02.10.2025 à 11:48
Frédérique Cassegrain
Longtemps relégués aux marges de l’imaginaire collectif, les métiers d’art demeurent largement méconnus des jeunes générations. Pourtant, ils incarnent un secteur d’une vitalité insoupçonnée, où se rencontrent savoir-faire, créativité et durabilité. Dans cet article, issu de son mémoire et nourri d’entretiens avec artisans, enseignants et acteurs institutionnels, Alys Bruneau retrace les initiatives qui tentent de rapprocher la jeunesse de ces professions d’exception.
L’article Les métiers d’art à la (re)conquête de la jeunesse est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.
Inspiré de son mémoire, le texte qu’Alys Bruneau a rédigé pour la collection Écrire demain, regards d’étudiants est disponible en téléchargement ici.
Pouvez-vous présenter ?
Je m’appelle Alys Bruneau. Je me suis d’abord formée à l’École du Louvre, en histoire de l’art puis en muséologie en master 1 et en médiation culturelle en master 2, ce qui m’a permis de me rapprocher des publics et de la démocratisation culturelle et de travailler la question de l’accès à l’art. J’ai ensuite intégré le master « Management des organisations culturelles » à l’université Paris-Dauphine pour lequel j’ai rédigé un mémoire sur les métiers d’art et la jeunesse, à l’origine de cet article. En parallèle, j’ai eu des expériences professionnelles dans des secteurs variés : ministère de la Culture, CAPC à Bordeaux, Fondation Culture & Diversité, puis Hermès où j’ai participé à la valorisation des savoir-faire.
Aujourd’hui, je coordonne des programmes culturels pour l’association Orange Rouge. Nous menons des résidences artistiques avec des enfants en situation de handicap, souvent dans des quartiers prioritaires, en collaboration avec des artistes contemporains. Ces rencontres aboutissent à des œuvres collectives, reconnues et exposées ensuite dans des centres d’art. C’est une manière de conjuguer mon intérêt pour l’art, la création, et la démocratisation culturelle ainsi que mon engagement constant pour l’accès à l’art.
Comment est née l’envie de travailler ce sujet de mémoire ?
Mon intérêt remonte à ma spécialisation en anthropologie du patrimoine à l’École du Louvre, où j’ai découvert la notion de patrimoine culturel immatériel et ses dispositifs de valorisation et de sauvegarde. Pour un premier mémoire, j’ai rencontré des artisans – une lissière, une dentellière entre autres –, dont la passion et le rapport viscéral à leur métier m’ont profondément marquée. En master de médiation culturelle, je me suis ensuite intéressée à l’éducation artistique et culturelle auprès des publics jeunes au CAPC de Bordeaux : comment leur rendre le musée accessible ? Quand je suis arrivée à Dauphine, j’ai voulu combiner ces deux dimensions : mon intérêt pour les savoir-faire et celui pour la médiation en direction de la jeunesse. Mon mémoire sur les métiers d’art et leur diversité est né de ce croisement.
Votre terrain d’enquête vous a-t-il surpris ?
D’abord la diversité des acteurs impliqués : artisans indépendants, institutions publiques, fondations, maisons de luxe. C’était très intéressant de constater une diversité des discours et de perceptions autour de ce sujet. J’ai été frappée par la difficulté de trouver des études qui abordent les métiers d’art dans leur globalité, et encore plus leur rapport à la jeunesse. C’est ce manque qui a nourri mon intérêt, surtout après la mise en place de la stratégie nationale en faveur des métiers d’art, qui consacre un volet entier à la jeunesse. Cette orientation a éveillé mes interrogations sur l’efficacité réelle de ces politiques. Enfin, j’ai constaté un contraste fort entre le secteur du luxe, marqué par la confidentialité et la segmentation des informations, et des acteurs publics ou des artisans qui s’expriment plus librement, parfois de manière très directe sur les limites et les effets concrets de ces dispositifs.
Que voudriez-vous faire évoluer dans le secteur culturel ?
Je souhaiterais une meilleure reconnaissance des métiers de la médiation et de la transmission. Ce sont des professionnels essentiels, souvent très engagés, mais trop peu visibles et pas toujours rémunérés à la hauteur de leurs compétences. Or, ce sont eux qui rendent possible l’accès à la culture pour tous, notamment à travers des programmes éducatifs à longs termes. Malheureusement, ces postes sont encore fragiles : dans de petites structures, ils disparaissent souvent les premiers, et les budgets qui leur sont consacrés sont parfois réduits, comme on a pu le voir avec la diminution de la part collective du pass Culture. Pourtant, cette dimension collective elle est justement indispensable pour donner aux jeunes un accès durable à des expériences artistiques qu’ils n’iraient pas forcément chercher seuls. Dans les musées, on met volontiers en avant la figure du conservateur, mais beaucoup moins celle des médiateurs, alors que leur rôle auprès des publics est tout aussi déterminant. Enfin, j’aimerais que les métiers d’art eux-mêmes soient davantage reconnus au sein du champ culturel : souvent placés à la croisée de l’économie et de la culture, ils restent à la marge, alors qu’ils représentent un patrimoine vivant et une formidable ressource pour l’avenir.
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02.10.2025 à 11:41
Frédérique Cassegrain
Longtemps tenues éloignées de la programmation des institutions théâtrales, les créations participatives gagnent aujourd’hui leurs lettres de noblesse en figurant en bonne place dans les programmes de saison. Si les « présences ordinaires » au plateau rendent manifeste la participation du plus grand nombre à la vie culturelle souhaitée par les pouvoirs publics, les coulisses trahissent une situation moins idyllique pour les professionnels comme pour les amateurs.
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« Participez ! », « Soyez acteur ! », « À vous de jouer ! », etc. Qu’elles soient d’abord destinées à des amateurs Considérés ici comme ceux « qui pratiqu[ent] le théâtre sous toutes ses formes sans en faire [leur] métier » (« Non, le “participant” n’est pas un amateur », entretien avec M.-M. Mervant-Roux, L’Observatoire, no 40, 2012, p. 13-15)., à des publics éloignés de l’offre et de la pratique culturelle, ou les deux, les invitations à participer à des projets scéniques sont devenues monnaie courante dans la communication des institutions du théâtre public. Elles convient les gens à prendre part, non plus seulement à des ateliers pratiques (susceptibles de donner lieu à des restitutions), mais à des créations artistiques intégrées aux programmations. Celles-ci prennent essentiellement deux formes : les créations localisées (dites « one-shots »), développées spécifiquement pour les amateurs ou les habitants d’un territoire, et les créations à contributeurs non professionnels changeants qui mobilisent, au plateau, dans des proportions très variables, des participants renouvelés dans chaque ville où elles sont présentées.
En contribuant au déploiement de ces créations à dimension participative, les institutions du spectacle vivant répondent à la demande des pouvoirs publics d’œuvrer en faveur de la refondation du lien social et de la participation du plus grand nombre à la vie culturelle. Elles cherchent également à prévenir le reproche d’entre-soi qui leur est souvent adressé, et à satisfaire l’appétit expérientiel et le désir de convivialité – amplifiés par la crise de la Covid-19 – qu’elles perçoivent chez des publics dont elles redoutent la désaffection. Elles obéissent ainsi en partie à des impératifs politiques et économiques, dont on peut craindre qu’ils influencent négativement la création. Aussi le monde du spectacle vivant nourrit-il de longue date des appréhensions à l’égard de l’injonction à produire de la participation dans les créations scéniques. En mettant cette méfiance en regard du développement des créations à dimension participative au sein des institutions, le présent article invite à interroger les risques auxquels les acteurs impliqués dans ces créations sont actuellement confrontés.
Les créations à dimension participative suscitent plusieurs types d’inquiétudes dans le monde du spectacle vivant. Sur le plan économique, on fait grief à ces productions de mobiliser une main-d’œuvre qu’elles n’ont pas obligation de rémunérer L’article 32 de la loi LCAP promulguée le 7 juillet 2016 a officialisé cette possibilité en prévoyant une dérogation à la présomption de salariat pour les structures qui font participer des non-professionnels en lien avec une mission d’accompagnement de la pratique amateure ou de la pédagogie., et d’accentuer ainsi les difficultés d’emploi dans le spectacle vivant. Sur le plan artistique, le déficit de formation et d’expérience scénique que présentent à priori les non-professionnels par rapport aux artistes interprètes, ainsi que les contraintes exogènes qu’ils introduisent dans les processus de création (disponibilité limitée ou fluctuante, finalités extra-artistiques, etc.), font peser un soupçon de manque d’autonomie et de moindre qualité sur les spectacles qui les mettent en scène. Or, quand la légitimité artistique d’une catégorie de créations est mise en cause, à fortiori quand les spectacles concernés induisent un important travail de nature sociale, la déconsidération dont pâtissent les créateurs risque de nuire à leur trajectoire. Dans le système très hiérarchisé du théâtre public, les artistes qui collaborent régulièrement avec des non-professionnels peuvent en effet connaître un déficit de reconnaissance qui porte préjudice à leur capacité de production. Le dernier type de préoccupations, moins présent dans le discours des acteurs des institutions culturelles, renverse les perspectives en n’accordant plus la priorité aux intérêts de l’art et des artistes, mais à ceux des non-professionnels impliqués. Leur participation est alors considérée comme forcément insuffisante, voire potentiellement néfaste, à partir du moment où les processus de création sont régis par des artistes qui demeurent seuls signataires des créations, et soumis à des conventions que les non-professionnels maîtrisent mal.
Face à l’intérêt que connaissent les créations à dimension participative dans les institutions du théâtre public depuis une dizaine d’années, certains des risques identifiés par les professionnels du secteur se sont paradoxalement atténués. Il importe tout d’abord de souligner que l’augmentation du nombre des créations n’est pas seulement liée à une progression de la demande des institutions, mais qu’elle repose sur des dynamiques artistiques qui rendent la collaboration avec des non-professionnels éminemment désirable à des artistes parfois très reconnus. On assiste en effet à la convergence de trois courants artistiques – performatif, documentaire et relationnel – qui favorisent l’accroissement sur les plateaux de ces « présences ordinaires », dont les créateurs apprécient les qualités « anti-spectaculaires », testimoniales et/ou interactionnelles. Cela améliore le statut dont jouissent les créations qui accueillent ces présences, de plus en plus reconnues pour leur valeur artistique, comme en atteste leur inscription accrue dans les saisons théâtrales des institutions. Il est à cet égard particulièrement significatif que des spectacles issus d’ateliers destinés au jeune public, habituellement considérés comme relevant de l’action culturelle, fassent aujourd’hui l’objet d’une requalification artistique dans certains lieux, où les brochures soulignent leur place « au cœur de la saison, sur le grand plateau du théâtre Brochure 2023-2024 du TNP. », comme c’est le cas avec la Troupe éphémère du TNP. Dans ce contexte de revalorisation, les artistes sollicités pour prendre en charge des créations participatives n’ont plus autant à craindre que leur reconnaissance en souffre ; leur crédit peut même s’en trouver conforté.
On pourrait imaginer que le renforcement mutuel des motivations artistiques et institutionnelles qui semble ainsi s’opérer profite à ces créations au point d’en faire une menace pour l’emploi des artistes-interprètes. On note toutefois que leur part demeure statistiquement très réduite. Pour la saison 2023-2024, les créations localisées et créations à contributeurs non professionnels changeants que comptent les programmations des institutions du spectacle vivant ne représentent ainsi que 2,9 % des spectacles qui y sont proposés J’ai opéré ce recensement à partir des programmations artistiques 2023-2024 des théâtres nationaux, CDN, CCN, Scènes nationales et CDCN. Les créations valorisées dans les rubriques « action culturelle » des brochures sont exclues du décompte., alors même que le développement des propositions participatives est encouragé par l’Olympiade Culturelle. Cela s’explique tout d’abord par le fait que le recours à des non-professionnels dans des productions professionnelles est limité quantitativement, le nombre de représentations associant pratique amateure et pratique professionnelle dans un cadre lucratif par structure et par an ne pouvant en principe dépasser cinq représentations Ce peut être huit représentations quand des troupes d’amateurs sont concernées (décret du 10 mai 2017, relatif à la participation d’amateurs à des représentations d’une œuvre de l’esprit dans un cadre lucratif).. Produire et diffuser ces spectacles s’avère par ailleurs très exigeant ; d’une part, parce que le budget dédié à l’accompagnement des non-professionnels les rend, contrairement aux idées reçues, relativement coûteux (on soulignera au passage que cette prise en charge nécessite presque toujours le recrutement de plusieurs artistes-interprètes) ; d’autre part, parce que les faire advenir s’avère souvent logistiquement compliqué.
