LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
articles

La Lettre de Philosophie Magazine

▸ les 10 dernières parutions

07.04.2025 à 15:53

Pourquoi lire Paul Ricœur aujourd’hui ?

hschlegel

Pourquoi lire Paul Ricœur aujourd’hui ? hschlegel lun 07/04/2025 - 15:53

Longtemps considéré comme un penseur austère qui a passé sa vie à commenter les autres plutôt qu’à produire des concepts neufs, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) apparaît, vingt ans après sa mort, comme une référence incontournable pour entrer en philosophie… autant que pour penser les grandes questions du jour, du conflit entre les mémoires et les identités à la possibilité du compromis et de la reconnaissance mutuelle. Nicolas Tenaillon, qui vient de publier un lumineux Apprendre à philosopher avec Paul Ricœur (Ellipses, 2025) nous propose un parcours de sa pensée.

[CTA2]

 

« Quand on meurt, on en prend pour vingt ans », disait ironiquement Sartre. Et de fait, en l’an 2000, après un long silence, les livres hommage sur le grand penseur existentialiste disparu en 1980 n’ont pas manqué d’occuper les rayons des libraires. Cette prophétie vaut-elle encore pour Paul Ricœur, décédé, lui, le 20 mai 2005 ? Sans doute pas car depuis sa mort – il y a vingt ans donc – le plus célèbre philosophe protestant de la deuxième moitié du XXe siècle n’a jamais cessé d’être lu et commenté dans le monde entier. Le recul du temps, sur lequel il a tant écrit, donne cependant l’occasion d’interroger les motivations qui nous incitent à découvrir ou à relire Ricœur aujourd’hui.

Les réticences

Commençons par le négatif et osons poser la question : Ricœur est-il daté ? Jugée austère, trop marquée par ses convictions chrétiennes et son protestantisme, on a reproché à sa pensée de s’être appuyée sur des idées périmées comme celle de « caractère » empruntée à René Le Senne, de défendre des courants dépassés comme le « personnalisme » créé par Emmanuel Mounier, d’écrire dans des revues plus ou moins conservatrices comme la Revue de Métaphysique et de morale créée en 1893 en réaction contre le positivisme, revue qu’il a même dirigée, ou encore d’ignorer la pensée féministe, décoloniale, animaliste ou post-humaniste, courants désormais majeurs de la philosophie contemporaine. En outre, se définissant lui-même humblement comme « un passeur d’idées », on a pu dire que Ricœur était trop peu innovant, qu’il a certes contribué à faire mieux connaître la phénoménologie en traduisant et en commentant Husserl ou la philosophie analytique américaine quand il enseignait à Chicago mais que son apport à la philosophie s’est limité à mettre en relation la pensée des autres. Enfin, reproche lui a été fait de s’enfermer dans une approche trop systématique des problèmes qu’il abordait, en se contentant de les « lire » comme on lit un texte. Chef de file français de l’herméneutique (ou science de l’interprétation), se désignant comme un « obsédé textuel », Ricœur aurait interposé entre le réel et la pensée un « décodeur » unique et donc réducteur. Alors pourquoi se donner la peine de le lire encore aujourd’hui ?

