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26.10.2025 à 16:57

Invités – locataires – nuisances

Mykola Riabtchouk

Le politologue ukrainien s’inquiète de l’animosité croissante de la population polonaise envers les réfugiés ukrainiens.

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Texte intégral (5299 mots)

Le politologue ukrainien s’inquiète de l’animosité croissante de la population polonaise envers les réfugiés ukrainiens. Cette animosité remplace l’accueil enthousiaste fait aux Ukrainiens dans les premiers mois de l’invasion russe. Mykola Riabtchouk s’interroge sur les causes de ce changement qui affecte les relations entre deux peuples historiquement proches qui, malgré des conflits qui les ont opposés dans le passé, ont en commun leur appréhension à l’égard du voisin russe. 

Selon un adage populaire, repris par certains psychologues, un bon invité ne devrait pas déranger ses hôtes plus de trois jours. Passé ce délai, il devrait soit partir, soit officialiser sa relation avec ses hôtes en devenant locataire. 

Les réfugiés ukrainiens qui ont afflué en masse en Pologne au cours des premières semaines de l’invasion russe ont déjà passé plus de trois ans chez leurs hôtes polonais, et la plupart d’entre eux ont officialisé leurs relations avec leurs hôtes polonais : ils ont trouvé des emplois (pour la plupart peu prisés par les Polonais), payé des impôts (supérieurs aux dépenses du gouvernement polonais pour les réfugiés) et fait de leur mieux pour apprendre la langue.

Cela n’a toutefois pas beaucoup aidé. Les sondages d’opinion réalisés de manière indépendante par le Centre Mieroszewski en février et décembre 2024, puis de manière récurrente par le CBOS (Centre d’étude de l’opinion publique), ont révélé une baisse spectaculaire de la sympathie, de l’empathie et de la solidarité des Polonais envers les Ukrainiens à tous les niveaux. Seuls 53 % des personnes interrogées se sont déclarées favorables à l’accueil des réfugiés ukrainiens (40 % s’y opposent), ce qui représente un changement radical depuis 2022, où la grande majorité des Polonais (94 % contre 2 %) accueillaient favorablement les Ukrainiens, ou même depuis 2015-2018, où 56 à 60 % des personnes interrogées soutenaient la politique d’ouverture. Le dernier sondage CBOS (septembre 2025) a révélé une nouvelle détérioration de l’attitude des Polonais envers les Ukrainiens : le soutien à l’accueil des réfugiés ukrainiens est passé de 53 % à 48 % depuis janvier, tandis que le rejet de leur accueil a atteint le niveau record de 45 %.

L’extrême droite en marche

Cette variation de 5 % en seulement huit mois reflète non seulement la tendance générale à la baisse observée au cours des trois dernières années, mais aussi l’impact néfaste sur l’opinion publique de la campagne présidentielle, au cours de laquelle au moins trois candidats majeurs ont ouvertement joué la carte anti-ukrainienne. Cela vaut malheureusement non seulement pour le leader d’extrême droite de la « Confédération » Sławomir Mentzen (15 % des voix au premier tour) et le leader néofasciste de la « Couronne polonaise » Grzegorz Braun (6 % des voix), mais aussi l’ancien directeur du tristement célèbre Institut de la mémoire nationale, Karol Nawrocki, qui a finalement remporté le second tour contre son rival libéral Rafał Trzaskowski, grâce à l’aide décisive des électeurs de Mentzen et Braun.

Il n’est donc pas surprenant que l’une de ses premières mesures après son entrée en fonction (le 6 août) ait été d’opposer son veto (le 25 août) au projet de loi du gouvernement visant à prolonger l’aide sociale aux réfugiés ukrainiens. Comme on pouvait s’y attendre, cette décision a été saluée par les nationalistes, mais critiquée par les experts et condamnée avec véhémence par les libéraux. La réaction la plus retentissante a peut-être été la lettre ouverte adressée par des femmes polonaises au président, au Premier ministre, à la Diète (chambre basse) et au Sénat. Signée notamment par les anciennes premières dames Danuta Wałęsa, Jolanta Kwaśniewska et Anna Komorowska, ainsi que par de nombreuses célébrités telles qu’Olga Tokarczuk, Agnieszka Holland ou Krystyna Janda, elle appelait les politiciens, dans un langage émotionnel fort, à ne pas abuser dans leurs jeux populistes des femmes et des enfants sans défense qui fuient la terreur russe. Elles ont notamment abordé l’outil préféré des nationalistes polonais d’aujourd’hui : raviver les conflits historiques avec un calcul politique cynique. La mémoire ne doit pas être un bâton, ont affirmé les signataires. « Un État qui recourt à des symboles faciles au lieu de panser les blessures de l’histoire ne construit pas de communauté. Un État ne peut pas être un théâtre de rue. Un État sérieux choisit la responsabilité plutôt que le spectacle politique : des procédures, une communication claire, la protection des plus vulnérables. »

Les protestations ont porté leurs fruits : la loi, bien qu’avec quelques amendements, a finalement été approuvée et l’aide aux réfugiés prolongée de six mois, comme dans la plupart des pays de l’UE. Mais le préjudice causé par les nationalistes polonais aux sociétés polonaise et ukrainienne, ainsi qu’aux relations polono-ukrainiennes, semble jusqu’à présent irréparable. Seuls 30 % des Polonais ont exprimé leur sympathie envers les Ukrainiens en janvier, soit une baisse de 10 % en un an (et de 21 % depuis 2022), tandis que 38 % ont exprimé leur antipathie (une hausse de 8 % en un an et de 21 % depuis 2022). Parmi tous les pays européens étudiés dans le cadre de l’enquête, les Ukrainiens sont les plus mal perçus, devant les Roms (Tziganes) et (depuis 2014) les Russes, à peu près à égalité avec les Turcs, les Chinois, les Bélarusses et, ironiquement, les Allemands – autre cible des ressentiments historiques polonais. 

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Photo : InPoland.net

Proches et éloignés

Bien que les Ukrainiens vivent en Pologne depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies pour certains, et qu’ils s’intègrent de plus en plus à la société polonaise, la distance sociale entre eux et les Polonais ne diminue pas, mais semble au contraire s’accroître régulièrement. En l’espace d’un an seulement, le nombre de Polonais qui connaissent (ou plutôt qui avouent connaître) un Ukrainien est passé de 66 % à 61 % ; le nombre de Polonais qui ont un ou plusieurs amis ukrainiens est passé de 15 % à 11 %, et le nombre de ceux qui participent parfois à des événements culturels ou autres liés à l’Ukraine est passé de 14 % à 9 %. 

Plus inquiétant encore est le léger changement d’opinion à l’égard des Ukrainiens (en moins d’un an) : l’opinion positive est passée de 25 à 23 %, tandis que l’opinion négative est passée de 27 à 30 %. Même si la plupart des Polonais considèrent encore les Ukrainiens de manière neutre (45 % les définissaient principalement comme des « voisins » en février, et 47 % en décembre), le changement général est clairement négatif : 14 % des personnes interrogées considèrent les Ukrainiens comme des « ennemis » (contre 12 % auparavant), tandis que seulement 6 % les considèrent comme des « alliés » (contre 8 % auparavant) et 6 % les considèrent comme des « amis » ou des « frères/sœurs » (contre 8 % auparavant). Aujourd’hui, seuls 47 % des personnes interrogées (contre 53 % auparavant) considèrent qu’un mariage entre un membre de leur famille et une personne originaire d’Ukraine est acceptable.

Ces changements peuvent sembler progressifs et insignifiants (et les experts du Centre Mieroszewski, financé par le gouvernement, les minimisent exactement de cette manière), mais, pris dans leur ensemble, ils indiquent un déclin très clair et dangereux des relations entre la Pologne et l’Ukraine. Cela va apparemment au-delà de la méfiance et de l’animosité personnelles aléatoires et laisse présager des implications politiques très sérieuses. Dans le même sondage Mieroszewski de décembre 2024, seuls 23 % des personnes interrogées estiment que l’Ukraine et la Pologne ont des intérêts communs, tandis que 36 % le nient et 42 % (sic) ne sont pas sûrs. Seuls 42 % des personnes interrogées (contre 47 % un an plus tôt) soutiennent l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, 59 % (contre 62 %) soutiennent l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN après la guerre et 49 % (contre 54 %) soutiennent l’aide militaire à l’Ukraine. Le plus inquiétant est sans doute l’émergence de 14 % de Polonais qui considèrent la victoire de la Russie comme l’issue préférable de la guerre, car elle permettrait sans doute de stabiliser la situation dans la région.

Tous ces changements ne sont certainement pas exceptionnels et propres à la Pologne, les mêmes tendances peuvent être observées dans de nombreux autres pays où les gens sont fatigués d’une guerre qui semble sans fin, frustrés par le gaspillage inconsidéré des ressources et bouleversés par les reportages psychologiquement pénibles sur les meurtres quotidiens que personne n’ose arrêter. La victime qui perd et périt suscite l’empathie, car il est sûr et honorable d’exprimer ses condoléances. Mais la victime qui se bat, qui saigne et qui n’abandonne pas est une nuisance, un rabat-joie, une source d’irritation ; elle incite les étrangers à agir, à s’engager, à faire autre chose qu’exprimer leurs condoléances. Tous les êtres humains préfèrent éviter les ennuis ; les Polonais ne font exception à cet égard que sur un seul point : en 2022, ils ont fait preuve d’un niveau spectaculaire, tout simplement incroyable, de solidarité et de soutien envers leurs voisins en difficulté. 

Trois ans plus tard, la situation s’est inversée : les Polonais semblent aujourd’hui manifester plus d’hostilité envers les Ukrainiens que n’importe quelle autre nation en Europe. Nulle part ailleurs les Ukrainiens n’ont autant peur de parler ukrainien en public, devant le risque d’être insultés, voire battus, par des autochtones hyperpatriotiques. Nulle part ailleurs les voitures immatriculées en Ukraine ne sont aussi souvent endommagées et taguées. Nulle part ailleurs les vitrines arborant des signes et des symboles ukrainiens ne sont brisées de manière aussi systématique, et les drapeaux ukrainiens ne sont déchirés et brûlés – performance favorite du tristement célèbre Grzegorz Braun, qui jouit fièrement de l’immunité en tant que membre du Parlement et candidat préféré à la présidence de 1 243 million de Polonais patriotes. Tous ne font probablement pas de même, mais presque aucun d’entre eux ne désapprouve son comportement. Même en Allemagne, où la cinquième colonne du Kremlin a des racines historiques profondes, un solide ancrage socio-démographique et une représentation massive au Bundestag, les excès anti-ukrainiens ne sont pas aussi répandus et Internet n’est pas aussi submergé de haine et de mépris.

Le déclin du soutien à l’Ukraine et aux Ukrainiens s’explique : les êtres humains ont des limites naturelles en matière d’attention, sans parler d’empathie et de générosité. Ce qui surprend dans le cas de la Pologne, c’est la rapidité et l’ampleur du changement : ce n’est pas seulement l’indifférence, l’ennui ou la fatigue que nous observons ailleurs à l’égard de l’Ukraine, mais une colère, une irritation et même une agressivité de la part d’une partie importante de la société. Dans tous les autres pays, les attaques à caractère ethnique contre les Ukrainiens sont très rares et sont perpétrées, dans la plupart des cas, non pas par les autochtones, mais par des réfugiés originaires des pays dits du Sud ou, sans surprise, par des Russes.

Aime ton prochain

Oui, il y a trop d’Ukrainiens en Pologne – plus que dans tout autre pays européen (à l’exception de la Tchéquie, en termes relatifs), et tous ne sont pas aussi diligents, cultivés et parfaitement respectueux des lois que leurs hôtes le souhaiteraient. Mais ce ne sont ni des mendiants ni des voleurs, ils occupent des emplois mal rémunérés et peu prestigieux que les Polonais sont réticents à exercer, ils ont un taux d’emploi de 69 % – le plus élevé de l’UE, bien supérieur à celui des Polonais en Pologne (56 %), ils produisent, selon les estimations, 2,7 % du PIB polonais et paient environ 4 milliards d’euros d’impôts. Les entretiens de groupe publiés par le Centre Mieroszewski indiquent que les Polonais qui ont une expérience directe des Ukrainiens (en tant que membres de la communauté, partenaires ou collègues) les décrivent généralement comme « fiables, amicaux, travailleurs, honnêtes, entreprenants et désireux d’aider ». Et cela détermine en grande partie leur attitude envers l’Ukraine et l’aide polonaise : 

« Nous les aidons parce qu’ils sont nos voisins. Comment pourraient-ils s’en sortir sans nous aujourd’hui ? Après tout, la guerre n’est pas encore terminée » ; « Tant que la guerre continue, nous devons les aider. Ces gens ont tout perdu, et nous sommes plus proches d’eux que quiconque, il est donc naturel que nous ayons le rôle le plus important à jouer » ; « Nous ne pouvons pas leur enlever leur identité. L’Ukraine mène une guerre pour son identité, et nous devons l’aider à la préserver, sans la forcer à s’assimiler » ; « Grâce à eux, notre société s’ouvre davantage. Ils apportent quelque chose de nouveau que nous n’avions pas auparavant, et qui pourrait nous être bénéfique » ; « Travailler et vivre avec des Ukrainiens montre que la diversité peut être une force. Cela nous donne une chance de grandir. »

Mais il ne s’agit là que d’une infime partie de la société polonaise, tandis que la majorité tire ses connaissances sur les Ukrainiens soit de rencontres fortuites avec eux dans des lieux publics (transports, magasins, cliniques, administrations), soit, pire encore, des médias et de toutes sortes de rumeurs, y compris les plus toxiques, qui circulent sur Internet. Ils alimentent tous les stéréotypes, partagés sans détour par les participants aux groupes de discussion : 

« Il semble que les Polonais soient désormais relégués au second plan. Les Ukrainiens reçoivent plus d’aide que nous, mais c’est nous qui vivons ici, nous payons des impôts, nous travaillons toute notre vie » ; « Au début, j’avais beaucoup de compassion pour eux, mais maintenant je suis en colère contre eux, car il semble que nous supportions plus de coûts liés à cette guerre qu’eux » ; « Les politiciens devraient enfin commencer à penser à nous, les Polonais. L’aide à l’Ukraine est importante, mais nous ne pouvons pas payer plus que le reste de l’Europe » ; « J’ai l’impression que la Pologne assume plus que sa part. Les autres pays de l’UE devraient s’impliquer davantage » ; « J’aimerais que le soutien soit plus équilibré. La Pologne fait beaucoup, mais qu’obtenons-nous en retour ? » [gras ajouté par l’auteur]

Toutes ces affirmations sont fausses, aucune donnée ne les étaye, il s’agit simplement d’une propagande éhontée et sans scrupules qui cible les instincts primaires des gens. On peut blâmer les trolls russes qui ont parfaitement appris à manipuler les complexes de puissance de la Pologne, ses traumatismes historiques et ses ressentiments anti-ukrainiens, mais la triste vérité est qu’ils ne réussiraient pas aussi spectaculairement sans le soutien actif des politiciens d’extrême droite polonais et la négligence bienveillante (alias l’approbation tacite) de leurs adversaires libéraux. Le Polonais moyen qui répète le mantra médiatique sur les « Ukrainiens ingrats » qui « ne nous ont jamais remerciés pour ce que nous avons fait » ne communique généralement pas avec de vrais Ukrainiens, ne suit pas les déclarations des politiciens ukrainiens et ne consulte pas les sondages d’opinion récurrents qui indiquent le grand respect et la gratitude des Ukrainiens envers les Polonais, contre toute attente. Le Polonais moyen se fie principalement à ce qu’il entend de la part de ses amis, de ses collègues, des trolls russes et de toutes sortes de bruns locaux. Et les libéraux polonais, principalement les politiciens, ne ripostent pas car ils savent qu’il est plus avantageux, à court terme, de flirter avec les sentiments nationalistes et xénophobes que de s’y opposer. 

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Voiture avec des plaques d’immatriculation ukrainiennes, recouverte de graffiti à Wrocław le 15 septembre // autotheme.info

Signal d’alarme

La première alerte a probablement sonné en 2023, lorsque les soi-disant agriculteurs polonais, brandissant des drapeaux russes et scandant des slogans tels que « Poutine, viens mettre de l’ordre ! », ont bloqué la frontière polono-ukrainienne pour protester contre le transport de céréales ukrainiennes qui auraient inondé le marché polonais. En réalité, le grain était exporté vers d’autres pays, principalement via les ports de la Baltique, et s’il y avait des déviations par rapport aux itinéraires et aux transferts convenus, il appartenait aux autorités polonaises d’enquêter sur les violations présumées, de punir les contrevenants et de dissuader l’opinion publique de s’inquiéter à ce sujet. C’est ce que stipule l’État de droit et ce que le gouvernement polonais, plus européanisé, était censé enseigner dans la pratique aux Ukrainiens moins avancés. Au lieu de cela, ils ont préféré ne rien faire, permettant aux « agriculteurs » non seulement de bloquer les routes vitales pour le pays en difficulté, mais aussi de déverser le grain sur plusieurs voies de circulation – un véritable banditisme aux yeux des Ukrainiens qui savent combien il est difficile de récolter ce grain dans les champs minés du sud de l’Ukraine et de le transporter sous les bombes russes.

Mais la défaite majeure des libéraux polonais face à l’extrême droite nationaliste s’est produite dans le domaine de l’histoire nationale, et la récente victoire électorale de Karol Nawrocki, ancien directeur ultranationaliste de l’Institut de la mémoire nationale, a incarné et résumé cette défaite. Ce n’est pas le fruit d’un développement instantané : les libéraux polonais, y compris les historiens avertis, ont perdu progressivement, étape par étape, leur terrain au profit des nationalistes, leur permettant tacitement d’éroder les principes d’honnêteté et d’impartialité académiques et de saper tout l’héritage précieux de la revue Kultura de Jerzy Giedroyc et du syndicat Solidarność de Jacek Kuroń. Les événements tragiques de 1944 à Volhynie, où les nationalistes ukrainiens ont lancé un violent nettoyage ethnique des colons polonais, sont devenus le point central de la nouvelle histoire martyrologique polonaise, surpassant même les crimes nazis, sans parler du massacre de Katyń des prisonniers de guerre polonais, aujourd’hui presque complètement oublié.

Il appartient certes aux Polonais de décider ce qu’ils considèrent comme le point central de leur histoire et quels événements commémorer, mais le « massacre de Volhynie » (ou « tragédie de Volhynie », comme les Ukrainiens préfèrent l’appeler) jette une ombre longue et très néfaste sur toute l’histoire et, malheureusement, sur le présent des relations polono-ukrainiennes. Ce drame terrible de la Seconde Guerre mondiale, qui s’est déroulé il y a huit décennies dans la région orientale de la Pologne sous occupation nazie, est aujourd’hui transformé par les nationalistes polonais en un récit sacré et incontesté où les Polonais, comme le commente sarcastiquement le journal libéral Gazeta wyborcza, sont présumés être « des anges par nature » qui « n’ont tué personne – et même s’ils ont tué des Ukrainiens, c’était uniquement en légitime défense… Personne ne se soucie du détail que ce sont des citoyens polonais [de différentes ethnies] qui ont tué des citoyens polonais ». Toute la rhétorique gouvernementale et la politique mémorielle impliquent clairement que « nous ne devons nous souvenir que des victimes ethniques polonaises du massacre, mais pas des victimes ukrainiennes ou juives – bien qu’elles aient également été citoyennes de la Deuxième République polonaise ».

La victoire de Karol Nawrocki à l’élection présidentielle n’augure rien de bon pour les relations polono-ukrainiennes – non seulement en raison de son passé à l’Institut de la mémoire nationale et de certaines particularités de sa personnalité, mais aussi parce que sa victoire révèle de graves problèmes au sein de la société polonaise, qualifiée de manière crue et peut-être excessive par le publiciste libéral Slawomir Sierakowski de « fascisme aux portes ». Peu après le veto scandaleux sur la loi relative à l’aide aux réfugiés ukrainiens, le président Nawrocki a soumis au Parlement des amendements à la loi sur l’Institut de la mémoire nationale (concernant la Commission pour la poursuite des crimes contre la nation polonaise) et le Code pénal qui criminaliseraient ce que le document appelle « la diffusion de fausses allégations concernant les crimes commis par les membres et collaborateurs de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, de la faction Bandera et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, ainsi que d’autres formations ukrainiennes collaborant avec le Troisième Reich allemand, en particulier le crime de génocide commis contre les Polonais en Volhynie ».

Outre la définition unilatérale et arbitraire du « génocide » (les gouvernements polonais précédents préféraient utiliser le terme « nettoyage ethnique », plus précis sur le plan juridique et incontestable parmi les historiens), le document laisse faussement entendre que l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) « collaborait » avec les Allemands, alors qu’en réalité, elle était pourchassée par les nazis autant que l’Armée de l’intérieur polonaise (AK) (Armée de l’intérieur), et introduit des notions très vagues, d’un point de vue juridique, de « fausses allégations » et de leur « diffusion ». Des dizaines d’historiens ukrainiens ont signé une lettre ouverte adressée au président, au gouvernement et au parlement polonais, protestant contre une approche biaisée et partiale de développements historiques complexes, les plaçant hors d’un contexte historique et géopolitique plus large, et contre la volonté d’éviter toute responsabilité dans cette situation, en rejetant toute la responsabilité sur les Ukrainiens.

