LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues MÉDIAS
Observatoire des politiques culturelles
Souscrire à ce flux
Organisme national, l'OPC travaille sur l’articulation entre l’innovation artistique et culturelle, les évolutions de la société et les politiques publiques au niveau territorial

Accès libre

▸ les 10 dernières parutions

18.11.2025 à 14:08

Baisser de rideau pour l’Agence culturelle Grand Est ? 

Frédérique Cassegrain

Outil culturel majeur créé par la Région il y a près de cinquante ans pour amplifier sa politique, l’Agence culturelle Grand Est se voit appliquer pour 2026 une baisse de 50 % de sa dotation régionale menaçant jusqu’à son existence. Francis Gelin commente, dans cette tribune, les conséquences qu’aurait une telle coupe sur les missions de structuration, d’accompagnement et de mise en synergie jusque-là portées par l’agence, ainsi que pour les acteurs de ce territoire.

L’article Baisser de rideau pour l’Agence culturelle Grand Est ?  est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (1238 mots)
Compagnie KiloHertZ, spectacle MYOTIS X © Agence culturelle – Vincent Muller

Alors que l’Agence culturelle Grand Est exerce la mission qui lui est confiée par l’État et la Région de travailler sur l’entrepreneuriat culturel, le titre du forum régional intitulé « Pour un futur désirable » organisé ce 21 novembre apparaissait comme une provocation en regard des décisions régionales annoncées pour l’année 2026. En effet, la Région a récemment fait savoir aux syndicats et plus directement aux structures culturelles conventionnées du spectacle vivant qu’une baisse de 10 % de leur subvention serait appliquée en 2026. Les premiers impactés par cette mesure seront les artistes et les techniciens intermittents : moins de budgets de production, moins de créations artistiques, moins d’achats de spectacles, moins de diffusions, moins de cachets, moins d’emplois. La fragilité de ces publics s’amplifiera donc dans un contexte 2025 déjà très morose. Le maintien de l’emploi culturel se posera inévitablement dans le Grand Est pour les intermittents, les permanents des salles de spectacles étant les victimes à venir de ces contractions budgétaires. Il revient au milieu artistique d’énoncer ses interrogations et de s’organiser en conséquence.

Par ailleurs, l’Agence culturelle Grand Est, outil culturel créé par l’institution régionale voici près de cinquante ans pour amplifier sa politique, se voit de son côté appliquer une baisse de 50 % de sa dotation régionale. Si la solidarité budgétaire concernait également l’Agence, on peut s’interroger sur les motivations présidant à une baisse de cette ampleur qui condamne inévitablement son soutien au spectacle vivant. Aurait-elle fait défaut d’efficience dans son activité ? Des évaluations internes ou externes par ses financeurs, par ses publics remettaient-elles en cause son projet, sa méthode, ses compétences ? Serait-elle en manque de légitimité et de reconnaissance de la part de l’écosystème culturel ? Ses financeurs et ses instances statutaires l’auraient-ils mise en garde sur une absence de résultats, une défaillance de gestion sociale ou financière ? Son rayonnement régional serait-il questionné ?

Rien de tout cela, semble-t-il, faute d’explications éclairées mais une décision brutale et non documentée, assumée dans ses conséquences sociales et artistiques, sans concertation préalable avec le personnel. C’est une perte supplémentaire qui s’annonce pour les équipes artistiques et les lieux de diffusion dans les villes moyennes et rurales.

Apporter des financements relève de la responsabilité des collectivités publiques. Mettre en œuvre une ingénierie pour développer des coopérations en et hors région, pour organiser des plans de formation, pour créer des liens entre création, production, diffusion et médiation, pour fédérer les ressources artistiques et culturelles renvoie à des modes d’actions très spécifiques et chronophages qu’elles ne parviennent pas à s’appliquer. Un accompagnement au long cours qu’un service culturel régional – malgré les engagements individuels d’agents motivés – ne peut reprendre à son compte en raison d’une insuffisante réactivité liée à une inertie décisionnelle et opérationnelle inhérente à la gestion publique. Les exemples ne manquent pas pour illustrer les conséquences désastreuses sur l’écosystème du spectacle vivant après la disparition d’une agence territoriale. Il en sera de même très rapidement dans le Grand Est. 

Depuis trois décennies, sous l’impulsion de cinq présidences volontaristes et engagées (Robert Grossmann, Gérard Traband, Claude Sturni, Pascal Mangin et Arnaud Robinet), l’Agence s’est employée à agir au plus près des attentes du monde culturel associatif et professionnel. Ce dernier a d’ailleurs témoigné régulièrement reconnaissance et satisfecit aux salariés de l’agence dont la compétence est reconnue bien au-delà des frontières régionales.

En trente ans, de régulières évaluations de son projet d’établissement et de sa gestion ont été menées par ses financeurs et par plusieurs organismes officiels ; des études de satisfaction auprès des bénéficiaires de ses services ont été commandées par l’Agence elle-même. Toutes ces évaluations ont conclu à la cohérence de la démarche, à une gestion saine et à une adhésion au projet par le milieu culturel. Toutes les conclusions de ces analyses indépendantes ont enfin été visées en réunions statutaires et partagées avec ses financeurs. De même, tous les rapports annuels d’activité et de gestion, sans exception, furent approuvés par l’ensemble des administrateurs de l’association dont les représentants de la Région qui vantaient régulièrement la qualité des travaux réalisés comme en attestent les PV de réunions. Plus étonnant encore, la validation effective fin 2024 de son nouveau projet d’établissement pluriannuel par son conseil d’administration et …par la commission culture de la région. 

Quelles sont les motivations présidant à cette décision de mettre fin aux activités de sa propre agence ? Est-ce uniquement pour des motifs budgétaires ?

L’incompréhension est forte devant ce retrait brutal qui condamne l’agence à ne devenir qu’un simple gestionnaire de location de matériels quand cette activité n’a de pertinence de service public et de cohérence globale que dans une articulation aux axes stratégiques qu’elle défendait : structuration des parcours professionnels et amateur, qualification des professionnels, renforcement des mises en réseaux, synergie entre les acteurs de la chaîne du spectacle vivant, création de ressources documentaires, accompagnement des collectivités dans la mise en œuvre de leurs projets culturels de territoire… La voilà réduite en 2026 à de la location de matériels scéniques, ouvrant désormais la voie à relancer le débat de sa concurrence avec le secteur privé.

Les conséquences de ce repli régional seront massivement sociales pour l’agence et pour l’écosystème du spectacle vivant. Une indéniable perte de compétences, de créativité, d’attractivité et d’esprit d’entreprendre, un déclassement culturel, un recul politique, une régression pour le territoire tout simplement.

Une décision politique qui gagne désormais à être expliquée tout comme la stratégie culturelle régionale reste à démontrer pour le spectacle vivant.

L’article Baisser de rideau pour l’Agence culturelle Grand Est ?  est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

13.11.2025 à 11:59

Lieux artistiques d’initiative civile : des communautés entreprenantes de forte utilité sociale et territoriale

Frédérique Cassegrain

Que sont les lieux artistiques d’initiative civile ? L’étude menée par Philippe Henry analyse leurs caractéristiques pour mieux comprendre ce que ces aventures humaines et créatives apportent au développement artistique et social de leur territoire.

L’article Lieux artistiques d’initiative civile : des communautés entreprenantes de forte utilité sociale et territoriale est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (3980 mots)
Dans une rue des jeunes gens poussent des ballons avec des balais.
© Une coréalisation des collectifs Les Pas Perdus, Chuglu et des joueurs de ballon dans les rues à Marseille

Organisations de droit privé, mais à buts autres que lucratifs, les lieux artistiques d’initiative civile ne se reconnaissent ni dans le terme d’entreprise culturelle marchande ni dans celui d’institution publique de la culture. Leur identité relève d’abord d’une logique tierce, construite autour de petites communautés entreprenantes, revendiquant une utilité sociale à la croisée d’enjeux culturels spécifiques et d’un fort ancrage territorial. Ils s’avèrent ainsi essentiels pour notre vie commune, bien qu’ils soient actuellement malmenés tant par les brutalisations de la logique marchande que par les restrictions du service public de la culture.

Des lieux partie prenante d’un monde au devenir préoccupant

Les diagnostics actuels, qu’ils concernent les grandes évolutions mondiales Voir l’« Atlas du nouveau désordre mondial », Alternatives économiques, no460-461, juillet-août 2025, p. 26-65. ou plus spécifiquement les politiques culturelles V. Guillon, « Sauve qui peut la décentralisation culturelle ! », La Scène, no 117, été 2025, p. 46. et « initiatives citoyennes » qui y ont cours « Nouvelles baisses budgétaires : la défense de la diversité culturelle et des initiatives citoyennes est une nécessité ! », MCAC – Mobilisation et Coopération Arts et Culture, mai 2025., montrent une inquiétante situation critique. On est très loin du monde plus apaisé que beaucoup espéraient voir apparaître après la crise sanitaire. 

Pour autant, une multiplicité d’expérimentations et de pratiques, très fortement ancrées dans des réalités territoriales et sociales singulières, continue à explorer les voies d’une habitabilité plus coopérative, équitable et sobre de nos divers milieux de vie. Elles partagent l’hypothèse que le mieux vivre et la richesse tiennent d’abord à la qualité et à la densité des relations que des êtres humains développent entre eux et avec leur environnement. Le plus souvent locales et trop sous-estimées, elles sont pourtant source d’innovations sociales N. Richez-Battesti, É. Bidet, L’innovation sociale. Expérimenter et transformer à partir des territoires, Paris, Les Petits matins, 2024., porteuses d’un devenir potentiellement plus juste et solidaire. Elles rappellent enfin que c’est sur la base d’un traitement en commun de besoins ou nécessités repérés et de la construction d’une confiance réciproque entre les acteurs que s’institue un tissu social viable – quoique toujours en partie conflictuel –, sur lequel peuvent aussi prospérer des échanges économiques plus équilibrés.

C’est dans cette perspective que nous proposons d’examiner leur agencement entrepreneurial, compris comme une recherche constante d’équilibre entre projet global, activités, gouvernance et modèle économique. L’analyse s’appuie sur une étude comparative approfondie, que nous avons menée en 2024, de huit de ces lieux ayant su perdurer En milieu urbain : les Ateliers du Vent à Rennes, créés en 1996 ; Pol―n à Nantes, créé en 2000 ; La Fabrique Pola à Bordeaux, créée en 2002 ; Le 108 à Orléans, créé en 2003. En environnement rural : Derrière Le Hublot à Capdenac-Gare (Aveyron), créé en 1996 ; La chambre d’eau au Favril (Nord), créée en 2001 ; Bouillon Cube – La Grange à Causse-de-la-Selle (Hérault), créé en 2006 ; Lacaze aux sottises – Maison Lacaze à Orion et Salies-de-Béarn (Pyrénées-Atlantiques), créée en 2009., malgré leur précarité structurelle. Elle complète un autre travail réalisé en 2022, portant sur un peu moins de deux cents démarches ayant signé la charte de la Coordination des lieux intermédiaires et indépendants (CNLII) Ph. Henry, Les lieux culturels intermédiaires : une identité collective spécifique, auto-édition, juin 2022.

Ne se reconnaissant pas dans le modèle des entreprises marchandes à but lucratif, ces lieux n’en sont pas moins des organisations privées entreprenantes, qui se risquent chacune à de multiples activités en lien direct avec leur projet social, tout en cherchant une viabilité économique minimale. Ils sont également autant de petites communautés en interaction avec leur environnement et attentives à ce que chacun de leurs membres y cultive sa propre autonomie. Par-là, ils participent, à leur échelle, d’un intérêt social – et au moins collectif – qui les rapprochent, tout en les distinguant, des institutions structurées autour d’un intérêt général et relevant directement de la puissance publique. Alors que les frontières et fonctions réciproques du service public et du secteur privé évoluent sans cesse Voir à ce sujet les dossiers « Dans quel État sera la culture après-demain ? », Nectart, no 19, été 2024, p. 18-77 ou Public-privé : une frontière obsolète ?L’Observatoire, no63, décembre 2024., il reste essentiel de prendre en compte les organisations privées à buts autres que lucratifs. L’histoire du domaine culturel en France en témoigne, et les lieux que nous étudions l’illustrent également. Souvent rapportées à la notion de tiers-lieux culturels M. Magkou, É. Pamart, M. Pélissier, « Exploration des usages du concept de “tiers-lieu culturel“ », in C. Gauthier, R. Seillier (dir.), Panorama de la recherche sur les tiers-lieux en France, Bordeaux, France Tiers-Lieux / Le Bord de l’eau, 2025, p. 91-107., ces démarches n’en possèdent pas moins des traits spécifiques. 

Des lieux à l’identité propre, entre service public et marché de la culture

Comme l’immense majorité de ce type de lieux, chacun des huit cas étudiés a été initié par des étudiants sortis d’écoles d’art, des artistes ou/et des professionnels d’activités culturelles ou socioculturelles. De même, ils ont tous pour support une association loi de 1901. Au-delà de ce qui pourrait n’être qu’une simple commodité juridique, l’étude révèle une réelle adhésion à l’éthique de l’économie sociale et solidaire, cet autre « mode d’entreprendre et de développement économique », selon la formulation de l’article 1 de la loi du 21 juillet 2014 qui lui est consacrée.

Un primat absolu est ainsi donné à leur projet global – toujours synthétisé dans l’objet social de leur association support. Ce projet s’organise à partir et autour d’une finalité artistique, qui s’élargit à des enjeux culturels, territoriaux et sociaux notamment en résonance avec leur environnement de proximité Créations artistiques « situées » en lien avec des éléments mémoriels du territoire, actions itinérantes au plus près des intérêts culturels des personnes rencontrées, organisations de débats ou manifestations autour de thématiques écologiques ou du soin, accueils ponctuels ou plus réguliers d’acteurs des champs social, éducatif, de la santé ou des loisirs…. Deux grands cas de figure apparaissent. Dans l’environnement rural, ce sont très largement les quelques salariés permanents du lieu qui impulsent, coordonnent et gèrent les projets mis en œuvre, en interaction néanmoins étroite avec les instances décisionnelles et bénévoles de l’association – dont son conseil d’administration, mais pas seulement. En milieu urbain, on se trouve plutôt face à des structures hébergeant, sur une période plus ou moins longue, des organisations artistiques et culturelles ou des professionnels individuels développant chacun leur propre projet. Ici, les salariés assument surtout une coordination d’ensemble de la vie du lieu Un troisième cas de figure, non présent dans les huit cas étudiés, porterait sur des lieux initiés, gérés et prioritairement occupés par un artiste ou un collectif relevant le plus souvent du spectacle vivant.. Dans les deux cas, la référence aux idéaux de l’émancipation des personnes et de l’éducation populaire, des droits culturels et d’une meilleure équité sociale est récurrente et sous-tend la diversité des pratiques proposées, même si la mesure de leurs effets tangibles reste toujours difficile ou incertaine.

Ce projet global est décliné et se réalise selon une pluralité d’activités et de programmes particuliers, successifs ou simultanés. Outre les fonctions transversales de coordination et de gestion générales du lieu, quatre grands registres sont perceptibles : le soutien à la création artistique de professionnels en émergence ou confirmés, notamment au travers de résidences ; la programmation d’événements artistiques et culturels au profit d’une variété de publics (géographiquement très proches ou plus lointains) ; la mise à disposition de ressources et de moyens d’accompagnement pour des acteurs de proximité, porteurs de projets artistiques ou culturels ; des espaces de mutualisation et d’hébergement ‒ temporaires ou permanents ‒ pour des projets, collectifs ou activités de nature diverse, mais en cohérence avec le projet global et portés soit par des individus soit par des organisations.

L’épaulement réciproque de cette pluriactivité est un enjeu central de la gouvernance des lieux. Celle-ci se révèle diversement distribuée entre les personnes salariées ‒ toujours très sollicitées et aux conditions de travail à toujours soigneusement considérer ‒ et celles impliquées de manière bénévole. Pour ces dernières, une palette de modalités est constamment repérable : simple participation comme publics aux événements proposés ; implication dans la mise en œuvre collective de manifestations, tels que des festivals ; portage de l’animation d’une activité particulière (atelier, rencontre ou buvette par exemple) ; contribution à des groupes de réflexion ou comités délibératifs sur des sujets déterminés ; prise de responsabilité au sein du conseil d’administration. Le rôle d’impulsion, d’écoute, d’orientation et de mise en œuvre assuré par les personnels salariés est à souligner, tant en interne que vis-à-vis de la multiplicité des partenariats à établir et faire perdurer avec des acteurs externes ‒ civils ou publics, proximaux ou plus lointains. De ce point de vue, chaque lieu se présente comme un commun, soit une ressource particulière, protégée et/ou développée par un collectif, établissant par lui-même les règles de préservation de celle-ci et de mise en compatibilité des intérêts divers ‒ voire divergents ‒ des acteurs impliqués N. Alix, J.-L. Bancel, B. Coriat, Fr. Sultan (dir.), Vers une république des biens communs, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018..

Le modèle économique qui en résulte est à plusieurs versants. La volonté de rester accessible au plus grand nombre limite le développement des recettes propres, pourtant gage d’autonomie Les cotisations annuelles pour participer aux activités sont toujours très faibles (voire nulles dans certains cas), les tarifs pour certaines d’entre elles (ateliers réguliers ou spectacles notamment) se veulent rester abordables pour le plus grand nombre.. Sur ce point, l’apport des bénévoles est essentiel mais peut largement varier ‒ en durée comme en compétences. Enfin, les aides des collectivités publiques sont restreintes par leurs importantes contraintes politiques et budgétaires dans une époque de forte turbulence. La capacité des lieux à se maintenir ou évoluer repose ainsi constamment sur un équilibre précaire. Pour autant, ils participent pleinement à un mode de développement ancré dans un territoire et basé sur la mise en réseau d’acteurs proches ou plus lointains. Cette dynamique réticulaire ‒ souvent peu soulignée ‒ relève pourtant d’un enjeu économique et qualitatif majeur, au travers duquel les lieux se transforment, s’hybrident ou essaiment. Par-là, ces communs « poreux » se démarquent clairement d’une volonté de croissance par l’activité concurrentielle marchande, en vue d’atteindre une bien illusoire taille critique. Tout autant, elles ne prétendent pas remplacer les institutions de service public de la culture, même si elles contribuent à leur mesure ‒ locale et différenciée ‒ à l’intérêt général qui fonde ces dernières.

Vers un autre mode de développement économique ?

