LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias

▸ les 11 dernières parutions

18.09.2025 à 10:00

L'enfance et les savoirs ordinaires de l'histoire

Ce Chemin d’histoire s’intéresse au lien entre enfance et « savoirs ordinaires » de l’histoire. Qu’apprend-t-on de l’histoire en jouant aux Playmobil ? Comment l’histoire est-elle reçue par les enfants ? L'ouvrage Quand l’enfance rencontre l’histoire. Imaginaires, représentations et savoirs (PURH, 2025), dirigé par Emmanuelle Fantin, étudie toutes sortes de productions culturelles (jeux de plateau, reconstitutions historiques, littérature jeunesse, etc.), objets de médiation établissant le premier contact entre les enfants et l’histoire. Sortant d'une approche purement académique, il instaure autour de ces questions un dialogue entre chercheurs et professionnels : artiste, directrice du Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon, fondateur et chargée de communication de la maison d’édition Quelle Histoire, ou encore, scénariste de la bande dessinée Les enfants de la Résistance. *  Chemins d’histoire est un podcast d’actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 227 e . Les invités :  Emmanuelle Fantin est maîtresse de conférences au CELSA (Sorbonne-Université) et chercheuse au GRIPIC. Elle est spécialiste des formes contemporaines de la nostalgie et de la solastalgie, ainsi que des instrumentalisations médiatiques et marchandes de l’histoire et la mémoire.  Fabien Lacouture est maître de conférences en histoire de l'art moderne à l’université de Lille.   
PDF

16.09.2025 à 17:00

La schizophrénie a-t-elle une histoire ?

Souvent stigmatisée, la personne atteinte de schizophrénie est régulièrement le vecteur de critiques de la part de la société. Le mot de schizophrénie est notamment employé à mauvaise escient par les journalistes. Dans le but de mieux comprendre la personne, ce qu’elle vit et de s’affranchir des nombreuses idées reçues, il est essentiel de mieux comprendre la pathologie. Et pour cela, une première approche peut-être celle de comprendre son histoire. Récente dans l’histoire de l’humanité, elle naît au début du XXe siècle. Cet épisode de La Piqüre de rappel revient sur la naissance du diagnostic de schizophrénie, et son influence sur la psychiatrie comme sur ses patients au XXe siècle, avec l’habituel animateur de ce podcast, historien de la santé et directeur du Dictionnaire Politique d’Histoire de la Santé , Hervé Guillemain.  
PDF