Une route semée d’embûches

Il faut reconnaître aux historiens le mérite d’avoir évité tout ton conflictuel, mettant plutôt l’accent sur la nécessité d’un dialogue politique et professionnel (entre historiens) et d’un examen plus approfondi des racines historiques et sociopolitiques de la tragédie de Volhynie. Il est temps d’accorder toute l’attention nécessaire non seulement à l’idéologie xénophobe des nationalistes « intégristes » ukrainiens de l’entre-deux-guerres, mais aussi aux trois siècles de colonisation polonaise des terres ukrainiennes et à l’apartheid brutal contre les Ukrainiens (ainsi que les Juifs et d’autres minorités) dans la Pologne de l’entre-deux-guerres. Jusqu’à présent, ces dernières questions ne sont pas abordées en Pologne, ce qui fausse fortement tous les débats historiques en faveur du côté polonais, où les Polonais assument le rôle de procureurs irréprochables devant un tribunal militaire. Dans le dernier sondage d’opinion, pas moins de 43 % des personnes interrogées (contre 37 % un an plus tôt, avec 44 % d’indécis) estiment que les Ukrainiens devraient se sentir coupables envers les Polonais en raison de certains événements historiques, tandis que seulement 9 % d’entre elles (54 % d’indécis) reconnaissent que les Polonais peuvent également se sentir coupables envers les Ukrainiens en raison de certains événements de leur histoire complexe.

Et le tableau n’est pas seulement sombre : toute la dynamique de l’opinion publique au cours des dernières années est inquiétante et peu propice à un éventuel dialogue et à une réconciliation. Heureusement, les Ukrainiens ne s’engagent pas beaucoup dans ces critiques quasi historiques mutuelles et s’abstiennent de réponses « symétriques ». Ce n’est probablement pas le signe d’une plus grande maturité civique ou d’une conscience historique plus développée, mais plutôt le reflet du fait que la « tragédie de Volhynie » et tous les événements qui y sont liés n’occupent pas une place si importante dans leur conscience historique. Pour la plupart d’entre eux, il s’agit d’un événement qui s’est produit en dehors de l’Ukraine, dans un État voisin, il y a longtemps, presque aussi longtemps que les soulèvements cosaques avec leurs propres excès tragiques (qui n’effacent toutefois pas les héros cosaques dans l’Ukraine d’aujourd’hui). Mais une explication plus plausible réside dans le pragmatisme pur et simple. Les Ukrainiens sont engagés dans une guerre de survie contre un ennemi mortel qui s’efforce de les anéantir en tant que nation, et ils sont certainement plus préoccupés par les massacres quotidiens perpétrés par les troupes russes, les drones et les missiles russes, que par quelque chose qui s’est produit il y a quatre-vingts ans dans des contrées lointaines et encore peu connues.

En septembre de cette année, 74 % des Ukrainiens interrogés ont déclaré avoir une attitude positive envers la Pologne et seulement 20 % une attitude négative (en avril, 88 % des personnes interrogées avaient une attitude positive et seulement 9 % une attitude négative – la campagne électorale et les initiatives de Nawrocki ont contribué à une détérioration notable de ces indices et de nombreux autres, mais ils restent néanmoins très positifs). Ceci est particulièrement frappant si on le compare à l’opinion majoritairement négative des Polonais sur l’Ukraine et les Ukrainiens. Cette humeur n’aura probablement pas beaucoup d’incidence sur la politique polonaise à l’égard de l’Ukraine, car même les nationalistes polonais les plus fervents ont le sens de la raison d’État et comprennent l’importance vitale d’une Ukraine indépendante pour leur propre sécurité. Mais les Ukrainiens moyens, et en particulier les réfugiés ukrainiens, ressentiront probablement toute la colère du nouveau-ancien nationalisme xénophobe polonais, libéré sans ménagement comme un génie sorti de sa bouteille historique.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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26.10.2025 à 16:57

En finir avec la guerre « hybride »

Pierre Raiman

La notion de la « guerre hybride » ne correspond plus à la guerre menée par la Russie à la fois contre l’Ukraine et contre l’Occident.

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Texte intégral (5772 mots)

Pour l’auteur, les Européens doivent cesser de parler de guerre « hybride », alors qu’il s’agit d’une guerre cognitive systémique, dont l’objectif est de nous habituer à raisonner dans les termes du mensonge poutinien. Nos dirigeants demeurent prisonniers d’un vocabulaire – « guerre hybride», « escalade », « désescalade » – et d’un aveuglement conceptuel qui les condamne à se battre selon la guerre précédente quand l’adversaire livre déjà la suivante. Reconnaître le lien entre la guerre en Ukraine et la guerre cognitive européenne constitue la condition d’une riposte efficace.

Le 26 septembre 2025, trois MiG-31 russes violaient l’espace aérien estonien pendant douze minutes. Une semaine plus tôt, dix-neuf drones franchissaient la frontière polonaise, contraignant l’OTAN à ses premiers tirs depuis le début de la guerre en Ukraine. Puis, pendant dix jours, des dizaines de drones paralysèrent bases militaires et aéroports à travers l’Europe, du Danemark à la Roumanie. En quelques semaines, plus de cinq cents signalements submergèrent les centrales d’urgence – peut-être précisément l’effet recherché.

Ces violations ne sont pas des « incidents diplomatiques ». Elles révèlent une guerre déjà engagée, qui ne ressemble à aucune de celles que l’Europe a connues depuis 1945. Câbles sectionnés en Baltique, cyberattaques contre des hôpitaux, « flotte fantôme » au large du Danemark : tous ces signaux convergent vers une vérité que nos dirigeants peinent à nommer.

Car ce que nous appelons « guerre hybride » est une guerre tout court. C’est une guerre cognitive, mais aussi orwellienne, subversive, systémique, dont l’objectif est de nous habituer à penser dans l’univers des mensonges poutiniens, pour nous faire accepter les conditions russes dans le monde réel et préparer de nouvelles agressions en Europe.

Aussi, en finir avec cette « guerre hybride » exige d’abord de la définir et nommer ce qu’elle masque.

La colonisation de nos espaces mentaux

Nous souffrons d’un fourvoiement conceptuel qui nous empêche de comprendre la guerre qui nous est faite. Le terme « guerre hybride », omniprésent dans nos analyses, ne décrit pas la réalité – il délimite ce que nous pouvons penser et la métaphore du moteur hybride nous enferme dans un cadre inadéquat.

Cette guerre cognitive vise d’abord, selon la formule glaçante d’O’Brien dans 1984, « Le pouvoir sur les esprits. Si nous l’avons, tout le reste suit.12 » L’Institute for the Study of War (ISW) confirme cette ambition totalitaire : « L’objectif principal de la guerre cognitive russe est de façonner la prise de décision de ses adversaires et d’éroder leur volonté d’agir.13 » Elle opère selon quatre dimensions qui s’alimentent mutuellement : Cognitive, Orwellienne, Subversive, Systémique. Ensemble, elles dessinent une révolution dans l’art de la guerre qui s’attaque aux fondements mêmes de nos sociétés démocratiques.

La dimension cognitive poursuit la pratique des « mesures actives, le cœur et l’âme du renseignement soviétique pour affaiblir l’Occident, créer des divisions dans l’OTAN14 », que Poutine a expérimentées dès son affectation en 1987 à la Première direction générale du Comité de sécurité d’État. Mises à jour par le FSB15, elles trouvent une formalisation dans le concept de « contrôle réflexif16 », théorisé par le mathématicien soviétique Vladimir Lefebvre dans les années 1960. C’est un raffinement de la maskirovka – tradition séculaire de déception militaire russe, popularisée en Occident par Tom Clancy dans Red Storm Rising17 – mais là où celle-ci vise à tromper par le camouflage, le contrôle réflexif ambitionne de contrôler les bases mêmes de notre prise de décision. Lefebvre le définit comme « transmettre des informations spécialement préparées pour inciter à prendre volontairement la décision désirée par l’initiateur18 ».

L’originalité tient à son ambition : non pas nous convaincre de la justesse des revendications, mais nous faire raisonner dans un cadre conceptuel donné pour nous conduire vers des conclusions favorables à Moscou – tout en nous laissant l’illusion que nous défendons nos intérêts. Ce que Sun Tzu proposait comme idéal – « Briser la résistance de l’ennemi sans combattre19 » –, le contrôle réflexif l’érige en méthode. Si Clausewitz définissait la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens20 », la guerre cognitive la poursuit par la manipulation des perceptions.

L’exemple des « négociations de paix » en Ukraine illustre ce mécanisme. Accepter l’idée même qu’il faille « négocier » avec la Russie revient déjà à reconnaître implicitement que Moscou aurait des griefs légitimes. Une fois cette base adoptée, la logique conduit naturellement vers des « compromis » territoriaux qui entérinent les conquêtes russes.

La dimension orwellienne prolonge l’approche cognitive en nous piégeant dans l’univers de ses mensonges. Dans 1984 : « Le Parti vous ordonnait de rejeter le témoignage de vos yeux et de vos oreilles. C’était là son commandement ultime21. » Mais la stratégie russe procède avec plus de finesse. L’Institute for the Study of War révèle l’essence de cette approche : « Le Kremlin réussit s’il persuade ses adversaires qu’il est trop difficile de connaître la vraie vérité, trop difficile de résister à la Russie, trop difficile d’être sûr de quel côté est le bon et lequel est mauvais. Moscou n’a pas besoin de persuader ses opposants que ses vues et objectifs sont corrects – juste que résister à la Russie est inutile, injustifié ou imprudent22. »

Le bombardement de la maternité de Marioupol, le 9 mars 2022, révèle cette mécanique avec une clarté glaçante. Face aux images d’Associated Press montrant des femmes enceintes ensanglantées évacuées des décombres, la Russie inverse systématiquement la réalité : l’hôpital devient « base militaire », les patientes des « actrices », la femme enceinte sur un brancard une « blogueuse maquillée ».

L’objectif : instaurer ce qu’Orwell nommait la « doublepensée », cette capacité à retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et à croire à toutes deux. Les dix-neuf mille cinq cent quarante-six enfants ukrainiens déportés sont « évacués pour leur protection ». La guerre d’agression devient « opération spéciale » visant à « dénazifier » l’Ukraine – alors même que Zelensky est juif et que plusieurs membres de sa famille ont péri dans la Shoah23.

Cette négation organisée du réel ne vise pas à établir une contre-vérité crédible. Elle cherche à détruire le concept même de vérité factuelle, à nous faire abandonner l’idée qu’il existe une réalité objective. Le résultat : une désorientation généralisée. Nous ne croyons pas nécessairement les mensonges russes, mais nous cessons de croire fermement en quoi que ce soit.

La dimension subversive constitue le bras physique de la guerre cognitive : sabotages, cyberattaques, assassinats, infiltrations, fabrication méthodique du chaos. Chaque action maximise son impact psychologique en ébranlant les institutions. Cette stratégie du chaos organisé n’est pas nouvelle. Fritz Lang l’avait magistralement anticipée dans Le Testament du Docteur Mabuse (1933), où le criminel dément élabore un plan visant à « bouleverser les institutions et l’ordre établi » par des crimes apparemment absurdes : « Quand les hommes seront dominés par la terreur, rendus fous d’épouvante, le chaos sera la loi suprême, l’heure de l’Empire du crime sera arrivée24. » Lang, cinéaste visionnaire de Weimar, avait compris que cette violence qui semble absurde, obéit à une logique supérieure – l’élimination de nos idéaux – et constitue l’arme ultime contre les sociétés démocratiques.

La stratégie excelle dans la fabrication du chaos communautaire à bas coût. « Mains rouges » à Paris en octobre 202325, « étoiles de David » quelques jours après, têtes de porcs devant des mosquées en septembre 2025. L’objectif n’est pas le tag mais l’explosion de tensions qu’il déclenche. « Dès le 7 octobre, les réseaux d’influence du Kremlin ont en effet entrepris d’instrumentaliser le conflit dans le but de fragiliser le soutien des opinions publiques à l’Ukraine.26. » Chaque symbole active les traumatismes, exacerbe des divisions, sème la suspicion. Le débat s’empoisonne, les réseaux s’enflamment, la cohésion se fissure. C’est Le Testament du Docteur Mabuse actualisé à l’échelle continentale.

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Le mur des Justes, à l’extérieur du Mémorial de la Shoah, à Paris, le 14 mai 2024. Photo : Ariel Weil

La dimension subversive cible aussi des individus. La tentative d’assassinat d’Armin Papperger, patron de Rheinmetall, déjouée en juillet 202427, constituait un message à l’industrie européenne de défense. Le 13 octobre 2025, quatre hommes étaient interpellés à Biarritz alors qu’ils s’apprêtaient à abattre Vladimir Ossetchkine, opposant russe réfugié en France28. Le message est clair : armer l’Ukraine ou dénoncer le régime fait de vous une cible sur le territoire européen.

La dimension systémique coordonne les autres en trois niveaux : tactique, opérationnel et stratégique. Au niveau tactique, les opérations semblent dispersées : un influenceur TikTok roumain, un tag antisémite à Paris, une cyberattaque contre un hôpital estonien. Chaque incident paraît isolé, ce qui facilite la dénégation.

Ces opérations s’articulent en campagnes opérationnelles de vaste envergure. L’ISW identifie plusieurs campagnes russes visant les États baltes : « Redessiner les frontières maritimes, délivrer des pensions et la citoyenneté russe aux Lettons, Lituaniens et Estoniens, accuser les gouvernements locaux de nazisme29. » Ces campagnes préparent les conditions que le Kremlin pourrait exploiter pour justifier de futures actions militaires.

Au niveau stratégique, toutes ces opérations convergent vers un objectif central : Un câble sectionné en Baltique ne vise pas seulement à perturber les communications : il participe d’une campagne destinée à nous habituer à l’idée que notre sécurité dépend ultimement de la bienveillance russe.

La vraie guerre hybride : la guerre totale

Certains contestent jusqu’à l’existence d’une guerre hybride. « Il n’y a pas le feu », affirment-ils, donc il n’y a pas guerre. Cette objection révèle un malentendu conceptuel. Les théoriciens qui ont forgé le terme « guerre hybride30 » ont voulu identifier l’évolution de la guerre par l’incorporation de modes différents : « Nous ajoutons une quatrième dimension […] qui traite des aspects psychologiques ou des opérations informationnelles… » Le feu est bien là – non par les tirs, mais par le péril.

« La nouvelle guerre totale de la Russie intègre les deux modes russes du XXe siècle31 », observe Bob Seely : la vraie guerre hybride, celle qui mérite ce nom, unit la guerre d’agression contre l’Ukraine à la guerre cognitive menée simultanément en Europe. Ces deux théâtres ne forment pas des conflits séparés mais les faces d’une même stratégie, chacune renforçant l’autre.

En Ukraine, la Russie ne livre pas seulement une guerre conventionnelle de conquête territoriale. Elle déploie une guerre terroriste – bombardements systématiques d’infrastructures civiles, viols et tortures de masse – et une guerre d’effacement identitaire dont témoignent les dizaines de milliers d’enfants déportés, les centaines de milliers d’Ukrainiens russifiés et les spoliations culturelles. Cette combinaison de terreur physique et d’annihilation négationniste révèle la nature totalitaire de l’agression russe.

En Europe, simultanément, la guerre cognitive vise à paralyser notre capacité de résistance en cultivant notre lassitude32 et nous amène à accepter les conditions russes en Ukraine en nous persuadant que toute autre option coûterait trop cher ou serait vouée à l’échec. Cette dialectique révèle la complémentarité structurelle des deux théâtres : consolider les gains en nous persuadant de leur irréversibilité, ou compenser les échecs par l’intensification cognitive pour détourner l’attention, semer le doute, éroder notre volonté de soutenir l’Ukraine.

La série finlandaise The Conflict33 illustre cette guerre totale et montre l’unité stratégique d’opérations apparemment hétérogènes. Des mercenaires pro-russes s’emparent de la péninsule de Hanko et proposent au gouvernement d’Helsinki de la « louer ». Le scénario déploie les quatre dimensions : cognitive (imposer la « négociation »), orwellienne (l’agression devient « malentendu », les mercenaires « locataires »), subversive (otages, brouillage des communications), systémique (division entre un Premier ministre dépassé et munichois – faisons ce que nous avons toujours fait, négocions – et une Présidente résistante malgré les réticences de l’OTAN : « N’activez pas l’article 5, Mme la Présidente »).

Reconnaître cette unité change tout. Si l’Europe affronte réellement une guerre hybride – l’association guerre d’agression en Ukraine + guerre cognitive en Europe –, alors nous ne pouvons combattre efficacement la guerre cognitive en Europe qu’en participant activement à la défense de l’Ukraine, notamment par la protection du ciel. Les deux fronts étant liés, la victoire sur l’un conditionne le succès sur l’autre.

La guerre totale vise la soumission complète – physique, mentale, culturelle – de l’adversaire. Si Guernica inaugure le bombardement des civils, poursuivi à Coventry et au-delà, la Russie ajoute la guerre cognitive à sa panoplie. L’historien militaire Hew Strachan observe : « Les guerres sont devenues floues aux contours : elles n’ont pas de fin claire34. » Ces guerres n’ont pas de fin au double sens : ni fin temporelle, ni limites géographiques de théâtre. L’espace du conflit se dilate indéfiniment, de Kyïv à Paris, de la tranchée à l’algorithme, du sabotage physique à la manipulation cognitive. Les méthodes transgressent toutes les frontières : entre guerre et paix, civil et militaire, vérité et mensonge, réalité et perception. Cette dissolution des limites constitue l’essence de la guerre totalitaire contemporaine.

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Le lieutenant-général Winston P. Brooks et le lieutenant-général Remigijus Baltrėnas lors de la réunion des ministres de la Défense des pays de l’OTAN, le 15 octobre 2025 // nato.int

L’encerclement cognitif

La guerre cognitive atteint ses objectifs à travers des opérations apparemment dispersées mais coordonnées, en multipliant les fronts par la manipulation et l’intimidation, le débordement et le chantage.

Volodymyr Zelensky cristallise l’une des campagnes les plus sophistiquées : transformer le symbole de la résistance démocratique en repoussoir géopolitique, par l’instillation progressive de doutes sur ses motivations, sa probité, sa légitimité.

Les narratifs mobilisent nos préoccupations démocratiques. Corruption, bellicisme, autoritarisme : chaque grief exploite nos standards pour nous discréditer face à l’agression totalitaire. Le génie réside dans le système de relais : ces narratifs ne sont pas diffusés directement par la propagande russe mais par des politiciens stipendiés ou prisonniers de mensonges qui les arrangent. Cette catégorie des « idiots utiles » et consentants, tels Mélenchon et Mariani35, s’avère efficace : leurs statuts d’élus ou d’anciens responsables confère à leurs propos une respectabilité qui en masquent la nocivité.

La délégitimation des symboles s’accompagne de l’intimidation des territoires. Les opérations russes en Baltique révèlent l’inadéquation de nos grilles d’analyse. Interpréter violations d’espace aérien, cyberattaques et désinformation comme de simples « missions d’espionnage » manque l’essentiel : leur fonction est de paralyser sur nos processus de décision. Ces opérations visent deux objectifs complémentaires qu’illustre l’intrusion des trois MiG-31 dans l’espace estonien le 26 septembre 2025. Semer la peur et la division dans les sociétés baltes en leur rappelant leur vulnérabilité géographique. Au niveau local, l’opération teste notre détermination. Mais au niveau européen, elle permet surtout de révéler les divisions occidentales entre partisans de la fermeté et tenants de la « désescalade ».

Parallèlement à cette intimidation directe, la subversion électorale avance masquée. Le sud et l’est de l’Europe constituent le laboratoire le plus visible où les techniques de manipulation se déploient dans le cadre de processus électoraux formellement démocratiques. La tentative de trucage des élections roumaines de 2024 — mise en échec par l’annulation du scrutin — a révélé un écosystème de manipulation numérique d’une sophistication inédite.

Au-delà, le théâtre africain révèle peut-être le mieux la dimension de « guerre de mouvement » qui compense les faiblesses militaires russes par l’agilité géopolitique. En quelques années, une campagne coordonnée a réussi à chasser les forces françaises du Sahel et à les remplacer par des mercenaires russes – une transformation géostratégique majeure obtenue à un coût dérisoire36.

Le cas du Mali illustre cette sophistication qui exploite habilement les ressentiments post-coloniaux : Les opérations d’influence réussissent à canaliser cette contestation vers un rejet de la présence française et vers des solutions pro-russes, préparant l’arrivée du groupe Wagner.

Au-dessus de tous ces théâtres plane l’arsenal nucléaire russe. La guerre en Ukraine a révélé une évolution doctrinale que Bruno Tertrais nomme « sanctuarisation agressive37 » : contrairement à la dissuasion défensive, elle permet à la Russie de « s’autoriser à conduire des opérations offensives majeures » protégée par sa capacité nucléaire et ambitionne de garantir les conquêtes territoriales. Chaque annexion est suivie d’une intégration constitutionnelle qui permet à Moscou de brandir la menace nucléaire : ces territoires sont désormais « russes », donc couverts par la doctrine de dissuasion. L’arme atomique devient le sceau juridico-militaire de l’agression, le verrou qui transforme le fait accompli en frontière « intangible ».

Cette mutation ne peut fonctionner que par la guerre cognitive dont la sanctuarisation agressive est une arme. Elle paralyse notre volonté et transforme notre prudence en attentisme, notre sagesse en renoncement. L’efficacité repose moins sur la probabilité réelle d’emploi – que les experts jugent faible – que sur notre perception. Déclarations apocalyptiques, modifications de posture, révisions doctrinales : cet appareil théâtral vise à saturer notre espace mental de la peur nucléaire, à nous faire intérioriser l’ « escalade » comme horizon indépassable, à nous faire raisonner à partir de leur menace plutôt que de nos intérêts.

Cette rhétorique colonise nos propres débats. L’obsession de la « désescalade », la hantise de « provoquer » Moscou, la recherche pathologique d’une « rampe de sortie » témoignent du succès de la sanctuarisation agressive. Nous avons intériorisé la menace nucléaire russe comme paramètre déterminant de nos décisions, effaçant la nôtre.