La double référence à l’économie sociale et solidaire et à la résurgence contemporaine des communs indique déjà une orientation de principe pour un autre mode de développement économique H. Defalvard, La Société du commun. Pour une écologie politique et culturelle des territoires, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2023.. Tout en restant très largement minoritaire R.  Boyer, L’Économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIe siècle ?, Paris, Les Petits matins, 2023 ; P.  Dardot, Chr. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIesiècle, Paris, La Découverte, 2014., celui-ci a néanmoins le grand mérite de proposer non seulement un horizon pour l’action, mais aussi une gamme de réalisations certes localisées mais déjà bien réelles F. Carrey-Conte, P. Eynaud, Communs et économie solidaire. Récits d’expériences citoyennes pour un autre monde, Paris, Les Petits matins, 2023.. Mais ce mode de développement alternatif reste fragile, car il ne dispose pas encore d’un système propre pour faire reconnaître la valeur sociale de la richesse spécifique qu’il produit Fr.  Brancaccio, A. Giuliani, C. Vercellone, Le commun comme mode de production, Paris, Éditions de l’éclat, 2021.. À partir des cas étudiés, nous proposons plusieurs pistes de réflexion pouvant aider à consolider cette approche qui cherche à frayer une voie autre que la seule dominance du « dipôle » formé par le marché concurrentiel et financiarisé d’une part, l’État néolibéral limitant ses services publics de l’autre.

Dans un monde en constante fluctuation, mieux vaut en effet s’écarter de l’obsession de la compétitivité et de la performance, pour se tourner vers l’intensification des interactions, en vue d’acquérir une robustesse face à d’inévitables aléas. En phase avec des traits du vivant, cela implique de privilégier l’hétérogénéité, le temps long, mais aussi un ancrage local, une taille mesurée ou encore une transparence et une collégialité dans les décisions… et d’accepter des contradictions, de l’inachèvement O. Hamant, O. Charbonnier, S. Enlart, L’Entreprise robuste. Pour une alternative à la performance, Paris, Odile Jacob, 2025.. Autant de dimensions que l’on retrouve dans l’agencement entrepreneurial des lieux étudiés. Celui-ci illustre également la pertinence d’une dynamique systémique et itérative, où les porteurs du projet mobilisent simultanément plusieurs capacités : celle de démarrer à partir des ressources dont ils disposent, plus qu’à partir d’une idée par trop définie à l’avance de leur projet ; celle de constituer des partenariats avec une pluralité d’acteurs avec lesquels le projet sera coproduit, ou encore de tirer parti des opportunités et des surprises qui se présentent ; celle enfin d’inventer un futur en tant que possible à faire advenir, plus que d’essayer de se couler dans un avenir conçu comme largement prévisible Ph. Silberzahn, Effectuation. Les principes de l’entrepreneuriat pour tous, 2édition, Paris, Pearson France, 2020..

Le fondement artistique des lieux et les enjeux culturels qui y sont associés montrent aussi une mise à distance tant de la proposition de produits culturels faciles à s’approprier mais peu enrichissants sur le plan individuel que de celle d’un art contemporain se voulant délivré de toute dimension émotionnelle B. Morizot, E. Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Paris, Seuil, 2018 ; Ch. Bobant, Inactualité du sensible. Phénoménologie et art contemporain, Paris, Éditions des Compagnons d’humanité, 2024.. Ces lieux seraient surtout à appréhender comme les déclinaisons particulières d’un régime esthétique de l’art J. Rancière, Les Voyages de l’art, Paris, Seuil, 2023., où l’expérience sensible suscitée par l’œuvre (ou par le processus artistique) est à la fois vécue dans l’instant et dépasse ce moment, sans pour autant disparaître. Elle se déploie à deux niveaux : celui d’une atmosphère chargée d’émotions et celui d’une signification qui reste toujours pour partie hésitante Les textes poétiques sont exemplaires de ce type d’expérience. Mais on le retrouve couramment par exemple dans les concerts de musique actuelle donnés dans les lieux que nous étudions ou dans les nombreux festivals qu’ils organisent.. Cette question d’expériences esthétiques, tout à la fois autonomes et ouvertes à plus large qu’elles-mêmes, fait en tout cas partie de l’identité propre des lieux et ne peut être éludée. Ce positionnement implique aussi de se départir d’une volonté d’utilité immédiate des processus activés, et plaide pour un mode de relation se plaçant en posture de résonance avec les situations, c’est-à-dire à l’écoute de ce qui nous touche en elles, tout en reconnaissant que nous ne pouvons jamais les comprendre entièrement H. Rosa, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020..

Intrinsèquement, les lieux relèvent ainsi d’un principe de coopération entre acteurs diversifiés. Jamais de tout repos, celui-ci nécessite de coordonner des enjeux tels que la complémentarité optimale de l’hétérogénéité des acteurs, toujours différentiellement impliqués ; une dynamique permanente d’intermédiation fondée tant sur un système d’information performant et dédié que sur des procédures plurielles à articuler ; une gouvernance participative multiforme ; un équilibre fragile entre bénéfices attendus et finalités idéelles recherchées Ph. Henry, Les groupements culturels coopératifs, Presses Universitaires de Grenoble, 2023.. À ceci s’ajoute une double complexité que les lieux doivent considérer au vu de leur environnement global. La première est d’avoir à trouver des alliances avec une diversité d’acteurs privés, notamment ceux animés par une « raison d’être » et une « mission » supérieures à l’impératif de lucrativité Telles que le préconise la loi Pacte de mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises.. La seconde est d’avoir à composer avec des collectivités publiques garantes de l’intérêt général, mais dans une tradition où les services publics de notre pays se sont construits de façon normative et descendante, sans assez de considération à l’égard des initiatives civiles ‒ dont associatives ‒ participant à l’évolution et à la réalisation de cet intérêt général Th. Perroud, Services publics et communs. À la rencontre du service public coopératif, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2023..

Pour le moins, le mode de développement qui résulte de ces prémisses et qui serait ajusté aux lieux artistiques d’initiative civile ‒ et plus largement à de multiples autres démarches en cours dans et hors le domaine de la culture ‒ est encore largement à consolider. Mais les expériences qui s’accumulent montrent qu’il est possible de vivre et d’échanger autrement, sans se rabattre sur le couple marché compétitif et financiarisé / État néolibéral malmenant ses services publics. Elle pourrait également s’avérer fondatrice d’un futur où s’inter-constitueraient de manière plus sereine l’agir collectif et la singularisation individuelle.

Pour aller plus loin, consulter l’étude de Philippe Henry réalisée en 2024 : Lieux artistiques d’initiative civile : un mode spécifique d’entreprendre en commun

L’article Lieux artistiques d’initiative civile : des communautés entreprenantes de forte utilité sociale et territoriale est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

06.11.2025 à 11:56

De la culture club à sa labellisation, quelle politique culturelle pour la fête ?

Frédérique Cassegrain

Lille3000 et son programme Fiesta, exposition Disco à la Philharmonie, Fun Palace du Centre Pompidou, Clubbing au Grand Palais Immersif, Joie collective au Palais de Tokyo… 2025 consacre la fête comme personnage principal des saisons culturelles. La même année, le ministère de la Culture lance le label « Club Culture - lieu d’expression artistique et de fête ». Si le monde culturel, lui, fait la fête, que raconte la fête des pratiques culturelles ? Comment l’aborder, sans circonscrire son débordement formel et sa pluralité d’expressions, depuis les politiques culturelles ? Et quels en seraient les contours ?

L’article De la culture club à sa labellisation, quelle politique culturelle pour la fête ? est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (4502 mots)
© Romain Guédé _ Sturmfrei Festival 2023 

La fête est biface. Elle s’éprouve, se vit et s’explore au travers de composantes immatérielles d’une part, matérielles de l’autre. Pacte sensible et pacte social renouvelés (versatilité, mouvement, fluidité, disponibilité, don de rien…) Ch. Fauve, « Arnaud Idelon : tout le monde ne peut pas payer 25 euros pour danser dans un entrepôt froid », Télérama, 22 décembre 2021., la fête compose avec un faisceau d’identités, de valeurs, de gestes et de mémoires. En 2025, l’exposition Oiseaux de nuit à La Condition Publique de Roubaix célébrait ce patrimoine immatériel en permanente recomposition qu’est la fête.

La culture club est-elle soluble dans le patrimoine ?

En tant que pratique culturelle, la fête est surtout indissociable de sa transitivité avec les luttes et s’exprime par sa porosité avec les valeurs politiques portées par les communautés dans lesquelles elle émerge, comme le souligne Tommy Vaudecrane, président de l’association Technopol : « La fête est avant tout un langage commun et fédérateur. Il y a toujours un dancefloor organisé spécialement pour que les gens s’y réunissent et puissent y répondre corporellement à travers la danse. Il existe une temporalité hors norme, des rituels et des valeurs politiques liées aux espaces qui sont créés, où se réfugient beaucoup de communautés. La culture club peut effectivement être ramenée à cette valeur communautaire, et finalement à son origine, dans les clubs noirs de Chicago ou de Détroit, dans les clubs gay. Ce sont des lieux où, dans les années 1980, des communautés se retrouvaient pour écouter des musiques qui n’étaient pas intégrées dans la société. À l’origine de la culture club, on trouve donc ces cultures contestataires réunissant des personnes de la société qui ne se retrouvent pas dans les espaces habituels Tous les verbatims cités dans cet article sont issus d’une table-ronde réunissant Elsa Freyheit (DGCA), Tommy Vaudecrane (Technopol), Sarah Gamrani (Au-delà du club) et Yacine Abdeltif (La Gare-Le Gore), animée par Arnaud Idelon, dans le cadre du Forum Entreprendre dans la Culture, le 2 juillet 2025 à l’ENSA Paris Belleville.. »

Mais la fête s’éprouve également dans ses composantes matérielles. Elle est souvent l’addition de quatre murs, d’un toit, d’un système son, d’une piste de danse articulés en un « régime spatial alternatif « L’application de ces technologies électroniques et chimiques produit un régime spatial alternatif. […] Il ne s’agit pas d’un espace cartésien appréhendé par la vue et mesurable géométriquement, mais d’un espace fluide et atemporel du fait de l’altération des mécanismes cognitifs », dans P. Estève, « Du mur au stroboscope », La Boîte de nuit, Hyères, Éditions Villa Noailles, 2017. » prenant corps au sein de clubs, discothèques ou boîtes de nuit. Ainsi, les récentes expositions qui ont eu pour thème la fête ont fait du club et de ses variations le point d’entrée dans les cultures festives – que ce soit La Boîte de nuit à la Villa Noailles (2017), Night Fever. Designing Club Culture au Design Museum de Bruxelles (2018), Clubbing au Grand Palais Immersif (2025) ou L’Envers de la fête au Bazaar St So à Lille (2025) – au travers de monographies des territorialités mythiques des fêtes des dernières décades (Studio 54, Hacienda, Piper, Berghain, Bains Douches, Concrete…). Les clubs iconiques se font l’archive de la fête comme centralités vécues et documentées (maquettes, photos, interviews…).

Par ces exemples, au carrefour des composantes immatérielles et matérielles de la fête, avec un essor certain, en cette année 2025, d’expositions et publications d’ouvrages, celle-ci amorce un processus de patrimonialisation « Politique de la fête », interview d’Arnaud Idelon, France Culture, Question du soir, 24 décembre 2024. et de muséification Chal Ravens, « The Academisation of Rave: Is Everyone Talking About Dancing, Rather Than Doing It? ». Ce phénomène traduit à la fois la reconnaissance de la fête comme pratique culturelle légitime et l’intégration de certaines contre-cultures dans le champ du patrimoine reconnu. La fête et ses acteurs doivent-ils y voir le symptôme d’un déclin anticipé dès lors que celle-ci quitte les dancefloors pour parvenir aux cimaises du musée ? Doit-on interpréter, dans ce mouvement, le signal d’un devenir mainstream de la fête ou, pire, d’un « devenir document » quand l’archivage commencé d’un mouvement peut potentiellement entériner son classement afin de l’ausculter, actant par là même la fin d’un cycle ? Rien n’est moins sûr tant la fête sait, de métamorphose en métamorphose au gré des lames de fond sociétales (le Covid, MeToo, les attentats de 2015 Dans mon ouvrage Boum BoumPolitiques du dancefloor (Quimperlé, Éditions Divergences, 2025), je procède à une recension des inflexions sur la fête des grandes lames de fond sociétales des dernières années.), se réinventer dans ses pratiques et modalités d’expression. Parfois pour le meilleur (le regain des baltrads et leur créolisation avec des sonorités électroniques dans la mouvance elfcore dansée en ronde par des millenials sur des musiques entrelaçant instruments traditionnels, chants folkloriques et rythmiques techno ou gabber, à l’image des artistes Hildegarde ou Cheval de Trait), parfois pour le pire (les appropriations du dancefloor par les « gormitis », adeptes d’une masculinité conquérante et proche des idées d’extrême droite comme le relatent nombre de médias au cours des derniers mois).

La fête IN comme adjuvant événementiel ? 

Invoquée comme sujet de prédilection, la fête l’est également de manière croissante par des lieux culturels au titre d’adjuvant événementiel permettant de scander une saison, de rythmer une exposition et de diversifier ses publics tout en rajeunissant son image. L’on pense au Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon et ses soirées conviant de jeunes collectifs de la ville, au positionnement du Théâtre de l’Odéon depuis l’arrivée de Julien Gosselin ou encore à la future Maison des Cultures urbaines du grand parc de La Villette. La fête compose avec une nouvelle adresse, vers des publics élargis à une culture conviviale et partagée, comme le montre Hannah Starck dans ses recherches en cours. Pourtant, la restreindre à un potentiel d’événementialisation d’un programme culturel comporte le danger de la réduire à un supplément d’âme, et de se couper – par ce mouvement de déterritorialisation – de sa puissance plastique, voire de ses potentiels à déjouer les contextes de monstration et les horizons d’attente. 

La fête, dans ses formes IN, est aussi mobilisée comme instrument de développement et d’aménagement du territoire, destinée à renforcer l’attractivité culturelle de zones urbaines dites en déclin, souvent en investissant les interstices urbains. En miroir des grandes manifestations artistiques dans l’espace public comme Le Voyage à Nantes, Nuit Blanche ou encore Un Été au Havre, la fête constitue l’un des leviers du triptyque événementialisation/clusterisation/touristification identifié par Charles Ambrosino et Dominique Sagot-Duvauroux, dans la lignée de la doctrine de la ville créative de Richard Florida. Désormais, promoteurs et aménageurs, avec l’appui des collectivités locales, réactivent les imaginaires de la rave-party pour valoriser des friches au cœur de centralités populaires. Au début des années 2010, à Paris, Londres ou Manchester, cette fascination anachronique pour une période davantage fantasmée que vécue pousse de jeunes fêtards à se rendre en pèlerinage sur les lieux des anciens « marathons dansants », jadis autogérés et porteurs d’un désir. En quête du frisson de l’interdit dans des fêtes pourtant légales, attirés par le « cachet » alternatif de friches urbaines transformées en clubs, ils deviennent les acteurs d’une recomposition de l’espace festif, de ses codes et de ses publics.

Ce phénomène marque également une mutation profonde de la fête techno, passée du statut de marginal, voire dérangeant, à celui d’événement encouragé par les acteurs de la fabrique de la ville, et par des partenariats publics-privés, désormais intégrée aux stratégies d’aménagement du territoire misant sur la culture électro comme outil d’attractivité et de régénération. Sur les mêmes typologies de lieux que vingt ans plus tôt, l’imaginaire de la rave se réduit ainsi à un simple « vernis de crédibilité » hérité de l’ère des free-parties. Comme l’écrit Ed Gillett Ibid. à propos de la fête londonienne, cette aura tient autant à la réutilisation d’usines désaffectées ou d’espaces verts collectifs qu’au sentiment de nouveauté généré par le caractère volontairement éphémère de l’industrie. Ses propos font écho à ceux de Samuel Lamontagne, qui observait dans son article « Banlieue is the new cool » Publié en 2020 sur Jef Klak. que l’occupation d’espaces verts ou de friches industrielles renvoie implicitement aux imaginaires des raves, free-parties ou warehouses berlinoises. Par ailleurs, le gigantisme de ces fêtes organisées dans des cathédrales industrielles mises aux normes requiert une concentration de capitaux et de partenariats que seuls quelques grands promoteurs possèdent, entraînant des situations de monopoles préjudiciables à la diversité culturelle des scènes festives locales. 

La fête OFF et sa criminalisation 

Paradoxalement, au moment où la fête est célébrée dans les institutions culturelles, on observe une volonté politique de répression et de criminalisation de ses représentants les moins institués, à l’instar des raves et free-parties visées au début de l’année par un projet de loi porté par des députés Horizons et Ensemble. Celui-ci s’inscrit dans un continuum répressif, des émeutes de Stonewall en 1969 dans le quartier de Greenwich Village à la descente de police dans le club Bassiani à Tbilissi en Géorgie en 2013, en passant par la répression de la rave de Lieuron en 2021, dans la lignée de la politique de Thatcher de l’Angleterre des années 1990 et l’amendement Mariani en France en 2001.

Ce paradoxe met en lumière la manière dont le pouvoir consacre certaines fêtes tout en en réprimant d’autres. Une analyse que nous livre l’anthropologue Emmanuelle Lallement qui observe, à propos de la crise sanitaire, que si la fête de Noël – symbole de la sphère familiale – a été autorisée, la Saint-Sylvestre et les sociabilités amicales et communautaires – associées à une certaine jeunesse – ont, elles, été proscrites. Comme elle le souligne dans sa tribune sur AOC, « tout le monde [n’est] pas à la fête » : quand certains peuvent rejoindre des destinations touristiques non confinées – où la fête reste possible et légale –, d’autres sont stigmatisés dans leurs pratiques : fêtards, soirées clandestines, rassemblements en quartiers populaires, etc. Ce « deux poids deux mesures » des forces de l’ordre, tant dans l’accès que dans la tolérance accordée à certaines de ses formes, révèle plus nettement comment le pouvoir oppose deux registres : les fêtes IN, qui confortent l’ordre établi ou le célèbrent (fêtes républicaines, grand-messes sportives, événementialisation et marketing territorial), et les fêtes OFF, perçues comme des foyers de déviance ou de débordement pour l’ordre social. D’une part, celles reconnues pour leur fonction sociale positive, de l’autre celles jugées antisociales. Les signes d’une criminalisation progressive de la fête, renforcée depuis la crise sanitaire, apparaissent ainsi comme la projection, par le système dominant, d’un potentiel de déviance sur un espace pourtant propice aux alliances intersectionnelles, à la réflexivité collective et au renforcement du pouvoir d’agir des communautés.

© Romain Guédé _ Sturmfrei Festival 2023

Naissance du label « Club Culture »

Le dialogue entre espaces-temps festifs et puissance publique se construit ainsi autour des fonctions instrumentales de la fête – son rôle dans l’événementialisation culturelle, l’aménagement du territoire ou la célébration d’identités nationales et locales –, mais également à partir de ses composantes matérielles, comme la réglementation des bars, discothèques ou clubs.

