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30.10.2025 à 10:00

Voyager, une histoire du XIXe siècle

En mars 2020, bien que tous les États ne l’aient pas décidé, le monde entier se retrouve confiné et ne peut plus voyager. Cette décision constitue le point de départ de l’historien du XIX e  siècle et des représentations Sylvain Venayre. À travers 17 leçons, nées de rencontres avec des hommes et des femmes qui l’ont influencé, il décrit une pratique qui a imprégné la littérature de l’époque et permit la naissance de la littérature de voyages. Littérature dans laquelle la personnalité du narrateur l’emporte sur les lieux visités, à l’instar de Chateaubriand, qui cherche à Jérusalem les fondements de sa foi. C’est donc un ouvrage qui nous amène à redécouvrir, à travers la plume de Jules Verne, Michelet, Chateaubriand et consorts, les fondements de la figure du touriste et de nos pratiques de voyages nées au XIX e  siècle, notamment avec la transformation des transports.   Nonfiction.fr : Vous avez rédigé et dirigé plusieurs ouvrages sur l’histoire du monde au XIX e siècle , les guerres sur ce même siècle ou encore les produits symboles de la mondialisation depuis le XVIII e siècle . À la lecture de l’introduction, le livre semble avoir autant été écrit par « l’historien des voyages et de l’éloignement » 1 que par l’observateur des années 2020. Comment est né ce projet ? Sylvain Venayre :  Le projet est né en grande partie de la volonté de mon éditrice, Blandine Genthon. Depuis une trentaine d’années que je travaille sur l’histoire des voyages et de l’éloignement, j’avais abordé pas mal de sujets dont elle s’est aperçue qu’ils résonnaient avec notre présent. De façon d’ailleurs souvent paradoxale : le XIX e siècle, qui forme le cadre privilégié de mes recherches, est désormais assez mal perçu. Quand j’étais étudiant, à la fin du XX e siècle, on pouvait encore croire qu’il était « le siècle dernier », celui du romantisme, des révolutions, de l’avènement de la République, le grand siècle de Victor Hugo et de Louis Pasteur, celui dans lequel plongeaient les racines de notre modernité. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, où le XIX e siècle est volontiers stigmatisé comme un siècle sexiste, raciste, impérialiste et pollueur. L’étudier, c’est toujours aller chercher les origines de notre modernité – mais des origines désormais extrêmement critiquables. Cela vaut aussi pour l’histoire des voyages. Le XIX e siècle n’aurait-il pas inventé, avec le tourisme, une forme de folklorisation de l’autre ? le moyen d’une domination occidentale sur le reste du monde ? des atteintes nouvelles aux peuples, aux patrimoines et à l’environnement ? Aujourd’hui que l’on craint les effets du « surtourisme » et que l’on opère un partage strict entre les élites sociales, qui voyagent pour leur plaisir, et les pauvres gens contraints à des migrations douloureuses pour des raisons politiques et économiques, qu’est-ce que l’expérience du XIX e siècle peut encore nous enseigner ? Nous avons fait le pari dans ce livre que les voyages des Occidentaux du XIX e siècle pouvaient être analysés en brossant à contre-sens le poil trop luisant de l’histoire, comme disait Walter Benjamin – qu’ils pouvaient nous en apprendre beaucoup sur la façon dont on ressent aujourd’hui l’expérience du monde, qu’il s’agisse de l’avènement de l’industrie touristique, des conquêtes impériales ou de bien d’autres pratiques du XIX e siècle, tel ce goût qui nous semble maintenant invraisemblable pour la chasse aux animaux sauvages. Bref, il s’agit d’essayer de continuer à tirer des enseignements du XIX e siècle, mais en pensant parfois contre lui. Chaque leçon, qui remplace ici les chapitres, est tirée d’une rencontre, d’un colloque et de rédaction de chapitres ou direction de dossiers. Le livre est bien sûr centré d’abord et avant tout sur le voyage, mais nous en apprenons également beaucoup sur votre parcours et vos influences d’historien. Quelle place occupe le voyage dans votre travail depuis trois décennies ? J’ai commencé par faire une thèse qui, à l’époque, étonnait un peu mes collègues, habitués à des sujets plus classiques. À l’époque, je tâchais de faire l’histoire du sentiment d’aventure. L’approche était celle de mon maître Alain Corbin : l’histoire des sensibilités et des représentations. Je me demandais ce que signifiait l’aventure pour les Européens du XIX e siècle et j’étais arrivé à premier résultat : je pouvais dater l’émergence de l’imaginaire moderne de l’aventure – entre les années 1880 et les années 1910. Auparavant, l’aventure existait, mais elle n'était pas désirable en soi. Les personnages d’aventuriers étaient méprisés. C’est à la toute fin du XIX e siècle que la quête de l’aventure pour elle-même est devenue quelque chose de valorisant, susceptible d’ennoblir une existence. Je me suis demandé pourquoi et, en gros, j’en suis arrivé à la conclusion que, au tournant des XIX e et XX e siècles, le sentiment d’une plus grande sécurité dans les transports et les communications, la disparition de l’inconnu géographique (à travers par exemple le remplissage des taches blanches sur les cartes de géographie) et le sentiment de l’éradication des mondes sauvages, sous l’effet de la politique de colonisation (ou, plus exactement, sous l’effet des propagandes impériales) avaient eu pour conséquence le déploiement d’une forme de nostalgie. Beaucoup de gens assuraient alors que l’espace qui autorisait l’aventure était en train de disparaître. C’était peut-être vrai, mais à condition d’admettre que, autrefois, on n’aurait jamais dit les choses ainsi. La mystique moderne de l’aventure pouvait donc être interprétée comme une réaction nostalgique face à la marche du monde. Par la suite, j’ai continué à travailler sur l’histoire du voyage, en essayant de croiser l’histoire des pratiques (progrès des transports et des communications, explorations, pèlerinages, voyages d’études, voyages de santé, tourisme) et celle des représentations (l’ensemble des façons de voir et de sentir qui ont permis de donner du sens à l’expérience du voyage). Cela m’a conduit à publier un gros livre, Panorama du voyage (Les Belles Lettres, 2012), dont l’ambition était d’établir la liste exhaustive de toutes les façons de dire, de vivre et de sentir le voyage au XIX e siècle. J’ai également publié une anthologie de textes sur le voyage, du XVI e siècle à nos jours. Dans l’ Histoire du monde au XIX e siècle , j’ai consacré un chapitre à l’histoire mondiale des transports et des communications. J’ai aussi multiplié les études de cas dans le cadre de revues ou de colloques – une cinquantaine en tout. J’en ai retenu 17 pour ce livre : celles qui me permettaient de faire dialoguer le XIX siècle, selon les principes critiques dont je parlais tout à l’heure, avec notre actualité. La première leçon donne la part belle à Chateaubriand et la littérature constitue une source majeure de ce travail. Les écrivains étaient pour certains de grands voyageurs, à l’image de Flaubert, qui visite l’Asie Mineure à 22 ans et prend des notes lors de ses voyages. Comment abordez-vous cette source, puisque tous les auteurs ne souhaitent pas participer à cette littérature du voyage, et quels sont ses atouts pour votre sujet ? J’ai été formé très tôt à l’analyse historienne des sources littéraires. Elle était essentielle pour mon travail sur l’histoire du sentiment d’aventure (comment ne pas utiliser pour ce travail la masse énorme des romans dits « d’aventures » ?). Ces sources sont prodigieuses à condition de ne pas les surinterpréter. Elles nous donnent rarement – ou, en tout cas, très indirectement – accès à la réalité des pratiques. En revanche, à condition de les étudier avec assez d’attention, elles nous permettent de repérer l’ensemble de ce qui était pensable – ou, au moins, dicible – à une époque donnée. Sans compter que, dans le cas des voyages, elles sont, en tout cas au XIX e siècle, prescriptrice de normes. C’est au XIX e siècle en effet que s’invente la littérature de voyage, au sens moderne de la notion de