À l’abri d’une ligne MaginOtan ?

Mai 1940 et octobre 2025 : deux dates que sépare près d’un siècle mais que hante une même cécité face à la rupture en cours. Gamelin n’avait pas anticipé la percée de Sedan ; Weygand ne parvenait pas davantage à comprendre la nature de cette guerre éclair qui disloquait nos armées. Comme le diagnostiquait Marc Bloch dans L’Étrange Défaite38, « Le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave. »

L’analogie révèle sa pertinence cruelle. Alors que l’armée russe excelle dans cette guerre cognitive et nous pénètre en profondeur, notre dispositif de défense collective repose sur une conception statique. « Force est de constater que l’OTAN est devenue la nouvelle ligne Maginot des démocraties européennes.39”, pendant que l’adversaire opère dans l’espace fluide des perceptions : rotation permanente des théâtres (Baltique, Roumanie, Afrique), des modes (drones, sabotages, élections) et des narratifs (nucléaire, fatigue, corruption). À cette mobilité cognitive, nous opposons des réponses fixes – murs anti-drones, périmètres définis. L’absurde : la ligne MaginOtan s’arrête là où commence le front réel. L’Ukraine, qui subit l’offensive la plus massive menée contre l’Europe depuis 1945, demeure séparée du dispositif qu’elle défend.

Cette exclusion constitue la plus éclatante réussite de la guerre cognitive. Elle prive l’Alliance de l’armée la plus aguerrie d’Europe qui invente au feu les techniques du XXIe siècle et révèle le piège dans lequel le Kremlin nous enferme : L’exclusion de l’Ukraine hors de l’OTAN fait exister la notion de « sphère d’influence » et de zone neutre dans l’architecture même de notre défense collective. La vision du monde de Poutine est promue, volens nolens, en donnée structurante du débat.

Si l’état-major de 1940 souffrait d’une grille de lecture obsolète, nos dirigeants demeurent prisonniers d’un vocabulaire – « guerre hybride », « escalade », « désescalade » – et d’un aveuglement conceptuel qui les condamne à combattre la guerre précédente quand l’adversaire livre déjà la suivante.

Comprendre cette guerre dans ses quatre dimensions – cognitive, orwellienne, subversive, systémique – et reconnaître la vraie guerre hybride et totale, l’association guerre en Ukraine et guerre cognitive européenne, constitue la condition d’une riposte efficace. La guerre cognitive ne connaît pas de demi-mesures, soit elle nous fait penser dans l’univers de ses mensonges, soit nous pensons le réel.

À la fin de Lifeboat40, le film d’Hitchcock, la journaliste Constance Porter tire le constat de la soumission des naufragés au capitaine nazi Willy qui les avait manipulés : « Nous n’avons pas seulement laissé Willy ramer pour nous, nous l’avons aussi laissé penser pour nous. »

Marc Bloch identifiait une crise d’intelligence : nos chefs « n’ont pas su penser cette guerre41. » L’Europe de 2025 le saura-t-elle ?

<p>Cet article En finir avec la guerre « hybride » a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:57

La monnaie commune des BRICS : échec d’un projet russe

George Witherington

Ce projet incarnait la volonté de la Russie de changer l'ordre financier mondial. Le spécialiste britannique de la finance retrace l’histoire d'un échec. 

<p>Cet article La monnaie commune des BRICS : échec d’un projet russe a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (5066 mots)

Le projet très médiatisé de monnaie commune des BRICS a été discrètement mis en veilleuse avant le sommet des chefs d’État des BRICS en octobre 2024. Il ne figurait pas non plus à l’ordre du jour du sommet de juillet 2025 au Brésil. Avant le sommet de 2024, des sources anglophones et russophones avaient divulgué des informations sur une monnaie interbancaire commune conçue par la Russie. Les autorités russes n’ont jamais reconnu l’existence d’un tel projet qui incarnait la volonté de la Russie de changer l’ordre financier mondial. Le spécialiste britannique de la finance retrace l’histoire de cet échec. 

Rejet de la monnaie de règlement des BRICS dirigée par la Russie

En 2024, année de sa présidence des BRICS, la Russie n’a pas réussi à obtenir le soutien des membres du bloc pour une alternative embryonnaire du Sud global au système financier mondial dominé par l’Occident. Son élément central devait être une monnaie de règlement commune au BRICS permettant de contourner les sanctions. 

La presse occidentale a rendu compte de la réaction négative du sommet de 2024 aux propositions russes concernant des outils alternatifs de paiement et de change pour les BRICS. Les autres membres des BRICS craignaient que cela ne les expose aux sanctions américaines contre les pays tiers qui « collaborent avec la machine de guerre russe ».  

Les Russes ont encore reculé sur le projet de monnaie commune après que le président américain élu Donald Trump a menacé, en novembre 2024, d’imposer des droits de douane de 100 % aux pays du BRICS qui créeraient ou soutiendraient une monnaie rivale du dollar, répétant cette menace après son investiture en janvier 2025. Par l’intermédiaire de son porte-parole, Dimitri Peskov, le Kremlin a répondu par un démenti ambigu, affirmant que « la création de nouvelles plateformes financières au sein des BRICS n’était pas et n’est pas en cours ». Il a ajouté que les experts devaient « expliquer plus en détail » à Trump « le programme des BRICS ». Au début de l’année 2025, l’Inde, le Brésil, la Chine, l’Afrique du Sud et le nouveau membre des BRICS+, les Émirats arabes unis, ont exprimé de sérieuses réserves quant à la campagne en faveur de la dédollarisation menée par la Russie et se sont dissociés de l’idée d’une monnaie commune.

Le président russe avait initialement déclaré que l’objectif du projet de monnaie des BRICS en 2022 était de mettre fin à « l’hégémonie » du dollar. Pour justifier davantage cette décision, il a accusé les autorités occidentales de mener des politiques macroéconomiques « irresponsables », « notamment le recours à la planche à billets, l’émission incontrôlée et l’accumulation de dettes non garanties ». 

Détails divulgués sur une monnaie commune numérique 

Des documents non officiels délibérément divulgués en octobre 2024 nous ont donné une idée de ce que l’on pensait être la monnaie des BRICS envisagée par les Russes. 

Un livre blanc et une fiche FAQ de 16 pages publiés sur un site Internet minimaliste créé à la hâte par une organisation appelée Unit Foundation ont révélé qu’un projet de monnaie numérique, qui devait s’appeler « Unit », existait déjà dans les moindres détails. La fiche FAQ identifiait l’Institut international de recherche sur les systèmes avancés (IRIAS), une entité russe peu connue datant de la guerre froide, comme le développeur de l’Unit. Ces deux documents non authentifiés (il existait également un règlement de gouvernance de l’Unit, inaccessible au public) étaient rédigés dans un anglais professionnel, la fiche FAQ étant de moindre qualité.

Les documents ont d’abord été accueillis avec scepticisme, car ni les auteurs déclarés ni le site n’étaient correctement attribués. Un commentateur occidental de l’industrie des métaux s’est même demandé si le projet n’était pas un « canular ». Un autre a affirmé que les auteurs, l’un russe et l’autre chinois, étaient respectivement un investisseur et un gestionnaire de fonds. 

Monnaie numérique commune de règlement et instruments connexes  

L’Unit n’était pas destinée à avoir un cours légal, mais devait être utilisée dans les transactions transfrontalières entre banques centrales, gouvernements, institutions bancaires et commerces. Elle devait prendre la forme d’un jeton numérique émis (frappé) par tout participant qualifié à n’importe quel « nœud » d’un futur réseau fractal appelé l’écosystème de l’Unit. Les émetteurs déposeraient des devises et des lingots d’or au nœud de leur juridiction afin d’acheter des jetons à la valeur en vigueur pour tous les jetons de l’Unit sur le réseau de nœuds. 

Selon le livre blanc, une fois qu’un marché secondaire liquide pour le négoce des unités ou leur vente contre des devises aurait vu le jour, le prix d’évaluation du « panier de réserve » serait remplacé par un prix de marché.  Les bourses mondiales existantes de cryptomonnaies pourraient constituer des plateformes toutes prêtes pour le négoce des futures unités. 

L’Unit ne serait pas limité au BRICS+ désormais élargi. Il était décrit dans le livre blanc comme une « monnaie mondiale alternative au sein de l’infrastructure financière existante », non soumise à des pressions géopolitiques. Son écosystème fonctionnerait en utilisant la même technologie blockchain que celle des cryptomonnaies, rendant les paiements en Units indétectables par le système d’échange d’informations bancaires SWIFT occidental.

La Russie a ouvertement dirigé le projet, les seuls autres membres du BRICS mentionnés dans les sources ouvertes étant le Brésil, représenté par le directeur brésilien de la Nouvelle banque de développement du BRICS basée à Shanghai, et la Chine, qui joue un rôle clé dans la plateforme expérimentale de négociation de monnaie numérique de banque centrale (MNBC) mBridge

Avant le sommet de 2024, le directeur russe du groupe de travail sur les services financiers du Conseil des affaires du BRICS a annoncé via une agence de presse russe que la monnaie commune de règlement était l’un des nombreux projets d’infrastructure financière du BRICS en cours menés sous la présidence russe. Ceux-ci comprenaient une plateforme pour les règlements internationaux en monnaies numériques (Bridge), un système de paiement (Pay), un dépositaire de règlement (Clear), un système d’assurance (Insurance) et une alliance de notation de la dette. Il a également précisé que le panier de devises utilisé pour l’évaluation de l’Unit serait composé exclusivement des monnaies nationales des BRICS.

Parallèlement, la présidence des BRICS a publié un rapport de 48 pages destiné aux hauts dirigeants et intitulé “Improvement of the International Monetary and Financial System” (Amélioration du système monétaire et financier international) en anglais, parrainé par le ministère russe des Finances et la Banque centrale, ainsi que par une société de conseil privée russe. Ce rapport expose les arguments du Sud en faveur d’une refonte du système financier mondial qui réduirait le rôle dominant du dollar américain et des autres devises occidentales. Le rapport ne mentionnait pas spécifiquement une monnaie des BRICS, mais contenait des propositions techniques détaillées concernant le « filet de sécurité financière mondial » actuellement administré par le FMI et l’introduction d’une initiative de paiement transfrontalier des BRICS (BCBPI). 

Un panier de matières premières évalué à 40 % composé d’or 

Les documents de la Fondation Unit contenaient une surprise de taille : la composante matières premières à hauteur de 40 % du « panier de réserve » pour la frappe des unités serait entièrement constituée de lingots d’or, parallèlement au panier de devises des BRICS à hauteur de 60 %. Il s’agissait là d’un changement radical par rapport à la vingtaine de matières premières cotées en bourse, dont l’or, recommandées ces dernières années par Sergueï Glaziev, fidèle de Poutine, ancien conseiller économique néo-marxiste de Poutine, puis commissaire russe à l’intégration et à la macroéconomie à l’Union économique eurasienne. L’Unit était immédiatement reconnaissable comme le modèle du panier de réserve composé de 60 % de devises et 40 % de matières premières qu’il prônait depuis plusieurs années. Certains ont même affirmé que Glaziev, membre de l’Académie russe des sciences et fervent détracteur de la politique monétaire russe actuelle, était le véritable architecte de l’Unit. 

La composante 40 % entièrement en or constituait un changement significatif par rapport au panier diversifié de matières premières initial, qui, selon lui, avait été testé avec succès lors de simulations. C’était probablement la première fois qu’un étalon-or, même partiel, était envisagé pour une monnaie commune internationale. 

Le rôle majeur de l’or n’était pas une surprise totale. Dès 2022, Glaziev avait plaidé en faveur de la renationalisation de la bourse des matières premières de Moscou afin de permettre la cotation de l’or en Russie. Cela, écrivait-il à l’époque, jetterait les bases d’un « étalon-or » russe reliant la monnaie nationale à un instrument international de paiement et de règlement ayant le statut de monnaie de réserve.

Dans une interview accordée au début de l’année 2025, son discours a changé. Il a affirmé que l’objectif à long terme était de disposer d’un panier diversifié de matières premières, affirmant que le panier entièrement composé d’or était une « version provisoire de l’étalon-or » facile à comprendre et que, historiquement, l’or a toujours été une valeur refuge en période de « guerre mondiale ». 

Déjà secrétaire adjoint d’un comité intergouvernemental appelé l’Union économique eurasienne entre la Russie et la Biélorussie, Glaziev a été nommé en avril 2025 secrétaire de ce comité dans le cadre d’une rotation régulière des fonctions. 

Un défi lancé à l’Occident

Le panier de matières premières composé à 40 % d’or de l’Union peut être interprété comme le rejet du système occidental de monnaies fiduciaires. Le conservatisme économique de la Russie, héritage de l’époque soviétique, fait qu’elle a du mal à accepter que la monnaie moderne provient de la création de crédits non garantis et de l’émission monétaire. La conception populaire russe de la monnaie reste imprégnée de cette époque. Elle considère que la monnaie doit être suffisante pour maintenir les dépenses et la production économique prévisionnelle dans les limites prescrites, avec l’aide de prix et de taux de change maintenus artificiellement. 

Le soutien de la Russie à l’étalon-or : une tactique de guerre hybride

Cependant, le défi que représente pour l’Occident la renaissance d’un étalon-or partiel doit être considéré dans le triple contexte de la guerre hybride menée par la Russie contre l’Occident, de sa guerre conventionnelle génocidaire contre l’Ukraine et de l’orientation non viable d’une économie de guerre lourdement sanctionnée et gérée de manière imprudente. Ayant échoué dans les deux derniers domaines, il était rationnel pour la Russie de tenter une manœuvre dans le premier, où elle connaît plus de succès (recrutement de politiciens occidentaux, désinformation, sabotage, attaques de pirates informatiques, etc.). La carte de l’étalon-or a été jouée pour exploiter ce que les Russes perçoivent comme la vulnérabilité des économies occidentales après la montée en flèche de la dette et des déficits induits par la monnaie fiduciaire ces dernières années. Les Russes ignorent toutefois que ces phénomènes sont la conséquence de mesures de stabilisation économique visant à faire face à de graves crises mondiales (Covid, inflation, approvisionnement énergétique) déclenchées dans certains cas par la Russie elle-même. 

L’approbation par Poutine de l’ancien dollar américain adossé à l’or

Lors d’une discussion en séance plénière en marge du sommet des BRICS+ en 2024, Poutine a de manière inattendue fait l’éloge de l’étalon-or, reconnaissant sa contribution à la stabilité du dollar américain jusqu’aux accords de la Jamaïque en 1976, qui ont ratifié la fin des accords de Bretton Woods. Il a déploré que le système financier mondial soit devenu par la suite dépendant de la domination de l’économie américaine et du dollar pour sa stabilité. Ses propos semblaient approuver les futures monnaies adossées à l’or. Dans cette optique, l’Unit aurait pu constituer une première étape. 

La conception de l’Unit en faisait encore plus une monnaie « en or ». Selon les documents mentionnés précédemment, les monnaies des BRICS dans le panier de devises non indexées sur l’or devaient être acceptables pour le paiement de l’or et leur valeur « ancrée » à l’or (le prix de l’or dans chaque monnaie). Les devises du panier pouvaient alors être évaluées non pas en termes monétaires, mais en or. 

Les partisans de l’étalon-or ignoraient que le fait de lier une monnaie à l’or risquait de reproduire le désastre de la Grande Dépression des années 1930. À l’époque, l’ancrage du dollar américain à l’étalon-or avait empêché l’émission monétaire qui aurait permis de rétablir des niveaux d’emploi normaux dans l’économie américaine en plein effondrement. Au lieu de cela, la récession économique s’est propagée à travers le monde, exacerbée par les droits de douane élevés imposés par les États-Unis et par d’autres dont la monnaie était également liée à l’étalon-or. 

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Poutine tenant un billet symbolique des BRICS lors du sommet de l’organisation, le 23 octobre 2024 // brics-russia2024.ru

Les inquiétudes des négociants en métaux précieux et en or concernant un Unit ou un rouble basé sur l’étalon-or 

La puissance de l’or utilisé comme arme par la Russie contre l’Occident a été mise en évidence dans les discussions spéculatives dans les cercles occidentaux du négoce des métaux précieux et de l’or sur la faisabilité d’une monnaie BRICS ou même d’un rouble russe indexés sur l’étalon-or. Un rouble hypothétique indexé sur l’étalon-or a été rapidement écarté par ces cercles, car il serait déstabilisant pour le système monétaire mondial et attiserait de dangereuses tensions géopolitiques. Le bouleversement résultant de ces scénarios proviendrait de la turbulence du marché des devises causée par la réévaluation de toute future monnaie adossée à l’or par rapport aux monnaies fiduciaires, la forme moderne de monnaie utilisée aujourd’hui dans le monde entier, y compris en Russie. 

Poutine sur une économie mondiale « en mutation » 

Les Russes semblaient pleinement conscients des perturbations potentielles du système monétaire mondial résultant des changements prétendument « naturels » de l’économie mondiale et de la « fin du leadership américain » prédite par la propagande russe. Après avoir approuvé le dollar étalon-or de l’après-guerre lors de la même réunion des BRICS+, Poutine a reconnu les turbulences potentielles résultant de ces développements futurs présumés, affirmant que les « transformations » devaient être « civilisées ». 

Inconvénients de la conception de l’Unit 

L’Unit ne remplirait pas toutes les fonctions d’une monnaie unique : monnaie légale, moyen de paiement, réserve de valeur, monnaie de réserve. Elle ne serait initialement qu’un instrument de paiement dont le prix serait fixé en fonction de la valeur sous-jacente du panier de l’Unit, devenant une réserve de valeur une fois qu’un marché secondaire aurait vu le jour. 

Les documents divulgués ont nié que le jeton numérique Unit serait une cryptomonnaie, invoquant sa garantie en or et en devises. Ils ont également contesté le fait qu’il s’agirait d’un stablecoin [cryptomonnaie conçue de manière à conserver un cours stable, NDLR], car les devises et l’or ne pourraient pas être rachetés et parce que le prix final sur le marché ne serait pas lié à la garantie. En 2024, les sites de négoce de métaux avaient qualifié la monnaie BRICS attendue de  « stablecoin garanti par l’or stablecoin ». 

Les entités qui frapperaient des Unit renonçeraient définitivement à leur monnaie et à leur or. La garantie seraient détenue à perpétuité par le nœud de l’écosystème où le jeton seraient frappé, à moins qu’il n’y ait un rachat simultané de tous les jetons du nœud. 

La composante d’évaluation de l’or obligerait les entités frappant des jetons Unit à sacrifier un métal précieux qui, en 2019, a été reclassé par rapport à son statut précédent d’actif de niveau 3 à celui de risque zéro dans le cadre de l’adéquation des fonds propres de Bâle III. Cela a permis aux banques d’utiliser l’or comme garantie à risque zéro et pour atténuer le risque de crédit. Cependant, depuis le 1er juillet 2025, 100 % de la valeur marchande de l’or physique dans les bilans bancaires est officiellement qualifiée, dans le cadre de la réforme finale de Bâle III, d’actif liquide de haute qualité de niveau 1. L’or retiré de leurs bilans pour frapper des Units priverait désormais les banques de l’augmentation significative de leurs ratios d’adéquation des fonds propres et de liquidité résultant de cette nouvelle reclassification. 

La rareté de l’or, les risques liés à la sécurité des lingots déposés dans des nœuds d’écosystème largement dispersés, ainsi que l’absence de garanties de la part des gouvernements, des banques centrales ou des institutions financières internationales, constitueraient des freins supplémentaires à l’adoption de l’Unit par le marché.

Comme pour les autres monnaies de type blockchain, la base juridique et l’infrastructure opérationnelle nécessaires n’existent pas aujourd’hui pour que les jetons génèrent des revenus d’intérêts pour les investisseurs. 

Deux caractéristiques de l’ère soviétique 

L’écosystème de l’Unit devrait être géré par l’IRIAS elle-même. Organisation intergouvernementale internationale (ou « IIO ») fondée en 1976 et conforme à une certaine convention de Budapest de 1980 rédigée par le Conseil d’assistance économique mutuelle (Comecon), l’IRIAS est aujourd’hui un institut d’ingénierie spécialisé qui possède une succursale européenne à Budapest. L’Unit a été conçue par le Centre pour le développement financier international de l’IRIAS, comme indiqué dans la fiche FAQ.

Selon le directeur russe du groupe de travail sur les services financiers des BRICS mentionné précédemment, la conception de l’Unit s’est inspirée de l’expérience du rouble transférable (TR) soviétique. Il a qualifié l’Unit d’« équivalent » du TR du point de vue des procédures de règlement. En tant qu’unité de compte financière pour le commerce interne du bloc soviétique, le TR était fixé à des taux de change fixes mais révisés périodiquement par rapport au dollar américain et aux monnaies des États satellites de l’URSS. Il était délibérément surévalué à des fins de propagande.

Or toute pratique opérationnelle de type soviétique susciterait des inquiétudes justifiées quant à l’intégrité de l’Unit.

witherington banknote

Plateforme des BRICS pour les règlements

Lors du sommet de 2024, le président russe a déclaré qu’il accordait une priorité à la solution des graves difficultés de paiement en devises entre les membres des BRICS. Ces problèmes existent parce que la Russie a imposé la dédollarisation à ses partenaires des BRICS. Depuis la guerre en Ukraine, les recettes d’exportation russes ont été systématiquement bloquées dans les pays acheteurs des BRICS en raison des contrôles des changes, des problèmes habituels de convertibilité et de liquidité, et de la crainte de sanctions secondaires américaines à l’encontre des banques du bloc. 