Que certaines menaces semblent s’atténuer à la faveur des évolutions récentes ne signifie nullement que les créations à dimension participative se développent sans heurts au sein des institutions du théâtre public. Leur croissance suscite des tensions, et expose à des risques, qu’il importe d’identifier pour éviter que l’encouragement à la participation ne s’exerce aux dépens de celles et ceux qui s’y engagent. La recherche que je consacre depuis quelques années aux créations associant des non-professionnels dans les institutions culturelles m’a amenée à réaliser des observations de terrain et à interroger un grand nombre d’artistes, de personnels administratifs et de participants. Les différents acteurs impliqués dans ces créations les plébiscitent très largement au titre de l’ouverture à l’autre qu’elles favorisent. Leurs expériences n’en témoignent pas moins, même s’ils ne le conscientisent pas nécessairement comme tel, que les créations participatives peuvent engendrer des formes d’instrumentalisation (et donc de négation de l’autre), imputables à trois types de dérives.
Dans la très grande majorité des projets, l’ambition de faire œuvre n’est pas perçue comme s’exerçant aux dépens des participants. Les équipes de création et les lieux qui les hébergent apportent un soin marqué à l’accueil et à l’accompagnement des non-professionnels. Première forme de manquement constaté : certaines créations à contributeurs non professionnels changeants détonnent cependant par le caractère minimal de l’accompagnement qu’elles proposent aux participants qui les rejoignent en tant que figurants. Le temps que ces derniers passent avec les metteurs en scène et les interprètes professionnels est quasi inexistant, et il ne leur est pas donné de voir le spectacle (à travers un filage ou au minimum une captation) pour apprécier comment leur collaboration s’y inscrit. Certains estiment en outre manquer cruellement de temps de répétition pour aborder sereinement les tâches parfois complexes qu’on leur confie, et sont d’autant plus déconcertés d’essuyer des réprimandes lorsque des incidents se produisent durant les représentations. De fait, concernant l’accueil des participants, les compagnies s’accommodent parfois de protocoles insuffisamment réfléchis sur le plan éthique, les structures de diffusion formulant rarement d’exigences à cet endroit. Particulièrement quand le niveau réputationnel des compagnies leur assure d’être diffusées et d’attirer des amateurs, la banalisation du recours à la participation peut alors induire des formes d’exploitation. On observe toutefois que ces dernières ne passent pas inaperçues auprès des participants, et notamment des habitués des projets participatifs, dont la capacité à identifier d’éventuels abus s’affûte à mesure qu’ils prennent part à des aventures de création.
Sur les plateaux comme dans les bureaux, il faut gérer l’accompagnement spécifique que requièrent les non-professionnels, et les contingences qui vont avec.
Deuxièmement, la reconnaissance dont jouissent certains créateurs faisant participer des non-professionnels ne doit pas masquer les difficultés auxquelles d’autres sont confrontés. Il existe des écarts dans la manière dont les créations à dimension participative sont envisagées et accompagnées, d’un lieu à l’autre, et parfois d’un service à l’autre. Elles ne sont pas en effet uniformément reconnues au sein des institutions du spectacle vivant, où leur position demeure donc instable. Dans la mesure où elles se situent à la croisée de l’action culturelle et de la création artistique, elles peuvent être vues comme relevant de la première plutôt que de la seconde, et bénéficier le cas échéant d’un cadre d’accueil moins favorable que les créations pleinement considérées comme telles (temps de plateau restreint, espaces de répétition mal équipés, communication réduite…). Cela peut alimenter de fortes tensions, particulièrement quand ces conditions sont en décalage par rapport à celles obtenues dans d’autres institutions partenaires. D’un côté, des compagnies considèrent que la place faite à leur création est insuffisante ; de l’autre, des lieux leur reprochent d’occuper trop de place (parfois littéralement). Cela montre combien il importe de s’accorder précisément en amont sur les modalités d’accueil des créations à dimension participative, qui ne vont visiblement pas de soi. Cela témoigne également de ce que le risque d’une instrumentalisation de la création subsiste, certaines institutions s’intéressant essentiellement aux créations avec des non-professionnels pour la participation qu’elles rendent possible, et leur assignant de ce fait une place et des moyens qui les contraignent (non sans fragiliser dans le même temps l’enjeu participatif qu’elles entendent prioriser, en augmentant le risque que des participants se retrouvent face au public sans avoir le sentiment d’y avoir été suffisamment préparés).
Le troisième type de difficultés observées présente la spécificité de concerner tous les projets, à commencer par ceux qui se distinguent des cas précédemment évoqués parce que les différents acteurs impliqués disent y trouver leur compte. Des équipes de création se réjouissent d’y expérimenter de nouvelles façons de faire et créent, avec une exigence qui leur semble reconnue, des œuvres qu’elles présentent devant un public constitué pour partie de personnes qui ne fréquentent pas habituellement les salles de spectacle. Des aventures collectives y prennent forme, rassemblant (souvent en nombre) des individus aux profils pluriels, dont on s’attache de plus en plus à ce qu’ils comprennent des personnes éloignées de l’offre culturelle. Servir conjointement ces objectifs artistiques et sociaux constitue indéniablement une gageure – mais c’est précisément ce qui est attendu des créations à dimension participative au sein des institutions du théâtre public. Pour les équipes de production et de création qui portent ces projets, mais aussi pour les chargés des relations avec le public des lieux qui les accueillent, « c’est un boulot monstrueux ! » (sic). Sur les plateaux comme dans les bureaux, il faut gérer l’accompagnement spécifique que requièrent les non-professionnels, et les contingences qui vont avec. Des conflits intergénérationnels, un amateur qui contrôle mal un mouvement et en blesse un autre, une crise d’angoisse pendant les répétitions, un participant sans papiers envoyé en centre de rétention : à chaque projet ses tribulations… Quand des personnes fragilisées sont impliquées, les professionnels de la scène peuvent être exposés à des situations de détresse matérielle et morale d’autant plus éprouvantes psychologiquement qu’ils n’ont pas été formés à les affronter. Pour développer un travail créateur respectueux des besoins des participants et des professionnels investis, il faudrait que des moyens renforcés soient attribués aux équipes. Or, c’est souvent l’inverse qui se produit, du moins pour les créations localisées, puisqu’elles disposent de budgets réduits par rapport aux autres productions. On touche là sans doute à l’une des dérives les plus inquiétantes de l’injonction à produire de la participation dans la création théâtrale : elle fait peser des demandes décuplées sur les professionnels, qui nécessitent un investissement personnel considérable de leur part, sans que les efforts spécifiques qu’ils déploient ne soient suffisamment financés et accompagnés. À l’heure où les enjeux liés à la qualité de vie et aux conditions de travail deviennent une préoccupation importante pour le secteur du spectacle vivant, la question peut-elle encore être éludée ?
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25.09.2025 à 10:51
Frédérique Cassegrain
Dans un environnement numérique où les grandes plateformes accaparent notre attention et où nos choix sont gouvernés par des « architectures invisibles », les fameux algorithmes, comment garantir l’accès, la diversité et la pluralité des expressions culturelles en ligne ? Cette question est au cœur de l’idée de « découvrabilité » et ouvre un certain nombre de pistes dont il est urgent que les politiques culturelles se saisissent.
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Pourquoi et comment s’emparer de la notion de découvrabilité ? Le monde de la culture est traversé, voire bouleversé, par des pratiques numériques devenues massives Ph. Lombardo, L. Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, DEPS, ministère de la Culture, 2020.. Streaming audio et vidéo, communautés de prescription via les likes, commentaires et republications… les publics et acteurs des industries culturelles enrichissent ces contenus en ligne depuis plus de trente ans. Si ce régime de l’abondance est gage de diversité, il ne l’est pas nécessairement du point de vue de l’accès. L’offre numérique sur les plateformes étant concentrée autour d’un nombre limité d’acteurs internationaux qui maîtrisent à la fois l’économie du secteur, la collecte des données de navigation et les systèmes de recommandation algorithmiques, il en découle des effets de disproportion notables tant dans la sélection des contenus « mis en avant » selon des logiques de popularité, que du point de vue d’une diversité linguistique (rappelons que l’immense majorité d’entre eux est en anglais alors même qu’ils ne représentent que 30 % de l’ensemble de l’offre sur le Web). Or la découvrabilité des contenus culturels en ligne dépend de trois facteurs essentiels : leur disponibilité (existence effective sur le Web), leur visibilité (mise en avant sur les catalogues, recommandations algorithmiques personnalisées), mais aussi leur accessibilité (gratuité, possibilité de téléchargement, compatibilité avec les terminaux et logiciels numériques ou encore traduction en plusieurs langues) sur les différentes plateformes.
Passé une approche strictement technique, la découvrabilité vient surtout interroger les conditions de la rencontre d’une œuvre avec son public. Elle soulève en cela une question centrale de politique culturelle : comment garantir l’accès, la diversité et la pluralité des expressions culturelles en ligne, dans ces environnements d’abondance de contenus, à fortiori quand le choix est, majoritairement, gouverné par des « architectures invisibles », les fameux algorithmes ?
Pour conduire cette réflexion, ce numéro de L’Observatoire s’est appuyé sur une recherche menée par des universitaires québécois et français dans le cadre d’un appel à projets conjoint entre le ministère de la Culture français (Direction générale des médias et des industries culturelles) et le ministère de la Culture et des Communications du Québec qui ont, de longue date, exploré ces problématiques. Il ne s’agissait pas d’inventorier de bonnes pratiques ou d’axer uniquement le travail sur la gouvernance des algorithmes, mais de mettre en regard les conditions contemporaines de la visibilité des expressions culturelles et des contenus artistiques et la façon dont les politiques culturelles sont susceptibles de s’en saisir. Sur ce point, et selon les contextes, plusieurs doctrines peuvent coexister : celle de la démocratisation culturelle (pour donner accès et diffuser la culture au plus grand nombre), celle de la souveraineté culturelle (pour défendre une identité linguistique menacée) et celle de l’exception culturelle (pour préserver la culture de la domination marchande). S’y ajoute également une approche par les droits culturels, c’est-à-dire, entre autres, le droit de prendre part à la vie culturelle et de faire connaître et reconnaître une pluralité de références.
Au-delà des dimensions sociotechnique et juridique de la découvrabilité qui vont de l’encadrement légal des plateformes et des algorithmes jusqu’aux instruments juridiques mobilisables pour garantir un accès équitable à une diversité de contenus, les travaux de cette équipe de recherche et les auteurs de ce numéro ont mis en lumière deux autres perspectives.
La première porte sur les aspects humains qui sous-tendent ces dynamiques. Ceux-ci se traduisent à la fois par le rôle stratégique joué par les gatekeepers dans l’industrie musicale, par la médiation aux contenus opérée par les professionnels de la culture, mais aussi par la place et les actions en ligne des usagers, quelles qu’en soient les formes. Les outils numériques ont en effet donné à chacune et chacun la capacité de produire, diffuser et prescrire des contenus. Ce qui a été construit grâce à l’architecture décentralisée d’Internet se traduit aujourd’hui dans les dynamiques culturelles, qu’elles soient en ligne ou en présentiel. Aussi les pratiques des usagers composent-elles une grande part de la valeur culturelle des contenus et des services, et sont le moteur des mécanismes participatifs sur les plateformes contributives P. Collin, N. Colin, Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, janvier 2013.. Dès les années 2000, Lawrence Lessig constatait que « l’intelligence ne réside plus au centre mais dans les périphéries L. Lessig, Free Culture. How Big Media Uses Technology and the Low to Lock Down Culture and Control Creativity, New York, Penguin Press, 2004. ». Cette « intelligence culturelle » distribuée façonne désormais l’environnement culturel en ligne en même temps que les stratégies industrielles et économiques, car nos « gestes numériques » – post, like, scroll, commentaires, partage, recherche, abonnement… – contribuent largement à alimenter les algorithmes.
« L’intelligence dans les périphéries » de Lessig devient alors une notion clé : c’est depuis les marges, les communautés, les usages quotidiens que se produit la valeur des environnements numériques. Cela n’a pas échappé aux géants du Web qui ont utilisé ces nouvelles formes de production de valeur et d’intermédiation : d’une certaine manière, on pourrait dire qu’ils ont capté cette intelligence à leur seul profit, pour alimenter leurs propres économies et services en ligne. Sous couvert d’innovation et de révolution des usages, ces acteurs se développent en suivant les logiques classiques des industries culturelles par la concentration économique, technologique et informationnelle.
Toutefois, malgré cette situation de monopole détenue par quelques grands acteurs économiques, nous devons pouvoir lui articuler la réalité d’un Internet décentralisé. Pour sortir de cette problématique qui guide, depuis plusieurs années, les efforts en matière de régulation menés au niveau européen ou national, il faudrait pouvoir penser les plateformes ou les médias sociaux dans la culture comme un service public de la culture dématérialisé, tel qu’on a pu l’envisager pour d’autres politiques publiques, et la place particulière que les usagers seraient amenés à y jouer.
