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La Lettre de Philosophie Magazine

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09.04.2025 à 09:45

Péter Krekó : “Il est difficile de définir clairement un seuil, un moment où commence l'autocratie et où la démocratie s'arrête”

nfoiry

Péter Krekó : “Il est difficile de définir clairement un seuil, un moment où commence l'autocratie et où la démocratie s'arrête” nfoiry mer 09/04/2025 - 09:45

Contrairement à la dictature, la tyrannie ne naît pas forcément d’un coup de force. Elle s’insinuerait plutôt dans des structures démocratiques, comme l'affirment dans notre nouveau numéro des penseurs de Hong Kong, de Géorgie ou d’Argentine. L’économiste et politologue hongrois Péter Krekó décrypte ici la manière dont le gouvernement de Viktor Orbán a pris le contrôle des esprits.

avril 2025

08.04.2025 à 18:00

Des visages défigurent l’admiration

hschlegel

Des visages défigurent l’admiration hschlegel mar 08/04/2025 - 18:00

« La semaine dernière, Netflix a achevé d’enterrer mon adolescence. Pas avec la série du même nom qui est sur toutes les lèvres, mais avec un documentaire en trois épisodes consacré à l’ancien chanteur de Noir Désir Bertrand Cantat, coupable du meurtre de Marie Trintignant en 2003. Non pas que je doutais de l’horreur du crime commis et de la légèreté avec laquelle il avait été condamné, sans parler de l’indécence de ses tentatives de retour. Mais je ne soupçonnais pas à quel point sa personnalité toxique de pervers narcissique, d’une possessivité maladive envers les femmes, avait bénéficié du soutien de tout le groupe, ainsi que d’une bonne partie de l’industrie musicale.

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“Pour les écorchés, serre-moi encore / Étouffe-moi si tu peux, toi qui sais où / Après une subtile esquisse / On a enfoncé les vis / Nous, les écorchés vifs / On en a, des sévices” : à 13 ans, ces paroles me touchaient comme elles peuvent résonner chez une ado mal dans sa peau, qui a l’impression que l’horizon de sa petite ville de province est un mur infranchissable et que personne ne comprend rien à rien. J’ai essoré des cassettes entières que j’écoutais alors sur un Walkman Sony décoré d’autocollants, m’endormant presque tous les soirs avec la voix de Cantat et des guitares saturées – aujourd’hui encore, je suis capable de réciter par cœur la quasi-intégralité des paroles de leur catalogue. Entre Nirvana, un portrait de Rimbaud et la jeune fille qui tend une fleur à l’arme d’un policier de Marc Riboud – oui, j’étais à ce point une caricature –, il y avait bien sûr une affiche du groupe. En ce début des années 2000, je me sentais moyennement concernée par l’esthétique “piercing au nombril sous crop top et cheveux torturés au Babyliss”. Le mantra de Daria, “sick sad world”, me paraissait plus juste.

Aussi, ce jour de fin août 2003, lorsque la radio annonça qu’un “drame” s’était produit à Vilnius entre le chanteur et la comédienne Marie Trintignant, un sacré bout de mon petit monde s’est écroulé. Sans que je parvienne à bien identifier pourquoi, la rhétorique du “crime passionnel” me collait déjà un peu la nausée, et malgré toute mon admiration pour l’œuvre de Cantat et du groupe, je me sentais définitivement trahie – comme quoi, même à 15 ans, on est capable de comprendre qu’on ne tue pas par amour et que le talent ou le soi-disant statut de “poète maudit” ne justifie pas tout. Depuis, il m’est bien évidemment arrivé de réécouter leurs albums, plus par nostalgie qu’autre chose, toujours avec une pointe de culpabilité. Je me racontais que Noir Désir était une œuvre collective, et non pas le travail d’un seul homme. Mais depuis les révélations d’une forme de complicité dans le silence de tous les membres du groupe – le documentaire parle d’omerta, comme si Cantat avait le statut d’un parrain de la mafia –, être désinvolte et n’avoir l’air de rien relève de l’impossible.

