29.05.2025 à 08:41
Edward Lucas
Pourquoi l’identité compte dans un monde marqué par Trump et Poutine.
<p>Cet article Leçons estoniennes : ce que l’Europe doit apprendre a été publié par desk russie.</p>
Ce texte a été prononcé au Vabamu (musée des occupations) à Tallinn, le 15 mai 2025. L’auteur y réfléchit sur l’identité de l’Estonie, sur son histoire et son présent. Fin connaisseur de l’Estonie, il explique ce qu’est l’appartenance à une petite nation dont l’histoire et l’identité sont toujours au bord du gouffre, de l’oubli. Il affirme notamment que les Estoniens (et par extension les Lettons et les Lituaniens) ont eu raison sur presque tout, et en particulier sur la politique russe, et appelle à les écouter.
L’histoire et la géographie ont façonné l’identité de l’Estonie, et ont parfois menacé son existence. Vous, les Estoniens, vivez dans un mauvais voisinage (il ne s’agit pas de la Lettonie : c’est le voisin de l’Est qui compte), et ce voisinage est mauvais depuis des siècles. Non seulement vous traversez des épreuves, mais le reste du monde ne remarque même pas que ce sont des épreuves. En réalité, il ne vous remarque pas du tout.
Les Estoniens comprennent trop bien ces souffrances. Mon inspiration ici, c’est Lennart Meri, ancien président de ce pays et mon plus grand ami estonien. Dans son livre Hõbevalge, il évoque ce que l’on pourrait considérer comme la toute première intrusion étrangère en Estonie : une gigantesque météorite tombée ici il y a environ 3 500 ans.
Je suis un visiteur étranger relativement récent dans ce pays. Je suis arrivé pour la première fois en Estonie, alors sous occupation soviétique, en janvier 1990, en tant que correspondant étranger. Je suis devenu, pendant une brève période, le premier journaliste occidental résidant en Estonie depuis 1940. Plus tard, j’ai été l’actionnaire principal et le rédacteur en chef du Baltic Independent, où j’ai travaillé aux côtés de collègues estoniens tels que Tarmu Tammerk, Imbi Hepner, Asta Trummel et Lisa Trei. Mon fils aîné, Johnny, est né ici en 1993, premier bébé de l’Estonie membre de l’OTAN. J’ai eu l’immense honneur, en 2014, d’être le premier étranger à recevoir une carte de résident électronique. J’ai également eu l’honneur d’être invité à rédiger l’introduction de la traduction anglaise récemment publiée de Hõbevalge. Mes réflexions s’appuient donc sur 35 années de connaissance intime et affectueuse de l’Estonie et des Estoniens, de votre histoire, de votre géographie et de votre identité linguistique, culturelle, nationale et, bien sûr, électronique.
Mais revenons à cette météorite. Le spectacle étonnant d’une boule de feu, aussi grande et brillante que le soleil, traversant le ciel, visible sur tout le continent européen, et atterrissant sur l’île de Saaremaa, a placé l’Estonie dans le paysage mental du monde préhistorique ; s’il y avait eu des cartes à l’époque, on aurait dit que cela avait mis l’Estonie sur la carte. Meri a trouvé ce qu’il a considéré être des références à cet événement spectaculaire et inoubliable, qui a été transmis de génération en génération dans la tradition orale et consigné dans des mythes et légendes anciens, ainsi que dans les chroniques de l’Antiquité.
À un certain niveau, Hõbevalge nous rappelle que si nous interrogeons les textes anciens avec un esprit ouvert, nous pouvons arriver à des conclusions surprenantes, bien que nécessairement spéculatives. En bref – et cela devrait vous donner envie de lire le livre, plutôt que de vous en dissuader –, Meri soutient que l’Estonie actuelle n’est autre que la mystérieuse Ultima Thule, le lieu le plus septentrional mentionné dans la littérature et la cartographie grecques et romaines classiques. Si cela s’avère vrai, cette conjecture bouleverse une grande partie de ce que nous pensons de la compréhension de la géographie dans le monde antique.
Mais le travail de détective scientifique de Meri avait un autre aspect.
Meri écrivait au milieu des années 1970, à une époque où ces deux vieilles ennemies, l’histoire et la géographie, conspiraient contre l’identité de son pays, voire contre sa survie. Enfant, dans l’Angleterre des années 1970, je pouvais trouver l’Estonie dans l’Atlas mondial de mes grandes-tantes, publié en 1924. Mais dans l’atlas de mon école, les États baltes n’apparaissaient que sous le nom de « républiques socialistes soviétiques », petites provinces de l’empire du Kremlin. Les étrangers s’y rendaient rarement.
Les mensonges s’empilent sur les crimes, les crimes sur les mensonges. On disait souvent que Meri était quelqu’un d’« irrépressible ». C’était vrai. Il était difficile de lui faire faire quoi que ce soit qu’il ne voulait pas faire. Il était difficile de le faire parler quand il voulait se taire. Il était parfois difficile de l’empêcher de parler. Pourtant, le terme « irrépressible » était trompeur dans son cas. Car il avait été réprimé. Il avait été déporté en Sibérie à l’âge de 12 ans pour le « crime » de ses origines familiales. Il avait survécu en volant des pommes de terre. Son crime était d’être le fils de son père, Georg-Peeter Meri, un diplomate d’avant-guerre et le plus grand traducteur de Shakespeare en Estonie. Peu de gens dans le monde extérieur connaissaient ces histoires.
À l’époque où Meri écrivait, les déportations étaient terminées, mais la russification linguistique, culturelle et démographique battait son plein. En l’espace d’une dizaine ou d’une vingtaine d’années, les Estoniens allaient devenir une minorité dans leur propre pays ; du point de vue soviétique, ils étaient arriérés et insignifiants, une impasse nationaliste bourgeoise, une note de bas de page dans la grande histoire de l’internationalisme prolétarien. Qui se souvient de la République d’Ingrie du Nord ? Qui parle encore le vote, l’ingrien ou le vèpse ?
Que l’Estonie retrouve son indépendance seulement 15 ans plus tard semblait aussi improbable que la réapparition de l’Atlantide sous les flots. Ou aussi remarquable que la découverte que l’Ultima Thule, loin d’être mythique, existait réellement.
Avec la subtilité et l’espièglerie qui le caractérisent, Meri faisait passer un message profond lorsqu’il a écrit Hõbevalge. Pour Meri, ancrer l’Estonie et les Estoniens dans le temps et l’espace était un acte de défi, de résistance : il s’agissait de montrer que ce lieu et ce peuple existaient depuis des millénaires, bien avant leurs maîtres coloniaux russes. Le résultat est un manifeste de l’imagination, pour l’existence passée, présente et future de l’Estonie.
Et c’est la première leçon que les Européens, voire tous les étrangers, doivent apprendre. L’Estonie est un lieu réel, avec une histoire réelle, peuplé de personnes réelles, avec des espoirs réels, des craintes, des amours et des loyautés réelles. Ce n’est pas une construction cartographique, un accident historique, un État garnison de l’OTAN ou une case sur l’échiquier géopolitique.
Assis ici, à Vabamu, dans un lieu superbement conçu, évocateur et instructif, célébrant 35 ans de souveraineté retrouvée, il peut sembler superflu de souligner ce point. Qui a besoin de rappeler que l’Estonie est bien réelle ? Mais c’est là la deuxième leçon. Les Estoniens doivent lutter pour être mentionnés, pour être rappelés, pour être compris, pour être entendus.
Ces deux leçons, l’Estonie est bien réelle et l’Estonie est négligée, peuvent être difficiles à comprendre pour les étrangers. Personne ne remet en question l’existence de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie ou de la Suède. Ces pays ne risquent pas d’être rayés de la carte ou confondus dans les livres d’histoire. Il incombe aux habitants de ces pays, et à ceux dont la carte mentale est remplie de ces pays, de se rappeler, de temps en temps, ce que ressentent les personnes qui ont l’impression que leur histoire, leur identité, sont toujours au bord du gouffre ou de l’oubli.
J’aimerais ici citer un autre historien amateur parmi les plus connus au monde, et peut-être aussi l’un des moins compétents. En 2005, Poutine décrivait ainsi l’histoire de l’Estonie pendant l’entre-deux-guerres :
En 1918, la Russie et l’Allemagne ont conclu un accord en vertu duquel la Russie a cédé des territoires à l’Allemagne. Cela a marqué le début de l’État estonien. En 1939, la Russie et l’Allemagne ont conclu un autre accord, et l’Allemagne a rendu ces territoires à la Russie [et] ils ont été absorbés par l’Union soviétique. Ne discutons pas maintenant si cela était bien ou mal. Cela fait partie de l’histoire. C’était un accord, et les petits pays étaient les monnaies d’échange dans cet accord. Malheureusement, c’était la réalité de l’époque…
À ce stade, notre autodidacte influent traitait le passé comme une sorte de processus géologique, sans composante morale et sans pertinence pour le présent. Mais il a changé d’approche. Le voici à nouveau, écrivant en 2020 :
À l’automne 1939, l’Union soviétique, poursuivant ses objectifs stratégiques militaires et défensifs, a entamé le processus d’annexion de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie. Leur adhésion à l’URSS a été mise en œuvre sur une base contractuelle, avec le consentement des autorités élues.
Cette interprétation de l’histoire représente une attaque politique profonde contre les États baltes. Non seulement elle légitime l’occupation, mais elle transforme l’indépendance acquise après 1991 en quelque chose de conditionnel et donc de temporaire. Si cela s’est produit une fois, cela peut se reproduire.