Pourquoi proposer cette hypothèse ? Depuis plus de dix ans, l’État dématérialise ses services publics – caisse d’allocations familiales, démarches en mairie, trésor public, formations… –, mais, étape après étape, on n’a pu que constater un non-recours des usagers à leurs droits sociaux, reflet criant de la difficulté technique, économique, cognitive et culturelle d’une partie de la population qui ne sait ni utiliser ni se repérer dans les environnements numériques. Ce taux important d’illectronisme représente encore aujourd’hui entre 15 % et 20 % de la population française Insee, Insee Première, no 1953, juin 2023.. La transformation numérique des services publics n’a donc pas supprimé les besoins d’accompagnement, elle les a démultipliés et a nécessité davantage de médiation humaine. Par ailleurs, cette dématérialisation a aussi rendu l’usager coproducteur du service public comme le montrent de récentes analyses Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, Rapport 2022.. Nous l’avons toutes et tous vécu durant les périodes de confinement de la crise sanitaire entre 2020 et 2021 lorsque, depuis chez nous, nous avons coproduit de l’école, du travail, de l’institution… derrière notre écran d’ordinateur ou notre tablette, prenant dès lors conscience que le numérique garantissait une continuité sociale. Dans le champ culturel, cette analyse trouve un terrain de résonance intéressant : depuis les années 2000, l’usager ne se contente pas de produire ou d’accéder à des contenus, mais, d’une certaine manière, il coproduit des services culturels, des contextes et expériences artistiques, des récits selon un principe de réception-production de l’information, et exprime son potentiel de « devenir auteur J.-L. Weissberg, « Retour sur interactivité », Revue des sciences de l’éducation, no 25(1), 1999. » tel que l’a conceptualisé Jean-Louis Weissberg. Peut-être y a-t-il là une perspective stimulante pour la coproduction des services publics dématérialisés : proposer que les usagers et publics participent davantage à la construction même des conditions de la découvrabilité des contenus en ligne ? Cette approche permettrait de dépasser les positions défensives que l’on rencontre souvent dans les milieux et institutions de la culture quand on traite des impacts du numérique. Positions qui freinent ce secteur pour trouver une place dans les transformations en cours.
La seconde perspective qui ressort des réflexions abordées dans ce numéro serait de déplacer la focale vers les territoires.
Le territoire est en effet l’espace dans lequel continue de se penser l’accès à la culture et à la création à partir des équipements, mais aussi l’espace dans lequel nous « situons » nos pratiques numériques : on regarde un film depuis son canapé, pas dans le cloud ! On écoute de la musique dans les transports, pas de manière virtuelle. Une rame de train ou de métro devient une salle de cinéma ; et une chambre ou un salon, une salle de danse ! Les cultures à domicile étudiées par Olivier Donnat O. Donnat, « Démocratisation de la culture : fin… et suite ? », dans Jean-Pierre Saez (dir.), Culture & Société. Un lien à recomposer, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2008. dans les années 2000 sont aujourd’hui connectées, reliées et fondent des communautés culturelles ainsi que des expériences culturelles hybrides.
Les plateformes ne peuvent plus être appréhendées seulement comme des dispositifs de médiations « neutres », mais certainement comme des « équipements culturels » à part entière. En dehors des grandes plateformes qui accaparent l’attention existe une palette étendue de dispositifs qui mettent en lien contenus et publics, et qui ont une incidence territoriale forte. Cela concerne tout autant des plateformes gérées par des scènes de musiques actuelles (à l’image de L’Électrophone en Centre-Val de Loire ou de SoTicket), d’autres dédiées aux patrimoines (telle que Nantes Patrimonia), des médias et services de vidéo à la demande spécialisés sur des « offres de niche » (le documentaire de création avec Tënk, la création sonore avec Arte Radio, le film jeunesse avec MUBI…), mais aussi un dispositif national tel que le pass Culture. Tous jouent un rôle de prescription et d’organisation de la contribution culturelle à une échelle territoriale. Aussi, le territoire peut-il être l’espace d’une alternative à la prescription venant des Gafam, par un travail collectif sur les offres, les besoins, les pratiques et les esthétiques…
Inventer des politiques culturelles pleinement numériques, c’est donc imaginer une continuité entre création, production, diffusion, médiation, accessibilité, diversité et contribution. C’est aussi articuler pratiques en ligne, via des plateformes ou des dispositifs, avec des pratiques en présence, que ces dernières s’expriment dans des lieux, chez soi, dans la rue… ou qu’elles soient produites par des amateurs, des usagers, des artistes et des professionnels. Autrement dit, il s’agit de concevoir une politique de la médiation pour garantir l’accessibilité aux contenus, accompagner les usages et répondre à un illectronisme culturel portant sur le sens et l’appropriation des outils. Pour y parvenir, il devient nécessaire de cultiver la capacité à investir les environnements numériques, à en comprendre les logiques, les rapports de force, les potentiels, les pouvoirs d’agir en tant qu’artistes, politiques, techniciens, publics, citoyens… C’est ainsi que pourra prendre forme une véritable politique de la contribution : en soutenant et en légitimant les formes de la prescription entre pairs et la coproduction de la découvrabilité. Cette perspective invite alors à intégrer pleinement la participation des usagers dans les stratégies publiques de diffusion, d’indexation, de recommandation sur les plateformes, mais aussi dans l’ensemble des dispositifs d’information, de communication et de prescription des offres culturelles (site web des équipements culturels, réseaux sociaux…).
À ce titre, nous pourrions imaginer passer d’une économie des attentions par les plateformes, au développement d’une écologie de l’attention chère à Yves Citton Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014., qui prendrait forme à travers un souci conjoint des usagers à faciliter, de pair à pair, l’accès à la diversité des œuvres et des contenus en ligne.
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18.09.2025 à 09:49
Frédérique Cassegrain
Une bataille idéologique se joue sur le terrain de la culture. En instrumentalisant le patrimoine, la musique ou les réseaux sociaux, les courants illibéraux diffusent leurs idées de manière douce mais efficace. De la Russie à la France, en passant par les États-Unis, l’historienne et politiste Marlène Laruelle décrypte les mécanismes de cette infrapolitique et alerte sur la nécessaire contre-offensive des démocraties.
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Pouvez-vous commencer par définir la notion d’« illibéralisme » et notamment la différence que vous faites avec le populisme ?
Marlène Laruelle – Le populisme n’a pas vraiment de contenu idéologique, il peut être de droite ou de gauche. Il s’agit plutôt d’un style, d’une rhétorique, où l’on oppose des élites corrompues à un peuple supposé vertueux. L’illibéralisme est une famille idéologique reposant sur le constat que le libéralisme politique, entendu comme projet centré sur la liberté individuelle et les droits humains, a échoué ou a été trop loin. La solution, pour les illibéraux, s’articule autour de cinq points : renforcer la souveraineté de l’État-nation contre les institutions multinationales ; privilégier le réalisme en politique étrangère La théorie réaliste dans les relations internationales part du principe que la guerre est inévitable car l’utilisation de la puissance est le facteur principal des relations interétatiques ; tandis que la théorie libérale s’appuie sur une interdépendance des États et promeut la création de règles internationales favorisant la paix. (source : www.vie-publique.fr) ; imposer une homogénéité culturelle contre le multiculturalisme ; faire primer les droits de la majorité sur les droits des minorités ; célébrer les valeurs traditionnelles contre les valeurs progressistes.
Ces cinq éléments peuvent être déclinés de manière modérée ou radicale selon les cultures politiques. Il en existe des versions différentes selon les pays : en régime autoritaire (comme la Russie de Poutine) ou en régime démocratique (comme les gouvernements Trump aux États-Unis, Netanyahou en Israël ou Orbán en Hongrie). Ajoutons que plus le leader illibéral reste au pouvoir longtemps, plus les institutions sont transformées en profondeur.
L’illibéralisme n’a pas d’unité sur les questions économiques. Il peut défendre des politiques néolibérales et s’accorder parfaitement avec le libéralisme économique, il peut aussi être libertarien (comme en Argentine avec Javier Milei), ou avoir une économie largement dominée par l’État (Russie) ou défendre l’État-providence (Marine Le Pen par exemple). En revanche, les illibéraux sont tous convaincus que les démocraties ont été trop loin sur les enjeux culturels, notamment sur les questions LGBT+ ou les débats autour de la colonisation.
En quoi la culture et les modes de vie sont-ils des vecteurs de transmission de valeurs, notamment idéologiques ?
M. L. – Nos valeurs se matérialisent dans nos modes de vie et, à l’inverse, le vécu du quotidien alimente nos visions du monde et orientations idéologiques. Celles-ci ne s’expriment pas uniquement dans le soutien à un parti politique, on les retrouve dans nos consommations culturelles, loisirs et habitudes environnementales… C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de sciences sociales, l’infrapolitique.
Pour le dire autrement, l’infrapolitique est la manière dont on exprime un projet de société à travers nos modes de vie quotidiens et nos consommations culturelles. Nous sommes tous des êtres politiques dans la vision du projet de société auquel on croit, pas seulement lorsque nous mettons un bulletin de vote dans l’urne.
Y a-t-il des types de production culturelle qui véhiculent plus facilement ou rapidement des valeurs idéologiques, lesquelles sont ensuite politisées ?
M. L. – Oui, l’une des plus évidentes est le cinéma. Il existe une grande tradition de propagande idéologique via l’industrie du cinéma, notamment dans les régimes totalitaires, ou aux États-Unis avec Hollywood, outil de promotion des valeurs et mode de vie américains.
La musique ou la mode sont eux aussi des champs de production artistique qui influencent fortement les représentations. Mais il y a de nombreux autres domaines auxquels on pense moins spontanément comme les habitudes alimentaires, les activités sportives, les réseaux sociaux, les influenceurs. Le tourisme mémoriel, notamment patriotique, est aussi un secteur qui transmet des idéologies fortes, aux États-Unis ou en Europe.
Attachons-nous plus spécifiquement aux régimes illibéraux et leur instrumentalisation de la culture. Vous prenez l’exemple de la Russie, autoritaire dans sa pratique du pouvoir, et qui a été l’un des pays précurseurs de cette mouvance illibérale. Comment la culture est-elle utilisée pour distiller cette idéologie ?
M. L. – Le régime de Vladimir Poutine a investi énormément d’argent dans ses politiques publiques de la culture, notamment via des fonds fédéraux importants pour le cinéma, la télévision, les musées, ou des groupes de musique, y compris la pop musique ou le rap, qui soutiennent les autorités. Ces productions culturelles propagent l’idée d’un État russe qui a toujours raison, avec un pouvoir exécutif central fort. On y célèbre la grandeur de l’Empire russe, des territoires que la Russie possédait au XIXe siècle, qu’elle a perdus et qu’il faudrait reprendre. Cette offre culturelle est, par ailleurs, plutôt de bonne qualité sur les plans esthétiques et techniques.
De gros investissements publics ont également été réalisés dans la production d’objets culturels qui font directement référence à l’identité nationale et à la « russité » culturelle : artisanat en bois, tissus traditionnels, icônes… Le régime de Poutine a aussi créé d’immenses parcs d’attractions « La Russie, mon histoire », autour de l’histoire russe, des origines à nos jours. Ce sont des endroits high-tech, ludiques, inspirés de la culture du jeu vidéo, et très patriotiques. Aujourd’hui, il en existe près d’une trentaine, dans toutes les grandes villes du pays. C’est l’un des grands succès de la production culturelle illibérale russe.
Bien sûr, un art dissident continue d’exister dans les domaines de la musique, des arts plastiques, et notamment une culture du graffiti anti-guerre. Mais la situation des artistes indépendants s’est détériorée depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
Si l’on se penche maintenant sur le cas des États-Unis de Trump, premier et second mandats, comment l’idéologie illibérale envahit-elle le champ de la culture ?
M. L. – Quand Donald Trump est arrivé au pouvoir en 2016, la culture MAGA (Make America Great Again) a été très relayée sur les réseaux sociaux, via des influenceurs et podcasteurs, mais aussi lors de grandes parades politiques aux accents carnavalesques. Dans la pop culture, tout un courant de la country music qui défend des valeurs conservatrices s’est reconnu dans Trump.
Entre les deux mandats, le monde MAGA a cherché à toucher les sous-cultures jeunes, en attirant des personnalités culturelles de la mode, de la musique, du cinéma, de l’humour… potentiellement compatibles avec le trumpisme. L’objectif était de concevoir des produits culturels qui attirent les jeunes, en utilisant toujours les réseaux sociaux. Les partisans de Trump se sont aussi investis dans la réécriture de l’histoire américaine, notamment en tentant d’influer sur les programmes scolaires, établis par les États fédérés.
Sa réélection en 2024 a marqué un tournant dans le champ des politiques culturelles. Le cas le plus emblématique – et qui est probablement le plus grand symbole de la politisation des politiques culturelles – est la transformation du Kennedy Center. La muséographie a elle aussi été mise au service de la vision illibérale de Trump : réécriture de l’histoire nationale, effacement de la diversité, des minorités, refus de tout commentaire critique sur l’histoire américaine, renforcement du patriotisme.
Fort heureusement, aux États-Unis, la majeure partie des politiques culturelles se conçoit au niveau des États. L’impact est donc limité, car il n’y a pas de ministère de la Culture fédéral qui pourrait mettre à mal tout l’écosystème culturel. Par ailleurs, beaucoup de productions artistiques relèvent du privé, où des poches de résistance peuvent encore fonctionner.
La question des réseaux sociaux revient régulièrement dans vos propos. La bataille culturelle actuelle semble se jouer sur ces scènes, et via les médias people.