Ce qui est étrange, c’est ce sentiment de deuil et de trahison vécu à plusieurs reprises, qui me paraît encore emporter une partie de moi-même, alors que mon adolescence s’éloigne à grands pas – et qu’il faudrait me payer très cher pour y revenir, merci bien. La faute à mon sentiment d’admiration ? Sans doute. Il n’y a rien de rationnel dans l’admiration qui, comme nous le rappelions dans un ancien numéro de Philosophie magazine (“Avons-nous besoin d’admirer ?”, février 2020), rompt notre rapport instrumental au monde pour créer une brèche, une exception. Comme l’écrit Descartes dans Les Passions de l’âme (1649), l’admiration est “une subite surprise de l’âme qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires”. Ce qui est intéressant avec cette définition, c’est qu’elle en dit davantage de l’admirateur que de l’objet admiré. Au fond, les qualités de l’objet (ou de la personne) admiré importent peu. Ce qui compte, c’est la faculté (sans doute un rien désespérée face à la laideur du monde) de pouvoir extraire certains êtres de la routine et de l’ordre morne des choses. Qu’ils finissent par chuter de leur piédestal, c’est leur problème. Et s’ils pouvaient éviter d’en faire une chanson, on leur en serait reconnaissant. »

avril 2025

08.04.2025 à 15:00

Quand Peter Thiel bluffait les philosophes

hschlegel

Quand Peter Thiel bluffait les philosophes hschlegel mar 08/04/2025 - 15:00

Ce matin sur les ondes de France Culture, le philosophe Pierre Manent, interrogé sur la mutation de la démocratie dans le monde depuis le retour de Donald Trump, est revenu sur la rencontre que nous avions organisée à Philosophie magazine, il y a dix ans, entre lui et le magnat de la Silicon Valley Peter Thiel. Car quand un transhumaniste de la tech qui s’avère passionné de philosophie discute avec un penseur français de la démocratie… qu’il lit et apprécie depuis longtemps, le dialogue est pour le moins surprenant. Et d’une profondeur insoupçonnée.

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En 2014, Peter Thiel n’avait pas encore pris fait et cause pour Trump et Vance, mais il se montrait déjà soucieux de rompre le consensus sur le progrès, la relation entre démocratie et capitalisme et l’idée d’égalité, sur la base de sa lecture passionnée de Leo Strauss et de René Girard.

« Nous avons parlé pour Philosophie magazine, a rappelé Manent à la radio, de cet homme augmenté que Peter Thiel cherche à promouvoir, et de cette utopie totalitaire où des hommes d’élite créeraient une île artificielle où ils s’accorderaient une vie indéfinie, grâce à la maîtrise de la mort. » Opposant son conservatisme et sa croyance dans l’idée de nature humaine, Pierre Manent continue de voir dans le transhumanisme une dangereuse illusion. « Je pense que nous sommes des êtres mortels… et qu’il y a quelque chose qui ne change pas dans notre condition, c’est le fait que nous sommes des animaux politiques destinés à nous gouverner nous-mêmes. »

Nous vous proposons de redécouvrir cet échange étonnant entre un philosophe conservateur attaché à la nature humaine… et un transhumaniste prêt à toutes les aventures politiques.

avril 2025

08.04.2025 à 11:11

Œil pour œil, douane pour douane !

hschlegel

Œil pour œil, douane pour douane ! hschlegel mar 08/04/2025 - 11:11

Et si, avec le chaos mondial généré par les droits de douane édictés par Donald Trump, nous étions en train de faire l’expérience à l’échelle globale de ce que la théorie des jeux appelle le « dilemme du prisonnier » et le « jeu de la poule mouillée » ? C’est l’éclairante hypothèse intellectuelle que nous propose notre consœur du magazine Philonomist Apolline Guillot. Au-delà du jeu de stratégie intellectuelle, le détour permet d’y voir plus clair sur les attitudes que l’Europe peut adopter en guise de réponse.

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Vous aimez les échecs ? Si non, tant pis pour vous. Une semaine après la spectaculaire annonce des droits de douane imposés systématiquement par les États-Unis au reste du monde, nous voilà peut-être tous plongés, bien malgré nous, dans une expérience grandeur nature de théorie des jeux. Cette discipline, qui vise à modéliser des situations où les choix d’un individu dépendent de ceux des autres, a vu le jour en 1944 sous la plume du mathématicien John von Neumann et de l’économiste Oskar Morgenstern. Et dans le cas d’une guerre commerciale, on est en plein dedans. Puisque l’Europe n’a pas encore décidé de sa riposte, examinons nos options.