15.09.2025 à 11:00

La remise en cause de l'État social : entretien avec S. Lévy-Bruhl

L’État social est généralement associé à la solidarité. Pourtant, si l’on se penche sur les conceptions qui ont présidé à son introduction en France, c’est plutôt vers l’égalité qu’il faut se tourner. Car c’est elle que l’individualisation de la société à la fois garantit et compromet (si l’on prend en compte la croissance des inégalités qu’elle induit), et qui appelle ainsi des mesures correctives. Or, ce n’est pas la même chose que d’évaluer l’État social à l’aune de la solidarité ou à celle de l’égalité, car là où la première pousse à une intégration sociale qui n’interdit pas certaines formes d’injonction à l’autonomie et de rétribution du mérite, la seconde vise à garantir à tous les conditions fondamentales de leur dignité. C’est en substance le diagnostic que pose Sacha Lévy-Bruhl dans cet ouvrage, en retournant à l’origine de l’État social tel qu’il a été pensé par Durkheim et ses élèves, pour aborder les développements et remises en cause que celui-ci a connu par la suite, et dont nous ne sommes pas sortis.   Nonfiction : Comment définissez-vous, pour commencer, la sacralisation de l’individu, d’une part, et la subjectivation de la responsabilité, d’autre part, dans les sociétés modernes ? Et en quoi ces phénomènes constituent selon vous une contradiction ? Sacha Lévy-Bruhl : Ce double diagnostic de sacralisation de l’individu d’un côté et de subjectivation de la responsabilité de l’autre me paraît en effet représenter le bon point de départ pour interroger la situation contemporaine de l’État social, même s’il peut d’abord sembler assez éloigné de ses enjeux les plus concrets. Il s’inscrit avant tout dans une approche que j’ai empruntée à l’école française de sociologie, et notamment à Émile Durkheim et l’un de ses principaux élèves, Paul Fauconnet, auquel j’ai consacré le premier chapitre de cet ouvrage – et une grande partie de mes recherches. Le geste qui a été réalisé par ces auteurs a consisté à rendre compte des évolutions qui se produisent dans la société française du XIX e siècle, et que l’on peut décrire dans les termes d’une individualisation, c’est-à-dire une dynamique dans laquelle l’individu devient la valeur cardinale de notre système moral, au détriment d’autres entités (la famille, l’ordre, la corporation, etc.). Le projet de ces sociologues est de décrire ce cadre moral, ses contradictions et le moyen de faire advenir des institutions à même de les dépasser. C’est ici que la question de la responsabilité devient importante, et elle trouve une place stratégique dans cet ensemble dans les travaux de Paul Fauconnet. À travers une thèse sur la responsabilité appréhendée comme un fait social, Fauconnet a montré que plus l’individu est sacralisé, plus il est exclusivement désigné comme responsable des faits criminels (on ne songe plus, par exemple, à imputer un crime à un animal, à un esprit ou à une famille entière). Mais il a surtout montré que cette évolution conduisait à juger l’individu moderne comme de plus en plus responsable moralement de toutes les dimensions de son existence. Cette configuration finit par créer en lui le sentiment d’être un sujet dont toutes les actions, et même tous les événements qui le touchent, dépendent en dernière instance de sa volonté propre. Or ces deux dynamiques, celle d’un individu de plus en plus sacré, et d’une responsabilité qui se pense de plus en plus comme le produit de choix moraux intérieurs, sont au cœur d’une des principales contradictions des sociétés modernes relative à l’idéal de justice qui les travaille. Elles produisent en effet d’un côté un attachement de plus en plus fort à une norme d’égalité radicale – à l’intégrité et la dignité de la personne individuelle – et, de l’autre, une impossibilité à expliquer les situations où cette dignité se trouve atteinte autrement qu’en cherchant leur origine dans des volontés subjectives. Or, le plus souvent, cette recherche d’une volonté subjective autour d’une transgression de la valeur morale que l’on reconnaît à l’individu nous conduira à l’imputer à ceux qui en sont les victimes, conduisant in fine à justifier ces situations. Ce mécanisme contradictoire, j’en ai trouvé la trace dans ce que certains sociologues ont décrit comme un « blâme de la victime », qui apparaît spécifiquement dans le rapport que nos sociétés entretiennent avec la pauvreté, et qui conduit à imputer aux pauvres eux-mêmes la situation de pauvreté qu’ils subissent et que l’on condamne pourtant. J’ai alors tenté de montrer que c’est paradoxalement parce que ces situations nous choquent véritablement que l’on cherche à rendre compte de leur origine ; et que l’on finit par les justifier en étant incapables de trouver autre chose, à titre de cause, qu’un défaut subjectif.   Vous montrez ensuite que l’État social qui émerge au début du XX e siècle, puis après 1945 constitue en quelque sorte la résolution de cette contradiction. En quel sens ? En effet, j’ai également retrouvé chez Fauconnet un modèle dans lequel la question sociale – celle de l’inégalité et de l’exploitation – peut se comprendre comme le produit d’une incapacité à sortir du référentiel de la responsabilité subjective pour réaliser l’égalité à laquelle la sacralisation de l’individu nous pousse pourtant à adhérer – et qui ne peut dès lors plus apparaître comme telle. Les lois qui fondent le droit social en France, notamment celle qui concerne les accidents du travail votée en avril 1898, peuvent alors être lues comme autant de moyens pour sortir de l’idée selon laquelle l’individu est moralement responsable de la situation sociale dans laquelle il se trouve, toutes les fois que cette suspension permet de respecter un désir d’égalité et de justice. Cette loi de 1898 a par exemple considéré que tout accident du travail dont un ouvrier est victime rend nécessaire de lui octroyer une compensation monétaire, et elle est allée, pour la garantir, jusqu’à désactiver radicalement toute idée de faute subjective. Même lorsque l’ouvrier en question est impliqué comme cause de l’accident qu’il subit (sauf quelques exceptions), on passe outre cette question de la responsabilité subjective pour lui substituer une logique de risque et d’assurance où disparaît toute considération relative à son comportement et sa responsabilité au profit d’un principe de garantie (de ses conditions matérielles d’existence). Partant de cette intuition, j’ai essayé de la systématiser, en montrant que les grands piliers de l’État social (l’assurance sociale mais également l’assistance, les services publics et le droit du travail) peuvent être relus à cette aune. Au terme de cette relecture il m’a semblé pertinent de suggérer que la suspension de la responsabilité subjective constitue le principal critère de définition de l’État social français, tel qu’il émerge à cette époque et se systématise en 1945.   