ce ne sera pas exactement le portrait d'un homme moyen mais plutôt d'un individu assez médiocre, un peu lent d'esprit, qui n'intéresse personne même s'il a quand même quelques amis. Et il est livré à des pathologies de l'ordre et de la propreté en assumant dans de curieux défilés de gestes, de mots ou de pensées, une manière d'habiter le monde.

***

Si selon les ouvrages on trébuche ainsi sur des bouts de récit, la méthode de Manuel Joseph consiste en réalité depuis son premier livre, Heroes are heroes are heroes [5], à articuler des énoncés télescopés les uns aux autres, des actes de langages se chevauchant en des ritournelles lacunaires ou altérées, se rencontrant, se court-circuitant, se répétant et se répétant encore en induisant, selon des précédés de soustractions, d'ajouts ou de substitutions, une singulière matière langagière. C'est à la façon d'un opérateur précis, s'appuyant sur les principes de base d'analyse de linguistique structurale, qu'il intervient sur des productions discursives médiatiques en extrayant des segments langagiers : des modèles illocutoires et leurs effets d'adhérences. Manuel Joseph conçoit en somme un journal intime de nos existences dont le contenu relève exclusivement des objets qui nous entourent et que l'on a en partage, à commencer par les écrans, dont il fait le matériau d'une forme poétique. On découvre ainsi, dans son livre, des échantillons d'annonces légales ou d'informations, des passages d'un roman de gare décrivant les prouesses sexuelles du personnage principal ou la promotion du passé militaire du président des Etats-unis au moment de la première guerre du Golfe, des extraits d'actualité documentant des explosions dans le ciel de Bagdad ou les performances des satellites KH-11 et KH-12 placés en orbites. A cela s'ajoute la chronique d'attentats contre des foyers d'étrangers, une notice concernant les touristes visitant le chalet d'Adolf Hitler en Bavière ou encore des transcriptions de catalogues de films pornographiques. Ce montage d'éléments fragmentés tourne et retourne comme une rumeur obscène des éléments extraits de champs informationnels selon une logique démonstrative hétérodoxe. Car ils convergent contre toute attente en des « points » et ils objectivent une situation : une famille de prescriptions ou d'ordonnances qui ont rapport à la force, à l'héroïsation, impliquant selon les séquences, le racial, le sexuel, le militaire, l'économique. Il suffit donc de mettre à plat ces énoncés, déjà plats, de les répéter et de les associer à une famille d'autres pour prendre la mesure de ce qu'ils disent, de ce qu'ils font et sont. Et c'est ce modèle que manifeste et désarme d'emblée le titre de l'ouvrage par la tautologie ou, plus exactement, une circularité de la répétition.

L'objectivisme critique de Heroes are heroes are heroes, documentant les existences à partir de ce qu'intiment des objets médiatiques, dénude ainsi circuits symboliques de croyances, systèmes implicites de dominations et rapports sous-jacents économiques en les impliquant autrement. Et cela est d'autant plus frappant que Manuel Joseph organise les pages de son ouvrage selon le modèle d'un prompteur télévisuel déréglé en exhibant matériellement ce qu'il y a « derrière » la télévision : un défilé de mots à lire, des mots d'ordre, un certain ordre des mots. Manuel Joseph regarde la télévision, mais il le fait en exposant ici ce qu'il y a derrière le dedans de l'écran et dehors le dedans de la tête, ou en constatant, dans un autre ouvrage, que cet objet est aussi dans le salon un curieux miroir. Le cercle et le miroir, emblèmes du modèle tautologique, comptent parmi les figures que privilégie la poésie de Manuel Joseph.

***

« il suffit de changer l'ordre des mots pour changer les mots d'ordre » [6] écrivait-il dans l'un de ses plus beaux livres, Amilka aime Pessoa, en instituant comme autant de paradigmes de ses manières, périssologies inadéquates, palindromes insensés ou anagrammes imparfaites. Et si nous avons là un fondement de son art poétique – un usage disjonctif de la répétition –, on identifie également sa politique.

Lacer méticuleusement ses chaussures dont l'une recèle par ailleurs une semelle de compensation ; s'asseoir et fumer une cigarette pour faire le point en attendant que les nerfs se remettent ; se tenir plutôt debout dans le tramway, bien droit, en s'agrippant d'une main propre à la barre sale ; marcher, ouvrir et fermer soigneusement des portes dont le moindre grincement provoque un désagrément ; ranger et nettoyer obsessionnellement l'appartement – en particulier les traces des chaussures des amis de passage qui « sont sympas », le noir des pneus d'un vélo qui a roulé dehors ou bien encore introduire des cotons-tiges dans les prises électriques et même des cure-dents pour en extraire toute la saleté. Et puis vérifier toujours, vérifier que les choses sont bien en place en entrant ou avant de sortir, que la porte de la seconde chambre est bien fermée ou que l'on a bien sur soi les médicaments, les cartes, les clés, le portefeuille dans les poches. Ce sera le matériau pauvre du livre La Sécurité des personnes et des biens – et de la vie du narrateur qui a chaud, mal au dos ou au crâne, qui s'énerve à ramasser des miettes et tente de remettre un peu d'ordre dans son existence et dans sa tête selon les prescriptions des médecins, du juge d'application des peines ou des éducateurs. A la pauvreté du matériau s'ajoute celle de la sémantique car Monsieur J. a peu de mémoire et de vocabulaire, et les mots des phrases sont parfois mal en ordre. Changer les mots d'ordre, telle est donc l'idée de Manuel Joseph, celle-là même qu'on peut également appliquer au mobilier, à ce qu'on a dans les poches ou dans la tête. Mais conformément à ses façons, les descriptions de son quotidien – accompagnées de photographies de Myr Muratet, des portraits, natures mortes et paysages urbains – sont entrecoupées d'extraits de traités portant sur des stratégies militaires ou frontalières détaillant les usages et fonctions d'un lexique médico-chirurgical. S'il n'y a aucun rapport entre le récit des manies du propre ou de l'ordre d'un cas social et ces énoncés, si un gouffre sépare ces mondes langagiers et d'expériences, une parenté se dessine pourtant de par le voisinage, les échos ou ricochets lointains : l'horizon d'un même champ lexical où convergent en hiatus pathologie, prescription, ordre, organisation, sécurité, propreté, nettoyage, purification.

Le « sale-propre » d'une société ici, le « propre-sale » aussi que l'on a dans la tête. Ailleurs le « noir », d'un sac noir, d'un téléphone et d'un étui noirs, pour lequel on recherche un dos : un dos noir parce qu'il s'agit d'un sac noir. « Noir » comme la couleur donnée à « l'étranger », « noir » comme la couleur qui nous ramène à l'équipement des membres des forces de sécurité, « noir » comme un indice occasionnant un sentiment pathologique de danger. A la faveur de juxtapositions et d'interversions, ces signifiants sont à la fois opérateurs de liaisons entre des mondes, de commutations et de disjonctions, des « points » d'identité et de différence.

***

L'art de Manuel Joseph consiste en somme à lire une chose en miroir d'une autre, à côté et avec, de sorte que ces dernières manifestent des suites de signifiants, de contenus latents, de lapsus et de mots d'ordre dans le rapport d'un non-rapport. Ou pour le dire autrement, lorsque des lignes en viennent à être rapprochées ou à se croiser, c'est pour ouvrir en éventail un espace de réflexions et de rebonds instruisant les paramètres d'un conflit. C'est cette sorte d'espace qu'invente Manuel Joseph, un espace dans lequel il nous abandonne. On dira alors qu'en ce lieu sont objectivés des principes d'ordre sociaux, psychiques et comportementaux se miroitant, qu'on aura aussi le territoire obscène dans lequel vivent les gens pauvres ou moins pauvres, mais surtout qu'il s'agit de configurer une situation de la pensée. Il se trouve qu'en juxtaposant des données, en tournant et retournant les mots comme le font les malades, les enfants ou les ignorants « dans l'ordre que l'on voudra bien » [7], il témoigne d'entêtements.

On sait que dans le creux d'un ordre, il y a des crises, du désordre. Un désordre sur lequel ce dernier pourra certainement se reconfigurer mais c'est aussi ce qui menace de l'effondrer. L'œuvre de Manuel Joseph instruit ce repérage par des rapprochements en dénudant les opérateurs qui font tenir un type d'ordre. C'est la façon dont il engage le conflit qu'il mène en comprenant une chose en miroir d'autres, en répétant précisément ce qu'il voit, ce qu'il lit ou entend selon des modes différents et en dérivant des circuits hiérarchiques dans des spirales ou des cercles nouveaux. Dans son poème Corps de grève, il écrit : « Parce qu'il faut arrêter de faire comme si l'ennemi n'était pas matériel mais idéal » [8].

Alexandre Costanzo


[1] Nous renvoyons à l'essai d'Olivier Quintin, « Manuel Joseph : sampling, logistique, éthique, Heroes are heroes are heroes et Amilka aime Pessoa » dans le catalogue Thomas Hirschhorn, Exhibiting poetry today : Manuel Joseph, CNEAI=/ Editions Xavier Barral, 2010.

[2] Thomas Hirschhorn, Exhibiting poetry today : Manuel Joseph, CNEAI, 2010 et Ecole Régionale des Beaux-Arts de Besançon (ERBA), 2011.

[3] Manuel Joseph, Amilka aime Pessoa, P.O.L., 2002, p. 17.

[4] Manuel Joseph (photographies de Myr Muratet), La Sécurité des personnes et des biens, P.O.L., 2010.

[5] Manuel Joseph, Heroes are heroes are heroes, P.O.L., 1994.

[6] Manuel Joseph, Amilka aime Pessoa, op. cit., p. 25.

[7] Manuel Joseph, ibid., p. 19.

[8] Manuel Joseph, Corps de grève, in Failles n°3, Nous, 2014, p. 246.

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03.11.2025 à 10:25

L'histoire marchant en crabe

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À propos de Capital et race de Sylvie Laurent

- 3 novembre / , ,
Texte intégral (3558 mots)

Beaucoup a été écrit et débattu quant à la manière dont race et capital se nouent dans l'Histoire. Dans ce (très) long article, perro apporte sa pierre à l'édifice depuis ce courant de la pensée critique bien particulier qu'est la théorie de la valeur et autour de la somme Capital et race de Sylvie Laurent, que nous avions recensé ici.

Ce qui n'est pas accompli complètement jusqu'à sa véritable fin
Retourne au néant à la bride du temps marchant en crabe
Horace, Heiner Müller

[…] il consacrait [à ses livres] juste le temps nécessaire à leur écriture, ce qui dépendait essentiellement de leur épaisseur, parce que (dès lors que les circonstances avaient fait que c'était devenu sa profession) il devait s'appliquer à écrire de préférence de gros livres, dans son propre intérêt bien compris, compte tenu du fait que les gros livres rapportent plus que les minces, lesquels, vu qu'ils sont peu épais, ont des honoraires plus minces (en fonction de leur épaisseur)(et indépendamment de leur contenu)
Le Refus, Imre Kertész

Capital et race – histoire d'une hydre moderne [1], tel est le titre de l'imposant ouvrage, important travail de compilation, écrit par Sylvie Laurent, américaniste et enseignante à Science Po, spécialiste de l'histoire de la race et de ses politiques aux États-Unis [2] ; l'ambition affichée dès les premières pages est tout aussi conséquente : retracer, sur près de cinq siècles, l'histoire de « [l']hydre du capital et de la race », qui aux États-Unis aurait trouvé sa terre d'élection [3]. En prenant appui sur un impressionnant corpus, dans lequel Karl Marx et W.E.B Du Bois occupent une place privilégiée, l'autrice se propose de démêler l'écheveau du capital et de la race, de déployer cette histoire commune dont 1492, date de la « découverte » des Amériques par Christophe Colomb, marque pour elle le point de départ, le véritable « moment inaugural » :

Ce qu'il s'agit d'éclairer n'est ainsi guère lequel du capital ou de la race a engendré l'autre, mais la manière dont le moment inaugural de 1492, à la fois prise de terre(s) et prise d'hommes-marchandise, les a fait advenir et cheminer de concert. Loin de la coïncidence, de la contingence ou de l'accident historique, race et capital sont dès lors scellés l'un à l'autre. [4]

L'exposition de l'histoire du « capitalisme racial » doit donc révéler à la lecteurice la gémellité du capital et de la race, enfantés par une seule et unique matrice, celle de la colonisation, de l'esclavage et de l'exploitation des Amériques [5].

Au-delà de la recension, de la synthèse et du commentaire de la somme que représente cet ouvrage, découpé en quatre « livres » (Origines, Institutions, Récits et Praxis) et onze chapitres, précédés d'une introduction et suivis d'un épilogue, soit près de 506 pages, notes comprises, nous nous proposons, modestement, au moyen de cette courte approche, bien moins prodigue, d'en relever les limites ; nous tenterons d'esquisser, à partir de celles-ci, quelques pistes de réflexions en vue d'entamer une recherche à même d'éclairer le capitalisme et la race, dans leurs médiations, sous un jour nouveau, historique et matérialiste – quelques pistes en vue d'amorcer, à terme, ce mouvement réel qui abolit l'état de chose existant.

Race et Capital : un flou conceptuel

Sylvie Laurent débute son ouvrage par quelques précisions définitoires, s'arrête brièvement sur « le sens des mots » [6], s'immergeant dans la détermination des concepts de « capital(isme) » [7] et de « race(isme) » [8] ; syntagmes qui seraient avant tout le siège de « batailles politiques et épistémologiques féroces depuis [leur] apparition. » [9]. L'autrice définit le capitalisme comme « un mode d'activité humaine visant à la production toujours plus grande de marchandises à des fins de profits » [10]. Pour le capital, elle reprend tantôt la définition anhistorique et positiviste de l'économiste bourgeois Thomas Piketty : « toutes formes de richesses qui peuvent a priori être possédées […] et transmises ou échangées sur un marché », tantôt celle critique de Karl Marx : le capital est un « rapport de production » [11] ; s'ajoute à cela un capital qui se constitue « hors de la sphère économique » : capital social, culturel, humain, naturel et racial. En somme, « le capitalisme abouti est, par essence, un système fondé sur l'accaparement du travail humain par le capital », personnifié par « ceux qui possèdent les biens-capitaux » ; il s'agit d'une opposition, d'un rapport conflictuel entre « travail » et « capital » [12].

Le racisme peut, pour sa part, être « facilement appréhendé comme un ensemble de représentations, discours et pratiques discriminatoires qui visent à nuire, dégrader et subordonner un groupe de femmes et d'hommes au nom d'une race supposée » [13] – l'hostilité est, pour Sylvie Laurent, le champ sémantique du racisme. La « race » est « une relation sociale […] [f]ondée sur la classification et la hiérarchie des groupes humains, […] démasquée par un ‘‘signe'' physique » [14]. Pour Sylvie Laurent, « cet ordre mental et social n'est pas sans évoquer l'idéologie au sens marxiste, qui permet de légitimer les intérêts de la ‘‘classe dominante'' et de pérenniser la nouvelle loi de la valeur. » [15]

Ce qui est frappant dans cette (brève) introduction aux concepts proposée par Sylvie Laurent, c'est le rapport versatile que les concepts entretiendraient avec leur objet : ils ne recouvreraient, en somme, que des « réalités ‘‘empiriques'', des expériences historiques concrètes et un ensemble de récits et de fantasmes » [16], ils ne seraient que le redoublement idéal de phénomènes fugaces, ils rendraient compte d'un « rapport au monde » essentiellement « politique » et fluctuant [17]. Les concepts, dans cette acception, ne sont donc plus des abstractions nécessaires à l'analyse et à la détermination de l'objet dans sa logique et son essence propres, des « déterminations d'existence [Existenzbestimungen] », qui expriment, dans l'approche catégorielle de Marx, ce qui « est donné dans la réalité effective tout autant que dans la tête » [18], mais des syntagmes au cœur de « luttes politiques » ; ces premiers sont de ce fait tout aussi susceptibles de subir des glissements, des « adaptations », des « reconfigurations » que ces dernières. Le flou conceptuel qui en résulte traverse l'ensemble de l'ouvrage, lui faisant perdre sa cohérence interne et limitant sa portée analytique : au cours de l'exposé, les concepts ne se précisent pas, mais se diluent dans un assemblage désordonné d'assertions, de faits historiques, d'anecdotes ; ils disparaissent plutôt que de permettre le saisissement d'une totalité qui se présente, au moyen de l'appareil conceptuel qui dans ce mouvement se précise, dans la dialectique entre général, particulier et singulier.

Pour éviter de tomber dans ces écueils et pour tenter de redonner une cohérence interne à l'ouvrage de Sylvie Laurent, à tout le moins à notre critique de celui-ci, nous commencerons par (re)définir le capital et la race ; nous partirons, pour cela, respectivement, des analyses de Roswitha Scholz et de celles de Colette Guillaumin. Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons qu'introduire brièvement et partiellement leur pensée, et invitons donc nos lecteurrices à se reporter aux œuvres de ces deux autrices pour de plus amples développements [19].

Poursuivant sur la voie pavée par Karl Marx, pour qui « le capital est un rapport social » [20], tout en s'opposant au « marxisme traditionnel » [21], la théoricienne de la critique de la valeur-dissociation [Welt-abspaltungskritik], Roswitha Scholz, saisit le capital en tant que « mode de socialisation » et rapport-fétiche [22] :

la théorie de la valeur-dissociation, au contraire des marxismes traditionnels, part du principe que le scandale véritable du mode de socialisation capitaliste n'est pas la survaleur au sens d'un pouvoir d'accaparement privé, mais plus fondamentalement la valeur, le travail abstrait, c'est-à-dire le fétichisme de la marchandise ; bien sur, sans survaleur, le mode de socialisation dans la forme-valeur est impossible mais pour pouvoir comprendre celle-là, la survaleur doit être déterminée comme mouvement de fin en soi de la valeur même, et pas seulement comme une appropriation subjective de richesse masquant son caractère abstrait de fin en soi et faisant apparaître la valeur comme medium socialement neutre. [23]

En d'autres termes, le capitalisme est une forme de connexion sociale ou, dans la terminologie d'Alfred Sohn-Rethel, de « synthèse sociale » [24], autonomisée (« fétichiste »), dont il faut saisir, au moyen d'une démarche critique et négative, les principes généraux. Le travail est, dans ce mode de socialisation, l'activité socialement médiatisante et est, en tant que telle, historiquement spécifique [25] ; le travail ne peut donc être ni ontologisé ni considéré comme le « moteur » de l'Histoire, dont l'expansion permettrait le développement et la résolution subséquente de la contradiction, entre classes ou entre « forces de production » et « rapport de production », par laquelle le prolétariat se réaliserait [26], comme le suggère le « Marx exotérique » [27] et la vulgate marxiste dans son sillage. De plus, en tant que mode de socialisation historiquement spécifique, le capitalisme est déterminé par le « mouvement de fin en soi de la valeur même », dont le moteur est la production de survaleur par le travail (abstrait), qui se présente comme simple « dépense productive de matière cérébrale, de muscle, de nerf, de mains, etc. » [28], c'est-à-dire, comme le montre Kurz, par la consomption « d'énergie abstraite-matérielle » [29]. Le capitalisme peut donc être défini comme « fin en soi tautologique » (Kurz), procès d'auto-valorisation de la valeur, impératif prenant la forme d'une « domination abstraite sans sujet [Subjektlose Herrschaft] » (Kurz) ; il est ce rapport social « impersonnel » [30], procès par lequel la valeur se « valorise elle-même » [31] au moyen du travail, et qui consiste en d'incessantes métamorphoses du capital, « la valeur passe constamment d'une forme dans l'autre, sans se perdre elle même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automate [ein Automatisches Subjekt]. » [32]

La (sur)valeur n'est cependant par le principe formel absolu du rapport social, cette catégorie présente en effet ses propres conditions préalables, « un versant de la société capitaliste qu'on ne peut saisir au moyen de l'outillage conceptuel marxien. » [33] En effet, Roswitha Scholz constate que :

soit le travail abstrait et la valeur sont déjà compris dès leur constitution et ainsi dans leur essence comme principe masculin ; soit une hiérarchie de concepts est à nouveau introduite, dans laquelle l'indexation sexuée est bannie dans un espace secondaire comme simple problème de dérivation et concrétisation. [...] le rapport entre les genres structure lui-même de manière centrale le principe de synthèse sociale. [34]

« Patriarcat producteur de marchandises » [35] serait donc une dénomination plus correcte de ce que nous nommions jusqu'à présent rapport-capital ou capitalisme [36]. L'ensemble des activités humaines, qui participent de la reproduction du patriarcat producteur de marchandises, ne peuvent donc pas être subsumées, selon une approche réductionniste, qui « reste confinée à l'espace intérieur de la marchandise » [37], sous les catégories de « travail » ou de « valeur » ; une telle subsomption obérerait le saisissement de la dynamique contradictoire de celui-là tout en en occultant les fondements ainsi hypostasiés, prévenant toute critique négative de ces derniers. Car, « ce n'est […] pas le seul automouvement fétichiste de l'argent et le caractère tautologique du travail abstrait dans le capitalisme qui déterminent le contexte social global. […] [C]e que la valeur ne peut saisir, ce qui est dissocié par elle, dément précisément la prétention à l'universalité de la forme-valeur. […] Les activités féminines de reproduction représentent l'envers du ‘‘travail abstrait'' » [38]. La dissociation est donc « l'ombre projetée de la valeur » [39], qui représente avec elle (valeur-dissociation) la « méta-structure » du rapport social ; « valeur » et « dissociation » sont dans un rapport dialectique et sont historiquement (et logiquement) « co-originaires » [40].

Ces principes fondamentaux ne peuvent toutefois êtres déterminés qu'a partir d'un certain contexte ou niveau de socialisation. Les catégories de « valeur » et de « dissociation » ne doivent pas être décontextualisées et saisies sur la base d'actions isolées ou de cas particuliers idéaux (la marchandise individuelle, l'économie nationale, l'entreprise, etc.), mais sont les déterminations de la logique propre au procès d'ensemble [41]. Le patriarcat producteur de marchandises, compris comme « société pleinement socialisée » (Adorno), se rapporte finalement à un procès global qui ne peut être effectif qu'en tant qu'il est mouvement global du capital (ou plutôt de la valeur-dissociation) [42], reproduisant ainsi sa logique propre, comme l'écrit Robert Kurz dans son dernier ouvrage, Argent sans valeur [Geld ohne Wert] :

Ce qui surplombe les sujets agissants et constitue le mouvement réel de valorisation, c'est pourtant le tout du « sujet automate » [...]. Seul le capital total est l'auto-mouvement de la valeur, en quelque sorte comme un « monstre qui respire », qui fait face aux acteurs, bien qu'ils le produisent eux-mêmes ; une sorte d'Adam Kadmon négatif de la socialité inconsciente. Ou, pour reprendre les termes de Marx, la « valeur qui se valorise elle-même, […] ce monstre animé, qui se met à 'travailler', comme s'il avait le diable au corps » (Karl Marx, Le Capital, Livre 1, op. cit., p. 219). [43]

Dépassant la simple détermination des catégories fondamentales du rapport social, au niveau « formel », « global » ou « logique », Roswitha Scholz prend en considération la « forme sociale fondamentale », la valeur-dissociation, mais ceci « dans son déploiement en tant que totalité concrète et dans la dynamique historique qui lui est liée, par conséquent en médiation avec des analyses concrètes. » [44] Le principe de valeur-dissociation, c'est-à-dire le patriarcat producteur de marchandises, est un processus historique contradictoire [45] ; la théorie de la crise et la « contradiction en procès » (Marx) [46] sont donc des éléments centraux de la critique de la valeur-dissociation [47]. De plus, dans la plus pure tradition de la Théorie critique de l'École de Francfort, « lorsque la réalité sociale change, la théorie doit changer, tout en maintenant la critique du principe de forme et donc la distinction entre essence et apparence » [48] ; doivent être portés à l'analyse les nouvelles formes de discriminations, les phénomènes nouveaux, leurs expressions renouvelées, changeantes, qui se présentent dans la dynamique historique du rapport patriarcal-capitaliste, notamment lors du basculement de ce dernier dans la postmodernité.

Ces dimensions, l'historicité, la processualité, la contradiction, la « globalité » ainsi que la dialectique entre forme sociale abstraite et totalité concrète, les médiations, nécessaires pour saisir le patriarcat producteur de marchandises dans toute sa généralité et sa profondeur, sont absentes chez Sylvie Laurent ; l'ouvrage nous confronte à une unidimensionnalité conceptuelle depuis laquelle ni l'analyse ni la synthèse, et encore moins la dialectique, ne peuvent procéder. En outre, l'autrice ne s'éloigne que difficilement d'une conception marxiste traditionnelle qui décèle dans la lutte des classes, la domination « personnelle », l'accaparement privé de la survaleur et la propriété privé des moyens de production, les principes premiers du capitalisme ; une telle conception suggère les plats les plus insipides qui soient pour les menus des gargotes de l'avenir : solutions réformistes, alternatives alter-capitalistes, « déjà-là du communisme », etc., i.e. propositions qui maintiennent les catégories fondamentales du capitalisme (valeur, marchandise, argent, travail), appréhendées en termes ontologiques, et sa logique propre, qui se présente comme une « loi naturelle ». En partant de ces prémisses erronées, Sylvie Laurent et ses « zélotes » s'époumonent pour réclamer des solutions « politiques », une « redistribution de la valeur » ou encore une « dissipation des illusions et des légendes » [49] – bon appétit !

Pour preuve, la reprise par Sylvie Laurent des propos de Hannah Arendt, pour qui « la compulsion première du capitalisme n'est pas la croissance (des richesses) en soi, mais la domination, ‘‘but politique permanent et suprême''. » [50] Or, la compulsion première du capitalisme est précisément la « croissance des richesses en soi », l'auto-valorisation de la valeur, véritable « domination sans sujet » [51], sous laquelle ne se cache pas de dessein « politique » particulier qu'il nous serait donné d'identifier puis d'éliminer – on ne peut pas résoudre ce problème en le raccourcissant d'une tête. Toutefois, comme s'efforce de le montrer Roswitha Scholz, cette domination « abstraite » est dialectiquement intriquée à une domination « concrète », ce qui impose un examen des différences, l'introduction de différenciations internes aux concepts (« totalité brisée »), ainsi qu'un effort de médiations. La critique de la valeur-dissociation doit prendre en compte différentes sphères, dimensions, les différents moments et niveaux du rapport social : général, psycho-social, culturel-symbolique, etc. Dans ce contexte, la politique, bien que devant être réinscrite dans un ensemble de médiations, n'est que la gestion de ce rapport fétichiste contradictoire dont nous avons brièvement exposé les principes fondamentaux et la logique (globale) propre. Disons enfin, dans un même élan, que la théorie de l'accumulation capitaliste « par dépossession », nommée ainsi par David Harvey et recyclée par Sylvie Laurent [52], est superficielle et défaillante du fait de son occultation du contexte global, de sa logique propre et de sa dynamique historique, qui exclut, notamment, toute théorie de la crise [53] ; nous y reviendrons. En outre, la « logique d'identité » guide ces théories car, comme l'écrit Roswitha Scholz, « des disparités sociales qualitativement différentes sont assimilées entre elles par addition comptable à l'intérieur de la catégorie d'accaparement [ou de dépossession] de terres d'une accumulation initiale permanente. » [54]

En 1972, Colette Guillaumin, dans son ouvrage séminal, L'idéologie raciste, se penchait elle aussi sur « le sens des mots » [55] : race et racisme. Ses réflexions débutent par l'identification des apories propres au champ de la recherche sociologique traitant de la race et du racisme, habité par une gêne et un malaise logique qui en sont les manifestations :

[T]out se passe comme si les chercheurs, ne croyant pas à la race pour leur part, supposaient qu'elle est concrètement réelle pour les groupes qui produisent les pratiques racistes. […] Tenter de déterminer ce qui est concrètement vrai et objectivement faux dans la perception des races est […] inadéquat. Cela revient à se limiter à un statu-quo de la réalité de la race, et se préoccuper de déterminer en quoi cette réalité est fondée ou non ne pose pas le problème sociologique. [56]

En vue de sortir de la « définition raciste du racisme » [57], mais aussi pour dépasser l'opposition entre racisme « biologique » et « culturel » [58], Colette Guillaumin cherche à saisir le « processus commun » à partir duquel « la réalité sociologique de la ‘‘race'' » [59] puisse être lue. Pour Guillaumin, au fondement de la race est la « marque » [60], « le signe biologique » :

La biologisation de la perception, dès qu'elle est associée à la perception de la différence sociale, forme le nœud de l'organisation raciste. Sous le signe de l'hostilité qui marque les rapports entre les groupes (et qui est considéré – à tort – comme le déterminant majeur de la conduite raciste), reste fondamental le signe biologique. [61]

Guillaumin poursuit en synthétisant son propos, se dotant ainsi d'une définition sociologique et conceptuelle de la race, apparemment plus large que la définition fournie par le sens commun : la race est « la différence elle-même inscrite dans l'immuable » [62], le biologique étant l'assurance et l'incarnation de cette immutabilité. Ce concept sociologique de race permet d'affirmer que le racisme est « un système de rapport entre des groupes qui se considèrent comme différents par essence » [63], que la seule hostilité, ou la nuisance, la dégradation et la subordination, pour reprendre la définition qu'en donne Sylvie Laurent, ne sauraient pleinement saisir [64]. Le concept de racisme désigne « toute conduite de mise à part revêtue du signe de la permanence. » [65] Il s'agit donc de partir de la race pour déterminer le racisme, en tant que catégorie conceptuelle et outil utilisable dans le cadre d'une analytique sociologique [66], qui désigne un rapport entre des groupes et une conduite sous-tendu par la race ; ce faisant on spécifie le « racisme » tout en en étirant le domaine d'application, qui déborde alors les cadres « raciaux » communément admis comme tels, pour caractériser des discriminations touchant les ouvriers, les étrangers, les femmes, les personnes en situation de handicap, la déviance sociale, etc [67]. Il s'ensuit que « race » et sexe, pour ne prendre qu'un exemple, doivent être analysés conjointement, compris tous les deux en tant qu'ils se réfèrent à une marque de la permanence biologique qui, dans un rapport social donné, devient signifiant [68], vecteur « matériel » d'intelligibilité – une analyse conjointe absente chez Sylvie Laurent. En outre, la démarche théorique et critique de Guillaumin permet d'appréhender les « glissements » survenant au sein de la chaine sémantique, ou « discursive », race-ethnie-nation décrite par Stuart Hall [69] ; elle offre donc, plus largement, un cadre d'analyse susceptible d'éclairer les déterminants « raciaux » de concepts ou de catégories sociales qui, en apparence, en sont exempts.

La définition de la race donnée par Sylvie Laurent, une « [légitimation] [d]es intérêts de la ‘‘classe dominante'' et [la pérennisation de] la nouvelle loi de la valeur. » [70], point de départ de sa présentation, ne permet pas de dépasser une compréhension subjectiviste de l'« ordre mental et social », pourtant nécessaire pour saisir la race et le racisme dans toute leur étendue ; elle ne permet pas de saisir la réalité sociale de la race, la matérialité d'une synthèse sociale qui ne se situe pas seulement dans la tête, qui n'est pas seulement un phénomène « idéologique » de l'ordre de l'imagination. Car le racisme (et la race) est un « contrat social » historico-matériel [71], une relation sociale particulière que Wulf D. Hund qualifie de « socialisation [societalization] par déshumanisation » :

Le racisme, en tant que socialisation [societalization] par déshumanisation, est une relation sociale qui permet même au membre le plus bas de la société d'accéder au statut imaginaire d'appartenance à une communauté, avec toutes ses parties supérieures, par comparaison avec des autres complètement aliénés. [72]

Il poursuit en mettant en garde contre les théories « psychologisantes » ou « subjectivistes » de la race et du racisme : la « déshumanisation n'est pas une conséquence de la malveillance innée de leurs [aux esclaves] oppresseurs, mais des relations sociales. » [73] En effet, comme nous nous efforcerons de le démontrer, et comme le soutient Sylvie Laurent par endroits, « le racisme n'est pas qu'une pathologie de la petite bourgeoisie ignorante », ni un instrument coercitif dont la bourgeoisie aurait le monopole, « [il] est un rapport social traversant toutes les classes » [74]. Bien que « le racisme [soit] un rapport social, et non pas un simple délire des sujets racistes » [75], les dimensions psycho-sociales et culturelles-symboliques, au côté d'autres domaines et sphères du phénomène raciste, doivent être intégrés à l'examen critique de celui-ci ; d'où l'importance que revêtent les analyses de la subjectivité bourgeoise, de la personnalité autoritaire [76], de la Radhfarhernatur, de la structure pathique de la conscience, de la mentalité de ticket, etc. [77], sans pour autant en faire le facteur explicatif dernier d'une théorie générale de la race et du racisme – ou du fascisme.

Le lien entre patriarcat producteur de marchandises (capitalisme), race et racisme peut, dorénavant, à l'aune de définitions légèrement précisées, être problématisé. Dès les premières pages de son ouvrage, Sylvie Laurent répond au problème sans s'interroger sur sa nature, par le biais du réemploi, sans analyse critique préalable, du concept de « capitalisme racial » [78], dont l'idée forte est que « les relations sociales sont mystifiées en ‘‘relations raciales'', c'est-à-dire que la race est la forme concrète sous laquelle la classe y apparaît et que l'on ne peut donc en aucun cas découpler de la lutte » [79] ; en suivant Cédric Robinson et son Marxisme noir [80], l'autrice précise son propos en affirmant que « tout capitalisme [...] est racial en ceci qu'il produit et perpétue systématiquement la hiérarchie entre groupes humains. » [81] Cette détermination vague du lien entre patriarcat producteur de marchandises (capitalisme), race et racisme ne peut faire figure de problématisation de celui-ci ; elle ne peut qu'entrainer une lecture réductionniste et des catégories en jeu et de leurs relations [82].