M. L. – Absolument. Les États-Unis ont été plus en avance que nous sur la collusion entre le monde des stars, de la jet-set, de la finance et du politique. Trump lui-même est l’incarnation de ce phénomène : un homme d’affaires richissime qui a fait de la télé, du reality show, avant de candidater à une élection. Il est difficile de distinguer ce qui relève du politique et du spectacle, du vrai et du faux. Il en va de même pour le monde du sport. Trump est un grand amateur de MMA (arts martiaux mixtes) qui connaissent un immense succès populaire ; c’est une figure révérée dans ces milieux. Il y a donc aussi une instrumentalisation du sport. Ce sont des manières de parler politique à travers des instruments infrapolitiques.
En Europe, on a eu Berlusconi mais à l’époque c’était plutôt une figure isolée dans le spectre politique, alors que Trump représente aujourd’hui une normalité, celle du celebrity populism : lorsque tous les codes de la jet-set et des célébrités sont passés dans le champ politique.
Qu’en est-il de l’Europe justement ? Est-ce que l’on constate les mêmes tendances illibérales avec la montée de l’extrême droite dans les démocraties de l’Union européenne ?
M. L. – Évidemment, nous ne sommes pas au niveau des États-Unis de Trump, mais on perçoit clairement des éléments de « culture illibérale » en Europe. Je pense, par exemple, aux mouvances catholiques radicales, très populaires sur les réseaux sociaux, au mouvement des trad wives, ces influenceuses qui promeuvent des valeurs conservatrices pour les femmes, sous couvert de discuter cuisine ou aménagement de la maison. On observe aussi en France et en Allemagne des mouvances survivalistes venues des États-Unis après le Covid, avec cette idée qu’on ne peut pas faire confiance à l’État, qu’il faut se retirer de la société et se préparer à la guerre raciale et aux violences urbaines.
La lecture illibérale du patrimoine constitue un de ces éléments puissants dont s’est emparée l’extrême droite. En France, mais aussi en Allemagne, en Europe centrale, en Espagne, en Italie… Giorgia Meloni tente par exemple de mettre en place des politiques culturelles qui promeuvent l’identité nationale, en instrumentalisant les politiques de patrimonialisation qui sont lues à travers un prisme illibéral.
Constatez-vous aussi cette instrumentalisation du patrimoine pour la défense de valeurs illibérales en France ?
M. L. – Très clairement, notamment de la part de l’extrême droite qui souhaite figer l’identité de la nation française et l’essentialiser. L’extrême droite joue par exemple sur l’attrait général des citoyens pour la défense du patrimoine culturel national, régional ou local.
L’illustration la plus visible et symbolique est bien évidemment le Puy du Fou, grand succès populaire commercial, troisième plus grand parc français en matière de fréquentation. Il s’agit bien d’un projet politique et mémoriel personnel porté par Philippe de Villiers, mobilisant une réécriture de l’histoire qui valorise les racines chrétiennes de la France, la période monarchique et le passé vendéen, contre la Révolution et la République. Tout un écosystème a été construit autour, qui participe de la valorisation de Philippe de Villiers lui-même, comme homme politique. Pierre-Édouard Stérin est lui aussi une figure clé finançant des projets culturels, des spectacles et des écoles. C’est une manière d’infuser une idéologie sans l’exposer explicitement. Les idées passent de façon beaucoup plus douce et attrayante que si elles étaient présentées dans un programme politique.
Dans une récente tribune du Monde, vous écrivez : « Les partisans du libéralisme politique doivent cesser de penser que leur modèle est hégémonique et descendre dans l’arène idéologique pour espérer convaincre Marlène Laruelle, « L’illibéralisme de J. D. Vance ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel », Le Monde, 24 février 2025.. » Quel rôle peuvent jouer les acteurs et actrices culturelles dans cette bataille ?
M. L. – J’ai l’impression que, pour beaucoup de professionnels du secteur, la culture est déjà pensée comme de l’infrapolitique, c’est-à-dire avec une volonté de faire passer des messages sur un projet de société, sur des valeurs – progressistes, humanistes – auxquelles ils croient. Il me semble donc que les acteurs culturels sont impliqués dans la bataille idéologique depuis longtemps ; ce qui, à mon avis, n’est pas le cas des acteurs politiques. Au niveau des élites politiques circule toujours l’idée que les valeurs libérales sont évidentes, et que l’on n’a vraiment besoin ni de les défendre, ni de répondre aux arguments des opposants. Dans le milieu culturel, ces questions font partie du débat, notamment parce qu’il y a une tradition d’art activiste. Mais il existe aussi un risque dans ces politiques émancipatrices, qui est que l’on peut se focaliser sur les minorités en oubliant de parler à la majorité, et que l’on produise un art très élitiste en dédaignant les cultures populaires. La bataille idéologique est donc centrée sur les productions culturelles.
Pour rebondir sur l’enjeu artistique, on observe de plus en plus de phénomènes de censure et d’autocensure. Ajoutons que ces entraves à la liberté de création ou de programmation s’inscrivent dans un contexte de tension économique toujours plus fort sur le secteur culturel.
M. L. – Il me semble qu’un certain consensus sur l’art – qui serait par essence provocateur, révolutionnaire et émancipateur – est de moins en moins d’actualité. Je pense qu’on va voir arriver de manière affirmée et décomplexée des politiques culturelles de droite qui soutiendront un art très classique, conservateur, qui ne met pas en difficulté, autrement dit un art nationaliste.
Et le nerf de la bataille idéologique est aussi l’argent. Dans un État de droit comme la France, on n’aura pas nécessairement le droit d’interdire, mais on pourra couper les fonds. Dans les modèles néolibéraux, c’est de cette manière que l’on cherche à éteindre les discours : censurer en supprimant des financements publics.
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11.09.2025 à 09:33
Aurélie Doulmet
Dans ses travaux, Akim Oualhaci explore des domaines auxquels la sociologie porte une attention discrète et notamment les trajectoires de la jeunesse dans les quartiers populaires. Il s’intéresse à la genèse de figures savantes depuis les marges. Au cours de ses enquêtes au sein de plusieurs quartiers de région parisienne, il remarque que de jeunes […]
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Dans ses travaux, Akim Oualhaci explore des domaines auxquels la sociologie porte une attention discrète et notamment les trajectoires de la jeunesse dans les quartiers populaires. Il s’intéresse à la genèse de figures savantes depuis les marges. Au cours de ses enquêtes au sein de plusieurs quartiers de région parisienne, il remarque que de jeunes adultes ont acquis des savoirs (par le biais de la massification scolaire ou en autodidacte) qu’ils redistribuent à leurs pairs. Ainsi, les « têtes de quartier » ou les « figures d’intellectualité en milieu populaire », telles qu’il les définit, passent sous les radars de l’action publique mais transmettent des savoirs à l’échelle locale. Qui sont ces jeunes ? En quoi peuvent-ils être considérés comme des prescripteurs culturels ? Comment font-ils le lien entre culture dite légitime et culture populaire ?
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02.09.2025 à 15:22
Frédérique Cassegrain
Alors que 44 % des Français jouent aux jeux vidéo, cette pratique culturelle peine à quitter l’univers domestique et à trouver sa place dans les lieux artistiques. Pourtant des initiatives existent. Faire du jeu vidéo un nouveau médium artistique et une forme d’expression créative est au cœur du projet du collectif Sous les Néons.
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En novembre 2024, le Théâtre de l’Élysée (Lyon, 7e) accueillait deux demi-journées intitulées « Quelles places pour le jeu vidéo dans les structures artistiques et culturelles ? » https://tube.felinn.org/w/p/q7uNDunqYoMidCXBwzdZmz?playlistPosition=1. Nous avons rencontré Nicolas Ligeon, codirecteur du théâtre et cofondateur du collectif Sous les Néons. Nicolas se présente comme un « professionnel du spectacle vivant, du côté du service public de la culture ». Sa carrière traverse plusieurs lieux et contextes : en milieu rural, urbain, dans les arts du spectacle, du cirque et de la marionnette. Il nous accueille au Théâtre de l’Élysée, membre du réseau des Scènes découvertes lyonnaises, en rappelant qu’initialement le jeu vidéo n’était « pas du tout son truc ». C’est en 2019, à la suite des confinements liés au Covid qu’il se replonge dans cet univers vidéoludique. D’abord frappé par l’aspect plastique et la diversité des esthétiques proposées, il réalisera, après une période d’expérimentation, qu’il était sûrement « passé à côté de quelque chose ». L’envie de partager ses découvertes est, depuis, un marqueur fort de son travail.
Pouvez-vous présenter le collectif Sous les Néons et ce qu’il défend ?
Nicolas Ligeon – Au départ, j’ai eu envie de faire venir cet univers du jeu vidéo au sein du Théâtre de l’Élysée que je codirige et qui est un formidable espace de liberté. J’ai d’abord installé des jeux dans le hall d’entrée pour susciter la curiosité du public et l’amener à les découvrir. Ça allait de jeux très beaux, très « léchés », à d’autres plus glitchés « Dans un jeu vidéo, un glitch est un bug qui touche des éléments animés, comme des armes, des véhicules ou des personnages, par exemple. », https://www.esma-artistique.com/lexique/glitch/, venus de développeurs « solo ». Puis, chemin faisant, on m’a présenté Simon Bachelier qui évolue en tant que producteur et éditeur sur la scène indépendante du jeu vidéo, et nous avons été rejoints par la programmeuse Diane Landais. À nous trois, nous avons fondé le noyau du collectif Sous les Néons. Aujourd’hui, on est un petit groupe d’environ 7-8 personnes : certaines interviennent en tant que bénévoles pour les soirées à l’Élysée, d’autres s’occupent de la médiation, de l’installation des machines, des Playformances, etc.
Sous les Néons a pour sous-titre : « collectif d’expérimentation d’autres pratiques du jeu vidéo ». Ces « autres pratiques » sont celles que nous proposons dans des lieux publics ou privés, ouverts à tous sans discrimination. Nous sommes donc à l’opposé de la pratique usuelle qui consiste à jouer chez soi, sur son ordinateur, sa console, son téléphone… ou en ligne avec des collègues, des amis, à se réunir en soirée… Venant du théâtre public, je m’interrogeais aussi sur la façon dont le service public de la culture pouvait se saisir du jeu vidéo. Nous sommes partis du constat que les pratiques ont énormément changé avec l’évolution des outils numériques et la démocratisation des ordinateurs de poche, appelés « téléphones », qui permettent dorénavant de jouer partout, où que l’on se trouve. À cela s’ajoute également l’augmentation d’une nouvelle pratique due à l’avènement des plateformes de streaming, et notamment Twitch : celle de regarder jouer. On avait l’habitude, lorsqu’on joue chez soi et qu’on n’a qu’une seule manette, d’attendre son tour et par conséquent de regarder l’autre jouer, mais en même temps de participer pleinement à l’aventure. Grâce au streaming, ce phénomène s’est amplifié, et regarder d’autres personnes jouer en ligne en interprétant un jeu à leur manière est devenu courant.
C’est cette idée que nous avons voulu explorer avec le collectif : puisque le jeu vidéo ne concerne pas uniquement ceux qui jouent, nous nous sommes dit qu’il remplissait les mêmes fonctions que d’autres œuvres artistiques (un livre, un film, etc.) et que nous pouvions l’aborder en ces termes, tout en conservant sa spécificité, afin de toucher les gens différemment. Ni mieux, ni moins bien, mais différemment.
Qu’est-ce qui a motivé l’intégration du jeu vidéo dans la programmation du théâtre de l’Élysée ? Est-ce devenu un marqueur fort ?
N. L. – Le Théâtre de l’Élysée est soutenu par la DRAC et la Ville pour programmer des artistes émergents dans ses murs. On est financé pour prendre des risques, donner à voir de nouvelles formes de création et offrir aux jeunes compagnies l’opportunité d’aller au bout de la fabrication de leur spectacle et le confronter ensuite à un public. En plus de cette mission, on a toujours laissé une place dans notre programmation à l’accueil de projets différents, à d’autres langages issus de « cultures en marge ». Par exemple, nous proposons « Pour la suite du monde », un événement de cinéma documentaire sur l’intersectionnalité des luttes, ou encore le Fact (festival Arts et Création Trans). C’est dans l’ADN de notre théâtre de se tourner vers des cultures peu reconnues et en cours de structuration pour les aider à débuter. Il était donc assez naturel qu’un projet de jeu vidéo ait sa place dans un lieu tel que le nôtre où l’expérimentation est possible. Avant de faire partie de Sous les Néons, Simon était membre d’un autre collectif, One Life Remains qui fabriquait des jeux vidéo expérimentaux. Il organisait également des Playformances à Paris, qui se sont arrêtées avec le Covid, et il m’a proposé de relancer ce concept à Lyon. C’est comme ça que nous avons organisé, en novembre 2021, notre première soirée Playformance au Théâtre de l’Élysée.
Qu’est-ce qu’une Playformance ?