Traditionnellement, l’interlocuteur institutionnel est le ministère de l’Intérieur, chargé d’encadrer l’accueil du public et le débit de boissons dans les établissements nocturnes. Le ministère de la Culture accompagne toutefois l’émergence et le développement de pratiques festives dans les territoires, notamment au travers de deux dispositifs : « Villages en fête » et le plan Fanfare. Depuis 1998, son champ d’action s’est étendu avec la reconnaissance des musiques électroniques par l’État. Selon Tommy Vaudecrane, cette évolution a permis aux acteurs et actrices des musiques électroniques d’être désormais considérés comme des interlocuteurs légitimes du ministère chargés d’accompagner le développement des artistes, des organisateurs, et des clubs jusque-là absents du « radar musique » de la DGCA (Direction générale de la création artistique). 

En 2025, la DGCA met en place le label « Club Culture – lieu d’expression artistique et de fête », prolongeant la politique amorcée en 1998. Ce dispositif résulte de plusieurs années de plaidoyer des syndicats d’établissements nocturnes, relancé après la crise sanitaire par la reconnaissance du rôle spécifique des clubs dans la diffusion culturelle. Tommy Vaudecrane retrace l’émergence de cette reconnaissance institutionnelle : durant la pandémie de Covid, lorsque Roselyne Bachelot annonça que les aides aux acteurs culturels « ne concerneraient pas les discothèques et les clubs », de nombreux collectifs interpellèrent le ministère pour rappeler une distinction essentielle. Contrairement aux discothèques, les clubs « assument une fonction de structuration des carrières d’artistes DJ » – reconnus depuis 2012 dans les conventions collectives du spectacle vivant – et « contribuent au développement artistique et culturel de ces artistesÀ partir de là, le syndicat Culture Nuit et le collectif Culture Bar-Bars ont poursuivi l’objectif d’une identification claire des clubs et de leur travail en faveur de la culture électronique ».

C’est sous l’angle de la création, de la diffusion et de la place accordée aux artistes que le ministère de la Culture appréhende les fêtes électroniques, comme l’explique Elsa Freyheit, chargée de mission musiques actuelles à la DGCA : « Il n’y a pas la fête d’un côté et toutes les autres formes de culture de l’autre. Il ne faut pas être dans une opposition entre une culture savante, qui serait un peu austère, et une culture de la fête, populaire, joyeuse. La fête peut être partout, finalement. Ce que le ministère a souhaité exprimer avec le label Club Culture, c’est cette double entrée d’expression artistique et de fête. Avec le Covid, nous avons amorcé un échange avec les représentants de ces lieux. Nous avions besoin de mieux comprendre qui ils étaient, leur nombre, ce qu’ils faisaient et comment ils s’inscrivaient dans l’écosystème des musiques électroniques. »

Décryptage 

C’est de cette volonté initiale de mieux saisir les spécificités des clubs et, à travers eux, celles des carrières artistiques afférentes aux musiques électroniques, qu’est né le label Club Culture. Label, AMI, ligne de financements ? La question s’est posée très tôt au sein de la DGCA comme le rapporte Elsa Freyheit : « Devions-nous créer un label comme celui des SMAC, par exemple ? Quel outil juridique donner à cette reconnaissance ? Il a finalement été décidé de créer ce label par simple circulaire, afin d’éviter de le figer dans un cahier des charges et des obligations. L’idée est de ne pas l’enfermer, mais aussi de mieux identifier les lieux présents sur les territoires. Nous avons voulu conserver un caractère assez ouvert, tout en l’alignant avec les attendus de nos feuilles de route ministérielles – égalité femmes/hommes, et développement durable en premier lieu – afin de repérer et valoriser les pratiques existantes, et peut-être inciter d’autres lieux à s’y inscrire. »

Les quatre critères pour les clubs souhaitant être labellisés sont : la parité femmes/hommes, un engagement pour la transition écologique, la prévention des violences et harcèlements sexuels et sexistes ainsi que la prévention et la réduction des risques sonores. Ce cahier des charges intègre autant les composantes matérielles qu’immatérielles des fêtes électroniques et a conduit, lors de la première vague de labellisation, à la sélection d’une liste de lauréats diversifiés dans leurs approches. Parmi ces dix-huit premiers clubs, Sarah Gamrani, artiste et cofondatrice des collectifs Au-delà du Club et Réinventer la nuit, souligne des lignes de force : « Je vois un dénominateur commun ce sont des clubs exemplaires, de “bons élèves”, et je trouve intéressant de les mettre en avant à travers ce label, mais surtout pour inspirer d’autres clubs qui n’ont pas forcément eu cette démarche-là, qui n’ont pas eu le temps ou l’envie de se poser ces questions. »

Points de vigilance

Les écueils à éviter sont nombreux. Il s’agira, d’une part, de contourner la verticalisation et la tentation d’une définition figée, imposée selon une logique top down, tout en préservant la dynamique initiale de coconstruction avec les acteurs de la culture club. Cela permet de rester attentif aux métamorphoses constantes, à la vitalité et à la diversité de ce champ culturel. Derrière le spectre de l’institutionnalisation, il conviendra de s’interroger sur les conditions d’un processus – inéluctable pour de nombreux mouvements issus des contre-cultures – qui puisse être vertueux : savoir accompagner et faciliter, laisser place à l’expérimentation et à l’erreur. En un mot, laisser faire. 

Un autre écueil est celui de l’uniformisation. Pour y répondre, les critères de labellisation doivent rester ouverts et souples, comme c’est le cas à ce jour. Par ailleurs, pour être en phase avec la pluralité des territoires des fêtes électroniques, le label devra savoir dépasser le seul espace du club et intégrer d’autres contextes, tout aussi féconds : espace public, rave-parties et free-parties. Il s’agit ainsi de ne pas réduire la fête et le clubbing à la seule spatialité du club. Enfin, en écho à la « maladie de la pierre » diagnostiquée par le sociologue Laurent Besse à propos des MJC, ou encore aux analyses de Lionel Pourtau sur le mouvement techno, il importera de ne pas enfermer la club culture dans une logique d’équipement, normative et coûteuse. Une telle approche risquerait de transformer les clubs en simples lieux de rentabilité, détournant leur rôle de découverte artistique et de défrichage des marges culturelles au profit d’un nivellement des programmations vers des formules standardisées. La pluralité de la scène festive, menacée par les monopoles qui se dessinent aujourd’hui dans la scène nocturne parisienne, en dépend.

Pour une politique culturelle de la fête ?

L’exemple du label Club Culture permet d’esquisser les contours d’une politique culturelle de la fête, l’envisageant à la fois comme contexte de monstration, médium artistique, levier de renouvellement des projets culturels de territoire, pratique et patrimoine. Au terme de cette première vague de labellisation, Elsa Freyheit tire un premier bilan : « On ne va pas soutenir une esthétique mais tout un secteur : le secteur musical, en lien avec d’autres politiques transversales comme le soutien aux festivals, par exemple. […] Il s’agira pour nous de maintenir cette qualité d’ouverture et le dialogue avec ces lieux, et peut-être d’autres qui ne sont pas encore labellisés, mais qui développent des pratiques différentes. Cette commission que nous avons créée offre un espace de dialogue, une synergie nouvelle qui va permettre de faire émerger autre chose. »

D’autres pistes restent à explorer : décentrer la focale de la diffusion vers le soutien à la création, interroger la fête comme médium artistique autonome – notamment avec le dispositif « Soutien aux festivals de création artistique dans le spectacle vivant »  – et reconnaître, aux côtés des clubs et des artistes, une troisième composante essentielle du paysage festif : les collectifs. Comme le souligne Sarah Gamrani, « les collectifs font partie de l’ADN de programmation de certains lieux et de la scène festive de territoires entiers. Ils accomplissent un travail immense – de programmation, de création, de communication, de fédération de communautés partageant les mêmes valeurs – et se distinguent souvent par leur exigence, leur inclusivité, et leur engagement dans la prévention des risques liés à l’alcool, aux substances et aux VHSS. Ces collectifs, très présents aujourd’hui sur la scène parisienne et de plus en plus actifs dans d’autres villes européennes, permettent aux clubs et aux artistes de se réinventer ». S’inspirer du modèle du spectacle vivant, qui soutient les trois composantes de son écosystème (artistes, diffuseurs, compagnies), offrirait un cadre plus complet pour accompagner l’ensemble des acteurs de la club culture. Cela favoriserait aussi une répartition plus équitable de la valeur, sachant que nombre de collectifs fonctionnent encore sur le mode bénévole. De son côté, Technopol annonçait en juillet 2025 – parallèlement à l’annulation de la Techno Parade 2025, faute de financements – travailler avec Radio FG à l’inscription des « musiques électroniques françaises » à l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel. Une initiative qui fait écho aux déclarations d’Emmanuel Macron, favorable à une candidature des musiques électroniques françaises au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco à l’instar des bistrots français ou de la scène club de Berlin. Autant de pistes pour imaginer une politique culturelle de la fête qui en ferait, au-delà d’un supplément d’âme, une pratique culturelle à part entière : un terreau de formes artistiques, un espace de sociabilité et un lieu de célébration du collectif dont notre époque a besoin.

Un article d’Arnaud Idelon, membre du comité éditorial de l’Observatoire des politiques culturelles et auteur de l’essai Boum Boum. Politiques du dancefloor aux Éditions Divergences (2025), nourri de discussions publiques dans le cadre de « Dancefloor » (Fun Palace, Grand Palais, à l’initiative du Centre Pompidou, 7 juin 2025) et du Forum Entreprendre dans la Culture (ENSA Paris Belleville, 1er juillet 2025).

L’article De la culture club à sa labellisation, quelle politique culturelle pour la fête ? est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

22.10.2025 à 10:03

Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales : volet national 2025

Frédérique Cassegrain

Comment les collectivités territoriales et intercommunalités envisagent-elles l’évolution de leurs dépenses culturelles en 2025 dans un contexte national où il leur est demandé de réaliser des économies budgétaires substantielles ? Quelles sont leurs priorités ? Comment s’orientent leurs choix de politique culturelle ?

L’article Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales : volet national 2025 est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (6198 mots)

[La publication complète du baromètre 2025 est disponible ici.]

Outil annuel de mesure de l’évolution de l’action publique territoriale de la culture, le baromètre s’appuie sur une enquête réalisée auprès d’un échantillon de collectivités territoriales par l’Observatoire des politiques culturelles avec le soutien du ministère de la Culture (DEPS et DGDCER), et en partenariat avec Régions de France, Départements de France, France urbaine, Intercommunalités de France, Villes de France, FNADAC, FNCC, Culture·Co.

Le volet national du baromètre 2025 repose sur les données déclarées L’enquête a été menée par questionnaire (via emailing et campagne téléphonique auprès des directeurs et directrices des affaires culturelles prioritairement) de fin mars à juin 2025. par un échantillon de 214 collectivités (régions, départements, collectivités à statut particulier, communes de plus de 50 000 habitants) et intercommunalités (comprenant une ville de plus de 50 000 habitants) en matière d’évolution des budgets primitifs et de positionnement culturel. Il concerne également des éléments de conjoncture.

Avec un nombre de répondants supérieur aux enquêtes 2023 et 2024, le baromètre 2025 offre des résultats consolidés pour les principales catégories territoriales. Le taux de réponse est de 92 % pour les régions, 80 % pour les départements, 63 % pour les collectivités d’Outre-mer à statut particulier, 55 % pour les communes de plus de 50 000 habitants ainsi que pour les intercommunalités comprenant une ville de cette taille (dont 73 % de taux de réponse pour les métropoles) L’échantillon est constitué de : 12 régions ; 74 départements ; 75 communes de plus de 50 000 habitants, dont 23 communes de plus de 100 000 habitants et 52 communes de 50 000 à 100 000 habitants ; 46 intercommunalités comprenant une ville de plus de 50 000 habitants, dont 16 métropoles, 4 communautés urbaines, 26 communautés d’agglomération ; 7 collectivités d’Outre-mer à statut particulier (collectivités d’Outre-mer et collectivités à statut particulier situées en Outre-mer)..

Ce qu’il faut retenir : Au regard des alertes nombreuses exprimées par les acteurs culturels, le baromètre 2023 et, dans une moindre mesure, celui de 2024, où la stabilité budgétaire dominait, présentaient une situation moins mauvaise qu’attendu pour les budgets culturels – tendances à relativiser toutefois au regard des flambées inflationnistes ces dernières années (+5,2 % en 2022, +4,9 % en 2023, +2 % en 2024).

2025 marque une rupture : la situation des collectivités territoriales et de leurs groupements s’est fortement dégradée, avec une tendance à la baisse budgétaire inédite par son ampleur. En particulier au niveau des régions et des départements. Les effets s’en font vivement ressentir au niveau des subventions versées aux associations culturelles. Le repli du bloc local, qui représente plus de 80 % du financement culturel des collectivités territoriales, apparaît moins conséquent que celui des départements et des régions, ce qui permet, dans une certaine mesure, de contenir le choc budgétaire pour la culture.  

Si le repli budgétaire est net par rapport au baromètre 2024, les déclarations des directeurs et directrices des affaires culturelles (DAC) font apparaître une certaine continuité par rapport à l’année précédente en ce qui concerne les orientations de politique culturelle et les positionnements en matière de coopération publique.

1. Évolutions des budgets primitifs, des emplois culturels et des subventions des collectivités et intercommunalités

Comme les années précédentes Les fourchettes budgétaires ont été adaptées dans l’enquête cette année au regard de l’amplitude des évolutions. Toute comparaison des tendances budgétaires entre le baromètre 2025 et les baromètres précédents nécessite une vigilance dans la lecture des graphiques. , l’enquête nous renseigne d’abord sur le contexte budgétaire général des collectivités et intercommunalités Cf. graphique p. 23 de la publication complète du baromètre 2025. : 40 % des répondants indiquent une baisse du budget primitif total (non uniquement culture) de leur collectivité entre 2024 et 2025. Ils étaient seulement 15 % à déclarer une baisse entre 2023 et 2024.

La contraction des budgets se ressent nettement sur la culture. 47 % des répondants déclarent une baisse du budget culturel total entre 2024 et 2025. Pour plus de 20 % de l’échantillon, la baisse de ce budget est supérieure à 10 %. Seuls 22 % des répondants font état d’une augmentation du budget culturel total (le plus souvent sous forme d’une faible augmentation).

La proportion de baisse des budgets culturels totaux est supérieure à celle des budgets primitifs totaux. L’enquête indique toutefois que 63 % des répondants considèrent que, en 2025, les contraintes budgétaires pour la culture au sein de leur collectivité sont identiques à celles des autres domaines d’action publique, 16 % les perçoivent moins importantes que pour les autres domaines d’action publique et 18 % plus importantes Cf. graphique p. 33 de la publication complète du baromètre 2025.. En matière de choix budgétaires, la culture n’est pas perçue comme étant particulièrement plus « sacrifiée » que d’autres secteurs.

La situation des budgets culturels totaux diffère selon les niveaux de collectivités. Régions et départements sont particulièrement affectés. Près de 60 % des régions indiquent une baisse cette année, et 64 % des départements (pour 15 % d’entre eux, la baisse du budget culturel total est supérieure à 20 %). Bien que dégradée, la situation des autres catégories territoriales reste plus équilibrée entre baisses, stabilité et hausses.

Les budgets culturels de fonctionnement sont particulièrement touchés : près d’un répondant sur deux déclare une baisse de budget culturel de fonctionnement – hors masse salariale – entre 2024 et 2025 (ils étaient 21 % entre 2023 et 2024), dont une proportion importante de baisses fortes (dépassant les 10 % et dans certains cas les 20 %).

À l’inverse, moins de 20 % des répondants augmentent leur budget culturel de fonctionnement (très rarement au-delà d’une hausse supérieure à 10 %), et 30 % les maintiennent. Pour l’ensemble des niveaux de collectivités, les évolutions déclarées de budgets culturels de fonctionnement sont beaucoup plus défavorables entre 2024 et 2025 que durant les périodes précédentes Il faut considérer à part les collectivités d’Outre-mer à statut particulier car les données 2025 sont difficilement comparables avec celles du baromètre précédent dont l’échantillon de répondants n’était pas significatif..

Deux tiers des régions déclarent une baisse en fonctionnement. Et près de 70 % des départements de l’échantillon (ils étaient 20 % à le déclarer entre 2023 et 2024) ; un tiers d’entre eux les baisse de plus de 10 %. Seuls 11 % des départements déclarent une hausse cette année, et il s’agit d’augmentations de budgets souvent modérées.

La situation du bloc local (communes et intercommunalités) est un peu moins dégradée que pour les régions et les départements, avec une tendance à la stabilité qui reste significative, notamment pour les métropoles. Cette relative robustesse du bloc local est d’autant plus déterminante qu’il prend en charge les quatre cinquièmes des dépenses culturelles de fonctionnement des collectivités territoriales.

Indication de lecture : 36 % des collectivités répondantes déclarent une baisse en fonctionnement en matière de festivals et événements, 35 % déclarent une baisse pour ce qui est du spectacle vivant, etc.

Tous les domaines de politique culturelle sont significativement impactés par les baisses de budgets de fonctionnement. Pour chacun d’eux, la part des répondants qui indiquent une hausse entre 2024 et 2025 est en retrait par rapport à la période précédente ; et la part des répondants qui indiquent une baisse a doublé ou triplé.

Les domaines les plus affectés par les baisses sont les festivals et événements, le spectacle vivant, l’action culturelle/EAC. Pour ce dernier domaine, 31 % des collectivités et intercommunalités indiquent une baisse entre 2024 et 2025, contre 10 % des répondants entre 2023 et 2024.

Parmi les catégories de collectivités où les budgets de fonctionnement sont le plus en recul, citons le cas des régions concernant le spectacle vivant et l’action culturelle/EAC (une région sur deux indique une baisse dans ces domaines), et des départements en matière de festivals-événements ainsi que de spectacle vivant (au minimum 55 % d’entre eux déclarent une baisse dans ces domaines).

En matière d’évolution des budgets culturels d’investissement entre 2024 et 2025, il y a un peu plus de baisses déclarées (36 % des collectivités et intercommunalités) que de stabilité et de hausse (près de 30 % des répondants dans les deux cas). Là encore, par rapport à l’an dernier, la situation est plus dégradée pour les départements et les régions (près de 60 % d’entre eux baissent leurs budgets culturels d’investissement) que pour les autres catégories de répondants.

Pour ce qui est des communes et des intercommunalités, l’évolution des budgets culturels d’investissement entre 2024 et 2025 est assez proche de celle de la période 2023-2024, avec une majorité de stabilité et de hausse. Rappelons que le bloc local représente presque les trois quarts des dépenses culturelles d’investissement de l’ensemble des collectivités territoriales.  

26 % des répondants déclarent une baisse des emplois culturels entre 2024 et 2025. Ces déclarations de diminution sont en progression forte par rapport à l’enquête précédente (2023-2024) pour plusieurs catégories de collectivités qui sont particulièrement employeuses dans ce domaine comme les départements (38 % de répondants cette année contre 15 % l’année précédente) et les communes (27 % contre 18 %).