Un pédagogue exceptionnel

Rappelons d’abord que Ricœur fut un enseignant remarquable. Son parcours en témoigne : si, avant de participer à la création de l’université de Nanterre, il fut appelé à la Sorbonne alors qu’il enseignait à l’université de Strasbourg, c’est notamment parce qu’on s’arrachait ses cours sous le manteau, comme par exemple celui de 1953 sur « Être, essence et substance chez Platon et Aristote » qui rend accessible l’une des thématiques les plus difficiles de la philosophie antique : l’ontologie (ou science de l’être). Qu’on soit étudiant ou pas, lire Ricœur est immédiatement stimulant pour la pensée parce que dès les premières lignes de ses œuvres, on a le sentiment qu’il s’adresse directement à notre faculté de raisonner en nous donnant les outils conceptuels dont elle a besoin pour s’éveiller. Sa méthode, qui consiste à poser d’emblée un couple conceptuel pour problématiser un sujet (par exemple le volontaire et l’involontaire) puis de décrire phénoménologiquement ou analytiquement le maximum d’états intermédiaires (ici, entre autres, la décision, l’initiative, la réceptivité, le consentement) entre les deux pôles ainsi posés, est particulièrement fertile. Cette méthode permet en effet de découvrir de nouveaux paradoxes, car dans l’enquête sur les concepts intermédiaires vient toujours le moment d’une « médiation imparfaite » qui empêche de dialectiser davantage la relation entre les deux pôles. Surtout, ce que Ricœur nous apprend, c’est à densifier notre pensée, là où d’autres philosophes se contentent de la délayer. Emmanuel Macron, qui fut l’un de ses secrétaires de 1999 à 2001, confiait que sa méthode de travail consistait notamment à réduire à un tiers tout ce qu’on avait écrit la veille afin d’éliminer le superflu. Acquérir un meilleur sens du concept, du paradoxe, de la densité, tels sont les objectifs qu’on peut espérer atteindre en lisant patiemment Ricœur. 

Une pensée visionnaire

Si Ricœur a pu être dévoyé de son vivant, ce n’est pas seulement parce qu’il ne partageait pas les idées dominantes des décennies qu’il a traversées, comme l’existentialisme de Sartre dans les années cinquante, ou le structuralisme de Lacan, d’Althusser ou de Lévi-Strauss dans les années soixante. C’est surtout parce que sa philosophie, sans rien perdre de son esprit critique, s’est voulue consensuelle – ce qui est peu « vendeur ». Réformiste mais pas révolutionnaire, Ricœur a défendu toute sa vie l’idée socratique que la vérité est dialogique et que pour bien philosopher, il convient de faire des ponts entre les disciplines et les traditions. Constatant que la philosophie telle qu’elle est enseignée est trop autoréférentielle, qu’elle se referme en passant son temps à se commenter elle-même, il a cherché à la décloisonner en faisant très tôt la promotion de l’interdisciplinarité. Son herméneutique a ainsi renouvelé la compréhension des sciences humaines. Lire Ricœur aujourd’hui, c’est se donner les moyens de comprendre en quoi la psychanalyse, la linguistique ou l’histoire, entre autres disciplines, contribuent à donner du sens à l’existence. La conviction que la recherche du consensus est la meilleure des voies à suivre trouve sa justification tout particulièrement dans sa philosophie pratique. En morale, Ricœur a dépassé le clivage entre l’éthique déontologique (centrée sur le respect du devoir) et l’éthique conséquentialiste (soucieuse de l’effet heureux de l’action) en proposant une « sagesse pratique » qui, par exemple, autorise qu’on mente au mourant sans pour autant faire du mensonge l’occasion du laxisme moral. En droit, appelé par le juge Antoine Garapon à en repenser les fondements philosophiques, il a mis en évidence la nécessité de situer le juste « entre le légal et le bon ». En politique, lucide sur la montée des minorités dans les pays occidentaux, son souci du dialogue l’a amené à défendre une « éthique du compromis » dont on mesure l’importance aujourd’hui, à l’heure où les démocraties se fragmentent en blocs irréconciliables. La pensée de Ricœur se révèle donc particulièrement éclairante au moment où nous vivons une crise de légitimité des fondements même de l’autorité. 

