
15.12.2025 à 22:38
Françoise Thom
L’Europe est confrontée à un pays conquérant sous l'emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.
<p>Cet article La guerre totale, culmination du poutinisme a été publié par desk russie.</p>
Dans ce texte éclairant, l’historienne démontre que l’idéologie inspirée de théories en vogue dans l’Allemagne de l’après-guerre 14-18 et sous le IIIe Reich impulse discrètement la trajectoire du régime poutinien depuis ses débuts. Il s’agit bien entendu du concept de la guerre totale. Françoise Thom nous prévient du péril : l’Europe est confrontée à un pays conquérant sous l’emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.
Le retour des formes de l’absolutisme, toutefois sans aristocratie – je veux dire sans les distances intérieures – rend possible des catastrophes dont l’ampleur échappe encore à notre imagination. Cependant on les pressent…
Ernst Jünger, 25 octobre 194113
Il est des forfaits qui atteignent le monde dans son ensemble, dans sa structure et dans sa raison d’être ; l’homme des Muses, à son tour, cesse alors de pouvoir se consacrer au beau, il lui faut se vouer à la liberté.
Ernst Jünger, 30 novembre 194114
La cruauté des temps modernes est unique dans la mesure où elle cesse de croire à quelque chose d’indestructible en l’homme.
Gerhardt Nebel, 2 février 194215
Un article paru le 11 février 2019, signé par Vladislav Sourkov, l’un des architectes du système poutinien, expert à mettre en musique les aspirations des dirigeants du Kremlin, mérite qu’on s’y arrête. Sourkov constate que « l’État de type nouveau » qui s’est construit en Russie n’en est qu’à ses débuts. La Russie « est revenue à son état naturel, le seul qui lui soit possible, de grande communauté des peuples en expansion qui rassemble des terres ». C’est un État ouvertement « militaro-policier » qui se place dans la continuité des trois modèles précédents d’État russe qui ont réussi : celui d’Ivan III, celui de Pierre le Grand, celui de Lénine. Cette « machine de pouvoir a permis l’ascension continue du monde russe pendant des siècles ». Grâce au discrédit de la politique, au chaos dans les têtes et dans les sociétés occidentales, le régime poutinien « a un potentiel d’exportation considérable », car c’est le règne de la force qui dit son nom. Quelque temps plus tard, Sourkov révélait une autre face des ambitions du Kremlin. Dans un article futuriste paru le 11 octobre 2021, intitulé « La démocratie déserte et autres merveilles politiques de 2121 », il affirme que la représentation parlementaire n’a désormais plus lieu d’être puisque les vœux de la population peuvent être communiqués en un instant par Internet. Bref, la représentation politique doit être jetée aux oubliettes et remplacée par des algorithmes. Seuls resteront aux commandes les informaticiens et les siloviki qui dirigeront en coulisse les géants de l’intelligence artificielle. « La numérisation et la robotisation du système politique aboutiront à la création d’un État high tech et d’une démocratie sans hommes […] dans lesquels la hiérarchie des machines et des algorithmes poursuivra des objectifs échappant à la compréhension des gens qui les servent. » Ainsi l’IA semble porter la promesse d’une liquidation définitive de la liberté, rêve du régime poutinien depuis le début.
Ces deux écrits résument un aspect paradoxal de l’idéologie en voie de cristallisation dans les cercles du Kremlin : un mélange d’archaïsme et de technicité futuriste, qui convergent dans un projet de déshumanisation. Ils illustrent aussi le renversement qui est en train de s’opérer autour du concept central de « guerre totale » dans l’idéologie poutinienne. Douguine, s’inspirant des théories de Carl Schmitt, un temps le juriste officiel du régime nazi, attribuait aux « globalistes » le projet d’un « nouvel ordre mondial » devant aboutir à une « guerre totale » et voyait dans la Russie « un gigantesque empire de résistants, agissant en dehors de la loi, mais guidé par la grande intuition de la Terre, du Continent, de ce “Grand, Très Grand Espace” qui est le territoire historique de notre peuple. » Aujourd’hui, les Russes ne se pensent plus en résistants guerroyant contre l’ordre libéral des globalistes. Ils ont l’impression d’avoir gagné la bataille décisive, le renversement de l’hégémonie américaine. La conception de « guerre totale » qui émerge dans la Russie poutinienne ressemble de plus en plus à un calque de celle que Ludendorff exposa dans Der Totale Krieg, bestseller publié en 1936. Le général allemand y exposait les leçons qu’il avait tirées de la défaite de 191816. Les idées développées par Ludendorff étaient dans l’air dans l’Allemagne des années 1920-1930. En 1930, Ernst Jünger publiait un essai, La Mobilisation totale, qui était une réflexion sur les implications de la guerre de 14-18. Jünger estimait que « l’alliance étroite » entre « le génie de la guerre et l’esprit de progrès » allait faire disparaître en l’homme « tout ce qui ne serait pas rouage de l’État » : y compris la liberté. Le destin de l’homme était d’être intégré dans la machinerie colossale de l’État travaillant pour la guerre17. Et, pour finir, « l’ordre militaire impose son modèle à l’ordre public de l’état de paix18 ».
Ludendorff qui, dès 1916, préconisait « l’enrôlement du peuple entier au service de l’économie de guerre », impute l’effondrement de novembre 1918 à la trahison des hommes politiques (la légende du « coup de poignard dans le dos ») [en réalité, l’armistice fut décidé par l’état-major allemand, NDLR]. Poutine et le KGB attribuent la défaite de l’URSS en 1991 à la trahison de certains dirigeants du PCUS et aux intrigues politiciennes au sein du Parti sous Gorbatchev. La convergence entre les idéologues russes comme Douguine et les penseurs de la révolution conservatrice allemande (1918-1932) s’explique par les conclusions similaires tirées d’une expérience commune, la défaite et le chaos qui l’a suivie. La révolution conservatrice allemande se veut anti-bourgeoise, anti-démocratique et anti-libérale. Elle rejette l’humanisme occidental et n’a que mépris pour le parlementarisme. L’important est la capacité de sacrifice de l’homme, notion que les idéologues eurasistes russes rendent par le terme « passionarnost ».