En 2025, la dégradation de la situation budgétaire des collectivités se manifeste particulièrement en matière de subventions versées aux associations culturelles. 42 % des collectivités déclarent diminuer leurs subventions entre 2024 et 2025 ; elles étaient 11 % dans ce cas entre 2023 et 2024. 

Seules 12 % d’entre elles déclarent une hausse entre 2024 et 2025, contre 27 % sur la période précédente.

Les baisses déclarées de subventions ont ainsi bondi pour tous les types de collectivités. À l’inverse de la tendance entre 2023 et 2024, les déclarations de baisse sont plus nombreuses cette année que les déclarations de hausse, quelle que soit la catégorie territoriale En mettant de côté les collectivités d’Outre-mer à statut particulier dont l’échantillon du précédent baromètre n’est pas comparable avec l’enquête 2025. Cette dernière montre qu’une majorité de collectivités à statut particulier d’Outre-mer parvient à augmenter son soutien aux associations culturelles.

68 % des départements indiquent une diminution des subventions versées aux associations culturelles ; ils étaient 21 % dans ce cas entre 2023 et 2024. Seuls 4 % des départements évoquent une hausse en 2025.

58 % des régions de l’échantillon évoquent une diminution des subventions aux associations culturelles (contre 8 % entre 2023 et 2024) et aucune région n’indique de hausse. 

38 % des métropoles déclarent une baisse entre 2024 et 2025 contre seulement 5 % d’entre elles entre 2023 et 2024.

Concernant les communes, principales financeuses des associations culturelles, une majorité déclare maintenir à un même niveau les subventions qui leur sont dédiées en 2025.

2. Positionnement des collectivités et intercommunalités en matière culturelle

a/ Coopération publique

Le sentiment d’une stabilité du système de coopération publique domine pour une majorité de collectivités et intercommunalités : la moitié des DAC considèrent que la coopération avec la politique culturelle de l’État n’a pas évolué et ils sont plus de la moitié en ce qui concerne la coopération avec les autres niveaux de collectivités territoriales Cf. graphique p. 47 de la publication complète du baromètre 2025.. Toutefois, le taux de réponses relatant une dégradation de la coopération publique en matière de culture a doublé par rapport au baromètre précédent : 13 % de l’ensemble des répondants indiquent que la coopération a diminué avec l’État et 19 % qu’elle a diminué avec la politique culturelle des autres niveaux de collectivités. Le modèle coopératif des politiques culturelles n’est pas abandonné, mais il apparaît fragilisé sous l’effet notamment des décroisements de financements et des désalignements des positionnements politiques. 

C’est en particulier au niveau des communes de plus de 50 000 habitants et des métropoles que les logiques de coopération – avec l’État et plus encore avec les autres niveaux de collectivités – sont le plus affectées par rapport au baromètre précédent. Principal financeur de la culture, le bloc local est budgétairement moins en recul en 2025 que les régions et les départements, et il se trouve dans une situation où il est amené à subir plus directement des décisions unilatérales et non concertées de retraits de la part des autres partenaires publics. 

Notons par ailleurs que la coopération avec l’État est jugée plus dynamique par plus de 40 % des départements et plus de 80 % des collectivités d’Outre-Mer à statut particulier de l’échantillon. 

De façon complémentaire, la majorité des collectivités indiquent ne pas être à la recherche d’une plus grande autonomie dans la conduite de leur politique culturelle par rapport à celle de l’État (67 %) et à celle des autres niveaux de collectivités territoriales (69 %) Cf. graphique p. 48 de la publication complète du baromètre 2025.. Les déclarations de recherche d’autonomie (fonctionnelle et/ou politique) sont en diminution par rapport au précédent baromètre. Ces résultats peuvent être lus comme le souhait, dans un contexte défavorable, de préserver autant que possible les partenariats à l’œuvre et les logiques de mutualisation budgétaire. 

Catégorie la plus en recherche d’autonomie ces dernières années dans la construction de ses choix culturels, les régions sont dans une situation un peu particulière : si 42 % d’entre elles expriment encore une volonté en ce sens par rapport à l’État, elles étaient près de 70 % à le revendiquer en 2024. Régions et État (déconcentré) ont toujours noué des relations complexes, tendues entre la volonté d’affirmer leurs propres préoccupations, d’un côté, et de faire valoir des priorités nationales appliquées à un territoire régional, de l’autre. Mais sans doute que l’affaiblissement budgétaire des régions dans le domaine de la culture, en 2025, atténue au moins conjoncturellement les velléités culturelles de celles-ci.

Le souhait de bénéficier de davantage d’indépendance vis-à-vis des autres niveaux de collectivités territoriales dans le pilotage des politiques publiques de la culture est moins fort qu’en 2024 pour toutes les catégories sauf les départements (mais dans des proportions toujours minoritaires).

En complément des questionnements sur la coopération publique territoriale, le baromètre 2025 a permis de tester auprès des responsables publics l’hypothèse d’une évolution des cadres législatifs de la décentralisation dans le domaine de la culture. Près d’un répondant sur deux est favorable à un élargissement des compétences obligatoires en matière culturelle pour les collectivités territoriales et leurs groupements. 14 % n’y sont pas favorables. Et 37 % ne savent pas se positionner Cf. graphique p. 50 de la publication complète du baromètre 2025..

Le souhait d’inscrire dans la loi de nouveaux segments de politique culturelle est majoritaire pour les régions, les départements, les métropoles et les collectivités d’Outre-mer à statut particulier, sans que l’on puisse dire s’il est principalement motivé par un besoin de sécurisation du secteur de la culture et/ou de spécialisation des responsabilités des différents partenaires publics au regard des restrictions budgétaires.

Les répondants ont été interrogés sur le(s) niveau(x) de collectivité(s) pour le(s)quel(s) ils seraient favorables à un élargissement législatif des compétences obligatoires en matière culturelle. Ils évoquent majoritairement leur propre niveau territorial comme échelon privilégié dans la perspective d’un tel élargissement.

La pérennisation de l’héritage politique et technique de la coopération s’accompagne ainsi de la volonté de renforcer les logiques de décentralisation en compétences obligatoires dans le domaine de la culture. Autrement dit, d’aller plus loin dans la codification législative d’une partie de l’action publique culturelle et de sa répartition entre collectivités territoriales. Alors que de nouvelles réformes territoriales pourraient se profiler, les motifs invoqués ici pour y accentuer la présence des enjeux culturels sont de plusieurs ordres : clarification et répartition des rôles entre niveaux de collectivités, consolidation et harmonisation de certaines politiques publiques (notamment en matière de lecture et d’enseignement artistique), recherche d’une plus grande équité territoriale. D’autres motivations encore portent sur la sécurisation du soutien à la création et aux équipements de diffusion.

b/ Orientations de politique culturelle

Quels sont les objectifs politiques qui orientent en priorité les choix culturels des exécutifs ? Les réponses des collectivités et intercommunalités – demandées sous forme de trois mots-clés – sont représentées sur le nuage de mots ci-dessous. En 2025, pour l’ensemble de l’échantillon, plusieurs orientations (les occurrences les plus fréquentes) se dégagent, qui prolongent les résultats des précédents baromètres et confortent cette priorisation globale de l’action publique culturelle : accessibilité, territoire, attractivité, éducation artistique et culturelle.

Pour faciliter la lecture et atténuer les effets liés à la pluralité des termes utilisés pour qualifier un même type de positionnement culturel, une thématisation en 14 registres d’action a été élaborée à partir des objectifs politiques qui orientent en priorité les choix des exécutifs des collectivités et intercommunalités répondantes. Chaque thème inclut une série de mots-clés, dont voici les principaux exemples :

→ Accès : accessibilité/accès (pour tous), culture pour tous, démocratisation, médiation, publics…

→ Création artistique : création, soutien aux artistes, présence artistique…

→ Démocratie culturelle : diversité, participation, droits culturels…

→ Domaines culturels : patrimoine, lecture publique, arts plastiques, numérique, industries culturelles…

→ Éducation-jeunesse : jeunesse, éducation, EAC, jeune public…

→ Gouvernance-coopération : partenariats, coopération, mutualisation, réseaux, concertation…

→ Impact social : lien social, inclusion, vivre ensemble, mixité, solidarité, cohésion, émancipation… 

→ Ingénierie : accompagnement, structuration, ingénierie…

→ Logiques économiques : budget, modèle économique, économies budgétaires…

→ Logiques territoriales : territoire, attractivité, rayonnement, équité, proximité, ancrage territorial, maillage, identité, ruralité, aménagement… 

→ Offre : diffusion, équipements, événementiel, qualité, exigence, lisibilité…

→ Principes d’action publique : continuité, efficacité, innovation, pluridisciplinarité…

→ Transitions : transition, environnement…

→ Divers : cette catégorie correspond à plusieurs terminologies générales qui ne rentrent pas dans les catégories précédentes.

Les logiques territoriales, d’accès et d’offre continuent à dominer les choix de priorisation de l’action publique culturelle, dans la lignée du précédent baromètre. Pour la deuxième année, le registre de la démocratie culturelle apparaît renforcé. Celui de l’éducation-jeunesse connaît un léger fléchissement cette année.

On note des variations dans les priorités affichées selon les niveaux de collectivités : 

→ régions : les logiques territoriales dominent très largement les choix culturels des exécutifs cette année, suivies des registres d’accès, des transitions et des logiques économiques ; 

→ départements : les logiques territoriales et d’accès sont prioritaires, devant les registres d’éducation-jeunesse et de démocratie culturelle ;

→ communes : le registre de l’accès est prioritaire devant les logiques territoriales, la démocratie culturelle, les logiques d’offre et d’impact social. Comme en 2023 et en 2024, il s’agit de la catégorie de collectivité où la palette des registres prioritaires de politiques culturelles investis est la plus large : autrement dit, l’échelon communal apparaît comme étant le plus généraliste et le moins focalisé sur tel ou tel registre d’action ;

→ intercommunalités : les logiques territoriales sont plébiscitées par les exécutifs, devant le registre de l’offre. Pour les métropoles, le registre de la gouvernance-coopération est également important alors que celui de l’éducation-jeunesse est plus mobilisé par les communautés urbaines et d’agglomération ;

→ collectivités d’Outre-mer à statut particulier : les registres d’impact social et d’ingénierie sont particulièrement mis en avant.

3. Focus sur la transition écologique et sur les entraves à la liberté de création/diffusion artistique et les atteintes matérielles contre des œuvres ou des équipements culturels

Les DAC ont été interrogés sur l’importance accordée aux problématiques de transition écologique dans la politique culturelle de leur collectivité, sur une échelle de 0 (inexistante) à 5 (très importante). Le baromètre 2025 conforte les données déclarées dans l’enquête 2024, avec un renforcement perçu cette année au niveau régional : la place de la transition écologique dans la politique culturelle est jugée plus prépondérante pour les régions (note de 3,7 sur 5), devant les communes de plus de 100 000 habitants (3,5), les métropoles (3,1), les communes de moins de 100 000 habitants (2,5), les communautés urbaines et d’agglomération (2,4), les collectivités d’Outre-mer à statut particulier (2) et les départements (1,9) Cf. graphique p. 56 de la publication complète du baromètre 2025..

Il a également été demandé aux responsables culturels quelles démarches ont été impulsées par leur service en faveur de la transition écologique. Près de 13 % indiquent ne pas avoir mis en place d’action spécifique, contre 18 % dans l’enquête 2024. Pour les collectivités et intercommunalités qui en déclarent, les mesures de sobriété énergétique (équipements culturels, adaptation du patrimoine…) sont – comme dans l’enquête précédente – les plus citées (près de 60 % de l’ensemble des répondants ; cette modalité arrive en tête pour toutes les catégories territoriales sauf les régions), devant les actions de mutualisation de matériel (près de la moitié de l’ensemble des répondants ; en nette hausse par rapport au baromètre précédent) et les actions de formation des agents.

Enfin, pour la seconde année, le baromètre a porté un regard sur les formes de pressions qui impactent la liberté de création/diffusion artistique ainsi que sur les atteintes matérielles contre des œuvres ou des équipements culturels pris pour cible.

Plus de 8 déclarants sur 10 ne constatent pas d’entraves à la liberté de création/diffusion artistique sur leur territoire en 2024-2025. Les données déclarées sont quasi-identiques à celles de l’enquête précédente, avec 2 % des répondants qui en constatent autant qu’avant et 8 % qui considèrent qu’elles sont en augmentation.

Les précisions apportées par les responsables culturels montrent qu’une partie des entraves à la liberté de création/diffusion artistique s’apparente à des intimidations et des pressions citoyennes et associatives, ainsi qu’à des obstructions politiques, administratives et idéologiques (par exemple : suppression de subvention, intervention dans la programmation…), et parfois à une forme d’autocensure. 

La proportion d’atteintes matérielles contre des œuvres ou des équipements culturels a légèrement baissé en 2025 par rapport au précédent baromètre dont les données faisaient état d’événements liés aux émeutes de l’été 2023. 83 % des collectivités et intercommunalités ne constatent pas d’atteintes matérielles aux biens culturels en 2024-2025 contre 76 % en 2023-2024.

10 % des déclarants en constatent en 2024-2025. Il s’agit principalement de dégradations et vols dans des équipements – très majoritairement des médiathèques –, de dégradations et vols d’œuvres dans l’espace public, et d’actes de vandalisme dont des tags.

L’ensemble des traitements, notamment par catégories territoriales, est disponible dans la publication complète du baromètre 2025 (à télécharger ici).

L’article Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales : volet national 2025 est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

16.10.2025 à 09:43

Droits culturels : des grands principes à la pratique

Aurélie Doulmet

Les droits culturels défendent une vision élargie de la culture, loin de se limiter à la vie artistique. Environnement, alimentation, santé, rapport au corps, technique… l’ensemble des activités et modes de vie humains relèvent, dans cette perspective, d’une dimension culturelle. Un paradigme qui conduit à repenser l’approche des politiques culturelles mais aussi celle d’autres politiques […]

L’article Droits culturels : des grands principes à la pratique est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Lire plus (130 mots)

Les droits culturels défendent une vision élargie de la culture, loin de se limiter à la vie artistique. Environnement, alimentation, santé, rapport au corps, technique… l’ensemble des activités et modes de vie humains relèvent, dans cette perspective, d’une dimension culturelle. Un paradigme qui conduit à repenser l’approche des politiques culturelles mais aussi celle d’autres politiques publiques. Ainsi, les politiques environnementales, agricoles, numériques ou économiques… peuvent être questionnées au prisme des droits culturels. Une mise en pratique que développe Jean-Damien Collin dans cet entretien.

L’article Droits culturels : des grands principes à la pratique est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

09.10.2025 à 12:19

Extrême droite et culture, un pacte faustien inenvisageable ?

Frédérique Cassegrain

Il est consensuel dans le secteur culturel de s’opposer, plus ou moins frontalement, à l’extrême droite. Au lieu d’évacuer la question d’emblée, mieux vaut l’affronter : que risqueraient les acteur·rices culturel·les à travailler avec des élu·es de ce bord politique ? L’enjeu de survie du secteur culturel, particulièrement menacé dans le contexte actuel, ne vaut-il pas la peine de considérer la question sérieusement ? Et, au-delà, quels discours et positionnements construire pour que la culture (re)devienne crédible et désirable auprès du plus grand nombre ?
Dans ce contexte, rendu encore plus sensible par la série d’élections des quatre prochaines années, le pôle Haute Fidélité s’interroge sur le rôle des organisations de la société civile et sur les stratégies pour « réarmer » le secteur culturel.

L’article Extrême droite et culture, un pacte faustien inenvisageable ? est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (7782 mots)

Cet article est republié à partir de Haute Fidélité, pôle des musiques actuelles en Hauts-de-France. Lire l’article original.

© Ryanniel Masucol – Pexels

Des intérêts réciproques au rapprochement ?

« L’extrême droite et ses idées sont l’ennemi de la culture », « lorsqu’on travaille dans la culture, on est forcément en lutte permanente avec l’extrême droite, car quand elle arrive au pouvoir, elle frappe systématiquement sur la culture et la liberté d’expression », « Le monde des arts et de la culture (…) participe à la construction collective d’un avenir durable, vivable, désirable, plus juste. Autant de notions incompatibles avec les idées de l’extrême droite. » Ces trois verbatims, respectivement issus d’un tract de la CGT-Spectacle, du témoignage d’un photographe de spectacle lors d’une manifestation, et d’une pétition signée par 500 artistes de la musique avant les législatives anticipées de 2024 « “La culture est dans le viseur de l’extrême droite” : à Paris, une première mobilisation syndicale contre la montée du RN », Libération, 13 juin 2024 ; « [Tribune] 500 artistes se mobilisent pour dire non à l’extrême droite », Les Inrockuptibles, 21 juin 2024., résument le consensus apparent au sein du secteur culturel. L’extrême droite est un ennemi irréductible et ontologique. Cependant, travailler en lien avec les centaines d’élu·es du Rassemblement National (RN), de Reconquête ou de l’Union des Droites pour la République (UDR) L’UDR est le parti emmené par Éric Ciotti. En dépit de chiffres parfois contradictoires, on a compté 139 député·es RN et UDR, 35 député·es européen·nes RN ou issu·es de Reconquête, 840 conseillers·ères municipaux·ales RN dans 258 communes (dont 13 maires dans des villes de plus de 9 000 habitants), 252 conseillers·ères régionaux·ales et 26 conseillers·ères départementaux·ales RN. Beaucoup de professionnel·les du secteur culturel doivent ainsi collaborer avec ces nombreux·ses élu·es au quotidien. et des personnalités dont on réprouve les idées est un dilemme très concret qui se pose pour de nombreux acteur·rices culturel·les. Nul doute que cela va le devenir encore plus dans les mois, les années à venir. Il semble donc intéressant d’examiner l’hypothèse sous-jacente, sans posture dogmatique a priori : que se passerait-il si ces deux mondes devaient œuvrer ensemble ?

On est peut-être à un tournant des politiques culturelles en France.