Capital et race sont des catégories centrales de la synthèse sociale, au cœur de sa logique de reproduction et des médiations qui la rendent possible, ce que nous nous efforcerons de présenter plus avant dans la suite de cet article. Dans cette perspective, nous ne pouvons pas faire appel à une théorie réductionniste ou unidimensionnelle, dont le principe d'identité est le modèle réflexif. La théorie critique de la valeur-dissociation nous semble proposer une démarche réflexive à même de saisir cette relation dans ses médiations, par l'examen des contradictions, des ambivalences, des différents niveaux, moments, domaines et sphères, en laissant exister, dans l'analyse, l'objet dans sa particularité et sa logique propre, sans pour autant faire l'impasse sur la forme sociale et les principes généraux qui président à la reproduction du rapport social, totalité elle-même historiquement dynamique. Il s'agit donc de se pencher sur le contenu particulier de la race et du racisme au sein de la synthèse sociale patriarcale-capitaliste et non pas de dériver la race du capital [83] ; la problématique est précisément celle de la persistance et de la reproduction d'un rapport social contradictoire réel – réellement contradictoire.

Toutefois notre problématisation, qui est une tension dialectique inhérente au rapport social, se révélerait incomplète en l'absence de l'examen historique des catégories, de leurs médiations et de leur problématisation elle-même. Les définitions, que nous avons esquissées précédemment, ne prennent véritablement corps que lorsqu'elles sont dépliées historiquement, comme le rappelle Wulf D. Hund :

[L]es amalgames de discrimination modelés par le racisme ne peuvent être analysés concrètement que d'un point de vue historique. [...] Beaucoup trop d'études se concentrent sur les définitions. Or, les idées ne peuvent être définies, elles doivent être évoluées historiquement. [84]

Des concepts à leur historicisation : histoire de la race, histoire du capital

Nous l'avons vu en introduction, pour Sylvie Laurent l'histoire croisée de la race et du capitalisme débute en 1492, soit il y a près de 500 ans ; or, selon l'historiographie récente, remise en doute par l'autrice, ces rapports sociaux n'apparaissent que très tardivement, dans la modernité, qui débute dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Il est évident que cette erreur historique fondamentale découle d'une compréhension superficielle du capitalisme et une méconnaissance de son principe fondamental d'une part, auxquelles s'ajoute, d'autre part, une frivolité conceptuelle en ce qui concerne la race et le racisme, qui reposent essentiellement sur le signe de la permanence biologique, comme nous l'avons introduit plus haut. Nous reviendrons sur les thèses de Sylvie Laurent, grevées d'approximations historiques majeures, après une brève présentation des éléments saillants de l'histoire de la race et du rapport patriarcal-capitaliste [85] ; pour cela, nous mettrons à profit les écrits de Colette Guillaumin [86], Wulf D. Hund [87] et Jérôme Baschet [88].

Pour Colette Guillaumin, mais aussi pour de très nombreuxses auteurrices après elle [89], la race est moderne, fruit d'une « mutation idéologique » [90], d'une « rupture » [91] qui intervient à la fin du xviiie siècle ; alors qu'avant la différence était marquée du sceau de l'étrangeté, de l'appartenance ou non à la communauté chrétienne, héritée de querelles théologiques, et à laquelle la conversion permettait l'accès, la différence s'est, au 19e siècle, transmuée en hétérogénéité biologique irréversible au sein même de l'humanité [92] :

Avec le xixe et le syncrétisme bio-social l'univers est fermé, parcouru de murs infranchissables. Lorsque au xie siècle on discutait de savoir si les femmes possèdent une âme et au xvie de la possibilité de baptiser les Indiens, ces discussions étaient interrogatives, la question portait sur l'intégration (ou non) dans l'humanité définie comme univers du Salut. À partir du xixe il n'y a plus question, mais affirmation. Implicite ou explicite, il y a coupure au sein de l'humanité, les groupes « sont » et n'ont plus de statut mouvant. […] L'idéologie [médiévale] de la « conversion » qui proclamait le principe du passage possible d'un groupe à l'autre […] [est] frappé de caducité. […] Désormais [au xixe siècle] le monde est clos, garanti par les différences internes de nature, et la nature transcende les entreprises humaines. La rigidité des appartenances de groupe, fatalité biologique, est maintenant inamovible, « intouchable ». [93]

Avant le xixe siècle, la « race » désignait des positions sociales, qui pouvaient être définies théologiquement, par l'ordonnancement divin du monde, mais ne recouvraient pas des différences d'essences biologiques ; elle qualifiait des lignées nobles – les « races » de Rois de France [94] par exemple – et était « conforme à une logique généalogique qui avait des fondations sociales (ascendance et lignée). » [95] ; ce qu'indique la définition donnée à l'entrée « Race » de l'Encyclopédie de Diderot, en 1765 :

RACE, s. f. (Généalog.)​​ extraction, lignée, lignage ; ce qui se dit tant des ascendans que des descendans d'une même famille : quand elle est noble, ce mot est synonyme à naissance. Voyez Naissance, Noblesse, &c. [96]

Le début du xixe siècle voit se parachever le basculement de la « race » sociale et religieuse [97] médiévale vers la race biologique moderne ; la deuxième moitié du xviiie siècle étant marquée par une conjonction particulière dans l'histoire européenne, mêlant développement des sciences de la Nature et critique des institutions et des rapports sociaux médiévaux, ce que fait remarquer Nelson au cours de son étude portant sur l'émergence de la biopolitique :

Un certain nombre de processus de long terme ainsi que diverses conjonctures historiques et intellectuelles immédiates au milieu du xviiie siècle ont rendu possible la naissance de la biopolitique et ont contribué à façonner son caractère. Des processus majeurs de long terme tels que la sécularisation, le développement du capitalisme et la critique philosophique radicale de la justification traditionnelle de l'ordre et de l'autorité sociaux et politiques qui a débuté au xviie siècle ont tous joué un rôle important dans l'établissement des conditions générales dans lesquelles la biopolitique a émergé. [98]

Ce basculement historique, l'impossibilité de « conversion » marquant la rupture, est absent des considérations présentes dans l'ouvrage de Sylvie Laurent ; cette absence la rend fondamentalement inapte, comme nous le verrons, à saisir l'émergence conjointe du capital et de la race, qui sont antidatés à 1492 dans un commun mouvement de négligence historique et critique.

Enfin, Sylvie Laurent soutient que la traite négrière occidentale est le point nodal de l'histoire de la formation de la pensée raciale. De même qu'elle ne doit pas être surévaluée, l'importance de la traite négrière occidentale dans la formation de la pensée raciale moderne ne doit pas, en effet, être négligée ; cependant, seule une analyse des contextes socio-historiques est à même de la saisir adéquatement. Une fracture conceptuelle, un grand basculement, la critique de l'ancien système féodo-ecclésial par les Lumières, menèrent, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, à l'émergence de nouveaux modèles explicatifs de l'esclavage, qui façonnèrent la catégorie moderne de race. [99] Si la traite négrière occidentale à pu fournir un support à la réflexion sur la race, elle ne fournit pas pour autant un chablon analytique commun (principe d'identité) pour tous les racismes.

Cette très brève histoire de la race, à tout le moins l'investigation de la chronologie de sa formation à la fin du xviiie siècle, ainsi que son intégration dans un basculement plus large, qui semble affecter tout un mode de socialisation et de perception, nous pousse à entreprendre une démarche historique similaire en vue de saisir les transformations ayant mené à la formation du « mode de production » capitaliste. La périodisation du capitalisme, son découpage en tranches historiques et l'étude de la chronologie de sa formation ont donné lieu, en particulier dans les années 1970-1980, à d'intenses débats historiographiques ; l'absence de clarifications notionnelles, d'accords minimaux concernant les catégories traitées et, finalement, la chape de plomb du « triomphe » néolibéral des années 1990, qui décrétait la « fin de l'Histoire », ont toutefois fortement entravé la poursuite de ceux-là [100].

Plus précisément, la discussion relative à la chronologie de formation du capitalisme s'avère être une discussion relative au contexte historique qui l'a précédé, le système « féodo-ecclésial » [101], de même qu'une discussion relative à la transition de ce dernier au système capitaliste. La détermination de la chronologie du capitalisme repose sur une saisie catégorielle à la fois du rapport-capital et du système féodo-ecclésial ; la transition doit être comprise comme le passage d'un système socio-historique à un autre, un « grand basculement », une « reconfiguration systémique » [102] brutale, concentrée dans le temps. Une histoire du « tout social », qui s'interroge sur les cadres globaux et les logiques socio-historiques, a mis en évidence l'« unité propre au rapport féodal » [103], c'est-à-dire les principes fondamentaux de l'organisation de la société médiévale, dans laquelle la synthèse sociale était assurée par les fonction conjointes du dominium et de l'ecclesia [104], qui déterminaient un certain rapport de « relation à Dieu » [105]. Sans rentrer dans le détail, cette précision de l'essence du rapport féodo-ecclésial entraîne notamment une remise en cause profonde du « dogme » (Guerreau) des « rapports de dépendance personnelle » : « L'homme du Moyen Age n'avait en aucune manière à se poser la question de son appartenance, a fortiori de son adhésion ; tout au plus avait-il jusqu'à un certain point, limité, la possibilité de choisir sa place : tout rôle social était eo ipso un rôle dans l'Église » [106], donc déterminé par un principe d'organisation sociale transcendant ; les « rapports de dépendance personnelle », bien plus qu'immédiats et « arbitraires », consistaient donc en « un système de représentations personnelles directes du principe transcendant [extra-mondain, divin]. » [107] Dans le système féodo-ecclésial, les individus incarnent, personnifient ou représentent, de par leur position sociale, autre chose qu'eux-mêmes ; ils sont insérés dans un « Ordre du monde » déterminé par un principe divin transcendant, intangible : l'apparent paradoxe des « deux corps du Roi » [108] est le parangon d'une telle incarnation, c'est-à-dire de la « représentation de Dieu » dans le monde [109].

L'analyse de ce contexte socio-historique, de ses contradictions et de sa dynamique historique singulière, ainsi que des facteurs qui ont mené au « grand basculement », pousse à favoriser une lecture discontinuiste [110] de la transition et à privilégier une chronologie tardive de la formation du capitalisme ; ce que fait Jérôme Baschet dans son important livre, Quand commence le capitalisme ? [111], véritable synthèse critique des hypothèses de transition proposées aux cours des dernières décennies. En distinguant précisément « activités du capital » et « capitalisme » [112], l'auteur conclut que :

malgré des débats largement ouverts, on peut admettre que des rapports de production modelés par le capital commencent à émerger au cours des xviie et xviiie siècles dans certains espaces parfois relativement importants, mais néanmoins circonscrits. Toutefois, il faut rappeler, une fois encore, qu'en 1750, l'essor de l'Angleterre, où se concentrent l'essentiel des avancées européennes du moment, ne présente pas d'avantage décisif, ni quantitativement ni qualitativement, par rapport à la Chine. La complète singularisation de l'Europe vis-à-vis des puissantes civilisations asiatiques – condition de sa domination planétaire – n'est pas encore manifeste. D'importantes limites demeurent et conduisent à marquer un écart encore considérable par rapport à l'affirmation ultérieure du capitalisme comme mode de production et comme synthèse sociale. [...]

Ces limites ne commencent à s'effacer qu'à la faveur du grand basculement des années 1760-1830, ce qui ne signifie en aucun cas que l'ensemble des caractéristiques du capitalisme s'imposent alors d'un coup et partout également. C'est très loin d'être le cas et bien des phénomènes, à commencer par la complète prolétarisation provoquée par l'exode rural, ne s'affirmeront que lentement au cours du xixe siècle. Néanmoins, avec ce basculement, deux sauts quantitatifs/qualitatifs sont accomplis. D'une part, l'emprise du capital sur la production se généralise et les rapports capitalistes de production commencent à devenir prédominants. De l'autre, les exigences du capital exercent une emprise croissante et de plus en plus décisive sur les aspects essentiels de l'organisation sociale. Le capitalisme s'affirme alors comme mode de production et comme synthèse sociale. [113]

Ce « grand basculement » s'accompagne de ce qu'Alain Guerreau qualifie de « double fracture conceptuelle » [114] : la religion et l'économie, et nous devrions ajouter le travail [115], comme concepts « modernes », rendent dorénavant incohérent et immédiatement inintelligible le système socio-historique antérieur ; ils participent de l'effacement de l'ecclesia et du dominium [116]. Dès lors, la mobilisation de ces concepts dans le cadre de l'étude de la société féodale ne peut résulter qu'en contresens et anachronismes ; il s'agirait de « rétroprojections capitalocentriques » [117], tels que les qualifie Jérôme Baschet. La philosophie des Lumières est le terrain d'expression et de formalisation privilégié de ce moment singulier de l'histoire européenne, et à présent mondiale, « universelle » [118] : « les penseurs des Lumières élaborent une synthèse intellectuelle cruciale, en remodelant de fond en comble la représentation des fonctions sociales et de leur articulation. » [119]

Cette naissance concomitante du capitalisme et de la race a de quoi intriguer ; elle suggère un lien plus profond, une gémellité se nouant dans leur rapport à une synthèse sociale historiquement spécifique – en somme, race et capital ont maille à partir. La rupture relative à la possibilité de « conversion », identifiée par Colette Guillaumin au cours de ses recherches sur la race, doit donc être comprise dans une rupture plus large, contextuelle, une reconfiguration systémique, touchant donc au cadre global ou à la logique sociale, au cours de laquelle le rapport de « relation à Dieu » antérieur, mis en quelque sorte sens dessus dessous, se transmute en « rapport-fétiche » moderne [120].

Chez Sylvie Laurent cette rigueur conceptuelle et analytique, en un mot historienne, fait défaut ; nous sombrons, plutôt, dans « la collecte dérisoire d'anecdotes invérifiables » [121] qui, en soi, ne permettent pas d'éclairer les logiques sociales à l'oeuvre, ces premières ne pouvant être éclairées par ces dernières en retour. Nous allons, à présent, brièvement revenir sur les anachronismes et les contresens historiques qui relèvent d'une mécompréhension fondamentale et du rapport féodo-ecclésial et du capitalisme. Notre objectif n'est pas d'agonir, par la critique de ses écrits, Sylvie Laurent, mais d'en clarifier les développements, en vue d'esquisser de nouvelles pistes de réflexions.

Nous l'évoquions en introduction, 1492 est une date qui revêt une importance particulière dans l'analyse du « nouage » capital-race proposée par Sylvie Laurent :

La date de 1492 prend alors toute sa pertinence, non pas parce qu'elle incarnerait une hypothétique datation du capitalisme, mais parce qu'elle en élucide la logique organique. Pensé comme processus d'accumulations-dépossessions-subordinations, inauguré par la conquête de l'Amérique et sempiternellement rejoué, le capitalisme pourrait ainsi être qualifié, comme le fait avec ironie la théoricienne féministe et marxiste Roswitha Scholz, de « Christophe Colomb à l'infini ». [122]

1492 représenterait à elle seule la rupture historique qui aurait permis à la « bourgeoisie » de « mondialiser son capital » [123]. Jérôme Baschet contrebat cette thèse, qu'il considère être un « simplisme historique », qu'il qualifie de « 1492-centrisme » [124]. Le capitalisme, ou à tout le moins sa « logique » ou le « processus » qui le détermine, n'est pas « inauguré par la conquête de l'Amérique », encore moins « sempiternellement rejoué », ne serait-ce que du fait qu'en 1492 l'économie, comme sphère indépendante et logique transversale, n'existait pas ; nous l'avons vu, l'« économie », si tant est qu'elle fusse a minima discernable, était enchâssée dans des rapports de « relation à Dieu » propres au système féodo-ecclésial. La date de 1492 n'élucide donc pas « la logique organique » du rapport-capital, au contraire, elle tend à l'obscurcir.

L'anachronisme et l'erreur historique sont d'autant plus patents que Sylvie Laurent signale, par ailleurs, que Christophe Colomb avait reçu pour mandat la « conversion universelle, c'est-à-dire d'assurer l'autorité de l'Europe chrétienne sur l'ensemble de la Création » [125]. D'une part, les faits historiques – « conversion universelle » caractéristique du système féodo-ecclésial – et l'analyse proposée – 1492 et la « logique organique » du capitalisme – sont incompatibles, fruit de la décontextualisation de ces premiers ; d'autre part, et en lien avec l'identification de la conquête des Amériques à la formation du capitalisme, la rupture que représente l'impossibilité de conversion, élément déterminant de la race, ne peut pas être entrevue.

Il s'ensuit que la fable du « moment colombien », consistant en la rencontre avec l'altérité, prétendu moment déterminant de la « naissance de la pensée raciale » [126], est d'une fadeur insigne : la pensée raciale se serait formée mécaniquement suite à cette « rencontre » avec la différence – dont la nature n'est pas analysée historiquement –, dans son télescopage avec des intérêts « économiques » et un désir « d'accumulation-dépossession-subordination ». « Entre 1492 et 1498, c'est un Colomb nourri de cette expérience [de l'altérité] qui développe outre-Atlantique les prémices de l'hypostase raciale consistant à prendre une idée pour une réalité. » [127]. Que Christophe Colomb ne fusse pas le premier « explorateur » [128] ou que la traite d'esclaves, si nous considérons le « moment colombien » dans un sens plus large, fusse endémique en Europe, dans les années précédent directement 1492 [129], n'est pas discuté par l'autrice ; cette cécité prévient l'examen des médiations entre des pratiques sociales particulières et une forme sociale historiquement spécifiques.

Ce que confirme ce passage dans lequel Sylvie Laurent affirme que « l'idée de race » ne serait que la « métaphore de la hiérarchie entre les groupes humains qui se révèle particulièrement opportune au moment de la spoliation des terres et des corps outre-mer. » [130]. Outre, une fois encore, l'anachronisme sous-jacent à une telle observation, il ressort de celle-ci que la théorie raciale ne serait qu'un discours « idéologique » qui cherche à justifier, en-dehors de tout contexte social, « la spoliation des terres et des corps ». Cette justification se serait poursuivie, pour se transformer, dans la codification juridique, qui aurait véritablement « fabriqué » la race en « voil[ant] la part d'historicité et d'arbitraire qui est au cœur de toute construction juridique » [131]. Contrat social et « contrat racial » (Mills) ne seraient, en dernière analyse, que l'« intérêt privé érigé en loi » ; la « lutte des classes », décomposée à travers le prisme de l'intérêt, présiderait donc à la « fabrication » de la race. Une telle analyse, désarçonnante dans sa trivialité, rapproche les catégories de « classe » et de « race », ce qui occulte les problèmes relatifs au « sujet révolutionnaire » et à la « ligne de couleur » (Du Bois) qui traverserait le prolétariat – nous y reviendrons. Bien que Sylvie Laurent défende que la race n'est pas réductible au « masque » recouvrant la classe [132], malgré des réflexions percutantes, qui reprennent pour partie certaines des intuitions les plus fécondes de Frantz Fanon, ses thèses restent marquées du coin de l'analyse de classe, déjetée au xve siècle, de façon totalement anhistorique.

La vision arasante avec laquelle Sylvie Laurent parcourt le matériau historique annule ex-ante toute velléité d'appréhension de la fracture historico-conceptuelle qu'ont constitué les Lumières au xviiie siècle ; l'omniprésence de la race dans les discours « universalistes » des penseurs des Lumières demeure généralement un point aveugle chez les analystes de la période [133] – tout au plus suggèrent-ils de séparer le bon grain de l'ivraie [134]. L'étude de Marx lui-même ne peut faire l'économie de l'analyse et de la critique du racisme, ainsi que des structures argumentatives propres aux théories de la race, qui émaillent autant ses écrits, qu'ils soient politiques, polémiques ou privés (correspondance), que ses développements conceptuels les plus poussés [135]. En d'autres termes, l'« oxymore d'un ‘‘esclavage des Lumières'' » [136], de l'universalisme, de la démocratie, voire d'un « esclavage socialiste », etc., n'en est pas un :

Ce serait une erreur fondamentale […] de voir le racisme comme une anomalie, une déviation mystérieuse de l'humanisme européen du siècle des Lumières. Il faut plutôt comprendre que […] l'humanisme européen signifiait habituellement que seul les européens étaient humains. [137]

Les propos racistes tenus par Marx et Engels, parfois sous couvert de caricature et de satire, en particulier dans la correspondance privée, doivent être considérés comme symptomatique d'une pensée de la différence biologique qui, jusqu'aujourd'hui, façonne nos perceptions. Ces propos ne devraient pas être soumis à un travail de distorsion, qui ne peut que donner naissance aux contresens les plus monstrueux ; l'épitomé d'une telle monstruosité étant l'analyse de ces quelques phrases de Marx :

Qu'est-ce qu'un esclave nègre ? C'est un homme de la race noire. Cette explication vaut la précédente. Un nègre est un nègre. C'est seulement dans des conditions déterminées qu'il devient esclave. [138]

Pour Sylvie Laurent, « l'intuition remarquable de Marx est ici de postuler l'historicité de la race, de souligner l'économie politique de sa fabrication et d'offrir une épistémologie des rapports de domination au sein de l'espace-temps capitaliste qui refuse la chosification du Noir comme réalité naturelle existant en dehors des institutions humaines. » [139] Oui mais voilà, « un nègre est un nègre », « un homme de la race noire », cela n'est pas, pour Marx, l'objet de la critique, il s'agit d'une détermination naturelle ou biologique [140] ; la qualité d'« esclave », en revanche, est déterminée par les « rapports sociaux » ou, plus précisément – ce qu'indique la suite de la citation de Marx –, une constriction de ceux-ci que sont les « rapports de production » : la critique porte sur l'esclavage et non la (théorie de la) race [141]. « Avec Marx et au-delà de Marx », pour reprendre la formule consacrée : il s'agit d'admettre, une bonne fois pour toute, que l'analyse de la race et du racisme est un « blank space » (Hund) dans son œuvre – cette analyse reste à faire, au même niveau de déterminité que sa « critique de l'économie politique ».

La philosophie de l'Histoire pose, de manière exemplaire, le problème de l'imbrication de la théorie de la race et de la pensée (« critique ») des Lumières [142] ; ce qu'identifie parfaitement Sylvie Laurent en étudiant Hegel, Kant, Hume ou encore Adam Smith :

La philosophie de l'histoire écossaise postule [...] qu'il existe une différence anthropologique de nature entre peuples de la ‘‘civilisation'' et peuples de la ‘‘sauvagerie'', binarité conceptuelle, philosophique, morale et juridique, qui est alors matricielle du capitalisme colonial éclairé. [143]

La philosophie de l'histoire d'Adam Smith repose sur une anthropologie, traditionnelle en son temps, du développement des sociétés en étapes, développement dont l'Europe commerciale serait la forme aboutie. […] Le mouvement général de l'humanité est une évolution paisible de la « sauvagerie à la civilisation ». [144]

La philosophie de l'Histoire des Lumières est caractérisée par l'interpénétration de l'économique et du biologique, les notions d'évolution et d'hérédité cimentant l'ensemble [145]. Marx lui-même, à la suite de son maître, Hegel, adhère à cette « logique de perfectibilité » [146] et de « progression de l'histoire » [147] ; il définit les « sujets révolutionnaires » légitimes à l'aune de cette téléologie historique : alors que les prolétaires blancs peuvent s'émanciper, par leurs propres moyens, les esclaves noirs « Yankifiés » pourraient, quant à eux, être émancipés [148] ; enfin, le « reste » – qui incarne des stades dépassés de l'Histoire universelle, ce « rebut de la société » [149] – sera naturellement « éliminé », pour reprendre la pensée de Kant. Ainsi, contrairement à la lecture qu'en fait Sylvie Laurent, il n'y a chez Marx aucune symétrie entre esclaves noirs des colonies et enfants-prolétaires blancs des usines de l'industrie textile de Liverpool [150].

Le racisme est un projet, à l'intersection de la biologie, de l'économie, de la politique, de la philosophie, etc., fondus et amalgamés dans le creuset de la modernité, « d'amélioration de la réalité » [151] : l'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) de Kant et sa « doctrine téléologique de la nature » percute ici le national-socialisme, « comme expression politique de notre connaissance biologique » [152] (1933). Dans ce contexte historique, la théorie scientifique de la race n'exhibe pas seulement un « vernis de scientificité » [153], une odeur rance d'archaïsme, elle fait partie intégrante de la pratique scientifique et de la modernité elles-mêmes [154].

Nous ne pouvons donc pas opposer « race » et « universalisme » comme le fait Sylvie Laurent en prenant les exemples de John Stuart Mill et d'Alexis de Tocqueville [155]. L'autrice pousse l'opposition – fallacieuse – plus loin en affirmant que « l'Empire colonial français, de la conquête de l'Égypte par Bonaparte en 1789 à celle de l'Algérie en 1830, est bien davantage porté par l'universalisme humaniste hérité des Lumières et de la Révolution française. L'égalité des hommes, et non leur humanité relative, préside à la colonisation de l'Algérie qui semble être sourde aux arguments raciaux et ne s'en prévaut guère, pas même pour justifier sa violence. » [156] La relation de pouvoir outre-mer serait productrice d'une confusion entre « race » et « civilisation », entre le biologique et le culturel, qu'il serait toutefois nécessaire de distinguer [157] – or, nous l'avons montré avec Guillaumin, la race se noue justement dans cette confusion [158]. L'Algérie est l'espace colonial français sur lequel cette confusion s'est déployée [159]. Cette ambition affichée « d'ouvrir […] les écluses de la civilisation sur une terre vierge, admirablement propre à recevoir et à rendre toutes les richesses » [160], c'est-à-dire l'« oeuvre civilisatrice » qui motive la colonisation de l'Algérie, est indissociable de la hiérarchisation raciale moderne de l'humanité.

L'analyse de la race et du racisme suppose donc une historicisation des concepts et la détermination des contextes socio-historiques dans lesquels leur effectivité s'articule ; elle suppose donc de s'arrêter sur le contenu spécifique de la race et des racismes, au moyen de médiations et de différenciations conceptuelles qui excluent tout recours au principe d'identité. La réduction anhistorique de la domination « capitaliste » ou « coloniale » au travail ontologisé ou à la sphère de la production n'est pas à même de saisir la synthèse sociale capitaliste. Ainsi, la plantation n'est en aucun cas « l'usine » dont parle Césaire [161] après avoir identifié l'asymétrie entre ces deux moments dans les travaux de Marx, l'esclavage n'est pas qu'un « moment productif » au sein d'un capitalisme naissant, comme le suggère Moore [162] : les différences entre plantation et usine, esclavage et travail productif, dans un contexte socio-historique commun, devraient être au centre d'une analyse critique qui maintien la tension dialectique entre les termes du problème, sans jamais chercher à réduire l'un à l'autre. En plus de faire du travail (ontologisé) l'alpha et l'oméga de toute explication des phénomènes sociaux, ces approches androcentrées, dans lesquelles toute observation ou analyse passe au crible du principe d'identité, ne prennent pas en compte la reproduction de la force de travail et donc l'importance de la production et de l'importation de « matières premières » pour les travailleurs européens [163], précondition de la synthèse sociale capitaliste. L'esclavage et la colonisation – ceterum censeo – doivent être réintégrés dans une compréhension globale et processuelle du capitalisme, la « capitalisation de la nature » ne produit donc pas « de valeur en soi » [164], ceteris paribus. L'examen attentif de la dynamique historique, contradictoire, du rapport de valeur-dissociation (capitalisme) exclut enfin tout retour du même – le capitalisme n'est pas un Christophe Colomb for ever [165], dans lequel la crise et le développement des « niveaux de socialisation » n'auraient aucune place.

Le lien entre histoire des États-Nations et racisation de telles entités culturelles, juridiques, souveraines [166], civiles, morales, institutionnelles, géographiques, etc. n'est pas suffisamment exploré [167] ; la détermination de celui-là pourrait rendre intelligible le statut flou d'indigène (en Algérie par exemple [168]), qui mêle octroi de la nationalité et dénégation de la citoyenneté [169]. La biologisation ou la racisation de l'appartenance nationale [170] ne peut pas être déconnectée de la chronologie de formation du capitalisme et de la race ou comprise indépendamment de la « double fracture conceptuelle » des Lumières et de leur philosophie de l'Histoire. On pourrait dire, comme le fait Charles Mills que « le contrat racial crée un système politique blanc transnational, une communauté virtuelle de personnes liées par leur citoyenneté, chez eux en Europe et à l'étranger » [171].

Enfin, remarquons que Sylvie Laurent pointe, à juste titre, une géographie ou une « spatialisation » du rapport social [172], qui se manifeste par exemple par la « mise en valeur » des territoires coloniaux [173]. Cependant, cette « mise en valeur » ne repose pas, selon son affirmation, sur « l'accaparement » sans rime ni raison de terres ou « l'appropriation du travail et de l'énergie non rémunérés » [174], mais sur « un transfert de technologies » [175], une augmentation de la productivité, une augmentation du « niveau de socialisation » à l'échelle mondiale, dont la répartition géographique est toutefois disparate [176]. Il en résulte « un zonage hiérarchisé du monde » [177], un « espace clivé du colonial » [178] dans lequel – c'est ici notre hypothèse – le travail mort ou le general intellect sont eux-mêmes clivés et incarnés différentiellement dans des aires géographiques (régionales, nationales, continentales) données et dans les corps racisés correspondants.

L'histoire et la dialectique rupture-continuité

Bien que jusqu'à présent nous ayons souligné, avec insistance, l'importance de la rupture, du « grand basculement », pour le saisissement du passage d'une formation historique à une autre, et donc pour la conceptualisation du couple capital et race, il convient de rappeler la centralité de la continuité dans les processus historiques. La dichotomie qui est classiquement opérée entre lectures « continuistes » et « discontinuites » révèle le caractère unilatéral des approches historiennes canoniques ; la dialectique rupture-continuité demeure muette au regard du vacarme sans épaisseur provoqué par des campanilismes obtus. « Temps long » et « temps court », ruptures logiques, contextuelles et continuités matérielles, pratiques, doivent être analysés conjointement ; les phénomènes changent et sont remodelés, reconfigurés, recomposés, reformulés par les contextes sociaux dans lesquels ils se manifestent. Dans le cas de la race et du racisme, la rupture se loge dans le champ sémantique de l'immutabilité biologique. Antérieurement au « grand basculement », il y avait bien des discriminations que nous qualifierions aujourd'hui de « racistes », le sort qui fut réservé aux Juifs en est l'emblème, mais elles n'avaient pas pour fondement des différences biologisées. Le contenu de la race, a fortiori du racisme, se construit dans le temps long, sa forme moderne prenant racine dans le contenu des discriminations antérieures ; il n'y a toutefois aucune identité entre discriminations précapitalistes et capitalistes. L'esclavage est en cela paradigmatique : alors qu'il était endémique en Europe avant le xv-xvie siècle, il devient une condition préalable au capitalisme, lors de « l'accumulation initiale », pour finalement devenir un moment de la totalité capitaliste, prendre une qualité nouvelle, se transformer en objet duquel sourdent les réflexions sur la différence au cours du grand basculement.

Dans son ouvrage-somme, Sylvie Laurent ne saisit que la « continuité », qui se dissout dans son absence de réflexivité, c'est-à-dire dans l'absence de mouvement dialectique rupture-continuité, qui préciserait les termes en jeu – la continuité ne peut se définir que dans son rapport à la rupture. Nous l'avons déjà vu, Sylvie Laurent n'est pas à même de saisir, d'une part, les ruptures historiques, et leur nature, qui ont mené au basculement du rapport féodo-ecclésial au capitalisme et, d'autre part, les différentes périodes au sein du capitalisme : son analyse manque de relief… et d'analyse.

Le racisme moderne [179], bien qu'il prenne lui-même sa source dans le concept moderne de race, reste toutefois inscrit dans la continuité historique, « qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines » ; le racisme prolonge des formes de discrimination antérieures, il en est la continuation par d'autres moyens. Par exemple, alors qu'avec la transition du système féodo-ecclésial au capitalisme nous passons d'un antijudaïsme théologique à un antisémitisme biologique (rupture), il reste que ce dernier intègre des éléments de ce premier (continuité), s'en différenciant pourtant qualitativement [180]. Dans ce court énoncé, nous proposons les prémisses d'une approche du problème de l'histoire, qui n'est là que trop partielle et par bien des aspects caricaturale, la continuité devant elle-même être ressaisie réflexivement dans la rupture [181] – nous achoppons là sur des questions épistémologiques et gnoséologiques qui débordent le cadre et la sobriété affichée du présent texte.

Nous l'avons déjà écrit, nous le rappelons – car au moins 500 pages nous séparent de cela avec l'autrice du livre que nous « commentons » : il s'agit de mettre au centre de l'analyse le problème de la différence, de l'ambivalence, de la rupture, du non-identique, etc., qui se pose dans le procès historique – en deux-trois mots, il s'agit de s'immerger dans le mouvement dialectique général-particulier et rupture-continuité. Au-delà du racisme anti-« Noirs » et de l'esclavage, d'autres discriminations et exclusions, présentes au sein d'un même maillage social, d'une même totalité concrète, doivent être étudiées conjointement ; il est donc essentiel d'aborder, dans un même souffle, les questions des discriminations et des racismes à l'égard des Juifs, des « Tsiganes », des « existences ballast », des « pauvres », etc. Cette dernière catégorie est brièvement abordée par la citation de propos tenus par Hegel, qui préconisait la « déportation des pauvres » dans les colonies [182], sans qu'aucune analyse ne soit proposée par Sylvie Laurent. Or, le rapport entre racisations « interne » et « externe » offre un champ privilégié d'analyse des déterminations de la race – ainsi que de sa transversalité dans notre contexte social. Dès lors, la catégorie sociale de lumpen doit être reconnectée à une certaine métaphysique de l'Histoire : il était fréquent, pour ne prendre qu'un exemple, de qualifier les colons eux-mêmes de barbares, de « rebuts de la société bourgeoise » [183].