L’idéologie inspirée de théories en vogue dans l’Allemagne de l’après-guerre et sous le IIIe Reich impulse discrètement la trajectoire du régime poutinien depuis ses débuts. L’obsession de l’unité incarnée par le chef, le rejet du pluralisme sous toutes ses formes, la détestation de l’individualisme, l’attirance pour « l’État total » dénotent l’influence des juristes de l’Allemagne nazie dont Douguine s’est fait le vulgarisateur. Ernst Forsthoff, juriste rallié au national-socialisme, oppose « l’État total » à « l’État libéral », auquel il reproche d’être « minimalisé et annihilé par sa fragmentation, à cause des garanties juridiques déterminées par des lois relevant d’intérêts particuliers19. » Pour lui, seul un État capable de contrôler tous les éléments de la société pouvait assurer le salut de la nation. Aux yeux de Carl Schmitt, un État véritablement total est un État fort qui « ne laisse surgir en lui aucune force qui lui soit hostile, qui l’entrave ou qui le divise20 » – exactement la conception poutinienne. Le creuset du régime poutinien est la guerre, ne l’oublions pas. C’est la deuxième guerre de Tchétchénie qui a porté Poutine au pouvoir, qui a permis de retourner l’opinion russe et de la canaliser vers les objectifs de grande puissance de la camarilla tchékiste installée au sommet de l’État par Poutine.
Depuis cette impulsion première, le régime poutinien se dépouille peu à peu des ornements démocratiques qu’il avait tolérés à ses débuts et son tropisme militariste s’affirme toujours plus. La Russie va de guerre en guerre, la Tchétchénie d’abord, la Géorgie ensuite, puis l’Ukraine, l’« Occident collectif », l’Europe enfin. À partir de 2012, Poutine rompt le contrat implicite passé avec les Russes au début de son règne : « Vous ne vous mêlez pas de politique, j’améliore votre niveau de vie. » Sous le choc des manifestations de l’hiver 2011-2012, il entreprend de ruiner la classe moyenne russe, trop frondeuse à son gré. Il s’oriente vers le grand affrontement avec les Occidentaux, dans lequel il voit désormais sa mission. D’énormes sommes sont affectées au réarmement. Poutine commence à thésauriser en prévision de la guerre future : autant d’investissements dont est privée l’économie civile du pays. Comme l’a fait remarquer le politologue Kirill Rogov, « on chercherait en vain un autre dirigeant capable de porter à son pays les dommages que Poutine a réussi à infliger en aussi peu de temps à l’économie russe (qui allait plutôt bien) ». On a l’impression que le président russe suit à la lettre les recommandations de Ludendorff : « La politique totale doit déjà en temps de paix se préparer à soutenir cette lutte vitale du temps de guerre. » L’économie doit être militarisée dès le temps de paix. La banque, l’industrie et l’agriculture ne doivent avoir qu’un seul but : l’autarcie et la production de matériel de guerre. L’État doit avoir la mainmise absolue pour garantir que l’armée ne manque de rien. Comme Ludendorff, Poutine considère comme essentielle l’unité spirituelle du peuple (seelische Geschlossenheit, « cohésion des âmes » chez Ludendorff). Comme lui, il s’inquiète de ce que la « puissance militaire » puisse être compromise par le « déclin des naissances ». Comme lui, il croit à l’influence de « puissances occultes » malfaisantes (les Juifs et l’Église romaine pour Ludendorff). Imprégné de darwinisme social comme Ludendorff, Poutine est incapable d’imaginer une paix de compromis. Il est persuadé que la guerre, ce « tremblement de terre mettant à l’épreuve les fondations de tous les édifices » (Jünger), donne automatiquement la victoire aux régimes autoritaires sur les régimes libéraux : acculer les démocraties à la guerre revient à les forcer à abandonner leurs libertés ou à périr.
Poutine lance donc en 2012 une politique d’appauvrissement programmé des Russes (oligarques exceptés). Dans sa pensée, la dégringolade du niveau de vie de ses sujets ne peut que leur profiter car elle les détachera de l’influence délétère de l’Occident. Lénine l’avait déjà compris : une réalité alternative est plus facile à plaquer sur une population misérable obsédée de survie que sur un peuple de citoyens prospères capables de demander des comptes au pouvoir. Cerise sur le gâteau, les députés de la Douma avancent l’idée que l’appauvrissement de la population peut permettre de résoudre le problème démographique. Car il est bien connu que « plus le niveau de vie est élevé, moins les gens font d’enfants ».
Le 10 mars 2020, la Douma déclare annuler les mandats précédents de Poutine pour lui permettre de se faire réélire jusqu’en 2036. Le viol de la constitution annonce celui de l’Ukraine. La propagande commence à trompeter qu’un grand clash avec l’Occident est inévitable. Poutine a perdu toute légitimité et il ne lui reste plus qu’à se transformer en chef de guerre s’il veut justifier son pouvoir absolu à vie. Car en cas de guerre, « le peuple doit être prêt à suivre son chef, peu importe où il va, et à tout faire pour mener la guerre à une fin victorieuse » (Ludendorff). Poutine se voit très bien en Feldherr, en chef de guerre à la Ludendorff, bien différent des politiciens bavards, ne devant rendre de comptes à personne, cumulant les pleins pouvoirs politiques et militaires pour assurer l’unité de commandement, ayant le droit de sacrifier une armée entière ou une province sans avoir à se justifier devant un parlement.
Bernanos l’avait vu : « La guerre moderne, la guerre totale, travaille pour l’État totalitaire, elle lui fournit son matériel humain. Elle forme une nouvelle espèce d’hommes, assouplis et brisés par l’épreuve, résignés à ne pas comprendre, à “ne pas chercher à comprendre”, selon leur mot fameux, raisonneurs et sceptiques en apparence, mais terriblement mal à l’aise dans les libertés de la vie civile qu’ils ont désappris une fois pour toutes, qu’ils ne réapprendront plus jamais21. » Le 24 février 2022, quand il lance son offensive contre l’Ukraine, Poutine ne pensait certainement pas à une guerre longue. La résistance inattendue des Ukrainiens, leurs succès en 2022, sont fort humiliants pour l’armée russe. Mais, comme toujours, Poutine se reprend et s’oriente vers une guerre d’usure. La Russie dérive tout doucement vers les pratiques du communisme de guerre. Certes, Poutine n’a pas oublié que c’est la débâcle économique qui a perdu l’URSS. Son soutien aux technocrates qui essaient de sauver l’économie russe, comme Elvira Nabioullina, la directrice de la Banque centrale, montre qu’il ne souhaite nullement revenir à l’inflation des années 1990. Mais il se laisse happer dans la dynamique de la guerre totale parce qu’il y voit le moyen d’assurer son pouvoir à vie, même s’il fait irrésistiblement refluer la Russie vers les méthodes bolchéviques. Spoliations et redistribution des actifs se multiplient depuis 2022. Les cartes de rationnement refont leur apparition ; les entraves à la liberté des prix se multiplient. L’administration de l’effort de guerre se substitue insidieusement aux structures civiles.