Le contexte politique et budgétaire actuel voit la remise en cause du soutien public à la culture et un détricotage assumé de la compétence partagée entre collectivités et État. En d’autres termes, le consensus transpartisan autour de la culture semble derrière nous, les financements croisés caractéristiques de ce système sont fragilisés et on est peut-être à un tournant des politiques culturelles en France Le baromètre mesurant l’évolution des budgets culturels des collectivités territoriales, réalisé annuellement par l’Observatoire des politiques culturelles (OPC), montre que près de la moitié des collectivités interrogées ont diminué leur budget culturel sur 2024-2025. Une « rupture historique » transcendant les clivages politiques, au dire du codirecteur de l’OPC Vincent Guillon. Voir « Le soutien des collectivités territoriales à la culture s’effondre partout en France, selon un baromètre national », Le Monde, 9 juillet 2025.. Dans une période où la question culturelle est largement désinvestie par le personnel politique, et le secteur culturel de plus en plus l’objet d’attaques de sa part, celui-ci a besoin d’allié·es dans le champ politique qui prennent fait et cause pour lui. Les quatre années à venir seront émaillées d’échéances électorales Élections municipales en mars 2026, présidentielles en 2027, régionales et départementales en mars 2028, législatives et européennes en 2029. et, sans préjuger d’un raz-de-marée de l’extrême droite comme aiment à prophétiser les médias, des collectivités et des positions de pouvoir risquent de basculer en sa faveur. En accord avec leur stratégie de normalisation, des élu·es d’extrême droite multiplient les signaux « rassurants » et les appels du pied aux acteur·rices culturel·les (généralisation des courriers de félicitations accompagnant l’octroi de subventions), électorat qui ne leur est clairement pas acquis. Ouvrir un dialogue avec ces élu.es apparaît donc tentant pour mieux cerner les intentions déguisées derrière ce qui est affiché, a fortiori en contexte électoral, pour faire levier auprès des autres formations politiques afin qu’elles réinvestissent les questions culturelles et répondent aux préoccupations des acteur·rices du secteur.

Une (fausse) évidence : l’extrême droite au pouvoir, une mise au pas de la culture sans précédent ?

Avant d’en venir là, une double question s’impose : quelles sont les ambitions de l’extrême droite en matière culturelle, et comment cela se traduit une fois celle-ci arrivée au pouvoir ? Si l’on prend le cas du parti le plus emblématique en France, le RN, son programme pour les dernières élections présidentielles et européennes montre une certaine constance. Dans les faits, il contient peu de propositions en matière culturelle, si ce n’est en matière de sauvegarde du patrimoine, de défense de la francophonie et de privatisation de l’audiovisuel public. Dans le fond, elles traduisent une vision fortement identitaire, conservatrice et néolibérale de la culture. La politique publique de la culture n’est pas traitée comme un sujet à part entière par le RN, le parti n’étant pas historiquement lié à l’ensemble d’interventions, d’institutions et de valeurs qui l’incarnent. Mais les sujets culturels y sont considérés comme essentiels et plutôt traités via son tamis idéologique, comme l’observe Vincent Guillon, au travers des « thématiques du « grand remplacement », de « l’identité française », de la dépossession et de l’insécurité culturelles, des fondements religieux et historiques de la société, du déclin culturel et civilisationnel » « La culture à l’épreuve de l’extrême droite : des discours au passage à l’acte », Observatoire des politiques culturelles, 26 juin 2024..

La mise au pas autoritaire de la culture, qui vient d’emblée à l’esprit à l’évocation du RN, est-elle une généralité dans les exécutifs territoriaux contrôlés par ses élu·es ? Le politiste Emmanuel Négrier, qui s’est penché sur la question à l’aube des législatives anticipées de 2024, dessine un tableau plus nuancé. A partir de quelques cas de figure, il montre que « la folklorisation et le rejet de la diversité culturelle sont donc à la fois présents et discrets dans la gestion RN des villes » « Quelle place pour la culture dans le programme du RN ? », The Conversation, E. Négrier, 19 juin 2024.. Il l’explique par une volonté délibérée de ne pas faire de vague, en accord avec la stratégie de dédiabolisation du parti qui passe notamment par le fait de prouver la capacité du RN à gouverner en assumant une posture idéologique la plus neutre possible. Si l’extrême droite se faisait beaucoup plus interventionniste dans les grandes villes du Sud-Est conquises lors des municipales des années 1990, Vincent Guillon explique lui aussi que la séquence 2014-2020 ouvre la voie à une gestion municipale de la culture qui joue en majorité la carte de la respectabilité et la continuité des partenariats et soutiens culturels « La culture à l’épreuve de l’extrême droite : des discours au passage à l’acte », op. cit.. Cela tient notamment au fait que la culture est moins considérée comme une priorité que d’autres secteurs tels que l’économie ou la sécurité. Cet interventionnisme diffus n’empêche pas l’affirmation de choix politiques : rejet plus ou moins direct du soutien à certaines esthétiques (rap, techno), ou aux acteurs les plus investis dans l’éducation populaire et les quartiers prioritaires (éviction de la Ligue des Droits de l’Homme à Hénin-Beaumont), exacerbation d’une « identité française » et d’une histoire nationale et locale fantasmées (Fête du cochon à Hayange, célébration de l’Algérie française à Perpignan), reprise en main de programmation, dé-conventionnement et conflits avec des équipes artistiques (théâtre de l’Escapade à Hénin-Beaumont, Cie Arène Théâtre à Moissac)…

Il faut en revanche rappeler que l’extrême droite n’a pas le monopole des ingérences. Historiquement, les élu·es de tous bords ont interféré dans la conduite des affaires culturelles, et menacé l’autonomie de ses acteur·rices à divers degrés V. Dubois et al.Le politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Ed. du Croquant, 2012, 274 p.. Professionnel·les du secteur et élu·es se disputent régulièrement les frontières de leurs prérogatives. Cela se traduit par de vifs antagonismes Un forum organisé par l’Association des maires de France (AMF) en décembre 2024 sur le thème de la programmation culturelle a bien montré les dissensus forts entre directeur·rices de lieux et élu·es. Les premier·ères opposant aux second·es leur rôle de médiateur avec la société et le respect de la liberté de diffusion, certain·es élu·es revendiquant au contraire un droit de regard sur les contenus artistiques financés par de l’argent public en tant qu’un mandat leur est confié par la population à ce titre. Voir aussi « Culture : malaise entre élus et professionnels », La gazette des communes, 13 mars 2015., et par des atteintes à la liberté de création et de diffusion artistiques dont l’essor important ces dernières années a conduit à une alerte de la commission culture du Sénat en décembre 2024 Malgré une loi de 2016 sanctuarisant la liberté de création et de diffusion artistiques (dite « LCAP »), le rapport du Sénat pointe des entraves plus nombreuses, ayant une portée plus locale et motivées par des intérêts plus diversifiés couvrant tout l’échiquier politique, ainsi qu’une tendance plus fréquente à la censure préventive d’élu·es locaux·ales ou de programmateur·rices sous la pression de collectifs citoyens. Cf. « Mission d’information sur l’évaluation du volet « création » de la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP) », Commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport, rapport d’information n° 117 (2024-2025) de Else Joseph et al., déposé le 6 novembre 2024, p. 14-15.. En ce sens, l’extrême droite ne fait que reconduire des pratiques politiques existantes. On peut donc se demander pourquoi leurs ingérences défraient autant la chronique, si ce n’est leur caractère peut-être plus brutal et la focalisation médiatique forte.

Au demeurant, une inconnue de taille persiste : que feront les formations d’extrême droite une fois élues et qu’elles ne seront plus en quête de respectabilité ? L’exercice du pouvoir en Hongrie, en Italie ou en Pologne montre une certaine continuité, malgré des différences : culture mise au service d’une idéologie réactionnaire et d’un récit national revisité, mise au pas des services publics et/ou privatisation des filières par des grands groupes plus ou moins proches des gouvernements, autocensure structurelle des artistes et des institutions « Culture : quand l’extrême droite est au pouvoir », Le Quotidien de l’Art, 6 juin 2024.… Ces mesures d’inspiration fasciste Si l’on reprend la définition, avec le sociologue Ugo Palheta qui insiste sur son caractère imparfait, du fascisme comme « mouvement de masse qui prétend œuvrer à la régénération d’une « communauté imaginaire » considérée comme organique (nation, race et/ou civilisation) et dont on craint la décomposition, voire la disparition : une régénération qui doit passer par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation (politique, syndicale, religieuse, journalistique ou artistique), autrement dit par l’évitement de tout ce qui paraît mettre en péril l’unité fantasmatique de cette « communauté imaginaire », en particulier la présence visible de minorités ethno-raciales et l’activisme des mouvements d’émancipation ». Cf. Ugo Palheta, Comment le fascisme gagne la France. De Macron à Le Pen, La Découverte, 2025, p. 37-38. montrent que les logiciels idéologiques de l’extrême droite et des acteur·rices du secteur culturel sont insolubles, rendant toute forme de compromis impossible et tout rapprochement vain et périlleux.

Faire face et reconstruire notre discours

Une fois la piste du rapprochement avec l’extrême droite écartée, quelles alternatives s’offrent à nous pour sortir de la sidération actuelle et faire face aux difficultés croissantes ? Il y a sûrement déjà un enjeu à acter le basculement du centre de gravité de l’échiquier politique vers des positions très conservatrices et réactionnaires, autrefois trustées par l’extrême droite. Autrement dit, ce sont peut-être moins les élu·es d’extrême droite qui constituent le danger que l’assimilation décomplexée de leurs idées par le champ politique. En témoignent particulièrement les politiques menées par les Régions Auvergne-Rhône-Alpes et Pays de la Loire, sous l’impulsion de leur exécutif présidé par des élu·es Les Républicains et Horizons, qu’on peut résumer par le triptyque intimidations/coupes budgétaires/attaques idéologiques« Entre coupes budgétaires et censure, la culture cherche son souffle », Blast, 23 mars 2025.. L’erreur consisterait à y voir des cas isolés, quand cette porosité se retrouve dans la communauté de votes très forte à l’Assemblée nationale entre député·es des groupes Droite Républicaine (DR) et RN Sur l’examen de 2 876 scrutins publics analysés depuis le début de la 17ème législature, ces deux groupes ont voté en moyenne sept fois sur dix les mêmes textes et motions, une communauté de votes un peu plus importante qu’entre les groupes DR et Ensemble pour la République (six fois sur dix). « À l’Assemblée, la droite plus proche du RN que des macronistes », Politico, 2 juillet 2025.. Le fait que les attaques du secteur culturel, de ses valeurs et de ses acteur·rices, soient de plus en plus frontales, répétées et généralisées à un spectre politico-médiatique large appelle à agir en conséquence. L’ensemble des atteintes doivent être systématiquement documentées et dénoncées, leurs impacts mesurés, et les risques encourus médiatisés auprès du grand public.

Ce sont peut-être moins les élu·es d’extrême droite qui constituent le danger que l’assimilation décomplexée de leurs idées par le champ politique.

Mais cela est insuffisant et demande aussi d’autres formes de réponses, plus réflexives. Il y a un enjeu majeur à (re)construire au sein du secteur culturel un discours et un positionnement face au narratif de l’extrême droite, qui soient audibles par le plus grand nombre et redonnent à la culture une image désirable, une volonté partagée de défendre ce secteur et ses acteur·rices. Si absurdes qu’ils puissent paraître à celles et ceux qui y travaillent, souvent dans la précarité, les discours assimilant le secteur culturel à une caste de privilégié·es vivant confortablement d’argent public semblent trouver un écho chez beaucoup de citoyen·nes. Probablement parce que l’image de déconnexion et d’entre-soi dont souffre le secteur a fait son chemin et achève de le rendre non essentiel dans l’opinion : à l’heure où les injonctions à tailler dans les services publics deviennent la norme, qu’est-ce qui justifierait en effet de préserver le financement de la culture au détriment de la santé ou de l’éducation ? Il y a ici un réel travail de fond pour réinventer un récit qui parle à la population dans sa diversité. C’est-à-dire qui ne se focalise pas sur la défense des emplois, sur les « dates en moins » ou sur la création artistique, mais incarne des thématiques qui touchent au quotidien des personnes pour rendre les attaques de la culture socialement inacceptables. La réinvention de ce discours doit aussi permettre d’aller chercher les plus rétif·ves, du côté de l’électorat d’extrême droite. Le récent ouvrage du chercheur Félicien Faury montre que les ressorts du vote RN se caractérisent notamment par une dimension raciste et une détestation des élites culturelles, son électorat se sentant moins solidaire des personnes au fort capital culturel que des dominants économiques F. Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024, cf. chapitre 5 et particulièrement p. 185-191.. La critique des « assisté·es » et la « valeur travail » étant prégnantes au sein de cet électorat, l’assimilation des acteur·rices culturel·les à une forme d’assistanat rencontre donc un écho particulièrement favorable chez lui. Le discours convenu sur la culture vectrice du vivre-ensemble et de diversité ne suffira plus à faire face en l’état actuel. Il serait plus porteur de jouer sur des affects communs (l’attachement aux services publics, une meilleure redistribution des richesses), des conditions de vie et des préoccupations quotidiennes partagées (la précarité, la crainte du déclassement), en les ramenant aux raccourcis trompeurs et aux faiblesses du discours social de l’extrême droite (la « préférence nationale » comme réponse).

Se regarder en face et repenser nos pratiques

Qui plus est, tenter de comprendre et de convaincre ne solutionnera pas tout. Ce serait se cantonner à une posture de « sachant » et sous-tend que les « autres » ont tort alors que nous sommes dans le vrai, des raisons alimentant en partie la défiance de l’électorat d’extrême droite Ibid.. Et cela conduirait à éloigner toute tentative d’introspection, qui paraît aujourd’hui nécessaire à au moins deux égards : prendre acte du fait que la culture, telle que nous la mettons en œuvre, ne parle pas à tous·tes et que nous avons une responsabilité ; réexaminer en conséquence ce qu’on propose et la conception de la politique publique de la culture qui la sous-tend.

Prendre acte du fait que la culture, telle que nous la mettons en œuvre, ne parle pas à tous·tes et que nous avons une responsabilité.

À la suite des travaux pionniers de Pierre Bourdieu, les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français nous enseignent depuis plusieurs décennies que la stratification sociale perdure malgré des inflexions. En dépit d’une diversification de l’offre et de l’essor global des sorties culturelles, la fréquentation des lieux culturels demeure plus souvent le fait des catégories supérieures urbaines diplômées et de publics vieillissants Elle est encore plus liée à l’appartenance sociale en 2008 que 35 ans plus tôt, les taux de non-fréquentation s’étant accrus dans tous les groupes sociaux à l’exception des cadres supérieurs. Cf. P. Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Grasset, 2011, 165 p. La dernière enquête de 2018 montre une réduction notable des écarts sociaux pour la fréquentation des bibliothèques et des théâtres, une stabilité relative pour le cinéma et un creusement des écarts pour les lieux patrimoniaux (musées, expositions, monuments) ou les concerts de musique classique, de rock et de jazz. P. Lombardo et L. Wolff, 50 ans de pratiques culturelles en France, DEPS, coll. « Culture études », 2020-2, juillet 2020, p. 3, 47, 60 et 65.. Quand on sait que 3 % de la population seulement a un abonnement a une salle de spectacle L. Garcia et al.Les sorties culturelles des Français et leurs pratiques en ligne en 2023, 2024-2, avril 2024, p. 16., est-ce qu’on peut considérer que nous sommes irréprochables ou que nous ne pouvons pas mieux faire ? Armé·es des meilleures intentions, sincèrement convaincu·es du bien-fondé de notre action et ne ménageant pas nos efforts, nous laissons tout de même la majeure partie de la population de côté. Il y a là un énorme paradoxe quand on revendique s’adresser à tous·tes, doxa des professionnel·les de la culture. Comme le rappelle fréquemment le sociologue Fabrice Raffin, l’échec de la démocratisation culturelle est consommé, et celle-ci a longtemps servi d’alibi à la production d’une culture institutionnelle pour l’essentiel définie par les professionnel·les de ces institutions et leurs publics attitrés « Politiques culturelles et classes populaires : rendez-vous manqué », La gazette des communes, 21 octobre 2024.Un nombre considérable de personnes issues de milieux populaires ou de classes moyennes ont la conviction chevillée au corps que cette culture n’est pas faite « pour eux », et ne voient pas l’intérêt de fréquenter des lieux et des événements culturels Entre un tiers et 45 % des personnes déclarent ne pas être allées au concert, au cinéma et au théâtre sur les douze derniers mois par désintérêt, et autour de 15 % des personnes car elles estiment ne pas se sentir à leur place dans ces lieux. Cf. L. Garcia et al.op. cit., p. 26. Sur la fréquentation de festivals musiques actuelles, voir : « Quartiers populaires : “les festivals c’est pas fait pour nous” », Booska-P, 12 juillet 2023.. Peut-on se contenter de leur dire que le « monde des arts et de la culture est en prise directe avec la société et ses évolutions [et] participe à la construction collective d’un avenir durable, vivable, désirable, plus juste » « [Tribune] 500 artistes se mobilisent pour dire non à l’extrême droite », op. cit. ? Ou doit-on chercher à incarner cette diversité autrement et refonder un pacte de confiance ? D’autres pratiques et attentes en matière culturelle doivent être prises en considération sous peine d’alimenter des ressentiments et d’éloigner encore davantage une partie de la population de la vie démocratique Une note du Conseil d’analyse économique suggère que de fortes dépenses culturelles de fonctionnement peuvent contribuer à réduire l’abstention. Toutefois, si cela semble opérant pour les populations déjà usagères des lieux culturels, cela peut en revanche contribuer à alimenter la défiance de celles qui ne le sont pas contre les institutions et leurs représentant·es (élu·es, équipes de lieux, etc.). Pour une analyse plus complète : « La culture contre l’abstention », Fncc.fr, 20 avril 2022.. Le recul historique suggère que ce n’est pas (qu’) une question de manque de moyens, d’accès aux équipements ou de médiation insuffisante, dans la mesure où ces tentatives d’ouverture se révèlent au mieux peu fructueuses, au pire contre-productives Sur le renforcement de la distance sociale et symbolique d’un public « captif » résultant de la médiation culturelle, C. Ghebaur, « « Une fois devant, ils aimeront. » Médiation culturelle, appropriation et non-publics en banlieue parisienne », Cahiers d’anthropologie sociale, n° 12(2), 2015, p. 127-143..