L’exemple le plus célèbre de la théorie des jeux est sans doute le « dilemme du prisonnier » : deux complices arrêtés séparément peuvent soit garder le silence (coopérer), soit dénoncer l’autre (trahir). Si tout le monde se tait, la peine encourue est très légère. Si tout le monde se dénonce, la peine encourue est assez lourde. Si l’un reste silencieux tandis que son complice le trahit, le traître s’en tire avec une peine légère et sa victime avec une peine maximale. Il est donc toujours risqué de coopérer : on peut se faire doubler facilement ! Sauf quand le dilemme s’étire dans le temps – c’est ce que montre Robert Axelrod, chercheur en théorie des jeux et en sciences sociales, dans son livre The Evolution of Cooperation (« L’Évolution de la coopération », 1984). Il s’intéresse à une version prolongée du célèbre dilemme, le dilemme du prisonnier « itératif » : le jeu est joué de manière répétée entre les mêmes participants. L’offensive de Trump, la semaine dernière, s’inscrit dans ce genre de dispositifs, puisqu’elle ne fait qu’ajouter un épisode à une longue histoire du commerce multilatéral.

La répétition change fondamentalement la logique du jeu : les joueurs peuvent tenir compte du passé, se souvenir des choix précédents de leur partenaire et adapter leur comportement en retour. Ainsi, la coopération peut-elle émerger et se maintenir entre des individus rationnels, même dans un environnement où la tentation de trahir reste forte. Le meilleur moyen est-il de coopérer coûte que coûte, sans répondre aux attaques ? Pas forcément. C’est cette tactique de la coopération radicale, sans condition, qui a été adoptée par la Suisse, alliée de longue date de Washington et sixième investisseur étranger aux États-Unis, qui s’est vu imposer des droits de douane de 32%. Réponse ? Rien. Cette version 2.0 du sermon sur la Montagne (« Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre ») est, selon Axelrod, une stratégie sous-optimale.

Tout au long de son livre, il multiplie en effet les tournois de « dilemme du prisonnier », tous plus complexes les uns que les autres, et une seule stratégie s’avère tout le temps gagnante : la réciprocité, aussi appelée « coup pour coup » (« tit for tat »). Seule celle-ci est en mesure de favoriser la stabilité de comportements coopératifs sur le long terme. « Le succès de TIT FOR TAT est dû à sa bienveillance, sa réactivité, à son indulgence et à sa clarté » (« TIT FOR TAT’s robust success is due to being nice, provocable, forgiving, and clear »). Ne pas être le premier à faire défaut, mais être réactif et répondre aux provocations de manière systématique, puis ensuite si besoin pardonner les offenses, le tout en étant parfaitement lisible pour son adversaire.

Pas étonnant, dès lors, que certains gouvernements aient opté pour cette option. Les États-Unis imposent 34% aux importations chinoises ? La Chine fait de même. Ce n’est qu’une variante, rationalisée, d’une loi bien plus ancienne, qu’on trouvait déjà dans l’Ancien Testament, celle du Talion. « [...] Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. » L’idée est simple : éviter la spirale de la violence ou l’escalade des sanctions en gardant un principe de stricte proportionnalité des maux infligés. Un œil pour un œil, et ensuite on est quittes.

En adoptant le principe de symétrie exacte, la Chine espère peut-être rétablir l’équilibre. Est-ce à dire que l’Europe pourrait faire de même ? Pas sûr : il faut pouvoir se permettre d’aller jusqu’au bout de sa politique commerciale – par exemple, proposer des alternatives viables aux services numériques développés par les entreprises américaines. C’est le cas de la Chine, qui a depuis longtemps et à force de boycott américain, développé ses propres géants de la tech. Seul souci : cette loi du Talion à échelle commerciale n’est pas si équilibrée qu’elle le prétend, puisque les effets des politiques du commerce extérieur de la Chine et des États-Unis, dans le cas qui nous intéresse, ont des effets cumulatifs. L’adoption de sanctions symétriques, qui donne l’illusion d’une justice, a été prise comme prétexte d’un durcissement encore plus grand des politiques tarifaires américaines : lundi 7 avril, Donald Trump a menacé la Chine de lui imposer des droits de douane additionnels de 50% si les autorités de Pékin ne renoncent pas d’ici le lendemain aux surtaxes annoncées vendredi.