La remise en cause de cet État social à partir des années 1970 s’est opérée, montrez-vous, sous la forme d’une réactivation d’une dimension de responsabilisation, avec en particulier toutes les politiques d’activation qui ont été menées depuis lors. Quelles conditions ont favorisé une telle évolution et quels aspects de l’État social ont été perdus à cette occasion ? L’objectif de cet ouvrage est bien, en revenant sur les fondements de l’État social et en tentant d’en dégager une définition, d’aborder avec un regard nouveau les évolutions récentes qui l’ont touché. Or ces évolutions, bien que multiples, peuvent effectivement se résumer à travers le concept d’activation, selon lequel les protections sociales doivent participer à rendre les individus plus autonomes et responsables d’eux-mêmes, notamment par leur conditionnement à certaines attitudes et comportements. Ces politiques se sont développées un peu partout dans les pays occidentaux à partir des années 1990-2000, mais elles prennent leur source, en tout cas en France, dans une déstabilisation que l’on peut effectivement faire remonter aux années 1970. À cette époque, l’État social commence à devenir un véritable objet pour les commentateurs publics comme pour la science politique, sous la forme d’un diagnostic de crise généralisée. Cette crise est présentée comme multiforme et transversale, mais elle renvoie surtout à une transformation générale du salariat marquée par la montée du chômage et de la précarité. Dans ce contexte, le modèle français de la protection sociale, qui s’était historiquement construit à partir d’une citoyenneté sociale adossée au statut de travailleur bien intégré, ne semble plus en mesure de répondre à l’émergence d’une nouvelle forme de pauvreté. On accuse même certaines de ses dispositions – relatives au droit du travail et à l’assurance notamment – de participer à ce mouvement en créant une barrière insupportable entre des insiders bien protégés et des outsiders délaissés. À cette évolution matérielle qui a naturellement conduit à interroger le cadre de la solidarité française, s’est ajouté un élément plus conceptuel dont j’ai voulu aider à dissiper la confusion sur laquelle il me paraît fondé. Si les politiques d’activation de la protection sociale sont héritières de cette période et de cette problématisation, c’est que la pente qui a été suivie à l’occasion de cette première crise a consisté à considérer que l’identité de l’État social français pouvait se résumer à la création d’un lien social, à une solidarité comme intégration dans des collectifs. Face à la montée du chômage et de « l’exclusion », on en a tiré comme conclusion qu’il revenait à l’État social français de se transformer pour pousser les exclus à s’intégrer de nouveau au sein de la société, quitte à leur forcer un petit peu la main. Or il s’agit bien ici d’un problème d’abord conceptuel, car la référence à la solidarité joue en fait un rôle secondaire par rapport à cette fonction de désubjectivation : si l’on fait appel à l’idée de solidarité ce n’est pas parce que l’on valorise l’interdépendance en soi, mais parce que c’est un moyen pour nous de dire que l’individu ne doit pas compter sur ses propres ressources (psychiques ou matérielles) face aux difficultés sociales qu’il peut rencontrer, car il ne peut en être réputé moralement responsable. Tout le problème est qu’en étant incapable de saisir cette différence, on a inversé le rapport de priorité entre ces deux dimensions, en s’engageant dans des politiques qui ont cherché à intégrer solidairement quitte à responsabiliser . Il ne s’agit bien sûr pas de la seule cause qui explique l’essor des politiques d’activation, mais c’est une cause particulièrement importante dans le cas de la France, car la suspension du jugement de responsabilité y avait été poussée très loin. C’est surtout le diagnostic à porter sur ces évolutions qui change dès lors qu’on les aborde depuis cette définition de l’État social comme pôle de désubjectivation de la responsabilité . Les politiques d’activation, souvent perçues comme des réformes techniques, apparaissent alors comme une rupture majeure, justifiant de parler d’un « grand renversement » de la finalité de l’État social, sans nier aucunement l’ampleur encore actuelle des diverses formes de protection sociale en France.   Ce mouvement s’accompagne, expliquez-vous, d’une transformation fondamentale de l’idéal de justice dans les sociétés postindustrielles, qui se réfère de manière de plus en plus prégnante au mérite — une notion à laquelle la critique, qu’elle soit sociologique ou philosophique, a beaucoup de mal à opposer une position cohérente. Pouvez-vous préciser l’impact de ce renversement sur notre conception de la justice ? L’un des paris de ce livre est de considérer que l’on peut résoudre des questions philosophiques à partir d’une approche socio-historique inspirée des sciences sociales. En l’occurrence, j’ai cherché à expliquer les recompositions de notre norme de justice à partir d’évolutions institutionnelles et politiques au sein desquelles ce renversement de la fonction politique de l’État social joue le premier rôle. Il m’a semblé qu’en rompant avec la diffusion d’une représentation de l’individu ne pouvant être jugé moralement responsable de sa situation sociale, cette évolution politique avait grandement participé à diffuser une norme de justice conditionnée (à l’effort, au travail, aux talents, etc.) qui s’exprime principalement par l’idée de mérite comme vecteur acceptable de hiérarchisation, à laquelle nous sommes de plus en plus sensibles. Ce point de départ méthodologique implique de faire un pas de côté par rapport aux débats classiques sur le mérite, qui sont omniprésents en sociologie depuis les travaux de Pierre Bourdieu, et en philosophie politique, au moins depuis ceux de John Rawls. Ces deux approches disciplinaires, a priori très différentes, m’ont paru traiter de la question du mérite d’une façon quelque peu naïve, en partant du principe qu’il est un mythe masquant les inégalités, ou en se demandant s’il est ou non une norme de justice acceptable. Dans les deux cas, le sociologue ou le philosophe se place dans la position de dire si cette référence au mérite est bonne ou mauvaise, et comment elle devrait évoluer. On passe ainsi en quelque sorte à côté de la question la plus essentielle, qui consiste à se demander non pas si la méritocratie est un bon système politique, mais pourquoi l’idée de mérite comme principe de justice s’est diffusée avec une telle force dans nos sociétés contemporaines ? Sans ce recul socio-historique, le concept reste difficile à appréhender : en tant que fait social, il cristallise l’ambivalence et la complexité des dynamiques de modernisation, et ne peut être traité comme un simple objet d’indignation morale ou de raisonnement abstrait. J’ai donc plutôt tenté de montrer que l’on pouvait retrouver dans le mode de pensée méritocratique la trace d’un mécanisme social complexe, logé au cœur de nos sociétés individualistes, dans lequel la sacralisation de l’individu en vient systématiquement à rendre impraticable sa propre norme égalitaire. Notre esprit individualiste tend en effet à imputer à la victime la survenue d’une injustice, alors même que notre volonté de trouver une source et une raison à cette injustice traduit un attachement fort à l'idée d'une égalité radicale. Mais cet attachement est en réalité contrecarré par cette tendance à imputer la responsabilité à la victime. La méritocratie peut alors être critiquée sévèrement mais également être expliquée dans son essor en la rattachant au phénomène général de déconstruction progressive du pôle de désubjectivation de la responsabilité qu’est l’État social. La critique qui s’en trouve produite l’est donc depuis la démonstration d’une contradiction interne à nos sociétés et son système de valeurs, réinscrite dans une analyse sociohistorique des dynamiques sociales à l’origine de l’idée de mérite, et non depuis une position de surplomb qui ne fait que traduire les sensibilités morales et politiques depuis lesquelles on se penche sur la question.   