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26.10.2025 à 16:57

Sur la portée des liens entre la Russie poutinienne et le Venezuela chaviste : la possibilité d’un « front secondaire » ?

Jean-Sylvestre Mongrenier

Pendant la montée en puissance du programme révisionniste russe, le Venezuela a fait figure de « nouveau Cuba ».

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Texte intégral (3796 mots)

Alors que Donald Trump semble tergiverser en Ukraine où il se heurte à l’impérialisme grand-russe et à un eurasisme conquérant, rebelle à tout « deal », les tensions montent autour du Venezuela chaviste. Au premier abord, une telle situation cadre avec la vision que l’on prête au président des États-Unis, celle d’une géopolitique centrée sur l’Hémisphère occidental. Cependant, ne négligeons pas l’importance des liens russo-vénézuéliens, leur dimension stratégique et le pouvoir de nuisance qu’ils confèrent au Kremlin.  

Voilà un quart de siècle que sévit le régime établi par Hugo Chavez, caudillo léniniste-justicialiste du Venezuela  de 1999 à 2013, système de domination perpétué par Nicolas Maduro29. Il réprime les opposants et ruine l’un des pays les mieux dotés au monde en ressources naturelles (pétrole, or, bauxite, nickel, fer, terres rares, etc.). Huit millions de Vénézuéliens, soit près des trois dixièmes de la population, ont fui à l’étranger, ce qui a provoqué une crise migratoire dans les pays voisins, avec des répercussions jusqu’aux États-Unis. Pour renforcer leur pouvoir et accroître leur richesse, Maduro et les siens ont mis en place un système de contournement des sanctions internationales et transformé le pays en plateforme du trafic de drogue42. Pilier du chavisme, l’armée dispose de son propre cartel (Los Soles), tandis que les services de sécurité du régime collaborent avec d’autres organisations criminelles (Tren de Aragua). Leurs hommes de main pourchassent les opposants politiques réfugiés à l’étranger. Dans le voisinage immédiat, Maduro conteste la frontière avec Guyana, riche en hydrocarbures, et menace de passer à l’acte. À l’échelle du sous-continent, Hugo Chavez fut à l’origine de l’Alliance bolivarienne des Amériques (ALBA), dont les positions en faveur d’un « monde multipolaire » recoupent les discours et représentations géopolitiques du Kremlin43.

Carottes et bâtons des Américains

Longtemps, la diplomatie des États-Unis aura misé sur un jeu de sanctions positives et négatives (le bâton et la carotte), la condamnation internationale des pratiques chavistes (manipulation des élections et répression des opposants), et les bons offices de Lula da Silva – trotskiste non repenti et président du Brésil –, pour obtenir une certaine libéralisation du régime. Sur le fond, nombre de dirigeants aux États-Unis, convaincus des attraits de la démocratie de marché, pensaient que le pouvoir de séduction et de persuasion de leur modèle finirait par l’emporter. Las ! Au Venezuela comme sous d’autres cieux, la très surfaite théorie du soft power a éprouvé ses limites. Lors du premier mandat de Donald Trump, la politique américaine, sous l’impulsion de John Bolton, Conseiller à la sécurité nationale, aura un bref temps songé à provoquer un changement de régime (le fameux « regime change »), sans véritablement préparer l’affaire ni persévérer dans cette direction. Par la suite, la situation en Ukraine et ses conséquences énergétiques amenèrent Joe Biden, nouveau président des États-Unis, à assouplir les sanctions sur le pétrole vénézuélien44.

Au début de son second mandat présidentiel, Donald Trump veut marquer la différence avec son prédécesseur, en autorisant le groupe énergétique américain Chevron à importer du pétrole vénézuélien. Il prend ensuite conscience du fait que le Venezuela est la plaque tournante de flux migratoires latino-américains que son Administration entend endiguer, et que le régime chaviste tient une place notable dans le narco-trafic et l’économie criminelle des cartels, qui maîtrisent et alimentent le marché de la drogue aux États-Unis. C’est pourquoi l’embargo pétrolier est rétabli et les cartels, vénézuéliens ou autres, sont désormais considérés comme des organisations terroristes, susceptibles d’un traitement militaire. Au cours de l’année 2025, dix mille soldats américains sont déployés à Porto Rico ainsi qu’une flotte de guerre (sept bâtiments et un sous-marin nucléaire d’attaque) et des avions F-35 ; le porte-avions USS Gerald-Ford est en route vers les Caraïbes ; le régime chaviste subit une forte pression militaire américaine, plusieurs navires soupçonnés de participer au narco-trafic ont été bombardés (huit frappes à ce jour) et le spectre d’une intervention militaire directe rôde ; la CIA est autorisée à mener des actions sur le territoire du Venezuela.

On ne sait pas encore jusqu’où Donald Trump est prêt à engager les États-Unis dans cette affaire. S’agit-il de mener une opération de police internationale, contre les cartels de la drogue et le trafic d’êtres humains, ou envisage-t-il le recours à la force armée pour chasser Maduro du pouvoir et faire tomber le régime chaviste ? À l’intérieur de l’administration Trump comme dans l’électorat républicain, « faucons » interventionnistes et « MAGA » isolationnistes s’opposent sur la question. Dans l’un ou l’autre cas, cette politique de la canonnière entre en résonance avec les thèmes classiques de la doctrine Monroe, de la « Méditerranée américaine » (l’ensemble spatial Caraïbes-golfe du Mexique), et de l’Hémisphère occidental, comme ce fut le cas au détour des XIXe et XXe siècles45. Si le secrétaire d’État Marco Rubio, conseiller à la Sécurité nationale, semble avoir une vision plus large des enjeux, l’administration Trump n’a pas énoncé de stratégie claire concernant le Venezuela et l’ « arrière-cour » des États-Unis (Amérique centrale/Méditerranée américaine). À tous égards, l’approche réductrice qui semble dominer les esprits à Washington diffère de celle des années 1980, lorsque l’enjeu était de contenir le communisme, l’influence soviétique et les agissements de Cuba dans la région. On ne saurait pourtant ignorer la réalité des liens russo-vénézuéliens et le rôle des services castristes auprès de Maduro.

Il faut ici rappeler l’étroitesse de l’alliance historique entre l’URSS et le régime communiste de Cuba, dirigé par les frères Fidel et Raul Castro. La « crise des fusées » (octobre 1962) aura été un temps fort de l’affrontement Est-Ouest, passé à deux doigts d’un conflit armé, au péril d’une guerre nucléaire46. Certes, les liens tissés à l’époque de la guerre froide furent mis à mal avant la dislocation de l’URSS, Moscou ne disposant plus des moyens de subvenir aux besoins de cette île, base avancée du communisme à 150 kilomètres des côtes de la Floride, mais économie naufragée. La détérioration des rapports entre la Russie et l’Occident, notamment après l’attaque contre l’Ukraine (2014), et l’isolement international qui en résulta entraînèrent un rapprochement avec l’allié d’hier. Quelques semaines après l’annexion manu militari de la Crimée, le maître du Kremlin se rendait à La Havane pour y rencontrer Raul Castro. En signe de bonne volonté, les neuf-dixièmes de la dette cubaine contractée à l’époque soviétique furent annulés.

De La Havane à Caracas

Depuis, d’importants progrès ont été réalisés dans le développement des relations économiques, commerciales et financières, avec des projets communs importants dans les domaines de l’énergie, le transport, en particulier le ferroviaire, l’industrie – y compris le secteur médical et pharmaceutique –, l’agriculture, la science et la technologie, ainsi que la promotion des exportations cubaines sur le marché russe. Présidée par les vice-présidents des deux gouvernements, la Commission intergouvernementale pour la coopération économique, commerciale, scientifique et technique entre la République de Cuba et la Fédération de Russie se réunit régulièrement. Sur le territoire cubain, de grandes entreprises russes comme les Chemins de fer russes, Rosneft (pétrole), les entreprises d’automobiles Autovaz, Kamaz, Gaz et Uaz mènent des projets. En 2017, Rosneft livrait du pétrole à Cuba, prenant en partie le relais du Vénézuela, plongé dans une grave crise47 (le Venezuela assurait normalement 70 % des besoins pétroliers de Cuba). On peut parler d’un axe géopolitique Moscou-La Havane-Caracas, Cuba fournissant au régime chaviste ses services en matière de sécurité, en bonne intelligence avec la Russie qui mobilise aussi le groupe Wagner48.

En vérité, le Venezuela, au cours de ces années de montée en puissance du programme géopolitique révisionniste russe, fait figure de « nouveau Cuba » aux yeux de Moscou. Dans les années 2000, le grand comparse local de Poutine est Chavez. La coopération militaire se traduit par des ventes d’armes russes (Kalachnikov, avions de chasse et chars), financées par la rente pétrolière. Des manœuvres communes, avec des flottes d’avions et de bâtiments russes, sont organisées dans les Caraïbes. La coopération est surtout énergétique, les deux pays tentant de former un consortium pétrolier. Dans des communiqués communs, Moscou et Caracas affirment vouloir constituer un « contrepoids solide à l’influence américaine ». Sur la scène internationale, le Venezuela est l’un des rares pays à reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ôtées à la Géorgie en août 2008. Intime de Poutine et dirigeant de Rosneft, Igor Setchine aurait tenu un rôle important dans cette reconnaissance49, moyennant prêts, subsides et prises de participation dans la firme énergétique PDVSA (Petróleos de Venezuela SA).

Bientôt, pour faire face aux graves problèmes financiers que le régime chaviste a provoqués, celui-ci se tourne plus encore vers la Russie, ainsi que vers la Chine populaire, qui octroie d’importants prêts ; en contrepartie, ces deux pays deviennent propriétaires de raffineries vénézuéliennes. Successeur de Chavez, Maduro entretient une relation privilégiée avec Moscou. Évalué à un total de dix-sept milliards de dollars à la fin de la décennie 2010, le soutien russe (investissements dans l’industrie pétrolière et dans les mines, livraisons de blé) va de pair avec une coopération militaire qui se resserre. Parfois, des avions de guerre russes atterrissent sur des aérodromes vénézuéliens et participent à des entraînements : le 10 décembre 2018, deux bombardiers TU-160, accompagnés d’un AN-24 et d’un Il-62, défraient la chronique stratégique durant le temps de leur présence (ils repartent après cinq jours d’exercice). C’est un soutien évident à un président confronté à l’opposition parlementaire et à une large part de la population (une autre part vote avec ses pieds et s’enfuit dans les pays voisins). Qui plus est, Moscou aurait dépêché auprès du président en titre un groupe de quatre-cents mercenaires chargés de sa protection rapprochée50 (Reuters, 25 janvier 2019). Un âge d’or dans les relations russo-vénézuéliennes ?

En guise de conclusion

On objectera que la Russie poutinienne, mise en échec en Ukraine, a d’autres chats à fouetter, qu’elle n’a plus les moyens de mener une politique dispendieuse sur un théâtre périphérique, moins encore la possibilité d’impulser un nouvel ordre international en Amérique latine, fort éloignée de l’Eurasie dont le sort concentre l’attention et les appétits du Kremlin. Certes, mais nul besoin de mobiliser d’énormes ressources pour acquérir un pouvoir de nuisance, affaiblir les États-Unis en favorisant l’ouverture d’un « front secondaire » (un concept-clef dans la pensée stratégique soviétique), avec des répercussions en Ukraine et sur les alliances américaines en Europe. En matière de stratégie oblique et de guerre asymétrique, soyons assurés du fait que les Russes savent faire beaucoup avec peu de choses : la hargne, l’esprit de suite et l’obstination pallient le manque de moyens ; ils n’hésiteront pas à encourager en sous-main une politique du pire, pour « fixer » les États-Unis. À l’arrière-plan se tient la Chine populaire, principal partenaire de nombreux pays latino-américains et parrain du « Sud global ».

Aussi Donald Trump devrait-il peser avec soin ses options stratégiques, au Venezuela comme dans l’ensemble de la région, et circonscrire avec précision ses objectifs politiques. Potentiellement écartelés entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie-Pacifique, les États-Unis s’exposeraient grandement en prétendant aller au-delà d’une opération de police internationale qui viserait à tenir en respect et affaiblir le régime chaviste. Surtout, il importe de développer une vision géopolitique d’ensemble qui tienne compte des interconnexions entre les différents théâtres mondiaux et des contrecoups d’un point du globe à un autre. À l’égard de la « Russie-Eurasie », de la Chine populaire, de l’Iran islamique et d’autres systèmes meurtriers, tels que le régime-bunker de Pyongyang et celui des chavistes, le destin des démocraties occidentales appelle une « grande stratégie » qui combine unité d’esprit, convergence des vues et partage des responsabilités. Par essais, erreurs et ajustements réciproques, ce schéma géopolitique pourrait prendre forme. Si les États-Unis y sont disposés.