littérature – c’est-à-dire le récit qui n’a pas d’autre objectif que d’exprimer, pour le dire comme Chateaubriand, les émotions, les sentiments et les aventures du voyageur (là où la littérature de voyage de l’époque précédente était essentiellement centrée sur les objets étudiés par le voyageur). On ne parlait pas à l’époque d’« écrivain-voyageur ». Mais quand on a inventé cette catégorie – assez largement publicitaire – dans les années 1980, c’est bien en référence à cette histoire qui débute avec le XIX e siècle. Théophile Gautier, par exemple, a été un acteur important de cette évolution, en publiant les premiers recueils de récits de voyage, montrant par là que ce qui comptait dans ces livres, c’était moins les destinations du voyageur, très variées (Gautier a énormément voyagé), que le style de l’écrivain, seul susceptible d’assurer l’unité de ces récits. « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France », c’est par cette phrase de Michelet que Patrick Boucheron ouvre l’ Histoire mondiale de la France , à laquelle vous aviez participé et dont une nouvelle édition vient de paraître. Vous consacrez justement une leçon à Michelet. Quelle influence ont les voyages, notamment ses quatre en Italie, sur son œuvre ? J’ai une passion pour Michelet. Pendant plusieurs années, j’ai coanimé, avec Aurélien Aramini, Paule Petitier et Yann Potin, un séminaire sur Michelet. Je l’avais aussi beaucoup lu – et utilisé – pour mon enquête sur la façon dont la science historique a pris en charge, depuis le XVIII e siècle, le débat sur les origines de la nation en France 2 . J’en avais même fait un des personnages principaux de La Balade nationale , cette bande dessinée coécrite avec Etienne Davodeau, qui constituait, en 2017, le premier volume de l’ Histoire dessinée de la France , consacré à la question des origines. Dans ce livre, nous avons envoyé Michelet et ses compagnons de voyage dans un grand tour de France, à la recherche des différentes origines attribuées à la nation française, selon les époques et les opinions politiques. L’idée était d’ailleurs inspirée du Tableau de la France de Michelet, qui ouvrait le deuxième tome de son Histoire de France . Car Michelet a été un grand voyageur – à travers la France essentiellement, Michelet recherchant sur tout le territoire non seulement les archives qui lui permettrait d’écrire l’histoire de son pays, mais aussi le sentiment du corps de la nation, selon une logique qu’on verra ensuite à l’œuvre, quelques décennies plus tard, chez Vidal de la Blache. Mais Michelet a visité également les pays voisins, à commencer par l’Italie, en effet, qui a été pour lui une véritable révélation. Ce sont ses voyages en Italie qui lui ont fait considérer les Alpes comme « l’autel de l’Europe » et qui, surtout, lui ont permis de créer la notion moderne de Renaissance. Or, ce que j’essaye de montrer, c’est qu’en Italie, Michelet a surtout imaginé ce qui se trouvait au-delà de l’Italie : l’Orient, qu’il a rêvé par la puissance de Venise, par les Juifs d’Espagne réfugiés après 1492 et par l’Empire ottoman du temps du vizir Ibrahim. Ce sont ses déplacements – mais aussi les déplacements qu’il n’a pas pu faire mais qu’il a rêvé – qui l’ont invité à penser la Renaissance, c’est-à-dire, selon sa philosophie de l’histoire, le début de la réconciliation de l’humanité. La chasse, et le prestige qui l’accompagne sont aussi une motivation de certains voyageurs. Tout un imaginaire se construit alors autour d'animaux féroces qui n’existeraient plus en Europe et impliquent un voyage vers l’Asie ou l’Afrique. Comment s’organise ce genre de voyages ? Quand on pense à ce qui nous fait aujourd’hui horreur dans les voyages d’agrément du XIX e siècle, on pense assez vite à cette modalité particulière du sport pour certaines élites de l’époque : les « grandes chasses » (on ne parlait pas encore de safari, le mot n’est apparu qu’au début du XX e siècle). Alain Corbin m’avait naguère invité à me pencher sur cette question, dans la logique de mes travaux sur l’imaginaire de l’aventure. Il suivait en l’occurrence une idée souvent exprimée par Lucien Febvre : non pas chercher en quoi nous ressemblons aux gens du passé (selon un réflexe qui peut vite vous conduire à des raisonnements identitaires), mais au contraire en quoi nous différons. Or, en ce domaine, la gloire des grandes chasses est exemplaire. À quelques rares individus près, les hécatombes des chasseurs du XIX e siècle nous paraissent aujourd’hui extravagantes et lamentables. Il convient donc de se poser la question : pourquoi fascinaient-elles à cette époque ? Parce qu’elles fascinaient : les bibliothèques étaient pleines de récits de chasse, les romans d’aventures étaient pleins de scènes de chasse, dans les théâtres et les « exhibitions » on multipliait les images de chasse. Je pense qu’aucune époque n’a célébré à ce point le goût de mettre à mort les animaux sauvages. Il y a là un problème et, comme le disait Michel Foucault, la bonne histoire est d’abord celle qui s’efforce de résoudre un problème. Mais en réalité bien d’autres problèmes sont aux origines de ce livre. Pourquoi a-t-on décidé, au XIX e siècle, d’inventer la pratique du voyage de noces ? Pourquoi l’Église a-t-elle soutenu à ce point la pratique des pèlerinages, pourtant très critiquée à l’époque précédente ? Pourquoi certains artistes, tel Gustave Flaubert, ont-ils refusé tout à la fois la pratique de la photographie et l’écriture de récit de voyage ? Chaque fois, c’est un mystère de ce genre qui déclenche mon envie d’enquêter. Justement, avec la colonisation, les autorités métropolitaines cherchent des volontaires pour peupler les espaces qu’elles soumettent progressivement. « L’aventure coloniale », expression sur laquelle vous revenez, accorde-t-elle une place aux voyageurs ? C’est en effet un des plus gros problèmes : y a-t-il un lien entre le désir des voyages, que le XIX e siècle occidental a promu et institutionnalisé, et le désir de conquête, qui a abouti à la fin du siècle à la constitution des immenses empires coloniaux ? Et même, plus exactement, y a-t-il une relation de cause à effet ? Les voyageurs européens dans les espaces qui finiront par devenir des territoires coloniaux ont-ils été les fourriers de l’impérialisme ? Or, en ce domaine, rien n’est très simple. Il serait difficile de prétendre, par exemple, que le voyage de René Caillié à Tombouctou à la fin des années 1820 est directement à l’origine de la prise de la ville par les Français en 1894. C’est pourtant ce qui a souvent été dit : par la propagande coloniale à la fin du XIX e siècle, puis par le discours anticolonialiste à partir de l’entre-deux-guerres et même par certains des meilleurs historiens. Or, cet unanimisme devient suspect dès lors que l’on considère cette notion, « l’aventure coloniale », dont le premier terme a souvent été effacé au privilège du second. Pourtant, parler d’« aventure coloniale » n’est pas exactement parler d’« histoire coloniale ». Cela implique un certain imaginaire, qui associe le désir des confins au désir de conquête. Je me suis proposé ici de faire l’histoire de cette expression – de même que l’histoire d’autres notions tout aussi vagues, telle la notion d’« Ailleurs » afin d’essayer de comprendre ce qui se cachait derrière les mots. Car il n’y a rien de moins décoratif que les mots que nous choisissons pour nommer tel ou tel phénomène historique. Notes : 1 - p.134 2 - Les Origines de la France , Seuil, 2013, rééd. Points 2025
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28.10.2025 à 10:00

Géopolitique de l’année 2025