Une philosophie ambitieuse

Mais, pour qui veut s’initier à la grande philosophie, ce qui rend si précieuse l’œuvre monumentale (plus de 30 livres et de 750 articles !) de Ricœur, c’est assurément les défis qu’elle s’est lancés à elle-même. Ayant pris à la lettre une remarque de Roland Dalbiez, son professeur d’hypokhâgne à Rennes (« Affrontez l’obstacle »), Ricœur n’a pas hésité à aborder tout au long de sa longue carrière les questions les plus difficiles de la philosophie comme celles du mal et du temps. Aux interrogations existentielles majeures qui portent sur le scandale de l’existence, il a apporté des éclairages nouveaux en démêlant la culpabilité et la souffrance, en articulant le temps vécu et le temps objectif par la médiation du temps calendaire, celui des activités humaines, en proposant de substituer au devoir de mémoire, dont il a observé la possible manipulation, un « travail de mémoire » corrélé à l’esprit de justice afin que le souvenir des douleurs du passé ne hante pas le présent mais favorise l’avènement d’une juste mémoire compatible avec une mémoire heureuse [lire notre article]. D’une manière générale, si la pensée de Ricœur peut s’avérer encore aujourd’hui enthousiasmante, c’est parce que, derrière le sérieux des descriptions et des démonstrations, elle s’est voulue sinon optimiste du moins rassurante. Convaincu que l’homme n’est pas un « être-pour-la-mort », comme le soutient Heidegger, mais un « être-pour-la-vie », comme le suggère Spinoza, ou encore que notre disposition au bien l’emporte sur notre penchant au mal, comme l’avait dit Kant, Ricœur, dont la vie a été marquée par de nombreuses tragédies, voyait dans l’étude confiante de la philosophie le meilleur des remèdes contre ce qui affaiblit notre rapport à l’existence. Lui-même, par-delà les épreuves subies, aimait, sans naïveté, citer dans ses cartes postales la phrase de Goethe : « Le monde est bon. » 

Une signature française

Philosophe du détour, polyglotte, lecteur assidu des pensées anglo-saxonnes, Ricœur n’en est pas moins demeuré, selon nous, très attaché à une certaine tradition française de la philosophie qui depuis Montaigne et Descartes en passant par Bergson, Sartre ou Merleau-Ponty, a fait du sujet le point d’ancrage de toute réflexion. Son chef-d’œuvre reste à cet égard Soi-même comme un autre (1990) dont l’introduction montre qu’on peut dépasser la bipolarité du « sujet exalté », transparent à lui-même, découvert par Descartes, et du « sujet brisé », opaque parce qu’il ignore les déterminismes psychosociologiques qui affectent la conscience de soi comme le montrent les « philosophes du soupçon » : Marx, Nietzsche et Freud. Ce dépassement passe par la promotion du concept d’« attestation », exact opposé du soupçon, qui permet au sujet de s’affirmer tout en reconnaissant qu’une partie de lui-même lui échappe. Et l’on voit par cet exemple comment Ricœur, en méditant longuement sur la question de l’identité à laquelle il avait été sensibilisée aux États-Unis, pays de migrants, réinvestit la thématique du sujet de manière originale et l’approfondit en créant de nouveaux concepts comme celui de « mêmeté » ou identité-idem (qui désigne « le quoi du qui »), d’« ipséité » ou identité-ipse (qui désigne la personne qu’on choisit d’être) et d’« identité narrative », qui permet le passage de l’une à l’autre des identités en se racontant aux autres afin d’assumer ses choix. Lire Ricœur aujourd’hui, à l’heure du post-humanisme et des troubles dans le genre, c’est donc aussi comprendre pourquoi le sujet, aussi bigarré soit-il, reste « inexpugnable » et conditionne toute réflexion philosophique qui se veut responsable. 

Si nous vivons bien à l’âge herméneutique de la raison, comme le soutenait Jean Greisch, c’est-à-dire dans un monde multiculturel qui demande à être conceptuellement interprété pour ne pas sombrer dans l’incompréhension mutuelle, alors gageons que Ricœur reste une référence de choix, vingt ans après sa disparition.

 

Apprendre à philosopher avec Paul Ricœur, de Nicolas Tenaillon, vient de paraître aux Éditions Ellipses. 224 p., 16€, disponible ici.

avril 2025
10 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  FIABILITÉ LIMITÉE
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