A contrario, vous expliquez que la prise en compte de la construction sociale de l’individualité (bien différente de la naturalisation de l’individualité à laquelle on a assisté toutes ces dernières années) permet de penser l’égalité en phase avec un mouvement général d’amélioration des conditions vers laquelle nos sociétés devraient tendre. C'est aussi une façon de contrer la critique vers le bas de la part de franges de la population elles-mêmes insécurisées, dont les immigrés font sinon les frais, et que l’on voit se développer à grande vitesse dans bon nombre de pays européens, mais également de prendre en compte la nécessité de la transition écologique. Pourriez vous en dire un mot ? Comme je l’ai indiqué, il me semble que ce renversement de l’État social, qui conduit à en faire un vecteur de subjectivation de la responsabilité plutôt qu’à s’y opposer, représente un séisme général d’une portée considérable. Il l’est notamment parce qu’il fait disparaître l’une des seules institutions qui n’enjoignait pas l’individu à compter sur lui-même pour faire face à l’insécurité de son existence. Or, dans le cas français, l’individualité s’est construite à partir d’un tel support durant près d’un siècle, et il serait donc très surprenant que sa remise en cause ne déstabilise pas tous nos équilibres politiques et idéologiques. La déstabilisation que l’on observe le plus clairement aujourd’hui est effectivement l’émergence d’une nouvelle conflictualité politique largement structurée par le rapport au travail, et in fine , le rapport à l’effort tel qu’il s’exprime dans le travail. Pour comprendre cette évolution qui a conduit à faire de la question de l’assistance l’un des marqueurs de la critique politique d’une grande partie des classes populaires et des petites classes moyennes précarisées, il faut la ressaisir depuis le constat de perte d’un sentiment de sécurité qui était produit par le couple emploi intégré/protection sociale. Cette perte conduit, je l’ai dit, à la diffusion générale d’une norme de justice conditionnée, puisque l’État social qui portait une autre appréhension de l’individu s’affaiblit considérablement. Mais elle conduit également à un sentiment de déclassement généralisé pour toute la frange inférieure du salariat, dans lequel l’ancien vecteur de cette sécurisation se trouve moralement réinvesti – le statut de travailleur devenant « valeur travail » – pour créer une distinction conforme à une norme de justice purement rétributive – être justement rémunéré pour sa peine plutôt qu’être « payé à ne rien faire ». Derrière ce clivage, il est possible de déceler un attachement fort quoique paradoxal au statut protecteur qui avait permis de ne pas compter seulement sur ses propres ressources, dont on critique violemment le maintien dans les politiques d’assistance parce qu’on en ressent d’autant plus la perte pour soi-même. La figure de l’étranger s’insère effectivement dans cette configuration générale et apparaît de plus en plus comme l’autre facette de cette dénonciation d’un « privilège » indu. Dans le discours de l’extrême-droite, le statut d’étranger, voire de binational, est présenté comme permettant un accès plus simple aux éléments constitutifs du statut protecteur antérieur, notamment l’emploi et la protection sociale (particulièrement ciblée dans les projets de « préférence nationale »). Quant à la question écologique, elle s’inscrit au croisement de ces deux dynamiques : sur le plan sociologique, il est évident qu’elle doit comprendre ce contexte très spécifique pour avoir une chance de se diffuser au-delà des groupes sociaux qui en portent traditionnellement l’idéal. Elle ne peut convaincre tant qu’elle présente le mode de vie stable du salariat en phase d’embourgeoisement du second XX e siècle comme un privilège humain indûment conquis sur le monde naturel dont il faudrait aujourd’hui solder l’héritage, alors même que c’est sa perte contemporaine, perçue comme une régression et une injustice, qui constitue le moteur de nombre d’affects politiques. Mais sur le plan politique, le renversement de l’État social construit lors du siècle précédent rend indispensable de fonder un nouveau référentiel dans lequel la contradiction de la modernisation libérale qui s’est d’abord exprimée autour de la question de la responsabilité se verrait réintégrée dans une vision plus large. Celle-ci pourrait s’exprimer dans la politisation du cercle destructeur d’une pensée libérale ne pouvant tenir sa promesse d’émancipation humaine qu’à travers une autonomisation de la sphère économique menaçant finalement la possibilité même d’une vie paisible à l’intérieur d’un environnement apprivoisé.   Si l’on sort du strict cadre budgétaire, comme vous nous y invitez, il n’en reste pas moins que l’on ne pourrait sans doute pas empiler les mesures de soutien ou les aides les unes sur les autres. Quelles orientations faudrait-il alors privilégier, selon vous, dans cette reconstruction de l’État social, ou quels principes devraient être mis en avant ? Le premier point à souligner est effectivement que l’enjeu politique de l’État social ne se confond pas avec ses enjeux budgétaires et financiers : certaines réformes d’activation se sont par exemple traduites par une présence plus importante de l’institution dans la vie des personnes bénéficiant de prestations, parfois au prix d’un coût financier plus important. Mais le contenu de cet accompagnement n’oriente pas moins dans le sens d’un affaiblissement du rôle politique de l’État social. Cela étant dit, l’ambition de mon livre est davantage de préciser le diagnostic de la situation contemporaine de l’État social, et d’en indiquer les innombrables répercussions, plutôt que de proposer un programme de réformes. C’est ce premier travail, plus fondamental, qui me semble le plus urgent à effectuer. Puisqu’il s’agit d’abord d’un travail de diagnostic, je ne cacherai pas que le constat qui en ressort est de nature très pessimiste. Le cercle vicieux qui s’est installé entre affaiblissement de la condition salariale, essor d’une nouvelle forme d’individualisme, et délégitimation de l’État social – les trois phénomènes ne cessant de se nourrir mutuellement – sème les graines d’une radicalisation de la contradiction moderne qui s’exaspérera sans doute dans un déchaînement de violences politiques dont on soupçonne à peine l’ampleur. D’un autre côté, les recompositions de l'État social ont été poussées si loin que l’on a bien du mal à identifier les points d’entrée à partir desquelles relancer sa fonction idéologique première, et desserrer l’étau politique actuel. À un niveau très général, je ne détonnerais pas avec la recommandation désormais consensuelle au sein de la littérature spécialisée, selon laquelle les protections sociales doivent toutes – ou presque – être réorientées sur un mode universel, en mettant fin aux logiques de ciblage et de conditionnement. Au-delà, je crois que le véritable vecteur à investir est celui du service public, forme de propriété sociale par excellence autour de laquelle une large part de l’attachement restant à un statut protecteur universel et objectif semble s’être réfugié. C’est donc par là qu’il faudrait commencer, en investissant bien sûr sa dimension matérielle, mais aussi – et surtout – sa dimension idéologique. Il ne s’agit donc pas seulement de se mobiliser contre la logique austéritaire, de faire valoir que le service public est la propriété de ceux qui n’en ont pas, mais de l’investir avec la conscience qu’il est le point autour duquel le désir de protection, ailleurs refoulé et s’exprimant dans un rejet violent de la solidarité, se loge, et à partir duquel l’intégralité de la vision du monde sur lequel il s’appuie peut être relégitimée.
PDF