Dans cette treizième édition du Grand Atlas, Frank Tétart retrace l’année 2025 à partir de lignes de force géopolitiques et réfléchit à des prospectives pour l’année 2026. L’année 2025 est peut-être la plus chaotique depuis la naissance de cet atlas. Le recul des démocraties, l’affirmation des prédateurs, le recul du droit des minorités et des questions environnementales ont connu un apogée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Ce second mandat se démarque par une surabondance des provocations, des « informations » et des actes contradictoires. C’est donc au monde selon Trump que Frank Tétart a décidé de consacrer un dossier spécial.   Nonfiction.fr : L’an dernier, vous insistiez sur l’incertitude de l’année 2024 en raison des lignes de faille qui se creusaient entre les démocraties et les régimes autoritaires et la rivalité sino-américaine. Votre dernier Atlas sur l’année 2025 confirme le prolongement de ces incertitudes qui aboutissent à une sorte d’interrègne. Quel titre donneriez-vous à l’année 2025 ? Frank Tétart : Le « moment trumpien », car le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche début 2025 a d’emblée suscité une inquiétude en Europe et dans le reste du monde, tant son programme axé sur la grandeur de l’Amérique et son style porté par son franc-parler et une surmédiatisation, contribuent à déstabiliser la pratique des relations internationales et l’ordre mondial. Un ordre déjà déstabilisé par la guerre d’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine et celle contre Gaza, riposte aux attentats du 7 octobre 2023, qui s’est transformée au cours de l’année 2025 en une guerre israélienne sur tous les fronts. Or, cette pratique « disruptive » de Trump permet aussi de manière inattendue de parvenir à un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas début octobre. Vous rédigez un Grand Atlas depuis treize ans, mais celui-ci est peut-être particulier en raison d’une accélération de l’histoire sous nos yeux ; vous parlez d’ailleurs de « tourbillon du monde ». Comment abordez-vous une géopolitique qui n’a jamais été aussi fluctuante ? Pour décrypter ce tourbillon, il m’a semblé utile de repartir sur les fondamentaux de la puissance américaine, puis d’en souligner les évolutions. La treizième édition consacre en effet son dossier aux États-Unis d’aujourd’hui, mais revient dès la première partie sur les étapes incontournables de l’affirmation, puis de l’exercice de leur puissance. Elle met en avant des concepts, tels la « destinée manifeste » ou l’isolationnisme, et les postures vis-à-vis de l’extérieur (unilatéralisme/multilatéralisme) qui ont forgé la politique étrangère américaine et éclairent les choix en cours, notamment à l’égard de l’Iran et d'Israël. Cette première partie introductive nous guide vers la deuxième partie qui présente « le monde selon Trump », c’est-à-dire sa vision du monde, ses velléités territoriales sur le Canada ou le Groenland, sa politique commerciale, son rapport avec les grandes puissances (Chine, Russie) et ses alliés (européens ou Israël) ou l’Ukraine. La troisième partie s'attèle à montrer le monde tel qu’il est, souvent chaotique ou en conflits, marqué par la désinformation et le rejet du droit international, et comment il se positionne, réagit, face à ce « moment trumpien ». Quant à la dernière partie, elle demeure plus classique pour les habitués du Grand Atlas, et permet d’entrevoir le monde qui se dessine demain à travers les enjeux démographiques, environnementaux, énergétiques. L’an dernier, le monde s’inquiétait d’une potentielle victoire de Trump qui aurait pour effet d’accroître ce tourbillon et les lignes de fracture. Après neuf mois complètement déroutants, quelles sont les caractéristiques de son second mandat ? Ce second mandat se concentre sur l’objectif de la campagne de Trump : Make America Great Again (Rendre à l’Amérique sa grandeur). Cela passe par une guerre commerciale qui n’épargne pas les alliés européens, soupçonnés d’ « arnaquer » les Américains, et la signature de « deals » définissant les droits de douane à payer pour vendre sur le marché américain. Sur le territoire américain, le retour de la grandeur américaine correspond à un programme suprémaciste, où la blancheur de la peau, la foi chrétienne et la défense de ses valeurs sont au centre. Ainsi, depuis sa prise de pouvoir en janvier 2025, Donald Trump mène une politique répressive contre les migrants, qui se concrétise par des expulsions massives, la suspension du droit d’asile, des déploiements militaires et le bannissement de certains États, et au nom de la lutte contre le wokisme, il s’en prend également aux minorités sexuelles et plus particulièrement aux personnes transgenres. Tout cela est d’autant plus paradoxal, que Trump et son vice-président Vance ont épousé des « migrantes » naturalisées Américaines par leur mariage ! Cette politique de Trump est aujourd’hui dénoncée par un nombre croissant d’Américains qui y voit une dérive autoritaire du pouvoir. L’admiration que le président américain porte aux « hommes forts », tel Poutine, est indéniablement à prendre en compte dans sa conception du pouvoir, car déjà, elle guide ses positions erratiques vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie, et l’humiliation qu’il a fait subir au Président Zelensky, lors de sa visite à la Maison-Blanche en février dernier. D’un autre côté, la politique du « America First » induit un rejet de l’interventionnisme militaire et le volontarisme de Trump à vouloir faire la paix, mais, selon ses propres règles, celles d’un businessman et non d’un diplomate. Cela a fonctionné pour le cessez-le-feu à Gaza, mais pas (encore !)  pour l’Ukraine. Comme chaque année, vous évoquez les conflits les plus médiatisés, mais avez aussi à cœur d’aborder la Birmanie, le Soudan et l’Éthiopie, qui ont chacun fait plus de 10 000 morts, dans le plus grand des silences. Est-il plus que jamais plus difficile de faire la paix que la guerre ? Oui, en effet, et c’est déjà ce qu’avait dit Dominique de Villepin devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies en 2003 pour s’opposer à l’intervention américaine en Irak : « N’oublions pas qu’après avoir gagné la guerre, il faut construire la paix. Et ne nous voilons pas la face : cela sera long et difficile, car il faudra préserver l’unité de l’Irak, rétablir de manière durable la stabilité dans un pays et une région durement affectée par l’intrusion de la force. » Tout est dit : l’intrusion de la force déstabilise non seulement les rapports de force, mais également les équilibres politiques, économiques et sociaux, elle concourt également à l’esprit de vengeance et à l’éventuel retour de tensions et de conflits. Moins de 30% de la population vit sous un régime démocratique, contre 50% en 2004. À cela s’ajoute l’irrésistible ascension des partis autoritaires dans les démocraties. Comment expliquez-vous cette défaite du système démocratique ? Je ne parlerai pas véritablement de défaite, mais plutôt de faiblesse, de fragilité ou de vulnérabilité de la démocratie. C’est un régime politique qui peut disparaître, car ses fondamentaux, à savoir les libertés individuelles, l’état de droit sont rognés de l’intérieur par le pouvoir exécutif. C’est le cas aujourd’hui en Hongrie, que son Premier ministre, Viktor Orban définit aujourd’hui de démocratie illibérale, un terme qui souligne que derrière une façade démocratique marquée par des scrutins réguliers et pluralistes, l’état de droit et certaines libertés sont limités ou réduites. On en voit aujourd’hui les prémisses aux États-Unis de nos jours sous l’administration Trump. Son premier mandat avait déjà suscité des inquiétudes et la publication d’un ouvrage particulièrement précis sur les rouages qui mènent à l’affaiblissement démocratique, voire à l’autoritarisme : How Democracies die ( La Mort des démocraties , traduit chez Calman-Lévy) écrit en 2018 par Daniel Ziblatt et Steven Levitsky, deux politologues de Harvard. En tout état de cause, il est vraisemblable que la faillite des élites politiques à proposer une projection dans l’avenir, un programme défendant au-delà de valeurs et de principes un projet de société, inclusif et cohésif, a ouvert la voie aux populismes. Leurs discours simples voire simplistes donnent eux de l’espoir, et une réponse à des questionnements économiques, sociaux ou identitaires, que les médias et notamment les réseaux sociaux amplifient et polarisent. On l’a vu, les réseaux sociaux nuisent aux élections par le renforcement de la polarisation sans même évoquer