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16.09.2025 à 01:37

Comment les Israéliens se sont accommodés du génocide – « Oui » de Nadav Lapid

Clément Carron

Avec Oui, Nadav Lapid signe un film irrévérencieux, excessif, libre, aussi ingénieux d’un point de vue formel que courageux dans le propos, et cerne avec une précision redoutable le Zeitgeist de la société israélienne contemporaine.
Texte intégral (2187 mots)

Un pianiste est chargé de mettre en musique l’hymne du « Nouvel Israël », appelant à l’extermination des Gazaouis. À partir de cette prémice (semi) fictionnelle, le film Oui de Nadav Lapid expose le Zeitgeist israélien avec une redoutable précision. Il offre un portrait grinçant de la bourgeoisie israélienne, pour laquelle les massacres sont un divertissement comme un autre, et donne à voir l’isolement des quelques récalcitrants, dans un pays qui s’est accommodé d’une extrême violence quotidienne. Le dernier documentaire de Sepideh Farsi – sélectionné à l’ACID Cannes 2025 et analysé ici , qui embarquait le spectateur sur les traces d’une journaliste et photographe gazaouie, se rapprochait par certains aspects de la fiction. À l’inverse, l’oeuvre fictionnelle de Nadav Lapid est d’un réalisme chirurgical lorsqu’elle dépeint une société qui a généralisé le consentement au génocide.

Comment une société traumatisée par l’attaque du 7 octobre 2023 peut-elle accepter de reproduire indéfiniment l’horreur qu’elle a subie, de démultiplier là-bas les souffrances endurées ici ? Dans son dernier long métrage, le cinéaste israélien Nadav Lapid (qui avait reçu l’Ours d’or en 2019 à Berlin pour Synonymes et le Prix du jury à Cannes en 2021 pour Le Genou d’Ahed) dépeint et étrille un pays pris d’une inextinguible soif de vengeance.

C’est depuis la « colline de l’amour » que la vue sur Gaza, continuellement sous la fumée, est la plus dégagée

Loin d’être un film à thèse, cette audacieuse et grinçante satire est l’un des films les plus originaux – et, disons-le, l’un des meilleurs – de ces dernières années. Une oeuvre qui se renouvelle sans cesse au cours de ses deux heures trente, toujours imprévisible et souvent hystérique. Si, en mai dernier, Oui n’a pas été sélectionné en Compétition officielle mais repêché à la Quinzaine des cinéastes, il a l’envergure d’une Palme d’or.

Showtime

Pour gagner leur vie, Y., pianiste et Jasmine, danseuse, se prostituent auprès de l’élite hédoniste de Tel-Aviv, satisfaisant les fantasmes les plus grotesques de la jet-set israélienne. Ils prennent de la cocaïne sur les bassins de leurs clients, nus et à quatre pattes, pénètrent de leur langue les lobes d’oreille de dames plus âgées et surtout bien plus riches, se saoulent et participent à des guerres de chansons avec le chef d’État-major – qu’ils laissent évidemment gagner – lors de soirées déjantées. Ces soumissions répétées aux puissants leur permettent de naviguer dans les sphères de pouvoir du pays, jusqu’à se voir confier la mise en musique d’un nouvel hymne national.

Y. et Jasmine se prostituent auprès de l’élite de Tel-Aviv © Les Films du Losange

Pour tout le gratin israélien, l’horreur est un spectacle des plus divertissants. C’est à bord d’un yacht, une coupe de champagne à la main ou allongé sur un transat, que l’on profite le mieux des bombardements de Beyrouth par Tsahal. C’est depuis la « colline de l’amour » que la vue sur Gaza, continuellement sous la fumée, est la plus dégagée. Toute cette violence, on en rigole, on se vautre dans la contemplation perverse de la faucheuse en action, on observe de loin le chaos qui n’a fait que se déplacer de l’autre côté de la frontière.

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Ce milieu est atteint d’un voyeurisme macabre que le film évite de reproduire : les images sanglantes du génocide, qui circulent depuis deux ans sur les réseaux sociaux, ne sont pas utilisées. De même, Y. refuse (du moins ne supporte pas) de voir la vidéo épouvantable du 7 octobre que son ami de lycée Avinoam veut lui montrer. Reléguées à l’arrière-plan ou en hors-champ, ces horreurs sont pourtant omniprésentes, dans la bande-son notamment, complètement saturée, hétéroclite, brutale, mais aussi dans les dialogues – et, bien sûr, dans la propagande gouvernementale qui ne cesse de justifier leur intensification.