Si les constats sur la crise de la culture ne datent pas d’hier et sont souvent instrumentalisés V. Guillon, « Politique culturelle : le théâtre public en héritage », L’Observatoire. La revue des politiques culturelles, n° 62 [En ligne], juillet 2024., un ensemble de marqueurs montrent clairement une polycrise profonde à l’œuvre (des financements, des publics, de sens). Et les réponses jusqu’à présent ne sont pas à la hauteur des défis, comme l’a révélé la séquence ouverte par la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024. Absence de remise en question sérieuse des milieux culturels Robin Renucci, metteur en scène et directeur du théâtre national de la Criée, en offre une illustration emblématique dans l’émission « Le Temps du débat » de France Culture, diffusée une semaine avant les législatives anticipées et interrogeant la part de responsabilité du monde culturel dans la montée en puissance de l’extrême droite., positionnements pas définis voire clivés vis-à-vis de l’extrême droite On pense notamment aux critiques ayant ciblé les rares voix dissonantes du spectacle vivant public à avoir tenté une introspection à l’orée des législatives anticipées (Ariane Mnouchkine, Éric Ruf). Par exemple, « Alors redevenez “la Grande Ariane” », l’Humanité, 21 juin 2024., mobilisation balbutiante et dispersée pour faire face aux attaques diverses sur le monde associatif On a ainsi du mal à voir en quoi la Mobilisation et Coopération Arts et Culture (MCAC), relancée en avril 2025 par une cinquantaine d’organisations (dont Haute Fidélité), ne fait pas en partie doublon par rapport à la Mobilisation des associations citoyennes, vu la proximité des mots d’ordre et des buts affichés : marcher en ordre dispersé peut conduire à l’essoufflement de l’énergie militante, à diluer l’impact des forces mobilisées et le sens de ce pour quoi on lutte., discours de défense du secteur culturel qui peine à trouver ses arguments, soutien des concitoyen·nes introuvable en raison d’une assise auprès des classes moyennes et populaires qui n’a cessé de diminuer depuis les années 1970 M. Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre en France depuis 1945, Agone, 2023, 384 p. Pour une synthèse par l’autrice, « Quand le théâtre public perd de vue le populaire : socio-histoire d’une contradiction », Observatoire des politiques culturelles, 26 septembre 2024., parole politique longtemps inaudible Voir à ce propos la conclusion de la résolution du Conseil économique, social et environnemental, « Crise du secteur culturel : l’urgence d’agir », 9 mai 2023, p. 20-21. Des responsables politiques, plutôt situé·es à gauche de l’échiquier politique, commencent à prendre position, à l’instar d’élu·es socialistes appelant dans une tribune au Monde à sanctuariser les budgets culturels des municipalités en 2026, ou de François Ruffin qui plaide « pour un nouveau contrat entre l’art et le peuple » dans un récent billet de blog.… Ces dynamiques tiennent en partie à une double tendance à l’œuvre depuis des décennies, qui participe à l’atomisation du secteur culturel et entrave sa capacité à être en prise avec la société : la montée en puissance d’une conception libérale de la culture, qui se traduit entre autres par des politiques de soutien à des « filières culturelles » (en grande partie envisagées sous un prisme économique et par des appels à projets toujours plus prégnants) ; la dépolitisation des artistes et des professionnel·les de la culture, illustrée par latonie des milieux culturels à l’été 2024, qui a conduit à une mobilisation tardive et inégale pour les législatives anticipées « Le monde de la culture se mobilise (timidement) contre le RN à quelques jours du vote », Beaux Arts Magazine, 28 juin 2024. Pour le secteur musical, lire : « Contre le RN, le monde de la musique en mode sourdine », Les Jours, 22 juin 2024. Cette dépolitisation s’inscrit dans un contexte plus large d’autocensure et de mise à distance de la critique des politiques publiques qui touche massivement le secteur associatif subventionné, comme le confirme la première enquête statistique nationale réalisée auprès de 2 700 associations représentatives du secteur dans sa diversité. Cf. « Libertés associatives : « L’autocensure est un phénomène massif » », Mediapart, 30 juin 2025..

Le monde de la culture se fantasme en rempart contre la barbarie, alors qu’il a du mal aujourd’hui ne serait-ce qu’à se coaliser et à fédérer autour de lui. Le centre de gravité des réflexions et mobilisations actuelles devrait moins tourner autour du « comment on sauve nos activités et nos emplois » que du « comment on renoue avec le corps social, pour qu’il nous aide à sauver nos activités et nos emplois ». Dit autrement, il faut peut-être tenir stratégiquement deux bouts ensemble : rappeler avec force à quoi sert la culture et la valeur créée pour la société, et remettre à plat collectivement notre modèle en bout de course pour faire en sorte que chacun·e regagne en pouvoir sur sa vie culturelle.

Le monde de la culture se fantasme en rempart contre la barbarie, alors qu’il a du mal aujourd’hui ne serait-ce qu’à se coaliser et à fédérer autour de lui.

Ce second chantier doit impérativement se faire avec les citoyen·nes, pas « en leur nom ». À défaut, le risque est grand de le cantonner à des enjeux politico-administratifs et à des ajustements à la marge décidés par une minorité, au lieu d’en faire une question sociale et un objet de débat public. C’est pourtant l’écueil qui guette les récentes initiatives en ce sens, malgré un constat commun sur le besoin de refonder les politiques culturelles : appel de Culture·Co à des Assises nationales de la culture et préparation par ses adhérents d’une position nationale sur l’avenir des politiques culturelles territoriales, travaux de la commission Culture de Régions de France pour aboutir à la construction de propositions nouvelles La synthèse des premières consultations menées auprès de représentant·es du monde culturel est disponible en suivant ce lien., appels divers à réinventer le service public de la culture Cf. entre autres : « Réinventer le service public de la culture », L’Affut. Le magazine de l’A. Agence culturelle Nouvelle-Aquitaine, printemps-été 2025, p. 4-7., appel à des États généraux de la culture initié par le Parti Communiste Français « « Nous décrétons l’état d’urgence culturelle » : l’appel pour de nouveaux États généraux de la culture », L’Humanité, 20 juillet 2025.… On voit mal comment les préoccupations et aspirations citoyennes vont infuser dans ces espaces qui fleurent l’entre-soi « expert », alors que cela devrait être un prérequis. L’organisation d’une Convention citoyenne de la culture, récemment proposée par le Syndicat national des arts vivants (Synavi) Synavi, « Déclaration du Mans », 30 juin 2025., aurait au moins ce mérite-là – malgré toutes les limites des Conventions citoyennes. Les questions à trancher sont nombreuses et nous concernent tous·tes au premier chef : que choisit-on de soutenir (ou non) et à quel degré, de sanctuariser (la culture comme compétence obligatoire par exemple), qui prend en charge quoi parmi les collectivités locales et l’Etat, quelle répartition des financements au sein du secteur pour asseoir au mieux la diversité artistique et culturelle, quelle place de la création artistique subventionnée – historiquement survalorisée en France – par rapport aux autres missions de service public, quels outils et moyens pour asseoir une culture au service de l’émancipation de chacun·e et de la justice sociale, etc.

Un des cadres possibles pour repenser ce modèle culturel en déclin est celui des droits culturels. Alors que cette notion est consacrée par deux lois depuis une décennie (NOTRe en 2015 et LCAP en 2016), elle n’a jamais permis de redessiner la politique culturelle française « A la recherche des ‘droits culturels‘ », Terra Nova, M-O. Padis, 11 mars 2024.. Si le manque de volontarisme politique est en cause, la méconnaissance et l’absence de mise en pratique par les responsables culturel·les Une synthèse du Cycle des Hautes Études de la Culture sur le sujet est limpide : « Pour autant, la notion de droits culturels est en l’état mal comprise et difficilement appropriée par les acteurs, ce qui explique son manque de portage politique et institutionnel. La majorité des acteurs culturels questionnés par le groupe n’ont aucune connaissance de la notion de droits culturels, d’autres s’en revendiquent à tort, et plusieurs mettent bien en œuvre une démarche adéquate mais sans le savoir. » Cf. Cycle des Hautes Études de la Culture, Session 19-20 – « Territoires de cultures », Synthèse du rapport du Groupe 5. Les droits culturels au service du lien citoyen et territorial, 2021, p. 1., voire leurs résistances parfois très fortes Pour un état des lieux des controverses, R. Sourisseau et C. Offroy, Démocratisation, démocratie et droits culturels, rapport d’étude, juin 2019, particulièrement p. 41-46. Voir aussi S. Montero et A. Chêne, « Les scènes culturelles labellisées à l’épreuve du modèle émergent du tiers-lieu culturel », Culture & Musées, n° 45 [En ligne], juin 2025., font partie du problème. Le résultat : au moment où nous nous battons pour ne pas prendre l’eau et où le ministère de la Culture alloue péniblement 6 millions d’euros (ME) supplémentaires au plan « Mieux produire, mieux diffuser » (après avoir consenti une baisse de 114 ME sur son budget 2025), l’Espagne lance un ambitieux Plan pour les droits culturels issu d’une année de concertations, en le dotant de 79 ME et en créant une direction des droits culturels au sein de son ministère de la Culture. Au risque de rappeler une évidence, il ne suffit pas de faire des « hors les murs » ou des « scènes ouvertes » pour concrétiser les droits culturels. Cela requiert de réinventer des rôles et des fonctions souvent « sacro-saints » (création, programmation et diffusion), en reconsidérant le monopole des professionnel·les sur la prescription culturelle Monopole qui est le plus souvent ardemment défendu, mais qui peut aussi être totalement dénié par celles et ceux qui l’exercent. Dans un récent manifeste sur la programmation dans le spectacle vivant, ses auteur·rices présentent ce « travail d’artisan » comme un acte « désintéressé » et « au service de l’autre ». Un discours qui évacue tous les enjeux de pouvoir et de domination, les logiques de carrière et autres profits sociaux et symboliques qu’en retirent les professionnel·les.. Et, plus profondément, de se départir d’une conception de la « culture-catalogue » (aménager un « déjà-là » institué en mettant les œuvres d’art au centre) au profit d’une « culture-processus », consistant à mettre les relations entre personnes et autres vivants au cœur, pour décider continuellement ce qui « fait culture » dans le respect de la liberté et de l’égalité de chacun·e « Où rechercher les droits culturels des personnes ? », La Grande Conversation, J-M. Lucas, 24 avril 2025.. Une piste ardue bien que prometteuse, face aux visions autoritaires et liberticides de la culture véhiculées par un nombre croissant d’élu·es, et aux impasses décrites qui font de la culture un vecteur d’exclusion et de ressentiment. Cet exercice d’introspection individuel et collectif pourrait être le prix de l’alternative au pacte faustien, et contribuer à la préservation de ce qui nous anime.

Article ébauché en avril 2025 / Publié en septembre 2025

Cet article s’est nourri des échanges avec Anne-Cécile DOUILLET, professeure de science politique à l’Université de Lille et directrice du Ceraps

Vincent GUILLON, codirecteur de l’Observatoire des politiques culturelles et professeur associé à l’IEP de Grenoble

Aurélie HANNEDOUCHE, directrice du Syndicat des musiques actuelles

L’article Extrême droite et culture, un pacte faustien inenvisageable ? est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

02.10.2025 à 11:48

Les métiers d’art à la (re)conquête de la jeunesse

Frédérique Cassegrain

Longtemps relégués aux marges de l’imaginaire collectif, les métiers d’art demeurent largement méconnus des jeunes générations. Pourtant, ils incarnent un secteur d’une vitalité insoupçonnée, où se rencontrent savoir-faire, créativité et durabilité. Dans cet article, issu de son mémoire et nourri d’entretiens avec artisans, enseignants et acteurs institutionnels, Alys Bruneau retrace les initiatives qui tentent de rapprocher la jeunesse de ces professions d’exception.

L’article Les métiers d’art à la (re)conquête de la jeunesse est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (1020 mots)
© Alys Bruneau

Inspiré de son mémoire, le texte qu’Alys Bruneau a rédigé pour la collection Écrire demain, regards d’étudiants est disponible en téléchargement ici

Pouvez-vous présenter ?

Je m’appelle Alys Bruneau. Je me suis d’abord formée à l’École du Louvre, en histoire de l’art puis en muséologie en master 1 et en médiation culturelle en master 2, ce qui m’a permis de me rapprocher des publics et de la démocratisation culturelle et de travailler la question de l’accès à l’art. J’ai ensuite intégré le master « Management des organisations culturelles » à l’université Paris-Dauphine pour lequel j’ai rédigé un mémoire sur les métiers d’art et la jeunesse, à l’origine de cet article. En parallèle, j’ai eu des expériences professionnelles dans des secteurs variés : ministère de la Culture, CAPC à Bordeaux, Fondation Culture & Diversité, puis Hermès où j’ai participé à la valorisation des savoir-faire. 

Aujourd’hui, je coordonne des programmes culturels pour l’association Orange Rouge. Nous menons des résidences artistiques avec des enfants en situation de handicap, souvent dans des quartiers prioritaires, en collaboration avec des artistes contemporains. Ces rencontres aboutissent à des œuvres collectives, reconnues et exposées ensuite dans des centres d’art. C’est une manière de conjuguer mon intérêt pour l’art, la création, et la démocratisation culturelle ainsi que mon engagement constant pour l’accès à l’art.

Comment est née l’envie de travailler ce sujet de mémoire ? 

Mon intérêt remonte à ma spécialisation en anthropologie du patrimoine à l’École du Louvre, où j’ai découvert la notion de patrimoine culturel immatériel et ses dispositifs de valorisation et de sauvegarde. Pour un premier mémoire, j’ai rencontré des artisans – une lissière, une dentellière entre autres –, dont la passion et le rapport viscéral à leur métier m’ont profondément marquée. En master de médiation culturelle, je me suis ensuite intéressée à l’éducation artistique et culturelle auprès des publics jeunes au CAPC de Bordeaux : comment leur rendre le musée accessible ? Quand je suis arrivée à Dauphine, j’ai voulu combiner ces deux dimensions : mon intérêt pour les savoir-faire et celui pour la médiation en direction de la jeunesse. Mon mémoire sur les métiers d’art et leur diversité est né de ce croisement. 

Votre terrain d’enquête vous a-t-il surpris ?

D’abord la diversité des acteurs impliqués : artisans indépendants, institutions publiques, fondations, maisons de luxe. C’était très intéressant de constater une diversité des discours et de perceptions autour de ce sujet. J’ai été frappée par la difficulté de trouver des études qui abordent les métiers d’art dans leur globalité, et encore plus leur rapport à la jeunesse. C’est ce manque qui a nourri mon intérêt, surtout après la mise en place de la stratégie nationale en faveur des métiers d’art, qui consacre un volet entier à la jeunesse. Cette orientation a éveillé mes interrogations sur l’efficacité réelle de ces politiques. Enfin, j’ai constaté un contraste fort entre le secteur du luxe, marqué par la confidentialité et la segmentation des informations, et des acteurs publics ou des artisans qui s’expriment plus librement, parfois de manière très directe sur les limites et les effets concrets de ces dispositifs.

Que voudriez-vous faire évoluer dans le secteur culturel ?

Je souhaiterais une meilleure reconnaissance des métiers de la médiation et de la transmission. Ce sont des professionnels essentiels, souvent très engagés, mais trop peu visibles et pas toujours rémunérés à la hauteur de leurs compétences. Or, ce sont eux qui rendent possible l’accès à la culture pour tous, notamment à travers des programmes éducatifs à longs termes. Malheureusement, ces postes sont encore fragiles : dans de petites structures, ils disparaissent souvent les premiers, et les budgets qui leur sont consacrés sont parfois réduits, comme on a pu le voir avec la diminution de la part collective du pass Culture. Pourtant, cette dimension collective elle est justement indispensable pour donner aux jeunes un accès durable à des expériences artistiques qu’ils n’iraient pas forcément chercher seuls. Dans les musées, on met volontiers en avant la figure du conservateur, mais beaucoup moins celle des médiateurs, alors que leur rôle auprès des publics est tout aussi déterminant. Enfin, j’aimerais que les métiers d’art eux-mêmes soient davantage reconnus au sein du champ culturel : souvent placés à la croisée de l’économie et de la culture, ils restent à la marge, alors qu’ils représentent un patrimoine vivant et une formidable ressource pour l’avenir.

L’article Les métiers d’art à la (re)conquête de la jeunesse est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

02.10.2025 à 11:41

L’injonction à produire de la participation dans les créations théâtrales et ses dérives

Frédérique Cassegrain

Longtemps tenues éloignées de la programmation des institutions théâtrales, les créations participatives gagnent aujourd’hui leurs lettres de noblesse en figurant en bonne place dans les programmes de saison. Si les « présences ordinaires » au plateau rendent manifeste la participation du plus grand nombre à la vie culturelle souhaitée par les pouvoirs publics, les coulisses trahissent une situation moins idyllique pour les professionnels comme pour les amateurs.

L’article L’injonction à produire de la participation dans les créations théâtrales et ses dérives est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (2913 mots)
Personnes dont on ne voit que les jambes et les pieds sur une scène de théâtre
© Adobe Stock

« Participez ! », « Soyez acteur ! », « À vous de jouer ! », etc. Qu’elles soient d’abord destinées à des amateurs Considérés ici comme ceux « qui pratiqu[ent] le théâtre sous toutes ses formes sans en faire [leur] métier » (« Non, le “participant” n’est pas un amateur », entretien avec M.-M. Mervant-Roux, L’Observatoire, no 40, 2012, p. 13-15)., à des publics éloignés de l’offre et de la pratique culturelle, ou les deux, les invitations à participer à des projets scéniques sont devenues monnaie courante dans la communication des institutions du théâtre public. Elles convient les gens à prendre part, non plus seulement à des ateliers pratiques (susceptibles de donner lieu à des restitutions), mais à des créations artistiques intégrées aux programmations. Celles-ci prennent essentiellement deux formes : les créations localisées (dites « one-shots »), développées spécifiquement pour les amateurs ou les habitants d’un territoire, et les créations à contributeurs non professionnels changeants qui mobilisent, au plateau, dans des proportions très variables, des participants renouvelés dans chaque ville où elles sont présentées.

En contribuant au déploiement de ces créations à dimension participative, les institutions du spectacle vivant répondent à la demande des pouvoirs publics d’œuvrer en faveur de la refondation du lien social et de la participation du plus grand nombre à la vie culturelle. Elles cherchent également à prévenir le reproche d’entre-soi qui leur est souvent adressé, et à satisfaire l’appétit expérientiel et le désir de convivialité – amplifiés par la crise de la Covid-19 – qu’elles perçoivent chez des publics dont elles redoutent la désaffection. Elles obéissent ainsi en partie à des impératifs politiques et économiques, dont on peut craindre qu’ils influencent négativement la création. Aussi le monde du spectacle vivant nourrit-il de longue date des appréhensions à l’égard de l’injonction à produire de la participation dans les créations scéniques. En mettant cette méfiance en regard du développement des créations à dimension participative au sein des institutions, le présent article invite à interroger les risques auxquels les acteurs impliqués dans ces créations sont actuellement confrontés.

Une validation artistique et institutionnelle qui change la donne

Les créations à dimension participative suscitent plusieurs types d’inquiétudes dans le monde du spectacle vivant. Sur le plan économique, on fait grief à ces productions de mobiliser une main-d’œuvre qu’elles n’ont pas obligation de rémunérer L’article 32 de la loi LCAP promulguée le 7 juillet 2016 a officialisé cette possibilité en prévoyant une dérogation à la présomption de salariat pour les structures qui font participer des non-professionnels en lien avec une mission d’accompagnement de la pratique amateure ou de la pédagogie., et d’accentuer ainsi les difficultés d’emploi dans le spectacle vivant. Sur le plan artistique, le déficit de formation et d’expérience scénique que présentent à priori les non-professionnels par rapport aux artistes interprètes, ainsi que les contraintes exogènes qu’ils introduisent dans les processus de création (disponibilité limitée ou fluctuante, finalités extra-artistiques, etc.), font peser un soupçon de manque d’autonomie et de moindre qualité sur les spectacles qui les mettent en scène. Or, quand la légitimité artistique d’une catégorie de créations est mise en cause, à fortiori quand les spectacles concernés induisent un important travail de nature sociale, la déconsidération dont pâtissent les créateurs risque de nuire à leur trajectoire. Dans le système très hiérarchisé du théâtre public, les artistes qui collaborent régulièrement avec des non-professionnels peuvent en effet connaître un déficit de reconnaissance qui porte préjudice à leur capacité de production. Le dernier type de préoccupations, moins présent dans le discours des acteurs des institutions culturelles, renverse les perspectives en n’accordant plus la priorité aux intérêts de l’art et des artistes, mais à ceux des non-professionnels impliqués. Leur participation est alors considérée comme forcément insuffisante, voire potentiellement néfaste, à partir du moment où les processus de création sont régis par des artistes qui demeurent seuls signataires des créations, et soumis à des conventions que les non-professionnels maîtrisent mal.