la désinformation et l’absence de régulation de la liberté d’expression, puisqu’ils sont dominés par de grandes entreprises du numérique plus intéressées par les contenus publicitaires que démocratiques. L’an dernier, nous avions évoqué la situation des femmes dans le monde. En Afghanistan, ce sont les premières victimes des talibans, mais, contrairement à la fin des années 1990 et au début des années, la communauté internationale ne s’émeut guère de leur sort. Comment expliquer le recul général de la cause des femmes, au-delà de cet exemple extrême ? Est-ce un désintérêt pour le sort des femmes ou celui de l’Afghanistan ? Comme je le fais chaque année dans le Grand Atlas, je cherche à mettre en avant les conflits oubliés, qu’il s’agisse du Yémen, de la Birmanie, de la Syrie ou du Soudan. En 2024 et 2025, les médias ont concentré leurs grands titres à Gaza et la famine à Gaza, alors que la crise alimentaire est tout aussi grave au Soudan, sans que personne ne s’en occupe véritablement. Dans les deux cas, ce sont les populations civiles, femmes et enfants, qui sont les premières victimes. Les femmes sont les grandes oubliées de l’histoire, non seulement car celle-ci a d’abord été écrite par des hommes, mais aussi essentiellement parce qu'elle est dominée par eux, occultant les figures féminines. Les choses changent, les sciences sociales en Europe et en Amérique du Nord se sont grandement féminisées au cours des 30 dernières années et la vision « féministe » qu’elles inaugurent permet de changer de regard, d’optique sur le monde, sur les sociétés, ouvrant des perspectives réflexives stimulantes. Tant que les politiques ne s’en mêlent pas ! La cause des femmes dans de nombreux pays reste malheureusement celle d’une condition sociale inférieure aux hommes, dont l’Afghanistan est sans doute le cas extrême aujourd’hui, car comme le rappelle le philosophe Olivier Roy, elles « font peur » aux Talibans tant elles leur sont étrangères à tout point de vue. Ailleurs, et notamment sous l’administration Trump, le conservatisme chrétien ambiant conduit à un retrait « volontaire » des femmes de la société américaine pour endosser le rôle unique de mère et de gestionnaire du foyer. Vous maintenez une partie prospective dans laquelle on retrouve plusieurs défis environnementaux, mais aussi l’IA. Dans quelle mesure participe-t-elle à la course à la puissance et bouleverse-t-elle la géopolitique ? En 2017, Vladimir Poutine déclarait que « celui qui deviendra leader dans ce domaine sera le maître du monde ». Au-delà du fantasme, c’est la capacité des États à accroître leur compétitivité et leur productivité dans tous les secteurs grâce à l’IA, créant de nouveaux rapports de force économiques et géopolitiques, mais surtout à s’adapter aux bouleversements sociaux que le remplacement de l’homme par des machines « hyperperformantes » induira en termes d’emploi, de formation et compétences, qui seront sans aucun doute les agrégats de la puissance de demain. Force est de constater que d’ores et déjà l’IA exacerbe la compétition entre grandes puissances, avant tout les États-Unis et la Chine. La mise sur le marché en janvier 2025 de DeepSeek, un équivalent chinois très performant et moins cher de ChatGPT, a ébranlé la Silicon Valley et fait chuter les valeurs du numérique de Wall Street. Le fabricant américain des semi-conducteurs (indispensables à l’IA), Nvidia, a vu sa cote chuter de 17% en une journée. Pour le chercheur associé à l’IRIS Charles Thibout, la capacité de l’acteur chinois à obtenir des niveaux de performance comparable aux entreprises américaines, pour une puissance de calcul et de consommation énergétique bien moindres est « un véritable tour de force » et le « prélude à une compétition technologique internationale ». Les États-Unis s’y préparent activement avec le projet Stargate dévoilé par le président Trump dès sa prise de fonction, un plan d’investissement de 500 milliards de dollars visant à la construction d’infrastructures physiques et virtuelles nécessaires à la prochaine génération d’IA. L’ambition de ce projet est de conserver la suprématie américaine dans l’écosystème mondial de l’IA face à la concurrence internationale, avant toute chinoise (avec Alibaba, Baidu et Tencent).
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26.10.2025 à 09:00

Non, baisser le coût du travail ne crée pas d'emplois

Clément Carbonnier, professeur d’économie à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, s’était déjà fait remarquer il y a trois ans avec la publication, aux côtés de Bruno Palier, de Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord  (PUF, 2022). Son nouvel ouvrage, intitulé Toujours moins ! L'obsession du coût du travail ou l'impasse stratégique du capitalisme français , à la fois bien écrit et très clair, est une excellente et importante contribution au débat politique et économique sur la baisse du coût du travail. Il propose un regard critique sur la politique de l’offre – cette stratégie qui prétend concilier la réduction du coût du travail pour les employeurs, des revenus décents pour les travailleurs et une limitation de la charge correspondante pour les finances publiques. Une équation séduisante, mais qui repose sur l’hypothèse que la baisse du coût du travail favorise la création d’emplois. Or, comme le montre l’auteur, de manière convaincante, cette hypothèse ne se vérifie pas. La politique de l’offre se heurte ainsi à un véritable « triangle d’impossibilité » – un schéma connu en économie –, dont les tensions récentes sur les finances publiques ont encore accentué les contraintes. Il serait ainsi temps d’explorer d’autres voies. Cependant, après quarante ans de politiques centrées sur la réduction du coût du travail, un changement de cap exigerait une transformation en profondeur de notre organisation économique. Une telle transition ne produirait pas de résultats immédiats, ses effets positifs ne pouvant être que progressifs… Ce constat soulève aussi la question de la finalité de la stratégie de baisse du coût du travail. Contrairement à ce qu’affirme l’économie dominante et une partie du monde politique, cette orientation ne saurait être considérée comme neutre : elle relève d’un choix politique, au cœur du débat sur un partage plus équitable de la valeur.   Nonfiction : Les patrons comme les responsables politiques le répètent à l’envi : il faut baisser le coût du travail, pour résorber le chômage et soutenir la croissance. Mais on s’y emploie depuis quarante ans et force est de constater que cela ne fonctionne pas. Avant d’en venir à la démonstration, pourriez-vous expliciter la conception politique et économique que présuppose la stratégie de baisse du coût du travail, en particulier du travail peu qualifié ? Et comment cette politique jongle entre le coût du travail pour les employeurs, les revenus des travailleurs et les contraintes sur les finances publiques ? Clément Carbonnier : L’idée derrière cette stratégie de politique de l’emploi est assez simple. C’est la vision du marché du travail comme un marché normal, dans lequel la marchandise serait la force de travail, vendue par les travailleurs aux employeurs. Dans cette fiction, si la marchandise est moins chère, les employeurs en achètent plus. Le problème est que la sphère de la production ne fonctionne pas de cette manière simpliste. En particulier, les facteurs de production sont complémentaires et les décisions se font au niveau de la chaine de production dans son ensemble, et non au niveau de chaque employé individuellement selon son niveau de salaire. Pour donner une idée, si le prix de la farine augmente, les boulangers ne vont pas faire du pain avec plus de levure et d’eau et moins de farine. Ils vont continuer à utiliser autant de farine et reporter leurs coûts : soit sur leurs marges, soit sur des primes aux salariés, soit sur certains de leurs prix.   