13.09.2025 à 09:00

« La Bohème » par Claus Guth à la Bastille

Puccini magnifiquement servi à l’Opéra Bastille, où La Bohème séduit grâce à une distribution de premier plan et une direction d’orchestre inspirée. Si la mise en scène de Claus Guth, qui a voulu transposer l’action dans un univers spatial, a de quoi dérouter, l’interprétation musicale, elle, touche au sublime. Dès les premières mesures, Domingo Hindoyan impose une lecture aussi riche que sensible de la partition. L’orchestre de l’Opéra de Paris brille par son homogénéité et sa capacité à mettre en valeur chaque détail de l’écriture puccinienne : les bois se parent d’une tendresse infinie, les cordes exhalent une mélancolie vibrante et les cuivres explosent sans jamais écraser les chanteurs. Hindoyan cisèle les contrastes grâce à un sens rare de la respiration, conférant à l’ensemble une urgence dramatique qui maintient le spectateur en haleine. Avec son timbre franc et son lyrisme généreux, Charles Castronovo campe un Rodolfo lumineux. Son « Che gelida manina » touche le cœur par sa simplicité ardente. Nicole Car incarne Mimi, mélange d’éclat et de fragilité : le son est projeté, doublé d’un phrasé d’une infinie délicatesse. Andrea Carroll, en Musetta, impressionne par son aplomb et son élégance vocale, donnant à la célèbre valse tout son brio, sans jamais verser dans la caricature. Autour d’eux, Etienne Dupuis (Marcello), Alexandros Stavrakakis (Colline) et Xiaomeng Zhang (Schaunard) composent un cercle de camarades, tout en nuances et complicité musicale. Le chœur — qui, on le sent, a bénéficié d’une remarquable préparation — ajoute à l’ensemble couleur et vibration, en particulier dans les scènes de foule où la densité sonore n’empêche jamais la précision rythmique. Plus problématique se révèle la scénographie. Claus Guth a installé ses bohèmes dans un vaisseau spatial en perdition, bien loin du Paris romantique du livret. Si la métaphore peut séduire intellectuellement — isolement, quête d’oxygène, fuite dans les étoiles —, elle engonce l’action dans un cadre trop rigide, stérilisant. La froideur visuelle, malgré quelques belles images, enlève au drame sa spontanéité et son intimité. Les gestes scéniques, contraints par l’espace confiné du décor, ne laissent guère de place à la légèreté et à l’élan vital qui devraient pourtant être au cœur de l’opéra. La poésie du quotidien, le charme des petites misères et les grandes joies de la vie bohème se trouvent filtrés par un prisme conceptuel qui ne convainc pas. Là où Puccini nous invite à la chair et au frisson, Guth ne propose que distance et abstraction. Mais c’est là tout le paradoxe : malgré ces réserves quant à la mise en scène, la puissance musicale de la soirée transcende les limites visuelles. On sort ébloui par la qualité des interprètes, par l’ardeur de Hindoyan, par l’émotion intacte que la musique parvient à faire surgir, en dépit de ce dispositif scénique qui n’aura pas plu à grand monde…
PDF