Personne ne l’a vu plus clairement que Meri. Peu de gens ici auront besoin de se rappeler sa condamnation cinglante de l’amnésie de la Russie à l’égard des crimes du passé soviétique, dans un discours prononcé à Hambourg le 25 février 1994 :
Pourquoi la nouvelle Russie postcommuniste, qui prétend avoir rompu avec les traditions néfastes de l’URSS, refuse-t-elle obstinément d’admettre que les nations baltes – Estoniens, Lettons et Lituaniens – ont été occupées et annexées contre leur gré et en violation du droit international en 1940, puis à nouveau en 1944, et qu’elles ont ensuite été poussées au bord de l’extinction nationale par cinq décennies de soviétisation et de russification ?
Affirmer que l’Estonie avait rejoint l’Union soviétique « volontairement » revenait, selon lui, « à déclarer que des dizaines de milliers d’Estoniens, dont ma famille et moi-même, s’étaient laissés “volontairement” déporter en Sibérie par les Soviétiques ».
Il convient de noter que cette légère réprimande a provoqué le départ du chef de la délégation russe, qui a entraîné ses collègues dans une sortie théâtrale, claquant la porte, avant même qu’ils aient eu le temps de dîner. Ce fonctionnaire, qui était à l’époque à la tête du comité des relations économiques extérieures de Saint-Pétersbourg, allait devenir plus connu dans les années suivantes, notamment en tant qu’historien amateur. En effet, les deux citations que j’ai lues précédemment représentent certaines de ses contributions les plus marquantes, la première datant de 2005 en réponse à une question de la journaliste estonienne Astrid Kannel, et la seconde dans un article de 9 000 mots publié dans le magazine américain The National Interest.
Bien avant que le reste de l’Europe ne commence à voir que Staline et Hitler étaient les deux faces d’une même médaille, les Estoniens, tout comme les Lettons et les Lituaniens (ainsi que les Polonais et d’autres), savaient que la Seconde Guerre mondiale n’était pas une simple lutte manichéenne entre le bien et le mal, contrairement à l’image véhiculée par les films hollywoodiens. Ils savent qu’elle n’a pas commencé avec l’invasion de la Pologne en 1939, et encore moins avec l’offensive Barbarossa de 1941. Ils savent qu’elle ne s’est pas terminée en 1945. Pour l’Estonie, la fin réelle est survenue en septembre 1994, avec le retrait définitif des forces d’occupation vers la Russie.
On pourrait même affirmer qu’aujourd’hui encore, ce n’est pas vraiment terminé. Où se trouve l’insigne présidentiel, saisi après l’occupation soviétique ? Qu’est-il advenu des collections du Musée d’art estonien et de l’université de Tartu ? Elles se trouvent toutes à Moscou. Même pendant les années 1990, considérées comme une période heureuse, la Russie n’a montré aucune volonté de les restituer.
L’histoire reste une arme. Une interprétation politisée du passé, fétichisant notamment la victoire soviétique de 1945, est le fer de lance de la nouvelle idéologie russe. Le manifeste de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine était l’étrange essai de 5 000 mots de notre historien amateur intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». L’Ukraine y est décrite non seulement comme une création artificielle, mais aussi comme un pays dirigé par des néonazis au service de leurs soutiens étrangers. Les mêmes insultes sont proférées à l’encontre de l’Estonie, prétendument un pays où les néonazis se livrent à des émeutes.
En réalité, les seules émeutes dont on se souvienne en Estonie se distinguent par l’absence de participation estonienne. Il y a eu la tentative de l’Interfront de prendre d’assaut le château de Tompea en mai 1990, et bien sûr la nuit du Soldat de bronze en 2007, lorsque de vaillants patriotes russes ont détruit des abribus fascistes et pillé des magasins d’alcool fascistes.
Nous faisons quelques progrès ici. L’idée que la politique ethno-nationaliste de Poutine fait écho à celle d’Adolf Hitler envers les Volksdeutsche des Sudètes il y a 80 ans était autrefois choquante. Aujourd’hui, elle est courante. En 2008, la Déclaration de Prague sur la conscience européenne et le communisme a placé les crimes contre l’humanité commis par les nazis et les Soviétiques dans la même catégorie que les autres catastrophes du XXe siècle qui ont ravagé le continent européen, tout en précisant que chaque système de terreur devait être jugé séparément.
Mais le privilège épistémique occidental demeure. Les idées et les arguments avancés par des personnalités britanniques, allemandes ou françaises dans leur langue maternelle ont plus de poids que les voix provenant de pays supposés arriérés, pas tout à fait occidentaux, pas tout à fait sérieux, d’Europe « orientale ». Borat est désormais historien. Comme c’est amusant.
En conséquence, l’ignorance, l’arrogance, la naïveté, la complaisance, l’entêtement, la lâcheté et, surtout, la cupidité continuent de fausser notre compréhension de l’histoire. Les Estoniens ont peut-être amené les pays occidentaux à repenser le passé, mais pas encore à repenser sa pertinence pour le présent. Il est assez courant d’entendre les Occidentaux dire : « Nous aurions dû écouter les États baltes. » Il est moins fréquent qu’ils s’arrêtent réellement de parler pour écouter.
Mais ce que disent les Estoniens a de l’importance. Les Estoniens ont eu raison sur beaucoup de choses. Pas seulement sur la menace russe, si clairement décrite par Meri dans son discours il y a 32 ans, ni sur la pertinence de l’histoire pour le présent, mais aussi sur beaucoup d’autres choses.
Commençons par l’économie. Les Estoniens ont beaucoup mieux compris que nombre d’autres, dans la région et au-delà, le défi que représentait la transition. Ils savaient qu’il était important d’avoir de véritables propriétaires, c’est pourquoi ils ont privatisé les industries soviétiques par le biais d’enchères, et non à l’aide de faux programmes de bons.
Ils savaient qu’il était important d’avoir des prix réels, reflétant l’offre et la demande, et non le caprice des bureaucrates ou la pression politique. Ils ont donc supprimé les subventions et tous les autres mécanismes d’ingérence de l’économie planifiée.
Ils savaient qu’il était essentiel d’avoir une monnaie réelle, avec une valeur réelle, une stabilité réelle et une convertibilité réelle. Cela montrerait la détermination de l’Estonie à rompre fondamentalement avec l’économie planifiée soviétique, sa corruption, ses distorsions, ses pénuries et son gaspillage.
Cela semble aujourd’hui relever du bon sens. Mais à l’époque, un responsable du FMI en visite dans la région affirmait que l’ancienne Union soviétique devait avoir ce qu’il appelait « une monnaie commune de Tallinn à Tachkent ».
Ce n’était pas la première fois que les Estoniens écoutaient poliment et ignoraient les mauvais conseils venus de l’étranger. Le 20 juin 1992, l’Estonie est devenue le premier pays à abandonner le rouble, ces billets gras et fragiles dont nous gardons un souvenir si peu agréable. Toute devise étrangère valait mieux que le « O.R. », ou rouble d’occupation. Ils ne voulaient pas non plus de cette monnaie fantaisiste, les bons, coupons et autres monnaies de transition qui étaient très en vogue à l’époque.
La thérapie de choc en Estonie a eu un coût. Rien qu’en 1992, la production industrielle a chuté de 62 % ; le PIB a baissé de 38 % entre 1989 et 1995. À l’extérieur, on déplorait cette situation. Mais on ne se rendait pas compte qu’une grande partie de cette soi-disant production n’avait aucune valeur. Les usines fabriquaient des produits qui valaient moins que les matières premières utilisées. Comme l’a souligné le grand économiste polonais Jan Winiecki, la vache soviétique buvait plus de lait qu’elle n’en consommait. L’ancienne vache soviétique n’a pas changé ses habitudes. Elle a continué à manger. Et le lait, dans une économie de marché, avait de moins en moins de valeur.
Lorsque les observateurs extérieurs ont recommandé de freiner, le gouvernement estonien a appuyé sur l’accélérateur. Pas de subventions. Pas de contrôle des prix. Vente aux enchères de toutes les industries publiques, qui sont passées entre les mains de véritables propriétaires. Impôts forfaitaires sur le revenu et les bénéfices. Un impôt foncier, dont les économistes d’autres pays ne peuvent que rêver en raison de sa simplicité, de son faible coût de perception et de son équité.
Cela a fonctionné. En 1992, le revenu national par habitant de l’Estonie était égal à un sixième de la moyenne européenne, il avait atteint les deux tiers de ce niveau en 2008.
Depuis lors, l’histoire est moins encourageante. Rétrospectivement, beaucoup de choses auraient pu être faites différemment ou mieux. Une construction effrénée a défiguré le paysage urbain de Tallinn pendant une génération. La bulle bancaire qui a précédé 2008 a rendu la crise financière qui a suivi particulièrement douloureuse. L’argent facile du commerce de transit avec la Russie s’est avéré moins facile que prévu. Les grands projets d’investissement public, des routes et chemins de fer aux centrales nucléaires, ont été marqués par des retards et des indécisions. Les perspectives démographiques sont sombres. Les finances publiques ne sont plus aussi solides qu’auparavant. La croissance de la productivité est au point mort. Les amis de l’Estonie aspirent à ce qu’elle retrouve son esprit d’innovation, illustré par Skype, Wise et peut-être le plus connu : l’administration en ligne.
Alors que le miracle économique des 15 premières années reposait principalement sur le désengagement de l’État, la transition numérique a pris une direction diamétralement opposée. Il ne s’agissait pas de la main invisible d’Adam Smith, mais de l’exercice conscient d’une main directrice ferme et experte, de la création d’une identité numérique forte pour accéder aux services publics et privés, et de la mise en relation de ces services sur l’infrastructure X-road.
Une fois encore, les Estoniens à l’origine de ce bond en avant ont dû lutter contre des conseils peu utiles. Au lieu de conclure un gros contrat avec un prestataire international, ils ont adopté une approche frugale, en utilisant des solutions open source et en travaillant avec de petites entreprises locales. C’est aujourd’hui une bonne pratique internationale. Les pays plus riches ont gaspillé des milliards, voire des centaines de milliards, dans des systèmes moins performants que ceux dont les Estoniens bénéficient quotidiennement.