Selon des rumeurs émanant des milieux occidentaux du commerce des métaux précieux et de l’or, la plateforme numérique mBridge est une plateforme de paiement et de négociation candidate pour les futures MNBC des BRICS, et comme initialement prévu pour les Units. Développée jusqu’au stade d’un produit viable pour la Banque des règlements internationaux (BRI) par la Chine et d’autres pays partenaires asiatiques, la plateforme est désormais indépendante de la BRI, après que celle-ci a exprimé la crainte que la Russie n’exploite mBridge pour contourner les sanctions et affaiblir le dollar. La plateforme semblait appropriée pour fusionner avec, ou remplacer, la plateforme propriétaire Bridge proposée par les BRICS.

Conclusion

Le projet Unit, actuellement suspendu, montre que la Russie a étendu sa guerre hybride contre l’Occident au secteur financier, faisant pression sur ses partenaires des BRICS+ et du Sud pour qu’ils y participent. Ces nations ont néanmoins rechigné à accepter le plan trop optimiste de la Russie visant à créer une monnaie commune pour remplacer le dollar. Pourtant, elles ont été mobilisées pendant un certain temps par la Russie et la Chine pour des projets financiers connexes tels que la monnaie numérique (MNBC), les réserves d’or des banques centrales, les plateformes de paiement alternatives (mBridge) et la dédollarisation. L’Occident a perdu l’initiative dans ces domaines. 

L’adoption rapide de la fintech par la Russie et son instrumentalisation contre l’Occident sont frappantes. En août 2024, le Kremlin a légalisé l’utilisation de la cryptomonnaie dans les paiements internationaux, officialisant ainsi la cryptomonnaie comme un outil de contournement des sanctions. La conception de type stablecoin de l’Unit est un autre exemple de ce type d’instrumentalisation. 

Dans le même temps, la Russie s’est étonnamment jointe aux critiques américains du Genius Act de juillet 2025 de l’administration Trump, qui autorise les entreprises américaines à émettre des stablecoins. Un conseiller du président russe a exprimé sa crainte que les stablecoins, liés aux bons du Trésor américain, soient manipulés pour réduire la dette publique américaine et se substituer aux dollars de la Réserve fédérale, déstabilisant ainsi le système financier international. Avec sa propagande prédisant l’effondrement économique des États-Unis, le Kremlin est naturellement irrité par la solution proposée pour résoudre la crise de la dette américaine. Son inquiétude apparente face au changement « incivilisé » des règles du système monétaire américain est plus compréhensible. Les répercussions devraient se faire sentir dans le monde entier, sans épargner aucun pays. Dans ce contexte monétaire international plus risqué, on peut désormais s’attendre à des changements tactiques dans la guerre hybride menée par le secteur financier russe contre l’Occident. La Russie va certainement accélérer ses travaux sur les systèmes et les plateformes de paiement pour les devises des pays du BRICS. 

Dans ce contexte, l’Ukraine a courageusement défendu pendant 43 mois non seulement les libertés démocratiques occidentales, mais elle a également empêché l’arrivée sur le continent européen de pratiques économiques néfastes observées récemment aux États-Unis et depuis plus d’un siècle en Russie.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

<p>Cet article La monnaie commune des BRICS : échec d’un projet russe a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:57

Sur la portée des liens entre la Russie poutinienne et le Venezuela chaviste : la possibilité d’un « front secondaire » ?

Jean-Sylvestre Mongrenier

Pendant la montée en puissance du programme révisionniste russe, le Venezuela a fait figure de « nouveau Cuba ».

<p>Cet article Sur la portée des liens entre la Russie poutinienne et le Venezuela chaviste : la possibilité d’un « front secondaire » ? a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3796 mots)

Alors que Donald Trump semble tergiverser en Ukraine où il se heurte à l’impérialisme grand-russe et à un eurasisme conquérant, rebelle à tout « deal », les tensions montent autour du Venezuela chaviste. Au premier abord, une telle situation cadre avec la vision que l’on prête au président des États-Unis, celle d’une géopolitique centrée sur l’Hémisphère occidental. Cependant, ne négligeons pas l’importance des liens russo-vénézuéliens, leur dimension stratégique et le pouvoir de nuisance qu’ils confèrent au Kremlin.  

Voilà un quart de siècle que sévit le régime établi par Hugo Chavez, caudillo léniniste-justicialiste du Venezuela  de 1999 à 2013, système de domination perpétué par Nicolas Maduro29. Il réprime les opposants et ruine l’un des pays les mieux dotés au monde en ressources naturelles (pétrole, or, bauxite, nickel, fer, terres rares, etc.). Huit millions de Vénézuéliens, soit près des trois dixièmes de la population, ont fui à l’étranger, ce qui a provoqué une crise migratoire dans les pays voisins, avec des répercussions jusqu’aux États-Unis. Pour renforcer leur pouvoir et accroître leur richesse, Maduro et les siens ont mis en place un système de contournement des sanctions internationales et transformé le pays en plateforme du trafic de drogue42. Pilier du chavisme, l’armée dispose de son propre cartel (Los Soles), tandis que les services de sécurité du régime collaborent avec d’autres organisations criminelles (Tren de Aragua). Leurs hommes de main pourchassent les opposants politiques réfugiés à l’étranger. Dans le voisinage immédiat, Maduro conteste la frontière avec Guyana, riche en hydrocarbures, et menace de passer à l’acte. À l’échelle du sous-continent, Hugo Chavez fut à l’origine de l’Alliance bolivarienne des Amériques (ALBA), dont les positions en faveur d’un « monde multipolaire » recoupent les discours et représentations géopolitiques du Kremlin43.

Carottes et bâtons des Américains

Longtemps, la diplomatie des États-Unis aura misé sur un jeu de sanctions positives et négatives (le bâton et la carotte), la condamnation internationale des pratiques chavistes (manipulation des élections et répression des opposants), et les bons offices de Lula da Silva – trotskiste non repenti et président du Brésil –, pour obtenir une certaine libéralisation du régime. Sur le fond, nombre de dirigeants aux États-Unis, convaincus des attraits de la démocratie de marché, pensaient que le pouvoir de séduction et de persuasion de leur modèle finirait par l’emporter. Las ! Au Venezuela comme sous d’autres cieux, la très surfaite théorie du soft power a éprouvé ses limites. Lors du premier mandat de Donald Trump, la politique américaine, sous l’impulsion de John Bolton, Conseiller à la sécurité nationale, aura un bref temps songé à provoquer un changement de régime (le fameux « regime change »), sans véritablement préparer l’affaire ni persévérer dans cette direction. Par la suite, la situation en Ukraine et ses conséquences énergétiques amenèrent Joe Biden, nouveau président des États-Unis, à assouplir les sanctions sur le pétrole vénézuélien44.

Au début de son second mandat présidentiel, Donald Trump veut marquer la différence avec son prédécesseur, en autorisant le groupe énergétique américain Chevron à importer du pétrole vénézuélien. Il prend ensuite conscience du fait que le Venezuela est la plaque tournante de flux migratoires latino-américains que son Administration entend endiguer, et que le régime chaviste tient une place notable dans le narco-trafic et l’économie criminelle des cartels, qui maîtrisent et alimentent le marché de la drogue aux États-Unis. C’est pourquoi l’embargo pétrolier est rétabli et les cartels, vénézuéliens ou autres, sont désormais considérés comme des organisations terroristes, susceptibles d’un traitement militaire. Au cours de l’année 2025, dix mille soldats américains sont déployés à Porto Rico ainsi qu’une flotte de guerre (sept bâtiments et un sous-marin nucléaire d’attaque) et des avions F-35 ; le porte-avions USS Gerald-Ford est en route vers les Caraïbes ; le régime chaviste subit une forte pression militaire américaine, plusieurs navires soupçonnés de participer au narco-trafic ont été bombardés (huit frappes à ce jour) et le spectre d’une intervention militaire directe rôde ; la CIA est autorisée à mener des actions sur le territoire du Venezuela.

On ne sait pas encore jusqu’où Donald Trump est prêt à engager les États-Unis dans cette affaire. S’agit-il de mener une opération de police internationale, contre les cartels de la drogue et le trafic d’êtres humains, ou envisage-t-il le recours à la force armée pour chasser Maduro du pouvoir et faire tomber le régime chaviste ? À l’intérieur de l’administration Trump comme dans l’électorat républicain, « faucons » interventionnistes et « MAGA » isolationnistes s’opposent sur la question. Dans l’un ou l’autre cas, cette politique de la canonnière entre en résonance avec les thèmes classiques de la doctrine Monroe, de la « Méditerranée américaine » (l’ensemble spatial Caraïbes-golfe du Mexique), et de l’Hémisphère occidental, comme ce fut le cas au détour des XIXe et XXe siècles45. Si le secrétaire d’État Marco Rubio, conseiller à la Sécurité nationale, semble avoir une vision plus large des enjeux, l’administration Trump n’a pas énoncé de stratégie claire concernant le Venezuela et l’ « arrière-cour » des États-Unis (Amérique centrale/Méditerranée américaine). À tous égards, l’approche réductrice qui semble dominer les esprits à Washington diffère de celle des années 1980, lorsque l’enjeu était de contenir le communisme, l’influence soviétique et les agissements de Cuba dans la région. On ne saurait pourtant ignorer la réalité des liens russo-vénézuéliens et le rôle des services castristes auprès de Maduro.

Il faut ici rappeler l’étroitesse de l’alliance historique entre l’URSS et le régime communiste de Cuba, dirigé par les frères Fidel et Raul Castro. La « crise des fusées » (octobre 1962) aura été un temps fort de l’affrontement Est-Ouest, passé à deux doigts d’un conflit armé, au péril d’une guerre nucléaire46. Certes, les liens tissés à l’époque de la guerre froide furent mis à mal avant la dislocation de l’URSS, Moscou ne disposant plus des moyens de subvenir aux besoins de cette île, base avancée du communisme à 150 kilomètres des côtes de la Floride, mais économie naufragée. La détérioration des rapports entre la Russie et l’Occident, notamment après l’attaque contre l’Ukraine (2014), et l’isolement international qui en résulta entraînèrent un rapprochement avec l’allié d’hier. Quelques semaines après l’annexion manu militari de la Crimée, le maître du Kremlin se rendait à La Havane pour y rencontrer Raul Castro. En signe de bonne volonté, les neuf-dixièmes de la dette cubaine contractée à l’époque soviétique furent annulés.

De La Havane à Caracas

Depuis, d’importants progrès ont été réalisés dans le développement des relations économiques, commerciales et financières, avec des projets communs importants dans les domaines de l’énergie, le transport, en particulier le ferroviaire, l’industrie – y compris le secteur médical et pharmaceutique –, l’agriculture, la science et la technologie, ainsi que la promotion des exportations cubaines sur le marché russe. Présidée par les vice-présidents des deux gouvernements, la Commission intergouvernementale pour la coopération économique, commerciale, scientifique et technique entre la République de Cuba et la Fédération de Russie se réunit régulièrement. Sur le territoire cubain, de grandes entreprises russes comme les Chemins de fer russes, Rosneft (pétrole), les entreprises d’automobiles Autovaz, Kamaz, Gaz et Uaz mènent des projets. En 2017, Rosneft livrait du pétrole à Cuba, prenant en partie le relais du Vénézuela, plongé dans une grave crise47 (le Venezuela assurait normalement 70 % des besoins pétroliers de Cuba). On peut parler d’un axe géopolitique Moscou-La Havane-Caracas, Cuba fournissant au régime chaviste ses services en matière de sécurité, en bonne intelligence avec la Russie qui mobilise aussi le groupe Wagner48.

En vérité, le Venezuela, au cours de ces années de montée en puissance du programme géopolitique révisionniste russe, fait figure de « nouveau Cuba » aux yeux de Moscou. Dans les années 2000, le grand comparse local de Poutine est Chavez. La coopération militaire se traduit par des ventes d’armes russes (Kalachnikov, avions de chasse et chars), financées par la rente pétrolière. Des manœuvres communes, avec des flottes d’avions et de bâtiments russes, sont organisées dans les Caraïbes. La coopération est surtout énergétique, les deux pays tentant de former un consortium pétrolier. Dans des communiqués communs, Moscou et Caracas affirment vouloir constituer un « contrepoids solide à l’influence américaine ». Sur la scène internationale, le Venezuela est l’un des rares pays à reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ôtées à la Géorgie en août 2008. Intime de Poutine et dirigeant de Rosneft, Igor Setchine aurait tenu un rôle important dans cette reconnaissance49, moyennant prêts, subsides et prises de participation dans la firme énergétique PDVSA (Petróleos de Venezuela SA).

Bientôt, pour faire face aux graves problèmes financiers que le régime chaviste a provoqués, celui-ci se tourne plus encore vers la Russie, ainsi que vers la Chine populaire, qui octroie d’importants prêts ; en contrepartie, ces deux pays deviennent propriétaires de raffineries vénézuéliennes. Successeur de Chavez, Maduro entretient une relation privilégiée avec Moscou. Évalué à un total de dix-sept milliards de dollars à la fin de la décennie 2010, le soutien russe (investissements dans l’industrie pétrolière et dans les mines, livraisons de blé) va de pair avec une coopération militaire qui se resserre. Parfois, des avions de guerre russes atterrissent sur des aérodromes vénézuéliens et participent à des entraînements : le 10 décembre 2018, deux bombardiers TU-160, accompagnés d’un AN-24 et d’un Il-62, défraient la chronique stratégique durant le temps de leur présence (ils repartent après cinq jours d’exercice). C’est un soutien évident à un président confronté à l’opposition parlementaire et à une large part de la population (une autre part vote avec ses pieds et s’enfuit dans les pays voisins). Qui plus est, Moscou aurait dépêché auprès du président en titre un groupe de quatre-cents mercenaires chargés de sa protection rapprochée50 (Reuters, 25 janvier 2019). Un âge d’or dans les relations russo-vénézuéliennes ?

En guise de conclusion

On objectera que la Russie poutinienne, mise en échec en Ukraine, a d’autres chats à fouetter, qu’elle n’a plus les moyens de mener une politique dispendieuse sur un théâtre périphérique, moins encore la possibilité d’impulser un nouvel ordre international en Amérique latine, fort éloignée de l’Eurasie dont le sort concentre l’attention et les appétits du Kremlin. Certes, mais nul besoin de mobiliser d’énormes ressources pour acquérir un pouvoir de nuisance, affaiblir les États-Unis en favorisant l’ouverture d’un « front secondaire » (un concept-clef dans la pensée stratégique soviétique), avec des répercussions en Ukraine et sur les alliances américaines en Europe. En matière de stratégie oblique et de guerre asymétrique, soyons assurés du fait que les Russes savent faire beaucoup avec peu de choses : la hargne, l’esprit de suite et l’obstination pallient le manque de moyens ; ils n’hésiteront pas à encourager en sous-main une politique du pire, pour « fixer » les États-Unis. À l’arrière-plan se tient la Chine populaire, principal partenaire de nombreux pays latino-américains et parrain du « Sud global ».

Aussi Donald Trump devrait-il peser avec soin ses options stratégiques, au Venezuela comme dans l’ensemble de la région, et circonscrire avec précision ses objectifs politiques. Potentiellement écartelés entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie-Pacifique, les États-Unis s’exposeraient grandement en prétendant aller au-delà d’une opération de police internationale qui viserait à tenir en respect et affaiblir le régime chaviste. Surtout, il importe de développer une vision géopolitique d’ensemble qui tienne compte des interconnexions entre les différents théâtres mondiaux et des contrecoups d’un point du globe à un autre. À l’égard de la « Russie-Eurasie », de la Chine populaire, de l’Iran islamique et d’autres systèmes meurtriers, tels que le régime-bunker de Pyongyang et celui des chavistes, le destin des démocraties occidentales appelle une « grande stratégie » qui combine unité d’esprit, convergence des vues et partage des responsabilités. Par essais, erreurs et ajustements réciproques, ce schéma géopolitique pourrait prendre forme. Si les États-Unis y sont disposés.

Addendum

La notion d’ « Hémisphère occidental » ( « Western Hemisphere ») renvoie à l’ensemble interaméricain, de l’Alaska à la Terre de Feu, ainsi qu’aux Caraïbes. L’usage de cette notion dépasse la seule dénomination d’un ensemble spatial : elle est le véhicule de représentations géopolitiques centrées sur les États-Unis et le rôle censé leur revenir dans cette partie du monde. Il s’agit en fait d’une projection du « système américain », de ses principes et valeurs, tel qu’ils ont été pensés et conçus par les Pères fondateurs des États-Unis, à l’échelle de la totalité du continent. Cette conception élargie du « système américain » se retrouve dès les années 1820, dans la pensée de John Quincy Adams (le sixième président des États-Unis) et Henry Clay (secrétaire d’État dans l’administration Adams). Pour Henry Clay, un tel système permettrait non pas de fonder un empire mais d’établir l’hégémonie des États-Unis aux Amériques et, au-delà d’y contrecarrer la Sainte-Alliance, de rivaliser avec l’Angleterre sur les plans économique, commercial et monétaire. Sur le plan institutionnel, l’Organisation des États américains (OEA), fondée sur le panaméricanisme, en est l’expression (mais les États-Unis s’y heurtent à beaucoup de résistances). Il reste que la traduction économique de ce panaméricanisme, c’est-à-dire le projet d’une zone de libre-échange des Amériques, de l’Alaska à la Terre de Feu, promue par Washington dans les années 1990-2000, n’a pu voir le jour. Désormais, la Chine populaire est le grand partenaire économique et commercial des pays latino-américains, demain peut-être leur principal partenaire financier (voir les projets chinois de « dé-dollarisation » et de Yuan numérique).

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26.10.2025 à 16:56

Le Courrier des lecteurs

Galia Ackerman

À quand la fermeture du Centre culturel et spirituel russe du quai Branly, ce bastion d’espionnage et de propagande ?

<p>Cet article Le Courrier des lecteurs a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1343 mots)

Bonjour chères amies, chers amis,

Ces derniers jours, nous avons reçu plusieurs courriers intéressants. Jean-Damien T. nous écrit : « Je viens de prendre connaissance de l’édito de la lettre d’infos de Desk Russie, que je lis le plus souvent avec beaucoup d’intérêt. Cette fois, c’est avec de l’agacement que je termine l’édito. Était-il bien utile de faire la réclame, deux fois de suite, pour le site d’Amazon?
Les libraires de France ne méritent-t-ils pas davantage de reconnaissance, eux qui ont organisé maints débats sur la situation en Ukraine et mis en avant vos livres bien davantage que cette multinationale tentaculaire ? C’est franchement désolant. »

J’ai répondu à Jean-Damien qui a compris mes arguments, mais il est utile que j’explique mieux la politique éditoriale de notre toute nouvelle maison d’édition. Si nous investissons dans l’impression à grand tirage, ce qui nécessite l’adhésion à une société de diffusion, également onéreuse, n’importe quel insuccès peut nous être fatal. Par conséquent, nous avons adopté un autre système : petits tirages à peu de frais, et diffusion par nos propres forces. En absence de publicité payante et sans avoir à notre service la distribution dans des librairies, nous publions en premier lieu pour les lecteurs de Desk, et nous informons de nos parutions sur les réseaux sociaux. Quelques dizaines de libraires nous ont découvert et nous commandent des exemplaires, mais cela plus les ventes directes via notre site n’est pas suffisant. C’est pourquoi, comme tous les éditeurs, nous avons commencé également à vendre sur Amazon. Ce qui est le plus intéressant pour nous, ce sont les commandes directement sur notre site AEBL. C’est le meilleur moyen de nous soutenir. En deuxième position se trouve la vente aux libraires, qui jouissent d’une remise de 35 %, et en troisième position, Amazon, qui expédie lui-même, mais nous rembourse moins encore que les libraires. En fait, je ne peux vraiment recommander Amazon qu’à nos lecteurs hors de France, car l’envoi postal à l’étranger nous coûte très cher. Cependant, il faut donner aux gens le choix ! C’est ce que nous faisons.

Je suis une habituée des insultes sur X, mais là, nous avons reçu une menace voilée. Quelqu’un qui a créé une adresse postale sous le nom de Nazda Rovie, ce qui veut dire en russe « À votre santé ! », nous écrit cette phrase : « Un conseil. Prenez une bonne assurance vie. » Je suppose qu’il s’agit d’une menace adressée à l’équipe de Desk. Une menace qui vient après une série d’attaques de hackers sur notre site et qui n’est pas à prendre à la légère. En même temps, cette menace n’est pas suffisante pour demander une protection policière. « Même pas peur ! », comme disent les enfants.

Nous n’allons pas fermer Desk Russie, ni notre université ou notre maison d’édition. Nous allons continuer comme avant, tout en sachant que le FSB, le GRU et leurs antennes sont capables du pire, comme leurs prédécesseurs soviétiques. Plusieurs opposants ont été tués, empoisonnés, molestés, kidnappés, emprisonnés. C’est le prix à payer pour un certain courage.

Ella M. nous écrit : « Dans votre Courrier des lecteurs, vous dites que l’ambassade russe jouit d’une protection de la police française, car tel est l’usage diplomatique. Mais quid du Centre culturel et spirituel russe du quai Branly ? Pourquoi, alors que la France condamne l’agression russe, ce centre reste ouvert et continue sa propagande comme si de rien était ? Jusqu’à quand allons-nous tolérer cette hideuse construction en plein centre de Paris ? »

Chère Ella, nous partageons votre indignation. J’ai été peut-être la première à s’insurger, en 2013, contre la construction de ce centre dans une tribune publiée dans Libération. Malheureusement, la décision de vendre le terrain à l’État russe afin d’y construire une église a été prise en pleine lune de miel franco-russe, lorsque Dmitri Medvedev était président (dans ce jeu de chaises musicales) et que la direction française était persuadée qu’une nouvelle ère plus libérale s’ouvrait en Russie. Malgré la guerre russo-géorgienne de 2008 qui a privé la Géorgie de 20 % de son territoire, le discours soi-disant moderniste de Medvedev et les convictions pro-russes de François Fillon, alors Premier ministre, ont fait pencher la balance en faveur du Kremlin.