Addendum

La notion d’ « Hémisphère occidental » ( « Western Hemisphere ») renvoie à l’ensemble interaméricain, de l’Alaska à la Terre de Feu, ainsi qu’aux Caraïbes. L’usage de cette notion dépasse la seule dénomination d’un ensemble spatial : elle est le véhicule de représentations géopolitiques centrées sur les États-Unis et le rôle censé leur revenir dans cette partie du monde. Il s’agit en fait d’une projection du « système américain », de ses principes et valeurs, tel qu’ils ont été pensés et conçus par les Pères fondateurs des États-Unis, à l’échelle de la totalité du continent. Cette conception élargie du « système américain » se retrouve dès les années 1820, dans la pensée de John Quincy Adams (le sixième président des États-Unis) et Henry Clay (secrétaire d’État dans l’administration Adams). Pour Henry Clay, un tel système permettrait non pas de fonder un empire mais d’établir l’hégémonie des États-Unis aux Amériques et, au-delà d’y contrecarrer la Sainte-Alliance, de rivaliser avec l’Angleterre sur les plans économique, commercial et monétaire. Sur le plan institutionnel, l’Organisation des États américains (OEA), fondée sur le panaméricanisme, en est l’expression (mais les États-Unis s’y heurtent à beaucoup de résistances). Il reste que la traduction économique de ce panaméricanisme, c’est-à-dire le projet d’une zone de libre-échange des Amériques, de l’Alaska à la Terre de Feu, promue par Washington dans les années 1990-2000, n’a pu voir le jour. Désormais, la Chine populaire est le grand partenaire économique et commercial des pays latino-américains, demain peut-être leur principal partenaire financier (voir les projets chinois de « dé-dollarisation » et de Yuan numérique).

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26.10.2025 à 16:56

Le Courrier des lecteurs

Galia Ackerman

À quand la fermeture du Centre culturel et spirituel russe du quai Branly, ce bastion d’espionnage et de propagande ?

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Texte intégral (1343 mots)

Bonjour chères amies, chers amis,

Ces derniers jours, nous avons reçu plusieurs courriers intéressants. Jean-Damien T. nous écrit : « Je viens de prendre connaissance de l’édito de la lettre d’infos de Desk Russie, que je lis le plus souvent avec beaucoup d’intérêt. Cette fois, c’est avec de l’agacement que je termine l’édito. Était-il bien utile de faire la réclame, deux fois de suite, pour le site d’Amazon?
Les libraires de France ne méritent-t-ils pas davantage de reconnaissance, eux qui ont organisé maints débats sur la situation en Ukraine et mis en avant vos livres bien davantage que cette multinationale tentaculaire ? C’est franchement désolant. »

J’ai répondu à Jean-Damien qui a compris mes arguments, mais il est utile que j’explique mieux la politique éditoriale de notre toute nouvelle maison d’édition. Si nous investissons dans l’impression à grand tirage, ce qui nécessite l’adhésion à une société de diffusion, également onéreuse, n’importe quel insuccès peut nous être fatal. Par conséquent, nous avons adopté un autre système : petits tirages à peu de frais, et diffusion par nos propres forces. En absence de publicité payante et sans avoir à notre service la distribution dans des librairies, nous publions en premier lieu pour les lecteurs de Desk, et nous informons de nos parutions sur les réseaux sociaux. Quelques dizaines de libraires nous ont découvert et nous commandent des exemplaires, mais cela plus les ventes directes via notre site n’est pas suffisant. C’est pourquoi, comme tous les éditeurs, nous avons commencé également à vendre sur Amazon. Ce qui est le plus intéressant pour nous, ce sont les commandes directement sur notre site AEBL. C’est le meilleur moyen de nous soutenir. En deuxième position se trouve la vente aux libraires, qui jouissent d’une remise de 35 %, et en troisième position, Amazon, qui expédie lui-même, mais nous rembourse moins encore que les libraires. En fait, je ne peux vraiment recommander Amazon qu’à nos lecteurs hors de France, car l’envoi postal à l’étranger nous coûte très cher. Cependant, il faut donner aux gens le choix ! C’est ce que nous faisons.

Je suis une habituée des insultes sur X, mais là, nous avons reçu une menace voilée. Quelqu’un qui a créé une adresse postale sous le nom de Nazda Rovie, ce qui veut dire en russe « À votre santé ! », nous écrit cette phrase : « Un conseil. Prenez une bonne assurance vie. » Je suppose qu’il s’agit d’une menace adressée à l’équipe de Desk. Une menace qui vient après une série d’attaques de hackers sur notre site et qui n’est pas à prendre à la légère. En même temps, cette menace n’est pas suffisante pour demander une protection policière. « Même pas peur ! », comme disent les enfants.

Nous n’allons pas fermer Desk Russie, ni notre université ou notre maison d’édition. Nous allons continuer comme avant, tout en sachant que le FSB, le GRU et leurs antennes sont capables du pire, comme leurs prédécesseurs soviétiques. Plusieurs opposants ont été tués, empoisonnés, molestés, kidnappés, emprisonnés. C’est le prix à payer pour un certain courage.

Ella M. nous écrit : « Dans votre Courrier des lecteurs, vous dites que l’ambassade russe jouit d’une protection de la police française, car tel est l’usage diplomatique. Mais quid du Centre culturel et spirituel russe du quai Branly ? Pourquoi, alors que la France condamne l’agression russe, ce centre reste ouvert et continue sa propagande comme si de rien était ? Jusqu’à quand allons-nous tolérer cette hideuse construction en plein centre de Paris ? »

Chère Ella, nous partageons votre indignation. J’ai été peut-être la première à s’insurger, en 2013, contre la construction de ce centre dans une tribune publiée dans Libération. Malheureusement, la décision de vendre le terrain à l’État russe afin d’y construire une église a été prise en pleine lune de miel franco-russe, lorsque Dmitri Medvedev était président (dans ce jeu de chaises musicales) et que la direction française était persuadée qu’une nouvelle ère plus libérale s’ouvrait en Russie. Malgré la guerre russo-géorgienne de 2008 qui a privé la Géorgie de 20 % de son territoire, le discours soi-disant moderniste de Medvedev et les convictions pro-russes de François Fillon, alors Premier ministre, ont fait pencher la balance en faveur du Kremlin.

Ce qui n’était pas connu à l’époque, c’est que cette église serait entourée de plusieurs bâtiments et que cela formerait un « compound ». Lorsque je suis allée voir de mes yeux ce complexe à l’ouverture de l’église, l’accès à ces bâtiments était déjà barré. À ma question adressée à deux molosses russes sur la destination de ces bâtiments, ils m’ont répondu sur un ton peu amène : « C’est pour les pèlerins. » Bien sûr, il n’y a pas de pèlerinage religieux russe à Paris, car il n’y a pas de lieux saints russes ici. En revanche, ce territoire a été proclamé territoire diplomatique en vertu d’un précédent juridique français vieux de 100 ans, qui reconnaissait que le lieu du culte desservant une ambassade pouvait être considéré comme un territoire jouissant d’une immunité diplomatique.

C’est ainsi que cet horrible complexe fait officiellement partie de l’ambassade russe du boulevard Lannes, et malgré des soupçons que les coupoles de l’église cachent des antennes permettant d’espionner plusieurs bâtiments gouvernementaux, comme le quai d’Orsay ou Matignon, il n’y a rien à faire. Honnêtement, je ne sais pas si l’État français peut ordonner la fermeture de ce centre. En tout cas, après la menace que nous avons reçue, nous n’allons pas nous promener dans cet enclos !

Enfin, nous commençons à recevoir des avis sur le livre de Constantin Sigov Musiques en résistance : Arvo Pärt et Constantin Sigov que nous avons récemment publié. Voici ce qu’écrit Olivier Costa de Beauregard, directeur général du Groupe Industriel Marcel Dassault : « Je viens de finir le livre de Constantin Sigov. Je ne suis pas assez musicien pour tout comprendre mais j’ai admiré la noblesse de ces deux hommes et la beauté précieuse de ces deux vies. L’esprit transcende la matière, lui permet de prendre sa vraie forme, voilà la leçon que j’en ai retirée. Une leçon donnée dans des circonstances adverses d’un matérialisme triomphant, soi-disant historique, en fait englué dans la médiocrité et la laideur du cynisme de l’époque de Brejnev qui les a incarnées. Et de cette gangue a surgi une beauté qui nous touche encore, alors que cet homme cruel mais au fond pitoyable est si justement oublié. Ce qui donne peut-être une perspective et une espérance pour aujourd’hui dans la grande épreuve que vit le peuple ukrainien. » 

Merci pour vos avis ! C’est une belle récompense de nos efforts.

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26.10.2025 à 16:56

Notre passé reste toujours à découvrir

Timothy Snyder&nbsp;et&nbsp;Volodymyr Yermolenko

L’historien américain, lauréat du prix Vassyl Stous, s’est entretenu avec le philosophe ukrainien, à l’occasion de la remise du prix, sur les bonnes et les mauvaises manières de comprendre l’histoire.

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Texte intégral (5589 mots)

En septembre 2025, à Kyïv, l’historien américain Timothy Snyder a reçu le prix Vassyl Stous, une distinction ukrainienne rendant hommage à l’un des plus grands poètes et dissidents ukrainien du XXe siècle, assassiné par le régime soviétique en 1985. Créé en 1989 par Yevhen Sverstiouk, autre dissident ukrainien, ce prix est désormais décerné par le PEN Club Ukraine, la maison d’édition Dukh i Litera et la Kyiv Mihailov Business School. Avant la cérémonie de remise des prix, le philosophe ukrainien Volodymyr Yermolenko s’est entretenu publiquement avec Snyder sur les bonnes et les mauvaises façons d’appréhender l’histoire.

Volodymyr Yermolenko. Je commencerai par une question très nietzschéenne. Vous critiquez vivement la manière dont l’histoire est utilisée à la fois par la propagande russe, par les MAGA, par l’extrême droite et par d’autres. Alors, quelle est la bonne manière d’utiliser l’histoire pour comprendre qui nous sommes, et quelle est la mauvaise manière ?

Timothy Snyder. Je vais m’arrêter d’abord sur le mot « histoire », car je pense que c’est un mot essentiel. Nous devons faire attention à ce mot, car dès lors que nous qualifions la politique de la mémoire d’ « histoire », ou que nous qualifions les mythes nationaux d’ « histoire », ou que nous qualifions notre propre perception du passé d’« histoire », nous perdons le sens du mot « histoire ». Cela devient quelque chose qui occupe la place de l’histoire, qui lui enlève son oxygène. 

La bonne façon d’utiliser le passé est de reconnaître que tout ce qui s’est passé avant nous fait partie de nous, de reconnaître que nous n’avons en fait qu’une très petite idée de la façon dont cela s’est passé, de reconnaître que plus nous en apprenons sur le passé, plus nous nous donnons du pouvoir, et de reconnaître que l’imprévisibilité du passé est libératrice. 

Je suis un historien professionnel. Je ne suis probablement pas mauvais dans ce domaine. Chaque fois que je mène une recherche sérieuse, non seulement je découvre des choses que je ne savais pas, mais je me rends compte que j’avais posé les mauvaises questions. Et l’histoire est comme une science, en ce sens.

Vous posez une question, vous faites des recherches, vous vous rendez compte que vous avez posé la mauvaise question. Tout comme un scientifique qui formule une hypothèse, fait des expériences en laboratoire, puis se rend compte que son hypothèse était stupide et en essaie une autre. C’est ainsi que nous sommes censés travailler.

Donc, si vous achetez un livre qui se prétend historique, que vous le lisez et qu’il vous apprend tout ce que vous vouliez savoir, ce n’est pas de l’histoire. Ce que vous voulez savoir n’est pas de l’histoire. Les choses sur lesquelles vous ne saviez même pas comment vous interroger sont de l’histoire. Les choses qui vous surprennent sont de l’histoire.

C’est la connaissance que quelqu’un a générée à l’aide de méthodes scientifiques, et qui vous est transmise par une utilisation artistique du langage. C’est ça, l’histoire. Donc, ce qui ne va pas avec la version de Poutine ou celle de Trump, c’est que c’est toujours la même chose. Il n’y a pas d’incertitude. Il n’y a pas de place pour la surprise. Il n’y a pas de richesse. Il n’y a pas de profondeur. Au contraire, il y a une certitude à propos d’une ligne d’événements, et cette ligne d’événements nous emprisonne, car s’il est toujours vrai que l’Amérique est grande, alors quoi que nous fassions, elle est grande, et tout le monde doit l’admettre, et nous ne pouvons pas remettre cela en question. Et si nous ne pouvons pas remettre cela en question, alors nous ne sommes pas libres.

Ou, si l’Ukraine a toujours fait partie de la Russie, alors il n’y a rien de mal à ce que la Russie envahisse l’Ukraine. Ce qui ne va pas, ce n’est pas seulement que ce n’est pas vrai. Je peux passer beaucoup de temps à expliquer pourquoi l’Amérique n’était pas si grande dans les années 1950 ou 1920, je peux aussi passer beaucoup de temps à expliquer pourquoi la Russie et l’Ukraine n’étaient pas réunies en 862 après J.-C. Je peux l’expliquer. Le récit de Poutine est faux d’un point de vue factuel, mais ce qui ne va pas, c’est que ce n’est pas du tout de l’histoire. 

V.Y. J’ai récemment eu une conversation avec Yaroslav Hrytsak, et j’ai utilisé le mot « toujours » en tant que philosophe. Il m’a répondu qu’il y avait deux mots interdits chez les historiens: « toujours » et « jamais ». Mais si nous disons que l’histoire est imprévisible, comment pouvons-nous en tirer des leçons ?

T.S. C’est une bonne question. Je pense toutefois que cette tension est plus apparente que réelle, car l’imprévisibilité comporte deux aspects.