La rupture et la continuité doivent aussi être étudiées au sein de la configuration historiquement spécifique du rapport-capital, toujours compris en tant que processus historique ; le « niveau de socialisation », mondialisé, et sa dynamique historique, qui reste géographiquement brisée, ne doivent pas être occultés. En d'autres termes, l'histoire « universelle », l'examen de cette « unique catastrophe » qu'est l'histoire du rapport patriarcal-capitaliste, doit laisser la place à l'asynchronisme historique, au synchronisme négatif ; le récit de Robinson Crusoé est aussi le récit de celui-là [184], qui ne se réduit pas à l'accaparement des terres et de la force de travail « gratuite ».

Nous l'avons déjà fait remarquer, l'esclavage était endémique en Europe avant 1492, a fortiori avant la « marche en soi » du capital ; pourtant, il n'y avait pas de race. De même que les « schèmes d'identification du réel » ou les « épistémès » ont considérablement changé avec la formation du capitalisme puis sa « marche en soi », les catégories modernes ne peuvent pas être immédiatement identifiées aux catégories pré-capitalistes en apparence les plus proches : c'est par exemple le cas de l'argent [185] ou de la religion [186].

La religion, qui apparaît aujourd'hui comme une question de foi, de croyance personnelle, a changé de nature lors du passage du système féodo-ecclesial au capitalisme, ce que remarquait très justement Alain Guerreau, la religion constituant l'un des deux points de sa « double rupture conceptuelle ». Dès lors, chercher une continuité dans le « religieux », indéfini, flou, anhistorique, décontextualisé, qui plus est par l'utilisation de l'étymologie, prête à sourire – on ne peut que se gausser, franchement, de telles « démonstrations » :

Le double élan du missionnaire de 1492 – établir l'empire du Christ au-delà des mers et bâtir un nouveau monde du commerce et de la production de richesses – marque la consanguinité du religieux et du matériel dans la genèse du capitalisme (sic). L'étymologie du terme « capital » l'illustre parfaitement (sic) : caput désigne la tête du bœuf destinée au sacrifice. Dès Colomb et son projet d'acquisitions illimitées au nom de la Providence, christianisme et capitalisme (sic) sont deux transcendances (sic) encastrées l'une dans l'autre (sic) [187]

La rupture est donc ce qui manque fondamentalement à Capital et race ; les contresens et les anachronismes historiques en deviennent tout simplement « horrifiques ». La conversion, nous l'avons déjà noté, est un des traits récurrents de l'édifice anachronique de Sylvie Laurent. Alors que celle-là était toujours possible en 1492, après la prise de Grenade, comme le signale Sylvie Laurent elle-même, elle aurait pourtant marqué la première étape du processus de racisation qui allait suivre :

Après la prise de Grenade, dernière enclave musulmane, en janvier 1492 – qui exalte le double désir d'unification du territoire espagnol et d'homogénéisation de sa population –, les souverains imposent aux musulmans, qui demeurent encore un temps dans le royaume et aux Juifs de choisir entre le baptême et l'exil. Cette « purification » de l'Espagne chrétienne entraîne ainsi l'antijudaïsme païen et la guerre sainte vers la racialisation. [188]

En ce qui concerne la race, l'absence de « rupture » est « doublement projetée », ce qui résulte en un flou conceptuel paralysant : les catégories biologiques les plus modernes sont projetées dans les temps pré-capitalistes, les prétendues catégories pré-capitalistes – « prétendues » car déjà défaillantes et rétroprojetées – fournissent un champ conceptuel sur lequel se fixer pour « analyser » le capitalisme. La question de ladite limpieza de sangre résume à elle seule cette légèreté théorique [189]. La limpieza de sangre (fin du xve siècle) est en effet intégrée au schéma hypostasié de la race moderne [190]. Il serait autrement plus « judicieux » d'intégrer la limpieza de sangre dans le processus de basculement, pour marquer autant la continuité que la rupture historique ; la race, moderne, les théories raciales, ont pour pilier de soutènement les théories « proto-raciales » [191] et leurs motifs propres, formalisés dans des contextes sociaux distincts, à partir d'arguments et de structures argumentatives rendus eux-mêmes inintelligibles du fait de la rupture conceptuelle propre à la formation de la modernité. Comme l'écrit Wulf D. Hund :

Ce n'est qu'aux xviiie et xixe siècles que ces formes de discrimination [proto-]raciale ont été supplantées par la nouvelle pensée raciale. Cependant, ce processus de racialisation n'a pas simplement remplacé les anciens motifs, mais les a plutôt intégrés dans les nouveaux stéréotypes. [192]

La race biologique est le fruit d'une rencontre contingente entre des rapports sociaux féodaux inégaux et stratifiés en décomposition, la généralisation du rapport salarial et le développement de la biologie moderne. Des préjugés, la constellation « raciste », qui comprend la diabolisation, la contamination, la barbarisation, l'animalisation, etc. [193], qui s'originent par exemple dans des querelles théologiques, des pratiques discriminatoires ou des éléments de différenciation, comme la limpieza de sangre, sont, au sein du continuum historique, remobilisés et prennent, dans un contexte social nouveau, une signification sociale nouvelle. Le sang de la limpieza de sangre était la représentation d'un ordre divin, l'expression mondaine d'un ordonnancement du monde déterminé par un principe transcendant ; il ne relevait donc pas du champ sémantique de la race moderne et de l'hérédité biologico-génétique qui y correspond :

Le discours sur le sang, bénéfique ou pernicieux, était omniprésent [au Moyen Âge]. Et bien que son vecteur fût somatique, sa source et son objectif étaient métaphysiques. La lutte éternelle entre le bien et le mal s'était infiltrée dans le sang des individus, des congrégations, des villes, des monastères, de la cour et de l'Église ; et le corps politique était exposé à la contamination et à la perversion. [194]

La rupture dans la continuité et la continuité dans la rupture, pour le dire simplement, ne sont pas étudiées par Sylvie Laurent ; l'absence de tout concept de contexte socio-historique l'en empêche. L'étude, par l'autrice, des Juifs et de l'antisémitisme offre un cas quasiment idéal-typique de cette absence. En quelques pages, Sylvie Laurent va réduire l'antisémitisme à sa « fonction économique » [195] ; il résulterait de l'association entre capital et Juifs, au xve siècle (!!), au moyen d'une « argumentation théologique » [196], d'une « justification théologique des activités économiques » [197], visant à justifier un proto-impérialisme.

Étant dans l'impossibilité de faire une critique systématique des assertions de Sylvie Laurent, notons encore, en quelques mots, que l'autrice ne saisit pas, dans la controverse de Valladolid qu'elle aborde, le passage d'une extranéité, d'une « étrangeté » (Guillaumin) à une différence à l'intérieur même de l'humanité, ce qui a des conséquences profondes pour la redéfinition du sujet et de son Autre, de la déshumanisation, de l'être-homo-sacer (Scholz). La question du passage de la transcendance (rapport de « relation à Dieu ») à une immanence paradoxale (transcendentalité du rapport-valeur-dissociation) et ses répercussions sur le sujet ne sont évoquées que très superficiellement [198]. Semblablement, la subjectivité coloniale, le dressage au travail [199], la « disciplinarisation », la psychologie du colonisé [200], etc., ne sont que très partiellement et incomplètement approchés.

Pour revenir à l'antisémitisme, Sylvie Laurent note bien que les tropes antisémites « traversent l'ensemble du spectre politique » [201] ; c'est précisément ce qui doit être étudié, i.e. ce processus de racisation qui traverse la société dans son ensemble. Saisir l'articulation entre antisémitisme et capitalisme [202] suppose d'étudier plus avant l'antisémitisme à gauche, chez les socialistes utopiques, chez Proudhon, pour lequel les Juifs représentent le capital « financier » improductif et sont en cela des « parasites destructeurs de l'Europe » [203], la « mauvaise queue » du capitalisme ; il faut, pour cela, s'aventurer plus avant dans l'analyse du « populisme productif » [204], du producèrisme [205]. Nous retrouvons chez Marx lui-même, pas très « loin de ces outrances » [206] de Proudhon et de Toussenel, lui qui qualifie, dans sa correspondance, Lasalle de « nègre juif », les oppositions, modernes, entre travail et argent, entre existence individuelle et essence générique [207], deux des nœuds argumentatifs de la pensée antisémite et des schèmes de pensée du populisme productif [208]. Finalement, l'analyse socio-historique mettrait au jour qu'il n'y a pas d'« affinités électives » entre « capitalisme et judaïsme (sic) » [209] ; l'examen de l'antisémitisme (moderne) requiert toutefois de reconsidérer la place des « Juifs » dans les échanges commerciaux médiévaux au prisme des différents contextes socio-historiques et de la transition entre eux – ce qui est absent de la majorité des analyses.

Le problème de la dialectique entre rupture et continuité est aussi celui du « modèle de l'archaïsme » [210]. En effet, comme cela doit à présent paraître évident à nos lecteurrices, la race, le sexe, et respectivement le racisme et le sexisme, ne sont pas, dans le capitalisme, des archaïsmes ou des « non-contemporanéités [Ungleichzeitigkeit] » (Bloch). Sylvie Laurent soulève la question, en affirmant que Montesquieu et Voltaire « s'emploieront à conceptualiser l'empire et la traite négrière comme des anomalies ou des anachronismes du capitalisme moderne, alors qu'ils constituèrent les conditions de sa possibilité. » [211] – ou plutôt, ce que nous avons démontré, le capitalisme en action. Une fois encore, Sylvie Laurent reste aveugle aux écrits archaïsants de Marx et Engels [212] ; toutefois, c'est bien la transversalité de ces modèles de pensée, leur « origine » commune, qu'il faut analyser.

L'autrice préfère tordre les propos de Marx plutôt que d'admettre qu'il saisit l'esclavage comme une étape dépassée de l'Histoire universelle. Cela explique que, pour Marx, l'esclave n'est pas un sujet révolutionnaire [213] ; Marx ne trace aucun parallèle entre l'esclave et l'ouvrier, malgré ce que Sylvie Laurent décèle dans quelques passages de ses textes, notamment lorsqu'il écrit qu'il y a une « synchronie et non une diachronie entre l'esclavage et le capitalisme » [214]. Sylvie Laurent rapporte « l'esclavage dévoilé du Nouveau Monde » à « l'esclavage voilé des salariés d'Europe » dans un mouvement d'identification anhistorique, qui est justifié par une lecture parcellaire de l'œuvre de Marx, ainsi que sur une philologie exégétique qui laisse libre cours à l'interprétation cabalistique [215]. Cette difficultueuse lecture de Marx a de quoi surprendre quand, dans le même ouvrage, Sylvie Laurent signale, très justement, que Marx ne discerne dans les colonies américaines « que l'antichambre du capitalisme » et qu'« il ne formalisa pas la colonisation du monde extra-européen dans la dynamique du capital. » [216]

Les analyse de discours sont fondamentales, la production écrite d'une époque étant le matériau historique par excellence, mais elles doivent laisser de la place aux ambivalences, aux tensions, aux contradictions. Ainsi, pour ce qui relève de la question de la compatibilité entre esclavage et capitalisme libéral [217], la supposée incompatibilité proclamée par quelques penseurs libéraux ne fournit pas d'analyse en soi ; les rapports sociaux sont traversés par des contradictions qui ne peuvent être analysées qu'au moyen d'une théorie du procès d'ensemble qui intègre celles-là dans son cadre conceptuel même.

Par endroits, Sylvie Laurent dépasse le « lieu commun » de l'esclavage comme « archaïsme » : « contrairement au lieu commun, le Sud agraire de l'esclavage n'était pas une rémanence féodale provincialiste mais un espace régional dévoué à la modernisation, au progrès technique et à l'intégration dans les circuits mondiaux du capital. » [218] Bien que l'esclavage soit saisi dans sa connexion avec le capitalisme, qu'il ne soit pas, ici, identifié au féodalisme, i.e. à l'esclavage médiéval, ce n'est finalement que par sa réduction au concept de travail (ontologisé), à l'« exploitation du travail » et à l'« accaparement » de celui-ci, transformé en « valeurs monétaires » [219] ; une fois encore, nous retrouvons, chez Sylvie Laurent, la « continuité » sans la rupture, ou, pour le dire avec Robert Kurz, « le sourire du chat sans le chat » [220] – l'archaïsme est toujours présent, en creux, dans les anfractuosités d'une histoire démembrée, arasée, aplanie, déshistoricisée. Il est alors impossible de mener une critique conséquente du « modèle de l'archaïsme » [221] ; seule une théorie de la transition, qui fait sienne la dialectique rupture-continuité, est à même de nous fournir des outils suffisamment affutés pour ce faire.

Cela saute particulièrement aux yeux lorsque Sylvie Laurent passe de l'autre côté du miroir et fait siennes les analyses de Philippe Colin et Lissel Quiroz [222] : « ‘‘Assignés à la position périphérique de pourvoyeuse de matières premières'', les pays de l'Amérique ibérique voient toujours leurs populations paysannes, noires et indiennes, soumises à ‘‘une seconde féodalisation néocoloniale'' qui les exploite et les dépossède structurellement. » [223]. Après avoir dénoncé, çà et là, de manière doucereuse, le « modèle de l'archaïsme », Sylvie Laurent retombe dans le rabbit hole de la « régression historique », i.e. de la « reféodalisation » archaïsante [224]le sourire du chat sans le chat.

Enfin, la focalisation sur la figure de Colomb ensevelit la rupture, qui est intervenue à la fin du xviiie siècle, sous des plâtras d'histoire liés entre eux par de triviales anecdotes : « Les conséquences de la rupture épistémique provoquée par les considérations de Colomb sur la carnation des indigènes sont majeures, tant la couleur de la peau est considérée comme l'indice de la valeur organique de l'individu, le reflet de ses humeurs internes. » [225]. La « rupture épistémique majeure », pour la définition de la « race moderne », est intervenue bien plus tard, avec la révolution buffonnienne [226] – voilà la thèse que nous défendons. Stipuler que c'est « l'exceptionnel vivier d'espèces et de plantes que l'Amérique offre au regard du savant européen » qui « brise les croyances établies » et fait alors « renoncer à la fixité des espèces biologiques » [227] relève au mieux d'un lyrisme romantique, incise picturale inattendue dans un texte théorique « dense », au pire d'une cécité théorique élevée au rang de modus operandi. Prétendre que l'« exubérante nature américaine » [228] est à l'origine des théories raciales, c'est se départir de toutes les études historiques, faire fi des contextes socio-historiques et plus prosaïquement négliger les récits des nombreux explorateurs écrits entre le xve et le xviiie siècles [229]. Plus généralement, nous l'avons déjà relevé, Sylvie Laurent arase les différences ; le parallèle qui est fait entre le génocide des Hereros et des Namas et celui des Juifs d'Europe, au moyen du thème de la « race improductive » [230], délaisse et l'approche historienne et l'approche critique du capitalisme : ne reste plus qu'une mere homologie sans relief.

Vers une théorie matérialiste de la race : fétichisme et socialisation négative

Nous l'avons vu, l'absence de théorie générale du rapport social ne permet pas de saisir adéquatement, dans une perspective historique, le couple que forme race et capital. C'est la raison pour laquelle Sylvie Laurent ne peut pas aboutir à une théorie matérialiste de la race, restant bloquée dans l'ornière de la théorie de l'action (approche internationaliste), qui n'est que benoîtement contrebalancée, par endroit, par l'usage de théories de la structure, se rapportant « en dernière instance » à la sphère économique [231] ; ces deux modèles théoriques vont jusqu'à être soudés dans un seul et même énoncé : « Il importe pour Fanon de rappeler que l'histoire de la domination raciale ‘‘est d'abord, économique''. La haine du Noir, névrose blanche, n'est pas spontanée ou naturelle, elle est enracinée dans les impératifs économiques du capitalisme, depuis la traite négrière jusqu'au néocolonialisme d'après les indépendances. » [232]

Une histoire matérialiste de la race doit partir de la synthèse sociale, de la totalité concrète et « brisée » dont la « pratique de la race » (Guillaumin) ne peut être soustraite ou considérée comme secondaire ; il ne s'agit pas seulement d'idéologie ou de « névrose » dérivables d'« impératifs économiques », mais d'un rapport social dans lequel la race existe matériellement. Prenant pour point de départ les rapports existants, il faut faire l'hypothèse que la race est essentielle à la reproduction de la synthèse sociale, en tant que rapport d'inclusion-exclusion elle en est aussi l'essence ; dans le rapport patriarcal-capitaliste, l'exclusion ne s'oppose plus à l'inclusion dans une communauté définie par l'appartenance à l'ecclesia, exclusion et inclusion sont, à présent, dialectiquement intriquées [233]. La race existe socialement (tout comme le sexe/genre) et ne hante pas seulement quelques esprits malades ; ce que confirment les accès de violence, quotidiens, banals, la violence verbale pouvant glisser sans frottements jusqu'à l'extermination pure et simple [234]. Il s'ensuit que la race n'est pas une simple « expression politique » [235] ou une « rationalisation et [une] technique de pouvoir » nécessaire à l'exploitation [236]. C'est le rapport social capitaliste et ses contradictions intrinsèques, en conjonction avec les productions intellectuelles critiques de ses premiers temps, qui produisirent alors, et reproduisent aujourd'hui, la race, qui apparaît dans un concret paradoxal qu'il s'agit d'explorer ; plus qu'une rationalisation ex post [237], la race est une réalité (sociale) matérielle.

Nous l'avons évoqué, c'est au cours de l'« accumulation initiale » [238] et au sein de la société esclavagiste en voie de mondialisation du xviiie siècle que se forme le concept moderne de race. Cette proposition, largement partagée, notamment par Sylvie Laurent, s'accompagne communément de l'occultation de la rupture qualitative d'avec les sociétés pré-capitalistes qui intervient au cours de cette période ; la spécificité de l'esclavage dans la charnière historique de l'accumulation initiale est alors manquée. D'une part, les modèles antiques ou médiévaux de l'esclavage sont plaqués de manière anhistorique sur l'esclavage de l'accumulation initiale, ce qui ne permet pas de saisir la co-émergence, objective et subjective, du travailleur salarié et de l'exclu racisé :

Les développements conjoints du capitalisme et du colonialisme ont non seulement donné naissance à une nouvelle catégorie sociale [social character], celle de travailleur salarié, mais ont également engendré une nouvelle version sociale de l'esclave, sous la forme d'un exclu [outsider] racialisé. [239]

D'autre part, résultat de cette même défaillance historienne, l'esclavage est compris en tant que rapport de production archaïque, existant en marge d'un capitalisme naissant ; l'essence capitaliste de cet esclavage nouveau est occultée par l'« individualisme méthodologique » [240] : l'esclavage n'est pas un système isolé, situé dans l'érème du mode de socialisation capitaliste, hermétique à ce dernier [241]. En effet, la colonie et l'esclavage, dans un rapport de production déjà capitaliste, étaient d'une importance capitale pour la reproduction de la force de travail, et plus largement pour la structuration et la reproduction de nouvelles relations sociales :

L'esclavage, en tant que marchandisation des êtres humains, constituait un réseau international caractérisé par une division du travail et une coopération subdivisée en plusieurs activités : financement, chasse, stockage, assurance, transport, publicité, vente, élevage, surveillance, punition et autres occupations. [242]

L'esclavage, en tant que dissocié de la valeur, ne pouvant donc être réduit à la seule catégorie de travail, a historiquement constitué la condition préalable à la « marche en soi » du sujet automate – la persistance de la race, dont la naissance est mêlée à ce moment historique singulier du rapport-capital, son inscription dans les linéaments de la synthèse sociale, en « lettres de feu et de sang », indélébiles, est, de façon déterminante, ce qui doit être étudié.

L'histoire au cours de laquelle s'est développé le capitalisme, en tant que système-monde, dont l'épicentre était initialement l'Europe, explique pour partie (le contingent ne doit pas être éliminé) l'« asynchronisme historique » ou la « synchronie négative » (histoire universelle réelle) propre au rapport de valeur-dissociation [243]. La race ne peut être traitée indépendamment de la dynamique historique du principe de valeur-dissociation, c'est-à-dire indépendamment de l'accumulation initiale, de la « modernisation de rattrapage », puis de l'« effondrement de la modernisation » [244] et de la crise de la valeur et du patriarcat, qui ont façonné une géographie brisée du capital. Des espaces à faibles rendements, dédiés à l'extraction de matières premières côtoient des espaces à hauts rendements d'extraction de survaleur, pour un même niveau de socialisation mondialisé. La philosophie de l'Histoire des Lumières offrait un cadre d'interprétation qui permettait de réinscrire ces différences apparemment paradoxales dans une unique Histoire universelle, découvrant alors sous de prétendues arriérations civilisationnelles permanentes des déterminants biologiques.

Alors que dans les sociétés pré-capitalistes la « race » définissait des positions sociales, elles définissent dans le capitalisme des groupes racisés différents biologiquement ; la biologie est le support sémantique réel, historiquement déterminé, de la différence dans le capitalisme. Les rapports sociaux capitalistes, dans lesquels le principe transcendant féodo-ecclésial est « ramené » sur terre, pour apparaître de manière paradoxale dans les produits du travail, ces « choses sensibles suprasensibles » dont parle Marx dans le chapitre sur le « fétichisme de la marchandise » [245], qui médiatisent des relations entre producteurs, sont réifiés. La biologie participe de cette redéfinition du sujet bourgeois réifié, de cette existence paradoxale du sujet du rapport-capital qui n'y est plus inséré que par le biais de sa production. La redéfinition, qui apparaît comme une rupture « universelle », doit cependant être examinée au prisme de la dialectique rupture-continuité, qui laisse la place à la tension, aux ambivalences, au « non-identique », au particulier, etc. ; cet examen de l'objet « dans son contenu » oblige à la différenciation conceptuelle : tout sujet du rapport-capital, dont l'étalon est le mâle-occidental-blanc, n'est pas pareillement un outsider réel – bien que le sujet bourgeois soit précisément défini par son exclusion en puissance, la dialectique inclusion-exclusion constituant, en effet, le nomos de la société patriarcale-capitaliste [246]. Ici aussi il s'agit de ne pas délaisser la dialectique abstrait-concret et général-particulier. Dans ce cadre analytique déterminé, dans lequel la dialectique rupture-continuité trouve toute sa place, nous pouvons affirmer, en citant Du Bois, que la racisation, au moins dans le cas des « Noirs », résulte bien de l'« épidermisation d'une domination accumulée » [247], pluriséculaire [248].

Dans le rapport patriarcal-capitaliste, la position sociale de l'esclave n'est plus déterminée par un ordre transcendant comme dans le rapport de « relation à Dieu » féodo-ecclésial ; l'esclave est socialement déterminé dans son être même, interprété en termes d'immutabilité absolue, c'est-à-dire en termes biologiques et héréditaires : de par son inclusion dans un mode de socialisation, l'esclave en est exclu. Élément essentiel de cette « socialisation négative », comme la qualifie Wulf D. Hund, l'esclave est l'incarnation paradoxale du non-sujet par excellence. La réification des rapports sociaux, la contradiction – historique et matérielle, i.e. réelle – qui leur est inhérente, est à la racine de la race et du racisme :

Tout racisme tire son énergie des tensions sociales. Il ne découle pas d'une peur de l'étranger ou d'une défense contre les autres, mais des apories d'une socialisation [societalization] antagoniste, dont la négativité est à double tranchant. Même s'il génère de la cohésion sociale par la discrimination envers les exclus [outsiders], ce processus d'inclusion par exclusion implique également une menace pour les classes inférieures. Leurs membres sont soupçonnés d'être eux-mêmes inférieurs. [249]

La cohésion sociale, guidée par une « pseudo-identité » [250] des individus composant le « groupe majoritaire » (Guillaumin), elle-même en tension et fluctuante, dans une certaine mesure instable, pouvant être redéfinie à l'intérieur même du groupe social « majoritaire », a pour principe l'inclusion par exclusion [251]. La frontière entre « inclusion » et « exclusion » est mouvante, elle sépare des groupes dont la détermination réciproque, le lien dialectique, est asymétrique [252] ; la « pureté/purification » et la « souillure » définissent une frontière semi-perméable, comme l'écrit Wulf D. Hund à propos du castéisme indien :

Dans cette relation, la pureté et l'impureté constituent […] un système résolument dichotomique d'une distance sociale prétendument inviolable, avec d'un côté une purification possible et de l'autre une pollution indélébile. [253]

Le caractère paradoxal de cette synthèse sociale bourgeoise était perçu par les philosophes des Lumières eux-mêmes, des contractualistes à Kant, ce dernier ayant conceptualisé ce qu'il qualifie d'« insociable sociabilité [ungesellige Geselligkeit] ». Cette contradiction interne au projet des Lumières, que Pierre van den Berghe nomme la « dichotomisation des Lumières » [254], prend la forme d'un régime politique, la « démocratie Herrenvolk », d'un système philosophique, la métaphysique de l'Histoire, et d'un ordre juridique [255].

Sans que nous puissions nous étendre ici sur ce point, faisons remarquer que la crise du capitalisme n'est pas seulement celle de la valeur, la contradiction en procès est une valeur-dissociation en procès qui ne se réduit pas à la seule sphère productive, abstraction faite de ses conditions préalables ; le concept de socialisation (doublement) négative, contradictoire, permet de préciser la dynamique de la contradiction en procès et d'en saisir la dimension de race, fondement « biologique social » de la société patriarcale-capitaliste.

La racisation du social, consubstantielle aux Lumières et à la rupture conceptuelle portée par elles, qui s'est depuis déployée et différenciée, n'entraîne pas nécessairement d'hostilité à l'égard des groupes constitués. Il est primordial d'étudier les différents racismes dans leurs hypothèses fondamentales, l'antisémitisme n'étant pas l'antitsiganisme, le racisme envers les « Jaunes » n'étant pas celui à l'endroit des « Noirs », la racisation du lumpenprolétariat n'étant pas la racisation des personnes en situation de handicap ; une telle différenciation n'exclut toutefois pas leur rattachement à la synthèse sociale et à son principe racial, point nodal de la socialisation négative patriarcale-capitaliste. La différenciation conceptuelle et la recherche des médiations est essentielle pour une critique de la valeur-dissociation. On ne peut pas trouver les raisons de la race ou dériver le racisme d'un principe premier économique abstrait. [256] Une telle critique suppose de ne pas universaliser les racismes européens, mais bien plutôt de s'intéresser aux racismes non-européens et à leur histoire, que ce soit, par exemple, au Rwanda [257], au Mali [258] ou en Inde [259], dans lesquels la différence demeure racialisée.

L'analyse de la race et du racisme ne peut être qu'une analyse conjointe et différenciée des différents racismes et de la race, comprise en tant que principe fondamental de socialisation. Par exemple, le Juif est, dans la représentation raciste, l'individu sur-civilisé, déraciné, il peut être sale, il ourdi un complot, il est identifié à la sphère de l'argent, à la finance internationale (« juiverie internationale »), à la dimension apparemment abstraite et pernicieuse du capital ; le juif est fondamentalement un « parasite improductif » (Toussenel) [260]. Le « Tsigane » lui est proscrit, il est « l'homo sacer par excellence » (Scholz), incarnation de l'oisiveté, de la rétivité au travail et est l'idéal-type de l'« asocial » [261]. Les personne en situation de handicap sont, elles, des « existences ballast », improductives, superflues et à éliminer, autant pour assainir la race que pour « comprimer les coûts » en temps de guerre [262]. Les nouvelles formes de racisme doivent aussi être traitées, par exemple le racisme anti-« migrants », dans lequel les « migrants » représentent un sous-développement pathologique du « capital national » et un risque de contamination [263]. Le « sous-développement » est pourtant consubstantiel, historiquement, à la « marche en soi » du capital en tant que procès social global ; la stratification sociale et « géographique » est inhérente à cette histoire de subsomption réelle universelle de la valeur-dissociation.

En outre, nous l'avons déjà évoqué d'une phrase, la critique de la valeur-dissociation doit mettre au centre de son analyse différents niveaux, domaines, moments, différentes sphères et dimensions :

[…] la critique de la valeur-dissociation renonce à toute affirmation d'un principe premier. Une théorie critique de la valeur-dissociation, en tant qu'elle insiste précisément sur une pensée de la totalité brisée, doit faire reconnaître des dimensions différentes, comme les niveaux matériel, culturel-symbolique, socio-psychique, donc les niveaux micro, méso et macro […], ainsi que les dimensions globale et locale. Elle conçoit ces dimensions à la fois comme articulées entre elles et comme des dimensions pour soi […] et elle doit maintenir la tension, tout en la mettant en évidence dans ce contexte-là, entre les niveaux général et particulier. [264]

En d'autres termes, les concepts ne peuvent pas demeurer neutres du point de vue du genre et de la race. L'homo sacer doit être spécifié, ce à quoi s'attèle Roswitha Scholz dans son ouvrage Homo sacer et les « Tsiganes », et ne pas rester la simple métaphore, abstraite, vide, sans contenu, que nous retrouvons chez Agamben [265]. Il ne faut pas avoir peur d'explorer les « bas-fonds de l'empirie » (Kant). Dans le racisme cela se manifeste sous la forme de salaires moins élevés, de « la crise des migrants », d'un « salaire de la blanchité » [266] et d'un « capital symbolique raciste ». La théorie ne doit pas être figée et doit se renouveler avec son objet, la « race » et le racisme évoluent dans la post-modernité : le parachèvement de « l'individualisation » et l'hybridation des identités, l'être « flex » et « smart », percute la « barbarisation des rapports sociaux » (Scholz) et la dissolution affirmative d'identités qui tournent à vide. Enfin, les disparités économiques, la paupérisation, le lumpenprolétariat, les pauvres, les vagabonds, les marginaux, les personnes en situation de handicap, etc., toutes ces catégories dans l'ombre du « triangle noir », doivent être intégrées à notre analyse, sans se dissoudre dans des déterminations purement abstraites ou un cadre théorique rigide. Dans ce contexte, en particulier, il convient de ne pas faire l'impasse sur les théories eugénistes et socio-darwinistes de penseurs « progressistes », socialistes ou marxistes.

Sylvie Laurent met en évidence que la figure de l'« esclave-marchandise » [267] et la « fongibilité » [268] (réelle) de l'Autre traversent les récits coloniaux. Ces éléments peuvent être rapprochés de la « triade de l'inversion des relations sociales » identifiée par Wulf D. Hund :

Par l'esclavage, ses victimes étaient objectivées comme des biens mobiliers, des « biens meubles [chattel] », déshumanisées comme des sous-humains, tels du « bétail », et économisées comme faisant partie des investissements des planteurs, du « capital ». Cette triade sémantique était l'expression linguistique d'une relation sociale inversée. [269]

Cette inversion, qui consiste à « transformer une relation sociale en caractère naturel » [270], définit ce que Marx appelle le fétichisme. Cette « naturalisation » des rapports sociaux en est aussi l'autonomisation [271], ce qui explique que la race est « un phénomène qui continuera de fonctionner largement indépendamment de la […] volonté […] des seuls individus. » [272]. Le fétichisme est cette tension se faisant jour dans la dialectique abstrait-concret ou général-particulier.

Le racisme et le rapport de race participent de la constitution de la subjectivité bourgeoise ; le racisé non-sujet, en plus d'être le support de la « projection pathique », de la peur de déclassement – lui qui représente le déclassement congénital, héréditaire, objectivé, « sur ses pieds » – est l'incarnation de l'absence de liberté matérielle, le vécu concret, la pure vie biologique, contrepoint de la liberté idéale, de l'abstraction, de l'aliénation volontaire du mâle-occidental-blanc. Les travaux de Frantz Fanon, qui portent sur la réification « psychologique » de l'individu et plus largement sur sa subjectivité, sont, comme le rappelle Sylvie Laurent [273], d'une grande valeur. Fanon « distend » l'analyse marxiste et dépasse la dichotomie base-superstructure en vue de saisir la société coloniale dans ses dimensions psychologiques. Reprenant ses analyses, et (malheureusement) son économicisme latent, Sylvie Laurent remarque que :

[s]i la raison d'être des Africains sur le sol des États-Unis fut certes leur exploitation économique, leur rôle social et politique dans la constitution de l'État américain et la formation de la subjectivité d'une société dominante blanche, fit de la race un capital symbolique et politique primordial. [274]

Sylvie Laurent le constate, « la matérialité du racisme est résiliente » [275]. Les rapports raciaux sont inhérents à la dynamique historique de la valeur-dissociation, c'est-à-dire qu'ils la structurent matériellement et participent de la reproduction de sa « matrice a priori » (Kurz) ; la race structure de manière centrale le principe de synthèse sociale du patriarcat producteur de marchandises.

Race et capital aujourd'hui : l'avenir d'un passé incertain

Pour prestement en finir avec l'ouvrage de Sylvie Laurent, nous sommes navrés de constater que les instruments conceptuels éméchés utilisés ne sont pas à la mesure de l'ambition affichée ; nous sommes face à une « théorie » aux petits pieds, une olla podrida de privatdozent, une capilotade recuite avec de bons et de mauvais morceaux – car certaines propositions restent pertinentes, malgré tout –, mais la soupe est globalement fade, les mauvais morceaux faisandant, malheureusement l'ensemble. L'ouvrage est grevé, dans toute son épaisseur, dans le généreux empan temporel parcouru, d'approximations, théoriques et historiques ; la « théorie » elle-même est transformée en facts [276], en bruyante ferraille « théorique ». Nous n'avons pas la place ici d'en proposer la critique « juxtalinéaire » qui paraîtrait pourtant nécessaire. « La dissipation des illusions et des légendes » [277], appelée de ses vœux par Sylvie Laurent dans l'explicit de sa somme, devait, avant tout, prendre pour objet son essai « théorique » lui-même.