N. L. – On a écrit un manifeste https://www.souslesneons.com/playformance/fr/ pour présenter notre démarche et, même s’il n’avait pas vocation à expliquer ce qu’est une Playformance, de nombreuses personnes nous ont appelés des quatre coins de France parce qu’elles avaient envie de la proposer dans leurs structures. On l’a donc un peu imaginé comme un concept open source Se dit d’un logiciel dont le code source est libre d’accès, réutilisable et modifiable (Linux, par exemple). [Recommandation officielle : logiciel libre.], Larousse en ligne. : chacun peut utiliser le principe de Playformance, s’il est en accord avec le manifeste qui pose certaines valeurs d’inclusivité et, formellement, quelques éléments à suivre. Une Playformance, c’est l’acte de jouer à un jeu vidéo en direct devant un public au service d’un récit. Donc ce n’est pas simplement parler du jeu lui-même ou le commenter. Dans le référentiel du spectacle, je dirais qu’il s’agit plutôt d’interroger comment un jeu vidéo peut être un matériau pour écrire une petite forme théâtrale sans aucun registre prédéfini. Certaines Playformances sont purement humoristiques, d’autres très intimes, militantes, poétiques, ou alors complètement performatives. Dans la forme, ça ressemble à du stand-up : une personne sur scène, équipée d’un micro, parle au public pendant qu’elle joue et le jeu est projeté sur un écran derrière elle. Cela donne des choses étonnantes, proposées par des gens dont la scène n’est absolument pas le métier mais qui connaissent tellement bien le jeu qu’elles ont compris en quoi sa mécanique pouvait servir à raconter autre chose. Mailler une réflexion avec un jeu amène du sensible, une autre aisance, et ça touche différemment les gens.
Un jeu vidéo est donc bien plus qu’un jeu. C’est une œuvre en soi qui, comme n’importe quelle autre, produit des effets sur la personne : on en sort avec des émotions, des sensations, etc. Et en arrière-plan, pour ceux qui s’y intéressent un peu plus, c’est aussi tout un environnement : la façon dont il a été conçu, ce qu’il raconte, ses références, ce qu’il défend, etc. Cet ensemble-là est une ressource qui peut éveiller la créativité.
Ces Playformances sont-elles programmées dans des lieux variés ?
N. L. – Elles sont programmées à la fois dans des événements dédiés au jeu vidéo et dans des lieux culturels. On a proposé des scènes ouvertes aux Subs, à Lyon, auxquelles les gens peuvent s’inscrire, sans aucune sélection. Depuis quatre ans, nous organisons régulièrement des Playformances à l’Espace Aragon (Villard-Bonnot – 38). L’équipe nous a fait confiance sans trop savoir ce que c’était. La première année, il y avait 20 personnes dans la salle dont 12 travaillant dans le lieu. Trois ans après, on a accueilli 120 personnes et c’était presque complet. Mais effectivement, on a davantage de demandes venant de lieux culturels, ou socioculturels, plus que purement artistiques. Beaucoup nous programment sans connaître, simplement parce que le concept les séduit. Mais je pense que les lieux du spectacle vivant ne s’y retrouvent pas à 100 %, parce qu’une Playformance ne coche pas toutes les cases de ce que l’on attend d’un « spectacle », au sens classique. Les critères d’analyse esthétique du théâtre (mise en scène, dramaturgie, interprétation, écriture…) sont encore très présents, et j’aurais tendance à dire qu’on oublie un peu l’un des enjeux essentiels du théâtre : qu’est-ce que ça produit ? Qu’est-ce que ça fait aux gens qui regardent ?
Approcher le jeu vidéo sous l’angle des droits culturels apporte un autre point de vue qui me semble intéressant. La pratique du jeu vidéo est en effet très répandue, une diversité de personnes y prétend et elles ont envie d’en dire quelque chose. Pour faire une Playformance, il n’existe pas d’autre légitimité que celle de jouer, pas même de bien savoir jouer. On n’attend pas un spectacle avec des comédiens professionnels. Et c’est beau de voir des personnes très différentes, investies dans ce qu’elles font. Cela produit autre chose. C’est du théâtre dans son acception anthropologique.
Est-il néanmoins si facile pour le jeu vidéo de trouver sa place au sein de structures culturelles ou socioculturelles ?
N. L. – Non, ce n’est pas facile parce que le jeu vidéo n’a pas été conçu pour ça. C’est à l’origine un objet de consommation intime et un produit industriel que l’on achète sur des plateformes, donc quel serait l’intérêt d’aller dans des lieux culturels ?
Par ailleurs, il souffre encore d’une assez mauvaise image, pour le dire vite : de la violence, de la guerre, etc. En 2025, on lui attribue toujours la responsabilité d’avoir inspiré certaines tueries ou autres actes terribles. Le ciblage marketing des garçons adolescents, dans les années 1980-1990 (jusqu’à nommer une console « Game Boy ») n’a pas aidé non plus à rendre le jeu vidéo inclusif. Il a été perçu comme du pur divertissement et c’est tout : une sorte d’objet de consommation de masse, plutôt que d’art populaire. Mais aujourd’hui, il existe des choses extraordinaires dans cette très vaste production vidéoludique. D’ailleurs, l’industrie du jeu vidéo en France, et en Auvergne-Rhône-Alpes en particulier, est plutôt florissante malgré la séquence compliquée que le secteur traverse actuellement avec un grand nombre de licenciements, des dénonciations de management toxique ou les affaires liées au VHSS.
Il faut savoir aussi que l’industrie française du jeu vidéo est adossée aux politiques publiques et qu’elle bénéficie d’aides à la production, du crédit d’impôt, de leviers pour mettre en avant les jeux français dans les grands salons internationaux, etc. Cet ensemble de mesures montre que les pouvoirs publics ont saisi l’importance du jeu vidéo en tant que vecteur d’économie, mais aussi de soft power. Même si l’entrée est essentiellement économique, cet accompagnement de l’État et des Régions, a pour effet de légitimer ce secteur, de le valoriser en tant que tel et, par ricochet, sa pratique. De plus, avec l’appui de grands médias prescripteurs (Libération, France Inter…), le jeu vidéo est de plus en plus reconnu à sa juste valeur. Des directeurs et directrices de lieux culturels commencent à percevoir l’intérêt de travailler cette « matière jeu vidéo », notamment dans ce qu’elle peut offrir de moments collectifs. Mais pour cela, il faut connaître ces cultures. Les lieux avec qui nous travaillons nous font confiance sur des sélections de jeux, des expositions, et ils s’appuient sur nous pour les éclairer, leur montrer ce qu’il y a d’intéressant à faire.
Le jeu vidéo fait partie des pratiques culturelles largement partagées par la population. Or il semble encore peu pris en compte par les politiques culturelles. Quelle est votre analyse à ce sujet ?
N. L. – Je crois que c’est un peu en train de changer du fait des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français « Au cours des deux dernières décennies, la pratique, au moins occasionnelle, des jeux vidéo progresse fortement dans la population, en restant majoritairement masculine. Au sein des personnes âgées de 15 ans et plus, respectivement 39 % des femmes et 49 % des hommes jouent en 2018, contre 15 % des femmes et 24 % des hommes en 2008. » dans L. Wolff, Ph. Lombardo, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, ministère de la Culture, Département des études, de la prospective et des statistiques, Paris, 2020. qui mettent en évidence l’essor incroyable de la pratique du jeu vidéo. Il y a tout de même un secteur qui s’est attaqué au jeu vidéo depuis plusieurs années – et il faut lui rendre justice – qui est celui de la lecture publique. Tout d’abord à travers la question du prêt et de l’accessibilité, car certaines personnes ne jouent pas faute de moyens. Les médiathèques ont aussi mis en place des ateliers, des rencontres, comme elles le feraient autour d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Mais en dehors de ce secteur, les autres s’en sont assez peu emparés, ou alors essentiellement par l’entrée technologique, comme le font les musées par exemple.
Aujourd’hui la politique publique porte principalement sur la partie industrielle, pas sur l’accompagnement des pratiques. La politique culturelle en France reste aussi très liée à une politique d’équipement. Or, à l’heure où de nombreux lieux se demandent quoi faire pour le renouvellement des publics, je pense qu’il y aurait matière à développer des projets autour des jeux vidéo dans des structures artistiques ou socioculturelles. Les événements qui incorporent cette culture peuvent être en accord avec les objectifs de ces lieux (la démocratisation culturelle, la diversification des publics, etc.), notamment parce que le jeu vidéo est un peu moins situé socialement que d’autres pratiques. En revanche, il reste des mythes à déconstruire : par exemple, l’idée qu’il y aurait « les gamers » et « les autres », ce qui est faux. Les cultures vidéoludiques sont très hétérogènes. Certaines personnes ne se disent pas joueuses, alors qu’elles ont une pratique sur téléphone ou sur une vieille console. Un autre mythe, assez prégnant chez les opérateurs culturels, consiste à croire que l’on attire forcément un public jeune avec du jeu vidéo. En fait non, ce n’est pas aussi simple ! Sur ce point, il reste beaucoup à faire en matière de formation. L’idée n’est pas de transformer un théâtre en salle d’arcade, mais plutôt de s’ouvrir à ces pratiques. En revanche, cela demande de connaître ce domaine. Avec le collectif, cela fait maintenant quatre ans que nous nous sommes lancés dans cette aventure, mais je continue à écouter beaucoup de podcasts, à me documenter, et j’ai encore du travail devant moi. Il faut pour l’instant s’appuyer sur les quelques personnes qui creusent cette thématique et, petit à petit, on peut espérer que cette culture soit davantage enseignée et transmise.
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28.07.2025 à 10:11
Frédérique Cassegrain
Dans quelle ville voulons-nous vivre ? C’est par cette question qu’a débuté l’enquête menée par des habitants réunis au sein du collectif Droit à la ville Douarnenez. Une recherche-action entreprise en réaction au « lissage » progressif de leur ville en carte postale touristique, au détriment du patrimoine côtier et d’un accès au logement. Dans l’ouvrage qu’ils ont composé à plusieurs voix se fait entendre la revendication d’une communauté déterminée à porter la vision d’un tourisme moins excluant et inégalitaire. En voici quelques extraits publiés avec l’aimable autorisation des éditions du commun.
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Article paru dans L’Observatoire no 61, décembre 2023
Le livre Habiter une ville touristique Collectif Droit à la ville Douarnenez, Habiter une ville touristique. Une vue sur mer pour les précaires, éditions du commun, Rennes, 2023. que notre collectif a publié aux éditions du commun est le fruit d’un travail de recherche-action, un travail d’enquête mené par ou avec des personnes extérieures au champ académique mais faisant partie du terrain d’étude et qui vise à transformer la réalité observée. Ici, en l’occurrence, des habitant·es qui veulent comprendre ce qui arrive à leur ville et souhaitent agir, faire agir sur son devenir. Ce travail a commencé pendant l’été 2018, quand l’Abri du marin, grand bâtiment donnant sur le port du Rosmeur, construit pour servir de foyer aux marins en escale, et devenu par la suite le siège de la revue maritime Le Chasse-marée – un édifice emblématique en cela de la trajectoire d’une ville du travail de la mer vers le travail de la mémoire –, fut racheté afin d’être transformé en centre international d’art numérique. La presse locale s’est exaltée avec une communication agressive de ce projet privé qui venait « donner un coup de pied dans une ruche assoupie » et qui, déjà, faisait la conquête de quelques opportunistes emporté·es par ce rêve de dynamisme au point d’y voir l’arrivée « du Messie « Douarnenez. Maison des lumières : un projet sous tension », Le Télégramme, 31 août 2018. ». C’était un coup d’envoi. Les années qui ont suivi nous ont mis la fièvre. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer, comme prévu, que ce projet médiatique était autant une coquille vide « Elle suspend la vente de l’Abri du marin et tend la main à la mairie », Le Télégramme, 6 août 2021. qu’un prétexte à la spéculation « À Douarnenez, avis de tempête autour de l’Abri du marin », Le Télégramme, 12 août 2021.. Acheté 290 000 euros en 2018, l’Abri du marin est remis en vente 900 000 euros trois ans plus tard sans grands travaux effectués « L’Abri du marin de Douarnenez est de nouveau en vente », Le Télégramme, 29 juillet 2021.. Le port du Rosmeur, façade touristique de la ville, fut rénové, redessiné, minéralisé, nimbé de lumières bleues par un artiste bien coté qui vécut jadis à Douarnenez. Les architectes des bâtiments de France cherchèrent à imposer un nuancier de blanc « typique de bord de mer » aux façades colorées du Rosmeur, les cafés du port durent harmoniser l’esthétique de leurs terrasses. Les élu·es aménageaient la carte postale et encourageaient le marché à faire main basse sur la ville. Un ancien gymnase a été démoli pour devenir Ker Cachou, un projet de logements haut de gamme, l’usine Supergel rachetée pour y installer des lofts et un espace de coworking, et les travaux commencent aujourd’hui dans une colonie de vacances appelée à devenir le domaine Petra Alba (pierre blanche en latin), site luxueux réservé à quelques touristes et résident·es secondaires qui profiteront d’une piscine chauffée et de cabanes de style norvégien avec parement en granit. En juin 2018, Le Télégramme prédisait déjà une ville en bonne voie pour « retrouver son lustre d’antan ». Nous faisions un autre pronostic, un autre constat. Celui d’une ville qui se construit sans ses habitant·es. Un soir d’octobre, réuni·es à quelque 250 personnes dans la salle des fêtes, nous nous demandions : « Dans quelle ville voulons-nous vivre ? ». C’est à partir de cette question que s’est constitué le collectif Droit à la ville.