Propagande mon amour

À Tel-Aviv, le nationalisme bat son plein : les drapeaux israéliens ont envahi la ville, s’affichent aux fenêtres, sur les murs et dans les cœurs. C’est que le pays est atteint d’une véritable fièvre, persuadé, comme l’affirme explicitement un grand milliardaire, d’être la pointe avancée du combat du bien contre le mal. Gaza doit donc « brûler » et tous ceux qui s’y opposent sont qualifiés d’antisémites – y compris ceux qui, de prime abord, n’ont pas grand chose à voir avec les événements au Proche-Orient. « CNN ? Antisémite ! Le Centre Pompidou ? Antisémite ! » s’amusera Avinoam, comme s’il récitait une amusante comptine.

Que signifie être Israélien, après le 7 octobre ? C’est ressentir dans sa chair les atrocités du Hamas et perdre pied – jusqu’à s’accommoder du génocide

Plus cyniquement encore, Tsahal instrumentalise le souvenir du 7 octobre pour justifier ses actions, tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Celui-ci se transforme alors en outil, en fond de commerce sur lequel la propagande prospère. C’est ainsi que Leah, l’ex-petite amie de Y., traduit dans plusieurs langues les témoignages de victimes, afin qu’ils soient partagés sur internet. 

Y. et Avinoam sur un yacht lors d’une fête de la jet-set © Les Films du Losange

Néanmoins, si la propagande est aussi efficace, c’est parce que la société que donne à voir Nadav Lapid est profondément meurtrie. Elle est traumatisée et réclame vengeance. La vie de Leah, par exemple, a complètement changé : il y a un avant et un après le 7 octobre, admet-elle à Y. Mue par les témoignages qu’elle a recueillis depuis, elle révèle toute l’étendue de sa douleur lors d’un long et déchirant monologue. Ce que filme Nadav Lapid, c’est précisément cet engrenage, cette spirale infernale qui ne peut apporter que pleurs et désolation. Que signifie être israélien, après le 7 octobre ? C’est ressentir dans sa chair les atrocités commises par le Hamas et perdre pied jusqu’à s’accommoder d’un génocide. Du chaos surgit le chaos.

Ne dis plus jamais non

Que faire, dès lors, face à tout un pays qui déraille ? La voie la plus évidente – l’opposition – est probablement la moins praticable. C’est l’attitude qu’attend le spectateur, mais elle semble anachronique. L’Israël contemporain n’est pas propice aux voix dissonantes. L’époque incite à toutes les outrances et favorise les monstres. Dire non, c’est alors s’opposer non pas seulement aux atrocités mais aussi à la communauté à laquelle on appartient, tout entière acquise au récit national ou qui, a minima, s’en accommode. C’est nager à contre-courant, goutte aigrie dans un verre d’eau.

Jasmine lors de la fête nationale © Les Films du Losange

Alors, que faire ? C’est ici que le titre du film prend tout son sens. Y. l’a bien compris : « résigne-toi », dit-il à son fils en bas âge, comme s’il s’agissait de la seule façon d’être heureux. Le pianiste a décidé de dire oui à tout. Lui et sa compagne ont de toutes façons l’habitude de répondre favorablement à tous les caprices de l’élite. Pour se fondre dans ce oui collectif, national, il faut accepter le récit officiel. Face aux nombre de victimes civiles à Gaza qui ne cesse de croître, il est écrit dans les journaux qui évoquent les bombardements : « Tsahal enquête » ou bien encore : « Tsahal fait tout son possible pour éviter les victimes ». Réponse de Y. : « Je crois Tsahal. », comme s’il cherchait à s’en convaincre. Il faut aussi fermer les yeux sur les arrestations arbitraires de Palestiniens, qui s’entassent dans une prison au bord d’une route réservée aux Juifs, et supporter de passer sans broncher le contrôle de sécurité, en saluant les agents habitués à distinguer, d’un simple coup d’œil, l’arabe du juif.

La difficulté arrive lorsque la violence s’invite dans la vie d’Y. ; détourner les yeux n’est alors plus une option. Cette fois, il doit aussi accepter de mettre en musique l’hymne du « Nouvel Israël », celui d’après la guerre, de la victoire, dans lequel les Gazaouis sont comparés à des nazis qu’il faut exterminer – un hymne qui a bel et bien existé, créé par le Front civique en soutien à l’armée de Tsahal et déformant un texte du poète pacifiste Haim Gouri. Une chanson métaphoriquement et littéralement tâchée de sang puisque, blessé, Y. se servira des paroles pour éponger le sien.