Aujourd'hui, alors que le capitalisme se « déglingue » [278], nous observons un retour des discours « racistes biologiques », qui visent différents groupes minoritaires, que ce soit au Royaume-Uni avec Tommy Robinson et ses manifestations anti-migrants ou aux États-Unis d'Amérique avec l'administration Trump et ses affidés. Nous l'avons vu, si ces discours resurgissent, s'ils sont remaniés et actualisés, la signification sociale de la marque biologique demeure la matrice réflexive de la différence dans la modernité patriarcale-capitaliste. Alors que le suprémacisme blanc semble être le dénominateur commun à tous ces discours, les contours de la « race des seigneurs » restent flous, au cœur d'âpres discussions [279] – il est évident, dans ce cas, que la « blancheur » est une unité sémantique discriminante socialement qui ne se rapporte pas uniquement à la couleur de la peau des individus. Aux États-Unis d'Amérique, les « wokes », les « intellectuels », les « trans », les « gays », la « Cathédrale » (Curtis Yarvin), la « démosclérose » (Nick Land) [280], etc., sont racisés : la différence biologique contamine la « blancheur », elle est alors repérable au tempérament, aux positions morales et aux choix politiques ; le franchissement de la frontière définissant l'altérité, l'extranéité, espace depuis lequel tout retour à l'Herrenvolk est impossible, est, dans le contexte de crise et de barbarisation des rapports sociaux que nous connaissons, toujours plus aisé.

Au cours du développement du rapport patriarcal-capitaliste, dans le « capitalisme tardif », l'inscription biologique de la différence sociale n'a pas disparu ; elle s'est tapie, après 1945, dans l'ombre des millions de morts de la Shoah, du Samudaripen [281] et de l'Aktion T4 [282]. Il est aujourd'hui indispensable d'admettre que les politiques raciales d'extermination nazies et la « découverte » de l'étendue de leur mise en œuvre en 1944-1945, ne marquent pas une rupture dans la pensée raciale : l'hygiène raciale était enseignée dans les écoles de médecine suisses jusqu'en 1945 [283], l'internement forcé des pauvres et des « déviants » dans des maisons de travail a perduré jusqu'en 1981 en Suisse, la stérilisation forcée des personnes en situation de handicap à toujours cours dans 14 pays de l'Union Européenne [284], etc.

En revanche, on remarque une réapparition, selon des formes renouvelées, de politiques qui revêtent les oripeaux décatis du darwinisme social et de l'eugénisme, c'est-à-dire le retour à des pratiques raciales (explicites) légalement encadrées. Aux États-Unis d'Amérique cela passe, par exemple, par des politiques de démantèlement de l'« État social », l'arrêt de l'« aide au développement » et aux programmes humanitaires (USAID) à destination des pays les plus défavorisés, un désinvestissement de la recherche biomédicale publique et une abrogation des lois portant sur l'obligation vaccinale. Le mouvement MAHA (Make America Healthy Again) n'est pas qu'une simple émanation clownesque du mouvement MAGA (Make America Great Again), dont Robert Kennedy Jr. serait le nez rouge : il en est une des doctrines « biologiques » [285]. Dans le contexte états-unien, les orientations [286] socio-darwiniste (libertarianisme, absence d'intervention étatique) et eugénistes (positif ou négatif, via l'intervention de l'État) semblent s'opposer [287] ; pourtant, elles co-existent, s'amalgament et président à des pratiques de ségrégation, de discrimination et de classement des corps qui se recoupent dans leur recours au « signe de la permanence », à l'immutabilité somato-biologique – et donc dans leur horizon exterminateur.

Alors que l'auto-valorisation de la valeur butte sur ses limites interne et externe, que les ratés secouent de plus en plus ceux qui sont encore dans l'habitacle, la question de la définition de la Volksgemeinschaft productive se fait plus pressante. L'idéal de l'universel positif, de la « perfectibilité », que nous retrouvions dans la pensée des Lumières, est remplacé par un « universel négatif » [288], une peur de la décadence sans doublure ; l'entreprise d'assainissement de la société, de purification du « corps social », le hard reboot [289] apparaît inéluctable – celle-ci serait la seule à même de faire advenir un « nouveau » Golden age, un « nouveau » compromis productif, un « nouveau » Reich de mille ans. Que cet avenir au goût de passé fantasmatique hante les esprits apparemment les plus « divers », sur le plan politique, a de quoi nous glacer le sang.

L'extermination est suturée sans cicatrice au quotidien, qui apparaît extérieur : la banalité du mal réside dans la superposition du mal et de la banalité, ce premier surélevant en quelque sorte cette dernière [290]. À cet égard, les récits de retour des rescapés d'Auschwitz rendent compte du passage sans solution de continuité de la barbarie indescriptible à la trivialité de la rationalité bourgeoise [291]. L'immondice ne présente pas sa face immonde avant de frapper, elle s'amalgame à la banalité, elle est quotidienne, elle pénètre la banalité par tous ses pores [292]. Le fascisme, les raids visant les Juifs hier et les « migrants » aujourd'hui, la déshumanisation, le travail forcé, la collaboration [293], l'extermination [294] font parti « de la vie quotidienne » [295]. Le constat que nous pouvons vivre alors qu'une extermination a cours à côté de nous est sinistre et omineux ; les fumeroles pestilentielles, les cendres graisseuses, les dépôts de suifs sur les joints de fenêtre [296] n'éveillent plus la compassion ni l'indignation, encore moins la révolte du « travailleur alerte et concentré », qui doit regarder droit devant lui et ignorer ce qui se trouve à son côté – le « militantisme », quant à lui, est tout au plus devenu une mode vestimentaire, une mise en scène spectaculaire de l'existence vécue. Le cynisme [297] et la résignation [298], l'abdication ordinaire et la pusillanimité sont les maux de notre époque, l'« hédonie dépressive » (Mark Fisher) leur symptôme ; le « gouffre représentationnel » de la post-modernité [299] s'est niché au plus profond de la subjectivité bourgeoise. Le jugement critique doit, pour sa part, consister en la critique impitoyable de tout ce qui existe ; vie condamnée à être mutilée en l'absence d'abolition de l'état de chose existant : « tant sont morts qu'il faut compter parmi les morts ceux qui sont vivants » [300].

« Bé », personnage de roman d'Imre Kertész, pourrait incarner cette critique, à tout le moins en être l'allégorie ; lui, rescapé d'Auschwitz, qui « voulait attraper Auschwitz en flagrant délit dans son quotidien, tel qu'il l'avait vécu » [301], ce personnage qui ne « comprenait pas [que son amante] fasse semblant que le monde n'était pas un monde d'assassins et [qu'elle] veuille [s']y installer très confortablement » [302], qu'elle veille se rendre à Florence pour sa beauté, alors que « tout appartient désormais aux assassins », Florence appartient aux assassins, sa beauté appartient aux assassins [303] – dans ce monde, nous faisons toujours quelque chose.

L'air qu'il nous faut respirer – air méphitique – est celui du ressentiment et de l'aversion, grandissants, à l'endroit de la marginalité, de l'étranger, de l'improductif ; air saturé par le champ sémantique de la vermine, du parasite : la « France des honnêtes gens », comme l'a déclaré Bruno Retailleau, est opposée au no man's land des lazzarones, des vagabonds, des chemineaux, des marginaux, « ceux qui ne sont rien ». Certains jours, songeant à Bruno Retailleau, nous avons rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine. Désormais, quiconque ose déclarer « I would prefer not to », c'est-à-dire énoncer son refus, se voit broder sur le flanc le triangle noir de l'« asocialité » ; triangle noir qui, dans ce mode de socialisation, est synonyme d'incarcération suivie de mort, sans un mot, sans haine, ni passion.

Les « migrants » sont les parias modernes, des sans feu ni loi, racisés comme tels, qui « errent » hors du droit [304], « […] dans les rues ou les avenues de l'Occident, / ils cheminent » [305] ; ils cheminement dans ce qui devient un non-lieu [306] « intérieur », à l'intérieur d'un mode de socialisation dans lequel ils ne sont plus qu'un corps [307], exclu [308]. Ils sont chassés comme des Pokémon par l'administration Trump : Gotta Catch ‘Em All, claironnent-ils. [309] « Tu avais raison. / Les hommes vont oublier ces trains-ci / comme ces trains-là. / Mais la cendre / se souvient. » [310] Les poètes voient au-delà des choses, et celui-ci avait double vue.

La pensée critique ne peut pas continuer à se satisfaire de ses confidentiels échecs ; le monde vécu, la violence quotidienne, à l'égard des femmes, leur écrasement, les violences envers les migrants, ainsi que les disparités socio-économiques doivent être étudiés. La théorie doit « coller » aux reliefs, aux aspérités du réel et des souffrances vécues, tout en maintenant la distinction et l'articulation, dialectique, entre essence et apparence. Viser non pas une théorie de « chef », mais une théorie de « mécontent », qui correspond à l'image que Walter Benjamin se faisait de Siegfried Kracauer :

Aussi notre auteur, comme de juste, reste-t-il pour finir un isolé. Un mécontent, pas un chef. Pas un fondateur : un trouble-fête. Et si nous voulions nous le représenter tel qu'en lui-même, dans la solitude de son métier et de ses visées, nous verrions ceci : un chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole, non sans de temps en temps faire sarcastiquement flotter au vent du matin l'un ou l'autre de ces oripeaux baptisés « humanité », « intériorité », « approfondissement ». Un chiffonnier, au petit matin – dans l'aube du jour de la révolution » [311]

Un chiffonnier, au petit matin, légèrement aviné – à la théorie « boiteuse », clopinante, ambivalente, contradictoire, comme le réel, comme la carriole qu'il traine derrière lui – une critique sociale qui cherche, in actu, à l'abolir. Il s'agit donc de ne pas sombrer dans l'« exil intérieur » [312], mais de furieusement se brouiller avec le monde, de le brutaliser à coup de sommations brutales – avoir l'ambition démesurée de retourner le monde, de le renverser comme l'antique table d'un repas meurtrier.

perro


[1] perro remercie s.f., l.k. et j.b. pour leur relecture de ce texte dédié à l'autrice de ces quelques mots : « [T]out ceci peut paraître difficile à comprendre, seulement il faut regarder les choses avec les deux yeux, l'un retourné et lointain, l'autre louchant sur sa propre proximité. […] C'est que le monde apparaissait comme une gigantesque accumulation d'indices. »

[2] Remarquons Sylvie Laurent, Pauvre petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale, Paris, Éditions MSH, 2020.

[3] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, Paris, Seuil, 2024, p. 24.

[4] Ibid., p. 10.

[5] Ibid., p. 10.

[6] Ibid., p. 10.

[7] Ibid., p. 12 sq.

[8] Ibid., p. 13-15.

[9] Ibid., p. 11.

[10] Ibid., p. 12.

[11] Ibid., p. 12.

[12] Ibid., p. 38.

[13] Ibid., p. 13.

[14] Ibid., p. 13.

[15] Ibid., p. 14.

[16] Ibid., p. 10.

[17] Ibid., p. 11.

[18] Karl Marx, « Introduction aux Grundrisse dite ‘‘de 1857'' », dans Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 53.

[19] Se reporter aussi à Robert Kurz, Alfred Sohn-Rethel, Jean-Marie Vincent, Wulf D. Hund, etc.

[20] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 859, nous soulignons : « [...] le capital n'était pas une chose, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des choses ».

[21] Le « marxisme traditionnel » est le marxisme de l'ontologie du travail. Voir Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et une nuits, 2009.

[22] Nous n'allons pas deviser sur le fétichisme (du capital), bien que ce soit le concept nodal de toute théorie critique radical du rapport-capital. Pour des réflexions avisées, se reporter à Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019.

[23] Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 96.

[24] Alfred Sohn-Rethel, La monnaie, Bordeaux, La tempête, 2017.

[25] Moishe Postone, Marx, par-delà le marxisme, Albi, Crise & Critique, 2022, p. 174 : le travail « médiatise une forme d'interdépendance sociale ». Voir aussi Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., passim.

[26] Moishe Postone, Marx, par-delà le marxisme, op. cit., p. 166 sq.

[27] Pour la théorie du « double Marx » (Kurz), c'est-à-dire la distinction entre « Marx ésotérique » et « Marx exotérique » (Roman Rosdolsky), se reporter à Robert Kurz, « Le manifeste du parti communiste au prisme du double Marx », dans Robert Kurz et Ernst Lohoff, Le fétiche de la lutte des classes, Albi, Crise & Critique, 2021, p. 93 sqq.

[28] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, PUF, 2014, p. 50.

[29] Robert Kurz, La substance du capital, Paris, L'échappée, 2019, chapitre 15.

[30] Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 83 sq.

[31] Karl Marx, Le chapitre VI, Paris, Éditions sociales, GEME, 2010, p. 128 : « Ce n'est pas le travailleur qui utilise les moyens de production, mais les moyens de production qui utilisent le travailleur. Ce n'est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail objectal comme en son organe objectif, mais c'est le travail objectal qui se conserve et se multiplie par l'absorption du travail vivant, et qui devient ainsi de la valeur se valorisant, du capital, fonctionnant comme tel. »

[32] Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 173. Voir aussi Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 273 : « La dynamique historico-processuelle du capitalisme a pour catégorie centrale la (sur)valeur. Ça n'est pas seulement que le travail (abstrait) devienne une fin en soi : en fait, il ne se constitue vraiment comme travail (abstrait) qu'au cours de la mise en place du capitalisme. En tant que processus autoréférentiel, la (sur)valeur ne se rapporte plus qu'à elle-même [...]. Progressivement c'est toute la planète qui se voit déterminée par la valeur ainsi comprise, que Marx désigne aussi par le terme de ‘‘sujet automate''. »

[33] Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 276.

[34] Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 21.

[35] Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, passim.

[36] Scholz, Roswitha, « Fetisch Alaaf ! – Zur Dialektik der Fetischismuskritik im heutigen Prozess des ›Kollaps der Modernisierung‹ – Oder : Wie viel Establishment kann radikale Gesellschaftskritik ertragen ? », dans exit ! – Krise und Kritik der Warengesellschaft n°.12, Angermünde 2014, p. 77–117. Disponible en ligne : https://www.exit-online.org/fetisch-alaaf-zur-dialektik-der-fetischismuskritik-im-heutigen-prozess-des-kollaps-der-modernisierung/ >

[37] Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 83.

[38] Ibid., p. 81, nous soulignons.

[39] Ibid., p. 26.

[40] Ibid., p. 85.

[41] Robert Kurz, Argent sans valeur, à paraître en français, chapitre 3.

[42] Chez Robert Kurz, la dissociation est largement passé par pertes et profits, voir Roswitha Scholz, « Christophe colomb for ever », dans Le Sexe du Capitalisme, op. cit., p. 357-448, en particulier p. 408.

[43] Robert Kurz, Argent sans valeur, op. cit., chapitre 9, nous soulignons. De plus, notons les intuitions de Lukács et d'Adorno et plus particulièrement de Karl Korsch, Livre des abolitions, Toulouse, L'asymétrie, 2024. Nous rejetons la distinction entre « activités du capital » et « capitalisme » proposée par Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ?, Albi, Crise & Critique, 2024, p. 140, pour cette raison : le capital n'existe qu'en tant qu'il est un rapport social global.

[44] Roswitha Scholz, Forme sociale et totalité concrète, Albi, Crise & Critique, 2024, p. 12.

[45] Roswitha Scholz, « Valeur-dissociation, sexe et crise du capitalisme », Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, n° 2, Albi, Crise & Critique, 2020.

[46] Roswitha Scholz va parler de la « valeur-dissociation en procès », pour souligner l'importance de la dialectique entre valeur et dissociation, de leur dynamique conjointe et contradictoire, dans le processus de crise.

[47] On retrouve des points de convergence avec Nancy Fraser, Le capitalisme est un cannibalisme, Marseille, Agone, 2025, p. 97 sqq.

[48] Roswitha Scholz, Forme sociale et totalité concrète, op. cit., p. 107.

[49] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 431.

[50] Ibid., p. 313

[51] Robert Kurz, « Domination sans sujet », dans Raison sanglante, Albi, Crise & Critique, 2021.

[52] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 42 sq.

[53] Voir Roswitha Scholz, « Christophe Colomb for ever », art. cit. Pour une exception voir Nancy Fraser, Le capitalisme est un cannibalisme, op. cit.

[54] Roswitha Scholz, « Christophe Colomb for ever », art. cit., p. 432.

[55] Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, Paris, Folio essais, 2002, p. 80.

[56] Ibid., p. 90-92.

[57] Ibid., p. 92.

[58] Colette Guillaumin, « La différence culturelle », dans Michel Wieviorka (dir.), racisme et modernité, Paris, La découverte, 1993, p. 149-151.

[59] Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, op. cit., p. 92.

[60] Ibid., p. 108.

[61] Ibid., p. 96.

[62] Ibid., p. 97.

[63] Ibid., p. 98.

[64] Ibid., p. 110 : « L'hostilité est un mouvement second, il se passe quelque chose avant. »

[65] Ibid., p. 110.

[66] Nous n'adhérons donc pas à la distinction entre « race » et « racisme » opérée par Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, Berlin, LIT, 2022.

[67] Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, op. cit., p. 94 sq.

[68] Anne Clerval et Christine Delphy, « Le féminisme matérialiste, une analyse du patriarcat comme système de domination autonome », dans Espace et rapports de domination, édité par Anne Clerval et al., Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 217-229 : « C'est la prégnance du système de genre (du patriarcat) qui explique l'interprétation du sexe biologique comme binaire, exclusif et hiérarchique… et surtout comme signifiant socialement, c'est-à-dire porteur d'une division sociale. » (nous soulignons). Voir aussi, Christine Delphy, Classer, dominer, Paris, La fabrique, 2008 et Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2018.

[69] Stuart Hall, Race, ethnicité, nation, Paris, Amsterdam, 2019.

[70] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 14.

[71] Charles W. Mills, Le contrat racial, Montréal, Mémoire d'encrier, 2023, p. 54 sqq.

[72] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 24.

[73] Ibid., p. 35.

[74] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 362.

[75] Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La découverte, 2018, p. 87.

[76] Theodor Adorno, Études sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007.

[77] Theodor Adorno, Combattre l'antisémitisme, Paris, Allia, 2025.

[78] Pour un aperçu des nombreuses controverses autour de ce concept : Voir Guillaume Johnson, Madeline Woker et Lionel Zevounou, « Capitalisme racial !? Une introduction » ; Julian Go, « Théoriser le capitalisme racial : Critique, contingence et contexte », dans Capitalisme racial !?, Marronnages, Volume 3, n°1, 2024. Pour la critique, voir Wacquant, Loïc. « Le piège du “capitalisme racial” ». La Pensée, 2024/2 N° 418, 2024. p.145-153.

[79] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 23.

[80] Cedric J. Robinson, Marxisme noir, Genève, Entremonde, 2023.

[81] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 24.

[82] La figuration présente sur la couverture de l'ouvrage synthétise le propos de Sylvie Laurent et résume ses apories : un « capitaliste » blanc ventripotent, bon de commande en main, contrôlant le travail effectué par ses ouvriers noirs, transbordants des marchandises depuis une barge amarrée à la rive d'un fleuve, travail pénible de manutention, rappelant le « travail » dans les plantations, d'autres ouvriers aux pieds du « capitaliste », dévisagés – leur visage est invisible – par celui-ci, rappelle le rapport de dépendance personnel, en fond une fabric à la cheminée fumante, symbolisation du capitalisme industriel : le Noir est « prolétarianisé » par le Blanc, soumis par l'usage d'une violence objective personnelle et donc personnifiée dans le « capitaliste », dans le seul intérêt de ce dernier – il s'agit avant tout de lutte des classes, d'une lutte d'intérêts, ce que soutenait d'ailleurs Joe Jones, l'artiste à l'origine de cette œuvre.

[83] Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, p. 117.

[84] Wulf D. Hund, « Inclusion and Exclusion : Dimensions of Racism », dans wiener zeitschrift, 3. Jg. 2003 Heft 1, p. 19. Voir aussi Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 123.

[85] Pour une brève introduction à l'historie du rapport patriarcal, se reporter à Roswitha Scholz, « La valeur c'est le mâle », dans Le Sexe…, op. cit.

[86] Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, op. cit.,

[87] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit.

[88] Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, Albi, Crise & Critique, 2024.

[89] Pour n'en citer que quelques-uns : Charles Mills, William Nelson, Robert Proctor, Benoît Massin, Paul Weindling. Pour les contextes extra-européens : Jean-Loup Anselme et José Kagabo.

[90] Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, op. cit., p. 25.

[91] Ibid., p. 40.

[92] Ibid., p. 27.

[93] Ibid., p. 40 sq.

[94] « Histoire des ducs de Bourgogne de la race capétienne » (1885), « De la légitimité de la race capétienne et de ses ayants droit et de la race napoléonienne » (1863), etc.

[95] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 145.

[96] Entrée disponible en ligne : https://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v13-1869-0/ >. À cet égard, l'entrée « race » du TLFi est très informative, en particulier en ce qui concerne l'histoire et l'étymologie du mot : https://www.cnrtl.fr/definition/race >

[97] Si tant est que nous pouvions les distinguer, voir infra.

[98] William Max Nelson, Enlightenment biopolitics, Chicago, The University of Chicago Press, 2024, p. 11. Voir aussi Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, op. cit., p. 39.

[99] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 135, p. 183.

[100] Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 13.

[101] Ibid., p. 13. Voir aussi Joseph Morsel, « L'ecclesia, institution dominante du féodalisme : retour sur des malentendus », L'Atelier du Centre de recherches historiques, 2023 ; Alain Guerreau, « Situation de l'Histoire Médiévale (esquisse) », Medievalista, 2008 ; « Entretien avec Alain Guerreau », L'Atelier du Centre de recherches historiques, 2023 ; Alain Guerreau et Nicolas Perreaux, « Aufklärung im XXI. Jahrhundert. Pour une approche rationnelle de l'Europe médiévale : entretien avec Alain Guerreau », Bulletin du centre d'études médiévales d'Auxerre, 2021.

[102] Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 17.

[103] Alain Guerreau, L'avenir d'un passé incertain, Paris, Seuil, 2001, p. 29.

[104] Pour une synthèse, voir Joseph Morsel, « L'ecclesia, institution dominante du féodalisme : retour sur des malentendus », art. cit. Pour un traitement monographique de la question, se reporter à Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l'an mil à la colonisation de l'Amérique, Paris, Flammarion, 2018.

[105] Robert Kurz, L'Histoire comme aporie.

[106] Alain Guerreau, L'avenir d'un passé incertain, op. cit., p. 29 sq., nous soulignons)

[107] Robert Kurz, L'Histoire comme aporie.

[108] Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 2020.

[109] Robert Kurz, L'Histoire comme aporie.

[110] Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 17 : qui s'oppose à une lecture continuiste ou gradualiste.

[111] Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit.

[112] Voir notre remarque précédente, note 42.

[113] Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 182-184, nous soulignons.

[114] Alain Guerreau, L'avenir d'un passé incertain, op. cit., p. 33.

[115] Voir Groupe KRISIS, Manifeste contre le travail, Albi, Crise & Critique, 2020.

[116] Alain Guerreau, L'avenir d'un passé incertain, op. cit., p. 33.

[117] Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 21.

[118] Voir Theodor W. Adorno, Leçons sur l'histoire et sur la liberté (1964-1965), Paris, Klincksieck, 2024.

[119] Alain Guerreau, L'avenir d'un passé incertain, op. cit., p. 32.

[120] Kurz, Histoire comme aporie : Kurz parle du passage de la transcendance à la transcendantalité.

[121] Alain Guerreau, L'avenir d'un passé incertain, op. cit., p. 308.

[122] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 43, nous soulignons.

[123] Ibid., p. 42.

[124] Jérôme Baschet, « Malaise dans la décolonialité », revue Terrestres, 25 mars 2025 : « il ne s'agit aucunement de nier l'importance fondamentale de cette date, qui indique le début d'un cycle historique marqué par une expansion européenne inédite, impliquant la colonisation d'un continent presque entier, la destruction brutale de civilisations entières et l'effondrement des populations amérindiennes, décimées à 90%. Il est, en revanche, problématique de considérer [...] que tout est né, et d'un coup, en 1492 (même en comprenant cette date non littéralement, mais comme marqueur du début de la colonisation américaine). […] [D]e telles affirmations tendent à occulter le rôle historique des autres continents non européens et de minimiser l'oppression coloniale subie par leurs peuples ». Article disponible en ligne : https://www.terrestres.org/2025/03/25/debat-dans-les-pensees-decoloniales/ >

[125] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 71, nous soulignons.

[126] Ibid., p. 61.

[127] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 66.

[128] Voir Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, op. cit.

[129] Voir Wulf D. Hund, « Historizing Race or Racializing History », dans Archiv für Sozialgeschichte, 63, 2023, p. 547-588.

[130] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 62.

[131] Ibid., p. 163.

[132] Ibid., p. 333.

[133] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit.

[134] Ce que nous retrouvons très fréquemment dans les recherches sur le Darwinisme social et Darwin. Pour la critique voir Classer/Penser/Exclure, RHS n°183, 2005.

[135] Voir Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 87 sqq. Voir aussi Carlos Moore, « WERE MARX AND ENGELS WHITE RACISTS ? : THE PROLET-ARYAN OUTLOOK OF MARXISM », dans Berkeley Journal of Sociology, Vol. 19 (1974-75), p. 125-156.

[136] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 129.

[137] Charles W. Mills, Le contrat racial, Montréal, Mémoire d'encrier, 2023, p. 63.

[138] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 114.

[139] Ibid., p. 114 sq.

[140] Nous savons à quel point Marx louait le scientificité de la biologie de son temps, voir la préface à la première édition allemande du Capital.

[141] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 98 sq.

[142] De plus, il s'agirait d'étudier plus à fond le lien entre philosophie de l'Histoire et aliénation dans la production, en tant que réalisation paradoxale de soi.

[143] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 228 sq.

[144] Ibid., p. 242, nous soulignons.

[145] Il faudrait ici évoquer Darwin et la révolution buffonienne (se reporter à William Max Nelson).

[146] Notion déterminante dans la pensée des Lumières, voir p. ex. : William Max Nelson, Enlightenment biopolitics, Chicago, The University of Chicago Press, 2024, p. 16.

[147] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 257.

[148] Césaire identifie bien cette asymétrie (Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 116) entre le laboratoire « industriel » de la révolution et la plantation coloniale.

[149] Voir la longue énumération qui fait figure de définition du lumpenprolétariat dans Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1976. Voir aussi, Roswitha Scholz, Homo sacer et les « Tsiganes », Albi, Crise & Critique, 2025.

[150] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 266.

[151] Zygmunt Baumann, Modernité et Holocauste, Paris, La fabrique, 2002, cité par Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 125.

[152] Robert N. Proctor, Racial hygiene, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 30.

[153] Retrouver citation Laurent

[154] Robert N. Proctor, Racial hygiene, op. cit.

[155] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 286.

[156] Ibid., p. 288.

[157] Ibid., p. 288.

[158] Colette Guillaumin, « La “différence culturelle” », dans Michel Wieviorka (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1992, p. 149 sqq.

[159] Sidi Mohammed Barkat, Le corps d'exception, Paris, Amsterdam, 2024.

[160] Le Globe, 17 août 1841, p. 1-4, nous soulignons.

[161] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 116.

[162] Ibid., p. 117.

[163] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 134 sqq. Voir aussi Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 74.

[164] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 398.

[165] Ibid., p. 43.

[166] Robert Kurz, Impérialisme d'exclusion et état d'exception, Paris, Divergences, 2018.

[167] Évoqué par Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit.,p. 263.

[168] Abordé brièvement par Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 291.

[169] Sidi Mohammed Barkat, Le corps d'exception, op. cit. Remarquons qu'en France, le droit de vote a été « accordé » aux femmes en 1944. Se pose aussi la question du groupe et de l'individu, se reporte à Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, op. cit.

[170] On parle bien de « naturalisation », la nationalité est octroyée selon les principes du « droit du sol » ou du « droit du sang », dans lesquels la dimension héréditaire-biologique est omniprésente.

[171] Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 68, nous soulignons.

[172] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 151.

[173] Ibid., p. 273.

[174] Ibid., p. 272.

[175] Ibid., p. 273.

[176] Voir aussi la notion d'asynchronisme historique développée par Robert Kurz dans Robert Kurz, « Rupture ontologique », dans Jaggernaut n°2.

[177] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 327. Voir aussi Immanuel Wallerstein, « La construction des peuples : racisme, nationalisme, ethnicité », dans Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La découverte, 2018, p. 125 sqq.

[178] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 330.

[179] Comme nous l'avons déjà expliqué, il s'agit pour nous d'un pléonasme. Toutefois, signalons que pour Wulf D. Hund doivent impérativement être distingués race et racisme, ce dernier concept pouvant être utilisé pour analyser des discriminations précapitalistes : se reporter à Wulf D. Hund, Marx and Haiti, op. cit.

[180] (raison pour laquelle nous sommes en désaccord avec Poliakov)

[181] Voir textes sur l'histoire de Korsch, voir Adorno

[182] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 259.

[183] Ibid., p. 313.

[184] Ibid., p. 173 sqq., le « fusil » comme allégorie de l'asynchronisme voir ibid. p. 180.

[185] La rupture doit donc être comprise comme rupture logique et processuelle (encore en faut-il le concept !) – rupture dans la logique qui n'est pas strictement temporelle mais qui se superpose à l'écoulement du temps. L'argent n'est pas devenu du jour au lendemain, au débotté, une métamorphose de la valeur ; cependant, la mise en place « temporelle » de cette logique n'est pas cette logique elle-même ; nous retombons sur le fameux problème de la présentation [Darstellungsproblem], qui est (notamment) le problème du rapport entre « développement logique et historique ». Ainsi, si la « monnaie » existait bien dans la société domino-ecclésiale, elle n'était pas pour autant argent, ou alors il s'agissait « d'argent sans valeur » (Kurz). Les métaux précieux frappés n'en demeurent pas moins, aujourd'hui, dans leur particularité concrète et paradoxale, des médiatisations de l'argent. La rupture n'est pas dans l'atome de matière mais dans la logique qui le détermine.

[186] Pour l'historicisation de la notion de « circulation », se reporter aux quelques considérations sur la caritas présentes dans Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ?, op. cit. p. 154 sqq.

[187] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 66 sq.

[188] Ibid., p. 80, nous soulignons.

[189] Voir, pour un exemple topique, Reza Zia-Ebrahimi, Antisémitisme & islamophobie. Une histoire croisée, Paris, Amsterdam, 2021.

[190] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 81. Pour la critique, voir Wulf D. Hund, Marx and Haiti, op. cit., p. 37 sqq.

[191] Qui deviennent proto-raciales du fait même de la formation, postérieures, de la « race ».

[192] Wulf D. Hund, Marx and Haiti, op. cit., p. 29.

[193] Ibid., p. 166.

[194] Ibid., p. 41 sq.

[195] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 84 sq.

[196] Ibid., p. 109.

[197] Ibid., p. 111.

[198] Ibid., p. 122. Voir aussi Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ?, op. cit., p. 118 sqq.

[199] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 330.

[200] Ibid., p. 362 : « expression d'une mentalité archaïque » pour Fanon, qui rappelle le concept de « non-contemporanéité » de Bloch.

[201] Ibid., p. 335.

[202] Ibid., p. 334.

[203] Ibid., p. 343.

[204] Ibid., p. 343. Pour le concept de « populisme productif », voir Jaggernaut n°1, Albi, Crise & Critique, 2019.

[205] Michel Feher, Producteurs et parasites, Paris, La Découverte, 2024.

[206] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 344.

[207] Ibid., p. 345.

[208] Au lieu d'absoudre le maître, nous pourrions, au moins, rechercher « les deux Marx » sous la figure tutélaire du marxisme. Voir Roman Rosdolsky, sa critique de Marx et de paroles acrimonieuses de ce dernier au sujet des « peuples slaves ».

[209] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 334.

[210] Le « modèle de l'archaïsme » n'est qu'une variante de la lecture métaphysique de l'Histoire formulée par les Lumières.

[211] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 207.

[212] Voir, par exemple, ce qu'écrit Engels dans l'Anti-Dühring. Pour le commentaire se reporter à Wulf D. Hund, Marx and Haiti, op. cit., p. 107 sq.

[213] Pour le cas des femmes et du sujet révolutionnaire mâle-occidental-blanc, nous renvoyons à Monique Wittig, Dans l'arène ennemie, Paris, Minuit, 2024 et Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2018.

[214] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 266.

[215] C'est aussi un point à discuter dans le cadre d'une critique, nécessaire et qui reste à faire, des hypothèses néo- et techno-féodales.

[216] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 46.

[217] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 266 sq.

[218] Ibid., p. 411.

[219] Ibid., p. 45.

[220] Robert Kurz, Geld ohne Wert, op. cit.

[221] Par exemple, chez Sylvie Laurent, l'esclavage est à la fois identique à lui-même (de l'esclavage antique à l'esclavage colonial capitaliste) et différent (rupture en 1492), ce qui mène à des analyse contradictoires, incompatibles.

[222] Philippe Colin et Lissel Quiroz, « L'expérience coloniale et décoloniale latino-américaine », Contretemps, 16 juin 2023, disponible en ligne.

[223] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 375.

[224] La « régression » est un élément central des hypothèses techno-féodales, mais aussi de l'hypothèse de la « Restauration » que nous retrouvons chez David Harvey et Alain Badiou – ce qui est désiré, dans ces « approches », c'est un retour au « compromis fordiste », parangon de l'événement « révolutionnaire »…

[225] Pour une foisonnante analyse discursive sur les « humeurs », qui reste cependant anhistorique, voir Elsa Dorlin, La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2009.

[226] William Max Nelson, Enlightenment biopolitics, op. cit.