Nous ne sommes pas un collectif opposé au tourisme, degemer mat « Bienvenue » en breton (expression largement utilisée dans les communications publicitaires de la région)., à Douarnenez. Nous sommes en revanche opposé·es au devenir touristique de la ville, à cette idée que cette économie sauverait une ville qui n’aurait guère d’autres possibilités pour sortir de ce destin-déclin, de ce marasme économique qui faisait la trame des représentations de Douarnenez dans l’imaginaire collectif. Dans les années 1940, il y avait plus de 20 000 Douarnenistes. La ville en compte aujourd’hui quelque 14 000 et chaque recensement dit combien ce nombre s’érode. Nous avons commencé ce travail de recherche avec cet apparent paradoxe : dans une ville dont la population stagne ou diminue, les espaces à vendre ou à louer gagnent en valeur. Qu’il soit de plus en plus cher et difficile d’habiter dans une ville plus pauvre que la moyenne, voilà une forme singulière de déclin. La réunion publique organisée en 2018 réunit des habitant·es opposé·es au seul espoir d’une économie du tourisme qui viendrait remplacer celle de la pêche. Pourtant, dans ces années de crise, quand la pêche est partie vers les langoustes des mers chaudes, avant de presque quitter la ville et que la criée fut sauvée in extremis de la fermeture, Douarnenez a continué d’attirer des habitant·es. Quand, à Rome, Angkor Vat ou Teotihuacán, un empire s’effondre et laisse ses monuments en ruine, la période qui suit, celle qui précède l’empire suivant, n’est pas une période vide. Après Rome, il restait toujours les Romains. Ces trente dernières années, Douarnenez vivait, malgré tout, et pas si mal. La ville a même connu un essor associatif et culturel qui a marqué durablement les traditions locales et les sociabilités du centre-ville. Dans son lent déclin, elle a gagné un festival de cinéma renommé et des fanfares déterminées à faire du reuz En breton : « du bruit, de l’agitation, du bordel ». ; la ville est réputée pour son très carnavalesque mois de février et pour son patrimoine vivant. Depuis un bistrot animé toute l’année, on peut voir Douarnenez danser. Ce n’est pas pour rien que les promoteurs immobiliers vantent l’authenticité de la cité Penn Sardin, ni que les touristes la trouvent animée et vivante. Dans ses années de crise, Douarnenez était accueillante et hospitalière. Elle savait attirer et elle savait retenir.
Les zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager (ZPPAUP) ont été créées à la fin des années 1970 et visent à définir un mode de gestion des sites d’intérêt patrimonial, en accord avec l’État et les collectivités locales. Leur objectif est de mettre en valeur des quartiers et des sites à protéger pour des motifs d’ordre esthétique ou historique. Une fois votées, les recommandations inscrites dans les règlements de la ZPPAUP peuvent s’imposer aux sites remarquables relevés dans l’étude et sur le plan local d’urbanisme voté par les communes. Elles s’imposent aussi dans les permis de construire de n’importe quel bâtiment compris dans le périmètre d’intervention.
L’AVAP Aire de valorisation architecturale et patrimoniale. En droit de l’urbanisme français, une aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (AVAP ou AMVAP) est une servitude d’utilité publique ayant pour objet de « promouvoir la mise en valeur du patrimoine bâti et des espaces ». Les AVAP ont été instituées par la loi Grenelle II du 12 juillet 2010 en remplacement des zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP). remplace l’ancienne ZPPAUP au milieu des années 2010, avec les mêmes objectifs mais en y ajoutant un diagnostic environnemental. En 2011, les architectes à l’origine du rapport de présentation de l’AVAP à Douarnenez s’attardent sur les ensembles de logements collectifs construits à partir des années 1950. Concernant l’ensemble HLM de Pouldavid, le rapport conclut que les immeubles « perturbent l’esthétique », et que leur construction est une « erreur d’autant plus dérangeante qu’elle se situe dans un lieu stratégique », l’axe touristique Quimper-Audierne. Quant aux immeubles surplombant la plage des Dames, ce sont des « constructions hors d’échelle en frange littorale ». Dans son rapport, les logements collectifs des années 1950 et 1960, construits en bord de mer, y sont considérés comme « sans rapport avec le bâti proche Cette critique n’est pas faite aux quelques « demeures de maîtres » insérées entre les collectifs populaires du littoral. », et doivent faire l’objet d’études architecturales spécifiques pour en « réduire la volumétrie ». Si l’on parcourt le plan de règlement de l’AVAP dans lequel les bâtiments sont classés en plusieurs catégories (monument historique, bâtiment remarquable à conserver, bâtiment sans intérêt patrimonial, etc.), la conclusion est encore plus nette. L’ensemble HLM surplombant la plage des Dames et tous les immeubles d’habitations populaires qui les entourent sont classés dans une autre catégorie, celle des « bâtiments en rupture dont le remplacement est souhaitable ». Ces documents, loin de se limiter à un rôle d’analyse patrimoniale, participent à la production de représentations nouvelles sur l’urbanisation industrielle et sur les ensembles ouvriers construits dans le passé. Ils orientent les budgets et les politiques de rénovations urbaines de la ville sur des zones d’intérêts patrimoniaux et touristiques, sans considération pour l’histoire, ni même pour la fonction sociale de ces logements, l’enjeu touristique sur le littoral primant toujours sur l’usage et les besoins.
Loin d’être neutre, le patrimoine est une construction historique et sociale. Le processus de patrimonialisation relève d’un con0it entre groupes sociaux et individus sur ce qui mérite d’être protégé et ce qui peut être « remplacé ». Les intérêts des élites locales, des aménageurs et des acteurs économiques en attente de rentabilité peuvent produire des politiques de patrimonialisation qui dépossèdent les résident·es de l’usage de leurs lieux et amplifient les effets ségrégatifs inhérents aux processus urbains contemporains.
Dans le cadre de la rénovation complète du port du Rosmeur, livré en 2018, une lutte est engagée par une association de plaisanciers contre les élu·es. Douarnenez Communauté, à l’initiative des travaux, demande la destruction de la cabane des plaisanciers installée depuis plus de quarante ans. Pour se conformer à la nouvelle « charte esthétique » validée par l’architecte des Bâtiments de France, les élu·es refusent qu’à la suite des travaux la cabane en bois soit remise en place. Ils s’opposent aussi à la présence des racks en métal, pourtant indispensables au rangement des annexes permettant de rejoindre les bateaux au mouillage. Pour Erwan Le Floch, président de Douarnenez Communauté au moment des faits, la chose est claire. Sans faire état d’une solution alternative il affirme que « les annexes doivent disparaître du futur trottoir « Rosmeur. Henri fait de la résistance », Le Télégramme, 2 novembre 2018. ». Concernant la cabane, bureau de l’association des plaisanciers, le remplacement est trouvé par le président de la communauté de communes : il propose de les reloger à seulement vingt mètres, dans l’ancien local à poubelles du HLM de la Glacière. Plus globalement, c’est l’existence même d’une gestion associative du port qui est remise en cause depuis 2018. Dans un objectif d’harmonisation de l’offre d’accueil des plaisanciers des ports répartis entre Douarnenez et Concarneau, tous devront être dotés des mêmes niveaux d’équipement. Cette montée en gamme de l’offre de service pour Douarnenez doit être répercutée sur le prix des places. À Douarnenez, il est maintenu bas par la seule volonté des associations gestionnaires, pour « permettre à toutes les classes sociales la pratique de la navigation en mer Ibid. ».
Les représentations de ces espaces patrimonialisés et les usages touristiques que les élu·es souhaitent promouvoir entrent ici en conflit avec les usages historiques et populaires d’un ancien port de pêche.
En centre-ville, un autre aspect des politiques de rénovation et d’encadrement des usages de l’espace public se joue autour de mesures visant à déplacer les populations marginalisées des espaces insérés dans les trajectoires de déplacements touristiques. À quelques dizaines de mètres de l’office du tourisme, sur la route du centreville, le passage Jean Bart disposait d’un muret en pierre que de nombreuses personnes utilisaient comme banc. Parmi ces usager·es, certaines personnes marginalisées ou vivant à la rue s’y retrouvaient. Au printemps 2021, à quelques semaines du début de la saison touristique, les services techniques municipaux sont mobilisés pour détruire ce muret et son parterre de fleurs. Quelques années auparavant, le service culturel de la mairie avait déjà choisi le passage Jean Bart pour accueillir la première étape d’un « chemin de fresques » sur la légendaire cité d’Ys à Douarnenez. En 2017, l’adjointe à la culture choisit le passage pour accueillir la deuxième fresque car « c’est un passage très emprunté, mais plus ou moins propre, plus ou moins agréable « Art. Le passage Jean Bart éclairci par les flots », Le Télégramme, 15 juin 2017. ». Ce mur, qui appartient à l’office HLM, était régulièrement utilisé comme support pour des tags et graffitis. Depuis 2017, cette opération a été renouvelée sur la majorité des passages couverts et autres lieux de rassemblement du centre-ville, en cas de pluie. La thématique de la cité d’Ys n’est pas anodine. En 2007, la dernière majorité de gauche décidait de produire le Chemin de la sardine, ensemble de panneaux touristiques retraçant l’épopée sardinière depuis l’époque gallo-romaine jusqu’au temps des conserveries industrielles. Dix ans plus tard, la mairie de droite, s’inspirant de cette réalisation, décide de valoriser le récit mythique de la ville légendaire engloutie par les flots. Ce mythe, que l’on retrouve déjà dans les premiers carnets de voyage évoquant Douarnenez, est fondateur de l’imaginaire touristique produit ici depuis le XVIIIe siècle. L’engagement des élu·es dans la production d’un récit communal participe à orienter et sélectionner, parmi les identités fondatrices en présence, les représentations qui seront données à voir dans l’espace public.
La représentation de la station touristique ne peut tolérer la présence ostentatoire de la précarité et de la pauvreté. Le lieu de vacances doit rompre avec cette expérience métropolitaine des déplacements quotidiens marquée par la proximité de la pauvreté et de la misère. En réponse aux goûts supposés des touristes « haut de gamme » et pour se conformer au cadre d’une urbanisation touristique, la municipalité engage un processus de cartepostalisation « La “cartepostalisation” est un néologisme qui désigne en géographie du tourisme le fait que de nombreux sites soient transformés, consciemment ou inconsciemment, afin d’évoquer des paysages de cartes postales, et donc une image standardisée, ce qui a tendance à gommer leurs spécificités pour les faire ressembler à d’autres lieux référents. » Source. à travers un ensemble de mesures coordonnées :
• Une politique d’urbanisation visant à promouvoir un patrimoine choisi qui exclut les bâtiments industriels, les logements sociaux et ouvriers des espaces de consommation touristique. Une politique répressive qui repousse dans les périphéries la présence de populations marginalisées et précarisées.
• Une campagne de communication et de promotion publicitaire visant à produire ou relayer des représentations liées à l’imaginaire dela nature, du patrimoine (avec le Port-Musée et les fêtes maritimes et gastronomiques comme l’inauguration de la place du Kouign amann), de l’authenticité et des récits mythologiques bretons.
En septembre 2020, les services municipaux décident d’agir contre l’occupation d’une maison abandonnée depuis plusieurs années en périphérie du centre-ville. Après avoir dépêché une équipe de techniciens municipaux pour couper illégalement le compteur d’eau de la maison et couler du sable pour en empêcher sa réouverture, ils décident de se mobiliser en créant le hashtag « #squat » sur leurs réseaux sociaux. Prétextant une augmentation récente du nombre de squats, la mairie regrette le « principe simple et parfaitement maîtrisé des squatteurs. Passé un délai de 48 heures, l’expulsion doit répondre à une procédure légale qui s’avère longue et exigeante. » La police municipale souhaite « mettre en garde la population » et précise que les maisons choisies ne sont « souvent pas habitées ». Le communiqué de la mairie conclut en appelant à mettre en œuvre « tous les dispositifs afin d’éviter le squat » et appelle les habitant·es à la délation en signalant « tout événement anormal sur un tel bien ou à ses alentours Communiqué de la mairie de Douarnenez publié sur Facebook le 14 septembre 2020. ».
La cartepostalisation favorise les logiques de marché et les intérêts touristiques. Elle oriente les politiques locales en matière de développement économique et d’attractivité, les rénovations urbaines, la construction d’équipements publics et les politiques de l’habitat. En plus d’un ensemble de mesures et d’orientations économiques au profit du tourisme, ce phénomène agit sur les représentations, l’identité des territoires et les usages de l’espace public. La cartepostalisation s’accompagne d’une politique répressive d’éloignement et d’invisibilisation des populations précarisées et marginalisées, et plus globalement des stigmates architecturaux des villes ouvrières et industrielles qui ne correspondent plus au récit communal de la station touristique.
