Dans un livre particulièrement réussi et stimulant, l’historienne Virginie Adane traverse l’histoire des États-Unis en proposant vingt biographies, telles Abigail Adams, Calamity Jane, Rosa Parks ou encore Beyoncé. Pour autant, il s’agit moins de dresser 20 portraits déconnectés que de relire l’histoire du pays en réalisant un pas de côté. Ainsi, l’histoire de Calamity Jane est l’occasion d’étudier le rôle des femmes dans la « destinée manifeste » tandis que la biographie d’Hariett Tubman permet de saisir la lutte contre l’esclavage du côté des femmes.
Dans le cadre du programme d’HGGSP, ces portraits fournissent la matière nécessaire pour un Grand Oral sur certaines personnalités marquantes ou des questions transversales permettant de mieux comprendre les États-Unis.
Nonfiction.fr : De Pocahontas à Kamala Harris, vous dressez le portrait de vingt femmes pour retracer le parcours de chacune, certes, mais aussi pour en faire « une histoire des États-Unis ». Comment est né ce projet ?
Virginie Adane : Au départ, cet ouvrage se veut être une synthèse historiographique. Depuis Les Américaines , l’excellent ouvrage de Sara Evans traduit en 1991 chez Belin, il m’a semblé que la réflexion sur la place des femmes dans l’histoire des États-Unis avait été largement renouvelée et méritait d’être revisitée. Il s’agit également, en quelque sorte, d’une réponse par l’exemple à une idée reçue tenace selon laquelle il n’y a « pas de travaux » sur les femmes. Des travaux, il y en a depuis les années 1970 ! Il est vrai que, pour les États-Unis, ils existent majoritairement en langue anglaise, et leur accessibilité peut poser problème à ce titre ; l’objectif de cet ouvrage était aussi d’ouvrir sur une réflexion collective et sur la construction et les questions posées par un champ de la recherche en histoire, ses évolutions, ses redéfinitions et renouvellements et, in fine , sa richesse. Ce sont donc des questionnements historiens et leur évolution que j’ai voulu aborder, les dialogues disciplinaires, des outils méthodologiques et leurs mutations que j’ai voulu citer et discuter.
Si les sources, notamment pour les XVII e et XVIII e siècles, sont moins nombreuses, elles n’en demeurent pas moins présentes. Sur quel corpus vous êtes-vous appuyée et avez-vous trouvé des lignes de force communes entre les archives du XVI e siècle et celles du XXI e ?
Comme je le disais, cet ouvrage s’appuie sur les travaux d’historiennes et d’historiens. Il n’empêche que, en tant que chercheuse, j’ai évidemment bâti ma réflexion sur des archives primaires, en suivant une double logique. D’abord, redonner la parole aux femmes, en consultant, autant que faire se peut, les écrits produits par elles – écrits littéraires, pamphlets, écriture de soi, sources orales et multimédias (pour l’époque contemporaine), qui permettent de restituer et d’analyser une prise de parole, mais aussi une présence publique, dont l’invisibilisation a longtemps servi d’argument pour discréditer des aspirations politiques, économiques et sociales. Dans ce même esprit, j’ai aussi prêté attention aux archives qui parlent des femmes, ou qui contribuent à construire, à situer ou à commenter un ordre social et politique, par des discours et par la structuration de normes genrées.
Pocahontas et l’esclave Angela incarnent les rapports et les relations sexuelles avec les hommes européens. Ces dernières s’inscrivent dans une domination coloniale. Comment les sources présentent-elles ces liaisons ?
Dans le cas de Pocahontas comme dans celui d’Angela, l’historien/l’historienne est confronté d’emblée à leur silence. Nous devons donc nous en remettre aux sources qui parlent d’elles.
Pour ce qui est de Pocahontas, jeune fille powhatan au cœur des premiers contacts avec les Anglais de Jamestown entre 1607 et 1617, les premiers récits qui en font mention parlent d’une fillette, fille du chef, qui accompagne les Powhatan dans le fort de Jamestown, à l’époque où vivait un aventurier anglais, John Smith ; par la suite, elle est capturée et devient otage des Anglais dans le cadre des guerres qui les opposent aux autochtones. On sait qu’elle s’est alors convertie au christianisme et qu’elle a épousé John Rolfe. C’est donc avec ce dernier qu’elle a une « liaison » documentée, et même un mariage dont nait un fils, Thomas Rolfe – sans que l’on sache si cette union était consentie ou forcée pour elle, puisque les sources ne permettent pas d’accéder à son point de vue. La culture populaire propose un récit très différent, mais il s’agit d’une reconstruction romancée au XIX e siècle, visant à créer un mythe fondateur des États-Unis, incarné par l’amour fictionnel entre un Anglais et une « Indienne ». John Smith, quant à lui, ne parle jamais d’une liaison avec elle ; il évoque, au fil de ses récits, soit une enfant, soit une incarnation de la possible conversion des autochtones au christianisme, une des justifications de la domination coloniale.
Dans le cas d’Angela, une autre femme ayant vécu à Jamestown, on sait qu’elle est arrivée en 1619 à bord d’un navire corsaire, le Treasurer, après avoir été capturée dans l’actuel Angola et transportée de force par un navire négrier portugais. C’est ce navire qui a été attaqué par des corsaires qui ont ensuite fait voile vers la Virginie – avec Angela à leur bord. Les recensements de la Virginie mentionnent sa présence parmi les captives du Treasurer , mais à part cela, on n’en sait pas plus. Face à cette absence de sources, l’historien et l’historienne sont face à un véritable défi. Comment peut-on reconstituer son expérience de la traversée, puis de l’asservissement ? Si l’on ne sait rien de sa vie concrète, on sait que d’autres femmes, comme elle, asservies, ont été confrontées à des formes variées de prédation sexuelle – pour l’appréhender, il faut passer par des sources plus indirectes (registres de navire, correspondances, sources législatives…) et développer des outils critiques des formes de domination que ces sources mettent en évidence.
Certaines femmes ont des carrières particulièrement brillantes, comme Beyoncé et Kamala Harris. Mais bien avant elles, Margaret Hardenbroeck construit la réputation d’une femme puissante grâce aux liaisons qu’elle établit entre New York et l’Europe. Quel était son degré d’autonomie ?