10.09.2025 à 10:00

La qualité du travail : entretien avec Christine Erhel

A l'occasion de la parution de l'ouvrage qu'elle a co-dirigé avec Bruno Palier ,Travailler mieux , aux Presses Universitaires de France, Christine Erhel a accepté de répondre à des questions. L'ouvrage fait suite à Que sait-on du travail ? (Sciences Po/Le Monde, 2023), dont nous avions déjà rendu compte sur Nonfiction, et à la publication de propositions de ses auteurs sur le site laviedesidées.fr , qui publie ces jours-ci l' introduction de l'ouvrage . Christine Erhel est Professeure au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), Titulaire de la chaire économie du travail et de l'emploi, Directrice du Centre d'Etudes de l'Emploi et du Travail.   Nonfiction : Le travail en France est mal en point. Non pas parce que les Français ne travaillent pas assez ou parce que le niveau de protection sociale fait peser sur celui-ci un coût démesuré, comme on nous le rabâche, mais plutôt parce que la qualité du travail en France est faible (au regard de notre niveau de richesse) et très inégale, mais aussi, ce qui n’est pas sans lien, parce que les salariés sont moins consultés que dans d’autres pays sur l’organisation du travail. Comment parvenez-vous à ce constat ? Christine Erhel : Pour comparer la situation de la France à celle d’autres pays, nous nous appuyons sur des enquêtes menées dans différents pays sur la base des mêmes questionnaires. Une source importante est l’enquête européenne sur les conditions de travail de Eurofound , qui aborde toutes les dimensions des conditions de travail et d’emploi : rémunérations, type de contrat, horaires, conditions physiques de travail, environnement de travail et risques psycho-sociaux, relations de travail… Elle existe depuis 1990 et est menée dans plus de 30 pays. En ce qui concerne la satisfaction au travail et le rapport au travail, on peut également utiliser les International Social Survey Programme dédiées à la thématique du travail (Work Orientation) qui existent depuis 1989, la dernière remontant à 2015, avec 4 vagues disponibles au total. Ces enquêtes permettent de construire un ensemble large d’indicateurs sur la qualité de l’emploi et du travail, avec des questions comparables entre pays, même si leur interprétation peut parfois varier en fonction du contexte institutionnel ou culturel. Par exemple, les types de contrats de travail et la protection qu’ils assurent varient beaucoup entre pays. La limite principale de ces enquêtes est leur disponibilité temporelle, puisqu’elles ont lieu tous les 5 ou 10 ans. L’enquête européenne sur les forces de travail (LFS), réalisée par les instituts statistiques nationaux (l’Insee en France) est disponible tous les trimestres. Elle fournit de nombreuses informations sur les conditions d’emploi, mais très peu sur les conditions de travail, hormis les horaires. Elle peut néanmoins être utilisée pour le suivi plus régulier de certains indicateurs centrés sur l’emploi ou les horaires. Enfin, ces enquêtes quantitatives peuvent être complétées par des sources qualitatives qui réalisent des investigations dans des entreprises d’un même secteur ou pour un même métier, afin de comparer les modes d’organisation mis en œuvre dans différents pays et leurs conséquences sur les travailleurs. C’est donc à partir de cet ensemble de sources que nous pouvons mettre en évidence certaines faiblesses françaises en matière de conditions de travail et d’emploi. Selon les analyses présentées dans Que sait-on du travail ? ( chapitre de Christine Erhel, Mathilde Guergoat-Larivière et Malo Mofakhami ), la France présente une situation moins bonne que la moyenne européenne selon des indicateurs de conditions de travail (exposition aux risques physiques, risques psycho-sociaux notamment intensité du travail et environnement social), les possibilités de conciliation et la qualité de l’articulation du temps de travail avec le temps personnel sont plus mauvaises, même si le travail atypique (longues heures de travail, travail de nuit, irrégularité des horaires) est moins fréquent. Cette situation semble peu préoccuper les entreprises, sauf à rencontrer de fortes difficultés d’embauche, qui peuvent les rendre, un temps, plus réceptives à ce type de considérations, même si cela reste à la marge. Comment expliquer ce peu d’intérêt ? Le courant des entreprises libérées fait ici figure d’exception : dans leur grande majorité, les entreprises françaises s’intéressent peu au travail et à ces conditions concrètes d’exercice ? Comment l’expliquer ? Le constat général est que les modes d’organisation privilégiés par les entreprises françaises restent peu favorables à la qualité de l’emploi et du travail, en comparaison des pays du Nord (Finlande, Suède et Danemark) ou de certains pays d’Europe continentale (Pays-Bas, Autriche, Allemagne et Belgique). Les analyses comparatives de l’organisation du travail en Europe montrent un recul de la part des organisations apprenantes en France depuis une dizaine d’années (voir la contribution de Salima Benhamou dans Que sait-on du travail ?), alors même qu’elles sont associées à une meilleure qualité de l’emploi et à des meilleures performances en termes d’innovation. En revanche, les organisations de type lean production , associées à une moindre autonomie des salariés et à des rythmes de travail contraints, progressent nettement, alors qu’elles entraînent une intensification du travail. Par ailleurs, des travaux de sciences de gestion ont montré l’importance des coûts cachés liés au mauvais management dans nombre d’entreprises françaises, liés par exemple à l’absentéisme et plus largement à des pertes de productivité (voir la contribution de Laurent Cappelletti dans Que sait-on du travail ? ). Ces problèmes d’organisation et de management ont de multiples causes, mais on peut suspecter que la pression à la baisse du coût du travail, accentuée par les politiques publiques depuis les années 1990, joue un rôle important. On peut également s’interroger sur les faiblesses de la formation au management en France, qui met peu l’accent sur les liens entre conditions de travail et performances, et plus largement sur l’importance du facteur humain. Cette situation n’est pas irrémédiable, mais il faut convaincre les entreprises de l’importance de prendre en compte la qualité du travail et de l’emploi comme facteur de bien-être des salariés, mais aussi de productivité et de performance. C’est pour ce faire que nous publions l’ouvrage Travailler mieux  qui fait de nombreuses propositions pour améliorer les situations au travail. Cette situation ne semble pas préoccuper beaucoup non plus les pouvoirs publics. La qualité du travail a bien été inscrite dans les thèmes à propos desquels les entreprises ont été invitées à négocier et signer des accords, parfois comme une manière plus positive de traiter des risques psycho-sociaux, mais les évolutions de la réglementation du travail toutes ces dernières années ont affaibli la capacité des représentants du personnel et des salariés à faire entendre un point de vue différent et les dernières annonces du gouvernement montrent que l’on n’est pas à la veille d’une inflexion sur ce plan. Le travail semble un thème où la recherche et les politiques évoluent de manière totalement opposée. La manière dont l’économie mainstream conçoit le travail, d’une part, et la volonté de renvoyer sinon la question aux négociations d’entreprise, en limitant au maximum les contraintes, d’autre part, conjuguent leurs effets pour écarter toute prise en compte sérieuse des sciences du travail dans les politiques de l’emploi et du travail. Partagez-vous ce point de vue ? Pourriez-vous en dire un mot ? Traditionnellement, l’économie s’intéresse peu au travail et à ses conditions d’exercice, mais plutôt à la détermination du niveau d’emploi et du niveau des salaires : un bon emploi est avant tout un emploi bien rémunéré. Cette orientation a évolué avec la prise en compte de critères de satisfaction au travail par le courant de l’ « économie du bonheur » (voir les ouvrages de Lucie Davoine et de Claudia Senik sur le sujet), qui élargit les sujets auxquels s’intéresse l’analyse économique dans le champ de l’emploi et du travail. Malgré tout, en France, le niveau élevé du chômage depuis le début des années 1980 a maintenu la question du niveau d’emploi et du niveau du chômage au centre du débat pour les économistes, qu’ils soient de tendance néoclassique, ou d’orientation plutôt keynésienne ou post-keynésienne. Le débat porte avant tout sur les leviers pour diminuer le chômage, entre la baisse du coût du travail qui fait l’objet d’un quasi-consensus, la libéralisation du marché du travail supposée créatrice d’emplois par la baisse des contraintes subies par les entreprises et la question des politiques de régulation macroéconomique. La question de la qualité du travail est secondaire, même si des travaux (par exemple ceux de l’institut syndical européen ETUI ) ont montré ses liens avec les taux d’emploi : une meilleure qualité de l’emploi et du travail est aussi associée à des taux d’emploi plus élevés, y compris pour les seniors, ce qu’illustre notamment le cas des pays du Nord de l’Europe. D’autres sciences du travail jouent malgré tout un rôle à un échelon microéconomique, comme par exemple l’ergonomie qui propose des démarches de recherche-intervention en faveur de la santé au travail sur la base d’une approche centrée sur la soutenabilité, qui est à construire par les différents acteurs dans l’entreprise (voir la contribution de Catherine Delgoulet dans Que sait-on du travail ?). Les centrales syndicales, qui ont pris la mesure de l’importance de la qualité de l’emploi et du travail et en ont fait un sujet de revendications, ne disposent ni des moyens, ni des leviers suffisants pour réussir à enregistrer de véritables avancées, même si elles font de gros efforts pour essayer de faire de celle-ci un thème de discussion et de négociations dans les entreprises. Là aussi, pourriez-vous en dire un mot ? Les syndicats français ont repris à leur compte un objectif de qualité de l’emploi et du travail, présent à l’échelon européen au niveau de la Confédération Européenne des Syndicats (CES), mais aussi au niveau international autour de l’objectif de « travail décent » du Bureau International du Travail (qui est une organisation tripartite). La CFDT a réalisé une enquête visant à interroger les salariés sur leurs conditions de travail (« Parlons travail ? » en 2016) qui a été un succès, et les syndicats ont soutenu des démarches comme celles de la mission pour la reconnaissance des travailleurs de la seconde ligne (voir le rapport Erhel et Moreau-Follenfant en 2021), qui visait à identifier la situation de ces métiers en termes de qualité de l’emploi et à identifier des leviers d’amélioration dans les branches et dans les entreprises. Malgré tout, dans les négociations de branche et d’entreprise, il est difficile pour eux de mettre en avant cette thématique car la question du niveau d’emploi prime souvent dans un contexte économique peu favorable. En sortie de crise sanitaire, quelques fenêtres d’opportunité sont apparues dans un contexte de fortes tensions sur les recrutements, conduisant à des négociations pour améliorer les salaires et les conditions de travail de certains métiers, comme l’hôtellerie-restauration ou la santé. Mais la légère remontée du chômage observée cette année et le retour des plans sociaux ramènent l’attention sur la question du niveau d’emploi. Les propositions détaillées que vous faites, et que vous reprenez dans ce livre, visant à améliorer la qualité de l’emploi et du travail, affermir le sens au travail, mais également pour accompagner le déploiement de l’IA dans les entreprises ou encore la transition écologique et leurs conséquences sur le travail, deux chapitres dont il faut recommander particulièment la lecture, ont l’intérêt de traduire dans des propositions très concrètes des recherches qui englobent de nombreux sujets, liés entre eux. Elles pourraient trouver place dans un programme politique que pourrait proposer la gauche. D’ici là, certaines pourraient être intégrées à des expérimentations. Avez-vous des pistes en la matière et sinon quels débouchés imaginez-vous leur donner ? Il nous semble important aujourd’hui de sortir de la focalisation sur la logique de baisse du coût du travail et de flexibilisation du marché du travail qui prévaut depuis 30 ans. Un débat doit notamment s’engager sur les baisses de cotisations sociales et aides accordées aux entreprises, qu’il convient a minima de conditionner à des critères concernant l’emploi et le travail. A cette fin, une meilleure connaissance de la situation des entreprises en matière de qualité de l’emploi et du travail est importante et suppose de construire des indicateurs s’appuyant sur les enquêtes existantes. Mais les progrès doivent aussi venir de l’échelon de l’entreprise, sur la base d’une meilleure participation des salariés aux décisions concernant l’organisation du travail, comme le proposent Thomas Coutrot et Coralie Perez.
PDF