Poutine a compris que dans la durée, la guerre agit sur les esprits exactement dans la même direction que sa propagande, elle insuffle le dégoût de la démocratie et du parlementarisme, le mépris de la raison, le cynisme, le soupçon, le sentiment d’impuissance, la passivité et la préoccupation obsessionnelle des nécessités immédiates de l’existence – la nourriture et le sommeil. Elle atrophie le sens moral, rétrécie l’intelligence. La guerre est une opération d’ensauvagement planifié, à la fois en Russie et en Ukraine22. Les Ukrainiens se battent pour la dignité humaine. L’armée russe est l’un des instruments grâce auxquels le régime russe élimine au fer rouge ce sentiment chez ceux qui ont affaire à elle. Les derniers vestiges de morale sont balayés, y compris le sens de la famille que le régime prétend défendre contre les mœurs décadentes de l’Occident. On paie rubis sur l’ongle ceux qui s’engagent pour tuer des gens que la propagande présente par ailleurs comme des Russes. 99 % des soldats se battent pour de l’argent23. Les mères poussent leurs fils à signer un contrat avec le ministère de la Défense et se pavanent à la télévision devant la voiture que les généreuses indemnités de décès leur ont permis d’acquérir (les familles des soldats tombés au front reçoivent une compensation de 7 millions de roubles, environ 75 000 euros). Certains incitent leurs amis à signer un contrat afin de toucher les 500 000 roubles de prime de parrainage. Des start-ups de « veuves noires » surgissent ça et là. Les maquereaux entreprenants écument les zones fréquentées par les SDF, séduisent un poivrot avec une bouteille de vodka, l’entraînent au commissariat militaire où il signe un contrat, puis le marient à une dame de leur réseau. Notre homme s’étant fait promptement tuer dans un « assaut de boucherie », l’heureuse épouse partage avec son comparse les millions de l’indemnité de décès. Les soldats du front de Pokrovsk sont livrés à eux-mêmes, abandonnés par leurs officiers, sans eau et sans nourriture, sans vêtements chauds. Les officiers se livrent au racket de leurs hommes, obligés de leur verser des sommes faramineuses pour échapper à ces assauts de boucherie. Ceux qui viennent de signer un contrat se font plumer dès le premier jour. « Si tu ne paies pas, tu crèves », leur dit l’officier. Les officiers battent les soldats, s’emparent des cartes de crédit des morts et vident leur compte. Ils extorquent des pots-de-vin aux blessés en les menaçant de les renvoyer au front. Les blessés légers peuvent recevoir des certificats de blessés graves moyennant finance24. L’homme est capable de tout pour de l’argent : tel est le principal message de l’évangile poutinien. À l’étranger, c’est l’administration Trump qui se charge d’en administrer la preuve.
En 1863, au moment de la répression par le tsar de l’insurrection polonaise, quand les tensions avec l’Europe menaçaient de dégénérer en conflit armé, le slavophile Ivan Aksakov nourrissait l’espoir que la guerre rendrait possible le retour de la vieille Russie, en la débarrassant des scories d’européanisation accumulées depuis Pierre le Grand. La guerre est vue par les slavophiles comme un moyen de russifier le pouvoir impérial. Dans la Russie d’aujourd’hui, la guerre remplit le même rôle. Le journaliste nationaliste Mikhaïl Demourine se fait l’écho de préoccupations des slavophiles d’autrefois lorsqu’il pointe le lien entre la guerre d’expansion, l’ambition autarcique qui travaille les idéologues proches du Kremlin depuis des années, et la soif d’une épuration interne : « L’opération militaire que notre pays mène contre le régime fasciste qui s’est emparé de Kiev en 2014 prend de plus en plus le caractère d’une opération politique d’épuration interne. Elle crève un à un les abcès qui se sont formés sur le corps de la Russie grâce aux efforts de l’Occident dans les années 1990 et qui n’ont pas été nettoyés dans les années 2000. »
Poutine et les « turbopatriotes » se félicitent de ce que la guerre permet la purge à grande échelle : « Chaque peuple, le peuple russe tout particulièrement, pourra toujours reconnaître la racaille et les traîtres, les recracher comme on recracherait une mouche entrée dans la bouche… Je suis sûr qu’une telle auto-purification réelle et nécessaire de la société ne fera que renforcer notre pays, notre solidarité, notre cohésion et notre capacité à relever tous les défis », déclarait Poutine le 15 mars 2022. Le député Alexandre Borodaï va dans le même sens. Au total, l’important n’est pas d’avoir conquis quelques territoires : « L’essentiel est que notre société s’est secouée et s’est purifiée. » La guerre élimine par l’émigration les populations européanisées de la Russie et forme une élite nouvelle plus au goût de Poutine, choisie parmi les vétérans de la guerre en Ukraine – des hommes endurcis par les crimes impunis, prêts à tout.

Ludendorff énumère les mesures à prendre pour garantir la cohésion nationale en temps de guerre : « La censure la plus rigoureuse de la presse, les lois les plus dures contre la trahison des secrets militaires, l’interdiction des réunions, l’arrestation au moins des chefs des “mécontents”, la surveillance du trafic ferroviaire et de la radio. » Les dirigeants du Kremlin disposent d’instruments de surveillance et de contrôle dont notre général n’aurait pu rêver. Grâce aux progrès de la technique, l’État peut resserrer son emprise sur tous les domaines de la vie publique et ériger un Goulag numérique. Les soi-disant « diffusions de fausses nouvelles » et « discréditations » des forces armées sont désormais passibles de poursuites. Les textes ciblant les « agents de l’étranger » sont durcis. La recherche sur Internet de soi-disant « contenus extrémistes » est aussi passible de poursuites. Depuis décembre 2022, toutes les entreprises qui collectent les données biométriques des citoyens sont tenues de les transférer au Système biométrique unifié de l’État (EBS). La loi n’interdit pas aux forces de l’ordre de consulter ces données. Ainsi se crée une base technologique permettant une utilisation généralisée des systèmes de reconnaissance faciale, déjà activement employés pour identifier puis arrêter les participants à des actions de protestation et les « ennemis de l’État ». Entre 2025 et 2026, le ministère du Développement numérique de la Fédération de Russie prévoit de dépenser 2 milliards de roubles (plus de 20 millions d’euros) pour la création d’une plateforme unifiée dotée d’une IA destinée à traiter les vidéos des caméras de surveillance dans toute la Russie. Un autre système électronique, le registre des personnes soumises aux obligations militaires, agrège les données personnelles provenant d’autres bases de données gouvernementales et est enrichi par les informations fournies par les employeurs et par les banques. Un appelé se voit automatiquement interdire de quitter le pays et subit d’autres restrictions, notamment l’interdiction de conduire un véhicule, jusqu’à ce qu’il se présente au commissariat militaire. En août 2025, au moment où était lancée la messagerie d’État, MAX, à laquelle les forces de l’ordre ont un accès total, Roskomnadzor (l’agence russe chargée de la censure sur Internet) a bloqué la possibilité de passer des appels audio et vidéo via Telegram et WhatsApp. Depuis 2024, le FSB multiplie les arrestations de notables du régime et, depuis 2025, il a même le droit d’avoir ses propres prisons, échappant à la supervision du ministère de la Justice.