Margaret Hardenbroeck est, en son temps, l’un des individus les plus puissants de New York. En effet, elle est issue d’une famille qui a prospéré dans le négoce transatlantique dès le début du XVII e siècle et construit elle-même son propre empire marchand entre l’Amérique, l’Afrique et les Provinces-Unies. Elle arme plusieurs navires de traite – y compris de traite des esclaves, elle est aussi documentée comme subrécargue des navires qu’elle ou son mari arment. La construction de cette carrière est évidemment remarquable, mais aussi explicable : déjà, elle a bénéficié d’un droit favorable au développement des affaires marchandes, y compris pour les femmes, une des caractéristiques du droit hollandais, qui prévalait aux débuts de la colonisation de New York ; mais elle a surtout bénéficié d’une éducation marchande et du fait que, dans le monde atlantique de l’époque moderne, la tenue efficace d’un commerce reposait sur des réseaux de confiance et d’interconnaissance. Dans cette configuration, les femmes étaient loin d’être exclues du monde des affaires : les sociétés portuaires européennes et américaines reposaient sur des aménagements qui permettaient aux femmes, mariées ou non, de mener des affaires, que ce soit les leurs en propres, ou que ce soit celles d’un époux absent pour plusieurs mois. Cela va à l’encontre d’une idée reçue qui voudrait que les femmes n’aient été qu’anecdotiques dans le succès économique des colonies d’Amérique du Nord – notamment dans le négoce transatlantique.
Plusieurs portraits sont l’occasion de réfléchir à l’esclavage et à la place des dominées, à l’instar de Phillis Wheatley à la fin du XVIII e siècle et Harriet Tubman au milieu du XIX e siècle. Que nous apprennent ces deux parcours sur la situation des femmes esclavisées ?
Les parcours de Phillis Wheatley et d’Harriet Tubman recouvrent chacun une part d’exceptionnalité et de tragique ordinaire (pour l’époque). Phillis Wheatley a été capturée à 7 ans en Sénégambie, et a été esclavisée dans la maison d’un tailleur de Boston ; mais les circonstances de son asservissement sont celles d’une fillette qui a reçu une éducation ; dès l’adolescence, elle compose des poèmes et elle gagne une renommée transatlantique lorsque son recueil de poèmes est publié en 1773. Elle est affranchie l’année suivante. Son parcours peut nous inviter à penser la violence de la capture et de la traversée de l’Atlantique pour celle qui n’était qu’une fillette. On serait tenté de trouver son expérience de la servitude comme relativement protégée, ce que l’on peut attribuer à la conscience religieuse de ses maîtres, en plein réveil religieux à la fin du XVIII e siècle ; cela n’a pas empêché la privation de liberté et, une fois affranchie, un dénuement certain. Elle meurt vers l’âge de 30 ans dans la pauvreté.
Harriet Tubman, quant à elle, est née en servitude dans le Maryland, dans les années 1820, où elle connaît une première existence faite de châtiments brutaux (dont un l’a laissée handicapée). En 1849, elle s’enfuit vers le nord grâce au « chemin de fer clandestin » et s’auto-émancipe. Par la suite, elle devient elle-même une des conductrices emblématiques de ce même chemin de fer clandestin et contribue à la libération de centaines de personnes avant et pendant la guerre de Sécession.
Toutes deux sont devenues, à leur manière, des visages et des symboles de la servitude et l’émancipation. Leur expérience de l’esclavage est très différente. Mais elle a cela de commun qu’elle permet d’incarner une réalité de cette institution, de l’aliénation qu’elle construit, et d’interroger la capacité d’action de celles qui la vivaient.
Avec la biographie de Beyoncé, vous analysez la place des femmes dans la culture populaire et de masse, puis l’affirmation d’une conscience politique et féministe. L’engagement politique et l’influence de Beyoncé ou encore de Taylor Swift n’ont-ils pas été surévalués lors de la dernière élection présidentielle ?
Beyoncé et Taylor Swift ont toutes deux des carrières longues, elles ont en partie grandi sous nos yeux ; depuis quelques années, elles sont devenues des porte-étendards d’un féminisme « pop » assumé et mis en scène. Elles ont utilisé leur popularité pour faire passer un engagement de plus en plus revendiqué – Beyoncé a chanté lors de l’investiture de Barack Obama en 2012, Taylor Swift a affiché son soutien à Kamala Harris en 2024. La sincérité de leur engagement a été questionnée – et continuera probablement de l’être – mais de fait, à une époque pas si lointaine, ce type d’engagement de la part d’une popstar était vu comme risquant de lui aliéner une partie de son audience – ce fut le cas lors que les Chicks (anciennement « Dixie Chicks »), un groupe féminin de country music, avaient affiché leur opposition à la politique de George W. Bush en Irak. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, le féminisme peut être vu, tout cynisme mis à part, comme vendeur, en quelque sorte. Quant à son influence réelle sur les élections, elle a en effet beaucoup fait couler d’encre dans la presse, il y a même un article Wikipedia spécialement dédié à l’influence politique de Taylor Swift, d’autant plus que sa fanbase est notoirement bipartisane, ce qui a interrogé sur les effets de ce soutien à Harris. La réalité est que Donald Trump a été élu, et que Taylor Swift a continué de remplir des salles de concert pour la dernière partie de son Eras Tour , conclu en décembre 2024. On peut en déduire que l’électorat ne vote pas en fonction de ses stars favorites, mais que lesdites stars ont de moins en moins de mal à afficher leurs convictions.
Vous refermez votre ouvrage avec Kamala Harris et expliquez que la campagne présidentielle a été marquée par une « misogynie décomplexée ». Kamala Harris a toutefois davantage axé sa campagne sur la stabilité en opposition aux excès de Donald Trump, et non sur la question féministe. Dans quelle mesure, sa défaite et la victoire de Trump révèlent-elles un plafond de verre encore bien présent pour les femmes aux États-Unis ?
Kamala Harris a en effet cherché à faire une campagne rassurante, dans le sillage du retrait de Joe Biden, en juillet 2024. En 2016, Hilary Clinton avait bâti une partie de son discours de campagne sur le fait d’être femme, jouant de certains codes hérités du suffragisme, et l’idée que cette identité féministe ait joué dans sa défaite a conduit Harris à s’en détacher – même si une partie de son discours restait ancré dans des thèmes comme la question de l’IVG après la révocation de Roe v. Wade. On pourrait voir dans son choix la conscience de ce que la mise en scène de sa féminité ou de son féminisme peut nourrir des attaques contre elle (ce qui a d’ailleurs été le cas).
De plus, il est difficile d’ignorer certains thèmes portés par le camp Trump dans le cadre de cette campagne, l’idée d’un homme fort face à des « femmes idiotes » (sic.) ; le jour de l’élection, Elon Musk a joué d’une rhétorique masculiniste, parlant du vote masculin comme d’une « cavalerie » en route pour faire barrage à Harris. La défaite de Harris est évidemment attribuable à la conjonction de divers facteurs – une campagne tardive, contrainte plutôt que choisie lors d’une primaire, certains sujets de politique intérieure et étrangère (comme le conflit israélo-palestinien). Il serait simpliste d’y voir le seul effet d’un plafond de verre symptomatique d’une misogynie (voire « misogynoir », dans le cas de K. Harris) encore présente dans les institutions du pays ; un sondage récent a même montré que le genre de la personne élue à la présidence importe peu pour une majorité d’électeurs et électrices. Pourtant, il serait également illusoire d’évacuer totalement ce sujet, quand il a fait partie de la campagne, côté Harris autant que côté Trump, et que le gender gap continue de faire partie des questions centrales lors des sondages de sorties des urnes. S’il n'est pas toujours central au moment du passage de chaque électeur ou électrice au bureau de vote, il reste un paramètre dans la construction de l’image publique d’une candidature féminine.