Par ailleurs, si on souhaite effectivement que les employeurs ne paient pas trop cher la force de travail qu’ils utilisent, soit les niveaux de vie des travailleurs doivent être faibles soit il faut que quelqu’un paie à la place des employeurs. En France en l’occurrence, c’est l’État qui a beaucoup pris à sa charge les rémunérations des travailleurs du privé, à travers les allègements de cotisations et la prime d’activité notamment. Cela n’a pas totalement empêché la stagnation des salaires, et a surtout coûté très cher aux finances publiques, qui sont aujourd’hui particulièrement en tension. Trois axes, expliquez-vous, ont successivement été mis en œuvre dans le cadre de cette stratégie : un transfert du financement de la sécurité sociale, la maîtrise des coûts de la protection sociale et enfin une amorce de modération salariale. Mais ces axes ont alors eux-mêmes appelé des mesures visant à en corriger certains effets, si bien que finalement, c’est ainsi l’essentiel de la politique économique qui s’est trouvée dépendre de cette stratégie de réduction du coût du travail. Pourriez-vous en dire un mot ? Effectivement, cette stratégie de baisse du coût du travail s’est étendue à une grande variété d’interventions publiques, jusqu’à contaminer la majeure partie des politiques économiques françaises. Je montre dans mon livre le lien entre un grand nombre de réformes ces quarante dernières années et cette stratégie de baisse du coût du travail. Initiée à travers des réformes du financement de la sécurité sociale, cette stratégie visait au départ à ne pas trop modifier les salaires et à la protection sociale. Mais elle s’est avérée coûteuse en fonds publics. Pour aller plus loin dans cette baisse du coût du travail, les gouvernements ont cherché à limiter les dépenses de protection sociale. Les réformes successives des retraites   se sont inscrites dans cette logique et leurs initiateurs ont fait directement référence au coût du travail. Les réformes de la santé ont été plus variées et parfois moins visibles, mais ont également eu de forts impacts, notamment sur les inégalités d’accès aux soins. Cela a amené les pouvoirs publics à mettre en place de multiples dispositifs d’aides à la complémentaire santé. Enfin, plus récemment, des lois et ordonnances ont modifié le cadre de la négociation collective, ce qui a conduit à une détérioration des conditions de travail et une stagnation des salaires. Notamment, en décentralisant les négociations au niveau de chaque entreprise, on renforce la concurrence sociale entre entreprises alors que les négociations au niveau de la branche peuvent permettre de mettre en place des règles du jeu de la concurrence pour éviter une course au moins-disant social. De plus, les réformes de l’assurance chômage, outre l’effet direct sur les conditions de vie des allocataires, ont fortement diminué le pouvoir de négociation des travailleurs, au détriment des conditions de travail et des salaires. Et pourtant, nonobstant les affirmations des responsables politiques de tous bords, cette politique de baisse du coût du travail ne crée pas ou très peu d’emplois, expliquez-vous. On n’observe pas de lien macroéconomique entre le coût du travail et l’emploi et les évaluations qui ont pu être faites des allégements de cotisations montrent des effets nuls ou très faibles. Enfin, les études internationales confortent l’absence d’effet sur l’emploi du coût du travail. Pour autant, cette connaissance n’infuse pas jusqu’aux prises de décisions et était jusqu'ici largement absente du débat public. Comment se l’expliquer ? Il n’est pas tout à fait exact de dire que l’accumulation des preuves empiriques de l’inefficacité de cette stratégie n’aurait pas d’effets sur le débat public. Par exemple, on entend de plus en plus de critiques sur les dépenses publiques d’aides aux entreprises, dont les allègements de cotisation prennent une part substantielle. Certains défenseurs de ces politiques reconnaissent même aujourd’hui qu’on serait allé trop loin, ou du moins qu’il est inutile de renforcer encore ces dispositifs. Certes, ils ne proposent pas encore de revenir en arrière, mais cela acte déjà un changement. J’ai l’impression que ces critiques, aussi modestes soient-elles, n’étaient pas du tout audibles il y a encore 10 ans. D’ailleurs, même si cela reste très léger, les projets de lois de financement de la sécurité sociale pour 2025 et 2026 discutent de petites diminutions des allègements de cotisations. Je montre dans le livre que si ces politiques n’ont certes pas d’impact positif sur l’emploi, ni en termes de création nette ni en termes de sauvegarde, elles ne sont pas sans effets pour autant. Elles ont des effets inégalitaires marqués, qui sont constitués à la fois de pertes pour les moins avantagés, mais aussi de gains pour les plus avantagés : les propriétaires du patrimoine financier et les salariés les plus qualifiés. Nous avons ainsi pu montrer, dans l’évaluation que nous avons menée, que le CICE n’avait pas créé d’emploi, ni n’avait conduit à des investissements supplémentaires ou des hausses des ventes (qui auraient pu être permises par des baisses de prix), mais qu’il avait constitué une manne financière partagée entre des hausses des marges pour les employeurs et des hausses de rémunération pour les salariés les plus qualifiés. La défense des intérêts des gagnants à ces politiques participe certainement de la résistance de cette stratégie pourtant inefficace sur le front de l’emploi. Il existe des alternatives, expliquez-vous, qui seraient susceptibles d’avoir de meilleurs résultats en matière de création d’emplois et de croissance, mais qui restent de ce fait inexplorées, comme l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages et la réorientation des fonds publics vers des investissements utiles, dans des politiques d’éducation, de formation et de santé, et dans des infrastructures et technologie de pointe. Comment évaluer ces résultats ? Où conviendrait-il d’orienter les efforts ? On observe effectivement de multiples secteurs dont l’activité manque en France, principalement faute de rentabilité marchande. Alors, plutôt que de subventionner les entreprises privées en espérant que cela rende ces secteurs rentables, il vaut mieux directement financer les emplois pour produire publiquement ces services dont on manque. Concernant les emplois à bas salaires, puisque c’est sur eux que s’est focalisée la politique, on peut citer l’ensemble du secteur des soins, médicaux et non médicaux. Il y a en particulier la question de la prise en charge de la perte d’autonomie, liée au vieillissement de la population, et la question de la garde d’enfant, qui pénalise encore aujourd’hui fortement les carrières professionnelles des mères des classes moyennes et populaires. Non seulement la réorientation des dépenses publiques vers ces secteurs créerait plus d’emplois directement, mais elle génèrerait aussi une activité utile qui aurait des effets positifs sur le reste de l’économie. Par ailleurs, si on regarde spécifiquement les besoins des entreprises privées, ce n’est pas en baissant leur masse salariale qu’on les aide le mieux. Le pouvoir d’exportation de la France ne peut pas grandir en tentant de concurrencer la Chine en prix, et même de grosses baisses de salaires ne suffiraient pas. Ce qu’il faut, c’est de la qualité et de l’innovation. Or, mettre à disposition des entreprises un socle important d’innovations fondamentales à développer est plus efficace que financer directement la R&D des entreprises privées en atrophiant le financement public à la recherche fondamentale. De plus, la majeure partie des entreprises françaises vend très majoritairement, voire exclusivement, en France. Ces entreprises ont donc besoin d’une demande solvable pour avoir des débouchés. Dans ce sens, des politiques de soutien aux salaires peuvent avoir des effets indirects bénéfiques aux entreprises. Enfin et surtout, que ce soient les entreprises exportatrices ou celles vendant localement, elles ont besoin d’une main d’œuvre bien formée, en bonne santé, et qui bénéficie de conditions de travail dans lesquelles elle peut être productive. Dans ce sens encore, c’est à l’opposé de la stratégie de baisse du coût du travail qu’il faut s’orienter.