La menace est ici alliée à une certaine idée de l’honneur — « Ne soyez pas faibles ! Ne soyez pas stupides ! […] Soyez forts, courageux et patients, et la GRANDEUR sera au rendez-vous », a écrit le chef de l’État américain sur sa plateforme Truth Social peu avant l’ouverture de Wall Street, lundi 7 avril. Ce qui peut conduire à penser que nous ne sommes peut-être pas dans une situation de dilemme du prisonnier, jeu rationnel qui tolère les multiples itérations. Nous sommes peut-être en plein dans un « jeu de la poule mouillée » (« chicken game »), autre chouchou des mathématiciens. Vous savez, c’est par exemple une course de voitures où les participants foncent à toute allure l’un vers l’autre… et où le premier à freiner perd la face. Si aucun des conducteurs ne dévie ou ne freine en revanche, ils meurent tous les deux – et impossible de rejouer. En 1960, dans Stratégie du conflit, le pionnier américain de la théorie des jeux et lauréat du prix Nobel d’économie Thomas Schelling fait de ce jeu une matrice de toute confrontation politique. Et pour gagner au jeu de la poule mouillée, explique Schelling, il ne faut pas être plus malin. Il suffit d’arracher le volant et de le brandir : une fois que votre adversaire sait que vous n’avez plus contrôle de la voiture, il sera forcé de freiner. Celui qui parvient à convaincre qu’il ne changera pas de trajectoire, gagne — au risque de tout détruire.

Une chose est sûre : l’éventail des options est encore ouvert pour l’Europe, qui n’a toujours pas fini ses délibérations à l’heure où nous écrivons. Quoi qu’il en soit, elle doit tirer des leçons d’Axelrod dans sa réflexion : être réactive et claire dans sa détermination, mais sans volonté de vengeance. Et même au chicken game, elle peut encore l’emporter, à condition d’être consciente de sa puissance et surtout de rester unie – sans quoi, poule mouillée ou pas, Donald Trump aura gagné la partie. 

avril 2025

08.04.2025 à 08:00

Avec Alice Alacoque, les ongles sortent leurs griffes

nfoiry

Avec Alice Alacoque, les ongles sortent leurs griffes nfoiry mar 08/04/2025 - 08:00

Au cœur de son salon parisien, Alice Alacoque peint et dessine sur des ongles, les parant de couleurs et de volumes extravagants. Retournant le stigmate du mauvais goût, elle élève ces « griffes » au rang de véritables bijoux pour redonner la parole à nos mains.

Dans la rubrique « Ce que sait la main » de notre nouveau numéro, Clara Degiovanni est allée à la rencontre de cette nail artist.

avril 2025

07.04.2025 à 18:22

Marine Le Pen et “l’ordre public démocratique”

hschlegel

Marine Le Pen et “l’ordre public démocratique” hschlegel lun 07/04/2025 - 18:22

« C’est au nom de “l’ordre public démocratique” que la présidente du groupe Rassemblement national à l’Assemblée nationale a vu la peine d’inéligibilité de cinq ans prononcée contre elle être assortie d’une “exécution immédiate” – ce qui lui interdit de se présenter à la prochaine élection présidentielle, à moins d’une décision contraire en appel ou en cassation. En se référant à ce concept inédit, les juges outrepassent-ils leur pouvoir ? Ou, à l’inverse, préservent-ils la démocratie ?

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Au terme d’une instruction judiciaire de près de 10 ans, d’un procès contradictoire de 4 mois et d’un délibéré de 3, le tribunal correctionnel de Paris a donc rendu un verdict argumenté à l’encontre de Marine Le Pen et des 23 autres prévenus du RN : il condamne la cacique du parti d’extrême droite à quatre ans de prison – dont deux fermes – et cinq ans d’inéligibilité assortie d’une exécution immédiate. En l’état actuel des choses, Marine Le Pen ne pourra donc pas se présenter à l’élection présidentielle de 2027, et ce malgré les succès électoraux de son parti, en progression constante dans les urnes depuis plusieurs années.