Emmanuel Renault rappelait dans un livre récent ( Abolir l'exploitation , La Découverte, 2023) l'importance du concept d'exploitation dans la critique du capitalisme. Le philosophe et économiste Ulysse Lojkine y revient à son tour dans Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l'exploitation (La Découverte, 2025) en cherchant, cette fois, à en détailler les mécanismes. L'exploitation, selon lui, prend sa source dans les dispositifs de coordination des activités. Les tentatives d'en limiter l'ampleur devraient donc prendre en compte ces dispositifs.
Nonfiction : Votre ouvrage peut se lire comme une tentative de renforcer la théorie de l’exploitation de Marx en lui apportant un certain nombre d’aménagements. Pourriez-vous expliciter ce point ?
Ulysse Lojkine : La définition de l’exploitation que je déploie au fil du livre — appropriation du travail d’autrui couplée à un rapport de pouvoir — ne figure pas littéralement chez Marx, mais elle en est très directement inspirée. L’affirmation selon laquelle le système capitaliste implique nécessairement l’exploitation en vient encore plus directement.
L’inflexion que j’esquisse par rapport à Marx porte sur la place du salariat et, de manière liée, de ce qu’il appelle la « sphère de la production ». Dans le Capital , l’exploitation a un vecteur privilégié, premier, à savoir le rapport salarial, qui est le rapport de production capitaliste. D’autres rapports capitalistes, de commerce ou de rente par exemple, qui relèvent pour Marx de la circulation et non de la production, peuvent donner lieu à de l’exploitation, mais celle-ci serait secondaire, dérivée par rapport à l’exploitation salariale dans la production. Au contraire, j’essaye de démontrer que le rapport de crédit, de rente, de commerce asymétrique, constituent des formes d’exploitation à part entière qui n’ont pas besoin du salariat pour exister, même si en pratique elles s’articulent et interagissent ; l’exploitation devient alors fondamentalement transversale entre production et circulation.
Cette inflexion est particulièrement importante aujourd’hui, car les cas sont nombreux où l’exploiteur et l’exploité ne sont plus dans un rapport salarial direct à l’ère des chaînes de valeur internationales — les grandes marques comme Nike ou Apple n’emploient pas d’ouvriers, mais font produire par des sous-traitants dans les pays du Sud global — mais aussi intranationales — je pense à la sous-traitance du nettoyage ou de la sécurité, au modèle de la franchise, aux petits agriculteurs dominés par les groupes de la grande distribution ou de l’agro-alimentaire.
Comment appréhender le travail que d’autres que le travailleur peuvent ainsi s'approprier ? Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par « comptabilité en travail » et ce que l’on peut en attendre s'agissant du repérage ou de la mesure de l’exploitation ?
Les flux de travail ne s’observent pas directement, contrairement à la circulation de l’argent d’une part, et des marchandises produites de l’autre. Pour mesurer qui travaille pour qui, il convient donc d’établir une comptabilité qui remonte de ces flux apparents vers le flux invisible du travail incorporé dans les produits et donc ensuite vers le travail acheté par une somme d’argent.
Là où l’économie contemporaine des inégalités s’applique à dépasser l’écran des montages juridiques pour repérer comment le revenu national ou mondial se répartit entre les individus, une telle comptabilité en travail dépasserait à son tour l’écran des quantités monétaires pour les exprimer en quantités de travail fournies et appropriées par chacun. Il est possible de procéder à un tel exercice, mais comme souvent, tout l’enjeu se déplace alors vers les conventions comptables qui sont faites, et en particulier, en l’occurrence, la comparaison entre des heures de travail de nature différente : faut-il compter le travail fourni en une heure par un cadre dirigeant d’une grande entreprise autant que celui d’une caissière dans le même pays ? Et autant que celui fourni par une ouvrière au Maroc ou au Bangladesh ?
Selon la règle retenue pour comparer ces travaux, c’est un paysage de l’exploitation différent qui est dessiné : à l’échelle nationale, les cadres seront exploiteurs ou exploités ; à l’échelle mondiale, c’est même une bonne partie des classes populaires des pays du Nord qui sera considérée comme exploiteuse si on considère qu’elle s’approprie plus de travail du Sud qu’elle ne lui en cède.
Comment définir le pouvoir qui permet cette appropriation ? À quoi celui-ci tient-il ?
Il existe diverses conceptions du pouvoir économique. Les marxistes s’intéressent à la dépendance du prolétaire envers la classe qui pourra lui fournir ses moyens de subsistance et de travail. Pour sa part, le paradigme néoclassique, dominant aujourd’hui en économie, tend à réduire le pouvoir économique au pouvoir de monopole, avec l’idée suivante : si le travailleur peut faire jouer la concurrence entre de nombreux employeurs équivalents, alors aucun d’entre eux n’a de véritable prise sur lui.
C’est à cette objection néoclassique à l’encontre de la conception marxiste que je m’efforce de répondre, en montrant qu’il existe bien un pouvoir fondé sur la propriété, qui perdurerait même dans un monde de concurrence parfaite — dont nous sommes d’ailleurs bien loin ! En situation de concurrence intense, le prix du marché s’impose à tous et n’est individuellement imposé par personne ; mais il résulte de l’offre et de la demande de chacun, en attribuant un poids plus important à ceux qui ont la propriété la plus importante.
Quelle serait alors la place du rapport salarial dans une théorie de l’exploitation compatible avec une société marchande complexe ?
Une place très importante ! Le salariat occupe une place unique dans le paysage de l’exploitation capitaliste, pour deux raisons : d’une part, il combine l’appropriation de valeur avec un contrôle direct, explicite, de l’appropriateur sur le travailleur et sur les moyens de production ; d’autre part, du fait d’évolutions techniques, sociales et juridiques, le salariat a acquis une extension immense, qui concerne une grande majorité de travailleurs. Aujourd’hui, le recul des contre-pouvoirs syndicaux et du droit du travail dans de nombreux pays, associé à de nouvelles formes de contrôle informatique ou algorithmique, accentue la verticalité et l’emprise de ce contrôle salarial. Le salariat reste ainsi un site d’exploitation, et donc de lutte contre l’exploitation, de première importance.