Poutine semble penser comme madame Roland que « c’est par l’accumulation des crimes que s’assure l’impunité[13]25 ». La guerre permet de se livrer à des expériences d’ingénierie sociale impossibles en temps de paix. Par exemple, celle de se débarrasser du ballast humain. Notons là encore le parallélisme avec l’idéologie et les pratiques du IIIe Reich. En octobre 1939, Adolf Hitler signa un document, antidaté du 1er septembre 1939, libellé en ces termes : « Le Reichsleiter Bouhler et le docteur en médecine Brandt sont chargés, sous leur responsabilité, d’élargir les attributions de certains médecins à désigner nominativement. Ceux-ci pourront accorder une mort miséricordieuse aux malades qui auront été jugés incurables selon une appréciation aussi rigoureuse que possible. » Environ 300 000 malades et handicapés mentaux ont été assassinés sous couvert d’« euthanasie » dans le Reich allemand et dans les territoires occupés. Il s’agissait de « purifier l’organisme du peuple de ceux qui ne représentent qu’un poids mort », de le débarrasser des « vies indignes d’être vécues ». Poutine, lui, expédie dans « les troupes d’assaut un ramassis d’alcooliques, de toxicomanes, de criminels, des handicapés… Ces gens sont envoyés dans le hachoir26 ». Il partage avec les idéologues nazis leur conception imprégnée de darwinisme social : en témoignent par exemple les sidérants propos qu’il tient lors de sa rencontre avec les mères de soldats, lorsqu’il leur explique que sans la guerre, leurs fils seraient, selon toute probabilité, morts d’alcoolisme ou dans un accident de la route, alors que ceux qui étaient tombés sur le champ de bataille en Ukraine n’avaient pas péri en vain. Bref, le président russe laisse entendre qu’il leur a rendu service en les libérant de leurs « vies indignes d’être vécues », selon la formule des propagandistes nazis. Belle conception du peuple russe chez cet homme qui ne cesse d’accuser les Européens d’être « russophobes » ! L’idée d’augmenter de 10 ans l’âge du départ à la retraite va dans le même sens : moins de bouches inutiles à nourrir. Mieux encore, le propagandiste Mardan propose de supprimer les retraites : « Ceux qui ont fait des enfants auront de quoi vivre quand ils seront vieux. Les autres n’ont qu’à crever. » Dans l’Allemagne nazie, note Johann Chapoutot, « la procréation d’enfants devient un impératif politique, un Dienst am Führer encouragé par l’État et la propagande27. » Il en va de même dans la Russie poutinienne.
Poutine se montre aussi soucieux de ce que les nazis appelaient « l’hygiène raciale », puisque le pouvoir cible en priorité et de manière disproportionnée les minorités ethniques et les populations des régions les plus pauvres. 80 % des ordres de mobilisation distribués en Crimée en septembre 2022 étaient adressés à des Tatars [qui ne représentent pourtant que 20 % de la population régionale, NDLR]. « En Bouriatie, il n’est pas question de mobilisation “partielle”. C’est à une mobilisation totale qu’on assiste », observe une militante locale. Selon des analyses indépendantes, les hommes appartenant à des groupes minoritaires en Russie sont quatre fois plus exposés au risque d’être tués en Ukraine que les hommes d’origine ethnique russe, et cent fois plus que les Moscovites.
Le calcul darwinien apparaît aussi dans la guerre d’usure contre l’Ukraine. Il s’agit à terme d’échanger le ballast de la population russe contre la main-mise sur la population ukrainienne, jugée plus entreprenante, plus travailleuse et plus combative que la russe. Les prisonniers de guerre ukrainiens racontent que les Russes leur ont proposé de changer de camp et de rejoindre les forces russes pour ensuite « occuper ensemble l’Europe ». Mais pour cela, il faut éradiquer l’esprit national en Ukraine. Ludendorff faisait remarquer que la guerre de 14-18 « n’était pas seulement menée par les puissances militaires des États belligérants, qui cherchaient leur destruction mutuelle ; les peuples eux-mêmes étaient mis au service de la guerre, la guerre était aussi dirigée contre eux et les entraînait eux-mêmes dans les souffrances les plus profondes […]. À la lutte contre les forces armées de l’ennemi […] s’ajoutait la lutte contre le moral et la vitalité des peuples ennemis, dans le but de les désintégrer et de les paralyser. » Il recommandait de terroriser la population civile par des bombardements pour qu’elle supplie son gouvernement d’arrêter la guerre : « C’est une guerre d’anéantissement. Si nous ne comprenons pas cela, nous pourrons battre l’ennemi aujourd’hui, mais trente ans plus tard, nous devrons à nouveau le combattre. » C’est exactement ce que font les Russes en Ukraine. Leurs propagandistes rejoignent Ludendorff : il ne s’agit plus de vaincre l’armée adverse, mais de briser la volonté de vivre de la nation ennemie. La guerre d’usure a pour but d’éliminer les élites nationales ukrainiennes, de manière à ce qu’il ne reste plus dans le pays que des corrompus, des lâches et des opportunistes intégrables dans le « monde russe ».