La soumission en apparence passive de Y. devient alors active. La promesse d’une grosse somme d’argent ne suffit pas : il hésite, n’arrive pas à se résoudre à travailler cet hymne odieux, et traverse alors une crise qui, de son propre aveu, est à la fois « politique, morale et personnelle ». Le souvenir de sa mère, décédée avant le 7 octobre, opposée à la violence, au nationalisme et à la colonisation, le retient. Cette véritable figure du « non » semble même se manifester sous diverses formes afin d’entraver physiquement son fils. La solution de ce dernier : se repaître du souvenir du 7 octobre, de témoignages de victimes, susciter une haine des Palestiniens qu’il n’éprouve pas mais dont il a besoin et, enfin peut-être, trouver sa place dans cette société du « oui ». 

Y. et Jasmine © Les Films du Losange

La mère d’Y. aurait-elle pu vivre, aujourd’hui, à Tel-Aviv ? Reste-t-il des figures similaires, capables de s’opposer à la funeste marche du monde ? Peut-être, mais elle n’ont vraisemblablement plus voix au chapitre. Nadav Lapid, lui, a décidé de regarder la société israélienne droit dans les yeux, de la représenter telle qu’elle est véritablement. Comme le rappelait Godard : « tous les grands films de fiction tendent au documentaire », et Oui en est un exemple frappant, pendant fictionnel au documentaire de Sepideh Farsi que nous analysions dans un précédent article et qui, lui, tend à la fiction.  

Suis-moi je te fuis

Et si la solution la plus courageuse pour éviter l’accommodement du « oui » ou l’errance d’un « non » inaudible, c’était de fuir ? De mettre des milliers de kilomètres entre soi et ce pays qui perd pied ? C’est le choix de Jasmine, qui souhaite partir en Europe avec son fils, peut-être également celui de Nadav Lapid, qui vit désormais à Paris et qui semble adresser avec Oui, comme la presse l’a répété, une lettre d’adieu à Israël. 

On a pu reprocher à certains films de se situer en-deçà d’une réalité devenue si grotesque et jusqu’au-boutiste qu’ils peinaient à la saisir et la caricaturer (citons, par exemple, le dernier film de Bong Joon-Ho, Mickey 17). Un écueil qu’évite soigneusement Nadav Lapid, grâce notamment à des pas de côté narratifs, ne cédant jamais à la facilité et à la binarité simpliste, mais aussi à une maestria formelle et des idées de mise en scène qui embrassent parfaitement la frénésie de l’époque. À n’en pas douter, et c’est peut-être ce qui a permis à ce film d’exister, Nadav Lapid a non seulement beaucoup de courage, mais aussi une très haute idée du cinéma.

12.09.2025 à 14:59

L’illusion d’un Internet « libre » – Par Jonathan Crary

Raphaël Martin

Les Presses du réel publient en français la traduction du dernier essai de Jonathan Crary, L’écorchement du monde – Pour en finir avec l’ère numérique : vers un monde post-capitaliste (2020). Professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’Université Columbia de New York, Crary s’attaque ici à l’optimisme béat autour des technologies numériques. Sa thèse est sans appel : loin de renforcer les liens humains, l’ère de la connectivité les dissout méthodiquement. Après son livre 24/7, où il critiquait l’idéal capitaliste d’une vie sans pause, active en continu, Crary poursuit son analyse radicale. Il décrit un capitalisme en crise généralisée, qui s’appuie sur les technologies numériques pour prolonger son emprise, tout en accélérant l’écocide planétaire. Dans la première partie de son essai — dont nous publions ici des extraits —, il démontre que le numérique et ses usages sont foncièrement incompatibles avec toute perspective post-capitaliste et éco-socialiste. Internet, les réseaux sociaux, loin d’être des espaces de partage, apparaissent comme des dispositifs qui produisent intrinsèquement de l’isolement, de la dépolitisation et de l’assujettissement sous couvert de promesses de liberté et d’égalité. L’écorchement du monde est un texte radical, de combat, nourri de références philosophiques, qui nous rappelle la non neutralité des techniques et en particuliers des techniques numériques et nous invite à dépasser l’idée d’un Internet socialiste ou de potentiels « biens communs numériques ».
Texte intégral (2532 mots)