Pour autant, et c’est le point sur lequel j’insiste dans le livre, il ne faut pas négliger les autres formes d’exploitation capitaliste comme le crédit, la rente ou le commerce. Elles représentent des formes d’exploitation autonomes, qui interagissent avec le salariat mais n’en sont pas dérivées. On peut les considérer comme des formes d'exploitation, en tant que modes d’appropriation, bien sûr, mais aussi en tant que formes de pouvoir et de contrainte, plus indirectes et souvent plus discrètes que le salariat, mais tout aussi réelles. Ainsi, la menace en suspens de l’huissier ne gouverne pas moins nos comportements que les ordres reçus du contremaître.
Encore une fois, cet aménagement de la théorie marxiste de l’exploitation me paraît particulièrement important aujourd’hui, pour penser le poids crucial d’une part de la dette dans la vie des entreprises et des ménages — emprunt immobilier, mais aussi, en France et plus encore dans d’autres pays, étudiante —, et d’autre part de l’exploitation locative sur le marché immobilier, en particulier dans et autour des grandes métropoles où l’intensité rentière atteint ces dernières années des niveaux inouïs.
Dans le capitalisme, l’exploitation et la coordination des activités sont complètement imbriquées, montrez-vous, prenant appui sur les mêmes institutions (la propriété privée, en premier lieu). Pourriez-vous en dire un mot ?
Sans propriété privée, pas d’exploitation capitaliste. C’est parce que le capitaliste détient une entreprise (les machines, les locaux, la marque) qu’il peut exiger une partie du fruit du travail de ses salariés en échange de l’accès à ces moyens de production qu’il leur concède. C’est parce que le propriétaire immobilier possède des logements qu’il obtient un loyer, donc là aussi une part du fruit du travail de ses locataires.
Mais cette même institution, la propriété privée, est une formidable institution de coordination. Elle prévient le chaos et les conflits, en définissant d’une manière certes relativement arbitraire, mais bien définie, qui a le droit de faire quoi avec quoi. Combinée à la monnaie et à l’échange marchand, elle permet même la réallocation flexible de ces actifs entre les personnes — à proportion de leur richesse initiale, bien sûr. Ce sont précisément les mêmes institutions fondamentales — la hiérarchie autoritaire dans l’entreprise, la propriété privée et les marchés, en particulier le marché des capitaux et celui de l’emploi — qui font du capitalisme un système de coordination historiquement inouï, et un système d’exploitation massive.
En même temps, ces mécanismes de coordination connaissent des crises récurrentes, dont on a de multiples exemples. Quel lien faites-vous dans ce cas entre ces crises et l’exploitation que vous décrivez ?
J’insiste dans le livre sur ce qui représente à mes yeux le plus grand défi pour ceux qui aspirent à un dépassement du capitalisme : l’ancrage de l’exploitation dans des institutions de coordination capitaliste qui, de certains points de vue et à certaines périodes, fonctionnent bien, au sens où elles permettent de gérer l’interdépendance des travailleurs à une échelle inouïe dans l’histoire.
S’il est important de garder en tête cette relative performance coordinatrice des institutions capitalistes, qui constitue un étalon à dépasser pour des institutions socialistes alternatives, il ne faudrait pas pour autant l’exagérer et vous avez raison d’évoquer les échecs de coordination, et en particulier les moments où ils se cristallisent, les crises. Ce sont des moments où la monnaie et le marché, au lieu de faciliter les échanges, les empêchent, empêchent aux uns de travailler ou de mobiliser leurs ressources pour les autres, ce qui est l’essence d’un échec de coordination.
Ces crises n’affectent pas la structure même de l’exploitation capitaliste, qui existe même dans les périodes de bon fonctionnement, mais elles peuvent l’aggraver, en particulier par le chômage qui exerce une forte pression sur les travailleurs comme l’ont vu Marx et Kalecki et rend les salariés en emploi dépendants de leur patron.
La conclusion que vous en tirez est que limiter l’exploitation passe nécessairement par une évolution de ces dispositifs de coordination. Pourriez-vous expliciter quelque peu ces points ?
Si le capitalisme est bien, indissociablement, un système de coordination et d’exploitation, et si on considère qu’il n’est ni possible ni souhaitable de renoncer à la coordination à grande échelle propre à notre modernité, alors pour défaire l’exploitation il faut en même temps construire d’autres institutions de coordination — des modalités de synchronisation pour que chacun puisse travailler avec d’autres et pour d’autres, même sans les connaître. Or l’histoire nous montre justement le développement, sous l’effet en particulier de rivalités géopolitiques et de luttes sociales, d’institutions nouvelles qui viennent disputer au marché et à l’entreprise autoritaire le monopole de la coordination sociale à grande échelle. J’en cite trois en particulier : le plan étatique, l’État social (Sécurité sociale et services publics) et les algorithmes d’appariement non marchands.
Cela ne suffit pas encore à définir l’architecture d’un monde débarrassé de toute exploitation, mais cela en ouvre la perspective, contre la vision historiquement fausse d’une progression univoque du marché, de la propriété privée et de la hiérarchie capitaliste comme seules modalités modernes de prévention du chaos et du conflit.
Hélène Hoppenot a tenu son journal pendant cinquante ans sans que personne n’en ait lu une seule ligne. Il est donc bien personnel et secret, mais modérément intime : plutôt que ses états d’âme, elle est beaucoup plus encline à noter ses réactions à ce qu’elle voit autour d’elle, à ce qui la frappe, l’amuse ou l’indigne, à ces événements qui font l’histoire (la grande ou la petite), auxquels il lui arrive de participer et dont elle est, en tout cas, un témoin privilégié. Épouse d’Henri Hoppenot, diplomate, elle vit au rythme des soubresauts politiques des pays où son mari est en poste, avec en toile de fond les décisions plus ou moins pertinentes, à ses yeux, du Quai d’Orsay.
Tous les chemins mènent à Berne
Au début de ce quatrième volume, le 1 er janvier 1945, Henri Hoppenot est sur le point de quitter Washington, où il est délégué du gouvernement provisoire de la République française. Satisfait d’avoir œuvré efficacement à la reconnaissance du gouvernement de Charles de Gaulle par un Roosevelt très réticent, il peut se tourner vers l’avenir : sa prochaine destination est la Suisse.
Un pays qu’il connaît bien : ce fut son premier poste à l’étranger, en 1917. Nommé au bureau de la presse de l’ambassade, il y dépouillait et analysait les journaux germanophones (suisses, allemands et autrichiens). Arrivé dans la capitale fédérale en janvier, il en était reparti six semaines plus tard pour Clermont-Ferrand, afin d’épouser Hélène Delacour. Le jeune couple était rentré à Berne en s’attardant un peu sur les bords du Léman, un modeste voyage de noces. Un an plus tard, il s’embarquait pour le Brésil, malgré les sous-marins allemands. À Rio, Hélène commence à écrire et Henri retrouve deux personnalités qu’il a croisées dans les salons littéraires parisiens : le ministre-poète Paul Claudel et son secrétaire-musicien Darius Milhaud. Les dix mois qu’ils passeront ensemble, entre diplomatie, poésie, musique, photographie et créativité débridée de Claudel, créeront des liens étroits entre eux, notamment avec Darius, qui restera l’ami le plus cher d’Henri et Hélène jusqu’à sa mort, 56 ans plus tard.