On comprend pourquoi Poutine cherche à prolonger la guerre : celle-ci est une bombe à retardement sous le jeune État ukrainien. Elle est un incubateur de collabos, comme le montrent les cas français, tchétchène, géorgien. En France, la haine du parlementarisme éclose dans les tranchées a alimenté les partis extrêmes, l’extrême droite comme l’Action française et la gauche de plus en plus tentée par le communisme. Il faut lire le Voyage au bout de la nuit de Céline pour nous représenter l’état d’esprit des soldats ukrainiens au fond de leurs tranchées glaciales, essayant de survivre d’un jour sur l’autre pendant des semaines et des mois. Certes, la guerre pour eux est loin d’être absurde comme elle pouvait le paraître aux yeux des combattants de la Première Guerre mondiale, puisqu’il s’agit de la survie de la nation. Mais sous le feu nourri de l’artillerie ennemie, voyant se resserrer autour d’eux l’étau des hordes russes, eux aussi peuvent en arriver à ce « nihilisme généralement résigné » constaté chez les poilus par un médecin militaire français28. Eux aussi peuvent mépriser et haïr les planqués de l’arrière, les politiciens et leurs beaux discours, leur vénalité. Eux aussi peuvent soupçonner des trahisons. La guerre d’usure, renforcée par le feu roulant de la guerre psychologique, prépare le terrain à la russification forcée de l’Ukraine exsangue.
Si la majorité de la population russe semble de plus en plus fatiguée de « l’opération militaire spéciale » et refuse opiniâtrement de s’embarquer dans la « guerre totale », on a l’impression qu’une partie des élites russes ne conçoivent plus leur existence nationale en dehors de la guerre. Elles rêvent d’installer la Russie dans la guerre. Piotr Tolstoï, le vice-président de la Douma, ne peut cacher son exaltation devant les perspectives riantes des sacrifices à venir : « Chacun doit réaliser qu’une mobilisation et une guerre mondiale à mort nous attendent. Certains perdront leur emploi, certains perdront leur entreprise, beaucoup seront mutilés, et encore plus de nos compatriotes seront emportés par la mort. La guerre est notre idéologie nationale ! » Ludendorff préconisait de soutenir massivement les familles nombreuses pour garantir les “bataillons de 1950”. Alexandre Douguine voit aussi loin. Pour lui, les soldats qui se sacrifieront pour la Russie dans 20 ans doivent naître aujourd’hui. Déplorant que les femmes russes aient leur premier enfant à 30 ans, il s’exclame : « C’est trop tard. Bien trop tard ! Je ne me lasse jamais de le répéter : la Russie sera en guerre pendant au moins 40 ans, peut-être 50 ou 60 ans. Les soldats qui iront se battre pour la Russie dans 20 ans devraient naître maintenant. Cette année, l’année prochaine, l’année suivante. Nous devons commencer à faire naître nos héros dès maintenant… » La guerre n’est plus un phénomène limité dans le temps, elle devient le mode de fonctionnement normal de la Russie. Par la guerre, le régime de Poutine semble près de réaliser sa fin ultime : la liquidation complète de la liberté humaine, conformément au concept de « mobilisation totale » défini par Ernst Jünger : une « réquisition radicale », qui « nécessite qu’on réorganise dans cette perspective jusqu’au marché le plus intérieur et jusqu’au nerf d’activité le plus ténu ». Elle implique des « restrictions croissantes de la liberté individuelle […] dont le but est de faire disparaître tout ce qui ne serait pas rouage de l’État ». Les dirigeants russes voudraient pouvoir dire de leurs compatriotes ce que constatait Ernst Jünger dans La Mobilisation totale : « Nous voyons ici le spectacle étonnant de millions d’hommes qui, renonçant à toute liberté personnelle, se précipitent avec enthousiasme dans la fournaise, comme s’ils obéissaient à un appel magnétique. » Mais rien n’y fait, l’argent reste la motivation principale en Russie. La propagande poutinienne tue jusqu’au fanatisme.

On se demande par quelles toxines idéologiques le régime de Poutine est parvenu à paralyser la population russe au point de lui faire accepter sans sourciller une hécatombe sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale. L’arsenal répressif n’explique pas tout. La corrosion de l’intelligence, l’étiolement de la morale induites par la politique d’abrutissement des masses menée par le régime de Poutine depuis le début portent leurs fruits.
L’invocation de l’union sacrée camoufle l’intention des autorités russes de « mouiller » tout le peuple russe dans les crimes commis en Ukraine. Cela a commencé par le haut. On se souvient que le 21 février 2022, Vladimir Poutine a réuni un Conseil de sécurité qui, chose sans précédent, a été filmé puis diffusé à la télévision russe et sur Internet. Il s’agissait de mettre en scène l’unanimité des hauts dignitaires russes sommés d’approuver la décision de leur chef de reconnaître les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, en réalité de donner leur assentiment à l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine. On se rappelle les hésitations de Sergueï Narychkine, le patron du Renseignement extérieur, qui, visiblement tétanisé, a bafouillé, évoquant l’éventualité de laisser une « dernière chance » à l’Ukraine de suivre le processus de paix, tandis que Vladimir Poutine le rabrouait comme un cancre pris en défaut. Désormais, c’est à tout le peuple russe qu’on fait comprendre qu’il n’y a plus moyen de reculer, qu’il doit suivre Poutine jusque dans l’abîme : tel est le rôle des massacres de Boutcha, un peu comme à l’automne 1943 le régime hitlérien avait fait fuiter dans la Wehrmacht des informations sur la Shoah pour signifier aux militaires que les ponts étaient coupés avec les Occidentaux. « Nous avons tant de choses sur la conscience que nous devons vaincre, sinon tout notre peuple sera effacé », écrit Goebbels dans son Journal (16 juin 1941). Margarita Simonian, l’un des fleurons de la propagande poutinienne, reprend l’argument de Goebbels et s’évertue à convaincre ses compatriotes que tous les Russes, du grand au petit, sont dans le même bateau, tous seront considérés comme coupables par les Occidentaux si la Russie perd la guerre : « La Haye s’en prendra même au balayeur qui nettoie les pavés derrière le Kremlin. »
À partir du 21 septembre 2022, la propagande reçoit l’ordre de lancer le slogan de « la guerre du peuple tout entier ». Nous revenons à une idée-force de Ludendorff. La guerre totale est la « lutte du peuple pour sa vie ». Elle a pour enjeu la survie du peuple tout entier. « Dans la conduite de la guerre, il convenait de déployer et de maintenir à l’extrême les forces intrinsèques et matérielles de la patrie (et aujourd’hui, j’ajoute tout spécialement, les forces spirituelles)[17]29. » Kirienko, le directeur adjoint de l’administration présidentielle, formule la nouvelle ligne : « La Russie a toujours gagné ses guerres à condition que celles-ci fussent menées par le peuple tout entier. Il en a toujours été ainsi. Nous allons gagner cette guerre : la guerre chaude, la guerre économique et la guerre psychologique et informationnelle qui est menée contre nous. Mais pour cela il faut que chacun s’implique dans la guerre. » On insuffle aux Russes l’idée que leur survie en tant qu’État et civilisation dépend de l’issue de la guerre : « Le but de cette guerre, déjà assez ouverte, est une tentative d’élimination de la Russie en tant qu’État souverain indépendant », martèle Kirienko. On glisse insensiblement dans une guerre de religion. Un fonctionnaire du ministère de la Justice explique gravement que celui qui n’a pas conscience de la « spiritualité » de ce qui se produit [la guerre contre l’Ukraine] n’a pas sa place en Russie. Les Ukrainiens frayent la voie à l’Antéchrist, serinent les propagandistes. Le rôle de la Russie est de sauver l’humanité et pour cela elle doit vaincre, dût-elle avoir recours à l’arme atomique, explique le politologue Sergueï Karaganov. « Notre mission est de lutter contre Satan », s’exclame le propagandiste Vladimir Soloviov. Le thème d’une guerre menée contre « l’Occident collectif » prend de l’ampleur. Et c’est d’un affrontement multiséculaire qu’il s’agit, puisque l’Europe a toujours voulu détruire la Russie. L’analogie avec la propagande du IIIe Reich est frappante : « L’affrontement avec l’URSS est présenté et vécu par les nazis comme l’épisode final d’une gigantomachie raciale qui traverse l’histoire depuis des siècles, un combat de Titans qui oppose la race aryenne à son ennemi juif et à ses séides », note Johann Chapoutot30.