Dans son dernier essai, L’écorchement du monde – Pour en finir avec l’ère numérique : vers un monde post-capitaliste (Presses du réel, 2025), Jonathan Crary, professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’Université Columbia de New York, s’attaque de front à l’optimisme béat entourant les technologies numériques. Loin de tisser des liens, analyse-t-il, l’ère de la connectivité les dissout méthodiquement. Après son ouvrage 24/7, où il dénonçait l’idéal capitaliste d’une vie sans pause, Crary approfondit sa critique. Il décrit un capitalisme en crise généralisée, qui s’appuie sur le numérique pour prolonger son emprise, tout en précipitant la catastrophe écologique. Dans la première partie de l’essai – dont nous publions ici un extrait -, il défend que les outils et les usages numériques sont intrinsèquement incompatibles avec toute perspective post-capitaliste ou éco-socialiste. Internet et les réseaux sociaux, loin d’être des espaces de partage, fonctionnent comme des dispositifs d’isolement, de dépolitisation et d’assujettissement, le tout sous couvert de promesses de liberté et d’égalité. Ce texte radical, qui défend la non-neutralité des techniques, invite à dépasser l’illusion d’un Internet « libre » ou l’horizon de prétendus « biens communs numériques ».

Depuis la fin des années 1990, on nous répète à l’envi que les technologies numériques dominantes font « définitivement partie de nos vies », qu’elles sont « là pour durer ». Le récit cardinal selon lequel la civilisation mondiale serait entrée dans « l’âge numérique » nourrit l’illusion d’une époque historique dont les déterminations matérielles sont gravées dans le marbre : nulle intervention ou altération possible. L’un des résultats de ce phénomène n’est autre que l’apparente naturalisation d’Internet qui, pour beaucoup de monde, serait désormais installé de façon immuable sur notre planète. Les nombreuses mystifications des technologies de l’information dissimulent toutes le fait que ces dernières sont inséparables des stratagèmes funestes d’un système mondial plongé dans une crise fatale. On s’attarde en général assez peu sur la manière dont la financiarisation d’Internet dépend intimement du château de cartes d’une économie mondiale déjà vacillante et menacée par les multiples impacts du réchauffement climatique et de l’effondrement des infrastructures.

Les discours qui mettent en avant le caractère inévitable et permanent d’Internet sont au départ contemporains des célébrations de la « fin de l’histoire » qui fêtent le soi-disant triomphe de l’économie libérale et du capitalisme mondialisé désormais perçu comme sans rival et promis à un règne infini. Même si, sur le plan géopolitique, cette fiction a rapidement volé en éclats au début des années 2000, Internet semblait venir étayer la thèse d’une posthistoire pourtant chimérique. C’est qu’il paraissait mettre en place une réalité par défaut, uniforme, définie par la consommation et comme dissociée du monde physique, de l’amplification de ses conflits sociaux et de ses désastres environnementaux. L’avènement des réseaux sociaux, avec toutes leurs promesses apparentes d’expression de soi, a brièvement laissé entrevoir la réalisation d’une version dégradée de ce que Hegel apercevait à l’horizon, à savoir l’autonomie et la reconnaissance pour tous.

Mais à présent, en tant que composante constitutive du capitalisme du XXIe siècle et dans son fonctionnement même, Internet neutralise notre mémoire et absorbe les temporalités vécues : il ne met pas fin à l’histoire, mais la rend irréelle et incompréhensible.

Notre paralysie mémorielle se manifeste aussi bien au niveau individuel qu’à l’échelle collective. Il n’y a qu’à observer le caractère éphémère de tout artefact « analogique » qui aurait été numérisé : loin d’être préservé, il est ainsi voué à l’oubli et à la perte, nul ne s’émouvant de sa disparition. De la même manière, notre propre « jetabilité » se reflète dans ces appareils qui, s’ils définissent désormais ce que nous sommes, deviennent néanmoins rapidement d’inutiles épaves numériques. Ces mêmes arrangements qui sont censés faire « définitivement partie de nos vies » dépendent en réalité du règne de l’obsolescence, de la disparition et de l’oubli de toute chose qui vous engagerait potentiellement dans la durée. À la fin des années 1980, l’omniprésence de telles temporalités étriquées n’avait pas échappé à Guy Debord : « Quand l’important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l’être encore l’instant d’après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut aussi bien dire que le moyen employé garantit une sorte d’éternité de cette non-importance, qui parle si haut [1]. »