Ce qui n’était pas connu à l’époque, c’est que cette église serait entourée de plusieurs bâtiments et que cela formerait un « compound ». Lorsque je suis allée voir de mes yeux ce complexe à l’ouverture de l’église, l’accès à ces bâtiments était déjà barré. À ma question adressée à deux molosses russes sur la destination de ces bâtiments, ils m’ont répondu sur un ton peu amène : « C’est pour les pèlerins. » Bien sûr, il n’y a pas de pèlerinage religieux russe à Paris, car il n’y a pas de lieux saints russes ici. En revanche, ce territoire a été proclamé territoire diplomatique en vertu d’un précédent juridique français vieux de 100 ans, qui reconnaissait que le lieu du culte desservant une ambassade pouvait être considéré comme un territoire jouissant d’une immunité diplomatique.

C’est ainsi que cet horrible complexe fait officiellement partie de l’ambassade russe du boulevard Lannes, et malgré des soupçons que les coupoles de l’église cachent des antennes permettant d’espionner plusieurs bâtiments gouvernementaux, comme le quai d’Orsay ou Matignon, il n’y a rien à faire. Honnêtement, je ne sais pas si l’État français peut ordonner la fermeture de ce centre. En tout cas, après la menace que nous avons reçue, nous n’allons pas nous promener dans cet enclos !

Enfin, nous commençons à recevoir des avis sur le livre de Constantin Sigov Musiques en résistance : Arvo Pärt et Constantin Sigov que nous avons récemment publié. Voici ce qu’écrit Olivier Costa de Beauregard, directeur général du Groupe Industriel Marcel Dassault : « Je viens de finir le livre de Constantin Sigov. Je ne suis pas assez musicien pour tout comprendre mais j’ai admiré la noblesse de ces deux hommes et la beauté précieuse de ces deux vies. L’esprit transcende la matière, lui permet de prendre sa vraie forme, voilà la leçon que j’en ai retirée. Une leçon donnée dans des circonstances adverses d’un matérialisme triomphant, soi-disant historique, en fait englué dans la médiocrité et la laideur du cynisme de l’époque de Brejnev qui les a incarnées. Et de cette gangue a surgi une beauté qui nous touche encore, alors que cet homme cruel mais au fond pitoyable est si justement oublié. Ce qui donne peut-être une perspective et une espérance pour aujourd’hui dans la grande épreuve que vit le peuple ukrainien. » 

Merci pour vos avis ! C’est une belle récompense de nos efforts.

<p>Cet article Le Courrier des lecteurs a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:56

Notre passé reste toujours à découvrir

Timothy Snyder&nbsp;et&nbsp;Volodymyr Yermolenko

L’historien américain, lauréat du prix Vassyl Stous, s’est entretenu avec le philosophe ukrainien, à l’occasion de la remise du prix, sur les bonnes et les mauvaises manières de comprendre l’histoire.

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Texte intégral (5589 mots)

En septembre 2025, à Kyïv, l’historien américain Timothy Snyder a reçu le prix Vassyl Stous, une distinction ukrainienne rendant hommage à l’un des plus grands poètes et dissidents ukrainien du XXe siècle, assassiné par le régime soviétique en 1985. Créé en 1989 par Yevhen Sverstiouk, autre dissident ukrainien, ce prix est désormais décerné par le PEN Club Ukraine, la maison d’édition Dukh i Litera et la Kyiv Mihailov Business School. Avant la cérémonie de remise des prix, le philosophe ukrainien Volodymyr Yermolenko s’est entretenu publiquement avec Snyder sur les bonnes et les mauvaises façons d’appréhender l’histoire.

Volodymyr Yermolenko. Je commencerai par une question très nietzschéenne. Vous critiquez vivement la manière dont l’histoire est utilisée à la fois par la propagande russe, par les MAGA, par l’extrême droite et par d’autres. Alors, quelle est la bonne manière d’utiliser l’histoire pour comprendre qui nous sommes, et quelle est la mauvaise manière ?

Timothy Snyder. Je vais m’arrêter d’abord sur le mot « histoire », car je pense que c’est un mot essentiel. Nous devons faire attention à ce mot, car dès lors que nous qualifions la politique de la mémoire d’ « histoire », ou que nous qualifions les mythes nationaux d’ « histoire », ou que nous qualifions notre propre perception du passé d’« histoire », nous perdons le sens du mot « histoire ». Cela devient quelque chose qui occupe la place de l’histoire, qui lui enlève son oxygène. 

La bonne façon d’utiliser le passé est de reconnaître que tout ce qui s’est passé avant nous fait partie de nous, de reconnaître que nous n’avons en fait qu’une très petite idée de la façon dont cela s’est passé, de reconnaître que plus nous en apprenons sur le passé, plus nous nous donnons du pouvoir, et de reconnaître que l’imprévisibilité du passé est libératrice. 

Je suis un historien professionnel. Je ne suis probablement pas mauvais dans ce domaine. Chaque fois que je mène une recherche sérieuse, non seulement je découvre des choses que je ne savais pas, mais je me rends compte que j’avais posé les mauvaises questions. Et l’histoire est comme une science, en ce sens.

Vous posez une question, vous faites des recherches, vous vous rendez compte que vous avez posé la mauvaise question. Tout comme un scientifique qui formule une hypothèse, fait des expériences en laboratoire, puis se rend compte que son hypothèse était stupide et en essaie une autre. C’est ainsi que nous sommes censés travailler.

Donc, si vous achetez un livre qui se prétend historique, que vous le lisez et qu’il vous apprend tout ce que vous vouliez savoir, ce n’est pas de l’histoire. Ce que vous voulez savoir n’est pas de l’histoire. Les choses sur lesquelles vous ne saviez même pas comment vous interroger sont de l’histoire. Les choses qui vous surprennent sont de l’histoire.

C’est la connaissance que quelqu’un a générée à l’aide de méthodes scientifiques, et qui vous est transmise par une utilisation artistique du langage. C’est ça, l’histoire. Donc, ce qui ne va pas avec la version de Poutine ou celle de Trump, c’est que c’est toujours la même chose. Il n’y a pas d’incertitude. Il n’y a pas de place pour la surprise. Il n’y a pas de richesse. Il n’y a pas de profondeur. Au contraire, il y a une certitude à propos d’une ligne d’événements, et cette ligne d’événements nous emprisonne, car s’il est toujours vrai que l’Amérique est grande, alors quoi que nous fassions, elle est grande, et tout le monde doit l’admettre, et nous ne pouvons pas remettre cela en question. Et si nous ne pouvons pas remettre cela en question, alors nous ne sommes pas libres.

Ou, si l’Ukraine a toujours fait partie de la Russie, alors il n’y a rien de mal à ce que la Russie envahisse l’Ukraine. Ce qui ne va pas, ce n’est pas seulement que ce n’est pas vrai. Je peux passer beaucoup de temps à expliquer pourquoi l’Amérique n’était pas si grande dans les années 1950 ou 1920, je peux aussi passer beaucoup de temps à expliquer pourquoi la Russie et l’Ukraine n’étaient pas réunies en 862 après J.-C. Je peux l’expliquer. Le récit de Poutine est faux d’un point de vue factuel, mais ce qui ne va pas, c’est que ce n’est pas du tout de l’histoire. 

V.Y. J’ai récemment eu une conversation avec Yaroslav Hrytsak, et j’ai utilisé le mot « toujours » en tant que philosophe. Il m’a répondu qu’il y avait deux mots interdits chez les historiens: « toujours » et « jamais ». Mais si nous disons que l’histoire est imprévisible, comment pouvons-nous en tirer des leçons ?

T.S. C’est une bonne question. Je pense toutefois que cette tension est plus apparente que réelle, car l’imprévisibilité comporte deux aspects.

Le premier est que même lorsqu’il y a de bonnes raisons de croire qu’une tendance va dans une certaine direction, les affaires humaines ou notre interaction avec le monde sont si complexes que des événements imprévus peuvent survenir et ils changent tout. Ainsi, si nous sommes le 10 septembre 2001 et que les employés de l’aéroport Logan de Boston sont un peu plus vigilants lors du contrôle des bagages, alors il n’y aura pas d’attentat terroriste majeur aux États-Unis le lendemain. Nous n’envahirons pas l’Irak, et le monde dans lequel nous vivrons sera très différent.

On pourrait multiplier les exemples. Hitler a failli être assassiné en novembre 1939. S’il avait été tué en 1939, l’Allemagne serait probablement restée d’extrême droite, nationaliste, fasciste, peu importe. Mais il est extrêmement improbable que le gouvernement allemand suivant aurait entrepris la Seconde Guerre mondiale sous la forme que nous avons connue. Alors toute l’histoire de l’Ukraine, par exemple, aurait été très différente.

Il existe donc des contingences qui dépassent notre capacité de prédiction. Je pense également qu’elles dépassent la capacité de prédiction des machines. C’est un aspect de la question.

Mais l’autre aspect est que nous-mêmes sommes, ou du moins pouvons être, imprévisibles. Notre capacité à être imprévisibles dépend, je pense, en partie de notre capacité à voir les lacunes. Notre capacité à voir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.

Je me tourne donc vers votre question et je réponds qu’il existe des moyens d’appliquer l’histoire. Si nous avons une idée de ce qui est plus probable et moins probable. Si nous pouvons reconnaître les schémas du passé, alors nous sommes plus susceptibles d’être en mesure d’exercer notre propre volonté.

Si vous pensez que rien dans le passé n’a d’importance, alors tout ce qui se passe est nouveau, surprenant et choquant. Et donc, lorsque cela se produit, vous vous dites : « C’est nouveau, je suis surpris et choqué, et donc impuissant. » Et non seulement je suis impuissant, mais j’ai une excuse pour mon impuissance, car bien sûr, rien de tel ne s’était jamais produit auparavant.

Mais si vous en savez plus sur l’histoire, alors quand des choses choquantes ou surprenantes se produisent, vous êtes bien sûr un peu surpris ou un peu choqué, mais vous pouvez les reconnaître. En fait, vous pouvez même reconnaître votre propre choc et votre propre surprise comme faisant partie d’un processus historique.

L’histoire nous libère de cette manière en rendant l’inconnu du présent toujours un peu plus familier. Et de cette manière, elle nous aide à devenir plus libres.

Ce qui ne va pas dans la façon dont un dictateur utilise le passé, c’est qu’il affirme qu’il n’y a qu’une seule ligne d’événements et que, par conséquent, vous devez vous situer sur cette ligne, vous ne pouvez être ailleurs. Alors que si nous savons que l’histoire comporte de nombreuses lignes différentes, de nombreuses possibilités différentes, mais que certains ensembles, certaines combinaisons sont plus probables que d’autres, alors nous pouvons nous y préparer. Par exemple, un assassinat politique assez important vient de se produire aux États-Unis. Si vous connaissez un peu l’histoire, vous savez qu’il est très probable que cet événement sera exploité politiquement d’une certaine manière. Et si vous savez qu’il va être exploité politiquement, vous pouvez en parler à l’avance et ainsi réduire les chances que ceux qui veulent l’exploiter politiquement y parviennent.

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Timothy Snyder en conversation avec Volodymyr Yermolenko à Kyïv le 6 septembre 2023 // PEN Ukraine, capture d’écran

V.Y. On peut se demander comment différentes époques perçoivent le passé. Je vais vous donner un exemple très simplifié. Je pense que l’une des révolutions clés du XIXe siècle, celle du romantisme, est de dire que les gens du passé, c’est nous. Nous sommes fondamentalement identiques aux gens du passé. Mais ensuite vient le XXe siècle, où de nombreuses écoles disent que non, l’histoire est comme un pays étranger. Comme l’École des Annales en France qui abordait le Moyen Âge comme si ces gens étaient des extraterrestres. Pour ces historiens, les gens du Moyen Âge pensaient, se comportaient et agissaient de manière complètement différente, et nous devons appliquer cette idée de différence totale, car c’est seulement ainsi que nous pourrons les comprendre. Je considère fondamentalement que ces deux approches sont erronées. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

T.S. C’est une excellente question. Chez les romantiques ou au XIXe siècle, on pensait que les gens du passé étaient comme nous, sauf que nous sommes confrontés à ce processus de modernisation compliqué, qui nous contamine et nous dilue, et nous devons résister à la modernisation et à la complication. Nous devons nous souvenir de qui nous sommes vraiment.

Et de là découle la nécessité d’entreprendre des rituels, comme écrire de la poésie ou interpréter les rêves, ou quoi que ce soit d’autre, afin de renouer avec qui nous sommes vraiment. Et qui nous sommes vraiment, dans l’imaginaire romantique, ce n’est pas un moi historique. C’est un moi national ou folklorique immuable et sans tache.

Il s’agit donc d’une vision du passé, mais pas d’une vision historique du passé. Et puis, je comprends votre point de vue sur l’aliénation par rapport aux peuples du passé. Le passé est un autre pays, mais… Je suis maintenant dans un autre pays, et je peux communiquer avec vous, bien qu’imparfaitement. Les gens du passé ne sont pas là pour être maltraités, mais pour être compris. Cela peut sembler très simple, mais en essayant de comprendre les gens du passé, vous vous comprenez mieux vous-même. Tout comme lorsque vous essayez de comprendre un autre pays, vous vous comprenez mieux vous-même.

Certes, les gens du passé étaient différents, mais l’historien dira qu’ils ne l’étaient pas au point d’être incompréhensibles. Et un bon historien, je pense, dira qu’il faut essayer de rencontrer les gens du passé encore et encore, à l’aide de toutes les sources disponibles. Autrement dit, même lorsque nous lisons dans une autre langue des textes sur un peuple qui n’existe plus, la façon dont nous entrons en contact avec eux, dont nous les imaginons, est humaine. Et si nous y parvenons, c’est parce que nous trouvons le pouls, l’harmonie, le rythme, d’une manière ou d’une autre, de ces autres personnes. L’histoire n’est possible, et là je ne fais que répéter Isaiah Berlin, non parce que nous avons les sources, mais aussi parce que nous avons cette capacité humaine-là – que nous appellerons empathie.

Nous avons cette capacité humaine à tendre la main et à trouver quelque chose qui nous revient, qui est humain et qui est vrai. Donc oui, les gens du passé sont différents, et j’ajouterais que la différence des gens du passé est l’un des éléments libérateurs de l’histoire.

Car lorsque vous reconnaissez que les gens du passé étaient différents, vous reconnaissez qu’il existe différentes façons d’organiser la vie des êtres humains. Et nous, dans le présent, je pense que nous sommes extrêmement arrogants quant aux formes d’organisation sociale et politique que nous avons. Nous avons tendance à imaginer qu’elles sont meilleures à tous égards que toutes les autres formes d’organisation sociale et politique.

Or nous sommes tout simplement incapables d’imaginer des formes d’organisation sociale et politique très différentes. Il y a là une arrogance inhérente au présent. Dans 50 ans, nous penserons également que les formes d’organisation politique et sociale que nous avons sont meilleures. Tout comme il y a 50 ans, les gens pensaient la même chose.

Mais lorsque vous vous intéressez sérieusement au passé, vous vous rendez compte qu’à certains égards, leur façon de faire était meilleure. Et vous en venez souvent à penser, ce qui est difficile à accepter, que les gens du passé étaient probablement à bien des égards plus compétents et plus intelligents que nous. Ce qui renverse un peu la situation. Je trouve que ce genre de réflexions est très libérateur.

V.Y.  Vous faites beaucoup pour que le monde comprenne mieux l’histoire de l’Ukraine, mais aussi pour que nous, les Ukrainiens, nous comprenions mieux nous-mêmes. Les gens ont tendance à penser à l’histoire de l’Ukraine à partir du Moyen Âge. La Rus’, la christianisation, etc. Mais vous proposez une vision beaucoup plus profonde de l’histoire de l’Ukraine. Vous parlez du lien avec la Grèce. Vous parlez des Scythes. Cependant, lorsque nous abordons cette partie de l’histoire, que pouvons-nous apprendre concrètement, faute de sources écrites ?

T.S. À mon avis, l’histoire de la nation ukrainienne et la réflexion consciente sur celle-ci devraient remonter à la période comprise entre l’Union de Lublin et le soulèvement de Khmelnytsky. Donc il y a environ 450 ans.

Mais ce serait une erreur de dire que nous allons fixer une limite à l’histoire et que cette limite est la modernité. La modernité n’est pas la limite de votre histoire. Logiquement parlant, ce que vous êtes devenu au dernier quart du XIXe siècle ou ce que vous êtes aujourd’hui dépend de tout ce qui s’est passé avant.

La modernité ne peut exister qu’en raison des événements qui l’ont précédée. Hier est très important pour nous. Et ce qui se passera demain dépendra de ce qui s’est passé aujourd’hui. Nous interagissons avec l’actualité au jour le jour.

Nous vivons dans un présent très étroit, mais en réalité, la façon dont vous vivrez demain dépend beaucoup plus des cinq premières années de votre vie que d’aujourd’hui. Or vous ne vous souvenez pas des cinq premières années de votre vie. Et l’histoire, le passé sont un peu comme ça. 

Le fait que nous ne nous en souvenions pas et que nous n’ayons même pas de sources écrites ne signifie pas que ce n’était pas extrêmement important. Donc oui, l’histoire de la nation est importante pour les Ukrainiens. Mais ce n’est pas la seule chose qui doit compter pour eux.

Quelle que soit la date à laquelle l’histoire nationale a commencé, il y avait quelque chose avant. Et ce qui a précédé est très important pour le type de politique nationale que vous avez. Ce que je veux dire, c’est que le passé lointain est très important. Pour revenir à l’analogie avec votre enfance, nous n’allons pas faire une séance de thérapie freudienne où j’essaierais de vous faire raconter ce qui s’est passé dans votre petite enfance. Mais nous avons de meilleures méthodes que les méthodes freudiennes pour aborder le passé.

Ceux d’entre vous qui ont lu mes travaux savent que je ne suis pas nécessairement un ami de la technologie lorsqu’elle est appliquée au présent et à l’avenir. Nous avons beaucoup de choses à craindre, notamment le changement climatique et la colonisation de nos capacités cognitives par les réseaux sociaux.

Je suis très préoccupé par ces questions. Ironiquement, ce n’est pas dans le futur que la haute technologie, la véritable haute technologie, joue un rôle important pour nous rendre plus intelligents. Ce n’est même pas le cas dans le présent.

J’ai une mauvaise nouvelle concernant le présent : nous sommes beaucoup plus stupides qu’avant. À un certain moment, vous franchissez la ligne où vous ne réalisez plus ce qui est vrai. C’est dans le passé, et en particulier dans le passé lointain, que la technologie nous rend plus intelligents, beaucoup plus intelligents.

Je travaille encore principalement avec des sources écrites. Mais j’apprécie beaucoup la façon dont certaines technologies ont donné vie au passé et rendu visibles des choses qui ne l’étaient pas auparavant. Et ce sont des choses extrêmement intéressantes qui ont un lien direct avec l’histoire de l’Ukraine.

Je vais d’abord vous donner un exemple concernant les Amazones. Tout au long du XXe siècle, l’interprétation dominante de la représentation des Amazones dans l’art grec était freudienne. Leurs propres femmes étant cantonnées aux tâches domestiques conventionnelles, ils fantasmaient donc sur des femmes capables de monter à cheval et de combattre.

Comment savons-nous que ce n’est pas vrai ? Parce que les archéologues ukrainiens ont découvert, lors de fouilles en Ukraine, des dizaines et des dizaines de sites dans lesquels on trouve de très nombreux restes de femmes accompagnés d’armes et d’armures. Environ un cinquième des êtres humains armés dans les sépultures de l’époque scythe sont des femmes.

Alors toute la tradition dans laquelle Hercule, Thésée, Persée et Achille affrontent les Amazones commence à prendre un autre sens. La tradition dans laquelle les Amazones apparaissent dans la guerre de Troie, le fait que les Amazones soient le motif le plus populaire dans la céramique grecque, tout cela prend un autre sens quand on se rend compte qu’en réalité, ils affrontaient régulièrement des archères à cheval qui les tuaient.

Une fois que l’on sait cela, tout semble différent. Plaçons-nous dans la préhistoire profonde de l’Ukraine : les habitants de Trypillia autour d’Ouman, il y a environ 6 000 ans, ont construit des colonies qui étaient à l’époque les plus grandes agglomérations urbaines du monde.

Et non seulement grandes, mais aussi intéressantes, car construites selon un modèle très différent de celui des villes de Mésopotamie. Il s’agit donc d’un modèle spécifique de villes anciennes. Un modèle européen, ukrainien, car nulle part ailleurs en Europe il n’existe de villes aussi grandes.

Il existe donc ce modèle européen, qui comporte des rangées de maisons en demi-cercle et quelques maisons plus grandes, appelées « lodges », ainsi qu’une grande zone de rassemblement au centre. Cette topographie urbaine est très différente du modèle mésopotamien, qui est construit en pierre avec des murs et des concentrations de pouvoir visibles. Il n’y a pas de concentrations de pouvoir visibles dans la culture de Trypillia.

Nous ne pouvons pas dire avec certitude comment cela fonctionnait, mais cela fonctionnait certainement différemment de la Mésopotamie, et cela stimule l’imagination. Pour en revenir à la question précédente, cela nous rappelle qu’il existe plusieurs lignes historiques. Il existe différentes façons pour les humains de s’organiser.