Les théories de Ludendorff, si populaires dans l’Allemagne nazie, ont finalement puissamment contribué à la défaite du Reich. En effet, le mépris de la politique qu’exprime Ludendorff a été l’une des causes de la défaite de l’Allemagne en URSS. Si Hitler comme Staline avait joué la carte de la subversion dès le début de son offensive, en proclamant par exemple un État ukrainien indépendant et en dissolvant les kolkhozes, au lieu de s’en remettre à la force brutale, les choses auraient pu tourner autrement. Aujourd’hui, nous affrontons une Russie qui a adopté les méthodes de la guerre totale, mais en se gardant bien de négliger l’instrument politique, grâce auquel le Kremlin a réussi à faire basculer l’administration Trump dans son camp. En Europe, sa propagande grossit les rangs des partis de la droite nationaliste, qui n’ont toujours pas compris qu’ils sont manipulés et téléguidés de Moscou vers le sabordage de leur nation, comme les États-Unis de Donald Trump. Car la Russie vers laquelle ils s’orientent conteste le droit des nations à l’existence réelle, et non folklorique, comme le montre sa guerre acharnée contre l’Ukraine. Elle se projette en puissance hégémonique sur le continent européen, régnant à la manière des empires, à travers des élites corrompues cooptées qu’elle contrôle. C’est ce péril que nous affrontons : un pays conquérant sous l’emprise des doctrines du IIIe Reich, armé de surcroît des redoutables techniques de subversion politique bien rodées par les bolcheviks.
Information importante : dans les premiers jours de janvier 2026, Françoise Thom publie un nouveau livre, La Guerre totale de Vladimir Poutine, aux éditions À l’Est de Brest-Litovsk. Vous pouvez déjà le précommander sur le site de l’éditeur.
<p>Cet article La guerre totale, culmination du poutinisme a été publié par desk russie.</p>
15.12.2025 à 22:38
Natalia Morozova
Memorial publie un rapport détaillé intitulé « Ukraine : crimes de guerre des agresseurs russes ».
<p>Cet article « Et pourquoi donc avez-vous décidé que vous pouviez vivre mieux que nous ? » a été publié par desk russie.</p>
Cette année, pour la première fois depuis le début de l’invasion à grande échelle, des défenseurs des droits humains russes ont pu se rendre en Ukraine en mission de monitoring et documenter officiellement des témoignages sur les crimes commis par l’armée russe. La délégation – Oleg Orlov, Natalia Morozova et Vladimir Malykhine, du Centre Memorial – s’est rendue dans plusieurs régions pour recueillir des données sur les violations, rencontrer des victimes d’occupation, d’enlèvements, de tortures et de détention secrète, et interroger d’anciens prisonniers de guerre ukrainiens. À l’issue de cette mission, Memorial publie un rapport détaillé intitulé « Ukraine : crimes de guerre des agresseurs russes ». L’une de ses auteurs, Natalia Morozova, présente ce texte saisissant.
À l’heure où l’on discute de plans de paix, d’amnisties et de la levée de diverses sanctions, il est très important de savoir et de se rappeler ce que fait la Russie dans les territoires occupés.
Par exemple, les Russes ont crevé l’œil d’un homme parce qu’ils ont trouvé dans son portefeuille une carte de réduction bleu et jaune du supermarché « Ukraine » : cette carte est interprétée comme une marque de sympathie pour le nazisme.
D’autres Russes ont simulé de manière moqueuse l’exécution de plusieurs dizaines de personnes à la veille de leur retrait de Kherson.
D’autres Russes encore n’ont pas imité l’exécution, mais ont réellement fusillé trois frères, simplement parce que l’aîné avait autrefois participé à l’opération antiterroriste, nom donné à la tentative de l’Ukraine de défendre son intégrité territoriale entre 2014 et 2018. Le cadet des frères a miraculeusement survécu : la balle l’a touché à la mâchoire, il s’est extirpé de ce qui était littéralement une fosse commune, a regagné son village par des chemins de campagne et a tout raconté.
Les Russes se livrent également à des vols de voitures et à d’autres actes de pillage. Et à des tortures, encore et encore… autant que leur imagination le leur permet. Avec des slogans sur la « racaille fasciste et bandériste » et des phrases telles que : « Pourquoi avez-vous décidé que vous pouviez vivre mieux que nous ? » Exigeant de désigner des cachettes d’armes, même s’il n’y en a pas, d’avouer avoir collaboré avec le parti Pravy Sektor (Secteur droit) et de reconnaître « des liens avec Yaroch24 », même si la victime ne sait pas de quoi il s’agissait.
Tel est le terrorisme que la Russie pratique dans les territoires occupés.
Il est important que tous les prisonniers – militaires, civils, tous sans exception – soient rendus à l’Ukraine. Qu’ils soient échangés contre n’importe qui, pourvu qu’aucun Ukrainien ne reste en otage en Russie.
Car aucune convention de Genève ne s’applique aux prisonniers ukrainiens : ce n’est pas une guerre, mais une « opération militaire spéciale », ce qui signifie que les prisonniers ne sont pas des prisonniers, mais des terroristes. Les militaires ukraniens ont, selon les Russes, suivi une formation dans le but de mener des activités terroristes. Ils ont été faits prisonniers dans la région de Koursk : ils ont illégalement franchi la frontière.