[227] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 121.

[228] Ibid., p. 122.

[229] Voir les récits de Marco Polo, Pigafetta et même Bougainville : Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, op. cit., p. 23-35.

[230] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 307.

[231] Voir Robert Kurz, Gris est l'arbre de la vie, verte est la théorie, Albi, Crise & Critique, 2022.

[232] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 326.

[233] Voir aussi le concept d'homo sacer retravaillé par Roswitha Scholz, Homo sacer et les « Tsiganes », op. cit.

[234] Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995, p. 62 : « […] sans le sentiment d'appartenance à la communauté des menacés, je ne serais plus qu'un homme qui laisse tomber les bras et qui fuit la réalité. Je dis réalité en insistant sur le mot, car pour moi, c'est d'elle qu'il s'agit au bout du compte. L'antisémitisme qui m'a engendré comme juif est peut-être une aberration, là n'est pas la question. Mais, aberration ou pas, c'est en tout cas un fait historique et social : j'ai réellement été à Auschwitz, et ça ne s'est pas passé dans l'imagination de Himmler. »

[235] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 411.

[236] Ibid., p. 100.

[237] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 288.

[238] Et non pas « accumulation primitive », traduction fautive que reprend Laurent, pour une brève discussion se reporter à Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit.

[239] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 127.

[240] Robert Kurz, Argent sans valeur, chapitre 3 : « Le concept d'individualisme méthodologique est compris ici [Argent sans valeur] dans un sens plus large que souvent dans les sciences sociales et en particulier dans l'économie, à savoir qu'il ne se rapporte pas simplement de manière logique et immédiate aux actions des individus [...], mais à un individu idéal en général ; donc aussi au sens institutionnel ou catégoriel. L'individualisme méthodologique consiste donc essentiellement à vouloir représenter et expliquer une logique globale déterminant un ensemble à partir d'un cas individuel isolé, qui apparaît alors comme un “modèle”. Il faut entendre par là non seulement les actions individuelles définies comme “basales”, mais aussi les formes structurelles dites “germinales” ou les parties élémentaires comme ce détail idéal. »

[241] Ces deux derniers points, qui relèvent autant de l'anachronisme, de l'ingénuité théorique que de l'approche androcentrique logorrhéique, permettraient à eux seuls d'amorcer une critique des hypothèses néo- et techno-féodales. Pour quelques éléments du débat, se reporter aux divers articles de Morozov, Buxton et Magisainsi que de Cédric Durand.

[242] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 143.

[243] Robert Kurz, « Rupture ontologique », art. cit.

[244] Voir Robert Kurz, L'effondrement de la modernisation, Albi, Crise & Critique, 2021.

[245] Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 81 sqq.

[246] Voir Robert Kurz, Impérialisme d'exclusion et état d'exception, Paris, Divergences, 2018.

[247] Du Bois cité dans Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 317.

[248] Voir aussi Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 133.

[249] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 55.

[250] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 194.

[251] Ibid., p. 194.

[252] Voir aussi la critique de la dialectique du maître et de l'esclave chez Beauvoir, puis chez Delphy et Wittig.

[253] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 174.

[254] Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 59.

[255] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 168.

[256] Il n'en demeure pas moins que cela reste pour certain une approche séduisante : c'est bien pour cela que seul l'antisémitisme est étudié dans la Wertkritik « francophone », l'effort conceptuel n'est pas très important et permet d'aisément clôturer la totalité sociale, tout comme l'on clôture un raisonnement par déduction (androcentrique), dans lequel la « logique d'identité » est l'élément cardinal, le modèle, de la « réflexion ».

[257] Préface de José Kagabo, Lucien Steinberg, Pas comme des moutons : les Juifs contre Hitler, Paris, Les balustres, 2012.

[258] Jean-Loup Amselle, L'universalisme du racisme, Paris, lignes, 2020.

[259] Sur le système de caste, voir Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 171.

[260] Se reporter aux analyses de Moishe Postone à ce sujet, en particulier Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme », dans Moishe Postone, Critique du fétiche capital, Paris, PUF, 2013, p. 95 sqq.

[261] Voir Roswitha Scholz, Homo sacer et les « Tsiganes », op. cit.

[262] Voir Michael Tregenza, Aktion T4, Paris, Calmann-Lévy, 2011.

[263] Voir les théories du « Grand remplacement » et l'espace sémantique du Camps des Saints, voir aussi le style réactionnaire.

[264] Roswitha Scholz, « La nouvelle critique sociale et le problème de la différence » dans Le Sexe du Capitalisme, op.cit., p. 138, souligné dans l'original.

[265] Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.

[266] W.E.B Du Bois, cité Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 72.

[267] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 164.

[268] Ibid., p. 198.

[269] Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 144, nous soulignons.

[270] Ibid., p. 160. De plus, il peut être intéressant de faire le lien avec les écrits féministes matérialistes de Monique Wittig et son concept de “pensée straight”.

[271] Marx écrit : ils ne le savent pas mais ils le font.

[272] Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 77.

[273] Voir p. ex., Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 326-330.

[274] Ibid., p. 411.

[275] Ibid., p. 424.

[276] Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Vers un nouveau Manifeste, Bordeaux, la Tempête, 2020, p. 31.

[277] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d'une hydre moderne, op. cit., p. 431.

[278] Roswitha Scholz, Forme sociale et totalité concrète, op. cit. p. 86.

[279] Elle l'a toujours été : la théorie de la race aryenne s'opposait à la théorie de la race nordique, mélange de sous-races. Le maintien des bonnes proportions raciales était au cœur des discussions savantes au xixe siècle.

[280] Romaric Godin, « Nick Land, le penseur des ‘‘Lumières sombres'' qui inspire la Big Tech », Mediapart, 27 avril 2025.

[281] Se reporter à Roswitha Scholz, Homo sacer et les « Tsiganes », op. cit.

[282] Michael Tregenza, Aktion T4, op. cit.

[283] Préface de Benoît Massin à Paul Weindling, L'hygiène de la race, tome 1, Paris, La découverte, 1998, p. 31.

[284] Autriche, Bulgarie, Croatie, Chypre, République tchèque, Danemark, Estonie, Finlande, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Portugal et Slovaquie. Pour plus de détails, se reporter à : https://www.edf-feph.org/content/uploads/2022/09/Final-Forced-Sterilisarion-Report-2022-European-Union-copia_compressed.pdf > ; ainsi qu'à : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-10-2025-000193_EN.html >.

[285] À ce sujet, voir les analyses de Cécile Fasel, article à paraître dans la revue médicale suisse.

[286] Une typologie et une analyse des types distingués restent à faire. La dichotomie que nous proposons ici est une simplification.

[287] Voir, à ce sujet, ainsi que sur le « new fusionism » (1990), Quinn Slobodian, Hayek's Bastards : Race, Gold, IQ, and the Capitalism of the Far Right, Princeton, Princeton University Press, 2025.

[288] Imre Kertész, L'Holocauste comme culture, Arles, Actes Sud, 2009, p. 115.

[290] Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 57 : « Et la sinistre découverte, celle qui à un stade ultérieur réduit toute représentation abstraite à néant, nous fait comprendre que les visages insignifiants finissent quand même par devenir des visages de la Gestapo et que le mal se superpose à la banalité et en quelque sorte la surélève. »

[291] Charlotte Delbo, Mesure de nos jours. Auschwitz et après III, Paris, Minuit, 2018, p. ex. p. 209 sqq.

[292] Charlotte Delbo, Auschwitz et après, I-IV, Paris, Minuit, 2018 (I-III), 2025 (IV). Ce que j'ai vu à Auschwitz. Les cahiers d'Alter, Paris, Seuil, 2025.

[293] Voir le film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la pitié.

[294] Voir le documentaire de Claude Lanzmann, Shoah.

[295] Comment vivait-on en Allemagne sous le troisième Reich, en 1933, au quotidien ? Partageons-nous nos gestes d'aujourd'hui avec le allemands d'alors ? Quel est la signification de cette « identité », pour nous, aujourd'hui ? C'est la question qui taraude Nadav Lapid, qui a récemment réalisé un film (Yes – dans lequel la représentation de la femme est rétrograde...) sur le quotidien dans la société israélienne alors que son armée perpètre un génocide dans la bande de Gaza. Plus généralement, notons, en passant, qu'une critique de la vie quotidienne reste à (re)faire.

[296] Michael Tregenza, Aktion T4, op. cit., p. ex. p. 281 et p. 288 sqq.

[297] Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste, Genève, Entremonde, 2018.

[298] Imre Kertész, Liquidation, Arles, Actes Sud, 2005, p. 15 : « Il est onze heure et demie. Et il n'y a pas un chat. Vous, bien sûr, ça ne vous dérange pas. Vous restez assis là sans rien faire, comme tout le monde dans ce pays. Vous supportez toutes les escroqueries, tous les mensonges, toutes les exécutions. Vous vous résignez déjà aux exécutions qui auront lieu après votre exécution à vous. »

[299] Fredric Jameson, La totalité comme complot, Paris, Amsterdam, 2007.

[300] Edward Bond, La furie des nantis.

[301] Imre Kertész, Liquidation, op. cit., p. 109.

[302] Ibid., p. 112, nous soulignons.

[303] Ibid.

[304] Georges Didi-Huberman et Niki Giannari, Passer, quoi qu'il en coûte, Paris, Minuit, 2017, p. 46.

[305] Ibid., p. 67.

[306] Voir Zygmunt Bauman, La société assiégée, Paris, Pluriel, 2014, p. 157 sqq.

[307] Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 69.

[308] Pour le concept d'« inclusion excluante » voir Robert Kurz, Impérialisme d'exclusion et état d'exception, Paris, Divergences, 2018.

[310] Niki Giannari, « Des spectres hantent l'Europe », dans Georges Didi-Huberman et Niki Giannari, Passer, quoi qu'il en coûte, p. 11.

[311] Walter Benjamin, « Un marginal sort de l'ombre », Œuvres II, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 188.

[312] Comme le fit p. ex. Alfred Andersch pour justifier son absence de participation à la résistance au national-socialisme. Lui qui pourtant remarquait, dans un éclair de pertinence que : « Pas d'analyse plus brillante que l'analyse marxiste [nous dirions, éventuellement : de Marx] ; pas d'action plus pauvre que l'action marxiste. » (Alfred Andersch, Les cerises de la liberté, Arles, Actes Sud, 1991, p. 39)

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03.11.2025 à 10:07

Deux nouveaux livres aux éditions lundimatin

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Texte intégral (1767 mots)

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Nous faisons le choix de publier peu d'ouvrage mais nous avons l'exigence que chacun soit, à nos yeux du moins, décisif et déterminant.

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Fred Bozzi

Dix sports pour trouver l'ouverture

Ping-pong, Rugby, Perche, Danse, Tennis, Boxe, Football, Marche, Volley-ball, Décathlon

18 €
978-2-494-35506-4
268 p. | sorti le 17 octobre

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Ian Alan Paul

La société réticulaire

(Postface Frédéric Neyrat)

16 €
978-2-494355-08-8
224 p. | sorti le 17 octobre

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Justine Lextrait

Loading rooms
16 €
978-2-494-35509-5
134 p. | sorti le 15 novembre

Parution : 15 novembre 2025
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Sébastien Charbonnier

La fabrique de l'enfance

Anthropologie de la comédie adulte

16 €
978-2-494355-07-1
248 p. | sorti le 15 novembre

Parution : 15 novembre 2025
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Leïla Chaix

OK CHAOS
13 €
978-2-494-355504-0
144 p. | sorti le Novembre 2023

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Monchoachi

Retour à la parole sauvage

Postface Jean-Christophe Goddard

16 €
978-2-494-35502-6
274 p. | sorti le Mai 2023

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Lettres sur la peste
Précédées de la domestication du monde

Olivier Cheval
(En coédition avec La Découverte - Distribution Éditis)
128 pages | 15 euros | 9782348076909
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03.11.2025 à 09:59

La « paix » de Trump ou le plan de tous les dangers

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Texte intégral (3603 mots)

Signée le 13 octobre dans de grandes effusions congratulatoires par les présidents égyptien et turque, l'émir du Qatar et Donald Trump, la déclaration s'intitule « Paix et prospérité durables ». Toutefois, pour de nombreuxses spécialistes de la région, rien n'est moins sûr, en raison de fragilités liées tant à la lettre qu'à l'esprit du plan porté par Trump, qu'ainsi que d'éléments de contexte préoccupants.

Le mois de septembre 2025 a connu une succession vertigineuse de développements liés au conflit israélo-palestinien. 9 septembre : un raid aérien israélien ciblant au Qatar une délégation du Hamas palestinien réunie pour discuter d'une proposition américaine de sortie de crise. 16 septembre : une commission indépendante de l'ONU confirme qu'Israël commet un génocide à Gaza. 22 septembre : une série d'Etats occidentaux se joignent aux près de 140 pays reconnaissant déjà l'Etat palestinien, parfois sous conditions. Après de multiples discussions avec des chefs d'Etats et de gouvernements notamment arabes et/ou musulmans venus assister à l'Assemblée générale de l'ONU et une ultime négociation pour satisfaire les demandes israéliennes, Trump a annoncé le 29 du mois un « plan de paix » en 20 points. Et lancé un ultimatum au Hamas, lui enjoignant d'accepter ce dernier, faute de quoi il laisserait « Bibi finir le job ».

S'amorce alors une succession d'intenses négociations qui vont : amener le Hamas à accepter le plan dans ses grandes lignes ; permettre un accord sur l'entrée en vigueur d'un cessez-le-feu ainsi que sur l'échange des otages israéliens, vivants (20) et morts (28), contre 1968 prisonniers politiques palestiniens et des dizaines de dépouilles ; puis déboucher sur la signature d'un mémorandum censé verrouiller la fin de la guerre.

Signée le 13 octobre dans de grandes effusions congratulatoires par les présidents égyptien et turque, l'émir du Qatar et Donald Trump venu exprès pour la circonstance après une station de quelques heures en Israël, cette déclaration s'intitule « Paix et prospérité durables ». Toutefois, pour de nombreux.ses spécialistes de la région et de ce conflit, rien n'est moins sûr, en raison de fragilités liées tant à la lettre qu'à l'esprit du plan porté par Trump, qu'ainsi que d'éléments de contexte préoccupants.

Un plan de paix, vraiment ?

Bien qu'à ce stade il soit difficile de retracer la genèse du « plan de paix », les conditions de sa production sont un premier élément d'inquiétude. En effet, ce plan a été concocté de manière totalement opaque. En outre, il ne s'inscrit et ne se rattache à aucun texte, à aucune institution disposant d'une légitimité internationale quelconque. Aucune référence n'est faite aux textes internationaux, résolutions onusiennes, accords antérieurs qui, au fil du temps, ont clarifié les balises d'un processus israélo-palestinien visant une paix juste et donc durable. Y compris, la résolution A/ES-10/L.31/Rev.1 de l'Assemblée générale des Nations Unies (18 septembre 2024) qui s'adosse à l'avis consultatif de la Cour international de justice de juillet 2024 pour réclamer, sur la base d'une synthèse du droit international applicable, le retrait d'Israël des territoires palestiniens occupés en 1967 au plus tard le 28 septembre 2025. Le plan introduit par Trump traduit donc un pouvoir arbitraire que s'arroge un Président américain acquis à la vision israélienne, et déterminé à démanteler les institutions et normes internationales difficilement mises en place depuis près d'un siècle.

Cette crainte est d'autant plus fondée que le plan ignore totalement les dimensions de justice. Il fait l'impasse sur un génocide perpétré pendant deux ans au vu et au su de la planète entière et ayant entrainé des dizaines de milliers de morts et de blessés, la destruction systématique de tout type d'infrastructure civile, y compris plus de 80% des habitations et le ciblage des journalistes, des humanitaires, et d'équipes médicales et paramédicales. Il ignore les ordonnances successives émises par la Cour internationale de Justice depuis qu'elle a identifié un risque de génocide en janvier 2024, ainsi que les mandats émis par la Cour pénale internationale. Or de nombreuses études démontrent l'importance de la lutte contre l'impunité pour espérer faire advenir la paix surtout au sortir de violences génocidaires.

Sur un autre plan, aucun représentant palestinien n'a été associé aux discussions. Pire encore, Donald Trump a sciemment écarté la délégation palestinienne, y compris le président de l'Autorité palestinienne, leur refusant un visa d'entrée aux Etats-Unis et leur interdisant donc de participer à l'Assemblée générale de l'ONU. Or, comment concevoir d'un point de vue éthique qu'un peuple, dont le droit à l'autodétermination est inconditionnel et émane du droit international, soit totalement écarté de la conception d'un plan qui concerne son devenir au premier chef ? Et comment le concevoir politiquement ? Comment imaginer que plusieurs millions de Palestiniens, à Gaza, à Jérusalem-Est, en Cisjordanie, soumis les uns à un génocide, les autres à une impitoyable occupation, accepteraient que leur volonté et leurs aspirations politiques soient totalement annihilées et s'associeraient malgré tout, docilement, à un processus qui s'impose à eux ?

L'absence de toute référence à Jérusalem-Est et à la Cisjordanie dans le plan est aussi hautement problématique. Pourtant, plus de 370.000 et 3.2 millions de Palestiniens y vivent respectivement, soumis à un régime d'occupation et d'apartheid féroce, à une répression et une surveillance de tous les instants, à un nettoyage ethnique qui accompagne la colonisation rampante. Si Israël n'a eu de cesse de fragmenter ces différents territoires palestiniens occupés en 1967 pour mieux les phagocyter, ils n'en constituent pas moins la patrie des Palestiniens et le territoire politique où doit se réaliser leur droit à l'autodétermination. Comment imaginer que le plan de Gaza puisse amener la paix en ignorant ces territoires et leur population native ?

De fait, en se focalisant exclusivement sur Gaza et sur le Hamas comme l'alpha et l'oméga de tout le conflit, et en exigeant le désarmement total de ce dernier et sa disparition du paysage politique, le plan Trump ignore les ressorts sous-jacents au conflit. A savoir les dynamiques coloniales et tout ce qui les accompagne : occupation et colonisation, répression, dépossession, subjugation de tous les instants. Ce sont pourtant ces dynamiques qui, en raison de leur aggravation exponentielle ces dernières années, dans un contexte d'indifférence de la communauté internationale, avaient conduit à l'explosion sanglante du 7 octobre. Comment dès lors un remède qui ne répond en rien au mal profond, voire lui permet de s'augmenter, peut-il apporter un apaisement et, a fortiori, une résolution du conflit ?

A cette inadéquation s'ajoute le flou quant aux objectifs finaux du plan, ainsi qu'à ses horizons temporels et politiques. Certes, dans ses points 19 et 20, le plan évoque des réformes qui ouvriraient la voie à l'autodétermination palestinienne et à un Etat, et des négociations en vue d'un futur politique pacifique entre Israël et Palestiniens. Mais le texte, anorexique, n'apporte aucune assurance quant à ces perspectives et se garde bien de clarifier un quelconque dispositif susceptible de les poursuivre concrètement.

Aux antipodes de cette démarche, les connaissances accumulées depuis des décennies autour de la résolution des conflits démontrent l'importance d'associer les populations dans un processus où la force brute est compensée par les balises du droit international, où les racines profondes de la violence sont réduites, et où un réel travail de justice, de reddition des comptes, de mémoire, de réconciliation et de réparation est entrepris. Or le plan de Trump, ses soutiens et laudateurs font l'impasse totale sur toutes ces dimensions.

Une double logique coloniale et extractive

Les inquiétudes dérivent aussi du modus operandi colonial de la démarche et de ce qu'elle prévoit. Outre le fait qu'il s'impose de l'extérieur aux Palestiniens, le plan prévoit la mise en place d'un Conseil de paix auto-proclamé devant chapeauter la reconstruction et le gouvernement de Gaza. Ce Conseil sera présidé par Donald Trump, sans qu'on sache vraiment si c'est en sa qualité de président des Etats-Unis ou bien d'homme d'affaires. A ses côtés, une autre personnalité doublement problématique : l'ancien premier ministre britannique Tony Blair. Ce dernier est non seulement coupable d'avoir menti pour justifier l'invasion de l'Irak en 2003 par les Etats-Unis soutenus par la Grande-Bretagne, mais aussi d'avoir cautionné la paralysie du processus de paix israélo-palestinien, au profit d'Israël, lorsqu'il présidait le « Quartet » supposé œuvrer à sa relance. De plus, sa nationalité ne peut que faire écho à la colonisation britannique de la Palestine ottomane, avec ses désastres en série, de la Déclaration de Balfour autorisant un foyer national juif européen en Palestine, jusqu'au nettoyage ethnique des Palestiniens au moment du retrait de ses troupes en 1948.

Ce Conseil de paix associera d'autres figures, mais on ne sait pas quelle en sera la composition finale, qui « nommera » ses membres, et en fonction de quels critères et de quelles logiques. Le même flou total entoure les compétences d'un tel organe, ainsi que son articulation à un comité technocratique palestinien. Parmi les seuls éléments connus à ce jour, c'est qu'il y aura une relation de subordination du second au premier, que le comité palestinien sera non-politique et donc nullement représentatif des Palestiniens, et sans lien avec l'Autorité palestinienne. Vers la mi-octobre 2025, on a appris que 15 Palestiniens « ont été désignés » pour en faire partie. Par qui, sur quelles bases, au départ de quelle légitimité sont autant de questions sans réponse.

Mais le caractère colonial de la démarche ne s'arrête pas à cette mise des Gazaouis sous la tutelle d'entités et de personnalités extérieures, mais découle aussi de sa nature affairiste. A cet égard, la figure de Jared Kushner est particulièrement révélatrice. Ce milliardaire n'a aucune autre légitimité que celle d'être le beau-fils de Donald Trump. Connu pour sa proximité avec Israël et ses accointances avec les milieux pro-israéliens, il cristallise tout ce que le plan comporte comme conflits d'intérêt et donc de corruption massive. La mise en œuvre du plan lui rapporterait des gains colossaux.

En outre, même si le discours porté est celui d'une reconstruction permettant aux Gazaouis de revivre, la démarche ressemble davantage à celle d'un immense projet de développement immobilier et économique impliquant de juteux investissements publics mais surtout privés. Le GREAT Trust (pour Gaza Reconstitution, Economic Acceleration and Transformation) dont l'existence et le contenu ont fuité fin août 2025, suggère une appropriation de l'intégralité de la bande de Gaza au profit de gros investisseurs. Et ceci dans une marginalisation totale des Palestiniens, en tant qu'individus et peuple disposant de droits inaliénables. En outre, il comporte la perspective de fournir une aide « généreuse » (de quelques milliers de dollars) aux Palestiniens qui souhaiteraient quitter Gaza. Autrement dit, ce projet dépouillera de facto les Palestiniens de tout titre de propriété à Gaza, tout comme les propriétaires du centre-ville de Beyrouth l'ont été au sortir du conflit dans les années 1990s par la problématique société Solidere.

Outre le caractère éthiquement et politiquement contestable de ce projet puisqu'il permet une captation de la terre palestinienne au profit d'investisseurs étrangers érigés en souverains propriétaires, il comporte un risque d'opérer, par une double marginalisation urbaine et économique, le nettoyage ethnique qu'Israël n'aura pas réussi à finaliser malgré son méthodique génocide à Gaza.

Le plan prévoit également la création d'une « force de stabilisation internationale ». Là encore, le flou est total : ni mandat, ni composition, ni moyens se sont connus à ce jour. Avec la crainte qu'une telle force, détachée du savoir-faire et de la légalité onusienne, ne serve qu'à externaliser au profit d'Israël le coût de la répression coloniale de toute une population, lui permettant de se recentrer sur l'absorption violente de la Cisjordanie et des suds du Liban et de la Syrie. Les précédents au Liban dans les années 1980s, en Afghanistan et en Irak plus récemment, suggèrent le caractère totalement contre-productif d'une telle force dans des conditions unilatéralement imposées et sans un processus de paix crédible.

Fragilités contextuelles et d'un « cessez-le-feu » unilatéral

Le plan de Trump n'apporte donc aucune réponse au devenir de plus de 5.3 millions de Palestiniens. A Jérusalem-Est, en Cisjordanie et à Gaza, ces derniers ne voient se profiler indirectement que trois voies : le génocide ou le nettoyage ethnique, directs ou indirects, ou la domination brutale d'un apartheid militarisé.

Non seulement ces voies sont aux antipodes du droit international, mais elles sont le ferment de nouveaux cycles de violence. Même si, historiquement, ces derniers ont surtout saigné les Palestiniens dans une large indifférence de la « communauté internationale » comme l'actuel génocide l'a redémontré, il est invraisemblable que les Israéliens puissent se mettre intégralement à l'abri de cette violence que leurs autorités fomentent.

Mais dans un horizon plus immédiat, il n'est pas sûr que les parties israélienne et américaine soient réellement attachés à l'actuel cessez-le-feu. Il devient chaque jour plus évident combien Trump et son administration sont non seulement versatiles mais totalement acquis aux vues du gouvernement israélien. Les pays arabes et musulmans impliqués dans le processus ne font simplement pas le poids, comme l'a démontré Trump lorsque, après consultations avec ces derniers, il a annoncé un plan amendé selon les désirs de Netanyahou. On se souvient aussi que, sitôt sorti de la Maison blanche, ce dernier a pris le contrepied du plan vanté par son hôte, en écartant toute perspective d'Etat palestinien, voire même de la fin de la guerre.

Autre symptôme significatif, le cessez-le-feu n'aura tenu que quelques jours, le temps pour que Trump fasse son tour de piste dans la région et reparte. Sitôt les otages israéliens vivants libérés, les violations se sont multipliées, faisant plusieurs morts et blessés palestiniens d'un côté, sans parler de la perpétuation d'un étranglement encore significatif de l'aide humanitaire. Trois prétextes se profilent. Le Hamas garderait par devers lui les corps des otages décédés ; or l'on sait qu'avec le niveau de destruction de tout le bâti à Gaza, et avec le nombre de morts dans les rangs des factions palestiniennes, y compris sans doute parmi les gardiens des otages, il est matériellement difficile de retrouver et d'exhumer ces corps en quelques jours, ce que le CICR lui-même a reconnu. Le Hamas userait de la violence à l'encontre de ses concurrents à Gaza ; ceci est un fait indéniable et malheureux, mais il convient de pointer la responsabilité directe d'Israël dans l'émergence de gangs violents et prédateurs, qui ont aggravé l'insécurité totale dans laquelle les civils gazaouis vivent depuis deux ans. Enfin, le Hamas ne désarmerait pas ; comme s'il était attendu que ses combattants viennent tous déposer leurs armes aux pieds de l'armée israélienne en dehors de tout processus de désarmement crédible et, surtout, de toute perspective répondant aux aspirations palestiniennes. Sans parler du fait que cela entraînerait une vacuité totale du pouvoir à Gaza susceptible de déchaîner des violences incontrôlées.

D'autres prétextes peuvent émerger et pourront être aisément instrumentalisés par un gouvernement Netanyahou dont les ministres ne cachent guère leur volonté d'aller au bout de la dynamique génocidaire à Gaza. Les ruptures unilatérales par Israël des cessez-le-feu en novembre 2023 et en mars 2025 sont là pour le rappeler. Rien dans les déclarations des hauts responsables américains qui se sont pressés ces derniers jours en Israël ne permet de percevoir, au-delà d'un attachement de principe au cessez-le-feu, une critique du gouvernement israélien. Au contraire, chacun, à sa manière, pointe le Hamas comme le principal problème.

Ainsi, le risque réside dans la perpétuation d'une guerre de basse intensité qu'Israël poursuivrait de manière unilatérale, sur le mode du « You cease, I fire » selon les termes de Francesca Albanese, rapporteuse onusienne sur les droits humains en Palestine. Un tel scénario a déjà cours au Liban où, depuis l'entrée en vigueur d'un cessez-le-feu en novembre 2024, Israël ouvre le feu chaque jour, empêchant le retour des populations dans les villages frontaliers, et menant des frappes quasi-quotidiennes là où bon lui semble, de manière à geler la reprise de la vie, y compris économique, dans le sud du pays. Et ceci avec l'assentiment de l'administration Trump et de la France, supposée être le co-garant du cessez-le-feu.

Les aléas de l'implication des tiers

La partie que jouent aujourd'hui Israël et les Etats-Unis au détriment du peuple palestinien est d'autant plus grave qu'elle repose sur le consentement plus ou moins actif des acteurs de la région et de l'ensemble des pays occidentaux, en particulier européens, qui ont rejoint le concert des laudateurs du plan de Trump.

Il est difficile d'apprécier à ce stade à quel point ces acteurs croient que ce qui est sur la table peut apporter une « paix durable » par imposition militaire de solutions coloniales en décalage complet par rapport aux paramètres clé du conflit et fondées sur la force brute, sur le mépris du droit et de la justice internationaux, et sur l'opportunisme et la prédation économiques. Se bercent-ils d'illusions ? Espèrent-ils réaliser des affaires juteuses au travers de cette prédation économique ? Ou croient-ils pouvoir influencer le processus en cours de route pour lui insuffler des inflexions pouvant déboucher sur une résolution des fondements du conflit de manière à répondre aux aspirations légitimes des Palestiniens et, de ce fait, à permettre une paix qui ne soit pas faite de l'écrasement de ces derniers ?

La question reste à ce stade sans réponse. Si l'engagement d'un certain nombre de pays de la région apporte une connaissance du conflit et de ses soubassements, il n'est pas sûr que leurs propres modèles et pratiques économiques et politiques soient des gages rassurants pour les Palestiniens. L'implication d'Etats européens, voire de l'UE, est en miroir : si les modèles et pratiques économiques et politiques sont a priori plus soucieuses de démocratie et de droits, leurs positions à l'égard du conflit, en particulier depuis le 7 octobre 2023, attestent à quel point leurs diplomaties ont perdu de vue les fondamentaux du conflit israélo-palestinien et gravitent sur l'orbite des narratifs et intérêts de l'Etat d'Israël. Les propos de la haute représentante, Kaja Kallas, au sortir du Conseil affaires étrangères du 20 octobre, pour justifier le gel d'une éventuelle suspension de certaines parties de l'accord d'association avec Israël l'attestent encore une fois.

Il est naïf d'espérer que ces différentes dynamiques, toutes problématiques, permettront de produire un processus de paix viable, résolvant les fondamentaux du conflit, et reposant sur un processus légal et légitime, juste et donc durable. Sans parler de cette contradiction fondamentale : la communauté internationale exige de l'Autorité palestinienne des réformes visant à la transformer en une entité démocratique, pacifiée, reposant sur l'Etat de droit, et non-corrompue… et ceci sur la base d'un plan qui, comme il l'a été montré, fait fi de ces quatre points cardinaux !

À ce stade-ci, seules les institutions onusiennes et la société civile internationale qui, sans relâche pour la plupart, n'ont eu de cesse de dénoncer le génocide à Gaza, l'apartheid et la violence de l'occupation et de la colonisation à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, offrent une perspective de « monitoring » d'un processus qui autrement pourrait conduire à de nouvelles atrocités. Les opinions l'ont compris à travers le monde.

À l'heure où de nombreux Etats et institutions telles que l'UE, Eurovision ou la FIFA prennent prétexte du cessez-le-feu pour faire l'économie de sanctions contre Israël, des manifestations géantes et une infinité de mobilisations continuent en solidarité avec le peuple palestinien. Elles devront se maintenir dans le temps pour que le piteux plan Trump ne dépossède pas les Palestiniens de tous leurs droits et qu'il ne resserre encore plus le nœud gordien d'une situation déjà complexe qui, inévitablement, explosera un jour – et encore une fois – à la figure de tous les habitants de la région, Israéliens compris.

Elena Aoun

Professeure de relations internationales (UCLouvain)

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03.11.2025 à 09:58

Les conditions politiques d'un nouvel ordre mondial

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Texte intégral (7385 mots)

Deuxième article d'une série de quatre (I. Pourquoi la guerre ?). Ici Lazzarato nous force à penser le contexte politique actuel à travers les notions d' état d'exception de Carl Schmitt et d'accumulation primitive de Karl Marx. Les erreurs critiques des penseurs post-modernes (Agamben, Deleuze, Foucault, etc) a été de réfléchir la reproduction du monde social à la fois, pour les uns, anhistorique et à l'extérieur des formes productives du capital, et, pour les autres, à l'extérieur de la violence génocidaire du souverain, soit comme un biopouvoir autonome du politique et de l'économie. En retraçant la ré-organisation d'un nouveau nomos de la terre post-seconde guerre mondiale et l'organisation expropriatrice d'un nouveau cycle d'accumulation, Lazzarato fait apparaître clairement la continuité fondamentale entre démocratie libérale, capitalisme monopolistique, guerre, guerre civile, fascisme et génocide. Catastrophe du passé donc, mais lumière de l'histoire qui éclaire évidemment la Palestine, l'Ukraine, le Soudan et le Venezuela d'aujourd'hui. Lumière pâle de l'aube qui pointe encore sur un nouveau cycle de guerre et d'appropriation qui s'annonce, mais peut-être aussi sur une limite à venir.

Publié en italien le 29 octobre 2024 sur Machina Rivista et traduit de l'anglais depuis Ill Will

Maître : « Réfléchis, mon enfant, d'où viennent ces choses. Tu ne peux rien avoir de toi-même. »
Enfant : « J'ai tout reçu de mon père. »
Maître : « Et d'où les tient-il, lui ? »
Enfant : « De mon grand-père. »
Maître : « Mais non. Et d'où le grand-père les a-t-il tenus ? »
Enfant : « Il les a pris. »
— Marx, Le Capital

Notre impuissance politique actuelle est la conséquence directe de l'exclusion de la guerre et des guerres civiles de la théorie critique, exclusion qui résulte elle-même d'une autre exclusion : celle de la lutte des classes, c'est-à-dire de la révolution. Poser aujourd'hui la question de la guerre, c'est poser la question du marché mondial.