Au milieu des années 1990, alors qu’Internet était un réseau utilisé depuis des décennies avant tout par des institutions militaires et de recherche, celui-ci s’est mué en un éventail de services en ligne universellement accessibles. Or cette évolution n’est pas la simple conséquence de progrès en matière d’ingénierie des systèmes. Le basculement qui s’est opéré s’inscrit en effet au cœur d’une réorganisation massive des flux de capitaux et d’une transformation des individus en « entrepreneurs de leur capital humain ». De nombreux observateurs ont pu souligner la généralisation de formes de travail caractérisées par leur aspect informel, décentralisé et leur flexibilité. Pourtant, au début des années 1980, rares étaient ceux qui avaient su saisir ce qui se jouait à un niveau plus profond. À titre d’exemple, l’économiste Jean-Paul de Gaudemar était parvenu à identifier une reconfiguration fondamentale du capitalisme allant bien au-delà de la réorganisation du travail et de la dispersion de la production à l’échelle du globe. « Nous vivons en effet une époque où la démonstration est faite que le capital doit désormais reconquérir tout l’espace social dont le mouvement précédent avait eu tendance à le séparer. Si, à ses origines, l’usine sort du corps social, tend à s’en séparer pour élaborer ses propres règles de fonctionnement, il s’agit désormais pour elle de le réintégrer pour le dominer mieux que jamais. [2] » Dans les années 1980, personne n’aurait été capable de prévoir les formes concrètes qu’une telle reconquête prendrait, ni l’implacabilité avec laquelle elle continuerait, des décennies plus tard, à engloutir des pans toujours plus vastes de l’expérience. D’innombrables sphères du social, avec leurs autonomies distinctives et leurs particularités locales, ont disparu ou ont été standardisées sous la forme de simulacres numériques.

Internet est devenu ce dispositif ubiquitaire au sein duquel la société se dissout.

À partir du milieu des années 1990, on a commencé à nous vanter les mérites d’un Internet intrinsèquement démocratique, décentralisant, anti-hiérarchique. On y voyait un outil sans précédent qui favoriserait la libre circulation des idées, échapperait à tout contrôle vertical, et permettrait un accès plus égalitaire aux divers médias. Mais rien de tout cela n’était fondé. Cette brève phase d’enthousiasme naïf n’est pas sans rappeler les espoirs, déçus, qui avaient accompagné dans les années 1970 la généralisation de la télévision par câble. Le récit actuel — celui qui met en scène une technologie égalitariste mise en danger par des firmes monopolistiques tout en se lamentant de l’effritement de la neutralité du réseau et des intrusions dans la vie privée de ses usagers — est tout bonnement faux.

Les « biens communs numériques » n’ont jamais existé et n’existeront jamais.

D’emblée, le déploiement d’Internet auprès du grand public n’est autre qu’une entreprise de confiscation du temps, d’érosion des conquêtes en matière d’autonomie et de dépersonnalisation des liens. La seule raison pour laquelle Internet pouvait sembler plus libre ou plus ouvert dans ses premiers linéaments tient au fait que les projets de financiarisation et d’expropriation n’avaient pas encore atteint cette simultanéité méthodique qui apparaîtra quelques années plus tard grâce à la grande accélération du début des années 2000. Du point de vue des sociétés commerciales transnationales, l’accès universel à Internet a permis de remodeler le travail et la consommation et d’en faire des occupations « 24/7 » libérées de toute contrainte de lieu ou de temps. Une telle évolution a par ailleurs très largement ouvert le champ des possibles en matière de surveillance en ligne des usagers, que l’on peut désormais solliciter à merci — phénomène concomitant à l’intensification de la privatisation du social. Pour reprendre les termes de l’historien des médias Harold Innis, le contrôle que les grandes firmes exercent sur les réseaux numériques peut être compris comme un « monopole du savoir » au service des ambitions d’un empire ou d’un État dominant [3]. Innis avait bien perçu que, tandis qu’ils semblaient démocratiser ou élargir l’accès à l’information, les systèmes de communication avaient eu tout au long de l’histoire une visée plus générale, à savoir la dislocation du tissu social local et régional grâce à l’inscription de ce tissu dans des contextes plus vastes où le monopole du savoir s’applique toujours — pérennisant ce faisant la domination culturelle et économique qui s’exerce à ses dépens. Selon lui, les groupes assujettis ne s’appropriaient dans les faits que rarement ces moyens de communication pour leurs propres desseins politiques.