08.09.2025 à 10:00

Hajar Bali : la beauté de l’Algérie qui s’éveille

La rumeur des rues d’Alger est ordinaire ce jour-là. Adel et Wafa repèrent une vieille dame qui revient du marché, l’allure distinguée, soigneusement coiffée, ostensiblement embijoutée. Les deux lycéens hâtent le pas, suivent la femme, qui leur paraît très bourgeoise, à son domicile. Ambitieux, rêveurs, un peu trop romantiques, mais surtout fauchés, ils décident de passer à l’acte, sonnent à la porte : « Elle ouvre en maintenant la chaînette de sécurité.  » Wafa prend alors sa plus belle voix : « Madame Souami ? C’est pour un sondage. Vous connaissez la lessive "Normal" ? Tenez, cadeau pour vous. » La dame semble vivre toute seule. Un appartement vaste, très ensoleillé. Le couloir est long, les fenêtres et le balcon donnent sur la mer. La vue est splendide. Voulant réussir son coup en un temps record, et proprement, Adel brûle les étapes, ne laisse pas sa copine terminer son numéro de séduction : « Je trébuche », raconte Wafa, « sur ses chaussures qu’elle n’a pas eu le temps de ranger. Elle vient à peine de laisser tomber son panier et de récupérer ses chaussons. Adel nous pousse violemment et ferme la porte à clé. Elle n’a pas le temps de crier, il a la main sur sa bouche et la plaque tout entière contre lui, tout son dos contre lui. C’est un petit bout de femme, certes, mais elle se débat une longue minute avant de se figer. Elle est morte ? Mais non, t’es folle ? Elle est juste évanouie . » Les deux amoureux fouillent l’appartement, mais ne trouvent ni argent ni objets précieux. Ils entendent du bruit dans les escaliers. C’est le moment de déguerpir. Wafa, en sortant, emporte avec elle un pot de confiture. Madame Souami est toujours inconsciente. Le soir, chacun des deux intrépides est chez ses parents. Adel et Wafa s’écrivent, expriment leur vive inquiétude sur l’état de la vieille femme qu’ils ont agressée dans la journée. Des images noires traversent leur discussion, ils pensent qu’elle est morte. Pour se rassurer, ils décident de retourner chez elle, dans les environs de Belcourt. Ils élaborent une stratégie pour ne pas se faire attraper, mais ils échouent. Ce jour-là, Slim, le fils de madame Souami, était à la maison. Ils sont maintenant entre ses mains, reconnaissent rapidement les faits et racontent l’histoire dans ses détails. Ne leur tenant aucunement rancune, Slim décide de les orienter sur ce qu’il estime être « le bon chemin ». Idéaliste, il écrit dans ses carnets philosophiques : « Je suis reconnaissant à Dieu de m’avoir mis sur le chemin de ces créatures. C’est ça qu’ils ne savent pas encore. J’ai enfin une mission : les guider vers la lumière. Merci mon Dieu. Il y a à peine dix jours, j’errais dans la vie comme n’importe quel abruti, sans but. Aujourd’hui, je suis un autre homme. Je me repens chaque jour de mes péchés »… Après la publication remarquée d’ Écorces (Belfond/Barzakh, 2020), l’écrivaine Hajar Bali continue son travail d’exploration romanesque de l’Algérie contemporaine dans son nouveau roman intitulé Partout le même ciel . Avec des points de vue complexes sur les désirs de révolte et d’émancipation qui traversent la société algérienne, sa jeunesse au premier chef, l’autrice dessine, dans une langue claire et un style méticuleusement travaillé, une fresque saisissante donnant à voir un pays en ébullition. Dans la tête d’un ancien professeur de philosophie « Wafa est sceptique. Elle ne croit pas aux bons sentiments de Slim. Elle pense qu’il veut nous piéger, que c’est un pervers ou quelque chose comme ça » : Adel, pris dans la nasse de ses tourments et de ses hésitations, veut croire pour sa part en son nouvel ami, qui leur propose de venir souvent et de l’aider dans les tâches du quotidien. Les premiers contacts de Wafa avec l’étrange fils de madame Souami, en revanche, sont marqués par la méfiance, peut-être même par une forme de dédain. Elle voit en lui un « bourgeois islamo-communiste » qui parle un langage obscur, un mélange entre la mystique des sages de l’islam et la philosophie transcendantale d’Emmanuel Kant… Slim rémunère les premiers services de ses nouveaux amis. Mais après que la pension de sa mère est suspendue (dans l’attente du renouvellement de son certificat de vie), tout s’arrête. Pendant trois mois, Adel travaille gratuitement : « Après la peinture, je me suis improvisé menuisier, j’ai réparé tous les meubles. Ensuite je me suis mis à la plomberie. Y a de bons tutos sur Internet. Slim achète tout le matériel, je m’en sors plutôt bien. À part le jour où le robinet m’a pété dans la main. Ça ne s’arrêtait pas de couler, l’eau et le sang de mon index ». Orphelin de mère, le jeune lycéen vit en perpétuelle tension avec son père. Avec sa copine, il veut rejoindre le Canada pour fuir la précarité et le conformisme social. Petit à petit, les choses évoluent, la confiance s’installe plus profondément entre Slim et les deux adolescents. Ces derniers trouvent de petits emplois, précaires certes, mais qui leur permettent de respirer financièrement. De temps à autre, ils se rendent chez leur ami, ancien professeur de philosophie, pour reprendre leur souffle, oublier le poids des jours, préparer les épreuves du baccalauréat, lire des livres. À la question : « pourquoi tu as laissé ton poste ? », il répond, catégoriquement : « Je ne trouvais plus aucun plaisir à donner mes cours à des imbéciles qui n’étaient préoccupés que par l’heure qu’il était et cherchaient à connaître, par avance, les sujets d’examen ». Il a quitté l’enseignement universitaire pour concrétiser sa propre philosophie, lui qui se voit « un peu comme le Ḥayy Ibn Yaqdhan, qui découvre la philosophie par la méditation ». La démission de l’université lui a ouvert les yeux, lui a permis de lever le voile des abstractions. Il sonde son âme, pour mieux la connaître : « Aujourd’hui, je sais qu’il me faut affronter le réel, c’est-à-dire, entre autres, m’investir auprès des créatures perdues, comme ces deux enfants. Tout le monde accède à l’intuition métaphysique en observant la nature et le monde. Je suis le berger dans sa solitude. La tâche sera rude, je m’y prépare . » La lecture et la révolte La bibliothèque de Slim est un endroit pour se perdre. Le choix des lectures paralyse la curiosité : romans, essais, théorie littéraire, philosophie, mystique, etc. Sa mère, misanthrope et ancienne militante communiste, a rangé les livres d’une façon curieuse. Il y a « ceux d’ici », les classiques des lettres algériennes, et les autres. Entre Slim et Wafa, les discussions littéraires et philosophiques durent des heures. La jeune fille se