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Objets découverts dans la région de Tcherkassy (culture de Trypillia). Photo : RFE/RL

Comment savons-nous tout cela ? Les villes dont je parle sont aujourd’hui des terres agricoles. Elles sont labourées. On ne peut pas les voir à l’œil nu. Elles ont d’abord été repérées vues d’avion, puis on a commencé à creuser, pour ainsi dire, avec le LIDAR, une forme de technologie radar. Ces villes n’étaient pas construites en pierre. Elles étaient construites avec des matériaux organiques. On peut désormais les dater grâce à la datation isotopique du carbone, et avec l’aide de la technologie moderne, on peut se faire une très bonne idée de leur apparence, de leur construction, de leur aspect, puis commencer à réfléchir sur leur mode de vie.

Prenons la question de l’apparition des langues indo-européennes. Tout comme la question des premières villes, celle des langues indo-européennes est une question historique de premier ordre, peut-être l’une des plus importantes.

La patrie indo-européenne, c’est le lieu d’origine des langues que vous parlez, toutes les langues slaves, toutes les langues germaniques, les langues romanes, les langues indiennes, les langues iraniennes, les langues parlées par près de la moitié de la population mondiale actuelle. Depuis le XIXe siècle, il est clair qu’il existe une patrie pour ces langues, car nous pouvons établir des similitudes dans l’utilisation des mots, et je ne vais pas vous ennuyer avec les détails techniques, mais il est clair qu’elles proviennent toutes d’un seul et même endroit, même s’il est difficile de déterminer lequel. Et, là encore, comme pour les Amazones et leurs ossements, on peut avancer des arguments.

Il existe des preuves archéologiques assez solides, non seulement concernant les humains, mais aussi les animaux domestiques, qui pointent vers l’Ukraine. Il existe également des preuves linguistiques assez solides qui pointent vers l’Ukraine, mais cela restait discutable, tant que l’on ne disposait pas de la technologie de l’ADN ancien. Mais une fois que l’on dispose de cette technologie, on peut commencer à cartographier d’où venaient les gens, où ils se sont déplacés et comment ils ont propagé leurs gènes.

Dernièrement, de nombreux articles basés sur des preuves d’ADN ancien ont conclu que l’origine des langues indo-européennes se trouve dans la steppe ukrainienne. Encore une fois, je dois nuancer mes propos. Bien sûr, le débat reste ouvert, mais la technologie moderne nous oriente clairement vers des conclusions assez claires sur des questions très fondamentales. Et ces questions très fondamentales ont souvent un rapport avec l’Ukraine. Pour conclure, si nous en savons plus sur les grandes villes, si nous en savons plus sur la langue, si vous savez que l’ukrainien est une langue qui descend d’une langue vieille de 6 000 ans et qui a vu le jour ici même, ou probablement plus près de Dnipro, si vous savez que quelque part ici se trouve la source non seulement de votre langue, mais aussi de la langue parlée par la moitié du monde, cela fait de votre langue, de son usage quotidien, quelque chose de différent, peut-être, de ce qu’ils étaient auparavant.

Et n’est que le début. Les Yamna, qui sont probablement le peuple qui a fait sortir les langues indo-européennes d’Ukraine, la civilisation de Trypilia, ne sont que le début. Chaque couche suivante, les Scythes, les Goths, les Rus, apporte des informations factuelles extrêmement intéressantes sur ces terres et sur leur lien avec le monde.

V.Y. Voyez-vous des gens, des auteurs, des historiens, des philosophes, des écrivains, qui ont un sens très profond de l’histoire, non pas du passé, mais de l’histoire qui se déroule aujourd’hui ? Dans le contexte ukrainien, je pense à Lessia Oukraïnka, que nous aimons tous les deux, ainsi que beaucoup de personnes dans cette salle, j’en suis sûr. Dans le contexte européen, je pense à des gens comme Nietzsche, Stefan Zweig, ou d’autres. Voyez-vous revenir ce genre de personnes, qui avaient vraiment le sentiment que l’histoire n’appartient pas au passé, que l’histoire traverse nos corps ?

C’est très stimulant de parler de technologie et d’archéologie, et ce que je viens de décrire est tout à fait vrai. Mais je ne veux pas donner l’impression que tout est facile, car cela dépend de l’accès et surtout de l’accès à la terre.

Or le patrimoine que vous possédez, que vous le considériez comme un patrimoine national ou non, est sans cesse volé par les Russes. Certains des plus beaux et des plus importants ornements scythes, des reliques que nous possédons, ont été volés à Kherson. Et partout où les Russes occupent, les Ukrainiens ne peuvent pas fouiller.

D’une manière plus générale, le fait que nous vivions dans un monde en guerre signifie que les gens ont souvent du mal à comprendre pourquoi le passé est si important, pourquoi il est important d’avoir des musées ou des fouilles, pourquoi nous pensons au passé, pourquoi nous devons penser au passé à propos du présent. Et cela me ramène à votre première question. Lorsque les gens pensent au passé, ils n’ont pas besoin d’avoir une vision cohérente et complète. J’ai rendu visite à de nombreux soldats au front et discuté avec eux, et un mot que j’entends souvent, peut-être de manière surprenante, est le mot kultura. Et par kultura, ils ne veulent pas tous dire la même chose.

Ce qu’ils veulent dire, c’est plutôt : « Je veux en savoir plus sur tel morceau de musique, ou je veux en savoir plus sur tel costume, ou je veux en savoir plus sur les Cosaques, je veux apprendre quelque chose qui soit beau et vrai. Pas nécessairement tout, mais une partie. » Je trouve cela tout à fait compréhensible, car même si vous êtes un historien professionnel, vos œuvres peuvent être importantes, elles peuvent être un livre, mais elles ne sont toujours qu’une partie, n’est-ce pas ? Ce sont des œuvres que vous essayez de rendre belles et vraies. Nous devrions donc essayer de faire en sorte que les gens aient accès à des fragments, même si nous ne pouvons pas leur donner l’ensemble.

Cela nous ramène à la question sur la reconnaissance des schémas. La reconnaissance d’un schéma consiste à voir un morceau d’histoire d’une manière qui soit vraie et instructive. Votre question mène donc, bien sûr, à la guerre. Non que cette guerre répète d’autres guerres. Elle est malheureusement similaire à bien des égards à la Première Guerre mondiale. Elle est malheureusement similaire à bien des égards à la Seconde Guerre mondiale, mais elle ne les répète pas.

Il y a des aspects que vous pouvez mieux comprendre grâce à ces analogies. Je pense à ces moments de reconnaissance où vous vous dites : « Ah, quelqu’un s’est trouvé dans une situation similaire. » Il y a un exemple très clair dans l’essai de Victoria Amelina, Nothing Bad Has Ever Happened Here où, à un certain moment, elle a vu les choses d’une manière qu’elle n’avait jamais vue auparavant, et elle a soudainement réalisé qu’ici, à Lviv, toutes sortes de choses terribles se sont produites. Voici comment elle pense. Ces choses s’alignent maintenant de telle sorte que je les comprends, et je me trouve non seulement dans la ville que j’ai toujours cru connaître, mais aussi dans une ville qui m’est soudainement devenue inconnue, mais donc plus réelle. Si le passé se répète, alors aucun d’entre nous n’est responsable. Si les choses se répètent simplement d’elles-mêmes, nous ne pouvons pas être tenus pour responsables, mais si le passé nous aide à comprendre comment quelque chose fonctionne, alors nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que nous sommes à l’intérieur de ce quelque chose maintenant, et le fait que nous l’ayons vu signifie que nous en sommes en quelque sorte responsable.

Transcrit depuis un podcast et traduit de l’anglais par Desk Russie

Le texte est édité. Nous remercions le Pen Club Ukraine et UkraineWorld pour leur autorisation de publication. 

À lire également : Timothy Snyder : repenser et écrire une nouvelle histoire de l’Ukraine en trois millions de mots • desk russie

<p>Cet article Notre passé reste toujours à découvrir a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:56

Anatomie d’une emprise médiatique, de Novosti à RT

Guillaume Sancey

De 2017 à son interdiction en 2022, RT France a transformé la méfiance envers les médias en culture de la défiance, dont les effets durent encore.

<p>Cet article Anatomie d’une emprise médiatique, de Novosti à RT a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (7293 mots)

Transposant à l’ère numérique les méthodes de l’Agence soviétique Novosti, RT France a réinventé la propagande d’État sous les dehors du pluralisme. Derrière le décor du débat ouvert, la chaîne a méthodiquement bâti une relation d’emprise : séduire, brouiller, isoler, puis survivre après sa disparition. De 2017 à son interdiction en 2022, elle a transformé la méfiance envers les médias en culture de la défiance, dont les effets durent encore – comme la demi‑vie d’un rayonnement invisible.

Introduction : une continuité d’État

Interdite en France en 202251, RT est l’héritière directe d’un appareil de communication né au cœur du système soviétique52. Son ancêtre, l’Agence de presse Novosti (APN), est créée en 1961 par décret du Présidium du Soviet suprême. Officiellement chargée de « faire connaître au monde la vie du peuple soviétique », l’APN fonctionne en réalité comme le bras médiatique du pouvoir : rédaction centrale à Moscou, bureaux dans plusieurs capitales, collaboration étroite avec le ministère des Affaires étrangères et le KGB. Elle publie des revues multilingues, organise des voyages de journalistes étrangers, supervise les correspondants soviétiques à l’étranger. L’information y est une arme.

Après la chute de l’URSS, l’agence se transforme sans disparaître. En 1993, elle devient RIA Novosti (Russian Information Agency Novosti). Le vocabulaire se modernise, mais la fonction demeure : servir la communication internationale de l’État russe. L’outil de propagande soviétique se mue en instrument du soft power russe.

La mutation décisive intervient en 2013. Un décret de Vladimir Poutine dissout la rédaction de RIA Novosti et met l’agence sous la tutelle d’une nouvelle entité, Rossia Segodnia ( « La Russie d’aujourd’hui »), dirigée par Dmitri Kisselev, présentateur vedette et loyaliste du Kremlin. Objectif affiché : « rationaliser » les médias publics. Effet réel : centraliser le pilotage politique de l’information. Rossia Segodnia devient la courroie de transmission entre le pouvoir et ses vitrines extérieures : le réseau multimédia Sputnik et la chaîne internationale RT (Russia Today), créée dès 2005 pour parler aux publics étrangers en anglais, arabe, espagnol, allemand et français.

RT France, lancée en 2017, n’est donc pas un média isolé, mais le dernier maillon d’un dispositif d’État dont la généalogie remonte à l’Union soviétique. Cette continuité explique la nature de son rapport au public : RT ne cherche pas d’abord à informer, mais à établir un lien de dépendance et de confiance émotionnelle, selon une logique d’emprise déjà éprouvée par son ancêtre soviétique.

I. La séduction : flatter la lucidité blessée

L’emprise médiatique de RT France commence à l’automne 2018, lorsque la contestation des Gilets jaunes surgit de manière spontanée. Ce mouvement, né sur les réseaux sociaux et organisé hors des structures syndicales, est totalement décentralisé : sans hiérarchie, sans direction commune, avec quelques figures éphémères et souvent concurrentes. Il agrège des militants venus d’univers politiques opposés autour d’un seul dénominateur : la colère.

Cette colère se tourne rapidement contre les institutions, les représentants politiques et les journalistes eux-mêmes. Les rédactions deviennent des cibles symboliques de la défiance populaire. Les reporters essuient des insultes, parfois des agressions. L’idée s’installe que les « médias mainstream » seraient des relais du pouvoir.

Les chaînes traditionnelles tentent de maintenir une couverture équilibrée, soucieuse de vérifier et contextualiser. Mais la concurrence entre chaînes d’info en continu, la pression du direct et la chasse au « scoop » amènent à commettre des erreurs. Ces fautes, amplifiées sur les réseaux sociaux, nourrissent la suspicion et confortent l’idée d’une presse déconnectée ou partiale.

RT France exploite cette faille. Dès les premières semaines du mouvement, la chaîne privilégie la diffusion d’images brutes et de témoignages non contextualisés, au détriment des vérifications et de la hiérarchisation de l’information53. Ses reporters diffusent des images longues, des témoignages bruts, des émotions à vif. Le cadrage est simple : « le peuple parle, enfin entendu ». Là où les médias français interrogent, RT acquiesce ; là où les autres mettent en contexte, elle épouse la colère. L’objectif n’est pas d’informer, mais de créer une identification immédiate. RT se nourrit de la colère, la met en scène, l’entretient, sans jamais s’intéresser à ses causes profondes. Le ressentiment n’est plus un objet d’analyse : c’est un carburant.

Le contraste est net. D’un côté, un journalisme en tension, pris entre rigueur et précipitation ; de l’autre, une chaîne qui mise sur la séduction émotionnelle pure. RT ne cherche pas la distance critique : elle recherche la proximité affective. En s’adressant directement à la frustration de ceux qui se sentent exclus du débat public, elle établit un lien de confiance fondé sur la reconnaissance : « Nous, nous vous comprenons ; nous disons ce que les autres n’osent pas dire ».

En quelques mois, la stratégie porte ses fruits. RT France gagne une visibilité inédite sur les réseaux sociaux ; ses vidéos circulent massivement, reprises dans les groupes militants. La chaîne devient un repère, non pour la qualité de son travail journalistique, mais pour la chaleur de son miroir. Elle transforme un public défiant en audience fidèle.

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Manifestation des gilets jaunes à Paris, avril 2019 // RT, capture d’écran

II. La distorsion : la caution du débat

Une fois la confiance installée, RT France cherche à élargir son influence. Après avoir capté un public par l’émotion, la chaîne doit se doter d’une apparence de respectabilité. C’est ce rôle que remplit Frédéric Taddeï, recruté en 2018 pour animer Interdit d’interdire.

Le principe du programme est attractif : plateau ouvert, invités d’horizons variés, sujets « interdits ailleurs ». En apparence, un espace rare de liberté d’expression. En réalité, l’émission agit comme alibi éditorial. Elle incarne la pluralité dont RT a besoin pour se différencier des médias qu’elle accuse de partialité. Cette diversité de ton lui permet de couvrir un large spectre d’audiences : conservateurs, souverainistes, anti-systèmes ou simples curieux désabusés par les grands médias.

À la moindre attaque, Interdit d’interdire devient l’argument-refuge : « Voyez, nous débattons de tout. » Mais cette vitrine n’est qu’un piège pour accréditer la crédibilité de RT. L’objectif réel : habituer le spectateur à venir sur la chaîne, l’intégrer à ses routines de consommation médiatique, l’amener à considérer RT comme un espace normal du débat public.

Autour de cette vitrine policée, RT cultive toute une faune d’invités récurrents qui assurent la diffusion continue de la ligne russe. L’ancien militaire Xavier Moreau, installé à Moscou et fondateur du site Stratpol, apporte la caution « expertise stratégique ». La géopolitologue Caroline Galactéros, fondatrice du think tank Geopragma, habille le discours pro-russe du langage du « réalisme » diplomatique. L’avocat Régis de Castelnau, chroniqueur du blog Vu du Droit, traduit la propagande en vocabulaire juridique et moral. L’ex-patron du renseignement Alain Juillet incarne la respectabilité institutionnelle. L’économiste Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS et figure souverainiste assumée, intervient régulièrement pour justifier la politique économique russe et critiquer les sanctions occidentales, apportant une légitimité intellectuelle « académique » précieuse. Le journaliste Régis Le Sommier, ancien grand reporter de Paris Match devenu rédacteur en chef de RT France, parachève ce dispositif : son passé dans la presse traditionnelle offre une couverture journalistique de façade, brouillant la frontière entre média d’État et journalisme classique.

Autour de ce noyau gravite une nébuleuse d’intervenants : François Asselineau, chef du parti souverainiste UPR ; le colonel suisse Jacques Baud, qui justifie la stratégie militaire russe ; Florian Philippot, président des Patriotes. Tous relaient régulièrement les éléments de langage du Kremlin.

RT, soucieuse de préserver une apparence de décence, nettoie à l’antenne les propos les plus extrêmes. Elle laisse les positions les plus brutales se diffuser sur Internet, dans les conférences ou sur les chaînes personnelles de ces intervenants, tout en leur offrant une exposition initiale à l’écran. La chaîne ne produit pas seule le discours : elle le présente, le légitime et le promeut. Cette architecture crée un système d’influence à plusieurs étages : le plateau de Taddeï attire, les experts crédibilisent, les propagandistes relaient.

C’est la logique de la distorsion : dissimuler l’orientation derrière la forme, envelopper la propagande dans le costume du débat. Le spectateur, déjà séduit par la posture empathique de la chaîne, trouve dans cette mise en scène la confirmation de sa propre lucidité. Il croit assister à la diversité des opinions, alors qu’il ne fait que parcourir les variations d’un même récit.

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Frédéric Taddeï // RT France, capture d’écran

III. L’isolement : organiser la défiance

Une fois la crédibilité installée, RT France peut engager la phase la plus efficace de son dispositif : isoler son public du reste du paysage médiatique et institutionnel. Le principe est simple : plus le spectateur doute de tout, plus il fait confiance à RT.

Cette stratégie prolonge directement le travail de sape amorcé pendant la période des Gilets jaunes. RT avait alors capté la colère populaire contre les élites politiques et médiatiques ; elle va désormais l’élargir à l’ensemble des institutions : gouvernement, justice, science, Europe, presse. Ce qui relevait au départ d’une méfiance sociale devient une culture de la défiance généralisée.

Dès 2019, la chaîne consacre une part croissante de son antenne à la critique des « médias mainstream ». Les expressions « pensée unique », « journalisme de connivence », « propagande de l’OTAN » deviennent récurrentes. Les fautes des rédactions françaises sont systématiquement érigées en preuves d’un système d’information verrouillé. RT se présente comme le seul espace où la parole serait libre, les faits complets, le public respecté.

Le mécanisme fonctionne par inversion cognitive : plus les autres sont accusés de mensonge, plus RT paraît sincère. Le doute devient une vertu, la suspicion un signe d’intelligence. RT transforme la méfiance en identité collective : se méfier, c’est appartenir.

Cette logique d’isolement s’appuie sur un lexique familier : « réinformation », « désintoxication », « voix libres ». Les spectateurs se perçoivent peu à peu comme des initiés, lucides face à la manipulation généralisée. RT n’est plus seulement une chaîne : c’est une communauté de perception, un espace où la défiance se vit comme une libération.

En filigrane, derrière cette mécanique, se lit la grille idéologique du Kremlin : celle d’un Occident corrompu par un deep state invisible, livré à la décadence morale, à la manipulation médiatique et au délitement identitaire. En face, l’image d’une Russie souveraine, morale et assiégée, porteuse d’un ordre alternatif fondé sur la tradition, la force et la loyauté.

Cet imaginaire irrigue toute la rhétorique de la chaîne. D’abord, la paranoïa d’un complot occidental global, réactivée sous la forme d’un doute systématique envers toutes les institutions. À cela s’ajoute l’idéologie du monde multipolaire, traduite dans le registre médiatique par un relativisme constant : toutes les versions se valent, aucune ne peut être tenue pour vraie. RT valorise aussi la pureté morale et le rejet de la complexité : le peuple sincère face aux élites corrompues, la parole spontanée contre le mensonge sophistiqué. Le conflit devient spirituel : l’émotion prime sur la raison, la croyance sur la preuve. Enfin, la chaîne glorifie l’isolement héroïque, miroir direct du récit russe d’une nation assiégée mais vertueuse, seule contre tous, incomprise, mais dépositaire d’une mission morale.

RT transpose ces motifs à l’échelle individuelle : le spectateur devient le double symbolique du citoyen russe décrit par le pouvoir. Lui aussi se retrouve seul contre tous, incompris, mais moralement supérieur. L’emprise idéologique prend ainsi la forme d’un réconfort : l’isolement n’est plus une exclusion, mais une preuve de lucidité et de loyauté.

Le processus relève d’un schéma classique d’emprise : une fois la relation de confiance établie, l’isolement la rend indestructible. Le spectateur, coupé de toute contradiction, n’évalue plus les faits que par le prisme que RT lui fournit. Ce qu’il croit être un esprit critique devient un repli cognitif. Le doute permanent remplace la vérification.

Ainsi, la propagande moderne ne cherche plus à imposer une vérité unique : il lui suffit de détruire l’idée même de vérité partagée. RT ne dit pas « croyez-moi » ; elle dit « ne croyez plus personne ». C’est dans ce vide de confiance qu’elle s’installe durablement. Privée de voix, la chaîne continue pourtant d’exister à travers cette idée qu’elle a semée : tous les discours se vaudraient, la vérité ne serait qu’une affaire de point de vue, et aucun récit ne serait plus légitime qu’un autre. RT a brisé la barrière salutaire entre le fait et l’opinion. C’est là son héritage le plus durable : un monde où l’incertitude n’est plus un état provisoire, mais une condition permanente.

IV. La rupture avec le réel : la contagion du doute

En 2020, la pandémie de Covid-19 offre à RT France une opportunité décisive. La crise sanitaire constitue un terrain où la défiance, déjà installée, peut se muer en soupçon total. Alors que les médias traditionnels tâtonnent face à un événement inédit, la chaîne russe exploite chaque flottement, chaque revirement, chaque contradiction des autorités sanitaires. La parole scientifique, d’ordinaire facteur de stabilité, devient le nouvel objet de suspicion. Le discours se déplace : il ne s’agit plus seulement de dénoncer les « médias complices du pouvoir », mais désormais les scientifiques, les médecins et les institutions de santé.

Comme lors de la crise des Gilets jaunes, RT parle à l’émotion. Elle exploite la frustration née de la confusion qu’elle entretient, en offrant une tribune à toutes les voix qui s’opposent au consensus scientifique ou contestent les décisions politiques. Le doute devient matière première ; la peur, moteur d’audience. Chaque témoignage isolé, chaque rumeur, chaque colère personnelle est mise en avant comme une « autre vérité », une preuve que le système ment. Ce n’est plus de l’information, mais une dramaturgie du soupçon.