Chaque fois que la guerre, la guerre civile, le génocide et le fascisme refont bruyamment surface à la une - et, avec eux, paradoxalement, la possibilité impossible de la révolution-, nous nous découvrons impuissants parce que, bien qu'ils soient un résultat manifeste de la production capitaliste, ils demeurent inexplicables dans les catégories fournies par la critique de l'économie politique. Quel rapport les guerres entretiennent-elles avec le capitalisme et sa production ? Sont-elles des accidents de son développement, ou des éléments structurels ? Et, plus encore : quel rapport existe entre l'État — qui a le pouvoir de déclarer et de conduire la guerre — et le capital ? Un concept de production qui marginalise l'État et sa souveraineté peut-il encore tenir ? Peut-on continuer à considérer ceux-ci comme simplement fonctionnels et subordonnés aux besoins de l'accumulation du capital ?

Dans notre article précédent (Pourquoi la guerre ?), nous avons montré comment l'affirmation de la souveraineté américaine allait de pair avec un rôle que nous avons hâtivement défini comme la subordination de l'État à la finance. En réalité, le pouvoir souverain — qui trouve son expression la plus haute dans la guerre — ne peut se manifester sans le pouvoir de la finance, et le monopole économique de cette dernière ne peut subsister sans le monopole politico-militaire de la force qui promeut et impose la dollarisation, condition indispensable à l'existence tant de l'État américain que de la finance. L'économique et le politique (et — je l'affirme une fois pour toutes — lorsque je dis politique, j'entends aussi le militaire) se présupposent mutuellement, mais, dans des phases comme celle que nous traversons, la politique (et sa force militaire) prend le pas, même si, dans la décision souveraine de faire la guerre, la question de l'hégémonie économique reste décisive. Dans nos sociétés, l'action économique et l'action politico-militaire sont étroitement liées en ce qu'elles forment une seule « machine État-capital », au sein de laquelle la première n'est pas simplement instrumentale ni subordonnée à la seconde. L'État et le capital poursuivent des fins distinctes mais convergentes : l'accroissement de puissance de l'un et l'accroissement du profit de l'autre se nourrissent mutuellement.

Il est faux de dire que la politique a disparu, que l'État s'est retiré ; l'État et la politique font partie intégrante de la machine où l'accumulation du profit et l'accumulation du pouvoir fonctionnent ensemble. Les concepts et les réalités du pouvoir et de l'État ont été au centre de la théorie critique des années 1960 à aujourd'hui. Parmi ses objectifs figuraient une critique du concept de souveraineté et la volonté de dépasser l'interprétation marxiste qui identifie le pouvoir à la production et réduit l'État à une simple fonction des processus d'accumulation de la valeur.

À la fin des années 1970, le concept foucaldien de gouvernementalité (l'ensemble des techniques disciplinaires, biopolitiques, de contrôle et pastorales) semblait avoir atteint ce but : non seulement il épuisait et marginalisait le pouvoir souverain, mais il prétendait contenir les relations qui expliquent le fonctionnement des mécanismes de pouvoir dans les sociétés contemporaines. Ces dispositifs, selon Foucault, étaient présentés comme irréductibles à l'action de la production comme à celle de l'État. Agamben, quelques années plus tard, corrige cette pacification théorique et politique qui élimine la souveraineté, en combinant gouvernementalité et pouvoir souverain, biopouvoir et État, mais en faisant de ces catégories des réalités transhistoriques, des invariants qui traversent les siècles en demeurant inchangés. Tous deux excluent le capitalisme, sa dynamique, ses contradictions, que ce soit pour adopter la « théologie économique » des Pères de l'Église comme alternative efficace à la critique de l'économie politique (ce qui est assez ridicule), ou pour identifier le fonctionnement du capitalisme aux premiers chapitres du Capital que Foucault utilise brièvement pour expliquer l'action des disciplines.

En bref, ma thèse est simple : l'État et sa souveraineté — le monopole de la force qui se manifeste pleinement dans la guerre, mais aussi son pouvoir administratif — doivent être intégrés aux concepts marxistes de capital et de production. Essayons d'expliciter plus précisément cette relation, qui échappe à Foucault et à Agamben, mais qui se trouve au fondement de la conjoncture présente. On peut aborder le problème en demandant : comment définir la situation ouverte par la crise financière de 2007-2008 ? Sa condition négative tient à la fin du néolibéralisme et à l'agonie de sa gouvernementalité, qui entraîne la subordination des techniques disciplinaires, biopolitiques et pastorales aux besoins du régime de guerre, lequel a le plein pouvoir de les utiliser, de les suspendre ou de les supprimer purement et simplement.

Que l'économie puisse être régulée par le marché et par la concurrence — même s'ils sont juridiquement définis et activés par un État qui intervient avec la même intensité et la même fréquence que l'État keynésien, comme le soutiennent les ordolibéraux allemands — a été l'idéologie des quarante dernières années, à laquelle une grande partie de la pensée critique a donné crédit en reconnaissant que le marché et la concurrence correspondaient à quelque chose de réel. Fernand Braudel, qui n'était pas marxiste, nous a appris que le capitalisme « a toujours été monopoliste », que la concurrence sert à éliminer les adversaires et que le marché, dans le capitalisme, n'existe pas, parce qu'il est un « contre-marché » contrôlé par quelques acteurs qui, précisément grâce à la concurrence, mènent toujours et inévitablement au monopole.

Braudel écrivait que les capitalistes « ont mille façons de fausser le jeu à leur profit, par le crédit », la monnaie, le pouvoir politique, etc. « Qui pourrait douter qu'ils détiennent des monopoles, ou tout simplement le pouvoir d'éliminer la concurrence neuf fois sur dix ? » Assurément pas les ordolibéraux, les néolibéraux, Foucault, Dardot et Laval, tous les disciples ou admirateurs du philosophe français, les médias, les politiciens, etc.

Comment expliquer que la fin de la gouvernance néolibérale par le marché nous ait laissés avec la plus grande concentration monopolistique de l'histoire du capitalisme et de l'humanité ? Tout simplement par le fait que la centralisation économique (comme la centralisation politique) ne s'est jamais arrêtée. En réalité, sous le néolibéralisme, elle s'est accélérée de façon spectaculaire, masquée par l'idéologie du marché et de la concurrence. Marché et capitalisme ne sont pas la même chose, nous dit Braudel, et les confondre a causé — et continue de causer — une confusion immense. Confondre capitalisme et néolibéralisme est une erreur tout aussi grossière.

Pour saisir la situation contemporaine, il faut prendre en compte un enchevêtrement d'événements : crise financière, populismes, nouveaux fascismes, guerres civiles, guerre, génocides. Giovanni Arrighi décrirait cette période comme une « phase de transition hégémonique » ou de « chaos systémique ». Pour être plus précis, on pourrait soutenir que la phase politique ouverte par la crise financière de 2007-2008, marquant la fin des « cycles hégémoniques » (Braudel, Wallerstein, Arrighi), a les caractéristiques de « l'accumulation primitive » chez Karl Marx et de « l'état d'exception » chez Carl Schmitt. Nous avons donc un « Karl und Carl » différent de celui de Mario Tronti, et un peu plus opératoire.

Deux observations à cet égard : pour obtenir un tableau du capital et de son rapport à la souveraineté — qui joue un rôle décisif précisément durant cette période — nous partirons non pas du début, mais de la fin du livre I du Capital, c'est-à-dire de l'accumulation primitive. Marx l'a décrite comme l'époque de la formation des classes et de l'État (absolutiste) par l'exercice de la grande violence des guerres, des guerres civiles, des guerres de conquête et des génocides. Le révolutionnaire allemand a cru, à tort, qu'une fois la production capitaliste affirmée, elle reproduirait ses propres conditions. C'est vrai, au mieux, de manière limitée (elle reproduit ses conditions d'existence dans un mode d'accumulation donné jusqu'à ce que ce mode entre en crise), ou faux, puisque le passage d'un mode d'accumulation à un autre — par exemple du fordisme au néolibéralisme — ne procède pas spontanément et de façon immanente de la production et de la consommation fordistes ni de l'État keynésien. La machine État-capital a dû organiser une rupture, une discontinuité — la décennie 1969-1979— qui a impliqué l'intervention du pouvoir souverain et, au besoin, de la force armée. C'est le politique, et pas seulement l'État — en d'autres termes : la guerre, les coups d'État, les révolutions, la lutte des classes et leurs résultats — qui décide de la nouvelle configuration des rapports capitalistes, des rapports de pouvoir et de la forme étatique. La première division du travail est toujours politique, non économique, parce qu'elle doit produire dominants et dominés, séparer propriétaires et non-propriétaires. La propriété privée est un présupposé du capital, une institution ni créée ni garantie par le capital lui-même, mais par l'État. L'organisation de la production et la division effective du travail, telles que présentées dans Le Capital, émergent ensuite pour normaliser les rapports de pouvoir définis par les luttes politiques entre classes.

La seconde observation concerne le concept d'état d'exception, qui permet la suspension des normes juridiques, productives et démocratiques, laissant l'État, l'usage de la force et la guerre dominer et décider. Toutefois, contrairement à Agamben, il faut distinguer l'état d'exception de l'état d'urgence. Le Patriot Act de Bush ou les mesures imposées par les États durant le Covid relèvent de l'urgence. Nous réservons le concept d'état d'exception aux périodes de rupture radicale marquant la transition d'un ordre économique et politique mondial à un autre : la Révolution française, qui marque la fin de l'Ancien Régime (féodal) ; les deux guerres mondiales — qui furent en réalité une longue guerre civile mondiale — et, à l'intérieur de ces conflits, les révolutions soviétique (ou chinoise) qui, ensemble, ont défini un nouvel ordre mondial (la guerre froide). Les années 1970 marquent la transition du fordisme vers un néolibéralisme mal défini, tout comme la situation actuelle annonce la fin de ce dernier et le « nouveau » qui émergera précisément du conflit en cours.

Il serait peut-être plus juste d'adopter les concepts schmittiens en complément de l'accumulation primitive : le nomos de la terre, événement historique au cours duquel conquête, guerre et appropriation — comme chez Marx l'accumulation primitive — génèrent et instituent un nouvel ordre et un nouveau pouvoir mondial. Cet événement n'a pas besoin immédiatement de normes, qui seront instituées ultérieurement. Le nomos est un événement, un lieu et un moment de discontinuité où, par l'exercice de la force, se décident la forme de l'État, les classes sociales et les rapports de pouvoir. Sans accumulation primitive — c'est-à-dire sans capital — le nomos de la terre serait purement politico-historique, alors qu'en réalité, surtout depuis la fin du XIXe siècle (mais déjà depuis la Révolution française), il est devenu indissociablement économique et politique (Schmitt en est parfaitement conscient : il voit dans la lutte des classes, devenue irréductible depuis la rupture des années 1830-1848, la raison principale de la fin de l'État tel qu'il le désirait, c'est-à-dire un État autonome et indépendant de la « société »).

Le droit ne naît pas dans la zone d'indifférence entre « dedans et dehors » provoquée par la suspension de l'ordre juridique (Agamben), mais des conflits entre forces, où il y a des vainqueurs et des vaincus. On ne peut donc en aucun cas définir le camp de concentration comme le « nomos du moderne », sa « matrice cachée », car, comme l'urgence, il n'est qu'une pièce des stratégies qui détruisent un ordre et en instaurent un nouveau. Ce qui devient la règle, la gestion quotidienne du pouvoir, c'est l'urgence, non le nomos de la terre, qui demeure une exception. La pandémie ne définit pas un nouvel ordre mondial, mais la guerre qui a éclaté immédiatement après, oui. Agamben s'est beaucoup agité pendant la pandémie et a pratiquement disparu pendant la guerre, précisément parce qu'il réduit le nomos de la terre au problème de la suspension de l'ordre juridique. Ce qu'il faut comprendre, c'est que le « vide juridique » de l'état d'exception est rempli de forces qui luttent pour une nouvelle hégémonie économique et politique, voire, si possible, pour une impossible révolution.

À la racine tant de l'accumulation primitive que de l'état d'exception/nomos de la terre, on trouve la conquête — un acte de prise de possession qui sert à la fois de source de pouvoir pour l'État et de source de profit pour le capital. C'est par l'appropriation, par la prise de possession, que l'État et le capital communiquent. Ici, Karl et Carl nous disent qu'avant de produire, il faut prendre, s'approprier, exproprier (terres, êtres humains, ressources, moyens de production, richesses, etc.) et diviser ce qui a été pris entre propriétaires et non-propriétaires. La production ne crée ni les classes ni l'institution de la propriété ; elle n'est pas non plus capable d'organiser l'expropriation des moyens de production et des ressources nécessaires pour la mener à bien. Au contraire, elle présuppose l'acte de prendre, d'exproprier et de diviser entre propriétaires et non-propriétaires, entre dominants et dominés. Pour exercer la grande violence nécessaire à la prise et au partage, ce qui devient décisif, c'est l'usage de la force, la guerre et la guerre civile. Avant même de produire du droit, il faut prendre et diviser. Alors que, pour Marx, la violence est « en elle-même une puissance économique », chez Schmitt, le fait qu'elle devienne une puissance juridique est affirmé de manière ambiguë (ambiguë, car le véritable état d'exception — révolution, nouvel ordre mondial, guerre civile, etc. — ne peut être un moment discipliné par le droit ; celui-ci, pour se sauver lui-même et sauver l'État, admet la violence en l'intégrant à son ordre), tandis que la réalité d'un nouveau nomos de la terre met toujours en jeu la force, qui devient à la fois une nouvelle puissance économique et juridique.

Dans l'accumulation primitive décrite par Marx, comme dans ses écrits historico-politiques, on retrouve de nombreuses similitudes — mutatis mutandis — avec notre situation : multiplicité de sujets (capteurs et négriers, aventuriers, pirates, rentiers, financiers, capitalistes, paysans, soldats, marchands, etc.) ; multiplicité de modes de production et d'exploitation (esclavage, servage, travail salarié, exploitation financière et crédit, etc.) ; multiplicité de formes de violence (génocide des peuples autochtones, expropriation des terres communes en Europe et des terres « libres » du Nouveau Monde, guerres de conquête, assujettissement, guerre civile, guerres inter-impérialistes, etc.). Dans cette phase de violence déployée, le rôle central est joué par l'État (« la bourgeoisie naissante ne peut se passer de son intervention constante », et « toutes les méthodes de l'accumulation primitive exploitent, sans exception, la puissance de l'État ») — non seulement militairement, comme détenteur du monopole de la force (« brutale », dit Marx), mais aussi économiquement, comme gestionnaire du crédit et de la dette publique, ainsi que politiquement/législativement, capable de pondre des lois d'exception (« législation sanglante » contre les paysans réduits à la mendicité par l'expropriation).

Le chapitre XXIV contient une importante affirmation marxienne qu'il faut étendre à notre présent : c'est l'État qui précipite violemment le passage d'un ordre à un autre (en l'occurrence du féodalisme au capitalisme), en raccourcissant la phase de transition par l'usage de la force.

Le développement du capitalisme introduit un changement radical dans la relation entre l'État et le capital. S'il est vrai qu'ils ont toujours entretenu un rapport de dépendance mutuelle, à partir de la fin du XIXe siècle — et surtout au début du XXe — l'autonomie relative de l'État vis-à-vis de l'économie (Poulantzas) et celle de l'économie vis-à-vis de l'État diminue, et les deux réalités commencent à s'intégrer en une seule machine bicéphale.

La naissance et la mort du néolibéralisme

La définition que nous avons donnée de la situation actuelle (moment de synthèse entre l'accumulation primitive et l'état d'exception) nous permet d'éclaircir les ambiguïtés et confusions auxquelles le concept de néolibéralisme a pu donner lieu. De l'expérience de sa naissance et de son déclin rapide, nous pouvons peut-être tirer quelques leçons pour la situation que nous vivons aujourd'hui.

Grâce à mon grand âge, j'ai pu vivre et voir de mes propres yeux l'alternance entre des phases de gouvernementalité et des moments où se déchaîne la violence de l'accumulation primitive et de l'état d'exception. Les deux guerres mondiales ont imposé un nouveau nomos de la terre (hégémonie américaine à l'Ouest, hégémonie soviétique à l'Est). Des rapports de force sans précédent furent ensuite stabilisés et normalisés dans le Nord global par une gouvernementalité tantôt keynésienne, tantôt social-démocrate. La nouvelle accumulation du capital menée par les États-Unis est entrée en crise à la fin des années 1960. La machine État-capital américaine a aussitôt lancé une nouvelle accumulation primitive et un nouvel état d'exception qui ont ravagé la planète de 1969 à 1979, opérant la transition du fordisme au post-fordisme. La victoire remportée par la machine État-capital au cours de cette décennie a ouvert la voie à une nouvelle forme de gouvernementalité — le néolibéralisme — qui a accompagné une accumulation centrée sur le crédit et la finance, jusqu'à l'effondrement de cette dernière (2008). Une succession de crises financières, de populismes, de guerres et de génocides a marqué sa fin. Nous sommes désormais plongés dans la grande violence caractéristique des moments où se met en place un nouvel ordre, un nouveau noms de la terre (si tant est que les grandes puissances y parviennent, ce qui est loin d'être garanti !).

Regardons de plus près ce qui s'est passé entre 1969 et 1979, ce qui nous donnera une idée plus claire de la forme et de la fonction de l'accumulation primitive et du nomos de la terre à l'origine de la nouvelle mondialisation entamée dans les années 1980 et qui se défait aujourd'hui sous nos yeux. Le cycle mondial des luttes qui culmine en 1968 a contraint la machine État-capital américaine à changer de stratégie politique ; elle a cherché, d'abord à tâtons, puis avec une confiance croissante dans son projet, à définir une nouvelle forme d'accumulation. Celle-ci commence par la défaite et la transformation de la composition de classe, en bâtissant un État qui est une critique en acte de l'État keynésien, étant donné que les masses avaient réussi, grâce aux conquêtes du XXe siècle, à y tailler des espaces de contre-pouvoir. Le travail de destruction ne pouvait commencer que là où le sujet politique était le plus fort : le Sud global. Les États-Unis, dirigés par Kissinger, ont organisé une série exemplaire de coups d'État en Amérique du Sud en utilisant des militaires fascistes. Le pouvoir de l'État de déclarer la guerre civile, d'imposer l'état d'exception et d'utiliser des fascistes se manifeste même au sein d'un capitalisme mûr, en revendiquant un droit de mort et de vie sur des milliers de communistes et de socialistes. Au Nord, l'intégration relative de la classe ouvrière au système, rendue possible par les salaires et la consommation, a plus simplement exigé une défaite politique (Reagan et Thatcher). Les normes juridiques, productives, sociales et les techniques qui avaient gouverné de l'après-guerre à 1968 furent suspendues. Sans toucher à la constitution formelle ni au droit, la constitution matérielle fut renversée et profondément modifiée. Les rapports de force, radicalement modifiés en faveur du capital, créent les conditions de changements de facto des normes juridiques, des normes productives et des techniques de pouvoir qui n'émergent pas immanquablement de la production fordiste et de l'État keynésien, mais doivent être instaurés par la force armée du fascisme et la force politique de l'État. La violence se concentre d'abord sur les processus de subjectivation révolutionnaire. De nouvelles normes ne sauraient se poser d'elles-mêmes dans une situation de « chaos, qu'elle soit ou non provoquée par une lutte de classe, comme en Amérique latine. Pour les imposer, il faut d'abord établir l'ordre au niveau des subjectivités ; seuls des sujets vaincus seront disposés à adopter de nouveaux comportements, de nouvelles façons de travailler, de nouveaux modes de reproduction. C'est la division entre vainqueur et vaincu qui trace et tracera les ligne du nouveau nomos de la terre.

Dans les années 1970, comme dans le concept marxien d'accumulation primitive, c'est l'État qui a forcé violemment le passage d'un ordre politico-économique à un autre, en raccourcissant la phase de transition par l'usage de la force. Ce ne sont pas les capitalistes qui, dans les années 1970, ont bombardé la résidence présidentielle d'Allende, emprisonné et torturé des milliers de militants socialistes et communistes (qui ont assassiné des membres des Black Panthers, organisé la stratégie de la tension en Italie, etc.) ; mais une fois la victoire sur la révolution acquise, les économistes néolibéraux se sont assis aux côtés des militaires fascistes dans les gouvernements sud-américains. Ce n'est qu'après avoir complètement normalisé la « situation » créée par les coups d'État (« est souverain — nous rappelle Schmitt — celui qui décide définitivement si l'état de normalité règne réellement ») que les néolibéraux pourront gouverner seuls, en imposant de nouvelles normes et de nouveaux comportements. Une fois le commandement de la machine État-capital rétabli, la situation est normalisée par la construction d'un nouveau consensus des vainqueurs, fondé sur l'économie de la dette et la consommation à crédit, plutôt que sur les salaires et l'État social.

Le résultat politique le plus important de la nouvelle accumulation primitive et de l'état d'exception sera, comme toujours dans le capitalisme, une nouvelle configuration de la propriété privée, non plus basée sur le capitalisme industriel mais sur la finance : le nouveau principe de distribution des richesses ne place plus au centre les producteurs et industriels, mais les propriétaires d'actions, d'obligations et d'actifs financiers.

Ce n'est qu'après que la machine État-capital a semé la mort politique que le néolibéralisme intervient comme gouvernementalité des nouveaux rapports de pouvoir entre classes. Alors seulement le biopouvoir (disciplines, biopolitique, pouvoir pastoral) se voit confier la mission de « gérer la vie » des subjectivités vaincues, de gouverner leurs existences assujetties et subjugées. Le modèle de pouvoir décrit par Foucault (le biopouvoir) n'est pas fondé sur la violence d'État ou la souveraineté, mais sur l'économie. Mais est-il encore vrai que capitalisme et économie coïncident ? Le capitalisme contemporain — parfaitement incarné par la prédation financière, la grande violence de l'appropriation de l'accumulation primitive et la guerre de classe entre propriétaires et non-propriétaires — a peu de chose en commun avec une économie où des hommes anthropologiquement disposés à l'échange, pour éviter de s'entretuer, préfèrent se mesurer dans la production et le commerce selon les lois aseptisées de l'économie politique écossaise. Le biopouvoir s'approprie cette image pacifiée de la concurrence et du marché : son but n'est pas la répression, mais d'encourager, d'inciter, de stimuler l'activité des gouvernés ; il ne travaille pas pour la guerre, mais pour la paix. Son modèle est celui du pouvoir pastoral, qui ne connaît ni violence ni ennemis : « La fonction principale du pouvoir pastoral n'est pas de nuire aux ennemis, mais de faire du bien à ceux qu'il surveille. Faire le bien au sens matériel du terme, c'est-à-dire : nourrir, offrir la subsistance. » (Foucault)

Cette véritable idéologie, qui oppose gouvernementalité biopolitique et pouvoir souverain en effaçant les protagonistes de la lutte de classes (à la fois la puissance de la machine État-capital et la puissance de la révolution), a pénétré jusqu'au cœur de la pensée critique, par exemple dans la dite Italian Theory, redevable à la fois des concepts de gouvernementalité et de biopouvoir. Agamben, Negri, Esposito adoptent ces catégories de manières différentes, mais semblent ignorer que leur présupposé, chez Foucault, est l'abandon de la guerre civile (de la guerre des classes) comme modèle des relations sociales. Le rapport de pouvoir n'est plus juridique ni guerrier, mais gouvernemental. Il n'est à rechercher ni dans le contrat, ni dans la violence, ni dans la lutte. Le rapport ami/ennemi imposé par la révolution mondiale déclenchée par la rupture soviétique et reproduit jusqu'aux années 1960-1970 est devenu une relation innocente, paisible, consensuelle, entre gouvernants et gouvernés : l'assaut du ciel se réduit à « ne plus être gouverné » de telle ou telle manière. Le nouveau concept de pouvoir introduit par Foucault est tout simplement inutile au regard de son exercice actuel par l'Occident capitaliste.

La relation de guerre, qui n'avait jamais disparu mais constituait la condition de possibilité de la gouvernementalité, réapparaît avec toute sa violence lorsque cette dernière n'est plus capable de gérer les contradictions du capitalisme. C'est la suppression de cette relation qui est à la racine de l'échec de toutes ces théories, incapables d'anticiper et de prévoir la guerre, la guerre civile et le génocide — autrement dit, de comprendre la nature du capitalisme.

Ces récits pacificateurs ont été balayés par la crise même de l'économie financière, fondement du biopouvoir. Ce qui ne s'était jamais retiré est réapparu avec toute sa force terrible : le pouvoir souverain sur la vie et la mort, signe qu'une nouvelle accumulation primitive se prépare à créer les conditions politiques d'un nouvel ordre mondial. Le libéralisme classique a été effacé par la Première Guerre mondiale, mais le capitalisme a continué à se reproduire, s'alliant au fascisme et au nazisme. Le néolibéralisme est mort, mais le capitalisme persiste à travers la guerre, la guerre civile et des alliances renouvelées avec de nouveaux fascismes, assumant la grande violence du génocide.

Un nouveau concept de production ?

De ce qui précède, on peut déduire que l'accumulation primitive et sa grande violence, tout comme l'état d'exception ou le nomos de la terre et la lutte des classes, doivent faire partie intégrante du concept de production et constituer les présupposés qui, à chaque fois, en déterminent la forme. Nous nous libérons ainsi définitivement des ambiguïtés et des limites — y compris marxiennes — du concept de production, qui risquent souvent d'entraîner ses épigones dans un économisme embarrassant. La violence, la guerre, la guerre civile et le génocide ne sont pas des accidents de l'accumulation du capital, mais ses éléments structurels et fondateurs.

Dans les années 1960 et 1970, on a tenté à plusieurs reprises d'enrichir et d'élargir le concept de production afin de surmonter les limites économistes du marxisme de l'époque : économie libidinale (Lyotard), économie des affects (Klossowski), discours du capitaliste (Lacan), production désirante (Deleuze et Guattari), biopolitique (Foucault), et ontologie spinoziste de Negri. Toutes ces théories semblent faire un pas en avant sur le plan théorique (puisque le capitalisme fonctionne aussi par les désirs et les affects), mais, politiquement, elles reculent de deux, puisqu'elles ont contribué à pacifier le capitalisme en séparant la production des guerres de la radicalité des luttes de classes.

Le capitalisme naît d'une grande violence — massacres, génocides, expropriations, guerres et asservissement. La machine État-capital se renouvelle, se reproduit et s'impose par une barbarie qui croît continûment au fil des siècles, en proportion du développement des forces productives du travail et de la technologie qui, si elles ne sont pas orientées vers l'émancipation par des révolutions, convergent vers la destruction non seulement du capital variable ou fixe, comme le soutient le marxisme des crises, mais aussi de l'espèce humaine et de son monde.

La fureur sanguinaire qui saisit nos gouvernants n'est ni un trait psychologique, ni une maladie mentale, ni une nouveauté. Elle se répète avec une régularité désarmante, et l'avoir exclue de la définition du capitalisme et du capital est tout simplement idiot et suicidaire. Avoir réduit le capitalisme au marché et le pouvoir à la discipline, au gouvernement et à la biopolitique, dans la croyance que ceux-ci avaient enfin décapité le Léviathan moderne (qui brandit le symbole du pouvoir politique d'une main et, de l'autre, le pouvoir économique plutôt que religieux) alors qu'en réalité il continue, imperturbable, de décider de la vie et de la mort, est l'un des résultats les plus désastreux de la théorie critique post-68. La vérité de cet exercice mortifère est aujourd'hui aisément vérifiable, mais l'affrontement avec la réalité de la guerre des classes semble impossible à assumer dans un Occident désormais à son crépuscule définitif. Le profit capitaliste et le pouvoir d'État se nourrissent mutuellement, mais, dans la phase où l'accumulation primitive agit en synergie avec l'état d'exception, le pouvoir souverain de tuer, de prendre et de diviser prédomine nécessairement. Ce pouvoir ne peut plus s'identifier uniquement à l'État, mais plutôt à la force politique de la machine État-capital qui décide et guide la stratégie. L'envers de cette situation est ce qui, du point de vue des opprimés est le moment où l'impossible de la révolution peut devenir possible (pourvu, comme toujours, que les conditions subjectives soient réunies).

Qu'est-ce que la démocratie ?

La démocratie n'a existé que très peu de temps en Occident, grâce à la lutte des classes et aux révolutions du XXe siècle. Celles-ci disparues, elle est redevenue ce qu'elle a toujours été pour les libéraux : la démocratie des propriétaires (Marx rappelait que la constitution matérielle en Occident, c'est la propriété), démocratie pour la guerre et le génocide, démocratie pour les fascismes.

Il manque un élément dans l'accumulation primitive chez Marx : le fascisme, qui surgit en fait avec l'impérialisme. Le capitalisme monopoliste, à la différence du capitalisme concurrentiel, « ne développe plus une tendance au socialisme, mais à la barbarie fasciste », suggérait Hans-Jürgen Krahl.

L'un des traits les plus distinctifs du fascisme historique est que, contrairement aux communistes et aux révolutionnaires, il n'a pas besoin de prendre le pouvoir : on le lui offre sur un plateau par les classes dirigeantes, effrayées par leurs propres crises, qui, chaque fois, rendent possible l'abolition de la propriété privée (seul véritable fondement de l'Occident). Fascisme et nazisme sont indispensables à l'existence et à la reproduction de la machine État-capital lorsqu'elle mobilise l'accumulation primitive et l'état d'exception.

La même chose se produit aujourd'hui, mutatis mutandis. La « république bananière » française en est un cas exemplaire. Au moment de sa réélection, le président Macron n'avait plus de majorité et a gouverné par décret, privant complètement le parlement de son pouvoir (processus à l'œuvre depuis la Première Guerre mondiale, et qui ne fait que s'approfondir !). Ayant perdu les élections européennes, son plan était de porter les fascistes au pouvoir, comme ses prédécesseurs l'avaient fait au XXe siècle, parce qu'ils représentent la solution idéale en temps de désastre capitaliste : ils appliquent les politiques du capital comme les libéraux, mais avec une gouvernance « illibérale ».

Considérez les soi-disant positions antisystème des fascistes italiens déjà au gouvernement. Une fois au pouvoir, ils ont immédiatement abandonné le souverainisme, devenant des exécutants dociles des ordres de l'Europe et des serviteurs de l'atlantisme, tout en promettant de vendre la « patrie » aux fonds de pension américains. Les fascistes — ces grands patriotes — ouvrent leurs frontières au capital « étranger » pour appauvrir la « mère patrie », tout en les fermant à quelques milliers de migrants ou en les déportant en Albanie. Pour services rendus à leurs maîtres américains, leur servante Meloni a été récompensée par l'Atlantic Council (dont le nom dit tout).

Le gouvernement a aussi réduit les ressources de la santé et de l'école publiques pour promouvoir la privatisation de tous les services publics, ce qui est précisément la politique des fonds américains. Il a appauvri le pays — surtout les retraités —, fait passer des lois liberticides contre les grèves et les manifestations, et a même inventé le délit de résistance passive (baptisé Gandhi). Il n'a pas taxé les bénéfices énormes des banques, des assurances, des multinationales de l'énergie et du pharmaceutique, ni des géants du numérique (GAFAM). Il a encouragé l'évasion fiscale légalisée, dite optimisation fiscale, autre condition préalable du capitalisme financier. Ce transfert massif de richesses dans les poches des patrons a vidé les comptes publics, et voilà que les fascistes réclament des « sacrifices ». Pour les sept prochaines années, après s'être prononcée contre l'austérité lorsqu'elle était dans l'opposition, Meloni impose des coupes de douze milliards d'euros par an dans les dépenses publiques afin de se conformer aux paramètres du nouveau Pacte de stabilité européen (également vertement critiqué avant son arrivée au pouvoir). Les fascistes sont plus libéraux que les libéraux en matière de politique économique et fiscale. Le seul terrain sur lequel ils tiennent leurs promesses fascistes est la répression de toute dissidence et différence. Les collègues français ne parviennent toujours pas à conquérir le pouvoir par les urnes ? Macron s'en charge, convaincu que dissoudre l'Assemblée et convoquer de nouvelles législatives était le meilleur moyen de paver la route à ces alliés plus que fiables (mais qui peuvent toujours suivre leur propre voie, comme les nazis). Raté ! Les fascistes ont perdu, tout comme Macron, et la force politique arrivée en tête fut la gauche. Le président a aussitôt refusé de reconnaître les résultats des élections. Dans une situation d'accumulation primitive et de nomos de la terre, où seule compte la force, il faut faire ce qu'exige la machine État-capital. Les normes démocratiques sont de facto suspendues et dépendent de la volonté du « souverain » démocratique Macron, qui nomme un gouvernement où toute la droite est représentée, des républicains aux fascistes, c'est-à-dire les forces sorties battues des urnes. Le gouvernement n'existe que grâce à l'abstention des fascistes qui le tiennent sous leur pouce et qui, en l'affichant publiquement, s'en vantent. La voie politique était ouverte au pouvoir fasciste ; il ne manquait plus que la voie économique. La voici : le nouveau gouvernement doit combler les trous budgétaires laissés par le précédent gouvernement de banquiers, qui a distribué des milliards d'argent public aux entreprises et aux riches avec une immense générosité. Désormais, la dépense publique doit être réduite de soixante milliards d'euros, ce qui ne peut être obtenu qu'au prix d'une austérité du même ordre (2 % du PIB) que celle imposée à la Grèce par l'Europe magnanime.

Le nazisme n'a pas fleuri entre les deux guerres à cause de l'inflation, comme le storytelling démocratique allemand le prétend, mais à cause de l'austérité imposée par la crise de 1929. Toutes les conditions sont réunies pour que les fascistes, rejetés par « le peuple » lors des élections, arrivent au pouvoir dans un avenir proche. Voilà la démocratie !