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24.10.2025 à 10:00

Débat – Le travail et la société française

* L' APSE *, partenaire de Nonfiction, a organisé le mercredi 24 septembre 2025 une rencontre-débat gratuite en ligne, ouverte à toutes et tous. La captation vidéo est désormais disponible, en bas de cet article.   Le monde du travail connait d’importantes transformations, ce qui oblige les sciences humaines et sociales à aborder autrement la question du travail, par des regards croisés entre disciplines pour éclairer la diversité des situations de  travail, notamment en France.  Lors de cette rencontre-débat en ligne, il s'agira d'interroger collectivement des défis, leviers d’action et pratiques concrètes dans des contextes emblématiques du monde du travail contemporain. Trois thèmes d’actualité  ont été retenus pour une discussion avec des contributrices et contributeurs du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), ainsi qu'avec les participantes et participants en ligne. – Le thème  Intelligence Artificielle (IA) et futur du travail  sera abordé par le regard d’ Ewan Oiry, professeur en GRH à l’IAE de Lyon, mis en débat par Grégory Lévis, président de l’APSE. – Puis la question du travail soutenable  sera abordé à travers les réflexions de Corinne Gaudart , directrice de recherches au CNRS, mises en débat par Dominique Massoni , présidente de l’ITMD (Institut du Travail et du Management Durable). – Et enfin, la thématique des jeunes et du travail  sera abordée par Thierry Berthet, directeur de recherches au CNRS, et mise en débat par Julien Hallais , co-président de l’Afci (Association française de communication interne). Cette rencontre sera également l’occasion de présenter la structure générale du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), qui donne à voir les grands défis liés aux transformations du travail et la manière dont la recherche s’en saisit en France depuis trente ans. Ces croisements entre disciplines et questions sociétales éclairent en profondeur la diversité des mondes du travail en France. Ils sont par ailleurs complétés par un livre blanc, qui présente un bilan de trois décennies de recherches en sciences sociales sur le travail, et formule un certain nombre de propositions pour les structurer et les revitaliser. Cet évènement est gratuit. Toutefois, l’inscription préalable est nécessaire pour recevoir le lien de visioconférence. Plus d'informations sur le site internet de l'APSE en cliquant ici . La captation de cet évènement est disponible ici :   --- (*) L' Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE) , fondée en 1998 par le sociologue Renaud Sainsaulieu, est une association d'intérêt général réunissant chercheurs, sociologues en entreprise, étudiants et professionnels. Elle organise depuis près de 30 ans des rencontres régulières sur les usages de la sociologie dans le monde économique afin de mieux comprendre les situations de travail et les entreprises pour contribuer à les transformer.  
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23.10.2025 à 10:00

On cherche des volontaires pour travailler gratuitement

Les Jeux de Paris ont mobilisé 45 000 volontaires, qui ont œuvré à leur réussite, sans compter leur peine, et dans des conditions qui s'apparentent à un travail, même si on s'est bien gardé de le présenter ainsi. L'enquête de terrain que la sociologue Maud Simonet a consacrée à ces bénévoles et à un début de contestation, qui avait pu recueillir une certaine audience médiatique au moment du lancement de la campagne de volontariat, montre l'institutionnalisation du travail gratuit et la difficulté de contester une pratique qui s'est beaucoup développée au cours des dernières décennies.   Nonfiction : Vous êtes sociologue du travail et vous avez consacré une part importante de vos recherches au bénévolat. Pourriez-vous expliquer pour commencer comment vous en êtes venue à vous intéresser à cette pratique et autour de quelles questions vous avez orienté vos recherches, avant cette enquête sur les volontaires des JO ? Maud Simonet : J’ai commencé à m’intéresser au bénévolat il y a bien longtemps, dans les années 1990, et à l’époque pour moi – comme pour la plupart des sociologues, peu nombreux, qui s’étaient penchés dessus – cet objet d’étude ne relevait pas de la sociologie du travail mais de la sociologie de l’engagement, de la citoyenneté. J’ai d’ailleurs fait le choix pour ma thèse, à la fin des années 1990, de mener une étude comparée sur le bénévolat en France et aux Etats-Unis, présentés comme deux « modèles » de démocratie et dans lesquels le bénévolat, en tant que participation citoyenne, trouvait une place diamétralement opposée. Le peu de travaux qui portaient alors sur ces questions s’inscrivaient dans l’héritage d’Alexis de Toqueville qui présentait l’Amérique comme une « nation of joiners » où partout, pour tout, les citoyens s’organisaient sans cesse, là où en France les attentes par rapport à l’Etat ne laisseraient que peu de place à cet type d’élan participatif… Je suis rentrée dans cette thèse avec ce regard, et, après des années d’enquête de terrain auprès de bénévoles de différentes organisations, dans différents secteurs (social, santé, éducation, solidarité, etc.), j’en suis sortie avec une toute autre perspective : une perspective qui m’a incitée à aller chercher les outils de la sociologie du travail pour étudier pleinement le bénévolat – son organisation telle qu’elle était décrite dans les entretiens par les bénévoles, mais aussi son rôle et sa place dans leurs trajectoires dans et hors l’emploi. Avec le temps, et à travers différentes enquêtes menées seule ou avec des collègues, j’ai développé une sociologie du travail bénévole, une sociologie de cette pratique, invisible comme travail, mais qui participe pourtant au fonctionnement des associations, des services publics, des entreprises parfois. J’ai montré comment elle jouait un rôle central dans la construction des carrières professionnelles, mais aussi dans le fonctionnement du marché du travail aujourd’hui et combien elle relevait de véritables politiques publiques qui visaient à soutenir et institutionnaliser son développement, à y recourir également. J’ai ainsi étudié au sortir de ma thèse le développement du « volontariat » en France, dont le dernier statut en date est le service civique. Cette sorte d’engagement bénévole à temps plein, pour une durée déterminée ouvrant droit à la prise en charge de certains droits sociaux et à une indemnité, né dans le monde associatif, a été il y a plusieurs années déployé dans les services publics, et avec mes collègues Francis Lebon, Florence Ihaddadene et Sophie Rétif, nous avons étudié ce déploiement. Aujourd’hui, dans les agences France Travail, dans les écoles, les hôpitaux, vous avez des jeunes volontaires en service civique qui participent au quotidien au fonctionnement des services publics, mais ne sont pas reconnus comme des travailleurs et travailleuses. Avec un collègue américain, John Krinsky, nous avons étudié le fonctionnement du service d’entretien des parcs de la ville de New York en montrant comment le déploiement du bénévolat avait constitué une des voies pour empêcher la privatisation de ce service public suite à la crise budgétaire des années 1970. L’autre voie a été le recours drastique aux allocataires de l’aide sociale contraints de donner des heures de travail à la collectivité pour continuer à toucher leurs allocations, suite à la réforme de l’aide sociale aux Etats-Unis. Ainsi, plutôt que de privatiser sa main d’œuvre, le département des parcs de la ville de New York l’a « gratuitisée », en recourant à ces deux formes de travailleurs et travailleuses, invisibles comme tels, des bénévoles d’un côté, des allocataires de l’aide sociale de l’autre. Le recours à des volontaires est habituel et ancien dans le cadre des JO. Ce recours est quantitativement particulièrement important et l’engagement demandé aux volontaires est particulièrement intense, même s’il est limité dans le temps. C’est toutefois, avant tout, expliquez-vous, le début de contestation dont celui-ci a fait l’objet en amont des JO de Paris, qui vous a convaincu de mener l’enquête. Peut-être pourriez-vous en dire un mot ? Est-ce que parce que les conflits autour du bénévolat sont si rares ? Comme je l’explique au début de l’ouvrage, je n’avais pas du tout prévu de mener une enquête sur le bénévolat aux Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). A la différence d’autres collègues, comme Sébastien Fleuriel ou Vérène Chevalier, je ne suis pas une spécialiste du bénévolat sportif et je n’avais pas d’intérêt particulier pour les JOP. Mais la découverte d’une contestation autour du statut des 45 000 « volontaires » des JOP a attiré mon attention (en réalité on devrait dire