Les Hoppenot connaîtront ensuite une dizaine de résidences, dont un deuxième passage à Berne, de juillet 1931 à septembre 1933. Cette fois, Henri est conseiller d’ambassade et Hélène tient son journal, dans lequel elle déploie son art de la caricature aux dépens des diplomates, de leurs épouses et du petit monde qui gravite autour des légations. En temps de paix, la Suisse est un pays sans histoires. Henri s’y ennuie assez vite, même s’il y a un peu d’animation à Genève avec la Société des Nations. Hélène, fille de capitaine d’artillerie et profondément patriote, avoue pour sa part « n’éprouver que peu de respect pour cette docte assemblée où les mots sonores tiennent la place des idées ».
Ce relatif désœuvrement ne durera pas : en septembre 1933, le secrétaire général – Alexis Léger, Saint-John Perse en poésie – les envoie au paradis des diplomates, la Chine.
Ils reviennent à Paris en août 1937. Henri prend des responsabilités au Quai d’Orsay, et, quand la guerre se déclare, il tient le poste important de sous-directeur d’Europe.
Catalogué de gauche et par ailleurs très proche de Léger, bête noire des maréchalistes, des collaborationnistes et des vichystes, il est démis de ses fonctions en juin 1940 et expédié à Montevideo, le Limoges des diplomates. Il n’a guère d’estime pour le Maréchal, mais, fonctionnaire dévoué à la République, il sert le pays et en respecte les institutions jusqu’à ce que Vichy prenne des décisions éthiquement insoutenables. Il passera donc plus de deux ans en Uruguay, hésitant, tiraillé, torturé. Deux années de dilemmes.
Hélène, moins disciplinée, éprouve d’abord de la pitié pour le Maréchal, en qui elle voit un vieillard vulnérable, un « pauvre vieux velléitaire », mais très vite il lui fait horreur par les décisions abjectes qu’il prend ou laisse prendre. Elle piaffe d’impatience, désapprouvant mais respectant la fidélité paralysante d’Henri envers son pays. D'abord fidèle à la République, il finit par démissionner le 25 octobre 1942 et se met au service de la France libre, à New York. D’abord chef des services civils de la mission militaire, il sera nommé délégué du gouvernement provisoire de la République française – les Américains refusant que de Gaulle soit représenté par un ambassadeur en titre.
Longtemps partisan du général Giraud, Henri a gagné l’estime du général de Gaulle, qui le nomme à Berne, avec cette fois le titre (rare à l’époque) d’ambassadeur de France.
Ce qu’il faut de politique, et beaucoup de culture
Il arrive dans une capitale fédérale qui est l’épicentre de relations internationales complexes, où se règlent les comptes géopolitiques, économiques et financiers entre un pays neutre très soucieux de se faire respecter, qui ne cède jamais sur ses principes et négocie jusqu’au dernier dollar, et des Alliés dont les troupes se battent encore contre les quelques divisions restantes de l’armée allemande. Entre la prise de contact avec les autorités suisses et l’accueil terriblement émouvant des rescapées des camps nazis, dont beaucoup transitent par la Suisse, Henri Hoppenot va s’efforcer de revitaliser les relations franco-helvétiques dans tous les domaines, en commençant par régler les problèmes liés à la réparation des dommages subis par des Suisses en France et au blocage de fonds français en Suisse. Il lui faut aussi composer avec les vichystes, pétainistes, lavalistes et collaborationnistes de tout poil. Vis-à-vis de ceux que l’on nomme « les exilés du Léman », la France, où les blessures sont encore béantes, est divisée entre partisans d’une épuration radicale et réalistes souhaitant une réconciliation nationale. Sur le terrain, il n'est pas toujours facile pour Henri de trouver la bonne attitude ; d’autant que, parmi les réfugiés politiques, il y a d’anciens collègues, comme Jean Jardin ou Paul Morand.
Fort heureusement, les Suisses sont pragmatiques et dotés d’un remarquable bon sens. En dix-huit mois, les dossiers les plus sensibles ont été réglés, et la Confédération est revenue à sa dimension politique d’avant-guerre. Henri commence à s’ennuyer, malgré la présence à ses côtés de personnages hauts en couleur : Henri Guillemin, écrivain brillant et prolifique, critique remarquable toujours prêt à polémiquer, et le talentueux et fantasque Romain Gary. Le général de Gaulle avait promis à Henri Hoppenot une suite de carrière rapide dans un poste de haute responsabilité, mais il n’est plus aux affaires, et les politiciens qui tiennent le ministère des Affaires étrangères et la présidence du Conseil sont pour certains (au premier rang desquels l’incontournable Georges Bidault) farouchement antigaullistes.
Fidèle au général, Henri va donc prendre son mal en patience, et mettre son goût pour la littérature et les arts au service de la diplomatie culturelle, dans laquelle Hélène déploie tous ses talents. La plupart des grands écrivains et artistes français – ou travaillant en France – viennent parler, exposer, débattre en Suisse, et sont reçus à l’ambassade, où ils côtoient les intellectuels, artistes et dirigeants helvètes. Hélène est connue pour la qualité de ses réceptions et son habileté à composer des tables où l’on ne s’ennuie pas… Ces nombreuses visites lui donnent l’occasion de dizaines de portraits savoureux : « André Malraux, maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent cérébral. Les mots, les phrases se bousculent dans sa bouche, ses gestes saccadés se transforment en un feu d’artifice de tics, et la gymnastique mentale qu’il vous oblige à faire à sa suite vous laisse aussi courbatu qu’après une forte grippe. »
Hélène Hoppenot devient une professionnelle du Rolleiflex
Lors d’un déjeuner, Albert Skira, éditeur de livres d’art, s’enthousiasme pour des photos de Chine sur les murs de l’ambassade. Il est surpris de découvrir que l’auteur est la maîtresse de maison. C’est le début d’une véritable carrière de photographe pour Hélène, avec un chef-d’œuvre, Chine , préfacé par Paul Claudel. On suit dans son journal ses démêlés avec Skira, puis ceux, moins pittoresques, avec les deux autres éditeurs chez qui elle publiera, Ides et Calendes et La Guilde du livre. Puisant pour ses deux premiers livres dans les milliers de clichés qu’elle a rapportés d’Asie, Hélène devra par la suite faire quelques « expéditions photos », à Rome et en Tunisie, pour alimenter les albums suivants. Des voyages un peu particuliers : quand madame l’ambassadrice arrive dans un pays, ses amis diplomates et tous les collègues de son mari la reçoivent et ont à cœur de lui faciliter le travail. Un déploiement de bonne volonté qu’elle raconte avec son talent habituel… et ce qu’il faut d’autodérision.