Le premier est que même lorsqu’il y a de bonnes raisons de croire qu’une tendance va dans une certaine direction, les affaires humaines ou notre interaction avec le monde sont si complexes que des événements imprévus peuvent survenir et ils changent tout. Ainsi, si nous sommes le 10 septembre 2001 et que les employés de l’aéroport Logan de Boston sont un peu plus vigilants lors du contrôle des bagages, alors il n’y aura pas d’attentat terroriste majeur aux États-Unis le lendemain. Nous n’envahirons pas l’Irak, et le monde dans lequel nous vivrons sera très différent.

On pourrait multiplier les exemples. Hitler a failli être assassiné en novembre 1939. S’il avait été tué en 1939, l’Allemagne serait probablement restée d’extrême droite, nationaliste, fasciste, peu importe. Mais il est extrêmement improbable que le gouvernement allemand suivant aurait entrepris la Seconde Guerre mondiale sous la forme que nous avons connue. Alors toute l’histoire de l’Ukraine, par exemple, aurait été très différente.

Il existe donc des contingences qui dépassent notre capacité de prédiction. Je pense également qu’elles dépassent la capacité de prédiction des machines. C’est un aspect de la question.

Mais l’autre aspect est que nous-mêmes sommes, ou du moins pouvons être, imprévisibles. Notre capacité à être imprévisibles dépend, je pense, en partie de notre capacité à voir les lacunes. Notre capacité à voir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.

Je me tourne donc vers votre question et je réponds qu’il existe des moyens d’appliquer l’histoire. Si nous avons une idée de ce qui est plus probable et moins probable. Si nous pouvons reconnaître les schémas du passé, alors nous sommes plus susceptibles d’être en mesure d’exercer notre propre volonté.

Si vous pensez que rien dans le passé n’a d’importance, alors tout ce qui se passe est nouveau, surprenant et choquant. Et donc, lorsque cela se produit, vous vous dites : « C’est nouveau, je suis surpris et choqué, et donc impuissant. » Et non seulement je suis impuissant, mais j’ai une excuse pour mon impuissance, car bien sûr, rien de tel ne s’était jamais produit auparavant.

Mais si vous en savez plus sur l’histoire, alors quand des choses choquantes ou surprenantes se produisent, vous êtes bien sûr un peu surpris ou un peu choqué, mais vous pouvez les reconnaître. En fait, vous pouvez même reconnaître votre propre choc et votre propre surprise comme faisant partie d’un processus historique.

L’histoire nous libère de cette manière en rendant l’inconnu du présent toujours un peu plus familier. Et de cette manière, elle nous aide à devenir plus libres.

Ce qui ne va pas dans la façon dont un dictateur utilise le passé, c’est qu’il affirme qu’il n’y a qu’une seule ligne d’événements et que, par conséquent, vous devez vous situer sur cette ligne, vous ne pouvez être ailleurs. Alors que si nous savons que l’histoire comporte de nombreuses lignes différentes, de nombreuses possibilités différentes, mais que certains ensembles, certaines combinaisons sont plus probables que d’autres, alors nous pouvons nous y préparer. Par exemple, un assassinat politique assez important vient de se produire aux États-Unis. Si vous connaissez un peu l’histoire, vous savez qu’il est très probable que cet événement sera exploité politiquement d’une certaine manière. Et si vous savez qu’il va être exploité politiquement, vous pouvez en parler à l’avance et ainsi réduire les chances que ceux qui veulent l’exploiter politiquement y parviennent.

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Timothy Snyder en conversation avec Volodymyr Yermolenko à Kyïv le 6 septembre 2023 // PEN Ukraine, capture d’écran

V.Y. On peut se demander comment différentes époques perçoivent le passé. Je vais vous donner un exemple très simplifié. Je pense que l’une des révolutions clés du XIXe siècle, celle du romantisme, est de dire que les gens du passé, c’est nous. Nous sommes fondamentalement identiques aux gens du passé. Mais ensuite vient le XXe siècle, où de nombreuses écoles disent que non, l’histoire est comme un pays étranger. Comme l’École des Annales en France qui abordait le Moyen Âge comme si ces gens étaient des extraterrestres. Pour ces historiens, les gens du Moyen Âge pensaient, se comportaient et agissaient de manière complètement différente, et nous devons appliquer cette idée de différence totale, car c’est seulement ainsi que nous pourrons les comprendre. Je considère fondamentalement que ces deux approches sont erronées. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

T.S. C’est une excellente question. Chez les romantiques ou au XIXe siècle, on pensait que les gens du passé étaient comme nous, sauf que nous sommes confrontés à ce processus de modernisation compliqué, qui nous contamine et nous dilue, et nous devons résister à la modernisation et à la complication. Nous devons nous souvenir de qui nous sommes vraiment.

Et de là découle la nécessité d’entreprendre des rituels, comme écrire de la poésie ou interpréter les rêves, ou quoi que ce soit d’autre, afin de renouer avec qui nous sommes vraiment. Et qui nous sommes vraiment, dans l’imaginaire romantique, ce n’est pas un moi historique. C’est un moi national ou folklorique immuable et sans tache.

Il s’agit donc d’une vision du passé, mais pas d’une vision historique du passé. Et puis, je comprends votre point de vue sur l’aliénation par rapport aux peuples du passé. Le passé est un autre pays, mais… Je suis maintenant dans un autre pays, et je peux communiquer avec vous, bien qu’imparfaitement. Les gens du passé ne sont pas là pour être maltraités, mais pour être compris. Cela peut sembler très simple, mais en essayant de comprendre les gens du passé, vous vous comprenez mieux vous-même. Tout comme lorsque vous essayez de comprendre un autre pays, vous vous comprenez mieux vous-même.

Certes, les gens du passé étaient différents, mais l’historien dira qu’ils ne l’étaient pas au point d’être incompréhensibles. Et un bon historien, je pense, dira qu’il faut essayer de rencontrer les gens du passé encore et encore, à l’aide de toutes les sources disponibles. Autrement dit, même lorsque nous lisons dans une autre langue des textes sur un peuple qui n’existe plus, la façon dont nous entrons en contact avec eux, dont nous les imaginons, est humaine. Et si nous y parvenons, c’est parce que nous trouvons le pouls, l’harmonie, le rythme, d’une manière ou d’une autre, de ces autres personnes. L’histoire n’est possible, et là je ne fais que répéter Isaiah Berlin, non parce que nous avons les sources, mais aussi parce que nous avons cette capacité humaine-là – que nous appellerons empathie.

Nous avons cette capacité humaine à tendre la main et à trouver quelque chose qui nous revient, qui est humain et qui est vrai. Donc oui, les gens du passé sont différents, et j’ajouterais que la différence des gens du passé est l’un des éléments libérateurs de l’histoire.

Car lorsque vous reconnaissez que les gens du passé étaient différents, vous reconnaissez qu’il existe différentes façons d’organiser la vie des êtres humains. Et nous, dans le présent, je pense que nous sommes extrêmement arrogants quant aux formes d’organisation sociale et politique que nous avons. Nous avons tendance à imaginer qu’elles sont meilleures à tous égards que toutes les autres formes d’organisation sociale et politique.

Or nous sommes tout simplement incapables d’imaginer des formes d’organisation sociale et politique très différentes. Il y a là une arrogance inhérente au présent. Dans 50 ans, nous penserons également que les formes d’organisation politique et sociale que nous avons sont meilleures. Tout comme il y a 50 ans, les gens pensaient la même chose.

Mais lorsque vous vous intéressez sérieusement au passé, vous vous rendez compte qu’à certains égards, leur façon de faire était meilleure. Et vous en venez souvent à penser, ce qui est difficile à accepter, que les gens du passé étaient probablement à bien des égards plus compétents et plus intelligents que nous. Ce qui renverse un peu la situation. Je trouve que ce genre de réflexions est très libérateur.

V.Y.  Vous faites beaucoup pour que le monde comprenne mieux l’histoire de l’Ukraine, mais aussi pour que nous, les Ukrainiens, nous comprenions mieux nous-mêmes. Les gens ont tendance à penser à l’histoire de l’Ukraine à partir du Moyen Âge. La Rus’, la christianisation, etc. Mais vous proposez une vision beaucoup plus profonde de l’histoire de l’Ukraine. Vous parlez du lien avec la Grèce. Vous parlez des Scythes. Cependant, lorsque nous abordons cette partie de l’histoire, que pouvons-nous apprendre concrètement, faute de sources écrites ?

T.S. À mon avis, l’histoire de la nation ukrainienne et la réflexion consciente sur celle-ci devraient remonter à la période comprise entre l’Union de Lublin et le soulèvement de Khmelnytsky. Donc il y a environ 450 ans.

Mais ce serait une erreur de dire que nous allons fixer une limite à l’histoire et que cette limite est la modernité. La modernité n’est pas la limite de votre histoire. Logiquement parlant, ce que vous êtes devenu au dernier quart du XIXe siècle ou ce que vous êtes aujourd’hui dépend de tout ce qui s’est passé avant.

La modernité ne peut exister qu’en raison des événements qui l’ont précédée. Hier est très important pour nous. Et ce qui se passera demain dépendra de ce qui s’est passé aujourd’hui. Nous interagissons avec l’actualité au jour le jour.

Nous vivons dans un présent très étroit, mais en réalité, la façon dont vous vivrez demain dépend beaucoup plus des cinq premières années de votre vie que d’aujourd’hui. Or vous ne vous souvenez pas des cinq premières années de votre vie. Et l’histoire, le passé sont un peu comme ça. 

Le fait que nous ne nous en souvenions pas et que nous n’ayons même pas de sources écrites ne signifie pas que ce n’était pas extrêmement important. Donc oui, l’histoire de la nation est importante pour les Ukrainiens. Mais ce n’est pas la seule chose qui doit compter pour eux.

Quelle que soit la date à laquelle l’histoire nationale a commencé, il y avait quelque chose avant. Et ce qui a précédé est très important pour le type de politique nationale que vous avez. Ce que je veux dire, c’est que le passé lointain est très important. Pour revenir à l’analogie avec votre enfance, nous n’allons pas faire une séance de thérapie freudienne où j’essaierais de vous faire raconter ce qui s’est passé dans votre petite enfance. Mais nous avons de meilleures méthodes que les méthodes freudiennes pour aborder le passé.

Ceux d’entre vous qui ont lu mes travaux savent que je ne suis pas nécessairement un ami de la technologie lorsqu’elle est appliquée au présent et à l’avenir. Nous avons beaucoup de choses à craindre, notamment le changement climatique et la colonisation de nos capacités cognitives par les réseaux sociaux.

Je suis très préoccupé par ces questions. Ironiquement, ce n’est pas dans le futur que la haute technologie, la véritable haute technologie, joue un rôle important pour nous rendre plus intelligents. Ce n’est même pas le cas dans le présent.

J’ai une mauvaise nouvelle concernant le présent : nous sommes beaucoup plus stupides qu’avant. À un certain moment, vous franchissez la ligne où vous ne réalisez plus ce qui est vrai. C’est dans le passé, et en particulier dans le passé lointain, que la technologie nous rend plus intelligents, beaucoup plus intelligents.

Je travaille encore principalement avec des sources écrites. Mais j’apprécie beaucoup la façon dont certaines technologies ont donné vie au passé et rendu visibles des choses qui ne l’étaient pas auparavant. Et ce sont des choses extrêmement intéressantes qui ont un lien direct avec l’histoire de l’Ukraine.

Je vais d’abord vous donner un exemple concernant les Amazones. Tout au long du XXe siècle, l’interprétation dominante de la représentation des Amazones dans l’art grec était freudienne. Leurs propres femmes étant cantonnées aux tâches domestiques conventionnelles, ils fantasmaient donc sur des femmes capables de monter à cheval et de combattre.

Comment savons-nous que ce n’est pas vrai ? Parce que les archéologues ukrainiens ont découvert, lors de fouilles en Ukraine, des dizaines et des dizaines de sites dans lesquels on trouve de très nombreux restes de femmes accompagnés d’armes et d’armures. Environ un cinquième des êtres humains armés dans les sépultures de l’époque scythe sont des femmes.

Alors toute la tradition dans laquelle Hercule, Thésée, Persée et Achille affrontent les Amazones commence à prendre un autre sens. La tradition dans laquelle les Amazones apparaissent dans la guerre de Troie, le fait que les Amazones soient le motif le plus populaire dans la céramique grecque, tout cela prend un autre sens quand on se rend compte qu’en réalité, ils affrontaient régulièrement des archères à cheval qui les tuaient.

Une fois que l’on sait cela, tout semble différent. Plaçons-nous dans la préhistoire profonde de l’Ukraine : les habitants de Trypillia autour d’Ouman, il y a environ 6 000 ans, ont construit des colonies qui étaient à l’époque les plus grandes agglomérations urbaines du monde.

Et non seulement grandes, mais aussi intéressantes, car construites selon un modèle très différent de celui des villes de Mésopotamie. Il s’agit donc d’un modèle spécifique de villes anciennes. Un modèle européen, ukrainien, car nulle part ailleurs en Europe il n’existe de villes aussi grandes.

Il existe donc ce modèle européen, qui comporte des rangées de maisons en demi-cercle et quelques maisons plus grandes, appelées « lodges », ainsi qu’une grande zone de rassemblement au centre. Cette topographie urbaine est très différente du modèle mésopotamien, qui est construit en pierre avec des murs et des concentrations de pouvoir visibles. Il n’y a pas de concentrations de pouvoir visibles dans la culture de Trypillia.