Face à l’intérêt que connaissent les créations à dimension participative dans les institutions du théâtre public depuis une dizaine d’années, certains des risques identifiés par les professionnels du secteur se sont paradoxalement atténués. Il importe tout d’abord de souligner que l’augmentation du nombre des créations n’est pas seulement liée à une progression de la demande des institutions, mais qu’elle repose sur des dynamiques artistiques qui rendent la collaboration avec des non-professionnels éminemment désirable à des artistes parfois très reconnus. On assiste en effet à la convergence de trois courants artistiques – performatif, documentaire et relationnel – qui favorisent l’accroissement sur les plateaux de ces « présences ordinaires », dont les créateurs apprécient les qualités « anti-spectaculaires », testimoniales et/ou interactionnelles. Cela améliore le statut dont jouissent les créations qui accueillent ces présences, de plus en plus reconnues pour leur valeur artistique, comme en atteste leur inscription accrue dans les saisons théâtrales des institutions. Il est à cet égard particulièrement significatif que des spectacles issus d’ateliers destinés au jeune public, habituellement considérés comme relevant de l’action culturelle, fassent aujourd’hui l’objet d’une requalification artistique dans certains lieux, où les brochures soulignent leur place « au cœur de la saison, sur le grand plateau du théâtre Brochure 2023-2024 du TNP. », comme c’est le cas avec la Troupe éphémère du TNP. Dans ce contexte de revalorisation, les artistes sollicités pour prendre en charge des créations participatives n’ont plus autant à craindre que leur reconnaissance en souffre ; leur crédit peut même s’en trouver conforté.

On pourrait imaginer que le renforcement mutuel des motivations artistiques et institutionnelles qui semble ainsi s’opérer profite à ces créations au point d’en faire une menace pour l’emploi des artistes-interprètes. On note toutefois que leur part demeure statistiquement très réduite. Pour la saison 2023-2024, les créations localisées et créations à contributeurs non professionnels changeants que comptent les programmations des institutions du spectacle vivant ne représentent ainsi que 2,9 % des spectacles qui y sont proposés J’ai opéré ce recensement à partir des programmations artistiques 2023-2024 des théâtres nationaux, CDN, CCN, Scènes nationales et CDCN. Les créations valorisées dans les rubriques « action culturelle » des brochures sont exclues du décompte., alors même que le développement des propositions participatives est encouragé par l’Olympiade Culturelle. Cela s’explique tout d’abord par le fait que le recours à des non-professionnels dans des productions professionnelles est limité quantitativement, le nombre de représentations associant pratique amateure et pratique professionnelle dans un cadre lucratif par structure et par an ne pouvant en principe dépasser cinq représentations Ce peut être huit représentations quand des troupes d’amateurs sont concernées (décret du 10 mai 2017, relatif à la participation d’amateurs à des représentations d’une œuvre de l’esprit dans un cadre lucratif).. Produire et diffuser ces spectacles s’avère par ailleurs très exigeant ; d’une part, parce que le budget dédié à l’accompagnement des non-professionnels les rend, contrairement aux idées reçues, relativement coûteux (on soulignera au passage que cette prise en charge nécessite presque toujours le recrutement de plusieurs artistes-interprètes) ; d’autre part, parce que les faire advenir s’avère souvent logistiquement compliqué.

État des risques : ce que révèle l’expérience des acteurs

Que certaines menaces semblent s’atténuer à la faveur des évolutions récentes ne signifie nullement que les créations à dimension participative se développent sans heurts au sein des institutions du théâtre public. Leur croissance suscite des tensions, et expose à des risques, qu’il importe d’identifier pour éviter que l’encouragement à la participation ne s’exerce aux dépens de celles et ceux qui s’y engagent. La recherche que je consacre depuis quelques années aux créations associant des non-professionnels dans les institutions culturelles m’a amenée à réaliser des observations de terrain et à interroger un grand nombre d’artistes, de personnels administratifs et de participants. Les différents acteurs impliqués dans ces créations les plébiscitent très largement au titre de l’ouverture à l’autre qu’elles favorisent. Leurs expériences n’en témoignent pas moins, même s’ils ne le conscientisent pas nécessairement comme tel, que les créations participatives peuvent engendrer des formes d’instrumentalisation (et donc de négation de l’autre), imputables à trois types de dérives. 

Dans la très grande majorité des projets, l’ambition de faire œuvre n’est pas perçue comme s’exerçant aux dépens des participants. Les équipes de création et les lieux qui les hébergent apportent un soin marqué à l’accueil et à l’accompagnement des non-professionnels. Première forme de manquement constaté : certaines créations à contributeurs non professionnels changeants détonnent cependant par le caractère minimal de l’accompagnement qu’elles proposent aux participants qui les rejoignent en tant que figurants. Le temps que ces derniers passent avec les metteurs en scène et les interprètes professionnels est quasi inexistant, et il ne leur est pas donné de voir le spectacle (à travers un filage ou au minimum une captation) pour apprécier comment leur collaboration s’y inscrit. Certains estiment en outre manquer cruellement de temps de répétition pour aborder sereinement les tâches parfois complexes qu’on leur confie, et sont d’autant plus déconcertés d’essuyer des réprimandes lorsque des incidents se produisent durant les représentations. De fait, concernant l’accueil des participants, les compagnies s’accommodent parfois de protocoles insuffisamment réfléchis sur le plan éthique, les structures de diffusion formulant rarement d’exigences à cet endroit. Particulièrement quand le niveau réputationnel des compagnies leur assure d’être diffusées et d’attirer des amateurs, la banalisation du recours à la participation peut alors induire des formes d’exploitation. On observe toutefois que ces dernières ne passent pas inaperçues auprès des participants, et notamment des habitués des projets participatifs, dont la capacité à identifier d’éventuels abus s’affûte à mesure qu’ils prennent part à des aventures de création.

Sur les plateaux comme dans les bureaux, il faut gérer l’accompagnement spécifique que requièrent les non-professionnels, et les contingences qui vont avec.

Deuxièmement, la reconnaissance dont jouissent certains créateurs faisant participer des non-professionnels ne doit pas masquer les difficultés auxquelles d’autres sont confrontés. Il existe des écarts dans la manière dont les créations à dimension participative sont envisagées et accompagnées, d’un lieu à l’autre, et parfois d’un service à l’autre. Elles ne sont pas en effet uniformément reconnues au sein des institutions du spectacle vivant, où leur position demeure donc instable. Dans la mesure où elles se situent à la croisée de l’action culturelle et de la création artistique, elles peuvent être vues comme relevant de la première plutôt que de la seconde, et bénéficier le cas échéant d’un cadre d’accueil moins favorable que les créations pleinement considérées comme telles (temps de plateau restreint, espaces de répétition mal équipés, communication réduite…). Cela peut alimenter de fortes tensions, particulièrement quand ces conditions sont en décalage par rapport à celles obtenues dans d’autres institutions partenaires. D’un côté, des compagnies considèrent que la place faite à leur création est insuffisante ; de l’autre, des lieux leur reprochent d’occuper trop de place (parfois littéralement). Cela montre combien il importe de s’accorder précisément en amont sur les modalités d’accueil des créations à dimension participative, qui ne vont visiblement pas de soi. Cela témoigne également de ce que le risque d’une instrumentalisation de la création subsiste, certaines institutions s’intéressant essentiellement aux créations avec des non-professionnels pour la participation qu’elles rendent possible, et leur assignant de ce fait une place et des moyens qui les contraignent (non sans fragiliser dans le même temps l’enjeu participatif qu’elles entendent prioriser, en augmentant le risque que des participants se retrouvent face au public sans avoir le sentiment d’y avoir été suffisamment préparés).

Le troisième type de difficultés observées présente la spécificité de concerner tous les projets, à commencer par ceux qui se distinguent des cas précédemment évoqués parce que les différents acteurs impliqués disent y trouver leur compte. Des équipes de création se réjouissent d’y expérimenter de nouvelles façons de faire et créent, avec une exigence qui leur semble reconnue, des œuvres qu’elles présentent devant un public constitué pour partie de personnes qui ne fréquentent pas habituellement les salles de spectacle. Des aventures collectives y prennent forme, rassemblant (souvent en nombre) des individus aux profils pluriels, dont on s’attache de plus en plus à ce qu’ils comprennent des personnes éloignées de l’offre culturelle. Servir conjointement ces objectifs artistiques et sociaux constitue indéniablement une gageure – mais c’est précisément ce qui est attendu des créations à dimension participative au sein des institutions du théâtre public. Pour les équipes de production et de création qui portent ces projets, mais aussi pour les chargés des relations avec le public des lieux qui les accueillent, « c’est un boulot monstrueux ! » (sic). Sur les plateaux comme dans les bureaux, il faut gérer l’accompagnement spécifique que requièrent les non-professionnels, et les contingences qui vont avec. Des conflits intergénérationnels, un amateur qui contrôle mal un mouvement et en blesse un autre, une crise d’angoisse pendant les répétitions, un participant sans papiers envoyé en centre de rétention : à chaque projet ses tribulations… Quand des personnes fragilisées sont impliquées, les professionnels de la scène peuvent être exposés à des situations de détresse matérielle et morale d’autant plus éprouvantes psychologiquement qu’ils n’ont pas été formés à les affronter. Pour développer un travail créateur respectueux des besoins des participants et des professionnels investis, il faudrait que des moyens renforcés soient attribués aux équipes. Or, c’est souvent l’inverse qui se produit, du moins pour les créations localisées, puisqu’elles disposent de budgets réduits par rapport aux autres productions. On touche là sans doute à l’une des dérives les plus inquiétantes de l’injonction à produire de la participation dans la création théâtrale : elle fait peser des demandes décuplées sur les professionnels, qui nécessitent un investissement personnel considérable de leur part, sans que les efforts spécifiques qu’ils déploient ne soient suffisamment financés et accompagnés. À l’heure où les enjeux liés à la qualité de vie et aux conditions de travail deviennent une préoccupation importante pour le secteur du spectacle vivant, la question peut-elle encore être éludée ?

L’article L’injonction à produire de la participation dans les créations théâtrales et ses dérives est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

25.09.2025 à 10:51

Vers une politique culturelle de la découvrabilité

Frédérique Cassegrain

Dans un environnement numérique où les grandes plateformes accaparent notre attention et où nos choix sont gouvernés par des « architectures invisibles », les fameux algorithmes, comment garantir l’accès, la diversité et la pluralité des expressions culturelles en ligne ? Cette question est au cœur de l’idée de « découvrabilité » et ouvre un certain nombre de pistes dont il est urgent que les politiques culturelles se saisissent.

L’article Vers une politique culturelle de la découvrabilité est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (2513 mots)
Miroirs sur le sol qui renvoient le reflet d'immeubles
© Coffee curtains – Unsplash.

Pourquoi et comment s’emparer de la notion de découvrabilité ? Le monde de la culture est traversé, voire bouleversé, par des pratiques numériques devenues massives Ph. Lombardo, L. Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, DEPS, ministère de la Culture, 2020.. Streaming audio et vidéo, communautés de prescription via les likes, commentaires et republications… les publics et acteurs des industries culturelles enrichissent ces contenus en ligne depuis plus de trente ans. Si ce régime de l’abondance est gage de diversité, il ne l’est pas nécessairement du point de vue de l’accès. L’offre numérique sur les plateformes étant concentrée autour d’un nombre limité d’acteurs internationaux qui maîtrisent à la fois l’économie du secteur, la collecte des données de navigation et les systèmes de recommandation algorithmiques, il en découle des effets de disproportion notables tant dans la sélection des contenus « mis en avant » selon des logiques de popularité, que du point de vue d’une diversité linguistique (rappelons que l’immense majorité d’entre eux est en anglais alors même qu’ils ne représentent que 30 % de l’ensemble de l’offre sur le Web). Or la découvrabilité des contenus culturels en ligne dépend de trois facteurs essentiels : leur disponibilité (existence effective sur le Web), leur visibilité (mise en avant sur les catalogues, recommandations algorithmiques personnalisées), mais aussi leur accessibilité (gratuité, possibilité de téléchargement, compatibilité avec les terminaux et logiciels numériques ou encore traduction en plusieurs langues) sur les différentes plateformes. 

Passé une approche strictement technique, la découvrabilité vient surtout interroger les conditions de la rencontre d’une œuvre avec son public. Elle soulève en cela une question centrale de politique culturelle : comment garantir l’accès, la diversité et la pluralité des expressions culturelles en ligne, dans ces environnements d’abondance de contenus, à fortiori quand le choix est, majoritairement, gouverné par des « architectures invisibles », les fameux algorithmes ?

Pour conduire cette réflexion, ce numéro de L’Observatoire s’est appuyé sur une recherche menée par des universitaires québécois et français dans le cadre d’un appel à projets conjoint entre le ministère de la Culture français (Direction générale des médias et des industries culturelles) et le ministère de la Culture et des Communications du Québec qui ont, de longue date, exploré ces problématiques. Il ne s’agissait pas d’inventorier de bonnes pratiques ou d’axer uniquement le travail sur la gouvernance des algorithmes, mais de mettre en regard les conditions contemporaines de la visibilité des expressions culturelles et des contenus artistiques et la façon dont les politiques culturelles sont susceptibles de s’en saisir. Sur ce point, et selon les contextes, plusieurs doctrines peuvent coexister : celle de la démocratisation culturelle (pour donner accès et diffuser la culture au plus grand nombre), celle de la souveraineté culturelle (pour défendre une identité linguistique menacée) et celle de l’exception culturelle (pour préserver la culture de la domination marchande). S’y ajoute également une approche par les droits culturels, c’est-à-dire, entre autres, le droit de prendre part à la vie culturelle et de faire connaître et reconnaître une pluralité de références. 

De l’usager prescripteur à l’intelligence culturelle distribuée

Au-delà des dimensions sociotechnique et juridique de la découvrabilité qui vont de l’encadrement légal des plateformes et des algorithmes jusqu’aux instruments juridiques mobilisables pour garantir un accès équitable à une diversité de contenus, les travaux de cette équipe de recherche et les auteurs de ce numéro ont mis en lumière deux autres perspectives. 

La première porte sur les aspects humains qui sous-tendent ces dynamiques. Ceux-ci se traduisent à la fois par le rôle stratégique joué par les gatekeepers dans l’industrie musicale, par la médiation aux contenus opérée par les professionnels de la culture, mais aussi par la place et les actions en ligne des usagers, quelles qu’en soient les formes. Les outils numériques ont en effet donné à chacune et chacun la capacité de produire, diffuser et prescrire des contenus. Ce qui a été construit grâce à l’architecture décentralisée d’Internet se traduit aujourd’hui dans les dynamiques culturelles, qu’elles soient en ligne ou en présentiel. Aussi les pratiques des usagers composent-elles une grande part de la valeur culturelle des contenus et des services, et sont le moteur des mécanismes participatifs sur les plateformes contributives P. Collin, N. Colin, Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, janvier 2013.. Dès les années 2000, Lawrence Lessig constatait que « l’intelligence ne réside plus au centre mais dans les périphéries L. Lessig, Free Culture. How Big Media Uses Technology and the Low to Lock Down Culture and Control Creativity, New York, Penguin Press, 2004. ». Cette « intelligence culturelle » distribuée façonne désormais l’environnement culturel en ligne en même temps que les stratégies industrielles et économiques, car nos « gestes numériques » – post, like, scroll, commentaires, partage, recherche, abonnement… – contribuent largement à alimenter les algorithmes. 

« L’intelligence dans les périphéries » de Lessig devient alors une notion clé : c’est depuis les marges, les communautés, les usages quotidiens que se produit la valeur des environnements numériques. Cela n’a pas échappé aux géants du Web qui ont utilisé ces nouvelles formes de production de valeur et d’intermédiation : d’une certaine manière, on pourrait dire qu’ils ont capté cette intelligence à leur seul profit, pour alimenter leurs propres économies et services en ligne. Sous couvert d’innovation et de révolution des usages, ces acteurs se développent en suivant les logiques classiques des industries culturelles par la concentration économique, technologique et informationnelle. 

Toutefois, malgré cette situation de monopole détenue par quelques grands acteurs économiques, nous devons pouvoir lui articuler la réalité d’un Internet décentralisé. Pour sortir de cette problématique qui guide, depuis plusieurs années, les efforts en matière de régulation menés au niveau européen ou national, il faudrait pouvoir penser les plateformes ou les médias sociaux dans la culture comme un service public de la culture dématérialisé, tel qu’on a pu l’envisager pour d’autres politiques publiques, et la place particulière que les usagers seraient amenés à y jouer. 

Pourquoi proposer cette hypothèse ? Depuis plus de dix ans, l’État dématérialise ses services publics – caisse d’allocations familiales, démarches en mairie, trésor public, formations… –, mais, étape après étape, on n’a pu que constater un non-recours des usagers à leurs droits sociaux, reflet criant de la difficulté technique, économique, cognitive et culturelle d’une partie de la population qui ne sait ni utiliser ni se repérer dans les environnements numériques. Ce taux important d’illectronisme représente encore aujourd’hui entre 15 % et 20 % de la population française Insee, Insee Première, no 1953, juin 2023.. La transformation numérique des services publics n’a donc pas supprimé les besoins d’accompagnement, elle les a démultipliés et a nécessité davantage de médiation humaine. Par ailleurs, cette dématérialisation a aussi rendu l’usager coproducteur du service public comme le montrent de récentes analyses Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, Rapport 2022.. Nous l’avons toutes et tous vécu durant les périodes de confinement de la crise sanitaire entre 2020 et 2021 lorsque, depuis chez nous, nous avons coproduit de l’école, du travail, de l’institution… derrière notre écran d’ordinateur ou notre tablette, prenant dès lors conscience que le numérique garantissait une continuité sociale. Dans le champ culturel, cette analyse trouve un terrain de résonance intéressant : depuis les années 2000, l’usager ne se contente pas de produire ou d’accéder à des contenus, mais, d’une certaine manière, il coproduit des services culturels, des contextes et expériences artistiques, des récits selon un principe de réception-production de l’information, et exprime son potentiel de « devenir auteur J.-L. Weissberg, « Retour sur interactivité », Revue des sciences de l’éducation, no 25(1), 1999. » tel que l’a conceptualisé Jean-Louis Weissberg. Peut-être y a-t-il là une perspective stimulante pour la coproduction des services publics dématérialisés : proposer que les usagers et publics participent davantage à la construction même des conditions de la découvrabilité des contenus en ligne ? Cette approche permettrait de dépasser les positions défensives que l’on rencontre souvent dans les milieux et institutions de la culture quand on traite des impacts du numérique. Positions qui freinent ce secteur pour trouver une place dans les transformations en cours. 