Les Hoppenot collectionneurs d’art moderne
Quand elle ne reçoit pas la fine fleur des intellectuels français et ne voyage pas Rolleiflex au cou, Hélène se livre à une autre passion des Hoppenot : l’art. Acheteurs avisés, aux moyens limités mais au goût très sûr, ils ont rapporté de Perse et de Chine antiquités et tapis. À New York et en Suisse, ils constituent une belle collection d’art moderne dont la vente, après leur mort, sera un événement débordant le petit monde des marchands d’art et des ventes publiques : les médias généralistes comme Le Figaro ou Le Monde lui consacreront plusieurs articles. En Suisse, Hélène a vite fait la connaissance des principaux galeristes : Moos à Genève, Rosengart à Lucerne, et d’autres plus modestes à Zurich et à Berne, sans délaisser pour autant son amie Jeanne Bucher, à Paris.
Sept années de journal exceptionnellement riches et variées
Ce journal, qu’Hélène écrivait pour elle seule, et dont elle a fini par admettre, grâce à l’insistance d’Henri, qu’il pourrait peut-être, des décennies après sa mort, intéresser quelques historiens, se lit en fait fort bien. Le seul obstacle, pour le lecteur peu porté sur l’histoire, est qu’il contient des centaines de noms. Beaucoup sont connus, et pour les autres, des notes de bas de page et un index très complet permettent de s’y retrouver.
Hélène Hoppenot a deux atouts qui séduisent ses lecteurs : son regard auquel rien n’échappe, et surtout pas les aspects curieux, cocasses, ridicules ou émouvants des événements auxquels elle est mêlée, et son style à la fois direct, d’une belle tenue et servi par une langue riche et souple ne s’interdisant pas raccourcis et néologismes.
Ces qualités expliquent que le quatrième et dernier volume de son Journal (1945-1951) ait reçu le prix Clarens du journal intime, qui a été remis en mars 2025 à Claire Paulhan, son éditrice, à l’ambassade de Suisse à Paris.
Quatre mains, mais une seule langue, captivante par sa sensibilité, généreuse par sa clarté. Des dialogues fluides et une construction romanesque subtile. Dans Les femmes de nos vies , Michel Canesi et Jamil Rahmani dessinent une passionnante quête d’amour au cœur du creuset humain unissant la France et l’Algérie. A travers le destin algérien et français de Mourad, c’est tant la complexité que la beauté d’un contact deux fois séculaires entre les deux rives de la Méditerranée qui se révèlent au lecteur. Certes, des moments de tension et de conflit traversent le roman, mais c’est surtout la joie de la rencontre qui l’emporte sur les passions tristes.
Homme en détresse, abîmé par une mélancolie profonde, les murs du réel s’effondrent sur l’anesthésiste algérois après le suicide de Nicolas, son compagnon. Se jugeant coupable, le goût de la vie déserte son horizon, il pense au suicide, mais un accident l’en empêche. Il frôle la mort. Et c’est au chevet de son lit d’hôpital que trois femmes se réunissent pour le sauver et lui réapprendre l’art de célébrer la vie. Une aventure romanesque tumultueuse, mais surtout une leçon de sororité et d’humanité qui défait les plus tenaces des préjugés et corrige l’indifférence du monde. Entretien avec Jamil Rahmani.
Nonfiction.fr : Vous publiez avec Michel Canesi Les femmes de nos vies , votre septième roman. Pour commencer, pouvez-vous nous exposer votre vision de l’écriture romanesque à quatre mains ?
Jamil Rahmani : Lorsque deux plumes s’unissent, elles conjuguent deux personnalités, deux passés, deux expériences et, si ceux qui les tiennent viennent des deux bords de la Méditerranée, cela donne une écriture hybride teintée d’Orient et d’Occident avec près d’un siècle et demi de souvenirs. On nous questionne souvent sur l’écriture à deux, sur notre façon de procéder. C’est assez simple : nous choisissons un thème, des personnages, un scenario et l’écriture démarre. J’écris quelques pages, les soumets à Michel qui les amende, les enrichit, de nouvelles idées surgissent et je réécris le texte. Nous progressons ainsi jusqu’à l’épilogue. Pour l’unité stylistique, j’écris mais le rendu est du Canesi & Rahmani, non du Rahmani. Nos thèmes favoris sont la tolérance, la diversité heureuse, le Nord et le Sud qui s’entremêlent, l’importance de la culture dans nos vies, la confusion des sentiments.
Votre roman est situé dans les années sida. Qu’est-ce qui a motivé le choix de cette temporalité romanesque ?
Notre premier roman Le Syndrome de Lazare , adapté au cinéma par André Téchiné ( Les Témoins ), traitait de l’émergence du sida à Paris dans les années 1980. Pour les jeunes médecins que nous étions, cette période a été très éprouvante. Michel était dermatologue, il voyait les patients atteints au tout début de leur maladie ; moi, en phase terminale, car j’étais réanimateur. Dans nos deux romans, nous avons voulu témoigner sur cette époque tragique qui a changé la société, on a tendance à l’oublier.
Dans l’espace occidental, l’amour entre deux personnes de même sexe a été perçu différemment à cause de cette pandémie. Des avancées considérables ont alors été possibles en termes de droit, d’insertion des minorités sexuelles. Avancées remises en question aujourd’hui ou tournées en dérision par des gouvernements rétrogrades et/ou fascisants partout dans le monde. Nous avons voulu rappeler dans Les femmes de nos vies à quel point la stigmatisation est affreuse, si affreuse qu’elle peut tuer.
Une culpabilité ravageuse habite Mourad, le personnage principal du roman, depuis sa jeunesse algéroise. Est-ce en raison du déni de son homosexualité ?
Oui bien sûr. Avoir une sexualité hors norme en terre d’islam est très dur à vivre. Toute sa jeunesse, Mourad a lutté contre. Il fallait qu’il soit en adéquation avec les valeurs religieuses, familiales et sociétales. On peut dire qu’il a passé la première partie de sa vie à mentir pour s’intégrer, à lui et aux autres. La culpabilité vient de ces mensonges, de ces faux-semblants. Mourad la ressent dès l’enfance, elle est son chien noir. Il lui doit sa mélancolie, sa déprime. À chaque drame, elle surgit et le fait trébucher.
Apprenant sa contamination par le sida, Nicolas, le compagnon de Mourad, mettra fin à ses jours. En quoi se suicide va-t-il chambouler la vie de ce dernier ?