L’Estonie a également dû faire face à des conseils peu utiles sur un troisième front, celui des lois sur la langue et la citoyenneté. Deux très mauvaises idées, particulièrement répandues au début des années 1990, étaient que le russe devait être la deuxième langue officielle ou langue de l’État, et que la citoyenneté devait être accordée selon le principe de « l’option zéro », ce qui signifiait que tous les migrants de l’ère soviétique, bloqués en Estonie par l’effondrement de l’empire, devaient automatiquement obtenir la citoyenneté.
Les arguments contre ces mesures étaient simples et solides. Aucun autre pays n’était tenu de faire cela. L’Estonie n’expulsait pas les Russes. Elle ne leur interdisait pas de parler leur langue. D’une manière générale, toute personne qui prenait la peine d’apprendre l’estonien et d’accepter l’histoire et la culture de l’Estonie pouvait devenir citoyen. Le processus de naturalisation était beaucoup plus libéral que dans certains pays qui se montraient les plus prompts à donner des conseils non sollicités, sans réserve et, je dirais même, mal informés. Les Estoniens affirmaient leur droit à une identité collective dans un monde qui ne voyait les droits qu’à travers le prisme des choix individuels. Mais il était difficile de convaincre les journalistes en visite, les responsables étrangers et ceux qui se disaient experts en droits de l’Homme.
Les Estoniens ont également remporté cette bataille. Les pays baltes ne sont pas devenus le théâtre de ce que les journalistes occidentaux condescendants aimaient appeler un « conflit ethnique à la balkanique ».
Ma troisième et dernière leçon pour le monde extérieur est la suivante : écoutez les Estoniens. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’économie. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’innovation. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’identité numérique. Et surtout, écoutez-les lorsqu’ils parlent de sécurité.
Les Estoniens n’avaient pas seulement raison au sujet de la Russie. Ils avaient raison en matière de défense et de dissuasion. Ils ont maintenu leurs dépenses de défense à 2 % du PIB à un moment où d’autres pays les réduisaient à des niveaux honteusement bas. Si d’autres pays avaient fait de même, nous ne serions pas aujourd’hui confrontés à une opinion publique américaine et à un président américain qui considèrent les alliés européens comme des profiteurs.
Les Estoniens ont également été les premiers à promouvoir l’idée de la défense citoyenne qui compte au total 29 000 volontaires. Le registre de mobilisation comprend au total 230 000 personnes ayant une expérience ou des fonctions militaires, soit un cinquième de la population.
Une fois encore, l’Estonie a dû lutter contre de mauvais conseils. La défense territoriale, au moment où vous avez rejoint l’OTAN en 2004, était considérée comme anachronique. D’autres pays l’avaient abandonnée. Pas l’Estonie. Aujourd’hui, ces pays s’empressent de rétablir ces capacités. J’espère qu’ils seront prêts à temps. Alors que l’Europe s’efforce de se réarmer, sa première ligne de défense se trouve ici, en Estonie. Elle devrait être plus reconnaissante. Les Ukrainiens nous ont fait gagner du temps. L’Estonie a utilisé ce temps à bon escient. D’autres, moins.
La défense ne se résume pas aux dépenses militaires. La désinformation est désormais considérée comme une menace mortelle pour la démocratie. Là encore, l’Estonie a pris les devants, tant en matière de suivi des opérations d’information étrangères que de lutte contre celles-ci par des messages forts en estonien et en russe. Vingt grands pays occidentaux considéraient cette menace avec scepticisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Et puis il y a le contre-espionnage. Le Kapo a publié son premier rapport en 1999, couvrant l’année précédente, malgré l’opposition des services partenaires. À l’époque, la sagesse conventionnelle dans le monde de l’espionnage était que moins on en disait, mieux c’était. Pourquoi laisser les Russes savoir ce que vous savez ? Pourquoi inquiéter le public ? La décision de l’Estonie de publier un rapport public a été considérée comme imprudente et regrettable.
Les choses ont changé. Nous disposons désormais de rapports annuels des services de sécurité et même d’évaluations des menaces par les services de renseignement étrangers, et de plus en plus par les agences de renseignement militaire dans de nombreux pays de la région nordique et balte. Comme pour beaucoup de choses qui ont vu le jour en Estonie, cette approche est considérée comme relevant du bon sens. Et comme pour beaucoup de choses qui ont vu le jour ici, personne ne s’excuse d’avoir rejeté l’idée à l’époque. Personne ne félicite l’Estonie d’avoir eu cette idée en premier.
Il vaut la peine de relire ce premier rapport du Kapo. Il commence par un rappel historique, soulignant que 90 % des anciens employés de la police de sécurité de la république d’avant-guerre avaient été tués avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le rapport mentionne également la menace que représente l’espionnage russe. Peu de gens se souviennent aujourd’hui de l’année où un agent des services secrets russes a été expulsé d’Estonie. C’était en 1996. Comme les Estoniens l’expliquent à ceux qui veulent bien les écouter, les problèmes avec la Russie sont antérieurs à Poutine. Et ils lui survivront.
Beaucoup de pays ont des problèmes avec les espions russes. Un petit nombre d’entre eux prennent des mesures pour y remédier. Depuis 35 ans, la tendance dans la plupart de ces pays est de passer sous silence ces problèmes. On expulse l’officier des services secrets. Les personnes qu’il a recrutées sont mises à la retraite anticipée ou affectées à des postes fantômes dans un pays lointain. On ne les poursuit pas en justice. Pourquoi laver son linge sale en public ?
L’Estonie adopte une position opposée. Elle expulse sans hésiter les espions étrangers, licencie et poursuit les traîtres. Le cas le plus dommageable est peut-être celui d’Herman Simm, le plus haut responsable des services secrets russes démasqué au sein de l’OTAN. Les autorités estoniennes m’ont autorisé à l’interviewer en prison pour mon livre Deception. Cette approche peut être embarrassante sur le moment, mais c’est exactement la bonne chose à faire. Elle ne sape pas la confiance du public, elle la renforce. Elle renforce également la dissuasion. Les agents secrets et les procureurs estoniens qui traitent ces affaires, ainsi que les personnalités politiques qui les soutiennent sans faille dans leur travail, méritent notre gratitude. Et pas seulement celle des Estoniens.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article Leçons estoniennes : ce que l’Europe doit apprendre a été publié par desk russie.</p>
29.05.2025 à 08:40
Borukh Taskin et Aaron Lea
Les choix économiques de l’humanité ont toujours reflété ses convictions les plus profondes.
<p>Cet article L’économie de la mort : des pyramides égyptiennes aux champs de bataille en Ukraine a été publié par desk russie.</p>
Les choix économiques de l’humanité ont toujours reflété ses convictions les plus profondes, souvent exprimées à travers les cultes religieux qui ont façonné le destin des civilisations. Les auteurs comparent trois systèmes – le culte de la mort dans l’Égypte ancienne, le pragmatisme économique du christianisme primitif et l’économie de la mort contemporaine de la Russie – pour illustrer différentes manières dont les sociétés répartissent leurs ressources, en privilégiant soit l’investissement dans la mort, soit le soutien à la vie.
L’Ancien Empire (2686-2181 av. J.-C.) incarnait le paradoxe de l’Égypte : l’immortalité architecturale obtenue au prix du sacrifice de la stabilité terrestre. La grande pyramide de Gizeh, tombeau du pharaon Khéops, a nécessité 2,3 millions de blocs de pierre et 40 000 ouvriers pendant deux décennies, cette construction gigantesque ayant coûté entre 20 et 30 % du PIB de l’Égypte antique.
La construction de lieux de sépulture est bien sûr une mesure keynésienne très sophistiquée, car elle assurait l’emploi et favorisait les innovations techniques. Mais les opportunités manquées étaient colossales : les ressources étaient détournées du développement de l’irrigation, de la construction de greniers et de l’expansion militaire, ce qui empêchait la diversification de l’économie, contrairement à la Mésopotamie, qui misait sur le commerce. Tant que les crues du Nil assuraient les récoltes de l’Égypte, la situation restait stable, mais vers 2200 avant J.-C., une période de sécheresse a commencé et le manque de ressources – investies dans la mort – a accéléré l’effondrement de l’économie. « Les pyramides étaient à la fois un triomphe spirituel et une bombe économique à retardement. À l’instar des États pétroliers modernes, l’Égypte antique identifiait son identité à une seule branche instable de l’agriculture fluviale », selon Amira Khalil, archéologue à l’université du Caire.
L’appel de Jésus-Christ – « Laissez les morts enterrer les morts » (Luc IX, 60) – était également économique. Les premiers chrétiens réaffectaient les ressources destinées aux funérailles au bien commun : ils nourrissaient les pauvres, rachetaient les esclaves et soignaient les victimes de la peste. Au début, le christianisme était beaucoup plus avantageux que le paganisme sur le plan économique, car il réduisait au minimum les frais funéraires.
Au IIIe siècle après J.-C., les communautés chrétiennes de Rome géraient des soupes populaires et des hôpitaux financés par les dons de toutes les classes sociales. Les services religieux se déroulaient dans les maisons et non dans des temples, comme l’avait enseigné le Christ (« Car là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », Matthieu 18:20), ce qui réduisait les frais généraux, tandis que le développement rapide du commerce favorisait la propagation du christianisme. Cette « économie de solidarité », comme l’appelle l’historien Peter Brown, donnait la priorité au capital social.