Cette décision a suscité un vaste débat en France et à l’international – Jordan Bardella affirmant que la démocratie française a été “exécutée” et Donald Trump appelant à “libérer Marine Le Pen”. Dans le reste de la classe politique, l’inéligibilité à effet immédiat de Marine Le Pen a produit un choc : en empêchant la championne des sondages de se présenter au suffrage universel au nom d’une application sourcilleuse – et peut-être excessive ? – de la loi, les juges ne portent-ils pas atteinte à la souveraineté du peuple ?

L’argumentation des juges est double. Compte tenu du fait que Marine Le Pen s’est drapée dans un sentiment d’impunité et n’a admis aucune violation de la loi (4 millions d’euros détournés sur plus de 10 ans de manière planifiée), les magistrats ont d’abord considéré qu’il y avait un risque réel de récidive. Sa défense a procédé, soulignent-ils, d’une “conception narrative de la vérité” qui foule au pied et les faits et la loi.

Deuxième argument : le trouble à l’ordre public démocratique. Il tient selon les juges à ce que “soit candidate voire élue à l’élection présidentielle une personne qui aurait déjà été condamnée à une peine d’inéligibilité pour des faits de détournements de fonds publics” mais qui, par la grâce d’un appel suspensif, bénéficierait d’un régime de faveur “incompatible avec la confiance recherchée par les citoyens dans la vie politique”. Soit, nous disent ainsi les juges, Marine Le Pen est rejugée en appel avant l’élection (ce qui semble d’ailleurs se profiler) – et ses droits ne sont pas entamés par l’exécution immédiate. Soit elle est rejugée après l’élection (et éventuellement pendant son mandat de présidente) et, si sa culpabilité est confirmée après un appel suspensif de l’inéligibilité, alors elle aura bénéficié d’un passe-droit – puisqu’une candidate inéligible se sera présentée et aura peut-être même été élue. Faussée, cette élection aura entamé la confiance des citoyens dans la vie politique, fondement de l’ordre démocratique.

L’idée d’un ordre public démocratique est inédite. En droit public, l’ordre public est un concept un peu fourre-tout qui peut être invoqué pour empêcher une manifestation xénophobe, un lancer de nains en public aussi bien qu’un contrat d’esclavage entre adultes consentants. Ici, la nouveauté et la tension tient au fait d’accoler l’idée de “démocratique” à ce principe d’allure “répressive” ou “disciplinaire”. La démocratie n’est-elle pas fondée sur la remise en question permanente de l’ordre établi, sur la liberté du peuple de changer d’avis et d’élire qui il veut ? Comment invoquer un ordre public… démocratique ?

Dans un texte qui a marqué les esprits, intitulé Droits de l’homme et politique (1980), le philosophe Claude Lefort faisait valoir que la démocratie déborde le cadre du “simple” État de droit. Celui-ci implique une série de droits fixés dans des codes et des constitutions qui encadrent l’action des gouvernants et des citoyens et que le juge, qui est la “bouche de la loi”, doit se contenter de faire respecter. Pour Lefort, la démocratie excède ce modèle. Elle “fait l’épreuve de droits qui ne lui sont pas déjà incorporés”, “elle est le théâtre d’une contestation dont l’objet ne se réduit pas à la conservation d’un pacte tacitement établi, mais qui se forme depuis des foyers que le pouvoir ne peut entièrement maîtriser.”

Par l’invocation d’un “ordre public démocratique”, les juges viennent peut-être d’accoucher d’une synthèse inédite entre la démocratie – au sens d’une contestation inlassable de l’ordre établi – et l’ordre garanti par l’État de droit.