Nous ne pouvons pas dire avec certitude comment cela fonctionnait, mais cela fonctionnait certainement différemment de la Mésopotamie, et cela stimule l’imagination. Pour en revenir à la question précédente, cela nous rappelle qu’il existe plusieurs lignes historiques. Il existe différentes façons pour les humains de s’organiser.

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Objets découverts dans la région de Tcherkassy (culture de Trypillia). Photo : RFE/RL

Comment savons-nous tout cela ? Les villes dont je parle sont aujourd’hui des terres agricoles. Elles sont labourées. On ne peut pas les voir à l’œil nu. Elles ont d’abord été repérées vues d’avion, puis on a commencé à creuser, pour ainsi dire, avec le LIDAR, une forme de technologie radar. Ces villes n’étaient pas construites en pierre. Elles étaient construites avec des matériaux organiques. On peut désormais les dater grâce à la datation isotopique du carbone, et avec l’aide de la technologie moderne, on peut se faire une très bonne idée de leur apparence, de leur construction, de leur aspect, puis commencer à réfléchir sur leur mode de vie.

Prenons la question de l’apparition des langues indo-européennes. Tout comme la question des premières villes, celle des langues indo-européennes est une question historique de premier ordre, peut-être l’une des plus importantes.

La patrie indo-européenne, c’est le lieu d’origine des langues que vous parlez, toutes les langues slaves, toutes les langues germaniques, les langues romanes, les langues indiennes, les langues iraniennes, les langues parlées par près de la moitié de la population mondiale actuelle. Depuis le XIXe siècle, il est clair qu’il existe une patrie pour ces langues, car nous pouvons établir des similitudes dans l’utilisation des mots, et je ne vais pas vous ennuyer avec les détails techniques, mais il est clair qu’elles proviennent toutes d’un seul et même endroit, même s’il est difficile de déterminer lequel. Et, là encore, comme pour les Amazones et leurs ossements, on peut avancer des arguments.

Il existe des preuves archéologiques assez solides, non seulement concernant les humains, mais aussi les animaux domestiques, qui pointent vers l’Ukraine. Il existe également des preuves linguistiques assez solides qui pointent vers l’Ukraine, mais cela restait discutable, tant que l’on ne disposait pas de la technologie de l’ADN ancien. Mais une fois que l’on dispose de cette technologie, on peut commencer à cartographier d’où venaient les gens, où ils se sont déplacés et comment ils ont propagé leurs gènes.

Dernièrement, de nombreux articles basés sur des preuves d’ADN ancien ont conclu que l’origine des langues indo-européennes se trouve dans la steppe ukrainienne. Encore une fois, je dois nuancer mes propos. Bien sûr, le débat reste ouvert, mais la technologie moderne nous oriente clairement vers des conclusions assez claires sur des questions très fondamentales. Et ces questions très fondamentales ont souvent un rapport avec l’Ukraine. Pour conclure, si nous en savons plus sur les grandes villes, si nous en savons plus sur la langue, si vous savez que l’ukrainien est une langue qui descend d’une langue vieille de 6 000 ans et qui a vu le jour ici même, ou probablement plus près de Dnipro, si vous savez que quelque part ici se trouve la source non seulement de votre langue, mais aussi de la langue parlée par la moitié du monde, cela fait de votre langue, de son usage quotidien, quelque chose de différent, peut-être, de ce qu’ils étaient auparavant.

Et n’est que le début. Les Yamna, qui sont probablement le peuple qui a fait sortir les langues indo-européennes d’Ukraine, la civilisation de Trypilia, ne sont que le début. Chaque couche suivante, les Scythes, les Goths, les Rus, apporte des informations factuelles extrêmement intéressantes sur ces terres et sur leur lien avec le monde.

V.Y. Voyez-vous des gens, des auteurs, des historiens, des philosophes, des écrivains, qui ont un sens très profond de l’histoire, non pas du passé, mais de l’histoire qui se déroule aujourd’hui ? Dans le contexte ukrainien, je pense à Lessia Oukraïnka, que nous aimons tous les deux, ainsi que beaucoup de personnes dans cette salle, j’en suis sûr. Dans le contexte européen, je pense à des gens comme Nietzsche, Stefan Zweig, ou d’autres. Voyez-vous revenir ce genre de personnes, qui avaient vraiment le sentiment que l’histoire n’appartient pas au passé, que l’histoire traverse nos corps ?

C’est très stimulant de parler de technologie et d’archéologie, et ce que je viens de décrire est tout à fait vrai. Mais je ne veux pas donner l’impression que tout est facile, car cela dépend de l’accès et surtout de l’accès à la terre.

Or le patrimoine que vous possédez, que vous le considériez comme un patrimoine national ou non, est sans cesse volé par les Russes. Certains des plus beaux et des plus importants ornements scythes, des reliques que nous possédons, ont été volés à Kherson. Et partout où les Russes occupent, les Ukrainiens ne peuvent pas fouiller.

D’une manière plus générale, le fait que nous vivions dans un monde en guerre signifie que les gens ont souvent du mal à comprendre pourquoi le passé est si important, pourquoi il est important d’avoir des musées ou des fouilles, pourquoi nous pensons au passé, pourquoi nous devons penser au passé à propos du présent. Et cela me ramène à votre première question. Lorsque les gens pensent au passé, ils n’ont pas besoin d’avoir une vision cohérente et complète. J’ai rendu visite à de nombreux soldats au front et discuté avec eux, et un mot que j’entends souvent, peut-être de manière surprenante, est le mot kultura. Et par kultura, ils ne veulent pas tous dire la même chose.

Ce qu’ils veulent dire, c’est plutôt : « Je veux en savoir plus sur tel morceau de musique, ou je veux en savoir plus sur tel costume, ou je veux en savoir plus sur les Cosaques, je veux apprendre quelque chose qui soit beau et vrai. Pas nécessairement tout, mais une partie. » Je trouve cela tout à fait compréhensible, car même si vous êtes un historien professionnel, vos œuvres peuvent être importantes, elles peuvent être un livre, mais elles ne sont toujours qu’une partie, n’est-ce pas ? Ce sont des œuvres que vous essayez de rendre belles et vraies. Nous devrions donc essayer de faire en sorte que les gens aient accès à des fragments, même si nous ne pouvons pas leur donner l’ensemble.

Cela nous ramène à la question sur la reconnaissance des schémas. La reconnaissance d’un schéma consiste à voir un morceau d’histoire d’une manière qui soit vraie et instructive. Votre question mène donc, bien sûr, à la guerre. Non que cette guerre répète d’autres guerres. Elle est malheureusement similaire à bien des égards à la Première Guerre mondiale. Elle est malheureusement similaire à bien des égards à la Seconde Guerre mondiale, mais elle ne les répète pas.

Il y a des aspects que vous pouvez mieux comprendre grâce à ces analogies. Je pense à ces moments de reconnaissance où vous vous dites : « Ah, quelqu’un s’est trouvé dans une situation similaire. » Il y a un exemple très clair dans l’essai de Victoria Amelina, Nothing Bad Has Ever Happened Here où, à un certain moment, elle a vu les choses d’une manière qu’elle n’avait jamais vue auparavant, et elle a soudainement réalisé qu’ici, à Lviv, toutes sortes de choses terribles se sont produites. Voici comment elle pense. Ces choses s’alignent maintenant de telle sorte que je les comprends, et je me trouve non seulement dans la ville que j’ai toujours cru connaître, mais aussi dans une ville qui m’est soudainement devenue inconnue, mais donc plus réelle. Si le passé se répète, alors aucun d’entre nous n’est responsable. Si les choses se répètent simplement d’elles-mêmes, nous ne pouvons pas être tenus pour responsables, mais si le passé nous aide à comprendre comment quelque chose fonctionne, alors nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que nous sommes à l’intérieur de ce quelque chose maintenant, et le fait que nous l’ayons vu signifie que nous en sommes en quelque sorte responsable.

Transcrit depuis un podcast et traduit de l’anglais par Desk Russie

Le texte est édité. Nous remercions le Pen Club Ukraine et UkraineWorld pour leur autorisation de publication. 

À lire également : Timothy Snyder : repenser et écrire une nouvelle histoire de l’Ukraine en trois millions de mots • desk russie

<p>Cet article Notre passé reste toujours à découvrir a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:56

Anatomie d’une emprise médiatique, de Novosti à RT

Guillaume Sancey

De 2017 à son interdiction en 2022, RT France a transformé la méfiance envers les médias en culture de la défiance, dont les effets durent encore.

<p>Cet article Anatomie d’une emprise médiatique, de Novosti à RT a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (7293 mots)

Transposant à l’ère numérique les méthodes de l’Agence soviétique Novosti, RT France a réinventé la propagande d’État sous les dehors du pluralisme. Derrière le décor du débat ouvert, la chaîne a méthodiquement bâti une relation d’emprise : séduire, brouiller, isoler, puis survivre après sa disparition. De 2017 à son interdiction en 2022, elle a transformé la méfiance envers les médias en culture de la défiance, dont les effets durent encore – comme la demi‑vie d’un rayonnement invisible.

Introduction : une continuité d’État

Interdite en France en 202251, RT est l’héritière directe d’un appareil de communication né au cœur du système soviétique52. Son ancêtre, l’Agence de presse Novosti (APN), est créée en 1961 par décret du Présidium du Soviet suprême. Officiellement chargée de « faire connaître au monde la vie du peuple soviétique », l’APN fonctionne en réalité comme le bras médiatique du pouvoir : rédaction centrale à Moscou, bureaux dans plusieurs capitales, collaboration étroite avec le ministère des Affaires étrangères et le KGB. Elle publie des revues multilingues, organise des voyages de journalistes étrangers, supervise les correspondants soviétiques à l’étranger. L’information y est une arme.

Après la chute de l’URSS, l’agence se transforme sans disparaître. En 1993, elle devient RIA Novosti (Russian Information Agency Novosti). Le vocabulaire se modernise, mais la fonction demeure : servir la communication internationale de l’État russe. L’outil de propagande soviétique se mue en instrument du soft power russe.

La mutation décisive intervient en 2013. Un décret de Vladimir Poutine dissout la rédaction de RIA Novosti et met l’agence sous la tutelle d’une nouvelle entité, Rossia Segodnia ( « La Russie d’aujourd’hui »), dirigée par Dmitri Kisselev, présentateur vedette et loyaliste du Kremlin. Objectif affiché : « rationaliser » les médias publics. Effet réel : centraliser le pilotage politique de l’information. Rossia Segodnia devient la courroie de transmission entre le pouvoir et ses vitrines extérieures : le réseau multimédia Sputnik et la chaîne internationale RT (Russia Today), créée dès 2005 pour parler aux publics étrangers en anglais, arabe, espagnol, allemand et français.

RT France, lancée en 2017, n’est donc pas un média isolé, mais le dernier maillon d’un dispositif d’État dont la généalogie remonte à l’Union soviétique. Cette continuité explique la nature de son rapport au public : RT ne cherche pas d’abord à informer, mais à établir un lien de dépendance et de confiance émotionnelle, selon une logique d’emprise déjà éprouvée par son ancêtre soviétique.

I. La séduction : flatter la lucidité blessée

L’emprise médiatique de RT France commence à l’automne 2018, lorsque la contestation des Gilets jaunes surgit de manière spontanée. Ce mouvement, né sur les réseaux sociaux et organisé hors des structures syndicales, est totalement décentralisé : sans hiérarchie, sans direction commune, avec quelques figures éphémères et souvent concurrentes. Il agrège des militants venus d’univers politiques opposés autour d’un seul dénominateur : la colère.

Cette colère se tourne rapidement contre les institutions, les représentants politiques et les journalistes eux-mêmes. Les rédactions deviennent des cibles symboliques de la défiance populaire. Les reporters essuient des insultes, parfois des agressions. L’idée s’installe que les « médias mainstream » seraient des relais du pouvoir.

Les chaînes traditionnelles tentent de maintenir une couverture équilibrée, soucieuse de vérifier et contextualiser. Mais la concurrence entre chaînes d’info en continu, la pression du direct et la chasse au « scoop » amènent à commettre des erreurs. Ces fautes, amplifiées sur les réseaux sociaux, nourrissent la suspicion et confortent l’idée d’une presse déconnectée ou partiale.

RT France exploite cette faille. Dès les premières semaines du mouvement, la chaîne privilégie la diffusion d’images brutes et de témoignages non contextualisés, au détriment des vérifications et de la hiérarchisation de l’information53. Ses reporters diffusent des images longues, des témoignages bruts, des émotions à vif. Le cadrage est simple : « le peuple parle, enfin entendu ». Là où les médias français interrogent, RT acquiesce ; là où les autres mettent en contexte, elle épouse la colère. L’objectif n’est pas d’informer, mais de créer une identification immédiate. RT se nourrit de la colère, la met en scène, l’entretient, sans jamais s’intéresser à ses causes profondes. Le ressentiment n’est plus un objet d’analyse : c’est un carburant.

Le contraste est net. D’un côté, un journalisme en tension, pris entre rigueur et précipitation ; de l’autre, une chaîne qui mise sur la séduction émotionnelle pure. RT ne cherche pas la distance critique : elle recherche la proximité affective. En s’adressant directement à la frustration de ceux qui se sentent exclus du débat public, elle établit un lien de confiance fondé sur la reconnaissance : « Nous, nous vous comprenons ; nous disons ce que les autres n’osent pas dire ».

En quelques mois, la stratégie porte ses fruits. RT France gagne une visibilité inédite sur les réseaux sociaux ; ses vidéos circulent massivement, reprises dans les groupes militants. La chaîne devient un repère, non pour la qualité de son travail journalistique, mais pour la chaleur de son miroir. Elle transforme un public défiant en audience fidèle.

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Manifestation des gilets jaunes à Paris, avril 2019 // RT, capture d’écran

II. La distorsion : la caution du débat

Une fois la confiance installée, RT France cherche à élargir son influence. Après avoir capté un public par l’émotion, la chaîne doit se doter d’une apparence de respectabilité. C’est ce rôle que remplit Frédéric Taddeï, recruté en 2018 pour animer Interdit d’interdire.

Le principe du programme est attractif : plateau ouvert, invités d’horizons variés, sujets « interdits ailleurs ». En apparence, un espace rare de liberté d’expression. En réalité, l’émission agit comme alibi éditorial. Elle incarne la pluralité dont RT a besoin pour se différencier des médias qu’elle accuse de partialité. Cette diversité de ton lui permet de couvrir un large spectre d’audiences : conservateurs, souverainistes, anti-systèmes ou simples curieux désabusés par les grands médias.

À la moindre attaque, Interdit d’interdire devient l’argument-refuge : « Voyez, nous débattons de tout. » Mais cette vitrine n’est qu’un piège pour accréditer la crédibilité de RT. L’objectif réel : habituer le spectateur à venir sur la chaîne, l’intégrer à ses routines de consommation médiatique, l’amener à considérer RT comme un espace normal du débat public.

Autour de cette vitrine policée, RT cultive toute une faune d’invités récurrents qui assurent la diffusion continue de la ligne russe. L’ancien militaire Xavier Moreau, installé à Moscou et fondateur du site Stratpol, apporte la caution « expertise stratégique ». La géopolitologue Caroline Galactéros, fondatrice du think tank Geopragma, habille le discours pro-russe du langage du « réalisme » diplomatique. L’avocat Régis de Castelnau, chroniqueur du blog Vu du Droit, traduit la propagande en vocabulaire juridique et moral. L’ex-patron du renseignement Alain Juillet incarne la respectabilité institutionnelle. L’économiste Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS et figure souverainiste assumée, intervient régulièrement pour justifier la politique économique russe et critiquer les sanctions occidentales, apportant une légitimité intellectuelle « académique » précieuse. Le journaliste Régis Le Sommier, ancien grand reporter de Paris Match devenu rédacteur en chef de RT France, parachève ce dispositif : son passé dans la presse traditionnelle offre une couverture journalistique de façade, brouillant la frontière entre média d’État et journalisme classique.

Autour de ce noyau gravite une nébuleuse d’intervenants : François Asselineau, chef du parti souverainiste UPR ; le colonel suisse Jacques Baud, qui justifie la stratégie militaire russe ; Florian Philippot, président des Patriotes. Tous relaient régulièrement les éléments de langage du Kremlin.

RT, soucieuse de préserver une apparence de décence, nettoie à l’antenne les propos les plus extrêmes. Elle laisse les positions les plus brutales se diffuser sur Internet, dans les conférences ou sur les chaînes personnelles de ces intervenants, tout en leur offrant une exposition initiale à l’écran. La chaîne ne produit pas seule le discours : elle le présente, le légitime et le promeut. Cette architecture crée un système d’influence à plusieurs étages : le plateau de Taddeï attire, les experts crédibilisent, les propagandistes relaient.

C’est la logique de la distorsion : dissimuler l’orientation derrière la forme, envelopper la propagande dans le costume du débat. Le spectateur, déjà séduit par la posture empathique de la chaîne, trouve dans cette mise en scène la confirmation de sa propre lucidité. Il croit assister à la diversité des opinions, alors qu’il ne fait que parcourir les variations d’un même récit.

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Frédéric Taddeï // RT France, capture d’écran

III. L’isolement : organiser la défiance

Une fois la crédibilité installée, RT France peut engager la phase la plus efficace de son dispositif : isoler son public du reste du paysage médiatique et institutionnel. Le principe est simple : plus le spectateur doute de tout, plus il fait confiance à RT.

Cette stratégie prolonge directement le travail de sape amorcé pendant la période des Gilets jaunes. RT avait alors capté la colère populaire contre les élites politiques et médiatiques ; elle va désormais l’élargir à l’ensemble des institutions : gouvernement, justice, science, Europe, presse. Ce qui relevait au départ d’une méfiance sociale devient une culture de la défiance généralisée.

Dès 2019, la chaîne consacre une part croissante de son antenne à la critique des « médias mainstream ». Les expressions « pensée unique », « journalisme de connivence », « propagande de l’OTAN » deviennent récurrentes. Les fautes des rédactions françaises sont systématiquement érigées en preuves d’un système d’information verrouillé. RT se présente comme le seul espace où la parole serait libre, les faits complets, le public respecté.

Le mécanisme fonctionne par inversion cognitive : plus les autres sont accusés de mensonge, plus RT paraît sincère. Le doute devient une vertu, la suspicion un signe d’intelligence. RT transforme la méfiance en identité collective : se méfier, c’est appartenir.

Cette logique d’isolement s’appuie sur un lexique familier : « réinformation », « désintoxication », « voix libres ». Les spectateurs se perçoivent peu à peu comme des initiés, lucides face à la manipulation généralisée. RT n’est plus seulement une chaîne : c’est une communauté de perception, un espace où la défiance se vit comme une libération.

En filigrane, derrière cette mécanique, se lit la grille idéologique du Kremlin : celle d’un Occident corrompu par un deep state invisible, livré à la décadence morale, à la manipulation médiatique et au délitement identitaire. En face, l’image d’une Russie souveraine, morale et assiégée, porteuse d’un ordre alternatif fondé sur la tradition, la force et la loyauté.

Cet imaginaire irrigue toute la rhétorique de la chaîne. D’abord, la paranoïa d’un complot occidental global, réactivée sous la forme d’un doute systématique envers toutes les institutions. À cela s’ajoute l’idéologie du monde multipolaire, traduite dans le registre médiatique par un relativisme constant : toutes les versions se valent, aucune ne peut être tenue pour vraie. RT valorise aussi la pureté morale et le rejet de la complexité : le peuple sincère face aux élites corrompues, la parole spontanée contre le mensonge sophistiqué. Le conflit devient spirituel : l’émotion prime sur la raison, la croyance sur la preuve. Enfin, la chaîne glorifie l’isolement héroïque, miroir direct du récit russe d’une nation assiégée mais vertueuse, seule contre tous, incomprise, mais dépositaire d’une mission morale.

RT transpose ces motifs à l’échelle individuelle : le spectateur devient le double symbolique du citoyen russe décrit par le pouvoir. Lui aussi se retrouve seul contre tous, incompris, mais moralement supérieur. L’emprise idéologique prend ainsi la forme d’un réconfort : l’isolement n’est plus une exclusion, mais une preuve de lucidité et de loyauté.

Le processus relève d’un schéma classique d’emprise : une fois la relation de confiance établie, l’isolement la rend indestructible. Le spectateur, coupé de toute contradiction, n’évalue plus les faits que par le prisme que RT lui fournit. Ce qu’il croit être un esprit critique devient un repli cognitif. Le doute permanent remplace la vérification.

Ainsi, la propagande moderne ne cherche plus à imposer une vérité unique : il lui suffit de détruire l’idée même de vérité partagée. RT ne dit pas « croyez-moi » ; elle dit « ne croyez plus personne ». C’est dans ce vide de confiance qu’elle s’installe durablement. Privée de voix, la chaîne continue pourtant d’exister à travers cette idée qu’elle a semée : tous les discours se vaudraient, la vérité ne serait qu’une affaire de point de vue, et aucun récit ne serait plus légitime qu’un autre. RT a brisé la barrière salutaire entre le fait et l’opinion. C’est là son héritage le plus durable : un monde où l’incertitude n’est plus un état provisoire, mais une condition permanente.

IV. La rupture avec le réel : la contagion du doute

En 2020, la pandémie de Covid-19 offre à RT France une opportunité décisive. La crise sanitaire constitue un terrain où la défiance, déjà installée, peut se muer en soupçon total. Alors que les médias traditionnels tâtonnent face à un événement inédit, la chaîne russe exploite chaque flottement, chaque revirement, chaque contradiction des autorités sanitaires. La parole scientifique, d’ordinaire facteur de stabilité, devient le nouvel objet de suspicion. Le discours se déplace : il ne s’agit plus seulement de dénoncer les « médias complices du pouvoir », mais désormais les scientifiques, les médecins et les institutions de santé.

Comme lors de la crise des Gilets jaunes, RT parle à l’émotion. Elle exploite la frustration née de la confusion qu’elle entretient, en offrant une tribune à toutes les voix qui s’opposent au consensus scientifique ou contestent les décisions politiques. Le doute devient matière première ; la peur, moteur d’audience. Chaque témoignage isolé, chaque rumeur, chaque colère personnelle est mise en avant comme une « autre vérité », une preuve que le système ment. Ce n’est plus de l’information, mais une dramaturgie du soupçon.

La contradiction interne de la propagande russe devient alors flagrante : sur RT France, on dénonce la vaccination occidentale comme un outil de domination ; pendant ce temps, sur RT Russie, la même politique sanitaire est défendue comme un acte patriotique ! Ce double discours ne vise pas la cohérence : il vise la confusion. RT ne cherche pas à convaincre, mais à désorienter.

Ce mécanisme s’inscrit dans une tradition ancienne de désinformation biologique héritée de l’ère soviétique. Dans les années 1980, le KGB avait orchestré l’opération INFEKTION54, destinée à faire croire que le virus du SIDA avait été créé par l’armée américaine à Fort Detrick. RT n’a pas inventé cette méthode : elle en est le relais contemporain. Durant la pandémie, la chaîne a contribué à diffuser, sans jamais les endosser ouvertement, des rumeurs sur l’origine américaine du Covid-19. Le schéma est identique : partir d’une peur légitime et y injecter une intention humaine, hostile, pour transformer l’incertitude en suspicion politique. L’objectif n’est pas d’imposer une explication, mais de rendre toute vérité invérifiable.

La rupture avec le réel se manifeste là : le doute, initialement présenté comme un réflexe critique, devient un état permanent. Tout événement est perçu comme le symptôme d’une dissimulation, toute donnée comme suspecte. Le spectateur ne distingue plus la contradiction de la complexité ; il s’enferme dans un système clos où toute information, même fausse, peut être vraie « d’un certain point de vue ».

Pendant la pandémie, cette logique contamine d’autres sphères : politique, économie, géopolitique. Les mesures sanitaires deviennent la preuve d’une « dictature mondiale », les institutions internationales des instruments d’asservissement, les journalistes des « complices du mensonge ». Le vocabulaire du contrôle ( « colliers électroniques », « pass sanitaire », « puces », « expérimentation de masse ») remplace progressivement celui du soin. Le masque lui-même devient un symbole : présenté non plus comme un geste de précaution, mais comme une muselière imposée au peuple, signe de soumission et de silence. RT exagère sciemment la portée des mesures sanitaires, les décrivant comme des instruments de surveillance généralisée ou de dressage social. L’objectif n’est pas d’informer, mais de provoquer une réaction émotionnelle : susciter la « réactance » du public, cette impulsion psychologique qui pousse une personne à rejeter toute forme d’autorité perçue comme une menace contre sa liberté d’action.

RT ne se contente pas de rapporter les théories les plus extrêmes : elle les légitime par une mise en scène qui  les place sur le même plan que les faits. Chaque image, chaque slogan, chaque émotion devient une « vérité » équivalente. La hiérarchie entre preuve et ressenti s’effondre ; le doute devient une forme de résistance.

Dans la Russie de Poutine, la propagande s’appuie sur la foi dans le pouvoir. Dans l’Occident de RT, elle s’appuie sur la foi dans le doute. Le résultat est identique : un rapport altéré au réel, où la vérité devient accessoire et la cohérence suspecte.

Lorsque RT France est interdite d’antenne en 2022, après l’invasion de l’Ukraine, le dommage cognitif est déjà fait. La chaîne disparaît, mais son héritage persiste dans les réseaux sociaux, les chaînes parallèles, les figures de relais. Le scepticisme radical qu’elle a cultivé survit à sa fermeture : la croyance que tout discours est biaisé, que toute institution ment, que la vérité est une affaire de choix personnel.

RT a cessé d’émettre, mais elle continue de produire ses effets : un réalisme affaibli, un public qui doute non par ignorance, mais par conviction. C’est là la dernière étape de l’emprise, la plus dangereuse : celle où le mensonge n’a plus besoin d’être cru pour fonctionner.

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RT France, capture d’écran

V. La victimisation : le récit du média banni

En mars 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne interdit la diffusion de RT et de Sputnik. La décision, justifiée par leur rôle dans la guerre informationnelle russe, met fin à cinq années de présence officielle de RT France. Mais pour la chaîne, cette sanction devient immédiatement une ressource narrative. Privée d’antenne, RT se redéfinit non plus comme média d’État, mais comme victime de la censure occidentale.

Le renversement rhétorique est complet. Ce qui relevait d’une stratégie d’influence pilotée depuis Moscou devient soudain le symbole d’un combat pour la liberté d’expression. La présidente de RT France, Xenia Fedorova, orchestre cette métamorphose dans son livre Bannie, publié en 202555 : la chaîne y est décrite comme un média « incompris », puni pour avoir « montré ce que les autres cachaient ». Le récit lénifiant, où la « petite fille de Kazan » se met en scène avec emphase, reprend fidèlement les codes de la victimisation narcissique : l’innocence proclamée, la souffrance exhibée, l’accusation retournée contre le bourreau. Depuis la fermeture de RT France, cette « bannie » n’a nullement quitté la scène médiatique. Au contraire, elle multiplie les chroniques et les interventions au sein du groupe Bolloré sur CNews, dans JDNews, ou à travers des ouvrages publiés chez Fayard. Son repositionnement dans cet écosystème conservateur illustre la continuité stratégique de cette posture : faire du bannissement un capital symbolique et profiter d’un paysage médiatique français où la frontière entre propagande étrangère et contre-discours nationaliste se dissout aisément, sous couvert de pluralisme.

Cette posture sert plusieurs objectifs. Sur le plan symbolique, elle efface toute responsabilité: la fermeture de RT n’est plus la conséquence d’une propagande d’État, mais la preuve d’une répression idéologique. Sur le plan stratégique, elle réactive l’attachement du public conquis : ceux qui voyaient dans RT une voix dissidente y trouvent la confirmation de leur intuition : « Si on les fait taire, c’est qu’ils disaient la vérité. » C’est le biais de persécution : la tendance à interpréter toute opposition comme preuve d’acharnement ou de complot. La censure, loin d’affaiblir l’influence du média, la renforce dans l’imaginaire de ses fidèles.

La fermeture ne met pas fin à la chaîne ; elle la dématérialise, la dissémine, la rend insaisissable. En 2022, apparaît Omerta Média56, un site d’information fondé par Charles d’Anjou, ancien chroniqueur de RT France, et dirigé par Régis Le Sommier, ex-rédacteur en chef de la chaîne. Présenté comme un média de reportage et d’investigation, Omerta prolonge le ton et les thématiques familières de RT : critique des élites, dénonciation du « système », et promesse d’un journalisme « libre ».

Dans ce récit victimaire, le Kremlin retrouve sa propre narration. RT n’est plus un instrument, mais un miroir : celui d’une Russie décrite comme juste mais persécutée, moralement droite mais politiquement diabolisée. Le parallèle est total : la chaîne bannie devient l’incarnation médiatique de la Russie assiégée. Ce dernier déplacement boucle le cycle : après avoir séduit, brouillé, isolé et désorienté, RT se sacralise dans la persécution.

L’efficacité de cette posture tient à sa plasticité : la chaîne n’a plus besoin d’émettre pour exister. Son récit de victimisation s’alimente de chaque critique, chaque article, chaque rappel de son interdiction. Elle prospère sur son absence, comme une ombre portée du débat public. La propagande n’a plus de vecteur : elle s’est transformée en réflexe, en émotion, en culture.

Ainsi s’achève le cycle d’emprise : du lien affectif à la dépendance idéologique, de la voix à l’écho. RT France n’a pas disparu ; elle s’est fondue dans le brouillard cognitif qu’elle a contribué à créer.

VI. La demi-vie : l’emprise sans corps

RT France n’existe plus. Et pourtant, elle parle encore. Depuis Moscou, Belgrade ou Dubaï, des comptes Telegram portant son logo diffusent toujours du contenu en français. Des chaînes YouTube hébergées hors d’Europe republient d’anciennes émissions. Des sites miroirs (rt-france.info, rtfrance.net) clonent l’interface de l’ancien site et alimentent un flux continu d’articles. Techniquement, RT France a disparu, mais elle survit dans la réalité.

Le phénomène dépasse la simple rémanence technique. RT n’a plus besoin d’émettre pour exister : elle vit désormais dans les réflexes cognitifs de son public. Cinq années de diffusion ont suffi pour imprimer une grille de lecture, une habitude mentale : évaluer une information par la suspicion, confondre le scepticisme et la lucidité, interpréter tout désaccord comme la preuve d’une manipulation. RT s’est muée en logiciel mental, autonome, capable de fonctionner sans son créateur.

L’exemple le plus frappant est celui de la réception des enquêtes indépendantes sur la guerre en Ukraine. Lorsqu’en 2023, Bellingcat publie une analyse détaillant la responsabilité russe dans le bombardement du théâtre de Marioupol, la réaction, dans les espaces où se retrouvent d’anciens spectateurs de RT, est immédiate : « Bellingcat, financé par la CIA » ; « Le Monde, propagande atlantiste » ; « Encore une opération false flag ». RT n’est jamais citée, mais son lexique, ses schémas argumentatifs et ses automatismes de disqualification sont partout. Le média s’est effacé ; le discours demeure. C’est la demi-vie de la propagande : l’énergie initiale décline, mais continue d’agir longtemps après la disparition de la source.

En physique, la demi-vie désigne le temps nécessaire à la désintégration de la moitié d’une substance radioactive. La métaphore vaut ici : la contamination informationnelle persiste, lente, invisible, mais active. L’interdiction de RT France n’a pas détruit son influence ; elle l’a rendue diffuse, insaisissable, d’autant plus efficace qu’elle se confond désormais avec le climat général de défiance.

Les psychologues de l’emprise parlent de « cicatrice cognitive ». Après la rupture ou la disparition de la source, la victime continue de reproduire les schémas inculqués : la méfiance, l’isolement, la peur de la manipulation. RT a installé un doute réflexe, une incapacité à distinguer source fiable et source toxique. Le soupçon fonctionne désormais en pilote automatique.

Sur le terrain, les journalistes en constatent les effets. En 2023, la chroniqueuse Sophia Aram évoque les messages d’auditeurs la traitant de « propagandiste » ou de « vendue au système ». Samuel Laurent, des Décodeurs du Monde, résume : « Nous pouvons fact-checker cent fois, cela ne change rien : pour une partie du public, la vérité est disqualifiée par principe. » RT n’a pas gagné en imposant un récit ; elle a gagné en détruisant la possibilité même d’un récit commun.

Les chercheurs en cognition parlent d’impuissance épistémique apprise (epistemic learned helplessness)57. Face à un flux d’informations contradictoires et à la peur de se tromper, l’individu cesse de chercher la vérité : il se replie sur ses intuitions, sur ce qui le conforte. RT a industrialisé cette fatigue : son objectif n’était pas de convaincre, mais d’épuiser. Chaque consensus devenait « discutable », chaque preuve « relative », chaque institution « suspecte ». Le résultat : un brouillard informationnel où la seule boussole restante est l’émotion.

Les anciens visages de RT prolongent ce brouillard. Frédéric Taddeï poursuit sur Sud Radio et YouTube le format du débat « sans censure », où toutes les opinions se valent. Xavier Moreau diffuse depuis Moscou des analyses pro-Kremlin à des dizaines de milliers d’abonnés. Caroline Galactéros intervient dans les médias souverainistes et les colloques géopolitiques. Aucun ne se revendique de RT France, mais tous en reproduisent les méthodes : relativisme moral, inversion du réel, confusion méthodique entre opinion et fait.

Sur les réseaux sociaux, des comptes anonymes recyclent des éléments de langage pro-russes : « L’OTAN provoque la Russie », « L’Ukraine est un État fantoche », « Les sanctions affament le Sud ». Ces phrases circulent sans source, présentées comme des évidences. Le service français Viginum a documenté plusieurs opérations russes coordonnées utilisant des pseudo-médias francophones et des réseaux de comptes inauthentiques pour diffuser ces narratifs anti-ukrainiens. France 2458 a identifié que sur 115 contenus manipulatoires vérifiés en un an, 91 étaient favorables à la Russie, illustrant l’ampleur du phénomène dans l’espace francophone.

C’est l’aboutissement de l’emprise : le manipulateur n’a plus besoin d’être présent pour être obéi. RT a formaté une manière de douter, de rejeter, de juger. Ce doute, une fois internalisé, se transmet sans source ; il devient culture.

Quelques spectateurs commencent à s’en détacher. Dans des forums ou sur Reddit, certains témoignent : « J’ai cru être lucide ; j’étais manipulé. Même aujourd’hui, je continue à douter de tout » (un exemple de cicatrice cognitive). Ces récits montrent que la sortie de l’emprise est possible, mais lente, exigeant une rééducation au discernement. Apprendre de nouveau à faire confiance devient un acte de résistance.

RT France n’émet plus, mais son brouillard persiste. Son héritage n’est pas un message : c’est une méthode. Fermer RT, c’était éteindre le réacteur ; mais les particules sont déjà dans l’air. Elles continueront d’agir longtemps, invisiblement. C’est la demi-vie de la propagande.

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Poutine et Margarita Simonian, rédactrice en chef de Russia Today, lors de la célébration du 20ᵉ anniversaire de ce média, le 17 octobre 2025  // kremlin.ru

Conclusion : l’économie de la défiance

RT n’a pas imposé l’idéologie du Kremlin ; elle a installé le réflexe de la suspicion. Elle a transformé la défiance en ressource émotionnelle, en identité politique, en posture morale. Son succès n’est pas celui d’un discours, mais celui d’une méthode : séduire les déçus, flatter la lucidité blessée, brouiller les repères, isoler les convaincus, inverser les rôles, se sanctifier dans la persécution, puis survivre dans les automatismes de pensée. Elle n’a pas cherché à convaincre, mais à épuiser : épuiser la confiance, le discernement, la possibilité d’un espace commun de vérité.

Ce mécanisme reproduit, à l’échelle médiatique, celui d’une emprise narcissique. Le manipulateur ne domine pas par la force, mais par la confusion : il séduit, rassure, désoriente, puis prive sa cible de toute confiance extérieure. Lorsque le lien se rompt, la victime reste prisonnière des réflexes inculqués : méfiance, isolement, défi de toute autorité. RT a appliqué ce schéma à un public entier. Elle a appris à ses spectateurs non pas à croire en elle, mais à ne plus croire en rien.

Les chiffres traduisent ce déplacement. Selon le baromètre Kantar 202359, seuls 34 % des Français déclarent faire confiance aux médias traditionnels. En 2018[10]60, juste après le lancement de RT France, ils étaient 56 % à faire confiance à la radio, 52 % à la presse écrite et 48 % à la télévision. La corrélation n’est pas causalité, mais la concomitance interroge : RT n’était pas un accident médiatique, mais une pièce d’un dispositif global, celui de la propagande russe, dont l’objectif n’est pas de convaincre, mais d’éroder la confiance. Elle a fourni à cette stratégie une grammaire, une esthétique, une légitimité occidentale. Elle a institutionnalisé le soupçon.

La question dépasse désormais le cas russe. Comment restaurer la confiance quand la méfiance est devenue vertu ? Comment défendre la vérité quand toute vérité est perçue comme suspecte ? Comment dialoguer quand le désaccord lui-même est interprété comme preuve de manipulation ?

On ne sort pas d’une emprise émotionnelle par la simple contradiction. Opposer des faits à une croyance ne suffit pas, lorsque cette croyance répond à un besoin affectif, celui d’être reconnu, de se sentir lucide, de ne pas être trompé. La reconstruction ne peut être que patiente et incarnée : reconnaître les blessures légitimes (sentiment d’abandon, mépris social, invisibilisation), offrir des espaces de parole, réhabiliter la complexité sans condescendance. La sortie de l’emprise ne se décrète pas : elle suppose un travail collectif de réapprentissage du discernement.

Mais cette reconstruction passe aussi par l’explicitation : décrire les mécanismes, documenter la stratégie, montrer comment la propagande s’installe dans la relation, non dans le message. Nommer, c’est rendre visible ce qui agit en silence. Et donner à ceux qui ont été séduits les outils pour comprendre, plutôt que les stigmatiser.

RT France a disparu, mais son empreinte demeure. Dans chaque commentaire accusant la presse de mensonge, dans chaque débat saturé de soupçon, dans chaque auditeur persuadé que « tous manipulent », sa trace affleure. Sa demi-vie ne se mesure pas en mois, mais en générations. Car ce que RT a transmis, ce n’est pas un récit : c’est un climat cognitif. Elle n’a pas voulu prouver que la Russie avait raison, mais instiller l’idée que personne ne peut avoir raison.

Son efficacité tient à cette inversion : elle ne fabrique pas la croyance, elle fabrique la fatigue de croire. Elle ne construit pas une vérité alternative ; elle détruit la possibilité d’une vérité commune. Et cette destruction ne s’efface pas : elle se propage, se dilue, s’hérite.

Cinq ans de séduction, deux ans d’absence, et des décennies de rémanence. RT France n’existe plus, mais elle parle encore.

<p>Cet article Anatomie d’une emprise médiatique, de Novosti à RT a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:56

« Dire un mot de trop fait peur » : la langue ukrainienne sous l’occupation

Ksenia Tourkova

Pour résister, nous devons mieux comprendre ce que signifie l’occupation russe pour les populations qui la subissent.

<p>Cet article « Dire un mot de trop fait peur » : la langue ukrainienne sous l’occupation a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3511 mots)

La journaliste Ksenia Tourkova nous donne des exemples concrets de la russification outrancière pratiquée dans les territoires occupés de l’Ukraine, en commençant par la Crimée. Il ne s’agit pas seulement de l’arrêt de l’enseignement de ukrainien ou des manuels ukrainiens brûlés, mais de l’impossibilité de parler cette langue dans un lieu public ou sur des réseaux sociaux, car cela devient un facteur de déloyauté envers l’agresseur et peut valoir l’ostracisme social, voire la prison. 

Veronika, étudiante à l’université nationale Taras Chevchenko de Kyïv, a quitté la Crimée occupée pour s’installer à la capitale il y a environ un an. En 2023, elle a terminé ses études secondaires dans un village près de Djankoï. Elle s’est inscrite à l’université de Sébastopol et y a étudié la philologie pendant un an. Cependant, pendant tout ce temps, elle se préparait secrètement à entrer dans une université ukrainienne, seule, sans aide extérieure. Elle se connectait aux ressources web de l’université via un VPN et passait des tests.

« Je n’ai prévenu personne que je me préparais, je n’ai jamais dit que j’utilisais des ressources électroniques ukrainiennes. Seules les personnes les plus proches de moi, mes parents et mon petit ami, étaient au courant », raconte-t-elle.

C’est le petit ami de Veronika, Mykola, qui, comme elle l’admet elle-même, a été le principal moteur de son déménagement, l’inspirant par son exemple. Il avait suivi le même chemin un an plus tôt : il s’était également préparé en secret à entrer dans une université ukrainienne, puis avait déménagé. Bien que l’enseignement de l’ukrainien à l’école de Mykola ait cessé lorsqu’il avait huit ans, il n’a pas arrêté d’apprendre et de pratiquer la langue, et regardait la télévision ukrainienne. C’est précisément ce qui lui a permis de passer sans difficulté à l’ukrainien après son déménagement à Kyïv, dit-il. Veronica n’a pas non plus rencontré de difficultés : communiquer avec sa grand-mère l’a aidée à maintenir son niveau d’ukrainien.

Nous parlons avec Veronika et Mykola en ukrainien via Zoom, et rien dans leur discours ne trahit leur long séjour dans un environnement russophone sous occupation, ni leur manque d’éducation scolaire et de pratique quotidienne de l’ukrainien. Cependant, lorsqu’ils vivaient dans la péninsule, ils n’utilisaient pratiquement jamais l’ukrainien dans leur vie de tous les jours, pour des raisons de sécurité. « Officiellement, il y a trois langues en Crimée, explique Mykola, mais ce n’est vrai que sur le papier. Si vous entrez dans un magasin et dites quelque chose en ukrainien, on vous regardera immédiatement de travers, voire on vous dénoncera. » Veronika confirme : « Aujourd’hui, parler ukrainien en Crimée attire immédiatement l’attention. »

Il existe toutefois des endroits où l’on peut encore l’entendre, par exemple devant le palais de justice, où les défenseurs des droits humains et les militants viennent soutenir ceux qui sont persécutés par les autorités d’occupation. Loutfié Zoudieva, militante des droits humains, activiste tatare de Crimée et journaliste, écrit depuis 2016 sur les prisonniers politiques de Crimée et les procès intentés contre eux. En mai 2025, le ministère russe de la Justice l’a reconnue comme « agent étranger ».

Selon Loutfié, si la langue ukrainienne était encore présente dans la vie quotidienne en Crimée après 2014, elle est devenue d’un coup un marqueur politique après le début de la guerre totale.

« On a dit aux Criméens qu’il y avait trois langues officielles, mais en réalité, en 2025, il ne restait plus aucune école enseignant en ukrainien en Crimée », explique Loutfié. « Dans toute la Crimée, environ 300 enfants apprennent l’ukrainien, mais ces familles se retrouvent immédiatement dans le collimateur des autorités. » Selon la militante des droits humains, même les organisations indépendantes ne se lancent plus dans des projets d’enseignement de l’ukrainien pour des raisons de sécurité : tous les foyers de langue ukrainienne ont été pratiquement éliminés et détruits. L’ukrainien a ainsi disparu non seulement de l’enseignement et de la communication, mais aussi des réseaux sociaux. « Jusqu’en 2022, les gens partageaient plus librement des informations en ukrainien sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, ils préfèrent simplement lire, mais ne pas partager, même s’il s’agit simplement d’une recette. Tout contenu en ukrainien désigne ces personnes comme des jdouny, ceux qui attendent la désoccupation de la péninsule. »

Il est intéressant de noter que ce terme était auparavant activement utilisé par les Ukrainiens eux-mêmes pour désigner ceux qui « attendaient » l’arrivée de la Russie, pressée de « venir en aide à la population russophone ». Aujourd’hui, les autorités russes elles-mêmes se sont en quelque sorte approprié ce terme, et l’utilisent pour désigner les personnes déloyales.

Si la situation de la langue ukrainienne, selon Loutfié, est proche du point critique, celle de la langue tatare de Crimée, malgré les répressions continues contre la population autochtone de la péninsule, est légèrement meilleure : elle est certes en recul, mais n’est pas complètement éliminée. Il existe actuellement sept écoles en Crimée où l’enseignement est dispensé en tatar de Crimée, contre quinze avant 2014. Si un élève souhaite apprendre cette langue, ses parents doivent rédiger une demande spéciale et l’école doit y répondre. Cependant, dans la pratique, ces demandes sont très souvent refusées sous prétexte qu’il n’y a pas assez d’enseignants. De plus, elles ont recours à la pression psychologique et à la manipulation. Dans l’une des écoles de Djankoï, un enseignant a déclaré : « Nous avons des enfants qui souhaitent suivre un enseignement en tatar de Crimée, mais s’ils rédigent une demande et choisissent cette langue comme langue maternelle, nous serons obligés de consacrer à ces enfants une heure que nous pourrions consacrer au russe (qui est important pour passer les examens à l’avenir !). » Bien sûr, cela a monté les parents contre ceux qui veulent enseigner la langue tatare : pourquoi, à cause de quelques personnes, devrions-nous perdre une heure nécessaire pour les examens de langue russe ?

Le tatar de Crimée est donc plutôt considéré par les autorités comme peu utile (alors qu’elles affichent publiquement leur « souci » à son égard), tandis que l’ukrainien est considéré comme hostile.

« Les jeunes suivent les blogueurs ukrainiens, puis effacent leur historique, car ce n’est pas sûr ! »

« Toutes les déclarations selon lesquelles personne n’interdit d’apprendre l’ukrainien ne sont qu’un écran de fumée », déclare la militante des droits humains Maria Soulialina, qui a elle-même été contrainte de quitter sa ville natale de Yalta en 2014, après l’annexion de la Crimée. Dans une interview accordée à Nastoïachtcheïé Vremia, Maria a raconté l’histoire d’un enfant qui faisait semblant d’aller à ses cours de guitare mais qui, en réalité, apprenait secrètement l’ukrainien.

« En Crimée, parler ukrainien équivaut à avoir une position pro-ukrainienne, explique Maria dans une interview accordée à Delfi. Certains enfants se sont retrouvés sur la liste des extrémistes ! Il est impossible de vivre là-bas dans ce genre de situation, cela vous exclut de tous les processus sociaux. Comment les jeunes font-ils pour soutenir la langue ukrainienne ? Ils suivent les blogueurs sur les réseaux sociaux, mais sans s’abonner à leurs pages, et ils effacent leur historique après les avoir consultées, car ce n’est pas sûr ! » Maria raconte l’histoire d’amour d’un garçon et d’une fille qui ne s’abonnaient pas à leurs pages mutuelles, simplement parce que lui était en Ukraine et elle sous occupation.

Il existe des différences linguistiques entre les « anciens » et les « nouveaux » territoires occupés. Au moment où la Russie a envahi la Crimée, puis une partie du Donbass, l’Ukraine n’avait pas encore réformé son système scolaire et l’enseignement exclusivement en ukrainien n’était pas obligatoire. C’est pourquoi les enfants et les enseignants qui, pour diverses raisons, sont restés dans les territoires occupés n’ont pas subi le même choc que ceux qui se sont retrouvés sous occupation après février 2022. Les enfants, quel que soit leur âge, ont été alors contraints de réapprendre tout le programme scolaire.

« Les autorités russes affirment que dans les régions de Zaporijjia et de Kherson, un pourcentage assez important d’enfants apprennent l’ukrainien comme « langue maternelle ». Mais nous savons également qu’ils ne disposent d’aucun soutien matériel, que tous les manuels scolaires ont été retirés et qu’il ne reste plus aucun livre en ukrainien dans les bibliothèques. La question se pose donc : comment les enfants apprennent-ils, de quoi disposent-ils pour cela ? Les enfants avec lesquels notre organisation est en contact confirment qu’il n’y a pratiquement pas d’enseignement de l’ukrainien », explique Maria Soulialina.

Elle souligne également que l’impossibilité de pratiquer l’ukrainien, même de manière rudimentaire, crée un sérieux obstacle linguistique et psychologique pour ceux qui parviennent malgré tout à se rendre dans les territoires contrôlés par l’Ukraine. Selon Maria, il y a eu des cas où des jeunes ont été admis dans des universités ukrainiennes mais n’ont rien dit pendant plusieurs mois en cours, n’obtenant ainsi aucune note. « Nous ne pouvons pas parler correctement l’ukrainien et nous avons honte de ce que nos camarades de classe peuvent penser de nous », expliquaient-ils.

L’Ukraine tente d’aider ces jeunes : elle élabore des cours en ligne spéciaux qui tiennent compte des particularités de l’apprentissage, des considérations de sécurité et de la double charge de travail.

Cependant, d’une certaine manière, l’occupation a encore plus affecté l’identité linguistique des enseignants. C’est l’avis de la journaliste ukrainienne Anna Nikolaïenko, qui a fui Louhansk en 2014, puis Severodonetsk le 26 février 2022. Elle raconte avoir sauvé du matériel audiovisuel, ayant tiré les leçons de la douloureuse expérience de Louhansk, où les autorités d’occupation avaient « confisqué » du matériel audiovisuel coûteux. Selon Anna, les enseignants de la région de Louhansk travaillaient en ukrainien littéraire mais, dans la vie quotidienne, ils communiquaient soit dans le même ukrainien, soit dans un « beau dialecte dit sourjik » [NDLR : le sourjik ou sourjouk est un mélange de russe et d’ukrainien]. En 2022, on leur a posé un ultimatum : soit vous passez complètement au russe, même dans la vie quotidienne et pendant les récréations, soit vous rédigez une lettre de démission. Il a été très difficile pour les enseignants de s’adapter, en tant qu’adultes.

« Il y a eu des licenciements, voire des répressions. Des patrouilles linguistiques surveillaient le comportement des personnes licenciées, pour voir si elles avaient tiré les leçons de leur expérience ou si elles continuaient à parler ukrainien. C’est effrayant de recevoir des roquettes et des drones sur votre tête, mais c’est tout aussi effrayant de vivre sous une telle pression et d’avoir peur de dire un mot de trop dans la langue dans laquelle vous pensez. Si nous étions venus avec vous au service social et avions parlé ainsi (nous parlons en ukrainien — note de l’auteur), on nous aurait mis à la cave ! », raconte Anna.

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Les occupants russes célèbrent l’anniversaire de la prise de Severodonetsk. Juin 2023 // Russie unie

« Dès les premiers jours de l’occupation, les Russes ont ostensiblement brûlé les manuels scolaires ukrainiens. »

Son collègue, le rédacteur en chef du média en ligne Farvater.Sxid, Oleksandr Belokobylsky, rappelle que, historiquement, la région de Louhansk se compose de deux parties : le Donbass industriel (territoires occupés depuis 2014), presque entièrement russophone, où, même auparavant, la langue ukrainienne était plutôt un signe d’appartenance politique, et le nord rural de la région, correspond à la Slobojanchtchyna historique, où l’ukrainien a toujours été utilisé au quotidien, que ce soit au travail, dans les magasins ou à la maison. « Pour les “anciens” territoires occupés, la russification n’a pas été douloureuse, mais pour les nouveaux, c’est plutôt le contraire », explique Oleksandr.

Elle a été douloureuse également en raison de la rapidité avec laquelle les événements se sont déroulés. Si en 2014 tout s’est passé plus ou moins progressivement, en 2022, selon les journalistes, la russification a été instantanée. Dans le village de Milouvatka, dans la région de Louhansk, les militaires russes ont ostensiblement brûlé les manuels scolaires ukrainiens de l’école locale dès les premiers jours de l’occupation : ils les ont sortis du bâtiment et ont allumé un feu dans la cour. Ce cas était loin d’être unique. Rien qu’à Marioupol, selon les médias ukrainiens, 180 000 livres ont été détruits : la moitié a brûlé pendant les bombardements, l’autre moitié a été détruite au motif qu’il s’agissait de « littérature extrémiste ».

Il n’y a qu’une seule façon de continuer à étudier en ukrainien dans les territoires occupés : en secret, ce qui comporte des risques. Anna Nikolaïenko raconte l’histoire d’un adolescent qui voulait s’inscrire dans une université ukrainienne. Ses proches lui ont apporté de la documentation spécialisée sur une clé USB afin qu’il puisse se préparer aux examens. Le garçon a accidentellement parlé de ses projets à ses amis, et il a été passé à tabac parce que parmi eux se trouvaient des enfants d’agents des forces de sécurité locales. En fin de compte, il a dû rester, sa famille a été surveillée de près et la clé USB a été utilisée comme preuve dans une affaire pénale contre des « agents qui transportaient de la littérature interdite ».

Une personne qui ose parler ukrainien dans la rue risque non seulement d’être regardée de travers, mais aussi d’avoir de réels problèmes, allant de commentaires humiliants à des persécutions. Maksym Beline, rédacteur en chef par intérim de la publication en ligne Zmist tyjnya, explique : « Une stigmatisation apparaît : l’ukrainien devient une langue qu’il est “indésirable de connaître”, un “code dangereux” susceptible de vous trahir comme “étranger”. Ainsi, les autorités d’occupation atteignent leur objectif : elles obligent les gens à se taire volontairement, les éloignent de leur propre identité culturelle. Le paradoxe réside dans le fait que, officiellement, personne n’affiche de panneaux indiquant “interdit de parler ukrainien”. Au lieu de cela, un autre message flotte dans l’air : Pourquoi en avez-vous besoin ? Personne ne l’utilise. Personne ne veut l’entendre. Elle est étrangère ici. » Et ce mur invisible d’indifférence, renforcé par la peur, s’avère souvent plus solide que n’importe quelle interdiction officielle.

Cette attitude envers la langue ukrainienne est renforcée par une promotion agressive du russe. Sur les réseaux sociaux, les pages des villes occupées par la Russie affichent des dizaines de publications sur des événements consacrés à la langue russe. À Marioupol, à la bibliothèque Hans Christian Andersen, un centre de promotion de la langue et de la culture russes a même été ouvert. « Ses premiers visiteurs, les élèves du collège n° 7 et leurs parents, ont appris beaucoup de choses sur la richesse, la beauté et l’importance de la langue russe, son rôle significatif dans la vie de chaque citoyen et dans l’histoire de notre patrie », peut-on lire sur la page de l’administration de Marioupol sur le réseau social Odnoklassniki.

Le Centre célèbre les anniversaires des écrivains russes et organise des fêtes consacrées à la langue russe. Ainsi, récemment, une fête intitulée « Chez ce bon vieux Tolstoï » y a été organisée. Plus tôt, en août, une conversation interactive sous forme de conte intitulée « La fête du sauveur des pommes : le soleil dans ma paume » a été organisée pour les habitants de Marioupol, où l’on a parlé des « valeurs spirituelles ».

Et en mai, les habitants ont été initiés à l’histoire de l’écriture slave : une « excursion passionnante dans le passé » intitulée « Les gardiens de la langue russe » a été organisée pour les élèves de l’équivalent du CM1 (les autres langues slaves n’ont apparemment pas été mentionnées).

Il est intéressant de noter que dans la description de ces événements dans les territoires occupés, le terme « langue maternelle » est utilisé en référence à la langue russe :

À Marioupol, les employés de la bibliothèque A. P. Tchekhov ont organisé pour les écoliers locaux un magazine oral intitulé « La base des bases – la langue maternelle » : « En parcourant les pages du magazine, les enfants ont découvert l’histoire de la fête, ont résolu des problèmes linguistiques et ont réfléchi ensemble à ce qu’il fallait faire pour préserver la beauté et la pureté de leur langue maternelle. »

Et dans la ville occupée de Henitchesk et les villes et villages environnants, une série d’expositions de livres intitulée « La langue maternelle – l’âme du peuple » a été organisée.

Traduit du russe par Desk Russie

Lire la version originale

<p>Cet article « Dire un mot de trop fait peur » : la langue ukrainienne sous l’occupation a été publié par desk russie.</p>

26.10.2025 à 16:56

« Vous êtes redevable à la famille Khangochvili » : lettre ouverte à Vladimir Kara-Mourza

Katia Margolis

Après l’expulsion d'Allemagne de la famille de Zelimkhan Khangochvili, une lettre ouverte interpelle l'opposant russe, qui a été échangé contre l’assassin de ce héros de la résistance tchétchène.

<p>Cet article « Vous êtes redevable à la famille Khangochvili » : lettre ouverte à Vladimir Kara-Mourza a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2224 mots)

L’artiste russo-italienne, connue pour son soutien flamboyant à l’Ukraine et sa condamnation de l’impérialisme russe, s’adresse à l’une des plus importantes figures de l’opposition russe, après l’expulsion scandaleuse de l’Allemagne de la famille de l’opposant tchétchène, Zelimkhan Khangochvili, tué en plein centre de Berlin. L’année dernière, son assassin Vadim Krassikov, condamné en Allemagne, ainsi que d’autres espions et criminels russes, avaient été échangés contre Vladimir Kara-Mourza et d’autres opposants politiques russes purgeant une peine au Goulag. 

Très estimé Vladimir Vladimirovitch,

Aujourd’hui, un événement qui vous concerne directement s’est produit en Allemagne. Et je garde l’espoir que vous ne le laisserez pas passer inaperçu.

Les autorités allemandes ont embarqué de force dans un avion une famille tchétchène et l’ont expulsée.

Le simple fait que de telles expulsions soient possibles de nos jours, après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Fédération de Russie et trois décennies après une guerre coloniale génocidaire similaire menée par la Russie contre l’Itchkérie, que des gens soient envoyés vers la torture et une mort certaine, que de telles expulsions soient régulièrement pratiquées par les pays européens (principalement l’Autriche, et maintenant l’Allemagne), a été un choc pour moi.

Je pense que vous, en tant que personne directement impliquée en politique et mieux informée sur le plan professionnel, êtes au courant.

Et je pense que vous avez déjà deviné pourquoi je m’adresse précisément à vous aujourd’hui.

À l’été 2024, vous, prisonnier politique du Goulag russe, vous vous êtes soudainement retrouvé libre en Occident. Vous avez été échangé contre le tueur Vadim Krassikov, condamné à la prison à vie en Allemagne. Tout le monde se souvient de ce nom.

Lorsque l’échange a eu lieu, Poutine a accueilli le tueur libéré à la descente de l’avion à Moscou comme un héros, faisant comprendre au monde entier que ce meurtre avait été commandité par lui et était un exploit.

Mais permettez-moi de rappeler une fois de plus à mes lecteurs, à mes amis et à mes ennemis, le nom de la personne pour le meurtre de laquelle Krassikov a été condamné.

Un homme qui, comme vous, luttait pour la liberté de son peuple, mais qui a été tué, et dont le meurtrier ne paiera pas pour ce meurtre, car la justice a été échangée contre votre liberté.

Il s’appelait Zelimkhan Khangochvili. Il a combattu les occupants russes d’abord en Tchétchénie, puis en 2008 en Géorgie. Traqué par le FSB, il a été victime de plusieurs agressions et d’une tentative d’empoisonnement.

Il a demandé l’asile politique en Allemagne.

L’Allemagne le lui a accordé, mais n’a pas pu le protéger.

Khangochvili a été assassiné le 23 août 2019 dans un parc au centre de Berlin de deux balles dans la tête, sur ordre du FSB et des autorités russes, par ce même Vadim Krassikov contre lequel vous avez été échangé.

Je ne me souviens pas que, dans vos nombreuses interventions, dans vos interviews ou vos conférences, vous ayez jamais mentionné le nom de Khangochvili.

Je ne me souviens pas que vous ayez publiquement demandé pardon pour une nouvelle injustice, même involontaire, envers les Tchétchènes, ni exprimé votre sympathie à sa famille et à son peuple.

Ne vous sentez-vous pas lié à lui et redevable envers lui, ne serait-ce que symboliquement ?

Car c’est précisément la justice, le droit et sa mémoire qui ont fait l’objet d’un marchandage uniquement pour votre liberté. Et votre vie.

Et oui, toute vie humaine en vaut la peine. La vôtre aussi.

Allez-vous encore aujourd’hui passer sous silence la déportation des Tchétchènes, et plus particulièrement celle de la famille Khangochvili vers la Géorgie, désormais contrôlée par les forces pro-russes, d’où ils seront facilement renvoyés vers la Tchétchénie de Kadyrov pour y trouver une mort certaine ?

Ne vous sentez-vous vraiment pas directement responsable ?

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Les membres de la famille Khangochvili sur le toit d’un parking à l’aéroport de Berlin, le 23 octobre. Photo : Chamil Khangochvili / Deutsche Welle

Bien sûr, je me souviens très bien qu’à de très rares exceptions près (Sergueï Kovalev, Anna Politkovskaïa et quelques autres noms), à l’époque de ma jeunesse, l’intelligentsia libérale moscovite/russe condamnait vivement l’invasion de la Tchétchénie tout en répandant volontiers les fameux mythes sur les « terroristes », les « tribus guerrières », « et va savoir » : les buter dans les chiottes, ce sera bien sûr sans nous, mais bon, « il n’y a pas de fumée sans feu ».

Et de manière générale, « le méchant Tchétchène rampe vers le rivage et aiguise son poignard ».

C’est vraiment inculqué dès le berceau. C’est pourquoi le poème de Lermontov que je cite s’intitule Berceuse.

Cette image s’est construite au fil des siècles. Tout comme l’image des Russes vaillants / innocents / rêvant de liberté, souffrant – et en même temps occupant et discriminant d’autres peuples.

La Russie n’a pas seulement façonné l’image de peuples sauvages colonisés (comme l’ont fait tous les empires à toutes les époques, se présentant comme des libérateurs / éducateurs / grands frères et garants de la paix), elle n’a pas seulement privé ces peuples de leur droit de vote et de leur langue, mais elle a également utilisé toutes ses ressources (y compris celles qu’elle leur avait confisquées) pour diffuser ces mêmes mythes à travers sa culture, ses médias et sa propagande en Occident, façonnant des images s’y rapportant, par exemple celles des Tchétchènes qui seraient a priori des terroristes sauvages et belliqueux.

C’est pourquoi, cher Vladimir Kara-Mourza, la responsabilité des déportations actuelles et des tortures et meurtres qui s’ensuivent pour les Tchétchènes nous incombe à tous.

Et la destinée future du frère de Khangochvili et de sa famille vous incombe personnellement.

« Je ne veux pas que mon pays se désagrège », avez-vous déclaré dans une récente interview.

Vous savez, c’est toujours ce que dit un libéral qui reste un impérialiste moscovite en son for intérieur.

La suite est écrite noir sur blanc. On entendra un argument sur les armes nucléaires dans le contexte d’une désintégration de la Russie (comme si elles n’étaient pas actuellement entre les mains des personnes les plus criminelles et dangereuses), sur les guerres civiles (comme si, aujourd’hui et tout au long de l’histoire, la Russie-Moscovie n’avait pas fait la guerre, tué, déporté et exterminé des peuples entiers) et, cerise sur le gâteau, « d’où vous vient l’idée que ce seront des États démocratiques ? » Vous avez affirmé tout cela, comme tant d’autres. Et d’où vous vient l’idée que la confédération parlementaire que vous imaginez sera démocratique ?

Où, au cours de l’histoire russe multi-séculaire, y a-t-il eu la moindre allusion à une telle possibilité et à une période historique correspondante ?

km
Vladimir Kara-Mourza à l’APCE, octobre 2024 // Son compte Facebook

Pourquoi, alors que nous sommes en pleine guerre génocidaire contre l’Ukraine, alors qu’aujourd’hui même de nouvelles bombes russes sont larguées sur les villes ukrainiennes, et que des milliers de Russes sont directement ou indirectement impliqués dans leur lancement, nous, les peuples du monde libre, ne devons-nous pas rêver de la défaite et du démantèlement de ce monstre anachronique agonisant, mais croire à vos chants sur les Russes innocents de la grande et indivisible Russie démocratique imaginaire, pour laquelle le monde entier doit se mobiliser, supporter et attendre – et refaire une nouvelle expérience sur des millions de personnes – au cas où, cette fois-ci, le vieil empire se réveillerait et cesserait de courir après ses voisins et ses propres enfants avec une hache. Au moins jusqu’à une prochaine beuverie…

Le fascisme ne naît pas de rien, il pousse sur les racines de l’empire, du chauvinisme, de l’indifférence et de l’égocentrisme. C’est de là que viennent les chars et les missiles. Vers Grozny ou Kyïv. Vers Prague ou Budapest.

Et aujourd’hui, le premier devoir des combattants contre le régime de Poutine n’est pas de parler aux Tchétchènes, aux Ukrainiens et au monde entier des Russes innocents qui souffrent, mais de se souvenir de l’histoire, de montrer ces liens, de crever cet abcès et non de le dissimuler…

Et de faire tout son possible pour précipiter la fin de l’empire.

Pouvez-vous imaginer des antifascistes allemands, soucieux du sort de leur peuple innocent et simple, faire la leçon aux Juifs en plein génocide ?

Vos convictions, pour lesquelles vous êtes parti au Goulag russe avec votre passeport britannique et votre capacité à influencer les politiques occidentaux pour aider l’Ukraine, votre messianisme et votre credo sont bien sûr votre affaire personnelle. Mais je vous en prie : ne gaspillez pas votre temps et votre réputation à réanimer l’empire agonisant. Utilisez votre voix, vos relations, votre influence à autre chose.

Faites tout votre possible dès aujourd’hui pour sauver au moins une famille tchétchène, celle du frère de Zelimkhan Khangochvili, qui a été assassiné.

C’est votre devoir. En tant que personnalité de l’opposition russe, en tant qu’être humain et, finalement, en tant que chrétien.

À vous de jouer.

Traduit du russe par Desk Russie

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