La contradiction interne de la propagande russe devient alors flagrante : sur RT France, on dénonce la vaccination occidentale comme un outil de domination ; pendant ce temps, sur RT Russie, la même politique sanitaire est défendue comme un acte patriotique ! Ce double discours ne vise pas la cohérence : il vise la confusion. RT ne cherche pas à convaincre, mais à désorienter.

Ce mécanisme s’inscrit dans une tradition ancienne de désinformation biologique héritée de l’ère soviétique. Dans les années 1980, le KGB avait orchestré l’opération INFEKTION54, destinée à faire croire que le virus du SIDA avait été créé par l’armée américaine à Fort Detrick. RT n’a pas inventé cette méthode : elle en est le relais contemporain. Durant la pandémie, la chaîne a contribué à diffuser, sans jamais les endosser ouvertement, des rumeurs sur l’origine américaine du Covid-19. Le schéma est identique : partir d’une peur légitime et y injecter une intention humaine, hostile, pour transformer l’incertitude en suspicion politique. L’objectif n’est pas d’imposer une explication, mais de rendre toute vérité invérifiable.

La rupture avec le réel se manifeste là : le doute, initialement présenté comme un réflexe critique, devient un état permanent. Tout événement est perçu comme le symptôme d’une dissimulation, toute donnée comme suspecte. Le spectateur ne distingue plus la contradiction de la complexité ; il s’enferme dans un système clos où toute information, même fausse, peut être vraie « d’un certain point de vue ».

Pendant la pandémie, cette logique contamine d’autres sphères : politique, économie, géopolitique. Les mesures sanitaires deviennent la preuve d’une « dictature mondiale », les institutions internationales des instruments d’asservissement, les journalistes des « complices du mensonge ». Le vocabulaire du contrôle ( « colliers électroniques », « pass sanitaire », « puces », « expérimentation de masse ») remplace progressivement celui du soin. Le masque lui-même devient un symbole : présenté non plus comme un geste de précaution, mais comme une muselière imposée au peuple, signe de soumission et de silence. RT exagère sciemment la portée des mesures sanitaires, les décrivant comme des instruments de surveillance généralisée ou de dressage social. L’objectif n’est pas d’informer, mais de provoquer une réaction émotionnelle : susciter la « réactance » du public, cette impulsion psychologique qui pousse une personne à rejeter toute forme d’autorité perçue comme une menace contre sa liberté d’action.

RT ne se contente pas de rapporter les théories les plus extrêmes : elle les légitime par une mise en scène qui  les place sur le même plan que les faits. Chaque image, chaque slogan, chaque émotion devient une « vérité » équivalente. La hiérarchie entre preuve et ressenti s’effondre ; le doute devient une forme de résistance.

Dans la Russie de Poutine, la propagande s’appuie sur la foi dans le pouvoir. Dans l’Occident de RT, elle s’appuie sur la foi dans le doute. Le résultat est identique : un rapport altéré au réel, où la vérité devient accessoire et la cohérence suspecte.

Lorsque RT France est interdite d’antenne en 2022, après l’invasion de l’Ukraine, le dommage cognitif est déjà fait. La chaîne disparaît, mais son héritage persiste dans les réseaux sociaux, les chaînes parallèles, les figures de relais. Le scepticisme radical qu’elle a cultivé survit à sa fermeture : la croyance que tout discours est biaisé, que toute institution ment, que la vérité est une affaire de choix personnel.

RT a cessé d’émettre, mais elle continue de produire ses effets : un réalisme affaibli, un public qui doute non par ignorance, mais par conviction. C’est là la dernière étape de l’emprise, la plus dangereuse : celle où le mensonge n’a plus besoin d’être cru pour fonctionner.

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RT France, capture d’écran

V. La victimisation : le récit du média banni

En mars 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne interdit la diffusion de RT et de Sputnik. La décision, justifiée par leur rôle dans la guerre informationnelle russe, met fin à cinq années de présence officielle de RT France. Mais pour la chaîne, cette sanction devient immédiatement une ressource narrative. Privée d’antenne, RT se redéfinit non plus comme média d’État, mais comme victime de la censure occidentale.

Le renversement rhétorique est complet. Ce qui relevait d’une stratégie d’influence pilotée depuis Moscou devient soudain le symbole d’un combat pour la liberté d’expression. La présidente de RT France, Xenia Fedorova, orchestre cette métamorphose dans son livre Bannie, publié en 202555 : la chaîne y est décrite comme un média « incompris », puni pour avoir « montré ce que les autres cachaient ». Le récit lénifiant, où la « petite fille de Kazan » se met en scène avec emphase, reprend fidèlement les codes de la victimisation narcissique : l’innocence proclamée, la souffrance exhibée, l’accusation retournée contre le bourreau. Depuis la fermeture de RT France, cette « bannie » n’a nullement quitté la scène médiatique. Au contraire, elle multiplie les chroniques et les interventions au sein du groupe Bolloré sur CNews, dans JDNews, ou à travers des ouvrages publiés chez Fayard. Son repositionnement dans cet écosystème conservateur illustre la continuité stratégique de cette posture : faire du bannissement un capital symbolique et profiter d’un paysage médiatique français où la frontière entre propagande étrangère et contre-discours nationaliste se dissout aisément, sous couvert de pluralisme.

Cette posture sert plusieurs objectifs. Sur le plan symbolique, elle efface toute responsabilité: la fermeture de RT n’est plus la conséquence d’une propagande d’État, mais la preuve d’une répression idéologique. Sur le plan stratégique, elle réactive l’attachement du public conquis : ceux qui voyaient dans RT une voix dissidente y trouvent la confirmation de leur intuition : « Si on les fait taire, c’est qu’ils disaient la vérité. » C’est le biais de persécution : la tendance à interpréter toute opposition comme preuve d’acharnement ou de complot. La censure, loin d’affaiblir l’influence du média, la renforce dans l’imaginaire de ses fidèles.

La fermeture ne met pas fin à la chaîne ; elle la dématérialise, la dissémine, la rend insaisissable. En 2022, apparaît Omerta Média56, un site d’information fondé par Charles d’Anjou, ancien chroniqueur de RT France, et dirigé par Régis Le Sommier, ex-rédacteur en chef de la chaîne. Présenté comme un média de reportage et d’investigation, Omerta prolonge le ton et les thématiques familières de RT : critique des élites, dénonciation du « système », et promesse d’un journalisme « libre ».

Dans ce récit victimaire, le Kremlin retrouve sa propre narration. RT n’est plus un instrument, mais un miroir : celui d’une Russie décrite comme juste mais persécutée, moralement droite mais politiquement diabolisée. Le parallèle est total : la chaîne bannie devient l’incarnation médiatique de la Russie assiégée. Ce dernier déplacement boucle le cycle : après avoir séduit, brouillé, isolé et désorienté, RT se sacralise dans la persécution.

L’efficacité de cette posture tient à sa plasticité : la chaîne n’a plus besoin d’émettre pour exister. Son récit de victimisation s’alimente de chaque critique, chaque article, chaque rappel de son interdiction. Elle prospère sur son absence, comme une ombre portée du débat public. La propagande n’a plus de vecteur : elle s’est transformée en réflexe, en émotion, en culture.

Ainsi s’achève le cycle d’emprise : du lien affectif à la dépendance idéologique, de la voix à l’écho. RT France n’a pas disparu ; elle s’est fondue dans le brouillard cognitif qu’elle a contribué à créer.

VI. La demi-vie : l’emprise sans corps

RT France n’existe plus. Et pourtant, elle parle encore. Depuis Moscou, Belgrade ou Dubaï, des comptes Telegram portant son logo diffusent toujours du contenu en français. Des chaînes YouTube hébergées hors d’Europe republient d’anciennes émissions. Des sites miroirs (rt-france.info, rtfrance.net) clonent l’interface de l’ancien site et alimentent un flux continu d’articles. Techniquement, RT France a disparu, mais elle survit dans la réalité.

Le phénomène dépasse la simple rémanence technique. RT n’a plus besoin d’émettre pour exister : elle vit désormais dans les réflexes cognitifs de son public. Cinq années de diffusion ont suffi pour imprimer une grille de lecture, une habitude mentale : évaluer une information par la suspicion, confondre le scepticisme et la lucidité, interpréter tout désaccord comme la preuve d’une manipulation. RT s’est muée en logiciel mental, autonome, capable de fonctionner sans son créateur.

L’exemple le plus frappant est celui de la réception des enquêtes indépendantes sur la guerre en Ukraine. Lorsqu’en 2023, Bellingcat publie une analyse détaillant la responsabilité russe dans le bombardement du théâtre de Marioupol, la réaction, dans les espaces où se retrouvent d’anciens spectateurs de RT, est immédiate : « Bellingcat, financé par la CIA » ; « Le Monde, propagande atlantiste » ; « Encore une opération false flag ». RT n’est jamais citée, mais son lexique, ses schémas argumentatifs et ses automatismes de disqualification sont partout. Le média s’est effacé ; le discours demeure. C’est la demi-vie de la propagande : l’énergie initiale décline, mais continue d’agir longtemps après la disparition de la source.

En physique, la demi-vie désigne le temps nécessaire à la désintégration de la moitié d’une substance radioactive. La métaphore vaut ici : la contamination informationnelle persiste, lente, invisible, mais active. L’interdiction de RT France n’a pas détruit son influence ; elle l’a rendue diffuse, insaisissable, d’autant plus efficace qu’elle se confond désormais avec le climat général de défiance.

Les psychologues de l’emprise parlent de « cicatrice cognitive ». Après la rupture ou la disparition de la source, la victime continue de reproduire les schémas inculqués : la méfiance, l’isolement, la peur de la manipulation. RT a installé un doute réflexe, une incapacité à distinguer source fiable et source toxique. Le soupçon fonctionne désormais en pilote automatique.

Sur le terrain, les journalistes en constatent les effets. En 2023, la chroniqueuse Sophia Aram évoque les messages d’auditeurs la traitant de « propagandiste » ou de « vendue au système ». Samuel Laurent, des Décodeurs du Monde, résume : « Nous pouvons fact-checker cent fois, cela ne change rien : pour une partie du public, la vérité est disqualifiée par principe. » RT n’a pas gagné en imposant un récit ; elle a gagné en détruisant la possibilité même d’un récit commun.

Les chercheurs en cognition parlent d’impuissance épistémique apprise (epistemic learned helplessness)57. Face à un flux d’informations contradictoires et à la peur de se tromper, l’individu cesse de chercher la vérité : il se replie sur ses intuitions, sur ce qui le conforte. RT a industrialisé cette fatigue : son objectif n’était pas de convaincre, mais d’épuiser. Chaque consensus devenait « discutable », chaque preuve « relative », chaque institution « suspecte ». Le résultat : un brouillard informationnel où la seule boussole restante est l’émotion.

Les anciens visages de RT prolongent ce brouillard. Frédéric Taddeï poursuit sur Sud Radio et YouTube le format du débat « sans censure », où toutes les opinions se valent. Xavier Moreau diffuse depuis Moscou des analyses pro-Kremlin à des dizaines de milliers d’abonnés. Caroline Galactéros intervient dans les médias souverainistes et les colloques géopolitiques. Aucun ne se revendique de RT France, mais tous en reproduisent les méthodes : relativisme moral, inversion du réel, confusion méthodique entre opinion et fait.

Sur les réseaux sociaux, des comptes anonymes recyclent des éléments de langage pro-russes : « L’OTAN provoque la Russie », « L’Ukraine est un État fantoche », « Les sanctions affament le Sud ». Ces phrases circulent sans source, présentées comme des évidences. Le service français Viginum a documenté plusieurs opérations russes coordonnées utilisant des pseudo-médias francophones et des réseaux de comptes inauthentiques pour diffuser ces narratifs anti-ukrainiens. France 2458 a identifié que sur 115 contenus manipulatoires vérifiés en un an, 91 étaient favorables à la Russie, illustrant l’ampleur du phénomène dans l’espace francophone.

C’est l’aboutissement de l’emprise : le manipulateur n’a plus besoin d’être présent pour être obéi. RT a formaté une manière de douter, de rejeter, de juger. Ce doute, une fois internalisé, se transmet sans source ; il devient culture.

Quelques spectateurs commencent à s’en détacher. Dans des forums ou sur Reddit, certains témoignent : « J’ai cru être lucide ; j’étais manipulé. Même aujourd’hui, je continue à douter de tout » (un exemple de cicatrice cognitive). Ces récits montrent que la sortie de l’emprise est possible, mais lente, exigeant une rééducation au discernement. Apprendre de nouveau à faire confiance devient un acte de résistance.

RT France n’émet plus, mais son brouillard persiste. Son héritage n’est pas un message : c’est une méthode. Fermer RT, c’était éteindre le réacteur ; mais les particules sont déjà dans l’air. Elles continueront d’agir longtemps, invisiblement. C’est la demi-vie de la propagande.

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Poutine et Margarita Simonian, rédactrice en chef de Russia Today, lors de la célébration du 20ᵉ anniversaire de ce média, le 17 octobre 2025  // kremlin.ru

Conclusion : l’économie de la défiance

RT n’a pas imposé l’idéologie du Kremlin ; elle a installé le réflexe de la suspicion. Elle a transformé la défiance en ressource émotionnelle, en identité politique, en posture morale. Son succès n’est pas celui d’un discours, mais celui d’une méthode : séduire les déçus, flatter la lucidité blessée, brouiller les repères, isoler les convaincus, inverser les rôles, se sanctifier dans la persécution, puis survivre dans les automatismes de pensée. Elle n’a pas cherché à convaincre, mais à épuiser : épuiser la confiance, le discernement, la possibilité d’un espace commun de vérité.

Ce mécanisme reproduit, à l’échelle médiatique, celui d’une emprise narcissique. Le manipulateur ne domine pas par la force, mais par la confusion : il séduit, rassure, désoriente, puis prive sa cible de toute confiance extérieure. Lorsque le lien se rompt, la victime reste prisonnière des réflexes inculqués : méfiance, isolement, défi de toute autorité. RT a appliqué ce schéma à un public entier. Elle a appris à ses spectateurs non pas à croire en elle, mais à ne plus croire en rien.

Les chiffres traduisent ce déplacement. Selon le baromètre Kantar 202359, seuls 34 % des Français déclarent faire confiance aux médias traditionnels. En 2018[10]60, juste après le lancement de RT France, ils étaient 56 % à faire confiance à la radio, 52 % à la presse écrite et 48 % à la télévision. La corrélation n’est pas causalité, mais la concomitance interroge : RT n’était pas un accident médiatique, mais une pièce d’un dispositif global, celui de la propagande russe, dont l’objectif n’est pas de convaincre, mais d’éroder la confiance. Elle a fourni à cette stratégie une grammaire, une esthétique, une légitimité occidentale. Elle a institutionnalisé le soupçon.

La question dépasse désormais le cas russe. Comment restaurer la confiance quand la méfiance est devenue vertu ? Comment défendre la vérité quand toute vérité est perçue comme suspecte ? Comment dialoguer quand le désaccord lui-même est interprété comme preuve de manipulation ?

On ne sort pas d’une emprise émotionnelle par la simple contradiction. Opposer des faits à une croyance ne suffit pas, lorsque cette croyance répond à un besoin affectif, celui d’être reconnu, de se sentir lucide, de ne pas être trompé. La reconstruction ne peut être que patiente et incarnée : reconnaître les blessures légitimes (sentiment d’abandon, mépris social, invisibilisation), offrir des espaces de parole, réhabiliter la complexité sans condescendance. La sortie de l’emprise ne se décrète pas : elle suppose un travail collectif de réapprentissage du discernement.

Mais cette reconstruction passe aussi par l’explicitation : décrire les mécanismes, documenter la stratégie, montrer comment la propagande s’installe dans la relation, non dans le message. Nommer, c’est rendre visible ce qui agit en silence. Et donner à ceux qui ont été séduits les outils pour comprendre, plutôt que les stigmatiser.

RT France a disparu, mais son empreinte demeure. Dans chaque commentaire accusant la presse de mensonge, dans chaque débat saturé de soupçon, dans chaque auditeur persuadé que « tous manipulent », sa trace affleure. Sa demi-vie ne se mesure pas en mois, mais en générations. Car ce que RT a transmis, ce n’est pas un récit : c’est un climat cognitif. Elle n’a pas voulu prouver que la Russie avait raison, mais instiller l’idée que personne ne peut avoir raison.

Son efficacité tient à cette inversion : elle ne fabrique pas la croyance, elle fabrique la fatigue de croire. Elle ne construit pas une vérité alternative ; elle détruit la possibilité d’une vérité commune. Et cette destruction ne s’efface pas : elle se propage, se dilue, s’hérite.

Cinq ans de séduction, deux ans d’absence, et des décennies de rémanence. RT France n’existe plus, mais elle parle encore.

<p>Cet article Anatomie d’une emprise médiatique, de Novosti à RT a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:56

« Dire un mot de trop fait peur » : la langue ukrainienne sous l’occupation

Ksenia Tourkova

Pour résister, nous devons mieux comprendre ce que signifie l’occupation russe pour les populations qui la subissent.

<p>Cet article « Dire un mot de trop fait peur » : la langue ukrainienne sous l’occupation a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3511 mots)

La journaliste Ksenia Tourkova nous donne des exemples concrets de la russification outrancière pratiquée dans les territoires occupés de l’Ukraine, en commençant par la Crimée. Il ne s’agit pas seulement de l’arrêt de l’enseignement de ukrainien ou des manuels ukrainiens brûlés, mais de l’impossibilité de parler cette langue dans un lieu public ou sur des réseaux sociaux, car cela devient un facteur de déloyauté envers l’agresseur et peut valoir l’ostracisme social, voire la prison. 

Veronika, étudiante à l’université nationale Taras Chevchenko de Kyïv, a quitté la Crimée occupée pour s’installer à la capitale il y a environ un an. En 2023, elle a terminé ses études secondaires dans un village près de Djankoï. Elle s’est inscrite à l’université de Sébastopol et y a étudié la philologie pendant un an. Cependant, pendant tout ce temps, elle se préparait secrètement à entrer dans une université ukrainienne, seule, sans aide extérieure. Elle se connectait aux ressources web de l’université via un VPN et passait des tests.

« Je n’ai prévenu personne que je me préparais, je n’ai jamais dit que j’utilisais des ressources électroniques ukrainiennes. Seules les personnes les plus proches de moi, mes parents et mon petit ami, étaient au courant », raconte-t-elle.

C’est le petit ami de Veronika, Mykola, qui, comme elle l’admet elle-même, a été le principal moteur de son déménagement, l’inspirant par son exemple. Il avait suivi le même chemin un an plus tôt : il s’était également préparé en secret à entrer dans une université ukrainienne, puis avait déménagé. Bien que l’enseignement de l’ukrainien à l’école de Mykola ait cessé lorsqu’il avait huit ans, il n’a pas arrêté d’apprendre et de pratiquer la langue, et regardait la télévision ukrainienne. C’est précisément ce qui lui a permis de passer sans difficulté à l’ukrainien après son déménagement à Kyïv, dit-il. Veronica n’a pas non plus rencontré de difficultés : communiquer avec sa grand-mère l’a aidée à maintenir son niveau d’ukrainien.

Nous parlons avec Veronika et Mykola en ukrainien via Zoom, et rien dans leur discours ne trahit leur long séjour dans un environnement russophone sous occupation, ni leur manque d’éducation scolaire et de pratique quotidienne de l’ukrainien. Cependant, lorsqu’ils vivaient dans la péninsule, ils n’utilisaient pratiquement jamais l’ukrainien dans leur vie de tous les jours, pour des raisons de sécurité. « Officiellement, il y a trois langues en Crimée, explique Mykola, mais ce n’est vrai que sur le papier. Si vous entrez dans un magasin et dites quelque chose en ukrainien, on vous regardera immédiatement de travers, voire on vous dénoncera. » Veronika confirme : « Aujourd’hui, parler ukrainien en Crimée attire immédiatement l’attention. »

Il existe toutefois des endroits où l’on peut encore l’entendre, par exemple devant le palais de justice, où les défenseurs des droits humains et les militants viennent soutenir ceux qui sont persécutés par les autorités d’occupation. Loutfié Zoudieva, militante des droits humains, activiste tatare de Crimée et journaliste, écrit depuis 2016 sur les prisonniers politiques de Crimée et les procès intentés contre eux. En mai 2025, le ministère russe de la Justice l’a reconnue comme « agent étranger ».

Selon Loutfié, si la langue ukrainienne était encore présente dans la vie quotidienne en Crimée après 2014, elle est devenue d’un coup un marqueur politique après le début de la guerre totale.

« On a dit aux Criméens qu’il y avait trois langues officielles, mais en réalité, en 2025, il ne restait plus aucune école enseignant en ukrainien en Crimée », explique Loutfié. « Dans toute la Crimée, environ 300 enfants apprennent l’ukrainien, mais ces familles se retrouvent immédiatement dans le collimateur des autorités. » Selon la militante des droits humains, même les organisations indépendantes ne se lancent plus dans des projets d’enseignement de l’ukrainien pour des raisons de sécurité : tous les foyers de langue ukrainienne ont été pratiquement éliminés et détruits. L’ukrainien a ainsi disparu non seulement de l’enseignement et de la communication, mais aussi des réseaux sociaux. « Jusqu’en 2022, les gens partageaient plus librement des informations en ukrainien sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, ils préfèrent simplement lire, mais ne pas partager, même s’il s’agit simplement d’une recette. Tout contenu en ukrainien désigne ces personnes comme des jdouny, ceux qui attendent la désoccupation de la péninsule. »

Il est intéressant de noter que ce terme était auparavant activement utilisé par les Ukrainiens eux-mêmes pour désigner ceux qui « attendaient » l’arrivée de la Russie, pressée de « venir en aide à la population russophone ». Aujourd’hui, les autorités russes elles-mêmes se sont en quelque sorte approprié ce terme, et l’utilisent pour désigner les personnes déloyales.