Par une voie différente, c’est ce que voit venir l’historien Jacques Krynen au terme de sa grande enquête sur “l’emprise” grandissante des juges dans l’histoire longue de la France. Des affaires de mœurs aux affaires de corruption, fiscale, économique, écologique ou politique, c’est “l’inextinguible soif de Justice” de la société qui les a placés “au sommet de la Cité”, affirme Krynen, ouvrant la voie à la fin de l’impunité, dans les matières sexuelles aussi bien que politiques. Ce que confirme le rôle inédit des cours suprêmes (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, etc.) que le citoyen peut mobiliser contre les autres pouvoirs. Krynen, qui préconise le recours à l’élection des juges pour donner pleine légitimité à cette évolution, soutient qu’un “État de justice” prend peu à peu la place du classique État de droit. Loin du spectre d’un “gouvernement des juges”, cet “État de justice” consacre le pouvoir du juge de décider du “sens du droit”. “Aucun dogme politique, écrit-il, n’empêchera que ne s’exerce l’emprise de la justice sur la marche des droits, des libertés, des valeurs” (L’État de justice. France XIIIe-XXe siècle, II. L’emprise contemporaine des juges, Gallimard, 2012). Alors que les démocraties contemporaines sont assiégées dans le monde entier par des démagogues populistes qui, au nom d’un peuple unitaire et souverain, prétendent s’émanciper du pouvoir des juges, bafouer les libertés fondamentales et gouverner par le chaos, la défense de l’ordre public démocratique est peut-être le rempart de tous ceux qui, aux côtés des juges, veulent les empêcher de nuire avant qu’il ne soit trop tard. Après, il sera toujours temps de se lamenter sur la fragilité et la faiblesse congénitale des démocraties… »

avril 2025

07.04.2025 à 15:53

Pourquoi lire Paul Ricœur aujourd’hui ?

hschlegel

Pourquoi lire Paul Ricœur aujourd’hui ? hschlegel lun 07/04/2025 - 15:53

Longtemps considéré comme un penseur austère qui a passé sa vie à commenter les autres plutôt qu’à produire des concepts neufs, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) apparaît, vingt ans après sa mort, comme une référence incontournable pour entrer en philosophie… autant que pour penser les grandes questions du jour, du conflit entre les mémoires et les identités à la possibilité du compromis et de la reconnaissance mutuelle. Nicolas Tenaillon, qui vient de publier un lumineux Apprendre à philosopher avec Paul Ricœur (Ellipses, 2025) nous propose un parcours de sa pensée.

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« Quand on meurt, on en prend pour vingt ans », disait ironiquement Sartre. Et de fait, en l’an 2000, après un long silence, les livres hommage sur le grand penseur existentialiste disparu en 1980 n’ont pas manqué d’occuper les rayons des libraires. Cette prophétie vaut-elle encore pour Paul Ricœur, décédé, lui, le 20 mai 2005 ? Sans doute pas car depuis sa mort – il y a vingt ans donc – le plus célèbre philosophe protestant de la deuxième moitié du XXe siècle n’a jamais cessé d’être lu et commenté dans le monde entier. Le recul du temps, sur lequel il a tant écrit, donne cependant l’occasion d’interroger les motivations qui nous incitent à découvrir ou à relire Ricœur aujourd’hui.

Les réticences

Commençons par le négatif et osons poser la question : Ricœur est-il daté ? Jugée austère, trop marquée par ses convictions chrétiennes et son protestantisme, on a reproché à sa pensée de s’être appuyée sur des idées périmées comme celle de « caractère » empruntée à René Le Senne, de défendre des courants dépassés comme le « personnalisme » créé par Emmanuel Mounier, d’écrire dans des revues plus ou moins conservatrices comme la Revue de Métaphysique et de morale créée en 1893 en réaction contre le positivisme, revue qu’il a même dirigée, ou encore d’ignorer la pensée féministe, décoloniale, animaliste ou post-humaniste, courants désormais majeurs de la philosophie contemporaine. En outre, se définissant lui-même humblement comme « un passeur d’idées », on a pu dire que Ricœur était trop peu innovant, qu’il a certes contribué à faire mieux connaître la phénoménologie en traduisant et en commentant Husserl ou la philosophie analytique américaine quand il enseignait à Chicago mais que son apport à la philosophie s’est limité à mettre en relation la pensée des autres. Enfin, reproche lui a été fait de s’enfermer dans une approche trop systématique des problèmes qu’il abordait, en se contentant de les « lire » comme on lit un texte. Chef de file français de l’herméneutique (ou science de l’interprétation), se désignant comme un « obsédé textuel », Ricœur aurait interposé entre le réel et la pensée un « décodeur » unique et donc réducteur. Alors pourquoi se donner la peine de le lire encore aujourd’hui ?