À partir du milieu des années 1990, la déstabilisation du travail, l’exacerbation des inégalités économiques, le démantèlement des services publics, l’orchestration systémique de l’endettement, ainsi que de nombreux autres facteurs ont entraîné l’apparition de nouveaux modes d’assujettissement politique. L’offre illimitée de divertissements numériques a freiné l’avènement de mouvements de masse anti-système.

Si Internet a pu bénéficier d’un accueil aussi bienveillant, c’est qu’on espérait qu’il pourrait s’agir d’un outil organisationnel indispensable pour les mouvements politiques alternatifs, qu’il offrirait une véritable tribune aux formes d’opposition plus modestes ou marginales.

En réalité, Internet s’est révélé n’être qu’un ensemble de dispositions qui empêchent ou tuent dans l’œuf l’émergence de toute organisation ou action anti-système de longue portée. Internet permet certes de transmettre des informations à un grand nombre de destinataires, et ainsi de prêter main-forte à des mobilisations à court terme portant sur tel ou tel problème précis, souvent en lien avec des politiques identitaires (identity politics), des « révolutions de couleur », des marches pour le climat, ou de brefs élans d’indignation. Mais il faut se souvenir que les larges mouvements radicaux et les mobilisations de masse de plus grande envergure encore qui ont marqué les années 1960 et le début des années 1970 n’avaient pas eu besoin d’une telle fétichisation des moyens matériels utilisés pour leur organisation.

Ceux qui parlent d’Internet comme d’un champ de « sphères publiques » égalitaires, horizontales, font fi de la notion de classes sociales et renoncent à la thèse de la lutte des classes à un moment de l’histoire où ces antagonismes sont plus prégnants que jamais. On peut même dire qu’Internet n’a jamais contribué à décrocher le moindre succès dans la lutte contre le capitalisme ou contre la guerre. À l’inverse, Internet excelle à disperser ceux à qui tout pouvoir a été confisqué dans une mosaïque d’identités séparées, de chapelles, et d’intérêts tout en se montrant particulièrement efficace dans le cimentage de groupes réactionnaires. La fragmentation qu’il engendre devient l’incubateur de particularismes, de racismes et de néofascismes de tout poil. Ainsi que Nancy Fraser et d’autres ont pu le montrer, les politiques identitaires ont été au cœur des stratégies déployées par les élites néolibérales dites « progressistes » : afin d’empêcher qu’une majorité potentiellement puissante ne soit en mesure de se reconnaitre comme telle, celle-ci est divisée en autant de factions distinctes mises en compétition les unes avec les autres dont on accueille avec ostentation une poignée de représentants au sein de la méritocratie [4]. Internet pousse à un degré d’efficacité inédit cette stratégie qui consiste à mettre en avant la diversité et à encourager la compartimentation. En même temps, puisque seules les idées les plus sommairement déballés sont susceptibles de pouvoir circuler sur les réseaux sociaux, tous les programmes au potentiel radical ou insurrectionnel s’en trouvent édulcorés, voire désamorcés, notamment ceux qui ne sont pas voués à produire des résultats immédiats, ou qui peuvent réclamer un engagement sur le long terme. Les théoriciens de la communication sont parvenus à identifier les moyens à travers lesquels certain types de média prenaient les commandes du débat public en le limitant, en redéfinissant ses contours, et en lui dictant ses thèmes. Parmi ces divers « boîtiers de direction » , Internet est devenu le plus infiniment polyvalent et le plus puissant de toute l’histoire des médias de masse. On aurait aujourd’hui peine à trouver une « conversation » qui n’ait été influencée par des mécanismes de plus en plus efficaces destinés à orienter les échanges en ligne et à intervenir jusque dans leur contenu.

[1] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p.25.

[2] Ouvrage collectif, Usines et ouvriers : figures du nouvel ordre productif, Paris, Maspero, 1990, p.15. (Les italiques sont un ajout de Jonathan Crary.)

[3] Cf. Harold Innis, Empire and Communication, Oxford, Clarendon, 1950.

[4] Nancy Fraser, The Old is Dying and the New Cannot Be Born, Londres, Verso, 2019, p13-14.

© Les presses du réel, 2025.

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