Ces effets de marché et les conséquences inégalitaires qu’ils induisent relèvent d’un domaine économique qui dépasse les compétences des politiques publiques. Mais les élu·es locaux les accompagnent, voire provoquent, les conditions de l’attractivité du territoire et du développement du foncier touristique et saisonnier. Leurs conséquences sur la situation de mal-logement sont pourtant répertoriées dans les études réalisées ces vingt dernières années.
Dès le début des années 2000, on observe les prémices d’une crise des prix combinée à l’assèchement des offres accessibles à cause du développement du foncier touristique et saisonnier. Même s’il est relativement bas à Douarnenez, le taux de résidences secondaires connaît une croissance constante, la construction de logements sociaux ralentit, la population se paupérise, le nombre de logements vacants et insalubres augmente et les projets haut de gamme de promoteurs immobiliers se développent. Résultat : le mal-logement s’aggrave. La situation provoque un phénomène de ségrégation sociale. Les quartiers HLM périphériques et leurs habitant·es jouissent d’une image et d’une qualité de vie dégradées, les classes populaires du centre-ville continuent à vivre dans des logements en mauvais état et les habitant·es nouvellement installé·es choisissent en majorité ces quartiers centraux, ce qui accélère la montée des prix et transforme la structure sociale et les usages du centre-ville.
Puisque nous n’allons pas porter une banderole Tourist go home, nous devons trouver autre chose. Pourquoi pas Tourists leave our homes, go and find a tent or a hotel room « Touristes, laissez nos maisons, trouvez-vous une tente ou une chambre d’hôtel. » ? Accueillir le tourisme est difficile en raison des conséquences de cette économie sur notre écologie sociale. Parce que la fréquentation de haute saison produit de la fatigue et même un réel épuisement pour les travailleur·euses de l’économie saisonnière. Parce que la mise en tourisme transforme un lieu de vie en cadre pittoresque et aliène les façades derrière lesquelles nous habitons quand notre ville devient spectacle et parce que le tourisme crée ce triste phénomène de club. Imaginer un tourisme désirable nécessite de trouver d’autres modes de production touristique. Le mode actuel, qui transforme tout logement en potentiel productif – tout est louable sur Airbnb, même les cabanes de jardin –, amène à porter un nouveau regard sur l’ancien mode, celui de l’après-guerre, des gîtes de France, de la chambre chez l’habitant·e et du camping municipal. En se gardant de toute nostalgie pour l’époque de la planification touristique et de l’artificialisation de pans entiers du pays, cet ancien mode de production touristique des territoires apparaît comme un moment où les politiques publiques se souciaient des vacances des pauvres et de leurs enfants. Dans le Douarnenez contemporain où le privé a les coudées franches et où se développent les projets de tourisme de standing, les eaux du calcul égoïste sont un peu plus glaçantes.
Imaginer un tourisme désirable c’est penser avec l’idée du tourisme, c’est-à-dire le concept de vacances en dehors de chez soi ; alors il faut trouver un nouvel agencement avec les territoires visités, avec le chez-soi de celles et ceux qui accueillent. Peut-être ne plus construire en dur et en grand mais imaginer le souple et l’impermanent, tentes, yourtes et bungalows, ces habitats légers que la plupart des maires ont en horreur. Le tourisme serait plus désirable dans des lieux qui se démontent et des espaces pensés comme temporaires. Cette impermanence peut aussi être celle de l’usage plutôt que celle de l’architecture, il est possible de construire en dur et dans la durée des bâtiments qui pourront changer de fonctionnalité au gré des besoins. Repenser l’architecture touristique devrait se faire avec un changement des exigences touristiques, ne plus chercher à tout prix une vue sur mer pour ses vacances et savoir bien vivre le littoral depuis l’intérieur des terres, à quelques minutes de vélo.
Imaginer un tourisme désirable, c’est faire en sorte de voir ce qu’il y a de désirable dans le tourisme. À l’évidence, il y a le repos, le temps pour soi permis par cinq semaines de congés payés. Le temps des vacances, en tant qu’affranchissement temporaire des normes du travail, est à souhaiter pour toutes et tous. Alors, tant que nous vivons dans une société salariale, vive les vacances ! Il faut même défendre cette propriété sociale qu’est le droit aux vacances, la protéger du rêve libéral d’une non-société de propriétaires autonomes qui brouille avec insistance les frontières entre le travail rémunérateur et le reste de l’existence. Dans la société des auto-entrepreneur·ses et des tâcheron·nes de l’économie numérisée des services, il n’y a pas de semaine de congés payés. Ce qu’il y a de désirable dans le tourisme ce sont donc les vacances. Certes, il est possible d’imaginer les vacances sans le tourisme mais, là encore, il est vain de chercher à cacher le monde tel qu’il est pour toutes celles et ceux qui n’ont que quelques semaines par an pour voir autre chose que le paysage du quotidien. L’urbanisme fonctionnel a produit des villes étouffantes quand nous, habitant·es des territoires visités, vivons dans un cadre exceptionnel où la mer attend au bout des rues. Et nous sommes d’accord pour le partager, comment ne pourrions-nous ne pas l’être ? Un jour, les notions de tourisme et de vacances s’éloigneront de notre imaginaire collectif. Après tout, il n’existait pas de « touristes » avant le XIXe siècle et une grande partie de l’humanité ne s’est jamais projetée dans ce désir touristique du voyage d’agrément. Alors il faut croire que le tourisme disparaîtra avec la société qui l’a permis. Comment partirons-nous en vacances dans un siècle ? Comment ira-t-on voir la mer ? Peut-être que des règles municipales s’occuperont de gérer localement des maisons de vacances, disponibles sur inscription ? Qu’on considérera les vacances comme un besoin de base, pris en charge collectivement. Ce chantier pour l’imaginaire est ouvert ici.
Les extraits de l’ouvrage Habiter une ville touristique sont issus des pages 26 à 28 ; 132 à 134 ; 134 à 137 et 203 à 232.
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22.07.2025 à 14:57
Frédérique Cassegrain
La Baze, tiers-lieu culturel, fait vivre la création au rythme des saisons et des générations. Rare en zone rurale – seuls 20 % sont culturels en Nouvelle-Aquitaine, contre 31 % au niveau national – elle cultive sa différence depuis trois étés.
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Cet article est republié à partir de l’Observatoire des tiers-lieux. Lire l’article original
Un hameau, des champs, une départementale. Et derrière, trois bâtisses – une maison, une grange, un hangar – dont l’une abrite une salle de répétition. On y entend parfois une vielle à roue, parfois du théâtre contemporain. Bienvenue à La Baze, « tiers-espace culturel » installé à Chamboulive, 1158 habitants, en Corrèze. En milieu rural, la mise à disposition d’un bien public peut devenir un levier puissant pour faire émerger des initiatives culturelles citoyennes, porteuses de lien social et de dynamisme local. La Baze incarne cet élan : un tiers-lieu qui mêle création artistique, enracinement dans les traditions populaires et médiation intergénérationnelle au cœur du territoire.
Initié par l’association Lost In Traditions, ce projet est né il y a trois ans d’un constat commun à plusieurs compagnies du territoire. « Il n’existait pas ici de lieu dédié à la pratique artistique partagée avec les habitants. On avait besoin d’un endroit pour répéter, créer, se retrouver », raconte Martina Raccanelli, présidente de l’association. Le rêve a pris vie dans cet ancien ensemble agricole des années 1950, transformé en salle de concert estivale, buvette, chambres, et espaces de réunion, sur un hectare et demi.
Depuis 2023, La Baze est en convention avec la commune, garante auprès de l’Établissement public foncier, propriétaire du bien. Objectif : le rachat solidaire via la SCI l’Arban avant la fin de l’année 2025. « La Baze sera locataire garanti pour mettre en œuvre son projet », précise Martina.
Pas de salariés ici, mais une dizaine de bénévoles, 80 adhérents et une gouvernance en cercles : l’association pilote, des coopérateurs mutualisant outils et savoir-faire et des partenaires ponctuels. Le projet se veut triple : école d’art populaire, création professionnelle et carrefour du territoire.
Au cœur de La Baze, culture et médiation se mêlent. « On veut que les habitants se sentent chez eux. L’art populaire est au centre », souligne Martina. Des événements ont lieu deux fois par mois, et des résidences tout au long de la saison. En juin 2023, la restitution d’un spectacle intergénérationnel, créé avec des professionnels et des amateurs autour du Cercle de craie caucasien de Brecht, a marqué les esprits. Les agriculteurs du coin présents ont été touchés par la pièce, axée sur les notions de commun et de vivant.
La musique, ici, ça se danse, ça se joue, ça se vit. Ce sont des récits transmis oralement, qui traversent les générations.
La musique traditionnelle joue un rôle moteur. Le collectif Lost revisite les répertoires populaires en les mêlant aux sons d’aujourd’hui. « La musique, ici, ça se danse, ça se joue, ça se vit. Ce sont des récits transmis oralement, qui traversent les générations. » La Fanfare de la Manu, ouverte à tous sans condition de niveau, incarne cet esprit.
Financée en partie par le Fonds d’innovation territoriale (2022–2024), La Baze attire aussi les regards académiques. Le laboratoire UBIC de l’université Bordeaux-Montaigne l’étudie comme modèle de recomposition de la culture comme bien commun. François Pouthier, chercheur, y voit un lieu « assemblier », un trait d’union entre société civile et collectivités, où se développe un « travail d’insectorialité ».
Les projets ne manquent pas : travaux de rénovation, structuration économique, ouverture plus régulière. Et surtout, rester fidèle à l’esprit du lieu. « Un lieu comme La Baze doit porter la notion de commun, de faire ensemble », conclut Martina.
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17.07.2025 à 10:10
Frédérique Cassegrain
Symbole du service public de la culture, le théâtre public occupe une place cardinale dans la formulation des politiques culturelles en France. Un effet miroir qu’analyse Vincent Guillon pour mieux comprendre en quoi ce « modèle » est aujourd'hui fragilisé.
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Article paru dans L’Observatoire no 62, juillet 2024
Le théâtre public – ou théâtre de service public – occupe une place cardinale dans la formulation de la politique culturelle en France. Au côté du patrimoine, il en est un socle (de doctrine et de fonctionnement), à partir duquel celle-ci s’est élargie depuis la seconde moitié du XXe siècle. Mais il en est aussi la voix et le symbole, exprimant mieux que n’importe quel autre domaine les promesses et les désillusions de toute une catégorie d’intervention publique eu égard à la mission civique de l’art et la façon de se représenter son utilité sociale en tant qu’objet de service public. Il en assume, à bien des occasions, la fonction tribunitienne dans l’espace public, politique et médiatique. En cela, prendre le pouls du théâtre public, c’est prendre le pouls de la politique culturelle en son cœur.
Signe supplémentaire de son magistère, le théâtre public constitue l’épicentre de l’énonciation d’un discours de crise qui irrigue à son tour, de façon quasi ininterrompue depuis son institutionnalisation sous sa forme moderne, la politique culturelle dans son ensemble. Le discours sur la « crise du théâtre » est ancien – il remonte à la fin du XIXe siècle –, mais il se réactualise sans cesse sur un plan à la fois esthétique, politique, idéologique et économique P. Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires – France, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS éditions, 2020.. La période actuelle constitue une séquence supplémentaire de sa reformulation, nous y reviendrons. Le constat d’une « crise sectorielle » de la politique culturelle est quant à lui un lieu commun largement partagé depuis les années 1980 V. Dubois, « Le “modèle français” et sa “crise” : ambitions, ambiguïtés et défis d’une politique culturelle », dans D. Saint-Pierre, Cl. Audet (dir.), Tendances et défis des politiques culturelles. Cas nationaux en perspective, Québec, Presses universitaires de Laval, 2010, p. 17-52. : crise de la démocratisation culturelle, crise des publics, crise du financement de l’emploi dans le spectacle vivant et l’audiovisuel, crise de la culture française, crise budgétaire, crise des vocations, etc., les variations sur ce thème sont sans fin. Si elles recoupent à chaque fois des difficultés bien réelles, on peut s’interroger néanmoins sur le sens et la fonction de cette représentation de crise, souvent nourrie d’une croyance excessive dans un âge d’or perdu et le délitement d’un « modèle » dont on a surestimé la cohérence. Comme le soulignent Pascale Goetschel et Emmanuel Wallon, la rhétorique de la crise permet de faire perdurer le théâtre public en tant que secteur artistique : « en parler, c’est le faire exister ». Elle contribue également à son essentialisation, masquant de la sorte les divisions et les différences de situations, de statuts et d’approches dans un champ, en réalité, très fragmenté. Le diagnostic de la crise de la politique culturelle française procède, pour partie, de la même logique. Il renforce sa consistance et son apparente unité – en tant que « modèle » ou à défaut de « modèle en crise » –, là où elle se déploie en bien des situations comme un agrégat sans véritable cohérence, du fait de son développement par empilement de programmes d’intervention successifs – parfois d’inspiration opposée –, et des incertitudes idéologiques qui la travaillent depuis son origine. De ce point de vue, gouverner les politiques culturelles consiste en premier lieu à organiser leur hybridité et la dissonance de leurs philosophies d’action. Mais la représentation indistincte du théâtre public et de la politique culturelle « en crise » est utile, en raison de sa force mobilisatrice et justificative, à divers acteurs sociaux : qu’il s’agisse d’œuvrer en faveur de la préservation, voire du renforcement, d’un système théâtral (et plus largement artistique) considéré comme menacé ; à l’inverse, de contester un système établi à la faveur d’autres idées (et acteurs pour les porter) ; de promouvoir une réforme ou une décision politique (pour le réguler ou asseoir des mesures budgétaires).