Un pédagogue exceptionnel

Rappelons d’abord que Ricœur fut un enseignant remarquable. Son parcours en témoigne : si, avant de participer à la création de l’université de Nanterre, il fut appelé à la Sorbonne alors qu’il enseignait à l’université de Strasbourg, c’est notamment parce qu’on s’arrachait ses cours sous le manteau, comme par exemple celui de 1953 sur « Être, essence et substance chez Platon et Aristote » qui rend accessible l’une des thématiques les plus difficiles de la philosophie antique : l’ontologie (ou science de l’être). Qu’on soit étudiant ou pas, lire Ricœur est immédiatement stimulant pour la pensée parce que dès les premières lignes de ses œuvres, on a le sentiment qu’il s’adresse directement à notre faculté de raisonner en nous donnant les outils conceptuels dont elle a besoin pour s’éveiller. Sa méthode, qui consiste à poser d’emblée un couple conceptuel pour problématiser un sujet (par exemple le volontaire et l’involontaire) puis de décrire phénoménologiquement ou analytiquement le maximum d’états intermédiaires (ici, entre autres, la décision, l’initiative, la réceptivité, le consentement) entre les deux pôles ainsi posés, est particulièrement fertile. Cette méthode permet en effet de découvrir de nouveaux paradoxes, car dans l’enquête sur les concepts intermédiaires vient toujours le moment d’une « médiation imparfaite » qui empêche de dialectiser davantage la relation entre les deux pôles. Surtout, ce que Ricœur nous apprend, c’est à densifier notre pensée, là où d’autres philosophes se contentent de la délayer. Emmanuel Macron, qui fut l’un de ses secrétaires de 1999 à 2001, confiait que sa méthode de travail consistait notamment à réduire à un tiers tout ce qu’on avait écrit la veille afin d’éliminer le superflu. Acquérir un meilleur sens du concept, du paradoxe, de la densité, tels sont les objectifs qu’on peut espérer atteindre en lisant patiemment Ricœur. 

Une pensée visionnaire

Si Ricœur a pu être dévoyé de son vivant, ce n’est pas seulement parce qu’il ne partageait pas les idées dominantes des décennies qu’il a traversées, comme l’existentialisme de Sartre dans les années cinquante, ou le structuralisme de Lacan, d’Althusser ou de Lévi-Strauss dans les années soixante. C’est surtout parce que sa philosophie, sans rien perdre de son esprit critique, s’est voulue consensuelle – ce qui est peu « vendeur ». Réformiste mais pas révolutionnaire, Ricœur a défendu toute sa vie l’idée socratique que la vérité est dialogique et que pour bien philosopher, il convient de faire des ponts entre les disciplines et les traditions. Constatant que la philosophie telle qu’elle est enseignée est trop autoréférentielle, qu’elle se referme en passant son temps à se commenter elle-même, il a cherché à la décloisonner en faisant très tôt la promotion de l’interdisciplinarité. Son herméneutique a ainsi renouvelé la compréhension des sciences humaines. Lire Ricœur aujourd’hui, c’est se donner les moyens de comprendre en quoi la psychanalyse, la linguistique ou l’histoire, entre autres disciplines, contribuent à donner du sens à l’existence. La conviction que la recherche du consensus est la meilleure des voies à suivre trouve sa justification tout particulièrement dans sa philosophie pratique. En morale, Ricœur a dépassé le clivage entre l’éthique déontologique (centrée sur le respect du devoir) et l’éthique conséquentialiste (soucieuse de l’effet heureux de l’action) en proposant une « sagesse pratique » qui, par exemple, autorise qu’on mente au mourant sans pour autant faire du mensonge l’occasion du laxisme moral. En droit, appelé par le juge Antoine Garapon à en repenser les fondements philosophiques, il a mis en évidence la nécessité de situer le juste « entre le légal et le bon ». En politique, lucide sur la montée des minorités dans les pays occidentaux, son souci du dialogue l’a amené à défendre une « éthique du compromis » dont on mesure l’importance aujourd’hui, à l’heure où les démocraties se fragmentent en blocs irréconciliables. La pensée de Ricœur se révèle donc particulièrement éclairante au moment où nous vivons une crise de légitimité des fondements même de l’autorité. 