Pendant la peste antonine (165-180 après J.-C.), les communautés chrétiennes ont attiré de nouveaux convertis en démontrant la stabilité et l’attrait de leur modèle économique, qui n’existait pas dans le modèle stratifié de l’Égypte. Après la légalisation du christianisme sous Constantin (313 après J.-C.), la corruption s’est progressivement installée – indulgences médiévales, églises somptueuses –, mais les fondements de l’éthique ont été préservés. « Le christianisme offrait un meilleur retour sur investissement », estime l’économiste Jan Morris. « Les communautés prospéraient en investissant dans les écoles plutôt que dans les sarcophages. »
Bien sûr, les excès ont commencé plus tard, mais la capacité d’adaptation du christianisme primitif a prouvé sa force de la Rome urbaine aux provinces rurales et, contrairement à l’économie égyptienne dépendante du Nil, il a tiré parti de la mondialisation, renforçant la stabilité économique grâce à la diversité des pratiques religieuses et au rejet d’un culte de la mort coûteux.
Le terme « économie de la mort » (smertonomika) proposé par Vladislav Inozemtsev décrit bien l’économie militaire de la Russie, où la mort des citoyens à la guerre finance la croissance économique. Les familles des contractuels reçoivent 150 000 dollars par soldat mort au combat, ce qui dépasse le salaire moyen sur une vie entière dans la plupart des régions russes ; en 2024, l’armée et les usines du complexe militaro-industriel auraient « mangé » près d’un rouble sur trois dépensés par le Trésor (29,5 %), et les actifs liquides du Fonds de prospérité nationale sont passés de 100 milliards de dollars en 2022 à 38 milliards en 2024. L’inflation (estimée à plus de 20 %) et les taux d’intérêt (nettement supérieurs au taux directeur de la Banque centrale, fixé à 21 %) étouffent le secteur civil et réorientent les priorités d’investissement vers la guerre et la fabrication d’armes meurtrières, ce qui rend l’économie russe similaire au modèle de répartition faussée des ressources de l’Égypte antique, qui mettait l’accent sur le financement du culte de la mort.
Le Kremlin donne la priorité au financement de la guerre, c’est-à-dire à la mort, plutôt qu’aux mesures visant à améliorer le bien-être des citoyens, en utilisant une propagande massive pour masquer la contrainte à participer aux hostilités, créant ainsi un « consensus spirituel » fictif, comme cela avait été conçu et mis en œuvre dans l’Égypte antique.
La militarisation de la Russie ne fait que renforcer sa dépendance à l’exportation de ressources, ce qui rend son économie mortifère similaire à l’économie mono-agricole de l’Égypte, qui dépendait, comme cela a été prouvé, des caprices de la nature et des crues du Nil.
Les sanctions révèlent de plus en plus les vulnérabilités de ce type d’économie, car la dépendance de la Russie à l’exportation de combustibles fossiles (plus de 14 % du PIB) se heurte à un monde civilisé en voie de décarbonisation. « Le régime de Poutine ressuscite le scénario soviétique de la croissance militarisée, constate Olena Yourtchenko, de la Kiev School of Economics. Il s’effondrera lorsque la contrainte remplacera le consentement. »
Un sujet à part : le show-business, qui est devenu en Russie un véritable secteur mortifère, car des centaines de milliards de roubles sont dépensés pour produire des discours creux, des présentations, des émissions télévisées de propagande qui servent à exciter la passion guerrière et broient le capital humain pour le conformer à des priorités de développement social mal choisies. L’amour de l’ostentation et des formes extrêmes d’exhibitionnisme social se reflètent parfaitement dans les fêtes et les défilés russes.
Selon Michel Foucault, le défilé est une forme de spectacle disciplinaire dans lequel des corps organisés démontrent l’illusion du contrôle. En Russie, le défilé est un rituel d’impuissance et non une démonstration de force, où la technologie et les marches sont devenues les icônes du mensonge national. Les pharaons construisaient des pyramides au lieu de systèmes d’irrigation, et, en Russie, les marches militantes prospèrent au détriment des services publics. Il en résulte que toute l’économie mortifère fonctionne dans un concert étonnamment harmonieux, combinant une propagande de type militaire, qui s’abat depuis 25 ans sur la tête des masses populaires, avec la réorientation des recettes d’exportation et d’une part importante du PIB vers le financement des opérations militaires, des guerres hybrides et de la production d’armes, qui réunit directement l’usine à idées du Kremlin et l’automate Kalachnikov dans un même flacon, formant une gigantesque industrie de destruction de valeur, dont la part dans le PIB atteint en pourcentage le niveau des dépenses militaires en URSS.
Dans une société où les drones ou les gilets pare-balles sont achetés avec l’argent des bénévoles, et où la place Rouge est nettoyée jusqu’à briller comme un miroir, le défilé est devenu un substitut au résultat. Dans les pays développés, les défilés militaires ont depuis longtemps été réduits au rôle de fêtes municipales. En Russie, c’est le contraire : le défilé y est nécessaire comme une nouvelle injection de mythe. La « deuxième armée du monde », qui a fait d’énormes sacrifices, mène une offensive en Ukraine, et c’est pourquoi le char Armata, qui a calé lors du défilé de 2015, est et reste à la fois un mythe national et un triomphe.
Le culte russe de l’apparence est une forme qui prétend être l’essence même, une esthétique qui cache le vide et les vols, habille une impuissante économie de la mort en uniformes d’apparat. Slavoj Žižek dirait probablement que l’apparence est engendrée par le pouvoir qui déifie la violence.
Le christianisme primitif, qui s’est répandu le long des routes commerciales de l’Empire romain, a fait preuve d’une étonnante flexibilité économique, construisant des communautés fondées sur l’entraide et la durabilité, mais la branche orientale du christianisme a suivi un chemin tout à fait différent. En Russie, l’orthodoxie est rapidement passée d’une force de croissance sociale à un mécanisme de stabilisation du pouvoir, en accentuant la tradition byzantine de l’union de l’Église et du trône. L’aspect économique de l’éthique chrétienne a été déformé à des fins de sacralisation de l’État, la souffrance devient une vertu et la pauvreté une forme d’obéissance. Cette privatisation du capital religieux a transformé l’orthodoxie en une idéologie de soumission, dans laquelle la religion ne sert pas la paroisse, mais le culte étatique du pouvoir.
Si en Occident, le christianisme a été intégré dans la création des universités, des hôpitaux et des bourses, en Orient, il est devenu partie intégrante de l’infrastructure de la peur et de la soumission. C’est ainsi qu’est apparue une configuration particulière du pouvoir et de la foi, dans laquelle l’Église orthodoxe russe actuelle ne réforme pas la société, mais ritualise sa stagnation, légitimant la violence comme un phénomène sacré et la mort comme une mission.
Le passage d’une économie chrétienne de la vie à l’intégration de l’Église dans l’infrastructure de la discipline et de la mort a préparé le terrain pour l’économie de la mort – et c’est là que commence le rôle « biopolitique » de l’Église dans la Russie contemporaine, sa transformation en l’un des principaux mécanismes disciplinaires, au sens de Michel Foucault. La soumission de l’Église à l’État existait depuis l’époque d’Ivan le Terrible mais, sous Poutine, le lien entre Église et État a atteint de nouveaux sommets : l’Église sert d’architecture pour contrôler les corps et les consciences, remplaçant la foi par les instruments du pouvoir. Si le christianisme primitif s’investissait dans la vie, dans les écoles, dans les hôpitaux, l’Église orthodoxe russe s’investit dans la glorification de la mort et de la souffrance. Dans la logique de Foucault, il s’agit d’un biopouvoir qui contrôle le corps comme un objet de sacrifice.
Les rituels, les processions, les prières pour les soldats ne sont plus des actes de foi, mais des procédures disciplinaires visant à légitimer la violence. En ce sens, l’Église orthodoxe russe agit comme un régime de « répression disciplinaire », où le pastorat devient un instrument de substitution à la rationalité politique. Comme l’écrivait Herbert Marcuse, dans une « société unidimensionnelle », la fausse liberté masque une véritable soumission. L’Église en Russie a son propre défilé et son propre objectif : imiter activement la spiritualité, en remplaçant la recherche d’un sens religieux par l’acceptation de la souffrance.
À l’instar de l’économie de la mort (qui caractérise le système économique créé par le Kremlin : les indemnités versées aux familles des soldats contractuels stimulent la croissance et justifient le sacrifice), la glorification de la mort définit le rôle de l’Église dans la sanctification de ce sacrifice, qui élève la mort au-dessus de la vie. Les déclarations du patriarche Kirill et d’autres hiérarques présentant la guerre en Ukraine comme une lutte sacrée contre l’Occident moralement décomposé transforment les soldats tombés au combat en martyrs modernes, et leur mort à la guerre est bénie comme faisant partie du plan divin et comme le seul bénéfice social de la vie d’un Russe.
L’Église du Kremlin a créé une alliance unique : l’État finance la mort, l’Église rend la mort sacrée.
Les conséquences de la glorification de la mort dépassent le cadre de la religion, car en glorifiant la vie après la mort, l’Église orthodoxe russe soutient implicitement une structure sociale qui sacrifie le progrès, l’innovation et la paix au nom d’idéaux mortifères. Cela montre un abandon radical de l’éthique de la vie du christianisme primitif, qui consacrait ses ressources non pas à la vénération de la mort, mais au soutien des communautés : nourrir les affamés, prendre soin des plus vulnérables.
Aujourd’hui, la mort est une valeur qui façonne une nation : elle est à la fois une affaire lucrative, un objectif suprême et une vertu. L’Égypte antique a investi dans les pyramides, épuisant son économie, tandis que l’Église russe bénit le champ de bataille, soutenant les fausses priorités de développement choisies par le Kremlin pour le peuple qu’il contrôle. Mais les investissements des pharaons, réalisés il y a 4 000 ans, rapportent chaque année jusqu’à 15 milliards de dollars à l’économie égyptienne moderne grâce au tourisme, tandis que la destruction héroïsée des citoyens en Russie donnera très bientôt une valeur actuelle nette (NPV, Net Present Value) négative à l’économie de la mort.