Découvrabilité : des politiques culturelles numériques territorialisées 

La seconde perspective qui ressort des réflexions abordées dans ce numéro serait de déplacer la focale vers les territoires. 

Le territoire est en effet l’espace dans lequel continue de se penser l’accès à la culture et à la création à partir des équipements, mais aussi l’espace dans lequel nous « situons » nos pratiques numériques : on regarde un film depuis son canapé, pas dans le cloud ! On écoute de la musique dans les transports, pas de manière virtuelle. Une rame de train ou de métro devient une salle de cinéma ; et une chambre ou un salon, une salle de danse ! Les cultures à domicile étudiées par Olivier Donnat O. Donnat, « Démocratisation de la culture : fin… et suite ? », dans Jean-Pierre Saez (dir.), Culture & Société. Un lien à recomposer, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2008. dans les années 2000 sont aujourd’hui connectées, reliées et fondent des communautés culturelles ainsi que des expériences culturelles hybrides. 

Les plateformes ne peuvent plus être appréhendées seulement comme des dispositifs de médiations « neutres », mais certainement comme des « équipements culturels » à part entière. En dehors des grandes plateformes qui accaparent l’attention existe une palette étendue de dispositifs qui mettent en lien contenus et publics, et qui ont une incidence territoriale forte. Cela concerne tout autant des plateformes gérées par des scènes de musiques actuelles (à l’image de L’Électrophone en Centre-Val de Loire ou de SoTicket), d’autres dédiées aux patrimoines (telle que Nantes Patrimonia), des médias et services de vidéo à la demande spécialisés sur des « offres de niche » (le documentaire de création avec Tënk, la création sonore avec Arte Radio, le film jeunesse avec MUBI…), mais aussi un dispositif national tel que le pass Culture. Tous jouent un rôle de prescription et d’organisation de la contribution culturelle à une échelle territoriale. Aussi, le territoire peut-il être l’espace d’une alternative à la prescription venant des Gafam, par un travail collectif sur les offres, les besoins, les pratiques et les esthétiques… 

Inventer des politiques culturelles pleinement numériques, c’est donc imaginer une continuité entre création, production, diffusion, médiation, accessibilité, diversité et contribution. C’est aussi articuler pratiques en ligne, via des plateformes ou des dispositifs, avec des pratiques en présence, que ces dernières s’expriment dans des lieux, chez soi, dans la rue… ou qu’elles soient produites par des amateurs, des usagers, des artistes et des professionnels. Autrement dit, il s’agit de concevoir une politique de la médiation pour garantir l’accessibilité aux contenus, accompagner les usages et répondre à un illectronisme culturel portant sur le sens et l’appropriation des outils. Pour y parvenir, il devient nécessaire de cultiver la capacité à investir les environnements numériques, à en comprendre les logiques, les rapports de force, les potentiels, les pouvoirs d’agir en tant qu’artistes, politiques, techniciens, publics, citoyens… C’est ainsi que pourra prendre forme une véritable politique de la contribution : en soutenant et en légitimant les formes de la prescription entre pairs et la coproduction de la découvrabilité. Cette perspective invite alors à intégrer pleinement la participation des usagers dans les stratégies publiques de diffusion, d’indexation, de recommandation sur les plateformes, mais aussi dans l’ensemble des dispositifs d’information, de communication et de prescription des offres culturelles (site web des équipements culturels, réseaux sociaux…). 

À ce titre, nous pourrions imaginer passer d’une économie des attentions par les plateformes, au développement d’une écologie de l’attention chère à Yves Citton Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014., qui prendrait forme à travers un souci conjoint des usagers à faciliter, de pair à pair, l’accès à la diversité des œuvres et des contenus en ligne. 

L’article Vers une politique culturelle de la découvrabilité est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

18.09.2025 à 09:49

L’instrumentalisation de la culture au service de l’idéologie illibérale

Frédérique Cassegrain

Une bataille idéologique se joue sur le terrain de la culture. En instrumentalisant le patrimoine, la musique ou les réseaux sociaux, les courants illibéraux diffusent leurs idées de manière douce mais efficace. De la Russie à la France, en passant par les États-Unis, l’historienne et politiste Marlène Laruelle décrypte les mécanismes de cette infrapolitique et alerte sur la nécessaire contre-offensive des démocraties.

L’article L’instrumentalisation de la culture au service de l’idéologie illibérale est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

Texte intégral (2811 mots)
© Cotton bro – Pexels

Pouvez-vous commencer par définir la notion d’« illibéralisme » et notamment la différence que vous faites avec le populisme ?

Marlène Laruelle – Le populisme n’a pas vraiment de contenu idéologique, il peut être de droite ou de gauche. Il s’agit plutôt d’un style, d’une rhétorique, où l’on oppose des élites corrompues à un peuple supposé vertueux. L’illibéralisme est une famille idéologique reposant sur le constat que le libéralisme politique, entendu comme projet centré sur la liberté individuelle et les droits humains, a échoué ou a été trop loin. La solution, pour les illibéraux, s’articule autour de cinq points : renforcer la souveraineté de l’État-nation contre les institutions multinationales ; privilégier le réalisme en politique étrangère La théorie réaliste dans les relations internationales part du principe que la guerre est inévitable car l’utilisation de la puissance est le facteur principal des relations interétatiques ; tandis que la théorie libérale s’appuie sur une interdépendance des États et promeut la création de règles internationales favorisant la paix. (source : www.vie-publique.fr) ; imposer une homogénéité culturelle contre le multiculturalisme ; faire primer les droits de la majorité sur les droits des minorités ; célébrer les valeurs traditionnelles contre les valeurs progressistes.

Ces cinq éléments peuvent être déclinés de manière modérée ou radicale selon les cultures politiques. Il en existe des versions différentes selon les pays : en régime autoritaire (comme la Russie de Poutine) ou en régime démocratique (comme les gouvernements Trump aux États-Unis, Netanyahou en Israël ou Orbán en Hongrie). Ajoutons que plus le leader illibéral reste au pouvoir longtemps, plus les institutions sont transformées en profondeur.

L’illibéralisme n’a pas d’unité sur les questions économiques. Il peut défendre des politiques néolibérales et s’accorder parfaitement avec le libéralisme économique, il peut aussi être libertarien (comme en Argentine avec Javier Milei), ou avoir une économie largement dominée par l’État (Russie) ou défendre l’État-providence (Marine Le Pen par exemple). En revanche, les illibéraux sont tous convaincus que les démocraties ont été trop loin sur les enjeux culturels, notamment sur les questions LGBT+ ou les débats autour de la colonisation.

En quoi la culture et les modes de vie sont-ils des vecteurs de transmission de valeurs, notamment idéologiques ?

M. L. – Nos valeurs se matérialisent dans nos modes de vie et, à l’inverse, le vécu du quotidien alimente nos visions du monde et orientations idéologiques. Celles-ci ne s’expriment pas uniquement dans le soutien à un parti politique, on les retrouve dans nos consommations culturelles, loisirs et habitudes environnementales… C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de sciences sociales, l’infrapolitique.

Pour le dire autrement, l’infrapolitique est la manière dont on exprime un projet de société à travers nos modes de vie quotidiens et nos consommations culturelles. Nous sommes tous des êtres politiques dans la vision du projet de société auquel on croit, pas seulement lorsque nous mettons un bulletin de vote dans l’urne.

Y a-t-il des types de production culturelle qui véhiculent plus facilement ou rapidement des valeurs idéologiques, lesquelles sont ensuite politisées ?

M. L. – Oui, l’une des plus évidentes est le cinéma. Il existe une grande tradition de propagande idéologique via l’industrie du cinéma, notamment dans les régimes totalitaires, ou aux États-Unis avec Hollywood, outil de promotion des valeurs et mode de vie américains.

La musique ou la mode sont eux aussi des champs de production artistique qui influencent fortement les représentations. Mais il y a de nombreux autres domaines auxquels on pense moins spontanément comme les habitudes alimentaires, les activités sportives, les réseaux sociaux, les influenceurs. Le tourisme mémoriel, notamment patriotique, est aussi un secteur qui transmet des idéologies fortes, aux États-Unis ou en Europe.

Attachons-nous plus spécifiquement aux régimes illibéraux et leur instrumentalisation de la culture. Vous prenez l’exemple de la Russie, autoritaire dans sa pratique du pouvoir, et qui a été l’un des pays précurseurs de cette mouvance illibérale. Comment la culture est-elle utilisée pour distiller cette idéologie ?

M. L. – Le régime de Vladimir Poutine a investi énormément d’argent dans ses politiques publiques de la culture, notamment via des fonds fédéraux importants pour le cinéma, la télévision, les musées, ou des groupes de musique, y compris la pop musique ou le rap, qui soutiennent les autorités. Ces productions culturelles propagent l’idée d’un État russe qui a toujours raison, avec un pouvoir exécutif central fort. On y célèbre la grandeur de l’Empire russe, des territoires que la Russie possédait au XIXe siècle, qu’elle a perdus et qu’il faudrait reprendre. Cette offre culturelle est, par ailleurs, plutôt de bonne qualité sur les plans esthétiques et techniques.

De gros investissements publics ont également été réalisés dans la production d’objets culturels qui font directement référence à l’identité nationale et à la « russité » culturelle : artisanat en bois, tissus traditionnels, icônes… Le régime de Poutine a aussi créé d’immenses parcs d’attractions « La Russie, mon histoire », autour de l’histoire russe, des origines à nos jours. Ce sont des endroits high-tech, ludiques, inspirés de la culture du jeu vidéo, et très patriotiques. Aujourd’hui, il en existe près d’une trentaine, dans toutes les grandes villes du pays. C’est l’un des grands succès de la production culturelle illibérale russe.

Bien sûr, un art dissident continue d’exister dans les domaines de la musique, des arts plastiques, et notamment une culture du graffiti anti-guerre. Mais la situation des artistes indépendants s’est détériorée depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.

Si l’on se penche maintenant sur le cas des États-Unis de Trump, premier et second mandats, comment l’idéologie illibérale envahit-elle le champ de la culture ?

M. L. – Quand Donald Trump est arrivé au pouvoir en 2016, la culture MAGA (Make America Great Again) a été très relayée sur les réseaux sociaux, via des influenceurs et podcasteurs, mais aussi lors de grandes parades politiques aux accents carnavalesques. Dans la pop culture, tout un courant de la country music qui défend des valeurs conservatrices s’est reconnu dans Trump.

Entre les deux mandats, le monde MAGA a cherché à toucher les sous-cultures jeunes, en attirant des personnalités culturelles de la mode, de la musique, du cinéma, de l’humour… potentiellement compatibles avec le trumpisme. L’objectif était de concevoir des produits culturels qui attirent les jeunes, en utilisant toujours les réseaux sociaux. Les partisans de Trump se sont aussi investis dans la réécriture de l’histoire américaine, notamment en tentant d’influer sur les programmes scolaires, établis par les États fédérés.

Sa réélection en 2024 a marqué un tournant dans le champ des politiques culturelles. Le cas le plus emblématique – et qui est probablement le plus grand symbole de la politisation des politiques culturelles – est la transformation du Kennedy Center. La muséographie a elle aussi été mise au service de la vision illibérale de Trump : réécriture de l’histoire nationale, effacement de la diversité, des minorités, refus de tout commentaire critique sur l’histoire américaine, renforcement du patriotisme.

Fort heureusement, aux États-Unis, la majeure partie des politiques culturelles se conçoit au niveau des États. L’impact est donc limité, car il n’y a pas de ministère de la Culture fédéral qui pourrait mettre à mal tout l’écosystème culturel. Par ailleurs, beaucoup de productions artistiques relèvent du privé, où des poches de résistance peuvent encore fonctionner.

La question des réseaux sociaux revient régulièrement dans vos propos. La bataille culturelle actuelle semble se jouer sur ces scènes, et via les médias people.

M. L. – Absolument. Les États-Unis ont été plus en avance que nous sur la collusion entre le monde des stars, de la jet-set, de la finance et du politique. Trump lui-même est l’incarnation de ce phénomène : un homme d’affaires richissime qui a fait de la télé, du reality show, avant de candidater à une élection. Il est difficile de distinguer ce qui relève du politique et du spectacle, du vrai et du faux. Il en va de même pour le monde du sport. Trump est un grand amateur de MMA (arts martiaux mixtes) qui connaissent un immense succès populaire ; c’est une figure révérée dans ces milieux. Il y a donc aussi une instrumentalisation du sport. Ce sont des manières de parler politique à travers des instruments infrapolitiques.

En Europe, on a eu Berlusconi mais à l’époque c’était plutôt une figure isolée dans le spectre politique, alors que Trump représente aujourd’hui une normalité, celle du celebrity populism : lorsque tous les codes de la jet-set et des célébrités sont passés dans le champ politique.

Qu’en est-il de l’Europe justement ? Est-ce que l’on constate les mêmes tendances illibérales avec la montée de l’extrême droite dans les démocraties de l’Union européenne ?

M. L. – Évidemment, nous ne sommes pas au niveau des États-Unis de Trump, mais on perçoit clairement des éléments de « culture illibérale » en Europe. Je pense, par exemple, aux mouvances catholiques radicales, très populaires sur les réseaux sociaux, au mouvement des trad wives, ces influenceuses qui promeuvent des valeurs conservatrices pour les femmes, sous couvert de discuter cuisine ou aménagement de la maison. On observe aussi en France et en Allemagne des mouvances survivalistes venues des États-Unis après le Covid, avec cette idée qu’on ne peut pas faire confiance à l’État, qu’il faut se retirer de la société et se préparer à la guerre raciale et aux violences urbaines.

La lecture illibérale du patrimoine constitue un de ces éléments puissants dont s’est emparée l’extrême droite. En France, mais aussi en Allemagne, en Europe centrale, en Espagne, en Italie… Giorgia Meloni tente par exemple de mettre en place des politiques culturelles qui promeuvent l’identité nationale, en instrumentalisant les politiques de patrimonialisation qui sont lues à travers un prisme illibéral.

Constatez-vous aussi cette instrumentalisation du patrimoine pour la défense de valeurs illibérales en France ?

M. L. – Très clairement, notamment de la part de l’extrême droite qui souhaite figer l’identité de la nation française et l’essentialiser. L’extrême droite joue par exemple sur l’attrait général des citoyens pour la défense du patrimoine culturel national, régional ou local.

L’illustration la plus visible et symbolique est bien évidemment le Puy du Fou, grand succès populaire commercial, troisième plus grand parc français en matière de fréquentation. Il s’agit bien d’un projet politique et mémoriel personnel porté par Philippe de Villiers, mobilisant une réécriture de l’histoire qui valorise les racines chrétiennes de la France, la période monarchique et le passé vendéen, contre la Révolution et la République. Tout un écosystème a été construit autour, qui participe de la valorisation de Philippe de Villiers lui-même, comme homme politique. Pierre-Édouard Stérin est lui aussi une figure clé finançant des projets culturels, des spectacles et des écoles. C’est une manière d’infuser une idéologie sans l’exposer explicitement. Les idées passent de façon beaucoup plus douce et attrayante que si elles étaient présentées dans un programme politique.

Dans une récente tribune du Monde, vous écrivez : « Les partisans du libéralisme politique doivent cesser de penser que leur modèle est hégémonique et descendre dans l’arène idéologique pour espérer convaincre Marlène Laruelle, « L’illibéralisme de J. D. Vance ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel », Le Monde, 24 février 2025.. » Quel rôle peuvent jouer les acteurs et actrices culturelles dans cette bataille ?

M. L. – J’ai l’impression que, pour beaucoup de professionnels du secteur, la culture est déjà pensée comme de l’infrapolitique, c’est-à-dire avec une volonté de faire passer des messages sur un projet de société, sur des valeurs – progressistes, humanistes – auxquelles ils croient. Il me semble donc que les acteurs culturels sont impliqués dans la bataille idéologique depuis longtemps ; ce qui, à mon avis, n’est pas le cas des acteurs politiques. Au niveau des élites politiques circule toujours l’idée que les valeurs libérales sont évidentes, et que l’on n’a vraiment besoin ni de les défendre, ni de répondre aux arguments des opposants. Dans le milieu culturel, ces questions font partie du débat, notamment parce qu’il y a une tradition d’art activiste. Mais il existe aussi un risque dans ces politiques émancipatrices, qui est que l’on peut se focaliser sur les minorités en oubliant de parler à la majorité, et que l’on produise un art très élitiste en dédaignant les cultures populaires. La bataille idéologique est donc centrée sur les productions culturelles.

Pour rebondir sur l’enjeu artistique, on observe de plus en plus de phénomènes de censure et d’autocensure. Ajoutons que ces entraves à la liberté de création ou de programmation s’inscrivent dans un contexte de tension économique toujours plus fort sur le secteur culturel.

M. L. – Il me semble qu’un certain consensus sur l’art – qui serait par essence provocateur, révolutionnaire et émancipateur – est de moins en moins d’actualité. Je pense qu’on va voir arriver de manière affirmée et décomplexée des politiques culturelles de droite qui soutiendront un art très classique, conservateur, qui ne met pas en difficulté, autrement dit un art nationaliste.

Et le nerf de la bataille idéologique est aussi l’argent. Dans un État de droit comme la France, on n’aura pas nécessairement le droit d’interdire, mais on pourra couper les fonds. Dans les modèles néolibéraux, c’est de cette manière que l’on cherche à éteindre les discours : censurer en supprimant des financements publics.

L’article L’instrumentalisation de la culture au service de l’idéologie illibérale est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.

10 / 10
  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
Le Canard Enchaîné
La Croix
Le Figaro
France 24
France-Culture
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP / Public Senat
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE ‧ RUSSIE
Courrier Europe Centrale
Desk-Russie
Euractiv
Euronews
Toute l'Europe
 
  Afrique du Nord ‧ Proche-Orient
Haaretz
Info Asie
Inkyfada
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
L'Orient - Le Jour
Orient XXI
Rojava I.C
 
  INTERNATIONAL
CADTM
Courrier International
Equaltimes
Global Voices
I.R.I.S
The New-York Times
 
  OSINT ‧ INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
Global.Inv.Journalism
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
Hors-Serie
L'Insoumission
Là-bas si j'y suis
Les Jours
LVSL
Médias Libres
Politis
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Reseau Bastille
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Curation IA
Extrême-droite
Human Rights Watch
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
🌓