C’est Nicolas qui a permis à Mourad de s’accepter tel qu’il est, qui a mis fin à la culpabilité ravageuse qui le rongeait. En le perdant, il perd un pilier essentiel. La découverte d’une ébauche de roman rédigé par Nicolas lui fait comprendre que son ami n’est pas mort accidentellement mais qu’il s’est suicidé se sachant atteint du sida. Il estime alors à tort ou à raison être responsable de son décès. Il culpabilise de n’avoir pas vu la détresse de son ami, de n’avoir pas su l’interroger, le réconforter et l’aider. D’être « L’ami qui ne lui a pas sauvé la vie » . Et le prix de ce qu’il considère être une trahison ne peut-être que la mort.
Habité par des pulsions suicidaires, un accident de moto empêchera Mourad de mener à terme le suicide qu’il préparait à domicile. Après l’accident, trois femmes aux parcours radicalement différents vont s’allier pour sauver Mourad de ses pulsions suicidaires, lui redonner le goût à la vie. Qui sont-elles ? Pourquoi ont-elles choisi de mener ce combat dans la maison chère à l’enfance de Mourad dans le Cantal ?
Malika est la mère de Mourad, algérienne d’Alger ; elle est profondément religieuse. Elena est son ancienne compagne. Suzanne est la mère de Nicolas ; originaire du Jura, elle est très attachée à sa foi catholique. Quand Mourad sort de l’hôpital, il est toujours dépressif. Le psychiatre qui le suit propose deux solutions, le placement en institution psychiatrique ou la prise en charge par le milieu familial. Après avoir longuement débattu, les trois femmes excluent l’hospitalisation en psychiatrie ou le retour en Algérie. Elles optent pour un séjour dans une maison du Cantal où Mourad a passé le plus bel été de son enfance, espérant que les souvenirs heureux le sortiront de sa déprime. Elles conjuguent leurs efforts et parviennent à le sauver. Ces trois femmes puissantes se lient d’amitié alors que tout les éloigne, la culture, l’âge, la religion, elles sont une ode à la tolérance, au dialogue.
Les dialogues sont construits avec finesse et restituent excellemment la sensibilité, la sincérité des échanges. Pouvez-vous nous expliquer ce qui différencie l’acceptation de l’homosexualité de Mourad et de Nicolas par Malika et Suzanne ?
La société maghrébine est la société des non-dits. Certains sujets sont tabous, on n’en parle jamais sauf sur le mode de la dérision. Malika comprend les penchants de Mourad, mais il lui est impossible de les verbaliser. Quand Elena demande au psychiatre de taire à Malika les orientations sexuelles de son fils, il a cette répartie très lucide : « Les mères quand elles aiment sont capable d’entendre l’inaudible. » Malika, par amour maternel, transcende les interdits de sa société et s’abstient de juger son fils. La société occidentale a beaucoup évolué au XX e siècle, surtout avec les années sida. Suzanne n’a pas la pudeur de Malika car les orientations sexuelles ont été dépénalisées dans les têtes et dans la loi. À l’instar de Malika, l’amour qu’elle voue à son fils abat toutes les barrières. À l’inverse de son amie algérienne, elle peut en parler librement car la société dans laquelle elle vit s’est humanisée.
Pouvez-vous nous dire ce que représente Elena pour Mourad et Nicolas ?
Elena est comme une sœur pour Nicolas et réciproquement. Mourad retrouve en Elena la sœur disparue (Inès) qu’il vénérait car elle l’avait compris. Elle a sa force, son élégance, et il espère qu’en vivant avec elle l’amour viendra. Quand Elena lui présente Nicolas, son meilleur ami, tout s’effondre et, meurtrie, victime d’une double peine, elle s’exile en province pour laisser le champ libre aux deux êtres les plus importants de sa vie. Elle retrouvera Mourad pour le sauver et s’affranchir d’un amour qui ne veut pas mourir. Comme l’héroïne de La Douleur de Marguerite Duras, elle y parviendra mais au prix d’un nouvel exil au Canada. « Je pars , lui écrit-elle de l’aérogare, et j’emmène une part de toi avec moi… »
Les scènes du roman se déroulent dans un va-et-vient aussi bien symbolique que matériel entre la France et l’Algérie. Quel sens accordez-vous à cette géographie littéraire ?
Michel et moi tentons depuis notre premier roman sur l’Algérie, Alger Sans Mozart , de rapprocher les deux berges de la Méditerranée. Malheureusement, malgré nos modestes efforts, elles s’éloignent d’année en année. La France et l’Algérie sont indéfectiblement liées par l’histoire, la géographie, le sang, les hommes, la langue. Il faut enjamber ce qui nous sépare pour tenter de retrouver de la sérénité dans nos rapports. Cela ne se fera pas sans la reconnaissance de la souffrance des uns et des autres. De nombreuses voix en France, jusqu’à tout récemment, louent les bienfaits de la colonisation. Qui oserait vanter les bienfaits de l’occupation Allemande ? Il ne saurait y avoir deux poids et deux mesures et la douleur des uns ne peut en aucun cas être inférieure à celle des autres. Les Français doivent reconnaitre que cette période de nos histoires croisées est l'une des plus sombres de la leur. Les Algériens doivent reconnaitre le drame qu’ont vécu ceux qui, en 1962, ont quitté l’Algérie. Ce n’est qu’à ce prix que les relations s’apaiseront. Dans Les femmes de nos vies, au travers de deux femmes que tout semble séparer, nous essayons de montrer la voie de la réconciliation et de l’amitié.