Dans un contexte de guerres permanentes, les sociétés doivent choisir : investir dans les infrastructures ou dans les chars, dans les hôpitaux ou dans les missiles. On pourrait penser que les tombes des pharaons et les tranchées en Ukraine devraient dissuader les dirigeants de brûler l’avenir du pays pour des fantômes du passé.
Mais le Kremlin ne se laisse pas dissuader et continue de se battre. C’est pourquoi l’économie russe, alimentée par les dépenses militaires et les allocations pour la participation aux combats et la mort des contractuels, sera presque certainement confrontée à une crise d’ici 2030, voire plus tôt.
Le Centre russe indépendant d’analyse macroéconomique et de prévision à court terme prévoit un ralentissement de la croissance à 1,3-1,9 % en raison du déficit budgétaire (2 700 milliards de roubles en 2025) et des taux d’intérêt élevés (21 %).
La Banque centrale de Russie table sur une croissance du PIB de 1,7 % en 2025, avec une inflation de 7 % et un taux de chômage de 2,6 %.
Le FMI prévoit une stagnation de la Russie (1,4 % en 2025), avec un PIB en baisse de 20 % d’ici 2030 en raison des effets de la guerre et des sanctions.
La Banque mondiale table sur une croissance de 1,6 % en 2025, mais la chute des prix du pétrole en dessous de 73 dollars le baril, prévus par le budget, aggrave déjà le déficit. Or, le baril est actuellement à 64 $, et la tendance est à la baisse.
SberCIB, centre d’analyse de la caisse d’épargne russe, la Sberbank, prévoit une croissance de 2,5 % par an, mais prévient que les sanctions freinent les investissements.
Le professeur Inozemtsev constate la stabilité de la « bulle financière » et s’attend à une stagnation d’ici 2026 si aucune réforme n’est mise en place.
Le doyen de la London School of Economics, Sergueï Gouriev, met en garde contre la fragilité structurelle, avec une croissance inférieure à 2 % en raison de la pénurie de main-d’œuvre et des moteurs fictifs de la croissance du PIB. Le Fonds de réserve stratégique sera épuisé d’ici 2027, ce qui aggravera la stagflation.
Et pendant ce temps, la mort et la gloire, sous les exhortations lugubres des popes, renforcent le fatalisme de la population, mais c’est précisément cela qui repousse les jeunes, or sans leur soutien, aucune société n’a jamais survécu. Sans paix et sans diversification de l’économie, c’est-à-dire sans renoncer à l’économie de la mort, un effondrement comme celui de l’URSS pourrait se produire, même si les liens étroits avec la Chine (ô, ces doux rêves de Moscou !) peuvent retarder ou atténuer la désintégration, qui ne se passera certainement pas sans effusion de sang cette fois, comme ce fut le cas en 1991.
Traduit du russe par Desk Russie
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<p>Cet article L’économie de la mort : des pyramides égyptiennes aux champs de bataille en Ukraine a été publié par desk russie.</p>
29.05.2025 à 08:40
Danylo Loubkivsky
L’auteur nous plonge dans l’histoire des idées ukrainiennes : depuis des siècles, leurs penseurs rêvaient de renverser la tyrannie en Europe du Nord, de l’Est et du Sud pour instaurer un ordre plus juste.
<p>Cet article L’idée extérieure ukrainienne a été publié par desk russie.</p>
Intellectuel et diplomate, l’auteur nous plonge dans l’histoire des idées ukrainiennes, depuis la Rus’ de Kyïv à nos jours. La victoire sur l’impérialisme russe, l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, la primauté de la démocratie sur l’autoritarisme s’inscrivent dans les concepts idéologiques des siècles passés. Car depuis longtemps, les penseurs ukrainiens rêvent de libérer l’Ukraine, renverser la tyrannie dans le nord, l’est et le sud de l’Europe et instaurer un ordre juste entre les peuples, ouvrant ainsi la voie à un avenir nouveau et heureux. Un voyage passionnant dans l’univers ukrainien !
Thomas Mann qualifie le passé de puits sans fond. Plus on y descend, plus les limites de la connaissance et de la compréhension s’éloignent. Le voyage dans le passé de l’ « idée extérieure » ukrainienne ressemble à une descente dans un puits de la sorte. Même si les idées principales et les revirements de la pensée politique extérieure contemporaine semblent dictés par les réalités concrètes de notre époque, ils cachent souvent des fondements beaucoup plus profonds, voire archétypaux.
Qu’est-ce qu’une « idée extérieure » ? J’utilise ce terme pour désigner la conception qu’a une communauté nationale de ses interactions avec les autres peuples dans l’espace et le temps, c’est-à-dire dans les coordonnées mondiales du passé, du présent et du futur. Cette conception s’exprime sous différentes formes : des contes et légendes populaires aux recherches intellectuelles raffinées, en passant par les œuvres littéraires et artistiques ou les doctrines idéologiques. Cette vision ne se limite pas à l’auto-identification. Sa conséquence la plus importante est la prise de conscience et l’affirmation de sa propre destinée dans la vie mondiale et dans l’histoire. L’idée extérieure est la conception de la mission qui guide la communauté. Pour former cette conception, la communauté puise son inspiration dans différentes sources : il peut s’agir d’une conviction religieuse quant à la vocation et à l’élection divine, d’une lutte nationale pour l’indépendance, d’un sentiment complexe de dignité exaltée ou bafouée (dignitas), ou de tout cela à la fois.
Le point de départ d’une idée extérieure est un sentiment profond de singularité. En ce sens, l’identité est la « bonne étoile » de toute communauté qui revendique une place dans l’histoire.
Disons-le d’emblée : les forêts immenses occupent la glorieuse Rus’,
Leur génie s’étend jusqu’aux terres lituaniennes,
Les forêts denses s’étendent jusqu’aux espaces austères de Moscou,
Il n’y a ni fin ni limite aux forêts russes infinies12.
C’est ainsi que le poète et bourgmestre Sebastian Klonowicz écrivait sur l’Ukraine en 1584. Dans son remarquable poème en latin Roxolania, il établit un lien avec l’époque russe ancienne, en reprend l’héritage et projette une existence distincte pour la Rus’ (au sens large, la Roxolania) dans les limites spatiales de son époque. Cette projection, que Franko dépeindra au début du XXe siècle dans le prologue de Moïse comme l’espace de notre peuple des Carpates au Caucase, qui fait résonner « le bruit de la liberté » sur la mer Noire, sera traduite par Klonowicz au XVIe siècle par l’image d’une forêt puissante dont les vagues atteignent les frontières de la Lituanie et de la Moscovie, et où Kyïv « pèse autant que l’ancienne Rome pour tous les chrétiens ».
La singularité des origines et des cultures, du droit et de l’avenir est un trait caractéristique de notre héritage intellectuel depuis l’époque de la Rousskaïa Pravda » (Recueil de normes juridiques de la Rus’ kyïvienne) et du Dit de la campagne d’Igor (la plus ancienne œuvre littéraire de la Rus’ de Kyïv, datant de la fin du XIIe siècle jusqu’à Iouriy Kotermak (Évaluation prévisionnelle de l’année 1483), Stanislav Orikhovsky (Exhortation au roi polonais Sigismond Auguste de 1543), Sebastian Klonowicz, Herasim Smotrytsky (Les clés du royaume céleste de 1587), Josyp Verechtchinsky (Message lumineux à l’armée zaporogue de 1596), Martin Paсhkovsky (L‘Ukraine, tourmentée par les Tatars de 1608), et de ce vaste groupe, qui ne se limite pas aux noms mentionnés, aux générations suivantes, puis à L’Histoire des Rus’ (un monument de la pensée historique et sociopolitique ukrainienne de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle) et à notre époque.
Le sentiment d’identité propre et « d’espace d’existence » sont des traits fondamentaux de la pensée géopolitique. Dans notre tradition littéraire, religieuse et politique, ce mode de pensée préserve la succession et la continuité. Du vaste mycélium des représentations qui remontent aux temps les plus reculés, proviennent au moins cinq grands topos qui, en fait, forment l’idée extérieure ukrainienne.
La tradition de notre conception du rôle de la terre natale repose avant tout sur l’idée de gloire et de liberté. Les chercheurs affirment que « l’idée de gloire, depuis Sviatoslav et les temps païens, apparaît comme l’archétype de l’idée nationale, dont le contenu sera constamment enrichi et élargi par l’idée de foi, puis de liberté et d’indépendance nationale13 ».
Dans ce contexte, la gloire est un concept multidimensionnel. Au sens religieux, elle signifie la glorification du Seigneur, au sens chevaleresque, la victoire sur le champ de bataille, et au sens large, l’indépendance, la puissance et la grandeur d’un peuple et de son État parmi les autres tribus. On retrouve cette interprétation dans les textes les plus anciens de notre culture, en particulier ceux qui ont été créés par les trois principaux centres de lettrés du Moyen Âge : le cercle de Sainte-Sophie de Iaroslav le Sage, les pères du monastère de la laure Kyïv-Petchersk et les moines du monastère Saint-Michel-de-Vydoubytch.
L’idée de gloire résonne dans l’œuvre remarquable Le Verbe de la loi et de la grâce (1049-1051) d’Hilarion, premier métropolite non grec de Kyïv. Dans l’un des passages, Hilarion, évoquant la mémoire de Vladimir le Grand ( « semblable au grand Constantin ! »), parle des réalisations de son fils et de son protecteur Iaroslav le Sage, qui « a couronné la glorieuse ville de Kyïv de sa grandeur ».