La situation de toutes les démocraties occidentales aujourd'hui est parfaitement rendue par les concepts schmittiens de « guerre juste » et de « guerre civile ouverte ou latente » : « toutes deux, écrit-il, placent absolument et inconditionnellement l'adversaire hors la loi ». La gestion calamiteuse par l'OTAN de la guerre en Ukraine retire tout droit à l'adversaire (la Russie, derrière laquelle se profile déjà la Chine) au nom de la supériorité politique et morale des soi-disant démocraties (Israël compris !). Les ennemis sont criminalisés au point d'être transformés en « incivilisés », « barbares », « sauvages », définitions qui réactivent les proches mémoires coloniales. L'hostilité devient absolue « dans la croyance paroxystique en son propre droit ». La même procédure rhétorique et politique s'applique à l'ennemi intérieur, dans une guerre civile encore latente mais déjà manifeste par des « diffamations et discriminations légales et publiques, des listes de proscription publiques ou secrètes, des déclarations faisant de tel ou tel un ennemi de l'État, du peuple et de l'humanité », visant à supprimer jusqu'au moindre dissentiment à l'égard de la guerre contre la Russie ou du génocide des Palestiniens. Là où la rhétorique médiatique et la politique ne suffisent pas, la police prend le relais. L'usage honteux de l'antisémitisme résume parfaitement la définition actuelle de l'ennemi. Depuis le début de la guerre contre la Russie, et plus encore avec le génocide déchaîné contre les Palestiniens — deux moments de l'affrontement avec le Sud global —, les principes définitoires de Schmitt sur la guerre juste et la guerre civile ont été ouvertement appliqués contre tous ceux qui ne se plient pas à la militarisation en cours : « Le doute sur son propre droit est considéré comme une trahison ; l'intérêt pour l'argument de l'adversaire, comme une déloyauté ; la tentative de discussion devient entente avec l'ennemi. »

L'analyse de Schmitt nous offre une dissection parfaite de la situation entourant les guerres (guerre juste, guerre civile ouverte ou latente) que les démocraties capitalistes ont choisies comme leur tentative ultime et désespérée d'enrayer leur déclin inévitable.

Pour conclure : s'il n'est pas vrai que le capitalisme doive inévitablement conduire au socialisme et au communisme, il est absolument vrai qu'il conduit, avec une régularité désarmante, à la guerre et à la guerre civile.

Maurizio Lazzarato

Images : Robert Nickelsberg

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03.11.2025 à 09:56

Éthique de l'ubique

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Texte intégral (4247 mots)

On appellera « ubique » tout ce que l'on désigne tantôt par le signifiant « informatique », tantôt – et de plus en plus – par celui de « numérique ».
L'ubique est le nom et l'objet d'une enquête. Celle-ci a pour objectif de déterminer le caractère révolutionnaire ou contre-révolutionnaire de l'ubique. Peut-on se fier et prendre appui sur l'ubique dans une visée émancipatrice ? Ou, au contraire, l'ubique doit-elle être combattue en raison des incomparables moyens de contrôle et de domination qu'elle fournit ?

[Lire le premier épisode], le second et le troisième

Ce qui est donc le plus utile, dans l'existence, est de perfectionner l'entendement, c'est-à-dire la Raison, autant qu'on le peut, et c'est en cela seul que consiste la plus haute félicité de l'homme, ou béatitude.
Baruch SPINOZA, Éthique, IV. Appendice, Chapitre IV, traduction Robert MISRAHI, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l'Éclat, 2005, p. 354

[Les mathématiciens] ont découvert beaucoup de choses qu'on ne peut exprimer par aucun nombre (ce qui rend suffisamment patente l'inaptitude des nombres à tout déterminer), mais aussi beaucoup d'autres qui ne correspondent à aucun nombre, et qui dépassent tout nombre qu'on puisse donner. Pourtant, ils n'en concluent pas que de telles quantités dépassent tout nombre par la multitude de leurs parties, mais que cela tient au fait que certaines choses, par nature, ne peuvent sans contradiction manifeste subir le nombre.
Baruch SPINOZA, Correspondance, Lettre 12, traduction Maxime ROVERE, Paris, Éditions Flammarion, 2010, p. 96

En quoi pourrait consister le pôle informatique de l'ubique ? Sinon en une éthique. C'est donc une éthique qu'il nous faut à présent développer.

Préface

En préambule, nous tenons à distinguer ici l'Éthique de la Morale. Pour le dire succinctement, cette dernière relève de l'ordre du jugement par rapport à des valeurs établies de manière transcendantale. Sans préjuger de comment se comporter pour y arriver, la Morale a pour tâche de catégoriser les actions selon ces valeurs : bonnes ou mauvaises, occasionnant le Bien ou le Mal. En cela, elle découpe la continuité du réel en grandeurs identifiées, discrètes. À tout bien considérer, rien n'interdirait de mettre en œuvre une Morale ubiquement : il suffirait de fournir à un programme ubique les règles reflétant les valeurs morales permettant automatiquement de qualifier de nouvelles données selon ces valeurs. Il serait par conséquent vain de chercher dans une Morale comment tirer partie du pôle informatique de l'ubique, puisque l'on resterait prisonnier d'un raisonnement qui pourrait être conduit via l'ubique.

Au contraire, une Éthique se situe sur un plan d'immanence où ce qui compte est comment se comporter. Et c'est là tout ce qui préoccupe notre enquête : quelle conduite adopter vis-à-vis de l'ubique pour en accentuer le pôle informatique au détriment de sa face numérique ?

Nous avons choisi, suivant le modèle de l'éthique spinoziste, de formuler également la nôtre more geometrico : à la manière du géomètre, c'est-à-dire en développant, à partir d'un petit nombre d'axiomes, des théorèmes – ou des propositions pour reprendre la terminologie du

XVIIe siècle –, dûment démontrés, s'enchaînant selon des règles logiques. Ces enchaînements logiques sont ponctués de scolies, remarques explicitant les démonstrations dans un langage plus naturel. Notre ambition reste bien entendu sans comparaison avec celle de Spinoza : son Éthique touchant à la manière de vivre en général et celle des humains en particulier, celle-ci compose tout à la fois une ontologie, une anthropologie et une théorie de la connaissance. Plus modestement, notre éthique se borne à ce qui touche à l'ubique.

Toutefois, l'exposé more geometrico – malgré son aspect quelque peu ardu au premier abord – nous permettra de dérouler des raisonnements qui tombent sous le sens – littéralement. Et cela a son importance puisque nous avons déjà vu dans notre enquête et notre éthique le confirmera formellement, que le sens est un aspect échappant irrémédiablement à l'ubique. Ainsi que nous l'avons présenté dans l'archéologie de l'ubique, ce procédé correspond tout à fait à la méthode axiomatique qui fait partie des fondations sur lesquelles l'ubique a été érigée. Nous resterons ainsi conformes à ce qui peut être déduit à la manière de l'ubique.

Cependant, notre éthique, bien qu'exposée axiomatiquement, échappe, tout comme celle de Spinoza, au domaine mathématique dans lequel les objets demeurent inqualifiés – où « tables », « chaises » et « chopes de bières » peuvent très bien se substituer à « points », « droites » et « plans », selon le bon mot de David Hilbert. Au contraire, ce sont des concepts qui sont ici manipulés, c'est-à-dire des objets qui n'existent que par le sens spécifique que nous leurs donnons. Ainsi, nos déductions pourront partir d'un regard extérieur à l'ubique, inatteignable par de seuls moyens ubiques.

Bref, notre éthique tentera d'allier le fond et la forme pour discerner comment distinguer un pôle informatique de l'ubique, afin d'accroître notre puissance d'agir et de penser dans ce domaine. Car c'est bien là le principal enseignement de l'Éthique spinoziste : l'accroissement de puissance comme objectif principal – ce que nous formalisons immédiatement dans un premier axiome…

Définitions

I. Par ubique, nous entendons l'ensemble des sciences et techniques, ainsi que les dispositifs matériels ou logiciels qui les mettent en œuvre, permettant le traitement de l'information sous forme numérique, tout ce que l'on nomme par ailleurs dans le langage courant « informatique » ou « numérique ».
II. Par numérique, nous désignons le pôle de l'ubique favorisant le système socio-économique capitaliste.
III. Par informatique, nous désignons le pôle de l'ubique tendant à s'émanciper du système socio-économique capitaliste.
IV. Par réel, nous entendons l'ensemble de tout ce qui existe, ce que l'on nomme également « réalité », « nature », « vérité », etc.

Explication

Le réel comprend bien évidemment l'univers matériel dont on peut faire l'expérience physique mais ne s'y limite pas. Les pensées font également partie du réel, en ce qu'une pensée existe indépendamment de l'objet de cette pensée. Une licorne n'est pas réelle, la pensée d'une licorne l'est. Il en va de même des êtres mathématiques.

Axiomes

I. L'Éthique n'a d'autre but que l'accroissement de puissance de toutes et tous, ainsi que chacun et chacune, c'est-à-dire que toutes et tous, ainsi que chacun et chacune, accèdent aux plus hauts genres de connaissance.
II. L'essence de l'ubique est mathématique.
III. Toute action de l'ubique a pour objet une abstraction du réel en un modèle mathématique de ce dernier et consiste à manipuler les symboles de ce modèle pour produire des résultats qui sont également des symboles de ce modèle.
IV. Au sein du domaine mathématique, l'ubique ne peut agir, opérer et produire des résultats que dans le sous-domaine du calculable.

Proposition 1

L'ubique ne peut agir, opérer et produire des résultats que sur une portion tronquée du réel.

Démonstration

Toute opération d'abstraction laisse inévitablement un reste. Il suit donc de l'axiome 3 que les modèles sur lesquels opère l'ubique ne peuvent embrasser la totalité du réel. C.Q.F.D.

Proposition 2

L'ubique ne peut agir et opérer que sur des données discrètes et ne produire que des résultats discrets également.

Démonstration

Le domaine du calculable – selon la thèse de Church-Turing que nous avons vue dans l'architecture de l'ubique, soit l'équivalence des modèles du calculable basés sur le lambda calcul, les fonctions récursives et les machines de Turing – opère une unification de tout ce qui est calculable sur le domaine du discret. Il suit donc de l'axiome 4 que l'ubique est limité au domaine du discret. Par définition, le traitement de l'information sous forme numérique est un traitement de données discrètes produisant des résultats discrets. C.Q.F.D.

Proposition 3

L'infinité continue du réel reste inaccessible à l'ubique.

Démonstration

Il découle directement de la proposition 2 que toute grandeur intensive, c'est-à-dire non discrète, ne peut être opérée ubiquement. Or le réel n'est pas une suite discrète d'événements mais se constitue dans la continuité des variations infinies. D'où l'impossibilité ontologique de l'ubique d'accéder à l'infinité continue du réel. C.Q.F.D.

Scolie

Il est possible de donner mathématiquement une approximation discrète du continu. Une telle approximation peut s'avérer suffisante et dans ce cas, les opérations ubiques peuvent être appliquées. Il n'en reste pas moins qu'au-delà de cette approximation, une partie du réel demeure inatteignable par des moyens ubiques et qu'il convient de conserver la conscience de cette limite lorsque l'on se contente de l'approximation.

Proposition 4

L'ubique en soi n'associe aucune signification aux données qu'elle manipule ni aux résultats qu'elle produit.

Démonstration

Il suit de l'axiome 3 que les opérations de l'ubique portent sur des symboles et se situent à ce niveau du signifiant symbolique, sans qu'aucun signifié n'entre en ligne de compte. L'ubique en soi ignore donc le sens des symboles qu'elle manipule et produit. C.Q.F.D.

Corollaire

Le sens intervient en amont dans la sémantique donnée lors de l'opération de modélisation du réel et en aval lors de l'interprétation des résultats projetée dans le réel.

Scolie

Cette proposition n'est nullement démentie par les récentes promesses de ce que l'on nomme « intelligence artificielle » et de ses algorithmes dits d'apprentissage profond, basés sur de large modèles de langage. Ceux-ci peuvent en effet produire des phrases syntaxiquement correctes et statistiquement probables, conduisant à l'impression de donner une réponse sensée à une question. Mais seule la statistique est ici mobilisée, le sens reste une notion étrangère à ces algorithmes. Ubiquement, le sens ne peut aller au-delà du simulacre.

Proposition 5

Le Sage met à profit l'ubique en tirant partie de la connaissance de son essence et de ses limites.

Démonstration

La connaissance de l'essence de l'ubique selon l'axiome 2 est, par définition, une connaissance du troisième genre, qui est, selon Spinoza, la connaissance intuitive des essences. La connaissance des limites de l'ubique, telles qu'exposées par les propositions 3 et 4 est une connaissance du second genre, qui est la connaissance rationnelle des rapports. Les connaissances du second et troisième genre sont des connaissances nécessairement vraies, adéquates, claires et distinctes, seules à même de mener à la Béatitude. Il suit de l'axiome 1 que le Sage s'appuie donc sur celles-ci. C.Q.F.D.

Corollaire

La question éthique vis-à-vis de l'ubique consiste à déterminer lorsque l'on y est confronté si cette confrontation se situe dans le plan essentiel de l'ubique et dans le cadre imposé par ses propres limites par rapport au réel ou, au contraire, s'il s'agit de restreindre le réel à sa seule part correspondant à l'essence de l'ubique et circonscrite par les limites de celles-ci.

Scolie

Dès lors que les limites de l'ubique découlant de son essence ont été identifiées comme délimitant une portion réduite du réel, deux attitudes peuvent alors être adoptées. Soit les limites sont assumées et l'ubique est utilisée dans ce cadre. Soit c'est le réel qu'on tente de faire entrer à coups de marteau dans ce cadre pour prétendre que l'ubique en embrasse la totalité. Il va de soi que la seconde option éloigne de la vérité en réduisant le réel à un simulacre. L'éthique de l'ubique peut ainsi se résumer à déjouer ce simulacre conduisant inévitablement à une diminution de puissance pour, à l'inverse, tenter de tirer partie de l'ubique dans la connaissance de son essence et de ses limites et, dans ce cadre, viser un accroissement de puissance.

Définitions

V. Par quantité ou grandeur extensive ou extensible, nous désignons, dans quelque domaineque ce soit, ce qui se présente comme la somme de ses parties distinguables, comme une succession d'états distincts, auquel on peut attribuer une valeur numérique discrète.

VI. Par quantité ou grandeur intensive ou par intensité, nous désignons, dans quelque do-maine que ce soit, ce qui se présente comme un tout de manière immédiate, auquel on peut attribuer un degré ou gradient continu, indécomposable, que l'on peut appréhender uniquement comme unité, enveloppant virtuellement tous les degrés inférieurs jusqu'à zéro.

Proposition 6

La puissance de calcul de l'ubique peut être mise au service d'un accroissement de puissance de toutes et tous, ainsi que chacun et chacune, pourvu que le sens donné à ce calcul vis-à-vis du réel soit maîtrisé et totalement exprimable dans des quantités extensives.

Démonstration

Selon le corollaire de la proposition 4, le sens n'intervient dans l'ubique qu'en amont des opérations de calcul de l'ubique dans la sémantique donnée lors de la modélisation du réel et en aval des calculs ubiques lors de l'interprétation des résultats de ces calculs projetés dans le réel. Pour que les opérations de l'ubique contribuent à un accroissement de puissance, il est évident que cette sémantique doit être définie ou partagée par qui utilise ces opérations de l'ubique. Sinon – et d'autant plus que la sémantique lui est cachée, comme c'est souvent le cas – c'est à la puissance de qui l'aura définie que ces opérations ne peuvent que profiter.

De même, d‘après les propositions 2 et 3, l'ubique ne pouvant opérer que sur des données discrètes et ne produire que des résultats discrets, qui sont par définition des quantités extensives, toute opération de l'ubique ne peut se dérouler que sur des quantités extensives. Dès lors, tout ce qui dans le réel n'est pas exprimable uniquement par des quantité extensives mais nécessite la prise en compte de quantité intensives, continues, qualitatives, ne peut s'il est l'objet d'opérations ubiques, qu'engendrer des idées approximatives et confuses en étant réduit à ses portions extensives, et par là se révèle incapable de contribuer à un accroissement de puissance. C.Q.F.D.

Scolie

Cette proposition nous permet de dégager deux critères décisifs permettant de préciser plus en avant la question éthique posée par l'ubique. D'une part, cette question est celle de l'autonomie ou de l'hétéronomie dans la sémantisation des opérations ubiques. D'autre part, il s'agit de distinguer clairement si une modélisation ubique se présente comme totalisante, c'est-à-dire affirmant que le réel est tout entier ainsi modélisé ubiquement, que le réel n'est que le modèle ubique et rien d'autre.

Proposition 7

Tout ce qui est exprimé et communiqué par des moyens ubiques ne peut l'être éthiquement que pour des destinataires déterminés ou acceptés par l'émettrice ou l'émetteur de l'expression ubique communiquée avec des moyens ubiques.

Démonstration

Le sens donné à un message dépend, pour une part, des destinataires de celui-ci. On n'exprime pas la même chose selon qu'on s'adresse à une administration, à sa banquière, à une amie intime ou à un public plus large, voire à une audience indéterminée, inconnue et potentiellement infinie, etc. Il suit donc de la proposition 6, que pour maîtriser le sens d'un message ubique, il est nécessaire de maîtriser qui en sont les destinataires. C.Q.F.D.

Scolie

Ainsi, il importe de comprendre que tout message émis sur un réseau public – tel qu'Internet – doit être considéré comme public, au sens le plus large du terme. Si l'on désire ne s'adresser qu'à un ou plusieurs destinataires déterminés, il faut soit ne pas utiliser de réseau public pour ce faire, soit s'assurer le mieux possible que ce message ne peut être lu par quiconque n'en est destinataire. La cryptologie est la science et la technique ubique offrant des solutions en ce sens. Sachant que la cryptologie repose sur des opérations mathématiques, tant pour le chiffrement d'un message – domaine de la cryptographie – que pour son déchiffrement — sphère de la cryptanalyse —, tout moyen cryptographique pour rendre un message incompréhensible sauf pour ses destinataires déterminés, pourra un jour ou l'autre être décodé par des moyens de cryptanalyse et devenir ainsi lisible par d'autres. Ainsi, la seule attitude éthique possible lorsqu'on utilise l'ubique pour émettre un message consiste à employer des techniques de chiffrement suffisamment puissantes pour limiter le risque que des techniques de déchiffrement de puissance égale ou supérieure fassent perdre la maîtrise de qui peut lire ce message. Il va de soi que ceci n'est valable que si le chiffrement est opéré par l'émettrice ou l'émetteur du message. Lorsque l'information ubique est conservée, éventuellement en utilisant des moyens de chiffrements, par son destinataire ou un intermédiaire, rien ne garanti plus sa confidentialité. On le constate aisément lors des révélations récurrentes de fuites de données conservées par divers organismes publics ou privés. Toute information encodée sous forme ubique est susceptible d'être publique.

Proposition 8

Toute opération ubique doit éthiquement être compréhensible.

Démonstration

Il va de soi qu'on ne peut maîtriser le sens d'une opération ubique si l'on ne peut en connaître le fonctionnement. Il suit donc de la proposition 6 que pour maîtriser le sens d'une opération ubique, il est nécessaire que cette dernière soit compréhensible par qui l'utilise. C.Q.F.D.

Scolie

Cette nécessité éthique de transparence du fonctionnement des opérations ubiques implique que le code ubique dans lequel sont modélisées ces opération soit libre. Nous faisons ici une distinction entre le logiciel libre et le logiciel « open source », dont le code source est ouvertement disponible. L'ouverture du code source est certes une condition nécessaire pour satisfaire la présente proposition. Cependant, dans une perspective éthique d'émancipation dans le domaine ubique, elle reste insuffisante et les particularités du logiciel libre vis-à-vis de l'open source doivent être mobilisées. Notre enquête aura à revenir sur cette distinction. Contentons-nous dans cette scolie de souligner que le code des opérations ubiques se doit d'être librement utilisable, étudiable, modifiable et redistribuable – ce qui constitue les quatre libertés définissant le logiciel libre – et ceci sans restriction technique ni juridique.

Par ailleurs, dans le cas des réseaux neuronaux d'apprentissage profond, il est nécessaire de connaître, outre le code ubique de fonctionnement de ces neurones artificiels, les données d'apprentissage mobilisées, puisque le fonctionnement de telles opérations ubiques est déterminé par ces données d'apprentissage.

Proposition 9

La plus grande sagesse vis-à-vis de l'ubique s'obtient en affinant sa capacité à discerner, d'une part, ce qui peut sans perte inacceptable être problématisé par une quantification selon des grandeurs extensives, de ce qui, d'autre part, dénaturerait excessivement la continuité du réel si l'on procédait ainsi.

Démonstration

L'ubique ne peut agir éthiquement que sur ce qui peut être modélisé par des grandeurs extensives, selon la proposition 6. Apprendre à distinguer ce qui rentre dans ce cadre revient donc à faire preuve d'une grande sagesse éthique. C.Q.F.D.

Scolie

Pour le formuler différemment, cette proposition commande de ne pas tout numériser. Reconnaître ce qui peut l'être à profit de ce qui serait éthiquement dommageable si on le faisait, exige non seulement une grande sagesse, mais il s'agit certainement de la plus grande que l'on puisse acquérir, tant la distinction est difficile. Distinguer ce qui est numérisable de ce qui ne l'est pas n'est en effet pas une décision binaire, tranchée. Il y a toujours une gradation infinie entre ces deux pôles. Autrement dit, c'est une distinction qui ne pourrait être calculée par des moyens ubiques – et l'on retrouve ici les théorèmes d'incomplétude de Gödel ou la réponse négative de Turing au problème de la décision : on ne peut décider ubiquement de ce qui est décidable ubiquement. Il faut toute la Sagesse éthique pour opérer une telle distinction.

Corollaire

Dans le premier cas, le Sage pourra mettre l'ubique à son profit. Dans le second cas, il lui appartiendra de combattre toute tentative de numériser ce qui ne doit éthiquement pas l'être et, au contraire, d'entretenir et développer les moyens hors de l'ubique qui permettent d'appréhender de telles situations.

Appendice

Les principes éthiques que nous venons de dégager sont au final assez simples. Ils reposent avant tout sur la connaissance du mode de fonctionnement de l'ubique et de ses limites. Celles-ci sont doubles : d'une part, l'incapacité à produire toute signification, qui doit donc venir de l'extérieur, d'autre part, le cantonnement au domaine du calculable sur des grandeurs discrètes extensives. Ainsi l'attitude éthique donnant priorité au pôle informatique de l'ubique prend soin de maîtriser le sens donné aux opérations ubiques et de ne pas prétendre étendre ces dernières hors de leur domaine opératoire. Au contraire, la prédominance du pôle numérique se doit d'être combattue dès lors qu'elle reflète une tentative d'imposer un sens prédéfini, voire masqué et en tout cas non partagé par l'utilisatrice ou l'utilisateur de l'ubique ou de lui faire prendre le domaine du calculable comme la seule totalité à laquelle elle ou il pourrait avoir accès.

Bien évidemment, tout cela ne constitue aucune recette prête à l'emploi permettant de favoriser un pôle par rapport au pôle opposé. On retomberait sinon dans la morale et une telle recette pourrait d'ailleurs être ubiquement mise en œuvre. Les principes éthiques sont certes simples, mais leur application n'est jamais facile. Néanmoins, il est possible d'affiner ces principes, de les illustrer par des situations concrètes et de développer quelques concepts sur lesquels ils reposent. Et c'est ce à quoi notre enquête va maintenant s'atteler…

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03.11.2025 à 09:52

Destins critiques de Walter Benjamin

dev

groupe volodia / Abrüpt

- 3 novembre / , ,
Texte intégral (2212 mots)

Au printemps dernier paraissait Destins critiques de Walter Benjamin, coordonné par le groupe volodia et publié chez Abrüpt. L'ouvrage se compose d'un avant-propos du groupe volodia, de la version française de l'exposé « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939) et d'une somme d'interventions textuelles ou graphiques. En voici la préface.

Le capitalisme fut un phénomène naturel par lequel un sommeil nouveau, plein de rêves, s'abattit sur l'Europe, accompagné d'une réactivation des forces mythiques.
Walter Benjamin

Paris, 1939. Exilé depuis maintenant six années, Walter Benjamin se consacre, plus ou moins assidûment — les circonstances bien connues et quelques travaux alimentaires l'en détournent trop souvent —, à un projet d'ouvrage majoritairement composé de citations et de notes, et dont on ne saurait dire, comme avec le Pétrole de Pier Paolo Pasolini, si l'inachèvement en est une caractéristique essentielle ou seulement la conséquence d'une mort précoce. La comparaison avec l'ouvrage également posthume du poète italien n'est pas fortuite : il s'agit, dans un cas comme dans l'autre, en suivant une méthode originale, empirique et hérétique, de saisir le capitalisme en tant que dynamique totalitaire, tout à la fois économique, politique et culturelle. Mais tandis que Pasolini cherche à composer une image du nouveau capitalisme mondialisé d'après guerre, Benjamin prend pour unique objet Paris sous le Second Empire.

De ce Paris des communards et du baron Haussmann, il y a le mythe, ressassé jusqu'à l'épuisement, d'un foyer des esprits éclairés et de la bohème joyeuse — et la vérité historique : un centre culturel et marchand de la bourgeoisie industrielle émergente, un laboratoire des politiques urbaines et de la division capitaliste de l'espace, un bûcher des révolutions.

Le capitalisme, en tant que système-monde, ne saurait se déployer de façon exclusivement économique (sur le dos de l'exploitation et de la surexploitation coloniale des forces de travail ; sur le dos des femmes qui en assurent invariablement la reproduction) sans générer conjointement son propre système de justification, à la fois moral (qu'il soit humaniste ou « réaliste ») et esthétique (qu'il s'agisse de l'attrait naïf de la nouveauté marchande ou, bien pire, de la guerre en tant que stade ultime, et donc fasciste, de l'esthétisation de la politique). Cet ouvrage sur Paris, dont la méthode est explicitement matérialiste et le contenu entièrement circonscrit à son objet, a pour but de rendre compte du capitalisme en tant que régime de pouvoir intégral, faisant ainsi converger toutes les dimensions de sa « nature » à travers le choix d'un lieu unique. Nonobstant sa vocation d'emblème ainsi que la féerie qui en auréole les dynamiques historiques, c'est donc par un strict assemblage de fragments que Benjamin s'attelle à sa tâche d'exposition. En 1935, à la demande de l'Institut de recherche sociale de Francfort, Benjamin rédige un premier exposé ayant pour vocation de rendre compte de son objet, de sa méthode et des lignes de force théoriques qui la soutiennent. Quelques années plus tard, il reprendra cet exposé, en français désormais, non sans lui faire subir quelques inflexions notables. Sans entrer ici dans les détails de son contenu et de sa forme, insistons seulement, et brièvement, sur ce qui distingue l'exposé de 1939 de sa première version allemande.

Benjamin a découvert Blanqui, et c'est essentiellement cette rencontre avec le conspirateur professionnel qui va transformer l'exposé, tout particulièrement son introduction et sa conclusion [1], ouvrant sa saisie de la modernité, en tant qu'espace-temps du capitalisme, à une ultime fantasmagorie d'ordre cosmologique : « Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L'univers se répète sans fin et piaffe sur place. L'éternité joue imperturbablement dans l'infini les mêmes représentations [2]. » Il serait possible, au nom d'un certain réalisme, d'épouser de telles représentations et de prendre ainsi acte de la « fin de l'histoire » en tant qu'achèvement des formes historiques et sociales de la modernité, achèvement qui n'en finit pas de se réaliser et entraîne dans son éternel recommencement du même nos faibles forces utopiques. À rebours d'une telle approche résignée, et sous des formes extrêmement diverses (plus ou moins proches de la lettre et de l'esprit de son œuvre, fort éloignées en tous cas d'un renoncement aux dynamiques révolutionnaires de la praxis), nous avons cherché à faire valoir d'autres destins critiques de Benjamin.

Cela dit, on pourrait simplement se réjouir de la diversité des interventions (graphiques ou textuelles) proposées dans le cadre de cet ouvrage, consacrant ainsi le fait même de la diversité et l'hétérogénéité qu'elle suppose comme le but abstrait de notre démarche. On nous pardonnera pourtant de ressaisir cette diversité au sein d'un même monde déchiré par les structures raciales et patriarcales du capitalisme. Alors que la machine de guerre du Capital tend à faire fructifier cette diversité pour mieux l'envoûter, la retourner contre l'Autre, ce lieu vide d'un pouvoir à conquérir, portons notre attention sur la joute amicale que peuvent se livrer les partisanes d'un communisme pour les terreux et les militantes d'une cosmopolitique acentrique, les écrivantes du vécu et les penseurses de l'insituable, les poètesses du littéral et les conspirateurices du rêve, etc., ou encore, en repartant de Benjamin lui-même, celleux qui en privilégient l'héritage anarcho-nihiliste et celleux qui ont plutôt succombé aux rouges signaux de Capri [3]. Cet ouvrage, composé sous le regard espiègle d'un ange, a pour vocation d'accueillir nos différends (formels et théoriques), non pour les exacerber ou les abolir, mais afin de mieux nous unir sans nous renier, et combattre ainsi plus efficacement la classe de celleux ayant tout intérêt à construire les conditions d'une guerre généralisée de toustes contre touste.

Avec des interventions de Zoé Théval, Benjamin Fouché, Camille Escudero, Pierre-Aurélien Delabre, Mari Ruhstein, Azélie Fayolle, Cannelle Grosse, Sylvia Kratochvil, Marianne Villière, Galatée de Larminat, Magali Brénon, Camille Sova, Violaine Chevrier, Éléonore Vinay-Léger, Nicolas Vermeulin, Frédéric Neyrat, Donia Jornod, Kosmokritik, AAA, Ut Talpa, Alphonse Clarou & François Ballaud.

Une version gratuite de l'ouvrage est disponible sur le site de l'éditeur. L'ouvrage papier est notamment disponible dans les librairies suivantes : Transit (Marseille), Le Vent Délire (Capebreton), Les Cahiers de Colette (Paris), Tschann (Paris), Météores (Bruxelles).

Jusqu'au 30 novembre 2025, la librairie Météores de Bruxelles accueille une partie de la série photographique de Cannelle Grosse, « Walter B, le paysage abîmé », dont l'ouvrage contient également des fragments accompagnés d'un texte faisant écho au dernier périple du philosophe :

Marcher. Dix minutes de marche une minute de pause. Dix minutes de marche une minute de pause. Marcher comme le dernier des Européens. Dix minutes de marche une minute de pause. Dix minutes de marche une minute de pause. Le poids des mots au bout du bras. Dix minutes de marche une minute de pause. Longer parallèlement la route officielle. Dix minutes de marche une minute de pause. Cette drôle de cadence qui est la tienne. Dix minutes de marche une minute de pause. Monter jusqu'aux vignobles. Dix minutes de marche une minute de pause. Plus le temps de flâner, il faut marcher. Dix minutes de marche une minute de pause. Marcher dans tes pas. Dix minutes de marche une minute de pause. Te chercher dans l'écho. Dix minutes de marche une minute de pause. Dix minutes de marche, une minute de pause. Descendre du sommet jusqu'à la clairière puis l'étable abandonnée. Dix minutes de marche une minute de pause. Devant, le paysage hanté. Derrière, le paysage abîmé. Dix minutes de marche une minute de pause. La réalité l'a brûlé comme le soleil a brûlé l'image. Le feu s'est installé et les fauves se sont mis au service des hommes. Dix minutes de marche une minute de pause. La tempête veut l'emporter et la nuit ne cesse de tomber. Dix minutes de marche une minute de pause. Le présent pétrifié dans les pierres. Dix minutes de marche une minute de pause. Encore une histoire de passage. Dix minutes de marche une minute de pause. La dernière chose que tu as regardée. Dix minutes de marche, une minute de pause. Ramasser les bris de rêves. Dix minutes de marche, une minute de pause. Chercher l'étincelle dans les ruines. Dix minutes de marche une minute de pause. Dix minutes de marche, une minute de pause. Et puis le fracas.

Nous signalons également la parution d'une traduction de la préface en portugais (Brésil) chez nos camarades de Zero à Esquerda.


[1] Pour une présentation synthétique des principales inflexions données à l'exposé français de 1939 par rapport à l'exposé allemand de 1935, voir notamment Jean-Olivier Bégot, Walter Benjamin, Belin, 2012, p. 130-134.

[2] Auguste Blanqui, cité par Walter Benjamin, in « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939), p. 17 du présent ouvrage.

[3] Nous faisons référence à la rencontre simultanée de Benjamin avec le communisme radical et Asja Lacis à Capri en 1924.

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03.11.2025 à 09:52

Canon français : le banquet qui file la nausée

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Pierre-Édouard Stérin, les traditions inventées et les forceurs de la ripaille

- 3 novembre / , ,
Texte intégral (7945 mots)

Cet automne, le Canon français, une marque de la galaxie Stérin connue pour les banquets qu'elle organise dans différentes régions, a cherché à organiser un de ses repas en Bretagne. D'abord prévu au Château-des-pères dans le petit village de Piré-sur-Seiche, l'événement a finalement été annulé par le propriétaire du lieu face à l'opposition marquée d'habitants de cette partie du sud-est rennais. Le projet politique de la marque avait échappé a son attention.
Le Canon français a finalement trouvé en urgence un second lieu d'accueil, au château de Blossac au sud de Rennes, après s'être répandu dans la presse en arguments fallacieux et en éléments de langages éculés. Mais l'opposition à ces porte-drapeaux d'une tradition inventée de la ripaille « à la française » se manifeste toujours vivement. Ici, quelque matière pour ne pas laisser le Canon français dire n'importe quoi.