Si la situation de la langue ukrainienne, selon Loutfié, est proche du point critique, celle de la langue tatare de Crimée, malgré les répressions continues contre la population autochtone de la péninsule, est légèrement meilleure : elle est certes en recul, mais n’est pas complètement éliminée. Il existe actuellement sept écoles en Crimée où l’enseignement est dispensé en tatar de Crimée, contre quinze avant 2014. Si un élève souhaite apprendre cette langue, ses parents doivent rédiger une demande spéciale et l’école doit y répondre. Cependant, dans la pratique, ces demandes sont très souvent refusées sous prétexte qu’il n’y a pas assez d’enseignants. De plus, elles ont recours à la pression psychologique et à la manipulation. Dans l’une des écoles de Djankoï, un enseignant a déclaré : « Nous avons des enfants qui souhaitent suivre un enseignement en tatar de Crimée, mais s’ils rédigent une demande et choisissent cette langue comme langue maternelle, nous serons obligés de consacrer à ces enfants une heure que nous pourrions consacrer au russe (qui est important pour passer les examens à l’avenir !). » Bien sûr, cela a monté les parents contre ceux qui veulent enseigner la langue tatare : pourquoi, à cause de quelques personnes, devrions-nous perdre une heure nécessaire pour les examens de langue russe ?

Le tatar de Crimée est donc plutôt considéré par les autorités comme peu utile (alors qu’elles affichent publiquement leur « souci » à son égard), tandis que l’ukrainien est considéré comme hostile.

« Les jeunes suivent les blogueurs ukrainiens, puis effacent leur historique, car ce n’est pas sûr ! »

« Toutes les déclarations selon lesquelles personne n’interdit d’apprendre l’ukrainien ne sont qu’un écran de fumée », déclare la militante des droits humains Maria Soulialina, qui a elle-même été contrainte de quitter sa ville natale de Yalta en 2014, après l’annexion de la Crimée. Dans une interview accordée à Nastoïachtcheïé Vremia, Maria a raconté l’histoire d’un enfant qui faisait semblant d’aller à ses cours de guitare mais qui, en réalité, apprenait secrètement l’ukrainien.

« En Crimée, parler ukrainien équivaut à avoir une position pro-ukrainienne, explique Maria dans une interview accordée à Delfi. Certains enfants se sont retrouvés sur la liste des extrémistes ! Il est impossible de vivre là-bas dans ce genre de situation, cela vous exclut de tous les processus sociaux. Comment les jeunes font-ils pour soutenir la langue ukrainienne ? Ils suivent les blogueurs sur les réseaux sociaux, mais sans s’abonner à leurs pages, et ils effacent leur historique après les avoir consultées, car ce n’est pas sûr ! » Maria raconte l’histoire d’amour d’un garçon et d’une fille qui ne s’abonnaient pas à leurs pages mutuelles, simplement parce que lui était en Ukraine et elle sous occupation.

Il existe des différences linguistiques entre les « anciens » et les « nouveaux » territoires occupés. Au moment où la Russie a envahi la Crimée, puis une partie du Donbass, l’Ukraine n’avait pas encore réformé son système scolaire et l’enseignement exclusivement en ukrainien n’était pas obligatoire. C’est pourquoi les enfants et les enseignants qui, pour diverses raisons, sont restés dans les territoires occupés n’ont pas subi le même choc que ceux qui se sont retrouvés sous occupation après février 2022. Les enfants, quel que soit leur âge, ont été alors contraints de réapprendre tout le programme scolaire.

« Les autorités russes affirment que dans les régions de Zaporijjia et de Kherson, un pourcentage assez important d’enfants apprennent l’ukrainien comme « langue maternelle ». Mais nous savons également qu’ils ne disposent d’aucun soutien matériel, que tous les manuels scolaires ont été retirés et qu’il ne reste plus aucun livre en ukrainien dans les bibliothèques. La question se pose donc : comment les enfants apprennent-ils, de quoi disposent-ils pour cela ? Les enfants avec lesquels notre organisation est en contact confirment qu’il n’y a pratiquement pas d’enseignement de l’ukrainien », explique Maria Soulialina.

Elle souligne également que l’impossibilité de pratiquer l’ukrainien, même de manière rudimentaire, crée un sérieux obstacle linguistique et psychologique pour ceux qui parviennent malgré tout à se rendre dans les territoires contrôlés par l’Ukraine. Selon Maria, il y a eu des cas où des jeunes ont été admis dans des universités ukrainiennes mais n’ont rien dit pendant plusieurs mois en cours, n’obtenant ainsi aucune note. « Nous ne pouvons pas parler correctement l’ukrainien et nous avons honte de ce que nos camarades de classe peuvent penser de nous », expliquaient-ils.

L’Ukraine tente d’aider ces jeunes : elle élabore des cours en ligne spéciaux qui tiennent compte des particularités de l’apprentissage, des considérations de sécurité et de la double charge de travail.

Cependant, d’une certaine manière, l’occupation a encore plus affecté l’identité linguistique des enseignants. C’est l’avis de la journaliste ukrainienne Anna Nikolaïenko, qui a fui Louhansk en 2014, puis Severodonetsk le 26 février 2022. Elle raconte avoir sauvé du matériel audiovisuel, ayant tiré les leçons de la douloureuse expérience de Louhansk, où les autorités d’occupation avaient « confisqué » du matériel audiovisuel coûteux. Selon Anna, les enseignants de la région de Louhansk travaillaient en ukrainien littéraire mais, dans la vie quotidienne, ils communiquaient soit dans le même ukrainien, soit dans un « beau dialecte dit sourjik » [NDLR : le sourjik ou sourjouk est un mélange de russe et d’ukrainien]. En 2022, on leur a posé un ultimatum : soit vous passez complètement au russe, même dans la vie quotidienne et pendant les récréations, soit vous rédigez une lettre de démission. Il a été très difficile pour les enseignants de s’adapter, en tant qu’adultes.

« Il y a eu des licenciements, voire des répressions. Des patrouilles linguistiques surveillaient le comportement des personnes licenciées, pour voir si elles avaient tiré les leçons de leur expérience ou si elles continuaient à parler ukrainien. C’est effrayant de recevoir des roquettes et des drones sur votre tête, mais c’est tout aussi effrayant de vivre sous une telle pression et d’avoir peur de dire un mot de trop dans la langue dans laquelle vous pensez. Si nous étions venus avec vous au service social et avions parlé ainsi (nous parlons en ukrainien — note de l’auteur), on nous aurait mis à la cave ! », raconte Anna.

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Les occupants russes célèbrent l’anniversaire de la prise de Severodonetsk. Juin 2023 // Russie unie

« Dès les premiers jours de l’occupation, les Russes ont ostensiblement brûlé les manuels scolaires ukrainiens. »

Son collègue, le rédacteur en chef du média en ligne Farvater.Sxid, Oleksandr Belokobylsky, rappelle que, historiquement, la région de Louhansk se compose de deux parties : le Donbass industriel (territoires occupés depuis 2014), presque entièrement russophone, où, même auparavant, la langue ukrainienne était plutôt un signe d’appartenance politique, et le nord rural de la région, correspond à la Slobojanchtchyna historique, où l’ukrainien a toujours été utilisé au quotidien, que ce soit au travail, dans les magasins ou à la maison. « Pour les “anciens” territoires occupés, la russification n’a pas été douloureuse, mais pour les nouveaux, c’est plutôt le contraire », explique Oleksandr.

Elle a été douloureuse également en raison de la rapidité avec laquelle les événements se sont déroulés. Si en 2014 tout s’est passé plus ou moins progressivement, en 2022, selon les journalistes, la russification a été instantanée. Dans le village de Milouvatka, dans la région de Louhansk, les militaires russes ont ostensiblement brûlé les manuels scolaires ukrainiens de l’école locale dès les premiers jours de l’occupation : ils les ont sortis du bâtiment et ont allumé un feu dans la cour. Ce cas était loin d’être unique. Rien qu’à Marioupol, selon les médias ukrainiens, 180 000 livres ont été détruits : la moitié a brûlé pendant les bombardements, l’autre moitié a été détruite au motif qu’il s’agissait de « littérature extrémiste ».

Il n’y a qu’une seule façon de continuer à étudier en ukrainien dans les territoires occupés : en secret, ce qui comporte des risques. Anna Nikolaïenko raconte l’histoire d’un adolescent qui voulait s’inscrire dans une université ukrainienne. Ses proches lui ont apporté de la documentation spécialisée sur une clé USB afin qu’il puisse se préparer aux examens. Le garçon a accidentellement parlé de ses projets à ses amis, et il a été passé à tabac parce que parmi eux se trouvaient des enfants d’agents des forces de sécurité locales. En fin de compte, il a dû rester, sa famille a été surveillée de près et la clé USB a été utilisée comme preuve dans une affaire pénale contre des « agents qui transportaient de la littérature interdite ».

Une personne qui ose parler ukrainien dans la rue risque non seulement d’être regardée de travers, mais aussi d’avoir de réels problèmes, allant de commentaires humiliants à des persécutions. Maksym Beline, rédacteur en chef par intérim de la publication en ligne Zmist tyjnya, explique : « Une stigmatisation apparaît : l’ukrainien devient une langue qu’il est “indésirable de connaître”, un “code dangereux” susceptible de vous trahir comme “étranger”. Ainsi, les autorités d’occupation atteignent leur objectif : elles obligent les gens à se taire volontairement, les éloignent de leur propre identité culturelle. Le paradoxe réside dans le fait que, officiellement, personne n’affiche de panneaux indiquant “interdit de parler ukrainien”. Au lieu de cela, un autre message flotte dans l’air : Pourquoi en avez-vous besoin ? Personne ne l’utilise. Personne ne veut l’entendre. Elle est étrangère ici. » Et ce mur invisible d’indifférence, renforcé par la peur, s’avère souvent plus solide que n’importe quelle interdiction officielle.

Cette attitude envers la langue ukrainienne est renforcée par une promotion agressive du russe. Sur les réseaux sociaux, les pages des villes occupées par la Russie affichent des dizaines de publications sur des événements consacrés à la langue russe. À Marioupol, à la bibliothèque Hans Christian Andersen, un centre de promotion de la langue et de la culture russes a même été ouvert. « Ses premiers visiteurs, les élèves du collège n° 7 et leurs parents, ont appris beaucoup de choses sur la richesse, la beauté et l’importance de la langue russe, son rôle significatif dans la vie de chaque citoyen et dans l’histoire de notre patrie », peut-on lire sur la page de l’administration de Marioupol sur le réseau social Odnoklassniki.

Le Centre célèbre les anniversaires des écrivains russes et organise des fêtes consacrées à la langue russe. Ainsi, récemment, une fête intitulée « Chez ce bon vieux Tolstoï » y a été organisée. Plus tôt, en août, une conversation interactive sous forme de conte intitulée « La fête du sauveur des pommes : le soleil dans ma paume » a été organisée pour les habitants de Marioupol, où l’on a parlé des « valeurs spirituelles ».

Et en mai, les habitants ont été initiés à l’histoire de l’écriture slave : une « excursion passionnante dans le passé » intitulée « Les gardiens de la langue russe » a été organisée pour les élèves de l’équivalent du CM1 (les autres langues slaves n’ont apparemment pas été mentionnées).

Il est intéressant de noter que dans la description de ces événements dans les territoires occupés, le terme « langue maternelle » est utilisé en référence à la langue russe :

À Marioupol, les employés de la bibliothèque A. P. Tchekhov ont organisé pour les écoliers locaux un magazine oral intitulé « La base des bases – la langue maternelle » : « En parcourant les pages du magazine, les enfants ont découvert l’histoire de la fête, ont résolu des problèmes linguistiques et ont réfléchi ensemble à ce qu’il fallait faire pour préserver la beauté et la pureté de leur langue maternelle. »

Et dans la ville occupée de Henitchesk et les villes et villages environnants, une série d’expositions de livres intitulée « La langue maternelle – l’âme du peuple » a été organisée.

Traduit du russe par Desk Russie

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<p>Cet article « Dire un mot de trop fait peur » : la langue ukrainienne sous l’occupation a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:56

« Vous êtes redevable à la famille Khangochvili » : lettre ouverte à Vladimir Kara-Mourza

Katia Margolis

Après l’expulsion d'Allemagne de la famille de Zelimkhan Khangochvili, une lettre ouverte interpelle l'opposant russe, qui a été échangé contre l’assassin de ce héros de la résistance tchétchène.

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Texte intégral (2224 mots)

L’artiste russo-italienne, connue pour son soutien flamboyant à l’Ukraine et sa condamnation de l’impérialisme russe, s’adresse à l’une des plus importantes figures de l’opposition russe, après l’expulsion scandaleuse de l’Allemagne de la famille de l’opposant tchétchène, Zelimkhan Khangochvili, tué en plein centre de Berlin. L’année dernière, son assassin Vadim Krassikov, condamné en Allemagne, ainsi que d’autres espions et criminels russes, avaient été échangés contre Vladimir Kara-Mourza et d’autres opposants politiques russes purgeant une peine au Goulag. 

Très estimé Vladimir Vladimirovitch,

Aujourd’hui, un événement qui vous concerne directement s’est produit en Allemagne. Et je garde l’espoir que vous ne le laisserez pas passer inaperçu.

Les autorités allemandes ont embarqué de force dans un avion une famille tchétchène et l’ont expulsée.

Le simple fait que de telles expulsions soient possibles de nos jours, après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Fédération de Russie et trois décennies après une guerre coloniale génocidaire similaire menée par la Russie contre l’Itchkérie, que des gens soient envoyés vers la torture et une mort certaine, que de telles expulsions soient régulièrement pratiquées par les pays européens (principalement l’Autriche, et maintenant l’Allemagne), a été un choc pour moi.

Je pense que vous, en tant que personne directement impliquée en politique et mieux informée sur le plan professionnel, êtes au courant.

Et je pense que vous avez déjà deviné pourquoi je m’adresse précisément à vous aujourd’hui.

À l’été 2024, vous, prisonnier politique du Goulag russe, vous vous êtes soudainement retrouvé libre en Occident. Vous avez été échangé contre le tueur Vadim Krassikov, condamné à la prison à vie en Allemagne. Tout le monde se souvient de ce nom.

Lorsque l’échange a eu lieu, Poutine a accueilli le tueur libéré à la descente de l’avion à Moscou comme un héros, faisant comprendre au monde entier que ce meurtre avait été commandité par lui et était un exploit.

Mais permettez-moi de rappeler une fois de plus à mes lecteurs, à mes amis et à mes ennemis, le nom de la personne pour le meurtre de laquelle Krassikov a été condamné.

Un homme qui, comme vous, luttait pour la liberté de son peuple, mais qui a été tué, et dont le meurtrier ne paiera pas pour ce meurtre, car la justice a été échangée contre votre liberté.

Il s’appelait Zelimkhan Khangochvili. Il a combattu les occupants russes d’abord en Tchétchénie, puis en 2008 en Géorgie. Traqué par le FSB, il a été victime de plusieurs agressions et d’une tentative d’empoisonnement.

Il a demandé l’asile politique en Allemagne.

L’Allemagne le lui a accordé, mais n’a pas pu le protéger.

Khangochvili a été assassiné le 23 août 2019 dans un parc au centre de Berlin de deux balles dans la tête, sur ordre du FSB et des autorités russes, par ce même Vadim Krassikov contre lequel vous avez été échangé.

Je ne me souviens pas que, dans vos nombreuses interventions, dans vos interviews ou vos conférences, vous ayez jamais mentionné le nom de Khangochvili.

Je ne me souviens pas que vous ayez publiquement demandé pardon pour une nouvelle injustice, même involontaire, envers les Tchétchènes, ni exprimé votre sympathie à sa famille et à son peuple.

Ne vous sentez-vous pas lié à lui et redevable envers lui, ne serait-ce que symboliquement ?

Car c’est précisément la justice, le droit et sa mémoire qui ont fait l’objet d’un marchandage uniquement pour votre liberté. Et votre vie.

Et oui, toute vie humaine en vaut la peine. La vôtre aussi.

Allez-vous encore aujourd’hui passer sous silence la déportation des Tchétchènes, et plus particulièrement celle de la famille Khangochvili vers la Géorgie, désormais contrôlée par les forces pro-russes, d’où ils seront facilement renvoyés vers la Tchétchénie de Kadyrov pour y trouver une mort certaine ?

Ne vous sentez-vous vraiment pas directement responsable ?

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Les membres de la famille Khangochvili sur le toit d’un parking à l’aéroport de Berlin, le 23 octobre. Photo : Chamil Khangochvili / Deutsche Welle

Bien sûr, je me souviens très bien qu’à de très rares exceptions près (Sergueï Kovalev, Anna Politkovskaïa et quelques autres noms), à l’époque de ma jeunesse, l’intelligentsia libérale moscovite/russe condamnait vivement l’invasion de la Tchétchénie tout en répandant volontiers les fameux mythes sur les « terroristes », les « tribus guerrières », « et va savoir » : les buter dans les chiottes, ce sera bien sûr sans nous, mais bon, « il n’y a pas de fumée sans feu ».

Et de manière générale, « le méchant Tchétchène rampe vers le rivage et aiguise son poignard ».

C’est vraiment inculqué dès le berceau. C’est pourquoi le poème de Lermontov que je cite s’intitule Berceuse.

Cette image s’est construite au fil des siècles. Tout comme l’image des Russes vaillants / innocents / rêvant de liberté, souffrant – et en même temps occupant et discriminant d’autres peuples.

La Russie n’a pas seulement façonné l’image de peuples sauvages colonisés (comme l’ont fait tous les empires à toutes les époques, se présentant comme des libérateurs / éducateurs / grands frères et garants de la paix), elle n’a pas seulement privé ces peuples de leur droit de vote et de leur langue, mais elle a également utilisé toutes ses ressources (y compris celles qu’elle leur avait confisquées) pour diffuser ces mêmes mythes à travers sa culture, ses médias et sa propagande en Occident, façonnant des images s’y rapportant, par exemple celles des Tchétchènes qui seraient a priori des terroristes sauvages et belliqueux.

C’est pourquoi, cher Vladimir Kara-Mourza, la responsabilité des déportations actuelles et des tortures et meurtres qui s’ensuivent pour les Tchétchènes nous incombe à tous.

Et la destinée future du frère de Khangochvili et de sa famille vous incombe personnellement.

« Je ne veux pas que mon pays se désagrège », avez-vous déclaré dans une récente interview.

Vous savez, c’est toujours ce que dit un libéral qui reste un impérialiste moscovite en son for intérieur.

La suite est écrite noir sur blanc. On entendra un argument sur les armes nucléaires dans le contexte d’une désintégration de la Russie (comme si elles n’étaient pas actuellement entre les mains des personnes les plus criminelles et dangereuses), sur les guerres civiles (comme si, aujourd’hui et tout au long de l’histoire, la Russie-Moscovie n’avait pas fait la guerre, tué, déporté et exterminé des peuples entiers) et, cerise sur le gâteau, « d’où vous vient l’idée que ce seront des États démocratiques ? » Vous avez affirmé tout cela, comme tant d’autres. Et d’où vous vient l’idée que la confédération parlementaire que vous imaginez sera démocratique ?

Où, au cours de l’histoire russe multi-séculaire, y a-t-il eu la moindre allusion à une telle possibilité et à une période historique correspondante ?

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Vladimir Kara-Mourza à l’APCE, octobre 2024 // Son compte Facebook

Pourquoi, alors que nous sommes en pleine guerre génocidaire contre l’Ukraine, alors qu’aujourd’hui même de nouvelles bombes russes sont larguées sur les villes ukrainiennes, et que des milliers de Russes sont directement ou indirectement impliqués dans leur lancement, nous, les peuples du monde libre, ne devons-nous pas rêver de la défaite et du démantèlement de ce monstre anachronique agonisant, mais croire à vos chants sur les Russes innocents de la grande et indivisible Russie démocratique imaginaire, pour laquelle le monde entier doit se mobiliser, supporter et attendre – et refaire une nouvelle expérience sur des millions de personnes – au cas où, cette fois-ci, le vieil empire se réveillerait et cesserait de courir après ses voisins et ses propres enfants avec une hache. Au moins jusqu’à une prochaine beuverie…

Le fascisme ne naît pas de rien, il pousse sur les racines de l’empire, du chauvinisme, de l’indifférence et de l’égocentrisme. C’est de là que viennent les chars et les missiles. Vers Grozny ou Kyïv. Vers Prague ou Budapest.

Et aujourd’hui, le premier devoir des combattants contre le régime de Poutine n’est pas de parler aux Tchétchènes, aux Ukrainiens et au monde entier des Russes innocents qui souffrent, mais de se souvenir de l’histoire, de montrer ces liens, de crever cet abcès et non de le dissimuler…

Et de faire tout son possible pour précipiter la fin de l’empire.

Pouvez-vous imaginer des antifascistes allemands, soucieux du sort de leur peuple innocent et simple, faire la leçon aux Juifs en plein génocide ?

Vos convictions, pour lesquelles vous êtes parti au Goulag russe avec votre passeport britannique et votre capacité à influencer les politiques occidentaux pour aider l’Ukraine, votre messianisme et votre credo sont bien sûr votre affaire personnelle. Mais je vous en prie : ne gaspillez pas votre temps et votre réputation à réanimer l’empire agonisant. Utilisez votre voix, vos relations, votre influence à autre chose.

Faites tout votre possible dès aujourd’hui pour sauver au moins une famille tchétchène, celle du frère de Zelimkhan Khangochvili, qui a été assassiné.

C’est votre devoir. En tant que personnalité de l’opposition russe, en tant qu’être humain et, finalement, en tant que chrétien.

À vous de jouer.

Traduit du russe par Desk Russie

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