« Regarde la ville, comme elle resplendit de grandeur, regarde les églises florissantes, regarde comment le christianisme se développe, regarde la ville, illuminée par les icônes saintes et rayonnante, enveloppée de la fumée de l’encens, et chantée par les louanges divines et les chants sacrés. Et voyant tout cela, réjouis-toi et exulte ! » se félicite le métropolite.
Et plus loin, dans sa prière au Tout-Puissant, il exprime les demandes les plus importantes de son pays : « Et tant que le monde existera, ne laisse pas le malheur nous atteindre, ne nous livre pas aux mains des étrangers, afin que ta ville ne soit pas appelée ville des esclaves, et ton troupeau des étrangers dans un pays qui n’est pas le leur, et que les autres pays ne disent pas : “Où est leur Dieu ?” (Psaume 76, 10)… Continue donc à faire miséricorde à ton peuple : chasse ceux qui marchent à la guerre, affermis la paix, pacifie les pays ennemis, change la famine en abondance, effraie les pays voisins par nos princes, donne la sagesse aux boyards, multiplie les villes, préserve ton Église, garde ta richesse. » Cette prière millénaire conserve étonnamment toute son actualité.
Il ressort clairement de la prière d’Hilarion que la gloire est étroitement liée à l’idée de liberté, qui fait appel à l’indépendance, à la défense contre l’asservissement extérieur et à la protection contre l’esclavage en général. D’ailleurs, c’est précisément là que réside l’une des règles les plus importantes de l’époque – une norme idéale, cultivée et en même temps constamment violée – « il n’est pas bon de franchir les limites d’autrui14 ». À cet égard, le testament de Iaroslav le Sage, rapporté dans la Chronique des temps passés (XIIe s.), est un exemple caractéristique d’une des dimensions de la liberté en tant qu’harmonie intérieure et garantie de protection contre les ennemis : « […] Et si vous vivez dans l’amour les uns pour les autres, Dieu sera avec vous, il soumettra vos ennemis et vous vivrez en paix. Mais si vous vivez dans la haine, les querelles et les dissensions, vous périrez vous-mêmes et vous détruirez la terre de vos pères et de vos grands-pères, que vous avez acquise par un travail acharné. »
L’idée de gloire et de liberté trouve sans aucun doute son prolongement naturel à l’époque cosaque, où l’on voit de nombreux exemples de référence nationale à ce thème. Les célèbres « Vers sur la mort tragique du noble chevalier Petro Konachevytch-Sahaydatchny », le hetman, du père Cassian Sakowicz (1622) en sont un témoignage génial, où la « liberté » est considérée comme la chose la plus importante parmi toutes, à laquelle « même la dignité cède le pas » : « Ainsi, les peuples peuvent confirmer cette opinion, / Car ils tendent vers la liberté par nature. / On l’appelle l’or du monde, / Tous aspirent ardemment à l’atteindre. » Sakovitch souligne que la liberté n’est pas donnée à tout le monde, mais seulement à ceux qui « défendent leur patrie et leur Seigneur ». C’est grâce à la force de l’armée zaporogue que l’Ukraine se défend, et là où cette force fait défaut, c’est l’anarchie qui règne.
L’idée de gloire et de liberté ne se contente pas de survivre jusqu’à nos jours, elle devient un idéologème clé de la vision contemporaine du monde. Quelle meilleure preuve que notre hymne national ? « L’Ukraine n’est pas encore morte, ni sa gloire, ni sa liberté » : ces mots renvoient directement à l’un des topos les plus importants de l’Ukraine millénaire.
Cette composante de notre identité est étroitement liée à la vision conceptuelle de l’Ukraine, qui constitue l’une des idées fondamentales de la tradition culturelle, spirituelle et, par conséquent, de la politique étrangère nationale.
Il s’agit de l’idée du Sion de Kyïv ou de Rus’.
Dans la première moitié du XVIIe siècle, parmi les penseurs ukrainiens (Ivan Vychensky, Meletius Smotrytsky, Cyrille Tranquillien-Stavrovetsky et d’autres), une conviction profonde s’est imposée quant à la nécessité de former une nouvelle identité ukrainienne. Comme l’écrit Valeriy Chevtchouk, « l’Ukraine orthodoxe a compris qu’il était impossible aux Ukrainiens de résister dans la lutte historique des peuples sans renforcer la confession, sans organiser l’éducation, sans rehausser l’autorité du prêtre, sans éduquer finalement l’homme ukrainien sur une base orthodoxe, sans unir le peuple dans un même esprit, et que les deux moteurs de cette unité étaient l’Église et l’Ukraine15 ». Ainsi, les concepts de Rus’ et d’Ukraine se confondent naturellement et l’idée de l’identité de l’ukrainité et de l’orthodoxie, ainsi que celle de l’unité de l’Église et du peuple, qui ensemble créent un Sion lumineux où règne « une direction spirituelle digne, et où les membres vivront en Dieu16 », émerge.
Dans son traité Zertsalo bogoslovia (1618), le frère, poète et homme d’Église de Lviv, Cyrille Tranquillien-Stavrovetsky, développe le concept de Sion et Jérusalem, élus de Dieu, auxquels s’oppose l’image sinistre de l’impérialisme et de l’asservissement des peuples sous la forme de Babylone ou de la « vieille Rome », « serpent effrayant, peint en rouge », qui « s’était élevé au-dessus de tous les royaumes terrestres et était redoutable pour le monde entier, comme un serpent venimeux, dévorant de nombreux peuples avec son épée… ». Pour l’auteur, l’Église c’est « Sion et Jérusalem céleste, le navire et le royaume de Jésus-Christ, la bergerie et la vigne des apôtres ». Mais elle n’est « pas des murs et des murs pourris, que les longues années détruisent ou que le feu réduit en cendres et en néant, mais le peuple de Dieu, choisi parmi les païens, les pécheurs et les hérétiques… »
La conception de Kyïv comme Sion ou deuxième Jérusalem était largement répandue parmi de nombreux intellectuels. Les thèmes de l’unité du peuple et de l’Église, du rétablissement des droits et de l’indépendance se retrouvent dans plusieurs ouvrages17. Il est remarquable que dans le Conseil sur la piété (1621), l’auteur anonyme, sous la forme d’une lettre pastorale, recommande de rendre un hommage digne à l’apôtre André en Ukraine, « dont les pieds se sont posés sur les montagnes de Kyïv, et que la Rus’ a vu de ses yeux et béni de ses lèvres ». Il souligne que « la Rus’ n’est en vérité en rien inférieure aux peuples orientaux, car elle a eu en son sein un apôtre et un prédicateur ». Ces mots ont une signification multiple, qui ne se limite pas au statut égalitaire de la Rus’ parmi les autres peuples, mais qui met également l’accent sur son droit légitime à jouer un rôle particulier.
Sur cette base, deux autres concepts stratégiquement importants pour la conscience ukrainienne ont germé. Les catholiques romains, les catholiques grecs et les protestants se sont tous occupés de l’éducation de l’homme ukrainien. C’est ainsi qu’apparaissent sur nos terres les Helikon et les Parnassos, villes et centres d’éducation et de créativité, nommés d’après les montagnes antiques consacrées à Apollon, où se trouvaient les demeures et les sanctuaires des Muses. Lviv a été baptisée Helikon, et Ostrog, Parnassos. Par la suite, ce double rôle est repris par l’Académie de Kyïv-Mohyla, et Kyïv retrouve son statut de capitale spirituelle de l’Ukraine18. C’est d’ailleurs de ces sources que provient l’idée de la République céleste du grand philosophe Hryhoriy Skovoroda.
Dans le contexte des deux images bibliques et mythiques de Sion-Jérusalem et Helicon-Parnasse, attribuées à Kyïv et à l’Ukraine, une symbolique spirituelle et politique particulière saute aux yeux. Une telle pensée rejette la tendance séduisante, répandue dans de nombreuses capitales et leurs environs, à revêtir les habits de la « nouvelle-ancienne Rome » en tant qu’héritière d’un empire éternel. Kyïv ne cherche pas à devenir la « troisième Rome », mais se considère comme la « deuxième Jérusalem », et c’est dans cette approche que réside à la fois la grandeur et la vulnérabilité de notre vision religieuse et étatique de l’époque.
À mon avis, cette approche contient une caractéristique déterminante de notre vision du monde. De par sa position, l’Ukraine-Rus’ est l’antithèse de toute forme d’impérialisme étranger ou d’influence géopolitique excessive et incontrôlée dans notre partie de l’Europe. Depuis les anciennes campagnes contre Constantinople, Kyïv a été le centre de la contestation contre l’hégémonie extérieure. Et même si ses relations avec Byzance ont changé radicalement à plusieurs reprises, l’instinct combatif et défensif de Kyïv n’a pas disparu. Ce gène n’est pas seulement conservé dans les générations suivantes, mais devient l’une des principales caractéristiques de notre caractère national. Il se manifeste dans la politique étrangère dynamique de l’État de Galicie-Volhynie, puis dans les relations avec la République des Deux Nations, et plus tard avec Moscou. Au XXe siècle, le gène de l’anti-impérialisme ukrainien est devenu le fondement du mouvement de libération et de la renaissance en 1991, et au XXIe siècle, le pilier de la lutte contre le néo-impérialisme russe.
Le rôle « anti-impérialiste » de l’Ukraine est dicté par de nombreuses circonstances géopolitiques et culturelles. Aucune force extérieure n’est en mesure de changer ce rôle. Seule la destruction de l’Ukraine permettrait d’atteindre cet objectif. Pour nous, cependant, deux questions restent ouvertes : quels fruits ce trait principal de notre caractère portera-t-ilau XXIe siècle et au-delà, et la résistance naturelle à l’impérialisme étranger signifie-t-elle le renoncement à nos propres ambitions de nous essayer au rôle de leader dominant ?