Lorsqu’il apprend que sa sœur cadette est atteinte d’un cancer du sein, l’auteur n’hésite pas et la rejoint à Perpignan, où elle s’est installée avec sa compagne, après avoir mené à Versailles une carrière dans l’aide sociale. Il s’agit d’une sorte de retour aux sources, car Isabelle vit non loin de l’endroit où habitait leur mère. C’est à Perpignan en effet que cette famille posa ses valises en 1962, parmi ceux que l’on appelait les « rapatriés » d’Algérie, ce pays où Jean-Noël et Isabelle ont laissé une partie de leur enfance. « Comment Isabelle, ma petite sœur adorée, si vive, toujours prête à sortir, à vivre depuis le moment où je la voyais tourner à sept ans, toute bouclée, dans sa petite voiture rouge, en plein soleil, sur la terrasse du Stand, si saine et si loin de tous les excès toxiques, pouvait-elle aujourd’hui être atteinte par le cancer ? »
Les derniers survivants d’une famille
Le frère et la sœur sont les derniers en vie de cette famille, et doivent veiller l’un sur l’autre. Ils partagent bien des secrets depuis l’enfance, notamment leurs « amours particulières ». Tout l’art de l’écrivain est de convoquer ou d’invoquer les morts aimés pour leur faire dire les paroles consolantes et réparer le mal qu’ils ont pu faire sans le savoir :
« On revenait au Moulin-à-Vent, sans passer comme d’habitude par l’avenue de la Salanque, nos pas nous portaient inconsciemment vers le square Saint-Ferréol, on s’asseyait sur le seuil de l’immeuble où avait vécu maman – son appartement qu’on avait bradé, vendu très vite par peur en touchant chacun des objets qu’elle avait tant soignés et qu’on finirait par donner. J’aurais tant voulu qu’elle apparaisse, venant du collège Saint-Exupéry, derrière la colline, où elle travaillait à la fin, et dise à Isabelle en ajustant les plis de son turban rose qu’elle croyait en elle et qu’il y avait des chances que les résultats de cette année soient mirobolants . »
La fidélité à ceux que l’on aime
La plume de l’auteur est délicate et sensible pour évoquer ceux qu’il aime et qu’il aide à travers les années et les frontières, comme Driss, dont la maison, dans la médina de Marrakech, semble toujours sur le point de s’écrouler :
« Il y avait maintenant une liaison directe entre Perpignan et Marrakech. Dès qu’elle irait mieux, elle prendrait l’avion pour le Maroc, qu’elle avait envie de connaître. Elle rencontrerait Driss qui promettait d’être son guide là-bas. Il l’appelait “Mimisha”, sa petite geisha malade qui viendrait guérir dans le Sud ; il continuait à prier pour elle, même s’il ne la connaissait pas. Il comprenait que je reste auprès d’elle, mais, en même temps, il avait besoin de moi dans l’appartement du quartier de L’Hivernage où il se sentait protégé chaque fois que je venais. Tous les jours que je passais ici avec Isabelle, c’était autant de jours où il risquait de disparaître dans son vieux ryad de la médina qui menaçait de s’effondrer sur lui. »
Certaines pages sont très émouvantes, notamment celles qui décrivent les soins reçus à l'hôpital Cognacq-Jay par l’auteur, qui, lui-même atteint du SIDA (sans doute, car il ne nomme jamais son mal), évoque aussi bien « [s] a poignée d [‘hormones tyroïdiennes] T4 qui augment [ent] un tout petit peu comme des soldats perdus et isolés sous la neige » que les malades qui l’entourent et se montrent fraternels.
Le ton, en fin de compte, est toujours juste dans ce livre qui sait si bien parler de la lumière et de tout ce qui peut se partager, sans même les mots pour le dire, chez ces éternels « enfants du Stand ».
Paru aux éditions Corti en avril 2024, Le Feu extérieur est le troisième roman d’Adrien Lafille et son quatrième livre. Après Milieu (2021) et La Transparence (2022) aux éditions Vanloo, on compte aussi, à quatre mains avec Anaël Castelein, :Kappa: (Rrose, 2022), qui n’est ni un roman, ni un récit, mais une expérience littéraire en forme de chant guerrier placide à toutes les petites gloires de Twitch.
Voyage dans le multivers
Chacun de ces livres déploie un univers atemporel dont les lois ne varient qu’à peine de celles en vigueur dans le nôtre – assez cependant pour provoquer un trouble, qui tient à la fois de l’inquiétude et de la fascination, qui tient et tire l’attention vers des horizons inexplorés. Plus sombre, plus délibéré peut-être que les autres, Le Feu extérieur est un roman aux allures de quête vidéoludique dont l’objet serait volontairement flou. Presque une suite ou un antépisode aux précédents livres de l’auteur, ce nouveau récit confirme l’impressionnante capacité d’Adrien Lafille à construire des mondes potentiellement intriqués sans qu’aucun fil n’apparaisse pour trahir leur appartenance :
« Un point zéro existe toujours, ça peut être le coin d’une rue, une fenêtre, une table, une chaise, un objet, quelqu’un, une phrase, un geste, c’est le zéro mais le zéro n’est jamais seul, le zéro commence avec d’autres zéros, il y a des zéros à côté des zéros tant qu’il y a des choses à côté des choses. »
De la même manière que le livre s’inscrit dans une œuvre en devenir, en tant que pièce – de puzzle ou de tissu –, son contenu s’organise en fragments portant le nom d’un personnage, d’un lieu ou d’un objet. Autant d’entités évoluant à même hauteur dramaturgique au sein de l’histoire : pas de statut préférentiel accordé aux protagonistes, pas de différence entre environnement et sujet, contenant et contenu, mais une histoire portée par la voix narrative du je autant que par ce qu’elle rapporte de vu ou de vécu. Catapulté dans un espace parfaitement déterminé (reporté sur un plan en fin d’ouvrage) qui lui semble familier mais ne l’est en réalité pas du tout si l’on en croit ses interlocutrices et interlocuteurs, le narrateur anonyme a un petit côté Perceval en déroute. Manger, dormir, parler, suer sont pour lui des actions complexes qui regorgent de problèmes en puissance. Si l’environnement est clair, précis et pas bien étendu, s’y mouvoir est difficile : comme chez Beckett, les corps sont soumis à toutes sortes de micro-transformations (d’agressions) qu’il s’agit d’observer, de combattre, de subir ou de contrecarrer.
Une poétique du contact
Car il existe dans cet univers une porosité fondamentale entre le monde et la chair : « Les endroits font les personnes, les personnes font les personnes . » Ainsi les sujets, les objets et les manifestations physiques de l’univers (les éléments) transfèrent-ils par contact leurs qualités à ce (et ceux) qui les environne. À la manière des philosophes présocratiques, Adrien Lafille développe une cosmogonie dont le principe relèverait ici d’une poétique du contact, plutôt que d’un élément en particulier : « Chaque feu prend la couleur de ce qu’il brûle. » Cette dimension oraculaire – définitoire et définitive – infuse l’entièreté du roman, toute l’œuvre de l’auteur même, traversant les mille fragments qui composent l’histoire et que l’on pourrait tout aussi bien parcourir à reculons : le principe donne une direction, mais pas un sens.
« La peur est faite des choses cachées dans les choses. / Et puis les craquements dans ce qui ne craque pas, la voix dans ce qui ne parle pas, le sec au milieu de l’eau, la bille dans ce qui ne peut pas rouler, le chaud dans les jours de gel, la chose tellement dure qu’elle casse. »
Parce qu’elle s’appuie sur un important arrière-plan philosophique et un attrait manifeste pour les images tout en présentant un univers clos, replié sur lui-même (à l’infini), la manière de raconter d’Adrien Lafille est à la fois centrifuge et centripète (pour reprendre les termes du théoricien du cinéma André Bazin). Elle amène à plonger à l’intérieur de l’image et à regarder virtuellement au-delà de ses bords (en cela, le fragment est une fenêtre sur un monde immense), autant qu’elle ferme l’image-fragment sur l’espace de sa propre matière et de sa propre composition.
Tout est alors possible si l’on respecte les règles édictées par cet univers étrangement familier. Le Feu extérieur pourrait ainsi s’envisager comme un thriller quantique. L’inquiétude et la violence se situent au niveau nanoscopique : le moindre choc déplace un monde, et chaque détail est aussi potentiellement englobant, doux et chaud que l’action d’un soleil absorbant une planète.