22.07.2025 à 12:00
hschlegel
Longtemps associée à une puissance destinale, qui, telle la roue du même nom, distribue aléatoirement succès et échecs, la fortune (Fortuna) acquiert une nouvelle résonance avec Machiavel. Le Florentin circonscrit son pouvoir sans l’effacer et promet qu’elle sourira davantage aux audacieux qu’aux timorés. Nicolas Tenaillon détaille le sens de cette réinvention machiavélienne.
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La puissance du sortLa Fortuna (issu du latin fors : le sort) désigne originellement le hasard, la contingence. Dans la culture antique, elle est représentée par une roue, ou souvent par une divinité portant une corne d’abondance, car lorsqu’elle est bonne, la fortune est synonyme de chance. Mais qu’est-ce qui peut la rendre bonne ? C’est à cette question que répond Machiavel (1469-1527) lorsqu’il s’empare de cette notion pour en faire un concept central de sa philosophie politique.
De la fortune antique, il retient surtout l’idée de puissance, mais pas celle de providence. Cette dernière, essentielle au stoïcisme, assimilée par les chrétiens à un plan divin, oblige à accepter avec résignation le monde comme il va. Et certes, Machiavel admet dans Le Prince (1532) que la puissance de la fortune semble irrépressible…
“Je compare la fortune à un de ces fleuves impétueux qui, lorsqu’ils s’irritent, inondent les plaines, renversent les arbres et les maisons, enlèvent la terre de cette contrée pour la porter ailleurs : tout le monde fuit devant eux, tout cède à leur fureur, sans pouvoir y mettre obstacle”
Machiavel, Le Prince, XXV
…mais il estime aussi que, parce qu’elle est changeante, la fortune peut servir celui qui sait saisir le moment favorable pour agir. Faisant sien l’adage latin selon lequel « la fortune sourit aux audacieux » (Audaces fortuna juvat), Machiavel n’hésite pas à écrire : « Je crois bien qu’il est préférable d’être impétueux que circonspect, car la fortune est femme ; et pour la maîtriser, il faut la battre et la frapper » (ibid.). La fortune n’est donc pas désarmante car, l’homme étant libre et non pas entièrement contraint par la nécessité, « la fortune est maîtresse de la moitié de nos œuvres mais elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié » (ibid.). Ce qui distingue l’homme d’État, c’est alors ce coup d’œil qui lui permet de voir à quel moment il peut acquérir et conserver le pouvoir, et à quel moment, au contraire, il doit se garder d’agir. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que Machiavel dédicace Le Prince à « sa Magnificence Laurent de Médicis » en lui disant « l’extrême désir qu[’il a] qu’Elle parvienne à la grandeur que la fortune et ses autres qualités lui promettent ». Car il estime que l’occasion est venue à Florence de renverser le pouvoir tenu par les autres membres de la famille Médicis, qui se révèlent incapables de gérer la cité assujettie aux influences étrangères. Ainsi, de même qu’il fallait que les Hébreux soient esclaves des Égyptiens pour que Moïse les convainque de le suivre jusqu’au Sinaï, ou que les Perses soient lassés de la dynastie des Nabuchodonosor pour ouvrir les portes de Babylone à l’empereur assyrien Cyrus, de même, estime Machiavel, la situation florentine est propice à un coup d’État que Laurent de Médicis serait bien inspiré de fomenter (ce qu’il ne fera pas !).
Gare aux revers de fortuneToutefois, la Fortuna n’offre pas uniquement l’opportunité de prendre le pouvoir : elle exige aussi de savoir s’adapter pour le conserver. Tel ne fut pas le cas du frère dominicain Savonarole, qui institua à Florence une république chrétienne : n’ayant pas su recourir à la force pour se maintenir au pouvoir, il fut renversé, emprisonné, torturé et exécuté en 1498. Sa fin tragique vérifiait que « ceux qui ne changent pas de conduite avec le temps seront, avec la fortune, ruinés ». Reste que Machiavel ne nie pas que le Prince le plus rusé ne peut rien contre les revers de fortune. Ainsi de son modèle César Borgia : « Si les moyens qu’il employa ne lui profitèrent point, ce ne fut pas par sa faute, mais par une extraordinaire et extrême malignité de la fortune » (ibid., VII).
“Comme la roue tournant continuellement passe nécessairement par tous ses crans, la fortune présente tôt ou tard aux hommes son aspect le plus bénéfique comme le plus maléfique”
Il y a donc un paradoxe de la fortune chez Machiavel, car bien qu’imprévisible, il apparaît que, comme la roue tournant continuellement passe nécessairement par tous ses crans, elle présente tôt ou tard aux hommes son aspect le plus bénéfique comme le plus maléfique. C’est pourquoi si elle suscite l’initiative politique et fait la gloire des princes, elle empêche aussi toute paix perpétuelle et reste une menace permanente pour la stabilité des républiques. Machiavel observe en ce sens dans son Discours sur la première décade de Tite-Live (1517) que « dans toutes les cités, les temps de calme engendrent la corruption, et la fortune veille à ramener la guerre pour corriger les excès » (I, 6).
Que celui qui gouverne puisse au mieux retarder les coups de la fortune ou provoquer le retour transitoire de la paix dans les temps de malheur, telle pourrait bien être la grande leçon de réalisme que nous propose le fondateur de la pensée politique moderne en méditant sur Fortuna.
juillet 2025