D’autres aspects de notre idéologie extérieure apportent une réponse partielle à ces questions. Selon moi, son troisième élément constitutif est un ensemble de convictions humanistes et démocratiques.
L’un des penseurs les plus brillants, dont le nom permet d’expliquer le sens et la profondeur de cette tradition intellectuelle, est sans aucun doute Stanislav Orikhovsky(1513-1566), éminent humaniste ukrainien, prêtre catholique romain, qui se faisait appeler le Roxolanien. Né à Przemysl, héritier d’une noble famille ukrainienne et polonaise, étudiant et diplômé des universités de Cracovie, Vienne, Wittenberg, Padoue et Bologne, disciple de Martin Luther19, il est l’auteur de nombreux ouvrages remarquables, mais parmi celles-ci, une place particulière revient à la célèbre Exhortation au roi Sigismond Auguste de Pologne (1543).
Orikhovsky est un jeune contemporain de Machiavel. Son message au souverain polonais est publié seulement onze ans après Le Prince du Florentin, adressé à Laurent de Médicis. L’idée des deux textes est tout à fait similaire, car ils traitent de la manière d’éduquer un souverain capable d’exercer son pouvoir avec habileté et clairvoyance. Dans les deux textes, l’idée principale est la défense de la patrie. Mais malgré cette similitude, la différence entre eux est fondamentale. Les « Enseignements » d’Orikhovsky sont un véritable « anti-Machiavel ».
Orikhovsky enseigne au souverain à devenir un philosophe qui se trouve « non pas sous un toit, mais sous le ciel », et c’est ainsi qu’il se sentira « solide comme un chêne », sans quoi « tu ne pourras jamais sécher les larmes qui coulent aujourd’hui dans nos yeux ». De plus, il exhorte le souverain à comprendre la nature profonde du pouvoir et à se souvenir que « tout homme n’est pas capable d’exercer le pouvoir, mais seulement celui qui, par nature, aspire à la vérité et à la justice. Mais cela ne suffit pas. Il faut qu’il aspire à la science qui rend l’homme lui-même vrai et juste. »
D’autres réflexions d’Orikhovsky semblent tout à fait révolutionnaires. Il demande « qu’est-ce qui est le plus important dans un État : la loi ou le roi ? » et, sans aucune ambiguïté, place la loi au-dessus de tout et rappelle au roi qu’ « il sera plus juste que tu restes dans les limites de ton devoir », car « le roi est choisi pour l’État, et l’État n’existe pas pour le roi » (littéralement !).
Orikhovsky exhorte le roi à transférer sa résidence de Cracovie en Rus’, à démontrer sa volonté de défendre la patrie de l’auteur et à faire preuve de courage contre les attaques des « Scythes, Valaques et Turcs ». « Hâte-toi de venir en Rus’, écrit-il au roi, des hommes courageux te suivront. Des chevaliers t’accompagneront, et non des bouffons honteux… Si tu fais cela, il est difficile d’imaginer à quel point ton peuple t’aimera, ô roi, et à quel point tes ennemis te craindront. Tu seras considéré partout comme un second Cyrus, un second Agésilas, un second Alexandre le Grand, tant dans ton pays qu’à l’étranger . »
Il termine son enseignement par une recommandation qui résume parfaitement son approche, radicalement différente du pragmatisme machiavélique : « Ne cherche pas la gloire parmi les hommes en leur offrant la pourpre ou des tissus fins. Méprise la force brute, méprise les richesses, la soif de domination, la justice irréfléchie et hypocrite. Apprécie au plus haut point la gloire difficile, mais inébranlable… »
Orikhovsky rêve d’un monarque éclairé, d’un système de pouvoir juste qui empêche et s’oppose à la tyrannie, et d’un rôle digne pour sa patrie dans le cadre et les coordonnées de son époque. Ce récit humaniste et, dans son essence même, démocratique, servira de préambule et de fondement à la quête d’une grande pléiade d’intellectuels ukrainiens de différentes écoles, qui poursuivront ces thèmes principaux et les mèneront systématiquement jusqu’à notre époque, formant ainsi l’une des traditions idéologiques les plus importantes de l’Ukraine.
Le rejet de l’autocratie ( « autorité autocratique ») et de la soumission aveugle des « brebis aux bergers » résonne chez Ivan Vychensky20. Cassian Sakowicz met en garde contre la fugacité de la vie et de la gloire du tsar et affirme que « le tsar ne doit pas convoiter les terres étrangères »21. Semen Klymovsky, philosophe, poète et cosaque, parle d’une justice égale pour tous22. En fin de compte, la pensée humaniste et démocratique est devenue la source de la tradition de notre constitutionnalisme, comme en témoignent tous les actes les plus importants, de la Constitution de Pylyp Orlyk (1710) aux lois fondamentales de la République populaire ukrainienne et de la république populaire de l’Ukraine occidentale. La liste des exemples est loin d’être exhaustive, et depuis le XVIe siècle, ces idées se sont répandues comme un courant puissant à travers toute notre histoire.
À une certaine époque, cette vision du monde faisait écho aux idées progressistes des premiers esprits européens. Il convient toutefois de rappeler que la ligne qui faisait appel à la sagesse de l’âge d’or n’était pas sans antithèse.
« Tu veux louer l’âge d’or de Saturne, / Je loue celui de fer ou d’acier ! » C’est par ces mots que s’exprimait en 1689 Stefan Iavorski, poète, philosophe et théologien, professeur à l’Académie de Kyïv-Mohyla. Avec ces vers brillants, Iavorski glorifie la force, car « il y a bien plus de valeur dans le combat que dans la paix », et la gloire, dit-il, ne dort pas sur un lit moelleux, mais suit « les chemins semés d’embûches de Mars ». « Par leur militarisme et leur anti-humanisme, les poèmes de S. Iavorski, note Valeriy Chevtchouk, constituent un phénomène sans précédent dans la pensée socio-politique des Ukrainiens23… » Il est significatif que Iavorski devienne plus tard métropolite de Riazan et de Mourom, puis président du synode de l’Église de Moscou. Avec Théophane Prokopovitch, ils lutteront pour influencer Pierre Ier…
Le quatrième topos de l’idée ukrainienne, selon moi, repose sur le rêve d’une union de peuples libres et égaux.
L’idée d’un système de relations égalitaires et justes entre les peuples est très caractéristique de notre tradition. Dans un sens hautement idéaliste, ce rêve a captivé de nombreux dirigeants, écrivains et philosophes, prêtres et guerriers ukrainiens. Si, dans l’Antiquité, il reposait sur deux principes – la nécessité d’assurer le respect et l’égalité des droits de nos intérêts par les autres peuples et d’empêcher la violation des frontières et des limites –, au XIXe siècle, les principales sources de ce que l’on pourrait appeler l’universalisme ukrainien (ou fédéralisme) dans les relations internationales sont les exemples inspirants des changements qui se produisaient alors en Amérique et en Europe, ainsi que l’absence de forces et de possibilités réelles pour réaliser l’idée d’un État indépendant.
Un exemple classique de cette façon de penser est le phénomène unique dans notre histoire que fut la confrérie Cyrille et Méthode, une organisation politique secrète d’intellectuels ukrainiens fondée en décembre 1845 par Vassyl Bilozersky, Mykola Goulak, Mykola Kostomarov, Panteleïmon Koulich et Opanas Markovitch. En 1846, Taras Chevtchenko rejoint la confrérie.
Les documents fondateurs de la confrérie sont Le Livre de la vie du peuple ukrainien et Les statuts de la confrérie slave de Saint Cyrille et Méthode, rédigés par Mykola Kostomarov, ainsi que La Note de Vassyl Bilozersky. La brève existence de l’organisation, détruite par le régime tsariste en 1847 sur dénonciation d’un étudiant, n’a pas permis, selon l’expression de l’historien Mykhaïlo Hrouchevsky, de « cristalliser » leurs idées24, mais les textes programmatiques qui ont survécu jusqu’à nos jours impressionnent par leur audace, leur profondeur et l’ampleur des jugements qu’ils portent non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur le monde entier.
La confrérie part de l’idée d’égalité entre les peuples – égalité culturelle, linguistique et politique. Kostomarov poursuit la ligne idéologique que l’on retrouve chez Orikhovsky et affirme que le véritable leadership réside dans le service. Soit dit en passant, cette thèse biblique trouvera plus tard un écho dans la parabole du buisson ardent dans Moïse de Franko. Mais le plus important, affirme Kostomarov, c’est qu’en période d’oppression, la voix de l’Ukraine ne s’est pas éteinte et qu’elle a un rôle particulier à jouer dans le monde slave : « Et l’Ukraine se lèvera de sa tombe, et elle appellera à nouveau tous ses frères slaves, et ils entendront son cri, et les Slaves se lèveront, et il ne restera plus ni tsar, ni tsarévitch, ni princesse, ni prince, ni comte, ni duc, ni sire, ni monsieur, ni seigneur, ni boyard, ni serf, ni valet – ni en Moscovie, ni en Pologne, ni en Ukraine, ni en Bohême, ni chez les Slovènes, ni chez les Serbes, ni chez les Bulgares. Et l’Ukraine sera une République indépendante au sein de l’Union slave. Alors toutes les langues diront, en montrant du doigt la ville où l’Ukraine sera dessinée sur la carte : “Voici la pierre que ceux qui construisaient ont rejetée, elle est devenue la pierre angulaire”. »
Dans La Note jointe au statut de la Confrérie, Vassyl Bilozersky expose sa vision de l’organisation des relations internationales et des relations au sein du monde slave. Son œuvre est avant tout une réponse remarquable à l’idéologie chauvine du panslavisme russe, selon laquelle « les ruisseaux slaves se jetteront dans la mer russe », comme l’écrivait Pouchkine en 1831. L’union slave dont rêve Bilozersky n’absorbe ni ne détruit les peuples, mais respecte l’identité de chacun et crée une famille « sous la protection de la loi, de l’amour et de la liberté pour tous ». Cependant, son œuvre a une signification bien plus grande qu’une simple réaction à l’impérialisme moscovite : l’idée principale de La Note est avant tout consacrée à l’ordre juste entre les hommes.