Faire du blé avec le travail des autres

Le Canon français sait y faire avec les médias. Cela se voit surtout par les éléments de langage constants distillés dans leurs différentes interventions : toutes leurs sorties presses contiennent les mêmes arguments lancées avec la forme volontairement imparfaite du langage parlé (qui fait plus authentique, n'est-ce pas ?), et l'air de petit bonhomme boudeur qui ne demande qu'à travailler pour que les gens s'amusent. L'intérêt de cette constance c'est qu'on commence à les voir venir. Ainsi, « On est une entreprise qui travaille, qui embauche. Pas mal de monde dépend de nous. On passe des commandes immenses à des fournisseurs locaux dans chaque région où nous allons » [1]. Les voilà, entrepreneurs bienfaiteurs à la limite de l'économie sociale et solidaire qui cherchent à soutenir les producteurs locaux.

Pourtant, on comprend en prêtant attention que « c'est compliqué de servir à l'assiettes rapidement plus de 1000 personnes » [2]. Et en effet, c'est compliqué. Pour les premiers banquets, disent-ils, ils faisaient tout (comprendre les entrées, le service et les mondanités. Le bar, lui, se gérait tout seul car « les pompes étaient tournées vers le public » [3]. De ces premières expériences ils ont cherché à garder l'image de simplicité et de bonne franquette, qui soutient leur discours sur la franchouillardise soi-disant caractéristique de leurs banquets. Mais la quantité de débordements (alcooliques notamment) à rendu le format difficile à tenir et il a fallu structurer l'ensemble. Les voilà qui sous-traitent maintenant le service en plus des cuisines. Il est vrai que le travail c'est fatigant, c'est mieux quand ce sont les autres qui le font.

C'est amusant d'ailleurs, Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour, les deux fondateurs, aiment raconter leurs débuts, et tout le B.A-BA du jeune entrepreneur s'y retrouve : le job ennuyeux, le side-project qui les fait se lever le matin et leur fait désirer une dose de sur-travail, jusqu'à la prise de risque qui consiste à lâcher son emploi bien au chaud pour se lancer pleinement dans son entreprise incertaine, c'est grisant (et finalement rémunérateur, on y reviendra). Un bréviaire de l'entrepreneur récité sans imperfection, avec le récit des difficultés de la rencontre avec l'URSSAF (« L'URSSAF est privé ? Ah c'est pour ça que ça marche bien ! Haha » [4]), avec la Sacem (« de manière générale je n'aime pas les services centralisés qui redistribuent ! Re-Haha » [5]) et le choix, ô combien difficile d'augmenter le nombre de couverts pour ne pas avoir à élever le prix du repas, qui est à 80 € avec alcool et sans dessert.

À y regarder de plus près, le Canon français est un mélange entre une marque et une start-up. Comme Nike, leur fonction est essentiellement de gérer la marque et de coordonner les différents sous-traitants et fournisseurs. Comme Nike qui n'a pas d'usine, le Canon français n'a pas de cuistot, pas d'équipe de service, pas d'hôtes, pas de lieu. Pour tout cela ils comptent sur les autres. Et comme une start-up le Canon français fait payer cher ce qui existe déjà en gratuit ou à des tarifs abordables, en enrobant le tout d'une histoire, d'un récit sur les français-béret-pinard-bons-vivants, d'un storytelling banal d'une marque qui appelle « concept » le fait de vendre pour le prix d'un pass navigo mensuel ce que toutes les asso de Bretagne font à 25 euros maximum.

Gardons cela en tête : ce que propose le Canon français ce n'est pas une bonne bouffe joyeuse en bonne compagnie, c'est un récit sur ce que doit être une bonne bouffe joyeuse et sur qui est la bonne compagnie. Le reste, ce sont des prestataires qui le font, les fameux « locaux ». Il est bien connu que les petits producteurs sont en mesure de fournir d'un coup de quoi nourrir 1500 convives.

Animation « traditionnelle » proposée lors d'un banquet dans le Nord.

Les aristos jouent au bas-peuple, ou la pseudo-simplicité de la franchouillardise vociférante

Du récit du joyeux bordel de leurs premiers banquets, que Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour adorent raconter, on retient une chose : là où toute personne qui a été bénévole à la kermesse de l'école, au repas chanté des anciens, ou à la fête du village, sait la variété des tâches qui doivent être faites pour tenir un banquet, eux, en vrais ignorants et du travail de bouche et des banquets populaires, n'en avait aucune idée. Conséquence : ces premiers banquets c'était le foutoir. Oh ne croyez pas, les ripailles ils connaissaient, comme celles des libations d'école de commerce ou de BDE de fac de droit, celles dont on sait qu'elles ont pour principale fonction de former les solidarités de corps par le partage d'une expérience de l'excès et des abus qu'il faudra cacher toute sa vie. L'expérience de banquetiers de Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour, n'est pas celle du bénévole de la bonne bouffe, c'est celle de la soirée d'intégration de l'école supérieure privée. En atteste d'ailleurs le service de l'alcool dans leurs banquet qui flirte avec les limites des règles d'interdiction des openbar. Le bon vivant du Canon français, c'est celui qui nous fait pitié lorsqu'il débarque en ville avec sa bande de potes et qui ne peut pas s'empêcher, réflexe de classe, de saturer tout l'espace vocalement et spatialement, pour s'assurer que tout le monde a bien compris qu'il était là. La forme de sociabilité festive qui a forgé Pierre-Alexandre Mortemard c'est celle qui lui a permis d'aller au Luxembourg, après ses études, pour dealer du cacao avec des fournisseurs africains pour la multinationale Ferrerro. Bref, les espaces de sociabilités populaires et joyeux, ils connaissent, c'est évident.

Pour preuve, un petit détour vers le cadre familial n'est pas de trop. Le Canon français a été fondé par quatre amis, mais après quelques désaccords seuls deux d'entre eux ont gardé la boutique. Ces deux hommes sont, on l'a dit, Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour [6]. Aristocrates véridiques, le premier est d'une famille faite noble sous l'Empire, est marié avec Maëlle Le Lièvre de la Morinière et déclare du haut de son héritage non-guillotiné que sa famille est d'Auvergne « depuis des millénaire » [7], tandis que le second vient de la vieille noblesse d'Ancien Régime. Lesquels Fayet de la Tour font, soit dit en passant, partie de l'association d'entraide de la noblesse française, qui organise peut-être des banquets, mais qui est surtout connue, d'après le journaliste Charles de Laubier, pour être « en fait un club très fermé de l'ancienne aristocratie française dont la plupart des membres se considérant encore aujourd'hui “aristocrates”, sont monarchistes, royalistes et antirépublicains » [8] et dont le président de 1934 à 1964, Antoine de Lévis-Mirepoix, a été décoré de la Francisque par le régime de Vichy.

Si la double particule et la tradition anti-républicaine familiale n'implique pas nécessairement un patrimoine, un capital social élevé et des idées royalistes, nos deux rejetons de la noblesse n'en sont pas moins d'authentiques enfants de gradés de l'armée [9], baignant dans des familles dont les membres assument leur catholicisme (rien de mal à cela on pourra dire) mais aussi, au gré d'un like ou d'un repost, un peu d'homophobie ici ou une once de position anti-IVG là. Les frères, sœurs, cousins, sont, pour une grande part, cadres dans des très grandes entreprises, gradés de l'armée, ou dans des écoles privés catholiques (comme étudiants ou comme enseignantes). La plèbe en somme.

Élément de langage :
« Notre idée, c'est d'apporter de la joie et des sourires chez les gens qui viennent à nos banquets. On le fait avec nos tripes. On ne fait pas de politique. On dit aux gens qui critiquent “Venez voir” » [10].
Difficile de répondre « non » à l'appel de la joie et à l'offre des sourires, car qui oserait refuser le plaisir d'un banquet ? Les pisse-froids, les aigris, les bougons, les ascètes et sans-plaisirs, la foule des empêcheurs de kiffer en rond, il n'y a que ces rabats-joie qui rechigneront, n'est-ce pas ? C'est bien cela qui se joue avec le Canon français : qui peut bien refuser de participer à une soirée vieille France « qui sent la naphtaline » [11] organisée par un ex-BDE d'école de droit ou de commerce ? On se le demande bien. Certains observateurs perspicaces le disent d'ailleurs [12] : l'une des opérations conservatrices de la période est la confiscation de l'imaginaire de la vitalité et, du même mouvement, l'organisation d'un tri social, discret et sans coercition (pour l'instant) : il y a ceux qui jouissent d'un bon repas en bonne compagnie et ceux qui maugréent seuls dans leur coin contre les premiers. Il y a les jouisseurs qui se bâfrent de cochonnaille en siphonnant des quilles sur un fond de lacs du Connemara et puis il y a les aigris qui mangent des légumes bouillis en buvant de la tisane. De là à penser que l'absence d'option végétarienne ou végane serait fortuite ? Ce serait de la médisance [13]. Les commentaires sur les vidéos du Canon français montrant des cochons à la broche, s'ils ne sont pas l'expression direct de la marque, laissent également songeurs sur comment de nombreux clients perçoivent ce type de viande. De là à penser que la vente de béret siglés fonctionne fort bien précisément parce qu'il est un signe de reconnaissance et donc de distinction ? Allons allons, ce n'est pourtant qu'un béret ! D'ailleurs, pourquoi tu ne veux pas en avoir ? Je te l'offre ! Les bérets, nous dit Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse, « ça plait beaucoup, ça fait esprit de corps, de communauté » [14]. En effet.

Faire famille, commentaires sur la vidéo du 10 avril 2025.

Monarchistes - CGT « même combat » — fascism-blindness

La question de l'affichage des signes n'est, curieusement, pas un sujet secondaire pour le Canon français. On aurait pourtant pu le croire pour un banquet populaire. C'est vrai, qui vient avec le drapeau de la LFI à la fête des voisins, si ce n'est un prosélyte lourdaud ? Mais c'est qu'il doit y en avoir des prosélytes lourdauds pour que les organisateurs sentent rapidement comme une obligation d'écrire une charte et de préciser que leurs événements ne sont pas politiques. De la même manière qu'il a fallu qu'ils ponctuent toutes leurs annonces de messages de prévention sur l'alcool, après avoir constaté « quelques » dérapages. Des dérapages si fréquents qu'ils ont hésité à tout arrêter [15]. Alors, Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour, fustigent les journalistes qui cherchent le « Pokémon du coin » [16], celui qui, un peu tout seul si on les croit, porte sur ses épaules un drapeau royaliste. Quelqu'un portait-il un tricolore avec une croix de lorraine ? « Ça va, il y a pire […] c'est un drapeau gaulliste, c'était pas politique ».

Un pokémon royaliste au festival des canonniers, capture d'écran du reportage de France tv « Comment le milliardaire Pierre-Edouard Stérin tisse sa toile parmi les influenceurs terroir ».
Extrait de l'album photo disponible sur le site du Canon français.

Rien à voir, donc avec ceux qui se vivent comme des résistants luttant face à l'envahisseur qui sont pourtant les seuls à arborer le drapeaux des FFI en dehors des temps de commémorations (comme par exemple dans un rassemblement de soutien à Sarkozy à l'occasion de son incarcération où on criait « morts aux journalistes, morts aux juges ».). Tiens ! Par exemple : Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse, se souvient d'un client arborant un drapeau de la CGT, à qui on a gentiment demandé de le ranger [17]. N'a-t-il pas raison ? La neutralité est une bonne chose. Et puis Géraud du Fayet de la Tour ajoute « nous on n'a pas envie de faire la police tout l'événement, on a fixé les règles, si demain ça prend trop de place ce genre de truc évidemment on agira. » Ah. Conclusion, le drapeau de la CGT c'est politique, donc pas à sa place, mais le drapeau royaliste c'est un Pokémon rare qui n'apparait que devant les journalistes qui enquêtent à charge. Il est vrai qu'un mouvement anti-républicain, de tradition antisémite, qui désir instaurer un autocrate de droit divin, c'est à peu près la même chose qu'un syndicat réformiste. Et puis, finalement, qui n'a pas un vieil oncle maurrassien qu'il faut supporter à tous les repas de famille ? Si Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour ne sont pas perturbés par le Pokémon Camelot-du-roi — dont ils ont presque pitié, soit-dit en passant — c'est parce qu'il est moins disruptif dans leur monde qu'un client végétarien. Si l'on en croit une journaliste de Charlie Hebdo venue participer à un de leurs banquets lors des dernières élections européennes, parmi les clients, dont certains portaient des t-shirts de marques néo-nazi ou des tatouages de fleur de lys et de croix celtiques, un des participants avance un « on a voté Bardella, comme tout le monde ici » [18]. Le syndicaliste de la CGT qui s'y perd y est le bienvenu pourvu qu'il reste à sa place de convive non-politisé.

Dehors, après le banquet, les porteurs de bérets attroupés sur le parvis de la gare de Rennes attendant leur train (des locaux, on vous dit) entonneront bien en cœur « mais ils sont où les Antifa ? » [19], mais ça c'est en-dehors. Aussi n'est-on pas surpris que des voisins du quartier de la Courrouze toujours à Rennes, racontent comment, une fois sortis du banquet ils se sont mis à chanter des chants à la gloire de Bardella, auraient fait des saluts nazis et s'en seraient pris verbalement à des gens du quartier [20] doit ça aussi c'était dehors. Et puis, si un « À mort les bougnoules » [21] a été lâché par un convive à Angers en 2024, c'était dedans, mais cela doit être un dérapage d'un Pokémon J'ai-vu-de-la-lumière-je-suis-rentré-par-hasard. Voilà sans doute pourquoi certains lieux refusent dorénavant de les accueillir.

Que mange-t-on dans nos banquets, commentaires sur la vidéo du 9 septembre 2025.

Alors bien sûr, les banquets du Canon français ne sont pas des meetings politiques. Les organisateurs s'honorent de cela et il faut le reconnaître. D'une part parce que c'est mauvais pour le business et d'autre part, parce que ce n'est pas leur fonction. On y reviendra.

Stérin, l'actionnaire inconnu

Mais revenons-en au cadre entrepreunarial. Pierre-Édouard Stérin est aujourd'hui connu pour son engagement politique et financier : en préparant le plan dit « PERICLES », le richissime catho-réac vise à faire élire 300 nouveaux maires d'extrême droite aux prochaines élections municipales. Pour cela, notamment, il finance largement de nombreuses initiatives économiques et associatives qui portent des valeurs et des pratiques conservatrices, voir fascisantes. [22]

On imagine que c'est par le plus grand des hasards que ledit milliardaire a racheté BLT investissement l'entreprise qui détenait Le Canon français. Le prix de ce rachat est inconnu mais la hausse subite du capital des entreprises individuelles de Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse (Boisse SAS, capital : 463.000 €) et Géraud du Fayet de la Tour (Turrim EURL, capital : 370.000 €) nous permet de faire l'hypothèse raisonnable d'une fourchette d'une vente entre 800.000 et 1.000.000 €, une paille.

Éléments de langage :
« Pierre-Édouard Stérin on ne le connait pas. Nous avons traité avec un de ses fonds capitalistiques qui est entré dans notre capital » [23].
Peu nombreuses sont les fois où Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour nomment le milliardaire. Ils usent plus souvent de circonlocutions de type « notre nouvel actionnaire » quand ils sont contraints d'évoquer les critiques ou certaines enquêtes [24]. Dans leurs communications, ils mettent constamment une distance entre Pierre-Édouard Stérin et et eux, comme pour signifier que ce rachat n'est rien d'autre qu'un transaction financière sans conséquence. Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse, répétait encore « Stérin a un projet, mais ça ne nous concerne pas. C'est chiant d'avoir l'étiquette d'extrême droite parce que ce n'est pas du tout notre délire ! » [25] Il est assez amusant de constater que BLT investissement a changé de siège social depuis, pour s'installer au 6, rue Saint-Joseph dans le second arrondissement parisien. Adresse qui héberge (ou a hébergé jusqu'à il y a peu) de très nombreuses entreprises de la galaxie Stérin dont : Otium capital et Otium management et le promoteur immobilier catholique Monasphere, détenues directement par M. Stérin, mais aussi Résonance par Otium SCR, la SCI l'Aigle qui en sont des filiales, ou encore toute la branche loisir de la branche Stérin, via Otium Leisur/Hardena et ses filiales [26] : SpeedPark Développement et filiales (SP Bordeaux, SP Tourcoing, SP Vitrolles, SP Rennes, SP Sarcelles, SP Val d'Europe, SP Angers, SP Aubergenville, SP Cagnes-sur-mer, Speedpark Topco, SP Servon, SP Tours, etc.), Eclipso Holding et filiales (Eclipso Lyon, Eclipso Nice, Eclipso Lille, Eclipso Marseille, Eclipso Nantes, Eclipso Paris, Eclipso Bordeaux, etc.), FAB FORT Holding et filiales (FBA ST Priest, FBA Epagny, FBA Val d'Europe, FBA Velizy, FBA Rennes, FBA Grenoble, FBA Angers, FBA Bordeaux, FBA Montpellier, FBA Toulouse, FBA Cagnes-sur-mer, FBA Tours, etc.), Hadrena Jump France 1, Games Factory, GF Reims, etc. ; mais aussi une partie des entreprises d'Otium Partners (ASI, Alfeor, Alfeor TSM, etc.), et enfin (surtout) toute la branche culturelle du projet de Stérin :

Odyssée Impact, La SCI du Domaine de Chalès, La Société de production audiovisuelle française, le Fonds Bien commun, la Foncière Bien commun, FOBC gestion, ainsi que l'association Les plus belles fêtes de France.

Cette dernière association, formant un label de promotion de fêtes qui a défrayé la chronique l'été dernier. À la suite d'un article de L'Humanité montrant le lien entre le label (ainsi que le Canon français) et le projet politique de Stérin, une dizaine de communes décidaient de retirer les fêtes qu'ils organisaient dudit label [27].

Ce que peu de gens soulignent, c'est que le rachat du Canon français par Pierre-Édouard Stérin n'est pas la seule relation entre les deux puisque Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse est également un des administrateurs du Label les plus belles fêtes de France [28], à l'instar de Thibault Farrenq (fondateur des Nuits du bien commun et directeur du Studio 496 qui structure le label), Margaux Bourguignat et Odile Tequi (de Studio 496), Romain de Lacoste (ex-directeur de cabinet de Nicolas de Villiers au Puy du fou), Baudouin de Trootstembergh (fondateur de Sandora VR lié à Eclipso, une filiale d'Otium Leisure/Hadrena), Louis Touillaire (lié au catholicisme d'extrême droite), etc. Et c'est là une des singularités de la galaxie Stérin : ses différentes branches sont toutes en relation, d'une manière ou d'une autre.

Ainsi, quand Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse dit « Stérin a un projet mais ça ne nous regarde pas », il ment. S'il ne connait pas Pierre-Édouard Stérin personnellement — c'est possible — il est en revanche parfaitement au fait des objectifs du milliardaire ainsi que du milieu qui l'accompagne, et il accepte délibérément de faire partie de son projet politique. On pourrait arguer que le rachat se faisant en 2024, et que Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour n'étaient pas informés du plan Périclès. Il est en effet peu probable qu'ils lisent L'Humanité. Mais alors, comment expliquer que les « cuvées patrimoines », premier projet de nos deux protagonistes, ont financé des associations catholiques également financées par les « nuits du bien commun » initiées par Stérin comme par exemple Les Arcades. Laquelle association est également soutenue par la maison Duroc, un « incubateur » lié lui aussi à la galaxie Stérin. On trouve encore parmi les projets qu'ils ont aidé, des associations qui cherchent à réintroduire des tonalités religieuses dans des fêtes qui se passent dans l'espace public comme c'est le cas avec, l'association Paris Geneviève qui organise Paris vaut bien une fête, sous le patronage de la figure de Sainte Geneviève. [29]. Autre exemple, qui souligne leur rapport au « patrimoine », Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour sont encore dithyrambiques sur le travail, qu'ils ont co-financé par les « cuvées patrimoine », de Julien Marquis, co-fondateur (aujourd'hui décédé) des Dartagnans, initiative qui a racheté grâce à des levées de fonds des châteaux en vue de les restaurer, dont les pratiques s'apparentent à des détournements de fonds. [30]

En bref, nier leur engagement dans les sphères conservatrices, catholiques, et a fortiori nier leur participation volontaire au projet politique de Pierre-Édouard Stérin n'est qu'une des façons de mener la bataille culturelle.

Rôle du Canon français : rassembler une communauté, cliver et normaliser la présence de l'extrême droite

On a souligné plus haut l'insistance de Pierre-Alexandre Mortemard de Boisse et Géraud du Fayet de la Tour sur l'air de « on ne fait pas de politique » [31]. Les deux hommes rappellent d'ailleurs que contrairement à eux, nombres de festivals organisent des tribunes politiques (en prenant l'exemple de We Love Green [32]), tandis que beaucoup de leurs soutiens font référence à la fête de l'Huma, bien plus politisée que les ripailles du Canon français. Leurs opérations de relation publique via une communication fréquente sur les réseaux sociaux et dans la presse locale, jouent beaucoup de cette apparence non-politique. Et il est vrai que beaucoup des arguments utilisés ici doivent faire appel aux angles morts, à l'analyse des choix de cadrages de leurs discours, aux faisceaux d'indices concordants, et à leurs relations et aux sorties de leurs clients moins discrets pour pouvoir affirmer le rapport entre le Canon français et l'extrême droite.

Cette angle de communication leur donne la possibilité de nier toute critique politisée et de renverser l'argument sur l'air de « vous faites de la politique, nous voulons juste donner du plaisir aux gens ». Leurs prises de paroles cherchent ainsi à faire paraître les critiques pour des anti-tout. Ici ils disent qu'ils n'ont pour seul objectif que de donner de la joie et se déclarent victimes d'attaques « lunaires » [33]. Là ils communiquent en disant que parce qu'ils servent du cochon ils sont perçus comme anti-musulmans [34] faisant dire à leurs critiques ce qu'ils n'ont pas dit. Et les exemples de ce type sont nombreux, dessinant, à force, des lignes de fracture qui engagent des acteurs locaux : maires, fournisseurs, entrepreneurs et citoyens locaux sont dorénavant invités à se positionner à presque chaque banquet. Le flou qui entoure leur engagement pour le grand public fonctionne comme un outil stratégique à double objectif : rassembler une communauté autour d'un moment réputé joyeux et populaire (sic !), constituer sans la nommer la figure des ennemis du bien-vivre et des empêcheurs de tourner en rond.

On a vu que la création d'une communauté était une des visées explicite des fondateurs. Comme tout entrepreneur-influenceur pourra-t-on dire, si ce n'est que cette communauté cherche à présenter une certaine forme de sociabilité — celle du BDE d'une école de commerce faisant une soirée d'intégration sur le thème de la bonne franquette sauce Vichy — comme étant LA forme de plaisir qu'il faudrait instaurer comme norme. Et ces soutiens et clients ne s'y trompent pas lorsqu'ils disent par exemple : « C'est un repas comme on aime, parfait, entre patriotes. Des bonnes valeurs, du bon terroir, c'est ce qu'on aime ! » (Un banquet géant pour fêter la fin des vendanges, Le Journal de Saône et Loire]]

C'est probablement là qu'il faut trouver la fonction des banquets du canon français : non pas comme un meeting politique, mais comme l'organisation au grand jour d'espaces où les sociabilités réactionnaires, voir fascistes, peuvent se vivre comme une norme et dont le caractère clivant viendrait en fait de la gauche grincheuse, de « certaines gauchiasses qui veulent nous emmerder » [35]. Ce faisant, et à mesure que les oppositions se font jour, les banquets viennent travailler les rapports de forces locaux en poussant les institutions publiques et privées à prendre partie pour eux et contribuer ainsi à leur normalisation. L'augmentation de la jauge des repas, laisse suggérer l'idée d'une adhésion croissante à ce type de réjouissances. On constate pourtant que leur clients sont fidèles : argentés, ils se déplacent de lieux en lieux et collectionnent même des badges qu'ils arborent fièrement pour montrer la quantité de banquets auxquels ils ont participés.

Des canons français.

La pratique du Canon français, comme du reste des initiatives culturelles de la galaxie Stérin, est une forme d'entrisme visant à capturer et à redéfinir les orientations historiques et culturelles d'usages populaires grâce, notamment, à des arguments économiques. Le procédé de fond est d'ailleurs le même que celui du label Les plus belles fêtes de France qui a tenté de faire entrer de nombreuses fêtes locales implantées de longue date dans un ensemble portant un discours conservateur en faisant croire qu'il aurait une adhésion large et populaire.

Ce qui décrit le plus sûrement le caractère politique des banquets, ce ne sont pas les prises de paroles des fondateurs, on l'a dit, mais ce sont ni plus ni moins que les soutiens et clients du Canon français. Par exemple, sous la vidéo de Ouest-France qui annonce le maintient du banquet prévu en Ille-et-vilaine cet automne, on peut lire : « Bravo, continuez vive la France », « Du grand n'importe quoi, ils ont le droit d'aimer leur pays et traditions et même s'ils sont “identitaires” ou d'“extrême droite”. Où est le problème ? Tant qu'ils ne font de mal à personne », « Il n'y a pas d'extrême droite en France ! Il faut que les accusateurs révisent leur définitions de l'extrême droite ! Pfff je suis tellement déçu de la décision du château en question ! Soutien au Canon français ! Soyons fiers de notre territoire et nos valeurs », « Tous les banquets sont maintenus ! Yess ! Haro sur les voyous de l'extrême gauche ! », « Pétition de gaucho… la gauche veut détruire les valeurs de ce pays. », « Merci, j'ai eu peur que vous cédiez face à la bêtise de la gauche qui veut détruire notre pays. », « Pourquoi être nationaliste et identitaire c'est une mauvaise chose ? », etc.

Ce que des soutiens du Canon français collent aux alentours du Château-des-pères après l'annulation du banquet prévu là-bas.

À n'en point douter, ces quelques pokémons saisissent très bien l'enjeu et la raison d'être de ces banquets.


[1] On trouve assez lunaire, assez injuste d'être critiqué », Actuchalonnais, vendredi 17 octobre 2025, p. 12

[2] Ibid.

[3] entretien Le Canon Français, l'aventure entrepreneurial d'une vie !)

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Les deux autres sont Joseph Paitiers et Victor de Moulins de Rochefort.

[7] entretien Le Canon Français, l'aventure entrepreneurial d'une vie !

[8] Quand de Gaulle faisait discrètement allégeance à la noblesse française, L'Express, 2017

[9] D'après leurs déclations, entretien Le Canon Français, l'aventure entrepreneurial d'une vie !

[10] On trouve assez lunaire, assez injuste d'être critiqué », Actuchalonnais, vendredi 17 octobre 2025, p. 12

[11] L'expression est la leur, reprise dans l'article Thomas Lemahieu, « Pinard, saucisson et Michel Sardou : comment Pierre-Édouard Stérin veut faire main basse sur les fêtes « traditionnelles » », L'Humanité.

[12] Merci Rasbaille

[13] Cela fait pourtant des semaines que l'hypothèse est « étudiée », on imagine que les traiteurs engagés ne doivent pas savoir faire

[14] entretien Le Canon Français, l'aventure entrepreneurial d'une vie !

[15] Si si. entretien Le Canon Français, l'aventure entrepreneurial d'une vie !

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Julie Lescarmontier, Au Canon Français, « On a voté Bardella comme tout le monde », Charlie Hebdo, 10 juin 2024, https://charliehebdo.fr/2024/06/politique/extreme-droite/au-canon-francais-on-a-vote-bardella-comme-tout-le-monde/

[19] En 2024, témoignage recueillis.

[20] En 2023 et 2024, témoignages recueillis.

[21] Témoignage recueillis.

[23] On trouve assez lunaire, assez injuste d'être critiqué », Actuchalonnais, vendredi 17 octobre 2025, p. 12

[24] entretien Le Canon Français, l'aventure entrepreneurial d'une vie !

[25] Cité dans Thomas Lemahieu, « Pinard, saucisson et Michel Sardou : comment Pierre-Édouard Stérin veut faire main basse sur les fêtes « traditionnelles » », L'Humanité.

[28] Cette information est bien indiquée dans l'article de L'Humanité, mais depuis la liste des administrateurs a disparu du site du label. La WayBack Machine, sorte d'archive d'internet, a cependant gardé la liste des url des pages effacées.

[29] On ne s'empêchera pas de rappeler au passage que l'association christo-fasciste Paris fierté fait de Sainte Geneviève sa figure tutélaire pour sa marche Sainte-Geneviève au flambeau qui rassemble la crème du fascisme parisien.

[30] Dartagnans : un pour tous tout pour lui, Que choisir, 26 décembre 2024. ou encore Enquête, le mirage de la vie de château, France Info, 20 décembre 2023.

[31] On trouve assez lunaire, assez injuste d'être critiqué », Actuchalonnais, vendredi 17 octobre 2025, p. 12

[32] entretien Le Canon Français, l'aventure entrepreneurial d'une vie !

[33] On trouve assez lunaire, assez injuste d'être critiqué », Actuchalonnais, vendredi 17 octobre 2025, p. 12

[34] Le canon français installera son banquet au Château de Blossac en Ille-et-vilaine, Rennes MaVille.com, 23 octobre 2025

[35] Vidéo de soutien de Magelyaofficiel au Canon français.

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03.11.2025 à 09:52

Ectoplasmes et flashs fascistes

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Un lundisoir avec Nathalie Quintane

- 3 novembre / , , , ,
Texte intégral (4326 mots)

Juin 2024, dissolution de l'Assemblée nationale et possible arrivée de l'extrême droite au pouvoir. Nathalie Quintane, écrivaine qu'on ne présente plus ou que l'on présente mal, s'est mise à consigner ce qu'elle voyait : des objets, des anecdotes, des scènes comme autant de flashs fascistes. Ces micro-évènements tout à fait ordinaires qui nous disent que quelque chose se passe : des langues qui se mettent à baver, des corps qui se ratatinent et la bêtise qui se raidit. Soixante-dix fantômes (éd. La Fabrique), n'est pas vraiment un essai et pas tout à fait de la poésie. Quintane aime bien l'idée de « fantaisie réaliste » parce que ça permet d'imaginer des têtes rouler et d'en rigoler mais elle est aussi un peu ethnographe, styliste et chroniqueuse. Ça fait beaucoup pour une seule personne mais c'est pour ça qu'on l'a invitée.

À voir lundi 3 novembre à partir de 20h :

Version podcast

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Voir les lundisoir précédents :

Dix sports pour trouver l'ouverture - Fred Bozzi

Casus belli, la guerre avant l'État - Christophe Darmangeat

Remplacer nos députés par des rivières ou des autobus - Philippe Descola

« C'est leur monde qui est fou, pas nous » - Un lundisoir sur la Mad Pride et l'antipsychiatrie radicale

Comment devenir fasciste ? la thérapie de conversion de Mark Fortier

Pouvoir et puissance, ou pourquoi refuser de parvenir - Sébastien Charbonnier

10 septembre : un débrief avec Ritchy Thibault et Cultures en lutte

Intelligence artificielle et Techno-fascisme - Frédéric Neyrat

De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis

Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall

Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)

De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein

Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre

Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert

Pour une politique sauvage - Jean Tible

Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili

Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi

Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï

La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste

Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris

Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani

Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel

Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria

Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate

Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel

Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul

Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay

Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes

Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil

Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian

La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine

Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer

Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer

Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique

La division politique - Bernard Aspe

Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens

Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol

Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher

Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent

Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini

Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães

La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau

Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher

Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre

Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke

Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella

Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari

Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore

Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre

De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou

La littérature working class d'Alberto Prunetti

Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët

Feu sur le Printemps des poètes ! (oublier Tesson) avec Charles Pennequin, Camille Escudero, Marc Perrin, Carmen Diez Salvatierra, Laurent Cauwet & Amandine André

Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn

Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole

De nazisme zombie avec Johann Chapoutot

Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022

Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse

Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique

Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer

L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin

oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live

Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes

Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes

Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions

Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde

Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe

Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?

Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage

Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien

Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant

Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe

Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques

Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass

Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]

Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute

Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche

Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines

Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning

De gré et de force, comment l'État expulse les pauvre, un entretien avec le sociologue Camille François

Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain

La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer

Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun

Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon

Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo

Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille

Une histoire du sabotage avec Victor Cachard

La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet

Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf

L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel

À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout

Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier

Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot

Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia

La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir

Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi

Terreur et séduction - Contre-insurrection et doctrine de la « guerre révolutionnaire » Entretien avec Jérémy Rubenstein

Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien

La résistance contre EDF au Mexique - Contre la colonisation des terres et l'exploitation des vents, Un lundisoir avec Mario Quintero

Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez

Rêver quand vient la catastrophe, réponses anthropologiques aux crises systémiques. Une discussion avec Nastassja Martin

Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1

Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler

Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski

Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig

Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs

Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou

« Je suis libre... dans le périmètre qu'on m'assigne »
Rencontre avec Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 14 ans

Ouvrir grandes les vannes de la psychiatrie ! Une conversation avec Martine Deyres, réalisatrice de Les Heures heureuses

La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi

Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth

Katchakine x lundisoir

Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel

Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota

Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]

Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet

La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen

La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur

Déserter la justice

Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier

La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost

Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari

L'étrange et folle aventure de nos objets quotidiens avec Jeanne Guien, Gil Bartholeyns et Manuel Charpy

Puissance du féminisme, histoires et transmissions

Fondation Luma : l'art qui cache la forêt

De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l'épuisement quotidien,
un entretien avec Romain Huët

L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff

Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français

Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane

Que faire de la police, avec Serge Quadruppani, Iréné, Pierre Douillard-Lefèvre et des membres du Collectif Matsuda

La révolution cousue main, une rencontre avec Sabrina Calvo à propos de couture, de SF, de disneyland et de son dernier et fabuleux roman Melmoth furieux

LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.

Pandémie, société de contrôle et complotisme, une discussion avec Valérie Gérard, Gil Bartholeyns, Olivier Cheval et Arthur Messaud de La Quadrature du Net

Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.

Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli

Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.

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