des « bénévoles des JOP » puisqu’on n'est pas du tout dans le cadre d’un volontariat au sens défini plus haut, mais bien dans du strict bénévolat). Cette contestation a attiré mon attention, car après des années à enquêter sur les politiques d’institutionnalisation et d’usage du travail bénévole, j’ai progressivement développé un intérêt pour les conflictualités que ces politiques pouvaient engendrer et qui restaient, elles aussi, souvent peu documentées. J’avais mené une petite enquête il y a 10 ans, par exemple, sur le recours en nom collectif ( class action ) des blogueurs bénévoles du Huffington Post aux Etats-Unis lors de la vente de « leur » journal à AOL. J’ai aussi enquêté sur plusieurs grèves de bénévoles dans le milieu associatif en France, la grève des stages au Québec en 2018, sur les mobilisations des couturières bénévoles, et notamment du mouvement Bas les masques en France et en Belgique, contre l’industrialisation du travail bénévole pour produire des masques pendant le Covid… Là, c’est la « campagne des involontaires », lancée par le collectif écologiste Saccage 2024, au moment de l’ouverture des candidatures au programme de volontariat du Comité d’Organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques, au printemps 2023, qui a attisé ma curiosité. Ce collectif qui dénonçait les saccages écologiques, sociaux, économiques des JOP proposait notamment d’infiltrer la campagne de candidature et, une fois recruté comme bénévole, de dénoncer de l’intérieur les dégâts des Jeux Olympiques. Mais il contestait également le statut même de ce bénévolat des JOP, qu’il assimilait à du travail dissimulé du fait des caractéristiques dans lequel il était pris (horaires à respecter, uniformes à porter, directives à suivre, etc.). Au même moment, des inspecteurs et inspectrices du travail syndiqués à la CGT publiaient une note en dénonçant là aussi un non respect du droit du travail dans la manière dont ce bénévolat paraissait organisé en amont, et un soutien du ministère du Travail à ce travail déguisé à venir. Non seulement les mobilisations sociales autour du bénévolat, de ses frontières avec l’emploi, sont rares, mais elles s’inscrivaient là dans une coalition originale mêlant écologie politique et défense du droit du travail qui m’a donné envie de suivre cette contestation, de la documenter, mais aussi d’éprouver, en sociologue, sa revendication. Après avoir suivi la mobilisation en amont des JOP, je suis donc moi-même « entrée dans les Jeux » pour faire des entretiens avec des bénévoles, avec des salariés qui les coordonnaient et travaillaient avec eux, et pour analyser, depuis leurs récits, si l’organisation de ce travail pouvait être qualifiée de travail dissimulé. Ce que je n’ai eu aucun mal à montrer. L’institutionnalisation du travail gratuit, qui est très avancée dans cet exemple, mais que l’on peut trouver ailleurs, prend appui sur un certain nombre de mécanismes de gouvernement qui, selon la manière dont ils sont actionnés, permettent de limiter les formes de contestation que cette institutionnalisation pourrait trouver. Pourriez-vous en dire un mot ? Sans tirer un bilan exhaustif de cette contestation, j’essaye de mettre en lumière certains mécanismes de gouvernement du travail gratuit qui permettent de saisir son échec relatif. Je montre tout d’abord comment on a gouverné les « involontaires » par la menace, l’importante criminalisation de toute contestation des JOP rendant très difficile d’aller au bout des processus d’infiltration ou de contestation proposés… à moins de bénéficier d’un important soutien syndical, ce qui n’a pas été le cas – je vais y revenir. Je mets aussi en évidence combien les volontaires, les « vrais » volontaires que j’ai pu interviewer, sont, de leur côté, gouvernés par une économie de la promesse, de l’espoir et du tremplin dans laquelle la pratique bénévole est aujourd’hui de plus en plus prise et qui atteint, avec les JOP, des sommets d’officialité. Pour le cœur de cible du programme de volontariat des JOP, surreprésenté dans le programme – les étudiants et étudiantes, les jeunes diplômés, les pratiquants et pratiquantes de sport – ce « love labor », travail d’amour, passionné et passionnant, qu’est le bénévolat aux JOP est aussi un « hope labor », un travail gratuit réalisé aujourd’hui dans l’espoir de décrocher demain le boulot de ses rêves. C’est ce qu’indique par exemple le badge virtuel qui leur est fourni à l’issue de leur participation, qui mentionne des compétences reconnues par France Travail et endossée par des organisations aussi diverses que Airbnb, Coca Cola, Randstad, le Ministère du Travail et la Ville de Paris. « On va s’employer à ce qu’il y ait une valorisation des acquis de l’expérience et donc que dans vos métiers à venir, vos carrières, tout ce qui va suivre, cette expérience des Jeux soit valorisée, parce que c’est vraiment une expérience qui apporte et que pour vos métiers à venir, vous puissiez en tirer les conséquences », déclarera Emmanuel Macron aux volontaires. A ce gouvernement du travail gratuit par les promesses, il faut ajouter, je crois, une certaine difficulté des organisations syndicales à s’attaquer à cette question du bénévolat, et derrière, à bien prendre la mesure de l’enjeu politique des frontières du travail, ce sur quoi les analyses féministes du travail gratuit, et notamment du travail domestique, ont, elles, depuis longtemps insisté. Pour une partie du monde syndical, et notamment, dans le cas JOP, des figures comme l’ancien secrétaire général de la CGT Bernard Thibault, le bénévolat est signe de vitalité citoyenne, il mérite un soutien de principe, quasi moral, et permettrait notamment de lutter contre la marchandisation du monde – en l’occurrence, ici, du sport. Dans la lignée des analyses féministes, je montre au contraire que le travail gratuit ne s’oppose pas nécessairement au marché, et qu’il peut même être l’instrument d’une marchandisation des engagements et de formes de remarchandisation du travail. Ce qu’ont aussi signifié, à leur façon, les acteurs et actrices de la mobilisation autour du statut du volontariat ; acteurs et actrices qui, à Saccage 2024 et dans l’inspection du travail, étaient principalement des syndicalistes. C’est donc aussi l’histoire d’un clivage syndical sur cet enjeu des frontières du travail que raconte ce livre. La description que vous faites de la ligne hiérarchique et de la façon dont elle se scinde ici entre des bénévoles, dont certains peuvent avoir des tâches de management, et des salariés de différentes entreprises ou organisations, suggère que cela ne pourrait sans doute pas fonctionner sur le long terme sans des tensions sérieuses. Ne pensez-vous pas que le caractère temporaire de la manifestation joue ici un rôle important ? Le politiste américain Jules Boykoff, spécialiste des Jeux Olympiques et de leurs contestations, a choisi de parler de « celebration capitalism », qu’on traduit généralement par « capitalisme de la fête », pour décrire l’organisation économique et politique dans laquelle s’inscrivent les Jeux. Ce « capitalisme de la fête » qu’incarnent donc particulièrement bien les JOP est, selon lui, le petit cousin affable, sympathique, du « disaster capitalism » décrit et analysé par Naomi Klein. Dans un cas comme dans l’autre, la fête ou le chaos, des états d’exception sont produits, qui autorisent alors les politiciens et les entreprises à soutenir des politiques auxquelles ils n’oseraient pas rêver en des temps politiques normaux, nous dit Boykoff. La construction temporelle des JOP comme un moment d’exception autorise en l’occurrence un brouillage des frontières du travail, de sa rémunération et de son inscription dans les institutions du salariat. Comme je le montre dans l’enquête, depuis les entretiens avec des bénévoles comme avec des salariés, cette exceptionnalité temporelle est double : à la fois dans le temps long d’une vie (« ça n’arrivera qu’une fois dans la vie », me répètent la plupart des interviewés pour justifier leur candidature comme volontaire ou salarié), mais aussi dans le temps court de l’embauche (les Jeux, « ça ne dure que deux semaines »). Cette exception temporelle, « la faille dans le temps » me dira un jeune coordinateur de volontaires, est sans cesse rappelée par celles et ceux qui managent les volontaires, mais aussi les salariés et salariées, dont une partie est aussi embauchée indûment en forfait jours et a vu son travail en partie « gratuitisé ». Du travail dissimulé des volontaires au « volontariat » des salariés, c’est comme si cet état d’exception inscrit dans la fête et sa temporalité permettait à cet événement, dont on niera difficilement les dimensions capitalistes, de recourir à une main d’œuvre « volontaire » pour travailler gratuitement ou presque…  
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23.10.2025 à 10:00