Je vais m’éloigner un instant du sujet des prisonniers et vous raconter rapidement comment les membres des bataillons Azov et Aidar26 ont été condamnés à des peines pour participation à une « association terroriste », car ces pirouettes juridiques doivent être portées à la connaissance du public.
Ainsi, en 2015, Lioubov Selina, une femme de trente ans originaire de la région de Louhansk, a travaillé pendant cinq mois et demi comme secrétaire dans le bataillon Aidar. Plus précisément, dans l’ancien bataillon Aidar, car en 2015, il a été officiellement dissous et réorganisé en 24e bataillon d’assaut des forces terrestres de l’armée ukrainienne.
Mais huit (!) ans plus tard, pour cet « acte », le tribunal militaire de la région Sud a condamné Selina à cinq ans d’emprisonnement – près d’un an pour chaque mois – en vertu de l’article 205.4, partie 2, du Code pénal de la Fédération de Russie ( « Participation à une association terroriste »). Le verdict est entré en vigueur le 22 novembre 2023. Il n’a toujours pas été publié mais, sur cette base, le bataillon Aidar a été ajouté à la liste des organisations terroristes en décembre 2023.
Tout est clair, n’est-ce pas ? Ils ont trouvé une personne au hasard dont le lien avec Aidar pouvait être confirmé, et au cours du « procès », on ne sait comment, ils sont arrivés à la conclusion qu’Aidar était une organisation terroriste, ils ont condamné cette pauvre femme pour participation à une organisation terroriste sans raison apparente, puis cette condamnation a servi de base pour inscrire Aidar sur la liste des organisations terroristes. Et gardons à l’esprit qu’Aidar n’existe plus officiellement !
Mais il y a mieux encore – suivez bien ! Les 15 anciens membres d’Aidar ont récemment été condamnés à des peines allant de 15 à 21 ans pour participation à une organisation terroriste. Ces gens ont été faits prisonniers au printemps 2022, un an et demi avant l’ajout du bataillon Aidar, qui n’existait plus sur la liste des organisations terroristes !
Au moins, on sait où se trouvent ces gens d’Aidar, ils ont des avocats, reçoivent des colis, etc. Des centaines d’autres prisonniers ukrainiens sont détenus au secret – le ministère russe de la Défense répond qu’ils sont « détenus pour avoir opposé une résistance à une opération militaire spéciale », et c’est tout. On peut leur faire tout ce qu’on veut.
Imaginez que de six heures du matin à huit heures du soir, vous deviez rester immobile, sans changer de pied, sans vous appuyer sur quoi que ce soit. Si vous bougez, vous êtes battu. Et cela pendant des mois. Jusqu’à ce que vous ayez des varices, des ulcères et la gangrène. C’est ainsi que l’on torture dans le tristement célèbre Camp n° 10 en Mordovie, en plus de lâcher des chiens, de battre les détenus et de leur faire apprendre la Katioucha27 et l’hymne russe.
« Nos ancêtres nous ont transmis cette sagesse populaire29 », sans aucun doute.
Et d’ailleurs, ce sont vraiment les ancêtres, car le Camp n° 10 de Mordovie n’a pas été choisi au hasard : il a une longue histoire. Dans les années 1960, c’était l’un des rares endroits où étaient détenus les prisonniers politiques et les étrangers, puis, plus tard, les membres de la résistance armée du Caucase du Nord. Le village où se trouve ce camp porte le nom symbolique d’Oudarnoïe30. Et les centres de filtration ne sont pas apparus par hasard, mais à l’image de ceux qui avaient été créés pendant les guerres de Tchétchénie, et dont Memorial a parlé à plusieurs reprises.
Ainsi, nous pouvons nous permettre de dire : « On vous avait prévenus ! » Car, même s’il est inutile rechercher une logique dans les agissements du régime, le système est indéniablement traçable, de la Tchétchénie à l’Ukraine en passant par la Géorgie et la Syrie.
Traduit du russe par Desk Russie
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<p>Cet article « Et pourquoi donc avez-vous décidé que vous pouviez vivre mieux que nous ? » a été publié par desk russie.</p>
15.12.2025 à 22:37
Andreas Umland
La « coalition des volontaires » offre un modèle d'action commune pour les gouvernements libéraux à travers le monde.
<p>Cet article L’Europe peut-elle faire cavalier seul ? a été publié par desk russie.</p>
Compte tenu de l’intensification du conflit international entre démocraties et autocraties, la « coalition des volontaires » (CdV) formée en 2025 autour de la question ukrainienne offre un modèle d’action commune plus générale pour les gouvernements libéraux à travers le monde. Selon le chercheur allemand, cette coalition fournit un plan directeur – et peut-être même un noyau – pour une future collaboration multilatérale entre pays démocratiques de différents continents et cultures divergentes.
Sous sa nouvelle administration, entrée en fonction en janvier 2025, les États-Unis ont manifestement tourné le dos à la promotion de la démocratie internationale, à la coordination euro-atlantique étroite et au soutien matériel direct à l’Ukraine. En conséquence, on discute de plus en plus du nouveau rôle de l’Europe, non seulement dans la défense de l’Ukraine, mais aussi dans la gestion des autocraties et d’autres défis internationaux. Les partenaires européens de l’OTAN doivent désormais non seulement assumer une plus grande responsabilité pour leur propre sécurité, mais aussi s’attaquer à d’autres questions mondiales fondamentales – de la protection de l’environnement et des droits de l’Homme au développement politique et socio-économique – avec peu ou pas de soutien des États-Unis.
Cependant, le concept d’ « Europe » est diffus lorsqu’il s’agit de politique étrangère, de sécurité et de défense. Malgré leurs liens étroits et leur proximité géographique, les nations européennes ont des cultures stratégiques et des perspectives géopolitiques différentes. Dans de nombreux pays européens, la montée des partis politiques radicaux de droite et de gauche a conduit à une polarisation extrême de l’opinion publique, non seulement sur les questions intérieures, mais aussi, en partie, sur les affaires étrangères.
Le pluralisme géostratégique du continent conduit à des formulations incohérentes des intérêts nationaux et à des points de vue divergents sur les questions transfrontalières et planétaires importantes dans les capitales européennes. Les divisions idéologiques ne séparent pas seulement l’UE des États européens illibéraux extérieurs à l’Union, tels que le Bélarus ou la Serbie. La diversité normative actuelle de l’Europe a également conduit à des désaccords internes sur les priorités et les objectifs de la politique étrangère de l’UE.