S’il convient de comprendre quelle est la fonction (sociale, socioprofessionnelle, politique ou symbolique) du discours actuel de crise du théâtre public, il n’en demeure pas moins que celui-ci est confronté à une conjoncture difficile sur le plan socio-économique. Alors qu’il avait augmenté de presque 25 % depuis 2019, le programme 131 (création) du ministère de la Culture – dédié à plus de 80 % au spectacle vivant – devrait observer une diminution de 10 % en 2024 E. Beauvallet, « Machette budgétaire. Moins produire, moins diffuser : coup de massue pour la culture après les annonces de Bruno Le Maire », Libération, 23 février 2024.. Les dépenses culturelles de fonctionnement du bloc local pour les théâtres avaient déjà baissé de plus de 20 % entre 2015 et 2020 C. Bunel, J.-C. Delvainquière, Dépenses culturelles des collectivités territoriales de 2015 à 2020, Culture chiffres, DEPS-Ministère de la Culture, 2023.. Les chiffres des trois dernières années ne sont pas connus, mais le baromètre 2023 de l’OPC rend peu optimiste en la matière : le spectacle vivant y apparaît comme le domaine de politique culturelle le plus fréquemment exposé à des coupes budgétaires de la part des collectivités territoriales et de leurs groupements Observatoire des politiques culturelles, Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales. Enquête nationale, 2023.. À ces difficultés de financements publics s’ajoute un « effet ciseaux » dû à des charges croissantes et des recettes en baisse. D’après les données SIBIL Système d’information billetterie mis en place le 1er juillet 2018 en application de la loi LCAP., en 2022, les spectacles de théâtre et arts associés, dont le nombre de représentations est en hausse de 9 %, enregistrent une baisse de fréquentation de 8 % (qui ne retrouve pas son niveau pré-Covid) et un reflux des recettes de 21 % Chiffres clés, statistiques de la culture et de la communication 2023, DEPS-Ministère de la Culture, 2023.. Dans ce contexte, la DGCA évalue la perte de moyens disponibles pour la création à plus de 20 millions d’euros en 2023 S. Blanchard, « Le spectacle vivant subventionné en panne de temps long », Le Monde, 27 décembre 2023.. Pour finir ce sombre tour d’horizon, dans une enquête récente, l’Association des professionnels de l’administration du spectacle fait état de projections très inquiétantes pour la saison à venir avec une baisse de plus de 50 % du nombre de représentations par rapport à l’année précédente, laissant envisager une vague significative d’arrêt de carrières artistiques, de dissolution de compagnies et de diminution du personnel administratif « Enquête flash » auprès des adhérents de l’Association des professionnels de l’administration du spectacle (LAPAS), publiée le 27 mars 2024..
Au regard de cette économie politique en berne, il est fort probable que les différentes catégories d’acteurs (des scènes aux compagnies) soutenues financièrement et en partie organisées par les pouvoirs publics, ne soient pas affectées de la même manière. On peut craindre, au contraire, une accentuation des relations de pouvoir et des inégalités déjà importantes qui existent dans ce milieu très hiérarchisé, tous les acteurs ne bénéficiant pas des mêmes ressources politiques et réputationnelles – voire législatives depuis la loi LCAP – dans la défense de leurs intérêts, quand bien même celle-ci s’accompagnerait d’un discours d’unité face à la « crise ». Il faudra aussi être attentif aux agencements coopératifs – de la simple mutualisation jusqu’au partage des risques et résultats –, susceptibles de s’étendre parmi les protagonistes de la filière théâtrale. Ces situations peuvent d’ailleurs résulter de volontés coopératives des acteurs eux-mêmes (en tant qu’alternative à un système bureaucratique de mise en concurrence), mais aussi d’une injonction/incitation politique (du fait notamment d’une ressource budgétaire plus limitée). Dans ces circonstances, l’interprétation du plan de la DGCA « Mieux produire, mieux diffuser », finalisé en décembre 2023, n’en est que plus ambivalente. Que faut-il en retenir ? Une nouvelle séquence de rationalisation des dépenses publiques et de réforme de « l’État culturel » ? Une tentative de régulation d’un déséquilibre structurel entre le nombre d’œuvres produites (jugé excessif) et le nombre de représentations moyen de chacune d’elles (jugé insuffisant) ? Une volonté de faire évoluer les logiques productivistes d’un secteur artistique pour lequel on envisage une possible décroissance ? Une stratégie d’adaptation de la filière du spectacle vivant dans un contexte où la conditionnalité écologique exerce une pression croissante sur les politiques publiques de la culture ? Une recentralisation étatique de la gouvernance des politiques artistiques à travers un principe de financement paritaire avec les collectivités territoriales alors que nombre d’entre elles revendiquent, à l’inverse, une plus grande autonomie ?
Mais on aurait tort d’envisager les dynamiques de recomposition qui travaillent le domaine du théâtre public uniquement à l’aune de son économie politique. Il est un autre front tout aussi important qui concerne la requalification de sa mission civique et des modalités de sa réalisation à travers les deux piliers fondateurs que sont la création artistique (de qualité) et la recherche de publics (socialement élargis). Cette requalification prend place dans un moment de contestation croissante des modèles hérités de la démocratisation culturelle – et de leurs institutions canoniques –, provenant de responsables politiques, de la société civile et de certaines franges de professionnels de la culture. La critique porte en premier lieu sur l’hypothèse d’un éloignement, voire d’un abandon, des classes populaires, doublé d’une progressive homogénéisation des publics du théâtre M. Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre public en France depuis 1945, Marseille, Agone, 2023.. Que les classes populaires n’aient jamais vraiment été présentes dans les salles, dès les premières heures de la décentralisation théâtrale, ou que cette présence se soit étiolée au fur et à mesure que le renouvellement esthétique et formel s’imposait comme objectif prioritaire et critère de consécration principal, ne change pas fondamentalement le problème : une écrasante majorité de la population française n’a pas recours à ce théâtre de service public. Le sentiment d’élitisme et d’entre-soi qu’il dégage s’accommode mal avec le principe d’intérêt général dont il se revendique. Il fragilise de facto sa position sociale, le consensus autour de son soutien public et la justification politique qu’il tire du fait de s’adresser au plus grand nombre. Face à ce blocage, l’idée que le théâtre doit jouer un rôle social et civique au sein d’une société démocratique n’est pas pour autant délaissée. Elle est, cependant, requalifiée au contact de pratiques et de revendications politiques qui empruntent au moins deux directions afin d’agir sur l’exercice de la citoyenneté (culturelle).
La première est celle des politiques de participation publique. Elle se traduit par une inflation des créations à dimension participative dans les théâtres. Si l’expérience de la participation théâtrale peut être heureuse (pour les amateurs et les artistes), l’injonction institutionnelle à produire de la participation comporte aussi ses écueils : formes d’instrumentalisation des participants, impacts négatifs sur la reconnaissance des artistes, investissement personnel considérable de la part des professionnels, difficulté de ces dispositifs institutionnels à accueillir ce qui déborde du cadre, caractère non performatif de la représentation théâtrale qui en limite le pouvoir transformateur en matière de participation démocratique.
La seconde direction est celle des « politiques de l’identité ». Elle promeut un élargissement du problème de la représentativité – sur scène et dans les salles – aux discriminations raciales, sexistes et de genre. En sus de la question des rapports de classes, historiquement pris en charge par la vocation sociale et politique du théâtre public, elle enjoint ce dernier à adopter une perspective intersectionnelle en s’ouvrant à l’affirmation des identités (individuelles et collectives) exclues de l’universel de la représentation théâtrale dont se prévalent les établissements artistiques de service public. Soulevant passions et polémiques, ce qui est perçu, d’un côté, comme une condition d’émancipation des minorités est, de l’autre, dénoncé comme une identitarisation funeste des questions politiques et sociales qui ont servi de socle aux ambitions égalitaires des politiques culturelles dans la logique de l’État-providence.
Entre politiques de la participation et politiques de l’identité, la philosophie d’action des droits culturels est mobilisée par certains pour construire des accommodements sectoriels « raisonnables », sources d’une nouvelle normativité professionnelle. D’autres lui préfèrent une énonciation en termes de « projets situés », de « théâtre de la relation » ou de « contrats de résonance ». Le chantier est vaste pour concrétiser, dans l’activité même des théâtres, ces tentatives de reformulation de leur utilité sociale et de leur intérêt général. Il implique tout au moins de revoir :
— les missions/fonctions conférées aux établissements artistiques (faut-il les soustraire à la standardisation inhérente aux logiques de classement et de labélisation ?) ;
— les modalités de division du travail et l’ordonnancement des savoirs professionnels et/ou non professionnels dans les organisations (qui est au service de qui entre, par exemple, les métiers de la programmation et ceux de la médiation ou de la relation aux publics ?) ;
— les hiérarchies de valeurs et leurs critères d’évaluation (qu’est-ce qui a de la valeur dans l’activité théâtrale et comment en prendre la mesure ?) ;
— les logiques de reconnaissance et de notoriété dans le monde du théâtre public (qu’est-ce qui compte dans une trajectoire professionnelle ?).
Au regard des évolutions qui mettent à l’épreuve l’héritage du théâtre public au sein des politiques culturelles, on peut s’interroger pour conclure sur les apports de la loi LCAP de juillet 2016. Alors qu’une mission d’information sur l’évaluation de son volet création s’ouvre au Sénat, la portée de cet instrument législatif en matière de régulation et de sécurisation apparaît peu satisfaisante. La juridicisation de la politique artistique, en particulier des labels nationaux et conventionnements, n’offre pas la protection espérée face à la volatilité des motivations politiques du partenariat entre l’État et les collectivités territoriales. Elle n’empêche en rien le désinvestissement financier lorsqu’il s’agit de réduire les dépenses ou de revoir la structure budgétaire de l’action publique. Par ailleurs, si la loi LCAP reconnaît implicitement la dualité historique de la politique culturelle à travers la double consécration législative de la liberté de création artistique et des droits culturels G. Saez, La Gouvernance culturelle des villes. De la décentralisation à la métropolisation, Paris, La Documentation française, 2021., elle entérine aussi son déséquilibre structurel : avec, d’un côté, la sanctuarisation d’une politique de création artistique érigée en système dont elle fige les hiérarchies, les logiques de classement et les corporatismes disciplinaires ; de l’autre, une simple mention (d’orientation générale) aux droits culturels et un fléchage de l’objectif de « participation à la vie culturelle » pour les seules structures conventionnées, et non pour les labels nationaux de « rang supérieur » (du point de vue de la reconnaissance et du soutien financier). Il en résulte une hiérarchisation institutionnalisée par la loi des objectifs de la politique culturelle ; hiérarchisation qui est justement au cœur des difficultés rencontrées par le théâtre public et en profond décalage avec les pratiques « hybrides » des acteurs de son renouvellement.
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15.07.2025 à 11:20
Aurélie Doulmet
Ce nouvel épisode du 57’ s’inscrit dans un contexte très défavorable au secteur culturel du fait d’un reflux sans précédent des budgets publics de la culture et d’une fragilisation du principe de solidarité financière entre l’État et les collectivités territoriales. À mi-année, qu’en est-il de la situation pour les organisations et lieux culturels ? Quels […]
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Ce nouvel épisode du 57’ s’inscrit dans un contexte très défavorable au secteur culturel du fait d’un reflux sans précédent des budgets publics de la culture et d’une fragilisation du principe de solidarité financière entre l’État et les collectivités territoriales.
À mi-année, qu’en est-il de la situation pour les organisations et lieux culturels ? Quels sont les premiers impacts à court terme de la diminution des aides publiques ? Quelles perspectives pour le service public de la culture et quelles stratégies pour le secteur culturel ?
Pour tenter d’y voir plus clair sur ces questions nous invitons des représentant·es de fédérations et de réseaux professionnels qui, face à cette conjoncture préoccupante, ont mené de récentes enquêtes auprès de leurs membres :
– Maxime Gaudais, directeur du Pôle de coopération de la Filière musicale en Pays de la Loire
– Aurélie Hannedouche, directrice du SMA – Syndicat des musiques actuelles
– Marie-Claire Martel, présidente de La COFAC – Coordination des Fédérations et Associations de Culture et de Communication.
Ce webinaire fait suite au lancement fin mars de la Cartocrise culture 2025, cartographie contributive visant à recenser les structures culturelles qui subissent des baisses de soutien public.
Un Padlet a été ouvert, sur lequel vous trouverez le powerpoint du webinaire, les enquêtes, les coordonnées des intervenant·es
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