Une philosophie ambitieuse

Mais, pour qui veut s’initier à la grande philosophie, ce qui rend si précieuse l’œuvre monumentale (plus de 30 livres et de 750 articles !) de Ricœur, c’est assurément les défis qu’elle s’est lancés à elle-même. Ayant pris à la lettre une remarque de Roland Dalbiez, son professeur d’hypokhâgne à Rennes (« Affrontez l’obstacle »), Ricœur n’a pas hésité à aborder tout au long de sa longue carrière les questions les plus difficiles de la philosophie comme celles du mal et du temps. Aux interrogations existentielles majeures qui portent sur le scandale de l’existence, il a apporté des éclairages nouveaux en démêlant la culpabilité et la souffrance, en articulant le temps vécu et le temps objectif par la médiation du temps calendaire, celui des activités humaines, en proposant de substituer au devoir de mémoire, dont il a observé la possible manipulation, un « travail de mémoire » corrélé à l’esprit de justice afin que le souvenir des douleurs du passé ne hante pas le présent mais favorise l’avènement d’une juste mémoire compatible avec une mémoire heureuse [lire notre article]. D’une manière générale, si la pensée de Ricœur peut s’avérer encore aujourd’hui enthousiasmante, c’est parce que, derrière le sérieux des descriptions et des démonstrations, elle s’est voulue sinon optimiste du moins rassurante. Convaincu que l’homme n’est pas un « être-pour-la-mort », comme le soutient Heidegger, mais un « être-pour-la-vie », comme le suggère Spinoza, ou encore que notre disposition au bien l’emporte sur notre penchant au mal, comme l’avait dit Kant, Ricœur, dont la vie a été marquée par de nombreuses tragédies, voyait dans l’étude confiante de la philosophie le meilleur des remèdes contre ce qui affaiblit notre rapport à l’existence. Lui-même, par-delà les épreuves subies, aimait, sans naïveté, citer dans ses cartes postales la phrase de Goethe : « Le monde est bon. » 

Une signature française

Philosophe du détour, polyglotte, lecteur assidu des pensées anglo-saxonnes, Ricœur n’en est pas moins demeuré, selon nous, très attaché à une certaine tradition française de la philosophie qui depuis Montaigne et Descartes en passant par Bergson, Sartre ou Merleau-Ponty, a fait du sujet le point d’ancrage de toute réflexion. Son chef-d’œuvre reste à cet égard Soi-même comme un autre (1990) dont l’introduction montre qu’on peut dépasser la bipolarité du « sujet exalté », transparent à lui-même, découvert par Descartes, et du « sujet brisé », opaque parce qu’il ignore les déterminismes psychosociologiques qui affectent la conscience de soi comme le montrent les « philosophes du soupçon » : Marx, Nietzsche et Freud. Ce dépassement passe par la promotion du concept d’« attestation », exact opposé du soupçon, qui permet au sujet de s’affirmer tout en reconnaissant qu’une partie de lui-même lui échappe. Et l’on voit par cet exemple comment Ricœur, en méditant longuement sur la question de l’identité à laquelle il avait été sensibilisée aux États-Unis, pays de migrants, réinvestit la thématique du sujet de manière originale et l’approfondit en créant de nouveaux concepts comme celui de « mêmeté » ou identité-idem (qui désigne « le quoi du qui »), d’« ipséité » ou identité-ipse (qui désigne la personne qu’on choisit d’être) et d’« identité narrative », qui permet le passage de l’une à l’autre des identités en se racontant aux autres afin d’assumer ses choix. Lire Ricœur aujourd’hui, à l’heure du post-humanisme et des troubles dans le genre, c’est donc aussi comprendre pourquoi le sujet, aussi bigarré soit-il, reste « inexpugnable » et conditionne toute réflexion philosophique qui se veut responsable. 

Si nous vivons bien à l’âge herméneutique de la raison, comme le soutenait Jean Greisch, c’est-à-dire dans un monde multiculturel qui demande à être conceptuellement interprété pour ne pas sombrer dans l’incompréhension mutuelle, alors gageons que Ricœur reste une référence de choix, vingt ans après sa disparition.

 

Apprendre à philosopher avec Paul Ricœur, de Nicolas Tenaillon, vient de paraître aux Éditions Ellipses. 224 p., 16€, disponible ici.

avril 2025
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