Parallèlement, les défis et les risques pour la démocratie et la liberté dans le monde ne font que s’accroître. Aujourd’hui plus que jamais, l’UE est nécessaire en tant qu’agrégateur, façonneur et exécutant d’une politique étrangère européenne commune, de la même manière qu’elle détermine les politiques commerciales européennes. Pour remplir cette mission, les États membres de l’UE devraient soit revenir à leur ancien consensus normatif relatif, soit adopter un nouveau traité sur l’Union européenne conférant des pouvoirs supranationaux plus importants à Bruxelles, soit, dans le meilleur des cas, faire les deux. Rien de tout cela n’est susceptible de se produire dans un avenir proche.
En l’absence d’accord géostratégique entre les États membres de l’UE et/ou d’un nouveau traité sur l’Union, d’autres solutions institutionnelles sont nécessaires. Une solution consisterait à créer des alliances ad hoc en matière de politique étrangère et de sécurité entre les États membres de l’UE partageant les mêmes idées, qui uniront leurs forces pour atteindre certains objectifs. Le traité de Lisbonne permet une coopération partielle au sein de l’Union et donc une action conjointe de groupes de gouvernements européens partageant les mêmes idées. Cependant, le principe du consensus et le droit de veto national sur les décisions fondamentales de l’UE limitent le rôle potentiel du Conseil, de la Commission et du Service d’action extérieure en tant que vecteurs institutionnels d’une politique étrangère consolidée des démocraties européennes engagées.
Quoi qu’il en soit, la coopération intra-européenne ne peut être efficace que dans une mesure limitée. À elles seules, les démocraties européennes sont trop faibles pour s’imposer dans les conflits géopolitiques, économiques ou militaires mondiaux. Pour la coopération mondiale, un modèle de planification et de coordination interdémocratique est actuellement en train de voir le jour avec la coalition des volontaires (CdV) liée à l’Ukraine, qui est en préparation depuis le printemps 2025.
Cette alliance informelle et souple de démocraties rassemble 33 pays dont les gouvernements s’accordent largement sur les valeurs générales, les intérêts nationaux et les objectifs de politique étrangère. L’OTAN et l’UE participent également aux réunions de la coalition. La CdV comprend également des pays européens qui ne sont pas membres de l’UE, tels que le Royaume-Uni et la Norvège, ainsi que des pays éloignés de l’Europe, tels que l’Australie et le Japon. Si la CdV ne s’occupe actuellement que de l’Ukraine, elle pourrait élargir son champ d’action à d’autres questions importantes pour l’avenir de la démocratie à travers le monde.
Selon le professeur Michael McFaul de Stanford, le conflit mondial actuel oppose davantage les autocraties aux démocraties qu’il ne s’agit d’un « choc des civilisations », comme l’avait formulé il y a plus de trente ans le professeur Samuel Huntington de Harvard. La célèbre thèse de Huntington n’explique pas la coopération actuelle entre la Russie chrétienne orthodoxe, l’Iran islamiste fondamentaliste et la Corée du Nord paléo-communiste dans la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine chrétienne orthodoxe. La composition de l’Organisation de coopération de Shanghai ou du groupe BRICS ne correspond pas au schéma de Huntington, qui repose sur des collaborations et des conflits internationaux déterminés par la culture. En revanche, le titre du livre que McFaul vient de publier, Autocrats vs Democrats: China, Russia, America, and the New Global Disorder (« Autocrates contre démocrates : la Chine, la Russie, l’Amérique et le nouveau désordre mondial »), rend mieux compte de la dimension clé de la coopération et de la confrontation interétatiques futures.
L’effort conjoint des États membres et non membres de l’UE pour aider l’Ukraine dans le cadre de la CdV n’est donc pas une coïncidence, mais un symptôme. Il s’inscrit dans un redécoupage mondial des lignes de conflit résultant de l’opposition croissante entre, d’une part, les ordres ouverts et, d’autre part, les ordres limités ou fermés. Cela devrait avoir des implications institutionnelles pour les relations entre les démocraties européennes et non européennes qui souhaitent défendre et promouvoir les valeurs et les règles libérales.
Aujourd’hui, les autocrates et leurs diplomates, ainsi que des idéologues tels que le fasciste russe Alexandre Douguine, s’emploient à établir et à étendre des réseaux et des alliances internationaux, étatiques et non étatiques. Les gouvernements, les partis et les intellectuels antilibéraux d’Asie, d’Europe, d’Amérique et d’Afrique se soutiennent et se coordonnent de plus en plus entre eux. Pour des raisons d’autoprotection, les États, partis et ONG pro-démocratiques européens et non européens devraient faire de même. Les gouvernements et les sociétés civiles des démocraties libérales doivent mettre en place des coalitions et des institutions mondiales plus efficaces et plus globales, au-delà des frontières géographiques et culturelles.
Le G7 et l’OTAN, en tant que pôles potentiels de coopération interdémocratique mondiale, sont actuellement entravés par des impulsions antilibérales, un amateurisme administratif et la confusion stratégique de la nouvelle administration américaine. L’UE reste en proie à des contradictions nationales entre ses États membres et à des complications structurelles dans son processus décisionnel. Dans ce contexte, la CdV, jusqu’ici informelle, pourrait offrir une solution. Aux côtés d’autres réseaux, la CdV peut servir d’exemple, voire de noyau, pour une future coopération internationale générale entre les gouvernements et les groupes libéraux-démocratiques.
Les responsables politiques, journalistes et intellectuels pro-démocratiques devraient reconnaître que la CdV n’a pas seulement le potentiel d’être pertinente pour fournir un soutien ad hoc à l’Ukraine dans sa défense contre la Russie. La CdV devrait également être considérée comme une vitrine innovante et/ou un cadre possible pour une large coopération inter-démocratique sur d’autres objectifs communs. La reconceptualisation de la CdV qui en résulterait s’inscrirait dans le contexte de la confrontation mondiale croissante entre démocraties et autocraties, ainsi que de la collaboration croissante entre les dirigeants autoritaires et leurs idéologues au-delà des frontières, des cultures et des continents. Une action conjointe purement européenne en faveur de la démocratie sera insuffisante, même dans le cas (souvent improbable) d’une participation totale de tous les États membres, candidats et associés de l’UE.
Les organes gouvernementaux, les partis politiques, les groupes de réflexion et autres organisations nationales et internationales des 33 pays participants à la CdV devraient :
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article L’Europe peut-elle faire cavalier seul ? a été publié par desk russie.</p>