Paradoxes de la France contemporaine : entretien avec Emile Chabal

Dans la perspective de l'historien britanique Emile Chabal  , spécialiste de l'histoire politique et intellectuelle de la France contemporaine, les blocages qui entravent l'action publique depuis la dissolution de 2024 plongent leurs racines dans une série de paradoxes, dont ils sont simultanément les révélateurs. A l’occasion de la parution en français de son livre Le paradoxe français ( Markus Haller , 2025), il a bien voulu répondre à des questions.   Nonfiction : Vous publiez ces jours-ci une histoire de la France contemporaine, de 1940 à nos jours. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, de ce qui a motivé votre intérêt pour ce sujet ? Je suis, depuis le début de ma carrière, un spécialiste de la culture politique française depuis les années 70. Mon premier livre qui était issu de ma thèse avait pour but d’expliquer les grands débats politiques français des cinquante dernières années : la réforme de l’État, la laïcité, la citoyenneté, l’héritage de la Révolution française, la « guerre des mémoires » et les lois mémorielles, etc. Par la suite, j’ai beaucoup enseigné l’histoire de la France d’après-guerres aux universités de Cambridge, Oxford et Édimbourg. Quand l’éditeur britannique Polity m’a proposé d’écrire un petit livre de synthèse sur l’histoire de France depuis 1940, j’étais donc ravi : cela m’a permis de développer une vue d’ensemble qui intègrait non seulement mes travaux antérieurs, mais également une historiographie très riche sur la France contemporaine en français et en anglais. Pour cette traduction française, j’ai mis à jour et retravaillé certains éléments pour qu’ils passent mieux auprès d’un public francophone. Au final, je me réjouis de publier ce livre (en anglais et en français) car cela me permet de partager mes idées avec un grand nombre de lecteurs dans un format bon marché et facilement abordable. Vous avez structuré l’ouvrage à partir des principales contradictions qui vous paraissent rythmer cette histoire. Quelles sont-elles ? Le « paradoxe » m’a semblé le meilleur moyen de cerner l’histoire fracturée de la France. Les historiens ont souvent tendance à lisser les contradictions afin de faire ressortir une vision consensuelle ou objective d’une période historique. J’ai voulu faire le contraire, c’est-à-dire montrer que beaucoup de Français ont des visions incompatibles les unes avec les autres. Prenons une des contradictions à laquelle je consacre un chapitre entier – la droite et la gauche. Il est clair que la vision de la France du « peuple de gauche » n’a rien à voir avec celle du « peuple de droite ». Que ce soit dans le domaine de l’histoire, de la société, de l’économie ou des relations intimes, une France « de gauche » et une France « de droite » sont largement incompatibles. J’ai donc essayé de montrer à travers mon chapitre en quoi consistent ces deux visions et comment elles se sont entrechoquées. J’ai fait de même avec les autres principales contradictions du livre : le spectre de la défaite contre l’esprit de résistance ; l’idée d’une France coloniale rayonnante contre la montée de l’anticolonialisme ; la « grandeur » gaulliste contre le sentiment de déclin ; ou encore l’idée de l’État fort contre des citoyens profondément ancrés dans leur terroir. A chaque fois, il s’agit de montrer en quoi les visions de la France peuvent être très divergentes selon les perspectives. Le discours a toujours, dans cette histoire, une grande importance, à côté des éléments factuels avec lesquels il est souvent en décalage plus ou moins marqué. Comment l’expliquez-vous ? Il semble, à vous lire, qu’il laisse ces contradictions irrésolues, s’il ne les aggrave pas, contribuant ainsi à ce que la société française présente un niveau particulièrement élevé de contradictions ? Il faut d’abord préciser de quoi on parle. Ce décalage entre l’idée d’un peuple ou d’une nation et la réalité d’une société complexe existe partout. Ce qu’il y a de particulier dans le cas français, c’est l’intensité du décalage. Cela s’explique surtout par l’universalisme de la culture politique française, c’est-à-dire l’aspiration universelle de la France. Prenons par exemple certains concepts d’origine française – par exemple, la devise révolutionnaire « liberté, égalité, fraternité », la « laïcité », « l’Europe sociale », ou « l’intellectuel ». Ce sont des concepts appliqués non seulement à la France, mais aussi ailleurs. Cet universalisme – l’universalisme de certains concepts – fait que beaucoup de personnes partout dans le monde les connaissent. Logiquement, un écrivain tchèque pourrait avoir une idée de ce qu’est « l’intellectuel », tout comme un chanteur sénégalais pourrait avoir une idée de ce que veut dire « liberté, égalité, fraternité ». Il y a donc un premier décalage entre la réalité et l’idée que les Français se font d’eux-mêmes et un deuxième décalage entre la réalité et l’idée que les étrangers se font de la France. Tout cela veut dire que les Français sont particulièrement vulnérables aux accusations « d’hypocrisie » ou de « mauvaise foi ». Ainsi les militants anticoloniaux des années 50 accusaient la France d’avoir tordu l’idée de « liberté » en maintenant les colonies dans un état d’assujettissement ; et aujourd’hui, beaucoup de français en veulent à leurs gouvernants d’avoir parlé d'« Europe sociale » tout en laissant tomber les services publics en France. C’est aussi pour cela que l’unité nationale est toujours une illusion en France : on ne peut construire d’unité sur un discours aussi fracturé. Vous montrez par ailleurs que les termes du discours, une fois installés, peuvent être recyclés ou revendiqués par d’autres acteurs moyennant des modifications plus ou moins importantes de leur signification. Là encore, comment l’appréhender ? Que faut-il en penser ? C’est toute la flexibilité d’un discours : il peut être repris et réinterprété à l’infini. Je parle dans mon livre, par exemple, de l’idée de « résistance ». A partir de 1944, le terme est très fortement associé à la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale, mais il y a aussi une autre généalogie du mot. Celle-ci est plutôt de gauche et renvoie à la résistance au pouvoir arbitraire et à l’exploitation économique. Aujourd’hui, ces deux idées de résistance co-existent : quand on parle de « la » Résistance, on pense encore systématiquement à la Seconde Guerre Mondiale, l’Occupation et l’ingérence étrangère. Mais ces dernières années, des militants des gilets jaunes ou de la mouvance « Bloquons Tout » ont repris le terme pour indiquer leur résistance au pouvoir. Je pense qu’il n’y a rien de grave ou de dangereux dans cette manipulation d’un discours ; les historiens des idées savent bien qu’un discours n’est jamais stable. Pour autant, cette réutilisation, qui est particulièrement visible s’agissant de la notion de République, ne serait-elle pas le signe d’une incapacité à renouveler la production de discours et de thèmes fédérateurs, la marque d’un épuisement en quelque sorte du discours à saisir une réalité, peut-être parce qu’elle est devenue plus complexe à appréhender et que le volontarisme rencontre plus vite ses limites ? Oui, je suis d’accord. D’un coté, le recyclage et la manipulation d’un discours peuvent donner naissance à de nouvelles idées et de pratiques novatrices, mais en France, aujourd’hui, on a plutôt l’impression que c’est l’inverse. Les discours deviennent figés et, au contraire, empêchent de voir la réalité autrement. Je discute longuement de ce problème dans le chapitre consacré à la République, l’intégration et la laïcité. Voici des concepts clés issus de l’histoire française révolutionnaire et postrévolutionnaire, mais qui sont devenus au XXI e siècle des concepts « bloqués » qui empêchent les politiques – et aussi les citoyens eux-mêmes – de comprendre les transformations de la société française. A un moment donné, il faut savoir abandonner certains concepts ! Quel diagnostic retiendriez-vous finalement de la situation de la France aujourd’hui, au vu des plus de quatre-vingts ans que vous avez pu passer en revue pour cet ouvrage ? Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est à quel point les « paradoxes » que j’essaie d’élucider dans le livre restent d’actualité. La France est toujours aussi divisée entre des visions incompatibles de la société et du vivre-ensemble. D’ailleurs, la fragmentation politique qui a donné lieu à l’impasse parlementaire depuis 2024 en est un signe porteur. En démocratie, les élections indiquent souvent des tendances profondes et, dans ce cas, l’incapacité à gouverner me semble bien correspondre au décalage entre les discours et la réalité qui structure mon livre.  
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