passionne pour les cours de son ami sur le déterminisme social que le sujet peut transformer, transcender. La précarité, la contrainte des codes familiaux, les rôles sociaux, l’assignation de genre, elle veut tout bouleverser. Le philosophe outsider est exigeant, il propose à Wafa de lire Le Gai Savoir de Nietzsche. Elle prépare son baccalauréat avec abnégation. Le livre l’absorbe, l’aide énormément dans ses révisions : « Je suis comme hypnotisée par le bouquin. Je ne sais pas pourquoi. Je lis comme ça, au hasard, quelques phrases à la fois biscornues et simples. Ça me plaît. » Adel, quant à lui, pense aux millions qu’il doit épargner pour aller au Canada. Il tient à son amie, l’encourage dans ses révoltes, veut absolument vivre avec elle ; mais, privé de capital économique, il doit vivre chez son père, et partager l’appartement avec son frère Sami. Wafa est également tourmentée, hantée par une obsession, l’affirmation de ses choix face à sa famille : « Comment je vais le présenter à mes parents ? C’est mon copain. Il n’a pas de mère, il ne s’entend pas avec son père, il ne travaille pas vraiment, on veut émigrer au Canada. Rien qu’à ce qu’il m’en a dit, son père me dégo ûte. Son frère est dépressif, et pour ne rien gâter, nous deux, on ne veut pas entendre parler de mariage... Quel programme ! C’est inextricable. » En attendant des jours meilleurs, ils font l’amour hors mariage, peinent à gagner leur vie, consolident leur amitié avec Slim. Ils passent énormément de temps chez lui. Leur lien est maintenant indéfectible. D’une soirée à l’autre, Wafa s’insurge toujours davantage : « Pourquoi toutes ces complications ? En quoi ça les regarde, ce que je vis ? Qu’est-ce qu’ils font, eux, pour moi, à part me gronder et lire mes bulletins en fin de trimestre ? » Le jeune couple finit cependant par se marier après plusieurs années de labeur. La précarité demeure, la joie également. Ils pensent toujours à leur projet d’installation au Canada. Mais un vent de liberté s’empare soudainement du pays. Soudain le pays se lève L’événement est inédit, inimaginable. Quelques jours auparavant, il n’y avait encore que des rumeurs : « Tout le monde parle de ce mystérieux appel sur Facebook. C’est demain, ils disent. Ça commence demain. Ça devrait commencer juste après la prière du vendredi. Slim dit qu’il faut y aller. Il faut sortir. Tant que la révolution n’a pas eu lieu, on n’en parle pas. C’est comme la mort. Bruit de bottes ou révolution ? » La ville se met en mouvement. Les manifestants, toutes et tous souriants, envahissent les rues. Les policiers se positionnent partout. Ceux en civil aussi, reconnaissables à leur manière de se mouvoir, de regarder la foule se réapproprier l’espace public. Un seul mot d’ordre : démocratie et citoyenneté effectives. « Slim dit : c’est l’occasion pour nous d’inventer un langage nouveau, et même, si vous le voulez, une haine nouvelle. Dans la rue. » Le vent commence à tourner. On annonce la démission forcée du président, qui voulait s’éterniser au pouvoir, « constitutionnellement ». La foule est immense, joyeuse, enfiévrée. Personne ne croit ce qu’il voit. Wafa et Adel pensent à annuler leur départ au Canada. Les gens se retrouvent dans la rue pour la première fois, se parlent par-delà les a priori et le mépris de classe. Slim est devant la Grande Poste d’Alger, en train de vulgariser ses cours de philosophie à la multitude des marcheurs. Pour ce mystique, ce soulèvement est un événement qui exige un engagement inconditionnel : « Je suis dans la pureté de la révolution. Voilà. C’est ça. Je suis propre, sans tache.  » Enchantés, les manifestants continuent d’habiter l’espace public. La joie s’affirme dans les chants sportifs des déshérités : « Sous les vrombissements des hélicoptères, on reprend en chœur les chants que quelqu’un, à l’aide d’un haut-parleur, entonne, s’improvisant chef d’orchestre. D’autres, plus loin, prennent le relais. Ça va de l’hymne national aux slogans révolutionnaires appris à l’école, en passant par la fameuse Casa del Mouradia , que les supporters de l’USMA [Union Sportive de la Médina d'Alger] ont composée et qui s’est immiscée clandestinement dans toutes les chaumières de la ville . » « Interdiction de Sortie du Territoire National » Le rêve finit par s’évanouir après plusieurs mois de mobilisation absolument inédite. Le langage de la matraque a repris ses « droits ». Arrestations massives. Emprisonnements arbitraires visant des étudiants, des militants, des journalistes, des acteurs de la vie politique. Personne n’est épargné. Après la ferveur, Slim sombre dans le désespoir. La révolte populaire est dans l’impasse : « Le mouvement s’essouffle. Il nous faut le reconnaître », constate-t-il avec aigreur. Peu de temps après, il décide de mettre fin à ses jours. Adel et Wafa tentent de l’en empêcher, en vain. Le jour du passage à l’acte, ils arrivent en retard. Deux ans après la révolte et le martyre de Slim, le pays est sous l’anesthésie du bâton. Une partie importante des participants au soulèvement populaire, Adel et Wafa compris, vivent sous une mesure arbitraire : l’« Interdiction de Sortie du Territoire National » (ISTN). Un agent administratif affilié aux services de sécurité veille à prémunir son pays contre les supposées menaces extérieures : « On va leur ôter l’envie de recommencer leurs balades du vendredi », se félicite-t-il. « C’est ce qu’a dit le commissaire. Ha ha. Il a dit, pliez-moi ça vite fait. Mais moi, j’irai aussi loin que possible. Je n’ai pas l’intention de bâcler le travail. J’en coincerai deux ou trois. Je les dénicherai, je les ferai trembler . » Il enquête sur la possibilité de l’implication d’un « réseau étranger » et rappelle dans chaque prise de parole que « le pays est toujours en danger ». L’institution sécuritaire fait main basse sur la rue, la contre-révolution anti-citoyenne est en marche. D’aucuns appellerons cela le « dialogue national ». L’espoir agonise, et dans le clair-obscur de ce grand désenchantement, Adel et Wafa attendent impatiemment la levée de leurs ISTN pour rejoindre le Canada. Loin d’être un roman qui explique l’Algérie à l’observateur étranger, comme c’est le cas d’une partie significative des productions littéraires en situation post-coloniale, Partout le même ciel est une murale romanesque décrivant au scalpel les évolutions des sensibilités algériennes dans la quotidienneté de leurs détails. Seule la littérature est capable de capter l’émergence de ces désirs d’ouverture et de renouveau, et de les projeter dans des vies imaginaires.
PDF
6 / 11
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌓