29.05.2025 à 10:18
Eugène Leahu
La victoire de Nicușor Dan, candidat ouvertement pro-européen et pro-ukrainien : décryptage.
<p>Cet article La Roumanie, un bastion de l’Europe qui résiste aux ingérences russes a été publié par desk russie.</p>
Les Européens redoutaient l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en Roumanie. Mais la démocratie roumaine s’est avérée robuste : le vote massif de la population au second tour de l’élection présidentielle a permis la victoire de Nicușor Dan, un candidat ouvertement pro-européen et pro-ukrainien. L’auteur explique le dessous des cartes : les manœuvres russes pour séduire l’électorat grâce à des idées nationalistes, l’influence des milieux panorthodoxes et panslavistes, mais aussi les problèmes pendants qui ont éloigné une partie de la population des partis pro-européens, au premier chef la situation de la Bucovine du Nord, rattachée par Staline à l’URSS et à l’Ukraine.
Sur le front de l’Est, une bataille a été gagnée de justesse dans cet affrontement ouvert depuis le 24 février 2022 entre l’Europe et le Kremlin, entre l’union des pays libres de notre continent et un système néo-soviétique intrusif et liberticide.
Dans un climat de tensions sociales et de déceptions par rapport aux politiques économiques des gouvernements social-démocrates et libéraux, marqués par des scandales de corruption, et face aux promesses des partis nationalistes et eurosceptiques qui promettaient une meilleure défense des intérêts nationaux, la société roumaine a hésité entre les illusions d’un retour vers un passé aux valeurs « sûres », « morales » et celles d’un monde libre, ouvert, avec les incertitudes d’une économie de marché concurrentielle.
Les premiers chiffres annoncés le 18 mai 2025, après la clôture des bureaux de vote à Bucarest à 21 heures, ont été accueillis dans une grande confusion, les deux candidats célébrant simultanément leur victoire. Nicușor Dan a salué dans son quartier général « la victoire d’une communauté de Roumains désireux d’un profond changement » devant ses partisans scandant « Russie n’oublie pas, la Roumanie n’est pas à toi ! », ainsi que « Europe » et « unité ».
Son adversaire George Simion s’est proclamé au même moment devant le Parlement « le nouveau président de la Roumanie », comptant surtout sur les votes de la diaspora pour avoir la victoire finale et prétendant avoir identifié des « fraudes » dans le processus électoral.
Selon les résultats définitifs confirmés le 19 mai par le Bureau électoral central, Nicușor Dan a obtenu 53,60 % des voix (soit 6 168 642 voix), tandis que son rival George Simion a obtenu 46,40 % (soit 5 339 053 voix au total).
Comme lors des élections du mois de novembre 2024, d’importantes ingérences russes sur les réseaux sociaux ont été signalées par les représentants du gouvernement roumain. Le ministère des Affaires étrangères a dénoncé une « campagne virale de fausses informations » sur les réseaux sociaux, notamment sur Telegram, visant à « influencer le processus électoral » et portant « une nouvelle fois les marques d’une ingérence russe4 ».
Par ailleurs, le même jour, Pavel Dourov, fondateur de Telegram, qui a des démêlés avec la justice française, avait accusé la France d’avoir cherché à « réduire des voix conservatrices au silence » en Roumanie, ce qui a été vivement démenti par le ministère des Affaires étrangères de la France.
Le candidat indépendant Nicușor Dan, maire de Bucarest et mathématicien, a gagné au second tour avec une avance confortable, bien qu’un grand nombre d’électeurs aient cédé aux promesses de son rival George Simion, manipulateur nationaliste qui exploitait la nostalgie en jouant sur la possibilité d’un retour vers un passé sombre mais supposé stable.
Il s’agissait bien d’un retour, car le parti nationaliste d’extrême droite AUR (Alliance pour l’unité des Roumains) qu’il a fondé et préside actuellement, a récupéré et détourné le mouvement civique « unioniste » Actiunea-2012, qui réclame l’abolition de la frontière artificielle créée par Staline en 1940 entre les citoyens de l’État roumain actuel et leurs frères de l’actuelle république de Moldavie. Ce parti est ainsi devenu un parti anti-européen qui reprend les refrains de la plupart de mouvements d’extrême droite dans plusieurs pays de l’UE, actuellement soutenus par le leader du Kremlin.
La naissance du parti AUR fut une manœuvre habile organisée par des membres des services de renseignements roumains ayant des orientations pro-russes.
Grâce à cette opération bien préparée, le « grand frère » de l’Est réussit un grand coup. Les démarches unionistes ont été anéanties par la transformation d’un mouvement civique en un nouveau parti politique concurrent aux autres forces unionistes, un parti « souverainiste » qui milite contre les projets militaires et économiques de l’UE et pour une « Europe des nations ». Ainsi, la revendication par AUR concernant une éventuelle union librement consentie entre la Roumanie et la république de la Moldavie fait que toute démarche unioniste, légitime dans son principe, est d’office associée à AUR et considérée comme extrémiste.
Ce même type d’attitudes anti-européennes ont été manifestées également par les leaders du RN en France. Le soutien « entier et sincère » accordé par Marine le Pen5 dans son communiqué de presse du 14 mai 2025 au candidat George Simion s’inscrit dans cet esprit d’entraide poutiniste au sein de l’UE.
Revenons sur les relations historiques entre Poutine et Marine Le Pen d’une part, et entre Alexandre Douguine et Călin Georgescu d’autre part,pour mieux comprendre les raisons de ces similitudes entre ces partis politiques.
Si Marine le Pen avait demandé officiellement en 2017 le soutien de Poutine pendant sa visite au Kremlin, avant de commencer sa campagne présidentielle de « patriote française », Călin Georgescu, candidat malheureux très proche de George Simion, avait fait la même chose en 2014 auprès d’Alexandre Douguine, l’idéologue ultranationaliste qui inspire la classe politique russe.
Dans son ouvrage Cumpăna României, publié en août 2016, Călin Georgescu écrivait : « […] la Russie n’est pas un pays anti-occidental mais anti-globaliste et tourné vers le renouveau. C’est heureux que le peuple russe et le peuple roumain partagent la même eau, celle de la spiritualité chrétienne-orthodoxe, qui coulera éternellement. Il faut bien savoir d’où on peut puiser l’eau sainte, porteuse de silence et de paix, pour bâtir des édifices spirituels voués à l’éternité. »
Ce type de discours aux résonances mystiques deviendra une sorte de repère fondamental d’une bonne partie de ses sympathisants, recrutés sur les réseaux sociaux pan-orthodoxes, qui prêchent un « retour » aux « véritables » valeurs chrétiennes. Cultivant une authentique nostalgie pour les temps de « stabilité » du régime communiste, ce discours sera ainsi diffusé sous différentes déclinaisons par des influenceurs de TikTok et de Telegram, dénonçant l’idéologie « décadente » de l’Occident et, surtout, réclamant la « protection » de la famille.
Comme nous l’avons montré ailleurs6, les leaders de l’ex-URSS n’ont jamais envisagé d’abandonner leur influence sur les anciens pays de l’Est. Bien au contraire, ils ont prévu de la diversifier et d’étendre progressivement leur zone d’influence à l’ensemble du continent.
Selon un dicton utilisé par certains membres de ces services, « ce n’est pas la politique qui conduit les services de renseignement, plutôt l’inverse ».
Les divergences extrêmes dans les prises de positions officielles des services de renseignement et les communiqués faits par certains hauts gradés de ces services sur les réseaux sociaux, permettent de mettre en lumière l’ambiance conflictuelle qui règne dans le monde politique et la société en Roumanie.
Lors de l’apparition soudaine d’un candidat parfaitement opaque, Călin Georgescu, dans la course pour la Présidence de la République en novembre 2024, toute l’intelligentsia et la presse pro-européenne de la Roumanie ont manifesté leur vive inquiétude dans un contexte géopolitique particulièrement conflictuel sur le front de l’Est.
Ce n’est que sous la pression de l’opinion publique et des médias que le président sortant a pu obtenir de la part du service de renseignement intérieur des rapports concernant les ingérences étrangères sur les réseaux sociaux. Ce service a notamment identifié une augmentation progressive du nombre de faux comptes sur TikTok et sur Telegram.
En parallèle, certains haut gradés des services de renseignement roumains, dont un certain conseiller du Conseil suprême de défense du pays, professeur à l’Académie Nationale de Police, publient sur les réseaux sociaux des articles qui s’opposent à la guerre en Ukraine, tout en se demandant, à deux mois de l’élection, si le « candidat indépendant Călin Georgescu », totalement inconnu à l’époque, allait remporter l’élection présidentielle, car « les Roumains ne font plus confiance aux partis politiques ». En même temps, le haut gradé en question inonde la blogosphère avec ses points de vue virulents, usant de titres comme « Trahison nationale ou recherche de la paix ? » pour dénoncer l’aide accordée à l’Ukraine, ou affirmant que le prochain « candidat indépendant » pense aux « problèmes réels de la Roumanie », comme si la guerre d’invasion qui s’approche de ses frontières n’en était pas un.
Ces points de vue ont été repris par la suite par le « candidat indépendant » dans sa campagne électorale.
Par ailleurs, d’autres sujets d’inquiétude, tels que les déplacements mystérieux et injustifiés du candidat George Simion de Bucarest à Vienne, ou la poursuite des affaires entre l’État roumain et l’oligarque russe Viktor Vekselberg, passent totalement inaperçus auprès des services de renseignement roumains, ainsi qu’auprès de l’agence nationale de l’administration financière7. Le 5 mai, tout de suite après le premier tour des élections, G. Simion est parti à 7 heures du matin, puis il a passé seulement une heure et demie en Autriche, avant de revenir à 10 heures en Roumanie, à Sibiu en répondant aux nombreuses questions des journalistes qu’il est allé « faire une photo importante avec un politicien important8 ».
Malgré ses promesses, cette photo n’a jamais été publiée.
Plus récemment, après son discours du 19 mai, dans lequel il reconnaissait tardivement la victoire de son adversaire, George Simion est reparti de Cluj à Vienne le 20 mai en voiture et il est revenu pour faire une déclaration contradictoire et menaçante : « La raison pour laquelle j’ai félicité Nicușor Dan, compte tenu des résultats du vote c’est que j’aime la Roumanie, j’aime le peuple roumain et je ne souhaite pas voir un bain de sang dans notre pays, afin de justifier le chaos et la prise du pouvoir par certains. Vous pouvez vous cacher même dans un trou de serpent, mais nous vous retrouverons toujours. »
Voici comment Ionut Benea de l’agence de presse Europe Libre interprète cette menace : « Sans présenter des preuves concluantes, Simion a accusé la France et la République de Moldavie d’être des “acteurs étatiques” impliqués dans les élections en Roumanie. Il a également accusé la presse et les influenceurs d’avoir été payés pour soutenir son adversaire Nicușor Dan, qui a obtenu 829 589 votes de plus que lui lors des élections du 18 mai. »
Suite à la déclaration de Simion diffusée sur les réseaux sociaux et la chaîne de télévision Digi24, George Becali, l’un de ses financeurs les plus importants, a déclaré qu’il arrêtait définitivement son soutien à son ancien protégé9.
Suite aux déclarations de G. Simion, Nicușor Dan, le nouveau président élu a reçu une menace de mort avec « 15 balles » de la part d’un homme de Maramures. Des menaces de mort contre les membres des partis pro-européens et les minorités sexuelles se sont également succédé sur les réseaux sociaux.
Un retour d’expérience sur les différentes campagnes médiatiques mises en œuvre pour ces élections présidentielles, tellement controversées, tellement manipulées, nous aide à mieux évaluer les avantages et les fragilités des régimes démocratiques.
Les systèmes totalitaires fermés, comme celui de Kremlin, organisent des ingérences afin d’imposer des acteurs politiques contrôlés depuis l’extérieur. Cela induit pour ces candidats des difficultés évidentes lors des contacts avec les journalistes et les concurrents politiques. C’est pour cette raison que les intrus auront toujours plus d’aisance sur les réseaux sociaux, où ils vont pouvoir diffuser un contenu pré-enregistré, plutôt que dans dans les débats organisés par les télévisions en présence de leurs rivaux.
Un candidat contrôlé tel que George Simion ou Călin Georgescu, aura toujours du mal à structurer une réponse cohérente à une question non communiquée au préalable. C’est pour cette raison que, pendant ces élections, les deux candidats « surprise » ont systématiquement fui les débats télévisés organisés sans communication préalable des questions, et ont privilégié la communication sur les réseaux sociaux, avec des sujets préenregistrés, ou bien préparés à l’avance.
Paradoxalement, pendant ces élections, nous avons pu constater combien les principes démocratiques peuvent être retournés contre les fondements mêmes de l’État démocratique. Comment expliquer, par exemple, le vote massif de la diaspora roumaine en Europe occidentale en faveur d’un candidat anti-européen comme George Simion ?
Tout comme les sympathisants du RN en France, une bonne partie de la diaspora roumaine en Europe occidentale a voté pour les promesses d’une « Europe des Nations », souverainiste et pour des « valeurs morales » bien représentées, selon eux, par un candidat comme George Simion, qui pose devant les caméras et pour les réseaux sociaux en « défenseur des valeurs chrétiennes », sans se douter qu’il pourrait être un charlatan, comparable à Poutine quand il se fait filmer à l’église avant de commettre des crimes de guerre, ou après.
En 1990, lors des premières élections libres après la chute du régime de Ceausescu, si le futur président néo-communiste Iliescu, soutenu par le Kremlin, avait réussi à insinuer l’idée que les partis pro-ocidentaux allaient « vendre le pays » aux « agences occidentales », ce fut grâce au monopole absolu sur la télévision et la radio nationales, unique dans le paysage médiatique de l’époque. C’était l’époque de la manipulation radiophonique et télévisuelle.
Maintenant, nous retrouvons les mêmes méthodes, mais avec des moyens modernes beaucoup plus intrusifs, tels que les réseaux sociaux TikTok, ou Facebook, qui adressent cookies et messages ciblés à un public infiniment plus dépendant des applications sur smartphones.
L’apparition subite du candidat « indépendant », Călin Georgescu, totalement inconnu dans la vie politique et sociale, demeure inédite par son opacité sans précédent dans la course à la présidence dans un pays démocratique. Utilisant une communication unilatérale sur TikTok, sur Telegram et sur Facebook comme méthode de communication électorale, il demeure le personnage public le plus énigmatique de la vie politique roumaine.
Sous la pression de la société civile, le Bureau électoral central a annulé les élections; et le Président Klaus Iohannis a fini par publier les rapports des services de renseignement sur les campagnes de publicité électorale masquée derrière quelques milliers de faux comptes créés sur TikTok.
La société civile a été appelée à « défendre la démocratie » par les partis d’extrême droite, l’AUR de George Simion et S.O.S. România, dont la présidente Simona Ivanovici-Sosoaca communique régulièrement autour de ses visites hebdomadaires à l’ambassade de Russie à Bucarest. Ils ont mobilisé des dizaines de milliers de manifestants anti-gouvernementaux et également des anti-européens. Au fond, en voulant protéger le système démocratique contre les ingérences externes, la démocratie s’est fait battre avec ses propres moyens, avec ses propres principes.
Le cadre légal devrait protéger non seulement contre la fraude électorale, mais aussi contre les campagnes électorales irrégulières, ou non déclarées selon les règles préalablement établies par conseil national de l’audiovisuel.
Compte tenu du temps passé par les électeurs en direct avec les candidats, par rapport à celui passé avec eux sur les réseaux sociaux, nous comprenons à quel point il est essentiel de réguler le cadre légal de ce monde virtuel qui domine le monde réel.
L’histoire se répète, non en cercle, mais plutôt en spirale.
Des outils de manipulation tels que le réseaux Tik Tok ou Telegram exploitent depuis leur apparition les affiliations qui existent dans le monde des cultures orthodoxes de l’Europe de l’Est entre la nostalgie du communisme et l’expansionnisme panslaviste, prêché par tous les patriarches de l’Église Russe depuis Pierre le Grand jusqu’à nos jours.
Les hommes politiques d’extrême droite en Europe orientale se posent en défenseur des « valeurs orthodoxes », même si la plupart d’entre eux ne sont pas des chrétiens pratiquants. Ils récupèrent tous les sujets sensibles de l’histoire de leurs pays afin de créer non pas des « solutions » tel qu’ils le prétendent, mais des conflits, avec d’autant plus de succès qu’ils abordent souvent des sujets importants dont aucun de leurs opposants démocrates ne souhaite discuter, afin de s’éviter des soucis.
Pour séduire l’électorat, la plupart de ces leaders d’extrême droite font un discours sur les valeurs chrétiennes orthodoxes et contre la corruption, tout en s’entourant eux-mêmes de « sponsors » issus du milieu. On a ainsi pu constater des attitudes schizoïdes, parfaitement contradictoires, de la part d’électeurs qui prétendaient voter « contre la corruption », tout en défendant un candidat comme G. Simion soutenu par les barons de la corruption, tels que George Becali, les clans Corduneanu et Duduianu impliqués dans les affaires de banditisme et de drogues, Mugur Mihaescu ou Marcel Ciolacu.
Cela prouve la capacité inouïe des réseaux sociaux à se substituer à la logique et à entrer dans la pensée des individus. C’est pour cette raison que ces nouveaux outils sont tellement indispensables aux leaders extrémistes, et qu’ils sont toujours collés à leurs smartphones.Sur le plan extérieur, on constate une certaine solidarité et une entraide entre dictateurs.Le paradoxe des relations entre les dictateurs est que, même lorsqu’ils ont des intérêts divergents, ils ont toujours besoin l’un de l’autre. Le grand ennemi des dictateurs demeure le monde libre et, dans notre cas, le monde occidental, qui risque de contaminer par la pensée les citoyens suivistes tellement indispensables aux régimes totalitaires.
C’est dans ce cadre qu’il convient de décrypter l’intérêt subit du Kremlin pour un candidat totalement inconnu de la scène politique comme Călin Georgescu, et maintenant pour son jeune ami George Simion. Pour l’élection présidentielle de novembre – décembre 2024, la presse russe ne parlait que de C. Georgescu, et pour l’élection de mai, en Moldavie et en Pologne, tous les leaders politiques pro-russes ont accordé leur soutien à G. Simion.
Pour des raisons historiques liées aux manœuvres constantes de la Russie pour étendre sa domination sur les pays limitrophes, il n’y aura jamais de vraie amitié entre la Roumanie et les leaders actuels de Moscou. C’est sous cet angle qu’il faut considérer les dernières déclarations de Dmitri Peskov, pour qui « les élections ont été pour le moins étranges ».
L’échec et le cynisme des régimes autoritaires communistes a entraîné à l’Est un grand scepticisme dans les idéaux d’ « égalité », de « liberté » et de « démocratie ».
Pour sauver leurs positions, les apparatchiks post-communistes ont fondé des partis poursuivant une sorte de socialisme édulcoré, ou de « communisme à visage humain » en récupérant toute l’infrastructure de l’ancien parti unique et en détournant tous les biens qui pouvaient être récupérés.
Face aux incertitudes d’une « économie de transition » vers un système de marché ouvert et aux surprises d’une société en pleine mutation, une bonne partie de l’électorat a suivi, par inertie ou par peur, les promesses de « stabilité » des partis politiques héritiers de l’ancien régime. Cependant, durant toute cette période de transition, doublée par le choc de la guerre en Ukraine, les gens se sont retrouvés face à un vide idéologique.
Celui-ci a été rempli progressivement par un certain instinct de conservation, converti ensuite en esprit patriotique, et par la religion. De nouveaux partis regroupant ces deux tendances ont commencé à s’affirmer. Ainsi, l’électorat effrayé par l’inconnu a été réorienté.
Si l’on regarde aujourd’hui la carte des votes en faveur de Klaus Iohannis (du parti PNL, libéral) lors de l’élection présidentielle de 2014, qui l’avait opposé au candidat néo-communiste, et qu’on la superpose à la carte de l’élection de 2025 opposant Nicușor Dan et George Simion, on constate qu’à quelques exceptions près, ceux qui ont voté pour l’ancien parti communiste (PSD) ont voté maintenant pour George Simion (AUR), tandis que ceux qui ont voté en 2014 pour Klaus Iohannis (PNL libéral) ont voté maintenant, en grande majorité, pour Nicușor Dan.
Si un parti politique extrémiste tel que AUR est arrivé en tête au premier tour, c’est en grande partie en raison de l’incompétence et de la corruption des gouvernements précédents.
La chance des démocrates a été que Nicușor Dan, l’adversaire de G. Simion, ne soit ni incompétent – il a plutôt réussi en tant que maire de Bucarest –, ni corrompu, mais intègre et rigoureux.
Néanmoins, un point d’inquiétude majeur reste le nombre de voix extrêmement important réunis par le parti anti-européen.
Dans son attaque contre toute contribution de la Roumanie à la défense de l’Ukraine, George Simion a abordé un point sensible, bien connu de toute la classe politique, mais jamais discuté ouvertement : celui de la minorité roumaine vivant dans la région de la Bucovine du Nord. Cette région historique du principat de la Moldavie a été occupée en 1744 par l’Empire austro-hongrois (1744-1918), intégrée ensuite à la Roumanie (1918-1944), puis occupée par les Soviétiques en 1944 et attribuée à l’Ukraine. Ce rattachement a été confirmé par la Présidence de la Roumanie en 1997, afin de résoudre les différends avec les États voisins et de satisfaire ainsi l’un des critères qu’elle devait remplir avant d’intégrer l’OTAN et ultérieurement l’UE.
Bien que cette confirmation ait été faite sans consultation nationale, la classe politique roumaine et l’électorat ont accepté cette décision au bénéfice de la paix et de la stabilité dans la région. Cependant, la question des Roumains vivant en Bucovine ukrainienne est un sujet sensible et important pour la plupart des Roumains. Selon les statistiques officielles de l’ambassade de Roumanie en Ukraine, « la communauté roumaine représenterait la troisième ethnie en Ukraine, après les Ukrainiens et les Russes, si elle n’était pas divisée artificiellement en Roumains (151 000 personnes) et « Moldaves » (258 600 personnes)10 ».
Or, les Roumains et les Moldaves parlent la même langue et partagent la même culture. La diminution de l’enseignement en langue roumaine est un point important pour ceux qui prônent le respect des droits des minorités et les valeurs européennes11.
La force du projet européen est l’union en pluralité. C’est dans cet esprit que l’Union européenne pourra continuer à rayonner, tout en encourageant ses partenaires et potentiels adhérents à respecter les valeurs humaines et la diversité.
<p>Cet article La Roumanie, un bastion de l’Europe qui résiste aux ingérences russes a été publié par desk russie.</p>
29.05.2025 à 08:41
Edward Lucas
Pourquoi l’identité compte dans un monde marqué par Trump et Poutine.
<p>Cet article Leçons estoniennes : ce que l’Europe doit apprendre a été publié par desk russie.</p>
Ce texte a été prononcé au Vabamu (musée des occupations) à Tallinn, le 15 mai 2025. L’auteur y réfléchit sur l’identité de l’Estonie, sur son histoire et son présent. Fin connaisseur de l’Estonie, il explique ce qu’est l’appartenance à une petite nation dont l’histoire et l’identité sont toujours au bord du gouffre, de l’oubli. Il affirme notamment que les Estoniens (et par extension les Lettons et les Lituaniens) ont eu raison sur presque tout, et en particulier sur la politique russe, et appelle à les écouter.
L’histoire et la géographie ont façonné l’identité de l’Estonie, et ont parfois menacé son existence. Vous, les Estoniens, vivez dans un mauvais voisinage (il ne s’agit pas de la Lettonie : c’est le voisin de l’Est qui compte), et ce voisinage est mauvais depuis des siècles. Non seulement vous traversez des épreuves, mais le reste du monde ne remarque même pas que ce sont des épreuves. En réalité, il ne vous remarque pas du tout.
Les Estoniens comprennent trop bien ces souffrances. Mon inspiration ici, c’est Lennart Meri, ancien président de ce pays et mon plus grand ami estonien. Dans son livre Hõbevalge, il évoque ce que l’on pourrait considérer comme la toute première intrusion étrangère en Estonie : une gigantesque météorite tombée ici il y a environ 3 500 ans.
Je suis un visiteur étranger relativement récent dans ce pays. Je suis arrivé pour la première fois en Estonie, alors sous occupation soviétique, en janvier 1990, en tant que correspondant étranger. Je suis devenu, pendant une brève période, le premier journaliste occidental résidant en Estonie depuis 1940. Plus tard, j’ai été l’actionnaire principal et le rédacteur en chef du Baltic Independent, où j’ai travaillé aux côtés de collègues estoniens tels que Tarmu Tammerk, Imbi Hepner, Asta Trummel et Lisa Trei. Mon fils aîné, Johnny, est né ici en 1993, premier bébé de l’Estonie membre de l’OTAN. J’ai eu l’immense honneur, en 2014, d’être le premier étranger à recevoir une carte de résident électronique. J’ai également eu l’honneur d’être invité à rédiger l’introduction de la traduction anglaise récemment publiée de Hõbevalge. Mes réflexions s’appuient donc sur 35 années de connaissance intime et affectueuse de l’Estonie et des Estoniens, de votre histoire, de votre géographie et de votre identité linguistique, culturelle, nationale et, bien sûr, électronique.
Mais revenons à cette météorite. Le spectacle étonnant d’une boule de feu, aussi grande et brillante que le soleil, traversant le ciel, visible sur tout le continent européen, et atterrissant sur l’île de Saaremaa, a placé l’Estonie dans le paysage mental du monde préhistorique ; s’il y avait eu des cartes à l’époque, on aurait dit que cela avait mis l’Estonie sur la carte. Meri a trouvé ce qu’il a considéré être des références à cet événement spectaculaire et inoubliable, qui a été transmis de génération en génération dans la tradition orale et consigné dans des mythes et légendes anciens, ainsi que dans les chroniques de l’Antiquité.
À un certain niveau, Hõbevalge nous rappelle que si nous interrogeons les textes anciens avec un esprit ouvert, nous pouvons arriver à des conclusions surprenantes, bien que nécessairement spéculatives. En bref – et cela devrait vous donner envie de lire le livre, plutôt que de vous en dissuader –, Meri soutient que l’Estonie actuelle n’est autre que la mystérieuse Ultima Thule, le lieu le plus septentrional mentionné dans la littérature et la cartographie grecques et romaines classiques. Si cela s’avère vrai, cette conjecture bouleverse une grande partie de ce que nous pensons de la compréhension de la géographie dans le monde antique.
Mais le travail de détective scientifique de Meri avait un autre aspect.
Meri écrivait au milieu des années 1970, à une époque où ces deux vieilles ennemies, l’histoire et la géographie, conspiraient contre l’identité de son pays, voire contre sa survie. Enfant, dans l’Angleterre des années 1970, je pouvais trouver l’Estonie dans l’Atlas mondial de mes grandes-tantes, publié en 1924. Mais dans l’atlas de mon école, les États baltes n’apparaissaient que sous le nom de « républiques socialistes soviétiques », petites provinces de l’empire du Kremlin. Les étrangers s’y rendaient rarement.
Les mensonges s’empilent sur les crimes, les crimes sur les mensonges. On disait souvent que Meri était quelqu’un d’« irrépressible ». C’était vrai. Il était difficile de lui faire faire quoi que ce soit qu’il ne voulait pas faire. Il était difficile de le faire parler quand il voulait se taire. Il était parfois difficile de l’empêcher de parler. Pourtant, le terme « irrépressible » était trompeur dans son cas. Car il avait été réprimé. Il avait été déporté en Sibérie à l’âge de 12 ans pour le « crime » de ses origines familiales. Il avait survécu en volant des pommes de terre. Son crime était d’être le fils de son père, Georg-Peeter Meri, un diplomate d’avant-guerre et le plus grand traducteur de Shakespeare en Estonie. Peu de gens dans le monde extérieur connaissaient ces histoires.
À l’époque où Meri écrivait, les déportations étaient terminées, mais la russification linguistique, culturelle et démographique battait son plein. En l’espace d’une dizaine ou d’une vingtaine d’années, les Estoniens allaient devenir une minorité dans leur propre pays ; du point de vue soviétique, ils étaient arriérés et insignifiants, une impasse nationaliste bourgeoise, une note de bas de page dans la grande histoire de l’internationalisme prolétarien. Qui se souvient de la République d’Ingrie du Nord ? Qui parle encore le vote, l’ingrien ou le vèpse ?
Que l’Estonie retrouve son indépendance seulement 15 ans plus tard semblait aussi improbable que la réapparition de l’Atlantide sous les flots. Ou aussi remarquable que la découverte que l’Ultima Thule, loin d’être mythique, existait réellement.
Avec la subtilité et l’espièglerie qui le caractérisent, Meri faisait passer un message profond lorsqu’il a écrit Hõbevalge. Pour Meri, ancrer l’Estonie et les Estoniens dans le temps et l’espace était un acte de défi, de résistance : il s’agissait de montrer que ce lieu et ce peuple existaient depuis des millénaires, bien avant leurs maîtres coloniaux russes. Le résultat est un manifeste de l’imagination, pour l’existence passée, présente et future de l’Estonie.
Et c’est la première leçon que les Européens, voire tous les étrangers, doivent apprendre. L’Estonie est un lieu réel, avec une histoire réelle, peuplé de personnes réelles, avec des espoirs réels, des craintes, des amours et des loyautés réelles. Ce n’est pas une construction cartographique, un accident historique, un État garnison de l’OTAN ou une case sur l’échiquier géopolitique.
Assis ici, à Vabamu, dans un lieu superbement conçu, évocateur et instructif, célébrant 35 ans de souveraineté retrouvée, il peut sembler superflu de souligner ce point. Qui a besoin de rappeler que l’Estonie est bien réelle ? Mais c’est là la deuxième leçon. Les Estoniens doivent lutter pour être mentionnés, pour être rappelés, pour être compris, pour être entendus.
Ces deux leçons, l’Estonie est bien réelle et l’Estonie est négligée, peuvent être difficiles à comprendre pour les étrangers. Personne ne remet en question l’existence de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie ou de la Suède. Ces pays ne risquent pas d’être rayés de la carte ou confondus dans les livres d’histoire. Il incombe aux habitants de ces pays, et à ceux dont la carte mentale est remplie de ces pays, de se rappeler, de temps en temps, ce que ressentent les personnes qui ont l’impression que leur histoire, leur identité, sont toujours au bord du gouffre ou de l’oubli.
J’aimerais ici citer un autre historien amateur parmi les plus connus au monde, et peut-être aussi l’un des moins compétents. En 2005, Poutine décrivait ainsi l’histoire de l’Estonie pendant l’entre-deux-guerres :
En 1918, la Russie et l’Allemagne ont conclu un accord en vertu duquel la Russie a cédé des territoires à l’Allemagne. Cela a marqué le début de l’État estonien. En 1939, la Russie et l’Allemagne ont conclu un autre accord, et l’Allemagne a rendu ces territoires à la Russie [et] ils ont été absorbés par l’Union soviétique. Ne discutons pas maintenant si cela était bien ou mal. Cela fait partie de l’histoire. C’était un accord, et les petits pays étaient les monnaies d’échange dans cet accord. Malheureusement, c’était la réalité de l’époque…
À ce stade, notre autodidacte influent traitait le passé comme une sorte de processus géologique, sans composante morale et sans pertinence pour le présent. Mais il a changé d’approche. Le voici à nouveau, écrivant en 2020 :
À l’automne 1939, l’Union soviétique, poursuivant ses objectifs stratégiques militaires et défensifs, a entamé le processus d’annexion de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie. Leur adhésion à l’URSS a été mise en œuvre sur une base contractuelle, avec le consentement des autorités élues.
Cette interprétation de l’histoire représente une attaque politique profonde contre les États baltes. Non seulement elle légitime l’occupation, mais elle transforme l’indépendance acquise après 1991 en quelque chose de conditionnel et donc de temporaire. Si cela s’est produit une fois, cela peut se reproduire.
Personne ne l’a vu plus clairement que Meri. Peu de gens ici auront besoin de se rappeler sa condamnation cinglante de l’amnésie de la Russie à l’égard des crimes du passé soviétique, dans un discours prononcé à Hambourg le 25 février 1994 :
Pourquoi la nouvelle Russie postcommuniste, qui prétend avoir rompu avec les traditions néfastes de l’URSS, refuse-t-elle obstinément d’admettre que les nations baltes – Estoniens, Lettons et Lituaniens – ont été occupées et annexées contre leur gré et en violation du droit international en 1940, puis à nouveau en 1944, et qu’elles ont ensuite été poussées au bord de l’extinction nationale par cinq décennies de soviétisation et de russification ?
Affirmer que l’Estonie avait rejoint l’Union soviétique « volontairement » revenait, selon lui, « à déclarer que des dizaines de milliers d’Estoniens, dont ma famille et moi-même, s’étaient laissés “volontairement” déporter en Sibérie par les Soviétiques ».
Il convient de noter que cette légère réprimande a provoqué le départ du chef de la délégation russe, qui a entraîné ses collègues dans une sortie théâtrale, claquant la porte, avant même qu’ils aient eu le temps de dîner. Ce fonctionnaire, qui était à l’époque à la tête du comité des relations économiques extérieures de Saint-Pétersbourg, allait devenir plus connu dans les années suivantes, notamment en tant qu’historien amateur. En effet, les deux citations que j’ai lues précédemment représentent certaines de ses contributions les plus marquantes, la première datant de 2005 en réponse à une question de la journaliste estonienne Astrid Kannel, et la seconde dans un article de 9 000 mots publié dans le magazine américain The National Interest.
Bien avant que le reste de l’Europe ne commence à voir que Staline et Hitler étaient les deux faces d’une même médaille, les Estoniens, tout comme les Lettons et les Lituaniens (ainsi que les Polonais et d’autres), savaient que la Seconde Guerre mondiale n’était pas une simple lutte manichéenne entre le bien et le mal, contrairement à l’image véhiculée par les films hollywoodiens. Ils savent qu’elle n’a pas commencé avec l’invasion de la Pologne en 1939, et encore moins avec l’offensive Barbarossa de 1941. Ils savent qu’elle ne s’est pas terminée en 1945. Pour l’Estonie, la fin réelle est survenue en septembre 1994, avec le retrait définitif des forces d’occupation vers la Russie.
On pourrait même affirmer qu’aujourd’hui encore, ce n’est pas vraiment terminé. Où se trouve l’insigne présidentiel, saisi après l’occupation soviétique ? Qu’est-il advenu des collections du Musée d’art estonien et de l’université de Tartu ? Elles se trouvent toutes à Moscou. Même pendant les années 1990, considérées comme une période heureuse, la Russie n’a montré aucune volonté de les restituer.
L’histoire reste une arme. Une interprétation politisée du passé, fétichisant notamment la victoire soviétique de 1945, est le fer de lance de la nouvelle idéologie russe. Le manifeste de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine était l’étrange essai de 5 000 mots de notre historien amateur intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». L’Ukraine y est décrite non seulement comme une création artificielle, mais aussi comme un pays dirigé par des néonazis au service de leurs soutiens étrangers. Les mêmes insultes sont proférées à l’encontre de l’Estonie, prétendument un pays où les néonazis se livrent à des émeutes.
En réalité, les seules émeutes dont on se souvienne en Estonie se distinguent par l’absence de participation estonienne. Il y a eu la tentative de l’Interfront de prendre d’assaut le château de Tompea en mai 1990, et bien sûr la nuit du Soldat de bronze en 2007, lorsque de vaillants patriotes russes ont détruit des abribus fascistes et pillé des magasins d’alcool fascistes.
Nous faisons quelques progrès ici. L’idée que la politique ethno-nationaliste de Poutine fait écho à celle d’Adolf Hitler envers les Volksdeutsche des Sudètes il y a 80 ans était autrefois choquante. Aujourd’hui, elle est courante. En 2008, la Déclaration de Prague sur la conscience européenne et le communisme a placé les crimes contre l’humanité commis par les nazis et les Soviétiques dans la même catégorie que les autres catastrophes du XXe siècle qui ont ravagé le continent européen, tout en précisant que chaque système de terreur devait être jugé séparément.
Mais le privilège épistémique occidental demeure. Les idées et les arguments avancés par des personnalités britanniques, allemandes ou françaises dans leur langue maternelle ont plus de poids que les voix provenant de pays supposés arriérés, pas tout à fait occidentaux, pas tout à fait sérieux, d’Europe « orientale ». Borat est désormais historien. Comme c’est amusant.
En conséquence, l’ignorance, l’arrogance, la naïveté, la complaisance, l’entêtement, la lâcheté et, surtout, la cupidité continuent de fausser notre compréhension de l’histoire. Les Estoniens ont peut-être amené les pays occidentaux à repenser le passé, mais pas encore à repenser sa pertinence pour le présent. Il est assez courant d’entendre les Occidentaux dire : « Nous aurions dû écouter les États baltes. » Il est moins fréquent qu’ils s’arrêtent réellement de parler pour écouter.
Mais ce que disent les Estoniens a de l’importance. Les Estoniens ont eu raison sur beaucoup de choses. Pas seulement sur la menace russe, si clairement décrite par Meri dans son discours il y a 32 ans, ni sur la pertinence de l’histoire pour le présent, mais aussi sur beaucoup d’autres choses.
Commençons par l’économie. Les Estoniens ont beaucoup mieux compris que nombre d’autres, dans la région et au-delà, le défi que représentait la transition. Ils savaient qu’il était important d’avoir de véritables propriétaires, c’est pourquoi ils ont privatisé les industries soviétiques par le biais d’enchères, et non à l’aide de faux programmes de bons.
Ils savaient qu’il était important d’avoir des prix réels, reflétant l’offre et la demande, et non le caprice des bureaucrates ou la pression politique. Ils ont donc supprimé les subventions et tous les autres mécanismes d’ingérence de l’économie planifiée.
Ils savaient qu’il était essentiel d’avoir une monnaie réelle, avec une valeur réelle, une stabilité réelle et une convertibilité réelle. Cela montrerait la détermination de l’Estonie à rompre fondamentalement avec l’économie planifiée soviétique, sa corruption, ses distorsions, ses pénuries et son gaspillage.
Cela semble aujourd’hui relever du bon sens. Mais à l’époque, un responsable du FMI en visite dans la région affirmait que l’ancienne Union soviétique devait avoir ce qu’il appelait « une monnaie commune de Tallinn à Tachkent ».
Ce n’était pas la première fois que les Estoniens écoutaient poliment et ignoraient les mauvais conseils venus de l’étranger. Le 20 juin 1992, l’Estonie est devenue le premier pays à abandonner le rouble, ces billets gras et fragiles dont nous gardons un souvenir si peu agréable. Toute devise étrangère valait mieux que le « O.R. », ou rouble d’occupation. Ils ne voulaient pas non plus de cette monnaie fantaisiste, les bons, coupons et autres monnaies de transition qui étaient très en vogue à l’époque.
La thérapie de choc en Estonie a eu un coût. Rien qu’en 1992, la production industrielle a chuté de 62 % ; le PIB a baissé de 38 % entre 1989 et 1995. À l’extérieur, on déplorait cette situation. Mais on ne se rendait pas compte qu’une grande partie de cette soi-disant production n’avait aucune valeur. Les usines fabriquaient des produits qui valaient moins que les matières premières utilisées. Comme l’a souligné le grand économiste polonais Jan Winiecki, la vache soviétique buvait plus de lait qu’elle n’en consommait. L’ancienne vache soviétique n’a pas changé ses habitudes. Elle a continué à manger. Et le lait, dans une économie de marché, avait de moins en moins de valeur.
Lorsque les observateurs extérieurs ont recommandé de freiner, le gouvernement estonien a appuyé sur l’accélérateur. Pas de subventions. Pas de contrôle des prix. Vente aux enchères de toutes les industries publiques, qui sont passées entre les mains de véritables propriétaires. Impôts forfaitaires sur le revenu et les bénéfices. Un impôt foncier, dont les économistes d’autres pays ne peuvent que rêver en raison de sa simplicité, de son faible coût de perception et de son équité.
Cela a fonctionné. En 1992, le revenu national par habitant de l’Estonie était égal à un sixième de la moyenne européenne, il avait atteint les deux tiers de ce niveau en 2008.
Depuis lors, l’histoire est moins encourageante. Rétrospectivement, beaucoup de choses auraient pu être faites différemment ou mieux. Une construction effrénée a défiguré le paysage urbain de Tallinn pendant une génération. La bulle bancaire qui a précédé 2008 a rendu la crise financière qui a suivi particulièrement douloureuse. L’argent facile du commerce de transit avec la Russie s’est avéré moins facile que prévu. Les grands projets d’investissement public, des routes et chemins de fer aux centrales nucléaires, ont été marqués par des retards et des indécisions. Les perspectives démographiques sont sombres. Les finances publiques ne sont plus aussi solides qu’auparavant. La croissance de la productivité est au point mort. Les amis de l’Estonie aspirent à ce qu’elle retrouve son esprit d’innovation, illustré par Skype, Wise et peut-être le plus connu : l’administration en ligne.
Alors que le miracle économique des 15 premières années reposait principalement sur le désengagement de l’État, la transition numérique a pris une direction diamétralement opposée. Il ne s’agissait pas de la main invisible d’Adam Smith, mais de l’exercice conscient d’une main directrice ferme et experte, de la création d’une identité numérique forte pour accéder aux services publics et privés, et de la mise en relation de ces services sur l’infrastructure X-road.
Une fois encore, les Estoniens à l’origine de ce bond en avant ont dû lutter contre des conseils peu utiles. Au lieu de conclure un gros contrat avec un prestataire international, ils ont adopté une approche frugale, en utilisant des solutions open source et en travaillant avec de petites entreprises locales. C’est aujourd’hui une bonne pratique internationale. Les pays plus riches ont gaspillé des milliards, voire des centaines de milliards, dans des systèmes moins performants que ceux dont les Estoniens bénéficient quotidiennement.
L’Estonie a également dû faire face à des conseils peu utiles sur un troisième front, celui des lois sur la langue et la citoyenneté. Deux très mauvaises idées, particulièrement répandues au début des années 1990, étaient que le russe devait être la deuxième langue officielle ou langue de l’État, et que la citoyenneté devait être accordée selon le principe de « l’option zéro », ce qui signifiait que tous les migrants de l’ère soviétique, bloqués en Estonie par l’effondrement de l’empire, devaient automatiquement obtenir la citoyenneté.
Les arguments contre ces mesures étaient simples et solides. Aucun autre pays n’était tenu de faire cela. L’Estonie n’expulsait pas les Russes. Elle ne leur interdisait pas de parler leur langue. D’une manière générale, toute personne qui prenait la peine d’apprendre l’estonien et d’accepter l’histoire et la culture de l’Estonie pouvait devenir citoyen. Le processus de naturalisation était beaucoup plus libéral que dans certains pays qui se montraient les plus prompts à donner des conseils non sollicités, sans réserve et, je dirais même, mal informés. Les Estoniens affirmaient leur droit à une identité collective dans un monde qui ne voyait les droits qu’à travers le prisme des choix individuels. Mais il était difficile de convaincre les journalistes en visite, les responsables étrangers et ceux qui se disaient experts en droits de l’Homme.
Les Estoniens ont également remporté cette bataille. Les pays baltes ne sont pas devenus le théâtre de ce que les journalistes occidentaux condescendants aimaient appeler un « conflit ethnique à la balkanique ».
Ma troisième et dernière leçon pour le monde extérieur est la suivante : écoutez les Estoniens. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’économie. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’innovation. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’identité numérique. Et surtout, écoutez-les lorsqu’ils parlent de sécurité.
Les Estoniens n’avaient pas seulement raison au sujet de la Russie. Ils avaient raison en matière de défense et de dissuasion. Ils ont maintenu leurs dépenses de défense à 2 % du PIB à un moment où d’autres pays les réduisaient à des niveaux honteusement bas. Si d’autres pays avaient fait de même, nous ne serions pas aujourd’hui confrontés à une opinion publique américaine et à un président américain qui considèrent les alliés européens comme des profiteurs.
Les Estoniens ont également été les premiers à promouvoir l’idée de la défense citoyenne qui compte au total 29 000 volontaires. Le registre de mobilisation comprend au total 230 000 personnes ayant une expérience ou des fonctions militaires, soit un cinquième de la population.
Une fois encore, l’Estonie a dû lutter contre de mauvais conseils. La défense territoriale, au moment où vous avez rejoint l’OTAN en 2004, était considérée comme anachronique. D’autres pays l’avaient abandonnée. Pas l’Estonie. Aujourd’hui, ces pays s’empressent de rétablir ces capacités. J’espère qu’ils seront prêts à temps. Alors que l’Europe s’efforce de se réarmer, sa première ligne de défense se trouve ici, en Estonie. Elle devrait être plus reconnaissante. Les Ukrainiens nous ont fait gagner du temps. L’Estonie a utilisé ce temps à bon escient. D’autres, moins.
La défense ne se résume pas aux dépenses militaires. La désinformation est désormais considérée comme une menace mortelle pour la démocratie. Là encore, l’Estonie a pris les devants, tant en matière de suivi des opérations d’information étrangères que de lutte contre celles-ci par des messages forts en estonien et en russe. Vingt grands pays occidentaux considéraient cette menace avec scepticisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Et puis il y a le contre-espionnage. Le Kapo a publié son premier rapport en 1999, couvrant l’année précédente, malgré l’opposition des services partenaires. À l’époque, la sagesse conventionnelle dans le monde de l’espionnage était que moins on en disait, mieux c’était. Pourquoi laisser les Russes savoir ce que vous savez ? Pourquoi inquiéter le public ? La décision de l’Estonie de publier un rapport public a été considérée comme imprudente et regrettable.
Les choses ont changé. Nous disposons désormais de rapports annuels des services de sécurité et même d’évaluations des menaces par les services de renseignement étrangers, et de plus en plus par les agences de renseignement militaire dans de nombreux pays de la région nordique et balte. Comme pour beaucoup de choses qui ont vu le jour en Estonie, cette approche est considérée comme relevant du bon sens. Et comme pour beaucoup de choses qui ont vu le jour ici, personne ne s’excuse d’avoir rejeté l’idée à l’époque. Personne ne félicite l’Estonie d’avoir eu cette idée en premier.
Il vaut la peine de relire ce premier rapport du Kapo. Il commence par un rappel historique, soulignant que 90 % des anciens employés de la police de sécurité de la république d’avant-guerre avaient été tués avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le rapport mentionne également la menace que représente l’espionnage russe. Peu de gens se souviennent aujourd’hui de l’année où un agent des services secrets russes a été expulsé d’Estonie. C’était en 1996. Comme les Estoniens l’expliquent à ceux qui veulent bien les écouter, les problèmes avec la Russie sont antérieurs à Poutine. Et ils lui survivront.
Beaucoup de pays ont des problèmes avec les espions russes. Un petit nombre d’entre eux prennent des mesures pour y remédier. Depuis 35 ans, la tendance dans la plupart de ces pays est de passer sous silence ces problèmes. On expulse l’officier des services secrets. Les personnes qu’il a recrutées sont mises à la retraite anticipée ou affectées à des postes fantômes dans un pays lointain. On ne les poursuit pas en justice. Pourquoi laver son linge sale en public ?
L’Estonie adopte une position opposée. Elle expulse sans hésiter les espions étrangers, licencie et poursuit les traîtres. Le cas le plus dommageable est peut-être celui d’Herman Simm, le plus haut responsable des services secrets russes démasqué au sein de l’OTAN. Les autorités estoniennes m’ont autorisé à l’interviewer en prison pour mon livre Deception. Cette approche peut être embarrassante sur le moment, mais c’est exactement la bonne chose à faire. Elle ne sape pas la confiance du public, elle la renforce. Elle renforce également la dissuasion. Les agents secrets et les procureurs estoniens qui traitent ces affaires, ainsi que les personnalités politiques qui les soutiennent sans faille dans leur travail, méritent notre gratitude. Et pas seulement celle des Estoniens.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article Leçons estoniennes : ce que l’Europe doit apprendre a été publié par desk russie.</p>
29.05.2025 à 08:40
Borukh Taskin et Aaron Lea
Les choix économiques de l’humanité ont toujours reflété ses convictions les plus profondes.
<p>Cet article L’économie de la mort : des pyramides égyptiennes aux champs de bataille en Ukraine a été publié par desk russie.</p>
Par Borukh Taskin et Aaron Lea
Les choix économiques de l’humanité ont toujours reflété ses convictions les plus profondes, souvent exprimées à travers les cultes religieux qui ont façonné le destin des civilisations. Les auteurs comparent trois systèmes – le culte de la mort dans l’Égypte ancienne, le pragmatisme économique du christianisme primitif et l’économie de la mort contemporaine de la Russie – pour illustrer différentes manières dont les sociétés répartissent leurs ressources, en privilégiant soit l’investissement dans la mort, soit le soutien à la vie.
L’Ancien Empire (2686-2181 av. J.-C.) incarnait le paradoxe de l’Égypte : l’immortalité architecturale obtenue au prix du sacrifice de la stabilité terrestre. La grande pyramide de Gizeh, tombeau du pharaon Khéops, a nécessité 2,3 millions de blocs de pierre et 40 000 ouvriers pendant deux décennies, cette construction gigantesque ayant coûté entre 20 et 30 % du PIB de l’Égypte antique.
La construction de lieux de sépulture est bien sûr une mesure keynésienne très sophistiquée, car elle assurait l’emploi et favorisait les innovations techniques. Mais les opportunités manquées étaient colossales : les ressources étaient détournées du développement de l’irrigation, de la construction de greniers et de l’expansion militaire, ce qui empêchait la diversification de l’économie, contrairement à la Mésopotamie, qui misait sur le commerce. Tant que les crues du Nil assuraient les récoltes de l’Égypte, la situation restait stable, mais vers 2200 avant J.-C., une période de sécheresse a commencé et le manque de ressources – investies dans la mort – a accéléré l’effondrement de l’économie. « Les pyramides étaient à la fois un triomphe spirituel et une bombe économique à retardement. À l’instar des États pétroliers modernes, l’Égypte antique identifiait son identité à une seule branche instable de l’agriculture fluviale », selon Amira Khalil, archéologue à l’université du Caire.
L’appel de Jésus-Christ – « Laissez les morts enterrer les morts » (Luc IX, 60) – était également économique. Les premiers chrétiens réaffectaient les ressources destinées aux funérailles au bien commun : ils nourrissaient les pauvres, rachetaient les esclaves et soignaient les victimes de la peste. Au début, le christianisme était beaucoup plus avantageux que le paganisme sur le plan économique, car il réduisait au minimum les frais funéraires.
Au IIIe siècle après J.-C., les communautés chrétiennes de Rome géraient des soupes populaires et des hôpitaux financés par les dons de toutes les classes sociales. Les services religieux se déroulaient dans les maisons et non dans des temples, comme l’avait enseigné le Christ (« Car là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », Matthieu 18:20), ce qui réduisait les frais généraux, tandis que le développement rapide du commerce favorisait la propagation du christianisme. Cette « économie de solidarité », comme l’appelle l’historien Peter Brown, donnait la priorité au capital social.
Pendant la peste antonine (165-180 après J.-C.), les communautés chrétiennes ont attiré de nouveaux convertis en démontrant la stabilité et l’attrait de leur modèle économique, qui n’existait pas dans le modèle stratifié de l’Égypte. Après la légalisation du christianisme sous Constantin (313 après J.-C.), la corruption s’est progressivement installée – indulgences médiévales, églises somptueuses –, mais les fondements de l’éthique ont été préservés. « Le christianisme offrait un meilleur retour sur investissement », estime l’économiste Jan Morris. « Les communautés prospéraient en investissant dans les écoles plutôt que dans les sarcophages. »
Bien sûr, les excès ont commencé plus tard, mais la capacité d’adaptation du christianisme primitif a prouvé sa force de la Rome urbaine aux provinces rurales et, contrairement à l’économie égyptienne dépendante du Nil, il a tiré parti de la mondialisation, renforçant la stabilité économique grâce à la diversité des pratiques religieuses et au rejet d’un culte de la mort coûteux.
Le terme « économie de la mort » (smertonomika) proposé par Vladislav Inozemtsev décrit bien l’économie militaire de la Russie, où la mort des citoyens à la guerre finance la croissance économique. Les familles des contractuels reçoivent 150 000 dollars par soldat mort au combat, ce qui dépasse le salaire moyen sur une vie entière dans la plupart des régions russes ; en 2024, l’armée et les usines du complexe militaro-industriel auraient « mangé » près d’un rouble sur trois dépensés par le Trésor (29,5 %), et les actifs liquides du Fonds de prospérité nationale sont passés de 100 milliards de dollars en 2022 à 38 milliards en 2024. L’inflation (estimée à plus de 20 %) et les taux d’intérêt (nettement supérieurs au taux directeur de la Banque centrale, fixé à 21 %) étouffent le secteur civil et réorientent les priorités d’investissement vers la guerre et la fabrication d’armes meurtrières, ce qui rend l’économie russe similaire au modèle de répartition faussée des ressources de l’Égypte antique, qui mettait l’accent sur le financement du culte de la mort.
Le Kremlin donne la priorité au financement de la guerre, c’est-à-dire à la mort, plutôt qu’aux mesures visant à améliorer le bien-être des citoyens, en utilisant une propagande massive pour masquer la contrainte à participer aux hostilités, créant ainsi un « consensus spirituel » fictif, comme cela avait été conçu et mis en œuvre dans l’Égypte antique.
La militarisation de la Russie ne fait que renforcer sa dépendance à l’exportation de ressources, ce qui rend son économie mortifère similaire à l’économie mono-agricole de l’Égypte, qui dépendait, comme cela a été prouvé, des caprices de la nature et des crues du Nil.
Les sanctions révèlent de plus en plus les vulnérabilités de ce type d’économie, car la dépendance de la Russie à l’exportation de combustibles fossiles (plus de 14 % du PIB) se heurte à un monde civilisé en voie de décarbonisation. « Le régime de Poutine ressuscite le scénario soviétique de la croissance militarisée, constate Olena Yourtchenko, de la Kiev School of Economics. Il s’effondrera lorsque la contrainte remplacera le consentement. »
Un sujet à part : le show-business, qui est devenu en Russie un véritable secteur mortifère, car des centaines de milliards de roubles sont dépensés pour produire des discours creux, des présentations, des émissions télévisées de propagande qui servent à exciter la passion guerrière et broient le capital humain pour le conformer à des priorités de développement social mal choisies. L’amour de l’ostentation et des formes extrêmes d’exhibitionnisme social se reflètent parfaitement dans les fêtes et les défilés russes.
Selon Michel Foucault, le défilé est une forme de spectacle disciplinaire dans lequel des corps organisés démontrent l’illusion du contrôle. En Russie, le défilé est un rituel d’impuissance et non une démonstration de force, où la technologie et les marches sont devenues les icônes du mensonge national. Les pharaons construisaient des pyramides au lieu de systèmes d’irrigation, et, en Russie, les marches militantes prospèrent au détriment des services publics. Il en résulte que toute l’économie mortifère fonctionne dans un concert étonnamment harmonieux, combinant une propagande de type militaire, qui s’abat depuis 25 ans sur la tête des masses populaires, avec la réorientation des recettes d’exportation et d’une part importante du PIB vers le financement des opérations militaires, des guerres hybrides et de la production d’armes, qui réunit directement l’usine à idées du Kremlin et l’automate Kalachnikov dans un même flacon, formant une gigantesque industrie de destruction de valeur, dont la part dans le PIB atteint en pourcentage le niveau des dépenses militaires en URSS.
Dans une société où les drones ou les gilets pare-balles sont achetés avec l’argent des bénévoles, et où la place Rouge est nettoyée jusqu’à briller comme un miroir, le défilé est devenu un substitut au résultat. Dans les pays développés, les défilés militaires ont depuis longtemps été réduits au rôle de fêtes municipales. En Russie, c’est le contraire : le défilé y est nécessaire comme une nouvelle injection de mythe. La « deuxième armée du monde », qui a fait d’énormes sacrifices, mène une offensive en Ukraine, et c’est pourquoi le char Armata, qui a calé lors du défilé de 2015, est et reste à la fois un mythe national et un triomphe.
Le culte russe de l’apparence est une forme qui prétend être l’essence même, une esthétique qui cache le vide et les vols, habille une impuissante économie de la mort en uniformes d’apparat. Slavoj Žižek dirait probablement que l’apparence est engendrée par le pouvoir qui déifie la violence.
Le christianisme primitif, qui s’est répandu le long des routes commerciales de l’Empire romain, a fait preuve d’une étonnante flexibilité économique, construisant des communautés fondées sur l’entraide et la durabilité, mais la branche orientale du christianisme a suivi un chemin tout à fait différent. En Russie, l’orthodoxie est rapidement passée d’une force de croissance sociale à un mécanisme de stabilisation du pouvoir, en accentuant la tradition byzantine de l’union de l’Église et du trône. L’aspect économique de l’éthique chrétienne a été déformé à des fins de sacralisation de l’État, la souffrance devient une vertu et la pauvreté une forme d’obéissance. Cette privatisation du capital religieux a transformé l’orthodoxie en une idéologie de soumission, dans laquelle la religion ne sert pas la paroisse, mais le culte étatique du pouvoir.
Si en Occident, le christianisme a été intégré dans la création des universités, des hôpitaux et des bourses, en Orient, il est devenu partie intégrante de l’infrastructure de la peur et de la soumission. C’est ainsi qu’est apparue une configuration particulière du pouvoir et de la foi, dans laquelle l’Église orthodoxe russe actuelle ne réforme pas la société, mais ritualise sa stagnation, légitimant la violence comme un phénomène sacré et la mort comme une mission.
Le passage d’une économie chrétienne de la vie à l’intégration de l’Église dans l’infrastructure de la discipline et de la mort a préparé le terrain pour l’économie de la mort – et c’est là que commence le rôle « biopolitique » de l’Église dans la Russie contemporaine, sa transformation en l’un des principaux mécanismes disciplinaires, au sens de Michel Foucault. La soumission de l’Église à l’État existait depuis l’époque d’Ivan le Terrible mais, sous Poutine, le lien entre Église et État a atteint de nouveaux sommets : l’Église sert d’architecture pour contrôler les corps et les consciences, remplaçant la foi par les instruments du pouvoir. Si le christianisme primitif s’investissait dans la vie, dans les écoles, dans les hôpitaux, l’Église orthodoxe russe s’investit dans la glorification de la mort et de la souffrance. Dans la logique de Foucault, il s’agit d’un biopouvoir qui contrôle le corps comme un objet de sacrifice.
Les rituels, les processions, les prières pour les soldats ne sont plus des actes de foi, mais des procédures disciplinaires visant à légitimer la violence. En ce sens, l’Église orthodoxe russe agit comme un régime de « répression disciplinaire », où le pastorat devient un instrument de substitution à la rationalité politique. Comme l’écrivait Herbert Marcuse, dans une « société unidimensionnelle », la fausse liberté masque une véritable soumission. L’Église en Russie a son propre défilé et son propre objectif : imiter activement la spiritualité, en remplaçant la recherche d’un sens religieux par l’acceptation de la souffrance.
À l’instar de l’économie de la mort (qui caractérise le système économique créé par le Kremlin : les indemnités versées aux familles des soldats contractuels stimulent la croissance et justifient le sacrifice), la glorification de la mort définit le rôle de l’Église dans la sanctification de ce sacrifice, qui élève la mort au-dessus de la vie. Les déclarations du patriarche Kirill et d’autres hiérarques présentant la guerre en Ukraine comme une lutte sacrée contre l’Occident moralement décomposé transforment les soldats tombés au combat en martyrs modernes, et leur mort à la guerre est bénie comme faisant partie du plan divin et comme le seul bénéfice social de la vie d’un Russe.
L’Église du Kremlin a créé une alliance unique : l’État finance la mort, l’Église rend la mort sacrée.
Les conséquences de la glorification de la mort dépassent le cadre de la religion, car en glorifiant la vie après la mort, l’Église orthodoxe russe soutient implicitement une structure sociale qui sacrifie le progrès, l’innovation et la paix au nom d’idéaux mortifères. Cela montre un abandon radical de l’éthique de la vie du christianisme primitif, qui consacrait ses ressources non pas à la vénération de la mort, mais au soutien des communautés : nourrir les affamés, prendre soin des plus vulnérables.
Aujourd’hui, la mort est une valeur qui façonne une nation : elle est à la fois une affaire lucrative, un objectif suprême et une vertu. L’Égypte antique a investi dans les pyramides, épuisant son économie, tandis que l’Église russe bénit le champ de bataille, soutenant les fausses priorités de développement choisies par le Kremlin pour le peuple qu’il contrôle. Mais les investissements des pharaons, réalisés il y a 4 000 ans, rapportent chaque année jusqu’à 15 milliards de dollars à l’économie égyptienne moderne grâce au tourisme, tandis que la destruction héroïsée des citoyens en Russie donnera très bientôt une valeur actuelle nette (NPV, Net Present Value) négative à l’économie de la mort.
Dans un contexte de guerres permanentes, les sociétés doivent choisir : investir dans les infrastructures ou dans les chars, dans les hôpitaux ou dans les missiles. On pourrait penser que les tombes des pharaons et les tranchées en Ukraine devraient dissuader les dirigeants de brûler l’avenir du pays pour des fantômes du passé.
Mais le Kremlin ne se laisse pas dissuader et continue de se battre. C’est pourquoi l’économie russe, alimentée par les dépenses militaires et les allocations pour la participation aux combats et la mort des contractuels, sera presque certainement confrontée à une crise d’ici 2030, voire plus tôt.
Le Centre russe indépendant d’analyse macroéconomique et de prévision à court terme prévoit un ralentissement de la croissance à 1,3-1,9 % en raison du déficit budgétaire (2 700 milliards de roubles en 2025) et des taux d’intérêt élevés (21 %).
La Banque centrale de Russie table sur une croissance du PIB de 1,7 % en 2025, avec une inflation de 7 % et un taux de chômage de 2,6 %.
Le FMI prévoit une stagnation de la Russie (1,4 % en 2025), avec un PIB en baisse de 20 % d’ici 2030 en raison des effets de la guerre et des sanctions.
La Banque mondiale table sur une croissance de 1,6 % en 2025, mais la chute des prix du pétrole en dessous de 73 dollars le baril, prévus par le budget, aggrave déjà le déficit. Or, le baril est actuellement à 64 $, et la tendance est à la baisse.
SberCIB, centre d’analyse de la caisse d’épargne russe, la Sberbank, prévoit une croissance de 2,5 % par an, mais prévient que les sanctions freinent les investissements.
Le professeur Inozemtsev constate la stabilité de la « bulle financière » et s’attend à une stagnation d’ici 2026 si aucune réforme n’est mise en place.
Le doyen de la London School of Economics, Sergueï Gouriev, met en garde contre la fragilité structurelle, avec une croissance inférieure à 2 % en raison de la pénurie de main-d’œuvre et des moteurs fictifs de la croissance du PIB. Le Fonds de réserve stratégique sera épuisé d’ici 2027, ce qui aggravera la stagflation.
Et pendant ce temps, la mort et la gloire, sous les exhortations lugubres des popes, renforcent le fatalisme de la population, mais c’est précisément cela qui repousse les jeunes, or sans leur soutien, aucune société n’a jamais survécu. Sans paix et sans diversification de l’économie, c’est-à-dire sans renoncer à l’économie de la mort, un effondrement comme celui de l’URSS pourrait se produire, même si les liens étroits avec la Chine (ô, ces doux rêves de Moscou !) peuvent retarder ou atténuer la désintégration, qui ne se passera certainement pas sans effusion de sang cette fois, comme ce fut le cas en 1991.
Traduit du russe par Desk Russie
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<p>Cet article L’économie de la mort : des pyramides égyptiennes aux champs de bataille en Ukraine a été publié par desk russie.</p>