Bilozersky demande si ceux qui détiennent le pouvoir et la possibilité de « créer la vérité céleste » ont répondu aux attentes des peuples asservis. La réponse est sans équivoque : « Le XVIIIe siècle touche à sa fin, mais nous ne voyons rien de tel. Les peuples souffrent toujours autant de l’injustice, ils sont toujours aussi opprimés ; heureux sont ceux dont la conscience nationale est forte et convaincue qu’aucune force extérieure ne peut vaincre leur force spirituelle ; alors le peuple conservera son indépendance et son libre développement : tel est le but auquel chaque peuple doit aspirer, car malheur à celui qui subit l’asservissement ! »
À son sens, le chemin vers la vérité est clair : « Aimer et défendre plus que sa propre vie, épargner et ne pas opprimer autrui est un devoir sacré tant pour chaque individu que pour le peuple qui a déjà atteint la conscience morale de lui-même et de sa destinée. » C’est pourquoi les membres de la Confrérie doivent diffuser les idées de liberté et de droits du peuple, qui aideront les peuples slaves à retrouver leur indépendance et leur liberté morale. Cela signifie apprendre à connaître les Slaves et « le droit de chaque membre de leur tribu à l’indépendance », éveiller l’amour pour les Slaves et « détruire par tous les moyens les préjugés qui existent entre les tribus », ainsi que diffuser la connaissance des monuments qui « éveillent le sentiment national et la conscience de la fraternité mutuelle ».
Dans l’élévation des Slaves, la Fraternité attribue un rôle central aux Ukrainiens. En général, Bilozersky formule un « testament » qui deviendra le credo de l’intelligentsia ukrainienne jusqu’à la renaissance de l’État en 1991 : « Aucune des tribus slaves n’est tenue, dans la même mesure que nous, Ukrainiens, de tendre vers l’authenticité et d’inciter les autres frères à le faire. Et si, conscients de l’importance de l’exploit de nos ancêtres, nous restons de passifs témoins de l’injustice, si l’exemple des peuples disparus ne nous sert pas de leçon, si nous ne nous soucions pas de notre héritage, alors un sort similaire nous attendra. Non, nous préserverons les trésors de notre peuple, nous les garderons jusqu’à des jours meilleurs. »
L’héritage de la Confrérie comprend un autre document dont le statut est presque apocryphe. On sait que le plus jeune membre de l’union, l’étudiant Heorhiy Androuzky, a préparé un projet de constitution d’une fédération slave. S’inspirant du modèle américain, il proposait de créer des États slaves unifiés avec pour centre Kyïv et sans la Russie. Selon lui, la République slave devait comprendre sept autonomies : l’Ukraine avec la Galicie, la région de la mer Noire et la Crimée ; la Pologne avec Poznań, la Lituanie et la Samogitie (région du nord-ouest de la Lituanie) ; la Bessarabie avec la Moldavie et la Valachie ; la Baltique (Ostsee) ; la Serbie ; la Bulgarie et le Don. Une telle fédération devait devenir une puissante ceinture entre la Baltique et la mer Noire.
Ce projet illustre bien l’ampleur de la pensée des membres de la Confrérie et reflète les objectifs fondamentaux de leur idéologie : libérer l’Ukraine, renverser la tyrannie dans le nord, l’est et le sud de l’Europe et instaurer un ordre juste entre les peuples, ouvrant ainsi la voie à un avenir nouveau et heureux.
Le destin de l’étudiant Androuzky est tragique. Il a été arrêté et exilé, puis, à son retour en Ukraine, ses droits ont été restreints ; la date et le lieu de sa mort sont encore inconnus à ce jour. Cependant, les idées sur lesquelles écrivait ce jeune homme de dix-neuf ans n’ont pas disparu avec le temps, mais ont survécu et vaincu l’empire qui voulait les détruire. L’universalisme épris de liberté de la Confrérie se développera dans l’œuvre des futurs auteurs de notre État. Il sera reflété à sa manière dans les premières décisions de nos autorités nationales au XXe siècle.
Mais c’est dans une phrase prophétique étonnante, prononcée plusieurs décennies plus tard, que l’on trouvera l’écho le plus intéressant, qui reliera les recherches audacieuses des XIXe, XXe et XXIe siècles. En 1930, le premier ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine, Alexandre Choulguine, s’adressant à la Société des Nations, dira : « L’Ukraine, lorsqu’elle sera libre, devra entrer dans l’Union européenne, car celle-ci existera25. » Aujourd’hui, ces mots semblent tout simplement incroyables compte tenu de l’époque à laquelle ils ont été prononcés, mais ils contiennent une vérité évidente : la foi en notre indépendance et l’espoir d’un ordre juste et d’une véritable union de libres et égaux.
Le cinquième élément de l’idée ukrainienne en matière de politique étrangère est, selon moi, l’unité et l’union.
Ce concept repose sur l’idée de l’indivisibilité du peuple ukrainien et de ses terres. Ce n’est pas un hasard si le XXe siècle a commencé pour nous avec trois documents programmatiques aux titres évocateurs : « Ukraine Irredenta (L’Ukraine indivisible) » de Ioulian Batchynsky (1895), «Ukraine Irredenta » d’Ivan Franko (1895) et « Ukraine indépendante » de Mykola Mikhnovsky (1900). Chacun de ces manifestes appelle à l’unité du peuple ukrainien divisé par les empires et à la lutte pour l’indépendance.
Alors que Batchynsky et Franko mettent la question de la proclamation de l’indépendance à l’ordre du jour (Franko déclare de manière prophétique que cette question ne disparaîtra pas de l’agenda européen tant qu’elle ne sera pas résolue), Mikhnovsky propose un slogan clair et articulé, adapté à son époque et à son contexte : « Une Ukraine libre, indépendante, indivisible, des Carpates au Caucase ! »
Outre la portée « géopolitique » générale, l’idée de unité se concentre bien sûr avant tout sur les tâches d’unité interne, traditionnellement décrites comme l’unité entre l’Ouest et l’Est. Un nouveau thème apparaît ici, car l’unité dans ce sens a non seulement une dimension politique, mais aussi une dimension religieuse. Vyatcheslav Lypynsky l’exprime très clairement : « Ayant dans notre nation à la fois l’Orient et l’Occident, l’une et l’autre Église, […] nous devons, si nous voulons être une nation, harmoniser en permanence ces deux tendances sous le slogan de l’unité et de l’individualité de notre nation. Sans cette harmonisation, nous périssons en tant que nation : nous tombons, non pas sous le joug d’une arme étrangère, mais toujours sous l’influence de notre propre décomposition interne, tantôt sous l’influence de Moscou à l’Est, tantôt sous celle de la Pologne à l’Ouest. »
C’est ainsi que se manifeste l’impératif qui, au fil des siècles, a été le dénominateur commun du plus large cercle de penseurs ukrainiens. L’Ukraine est nationale. L’Ukraine est entière et unie. Et en même temps, l’Ukraine est libre et polyphonique. Ainsi, l’unité interne harmonieuse de l’Ukraine signifie une identité nationale distincte, l’indépendance politique, la liberté civile, l’unité du peuple, des cultures, des Églises et des territoires, la cohésion autour de l’idée ukrainienne et, en même temps, sa diversité polyphonique.
On a souvent tenté d’enfermer l’Ukraine dans le cadre étroit du concept de « champ sauvage» (région historique de steppes de la mer Noire et d’Azov26). Le thème de l’Ukraine comme «frontière », qui implique involontairement l’impossibilité d’une vie stable et, au contraire, une insécurité permanente et une instabilité sismique, a souvent été exploité.
Or l’idée de l’Ukraine, exprimée dans les particularités du caractère national et de la culture, réside dans l’union des possibilités. Cela a d’ailleurs été prouvé à maintes reprises par l’histoire. Notre tradition intellectuelle montre que l’idée du rassemblement des terres et de l’unité du peuple se traduit par une unité interne, et de là, elle ouvre des horizons beaucoup plus larges : l’unité non seulement des Ukrainiens, mais aussi des Slaves occidentaux et orientaux, l’unification non seulement des Églises ukrainiennes, mais aussi le dépassement du Grand Schisme de 1054 dans l’esprit de l’Union de Florence de 1439, et donc l’unification européenne.
Malgré la menace extérieure permanente et la vulnérabilité de sa situation, le rôle de l’Ukraine n’est pas de vivre au bord du gouffre d’une fracture civilisationnelle ou de rester un fragment européen abandonné, mais, selon les termes du slaviste italien Sante Graciotti, d’être une « synthèse paneuropéenne27 ». Et ici, c’est précisément le centrisme européen d’une telle évaluation qui revêt une importance capitale, car il signifie le renforcement tant de l’Europe orientale que de l’Europe dans son ensemble.
La victoire sur l’impérialisme russe, l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, la primauté de la démocratie sur l’autoritarisme : chacune de nos stratégies contemporaines, qui sont vitales pour l’Ukraine, s’inscrit naturellement dans les concepts idéologiques qui, depuis les temps les plus reculés, ont défini notre « géopolitique », ou plus précisément, selon les termes d’Evhen Malaniouk, notre « géoculture ». Dans un contexte de menace mortelle permanente, c’est la clé du succès de la « grande stratégie » de l’Ukraine de demain.
Traduit de l’ukrainien par Desk Russie
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<p>Cet article L’idée extérieure ukrainienne a été publié par desk russie.</p>