Alors que la question de la reconquête des classes populaires est sur quasiment toutes les lèvres, le débat stratégique se réduit trop souvent à la simple question de la ligne politique à adopter. Suffit-il de tenir un bon discours pour rallier à nouveau les classes populaires à la gauche ? La sociologie établit que les classes populaires ont une grande méconnaissance de l’offre politique. Il ne suffit donc pas de tenir une ligne : encore faut-il mener un travail politique d’ancrage pour que ce discours parvienne effectivement à celles et ceux à qui il s’adresse, et qu’ils puissent s’en saisir. C’est dans cette perspective que le philosophe Jean Quétier, dans De l’utilité du parti politique (PUF, 2024), rouvre un débat oublié : celui de la forme « parti » contre la forme « mouvement ». Il défend la première, qu’il considère comme seule capable de reconstruire un rapport de force face au capital. Nous republions ici le chapitre 9 de son ouvrage, qui offre des pistes à toute force politique de gauche qui souhaiterait se donner les moyens de ses ambitions.

La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui présente à bien des égards les traits de ce que Gramsci appelait en son temps une crise organique, au sens où le lien entre les classes populaires et les forces politiques qui les ont longtemps représentées semble s’être brisé. Le diagnostic qu’il formulait à l’époque en disant que « les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles » et « ne croient plus à ce en quoi elles croyaient auparavant »1 paraît d’une actualité brûlante. Il s’illustre d’autant plus dans la célèbre formule par laquelle Gramsci définit la crise organique, en disant qu’elle consiste « dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître », ajoutant que « pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés »2.

Le diagnostic de Gramsci est pourtant moins pessimiste que ce qu’une lecture trop rapide de ces phrases pourrait nous laisser croire. Il est évident que, dans le contexte de l’installation durable du fascisme au pouvoir en Italie, la crise organique apparaît en premier lieu comme une conjoncture particulièrement dangereuse, dans laquelle le pire est toujours à craindre. Mais l’analyse de Gramsci est tout sauf unilatérale. Du scepticisme généralisé à l’égard des forces politiques traditionnelles peut tout aussi bien naître le meilleur, et il est également permis de penser que c’est dans des périodes de ce genre que « se forment les conditions les plus favorables pour une expansion inouïe du matérialisme historique »3, autrement dit du marxisme.

Que de telles conditions soient présentes est une chose, qu’elles débouchent sur des succès concrets en est évidemment une autre. Pour que ce qui ne relève encore que du simple possible puisse devenir réel, il convient justement de réfléchir à la manière dont les partis politiques peuvent agir pour retrouver ce qui a autrefois constitué leur force, à savoir leur ancrage populaire de masse. Le problème qui se pose à nous aujourd’hui se situe donc d’une certaine façon en deçà de l’enjeu central que nous avions évoqué dans le troisième chapitre, à savoir celui de la capacité des partis, et plus spécifiquement celle des partis communistes, à promouvoir un nouveau personnel politique issu du monde ouvrier. Il renvoie de manière plus générale à leur aptitude à gagner la confiance des milieux populaires afin que ces derniers puissent tout simplement se reconnaître en eux et les considérer comme leurs porte-parole légitimes.

En l’occurrence, il ne saurait y avoir de réflexion efficace sur le sujet sans effort fait pour comprendre ce qui, par le passé, a permis de créer ce lien et de l’affermir au cours du temps. Elle l’est d’autant plus que l’on peut s’accorder pour dire aujourd’hui qu’une telle assise n’avait rien de naturel et d’automatique. Sur ce point, il convient de prendre ses distances avec ce que Bernard Pudal, reprenant une formule d’Eric Hobsbawm, a appelé une « tradition inventée », celle de la « relation nécessaire entre communisme et classe ouvrière »4. Si une telle relation nécessaire n’existe pas et relève bien plutôt du « préjugé »5, c’est non seulement en raison de l’exception française – à laquelle il faudrait aussi ajouter l’exception italienne – que représente une telle rencontre, mais aussi et surtout parce que même dans les cas où une telle relation a effectivement existé, elle a été le fruit non seulement de conditions historiques singulières, mais aussi d’un effort militant durable sans lequel ce lien n’aurait sans doute jamais vu le jour.

C’est donc du côté de ces dispositifs spécifiques mis en œuvre au cours du xxe siècle, notamment par le PCF, afin de construire une véritable assise populaire qu’il nous faut à présent regarder pour tâcher d’en tirer des leçons pour aujourd’hui. Il ne s’agit évidemment pas d’y rechercher des recettes toutes faites, qu’il suffirait d’appliquer mécaniquement au contexte d’aujourd’hui. Une telle démarche déboucherait inévitablement sur une impasse, notamment parce que le monde du travail lui-même a profondément changé depuis plusieurs décennies. Il n’en reste pas moins que, tout comme pour la réflexion menée dans le septième chapitre autour du centralisme démocratique, il est permis de penser que ces modalités d’organisation mises en œuvre naguère peuvent constituer une source d’inspiration utile pour affronter les enjeux contemporains, à condition de prendre garde à ne pas les fétichiser.

S’organiser sur le lieu de travail

L’un des premiers éléments qu’il convient de mettre en avant pour comprendre de quelle manière certains partis ont réussi à se constituer sur la durée un véritable ancrage au sein du monde ouvrier est assurément le souci de placer l’organisation politique elle-même au cœur des lieux de travail. Dans le cas du PCF, cette ambition constitue même une démarche caractéristique, rapidement mise en œuvre après la rupture avec la SFIO lors du congrès de Tours. La transformation dans la composition sociale du parti coïncide avec une transformation de ses modalités d’organisation. Les sections territoriales sont remplacées, à partir du milieu des années 1920, par une structuration fondée avant tout sur les entreprises, au sein desquelles sont déployées des cellules. En rupture aussi bien avec l’héritage social-démocrate qu’avec la tradition anarcho-syndicaliste, l’activité du parti s’introduit alors sur le lieu même de l’exploitation, qui se trouve alors placé au cœur de toutes les préoccupations6.

Le succès relatif que rencontre alors le PCF est en bonne partie lié à la manière dont ce travail proprement politique s’articule avec l’activité menée sur les lieux de production par les syndicats. Et si le parti ne fait pas mystère de sa volonté de mettre ces derniers sous tutelle en les considérant, selon la formule consacrée, comme des « courroies de transmission », il n’en reste pas moins que leur présence préalable constitue à bien des égards un prérequis indispensable. Sans ce vivier préexistant, il est plus que douteux que l’implantation communiste dans les entreprises eût été couronnée de succès. Il s’agit indubitablement d’un syndicalisme bien moins puissant et bien moins intégré dans les logiques de cogestion que dans d’autres pays, ce qui constitue assurément un atout pour le PCF, qui n’est pas contraint comme ailleurs d’affronter l’inertie de traditions ouvrières solidement enracinées qu’il lui faudrait tenter de concurrencer. Mais il ne s’introduit pas pour autant dans les lieux de travail de l’extérieur et de manière abstraite, sans disposer de relais déjà formés par les foyers de revendication et de lutte qui lui offrent autant de points d’appui.

La stratégie bolchevique d’implantation dans les entreprises était d’ailleurs elle-même explicitement fondée sur cette idée. Il ne s’agissait nullement de s’adresser ex abrupto à un milieu ouvrier inorganisé, mais bien de faire fructifier politiquement une combativité ouvrière déjà existante et qui apparaissait finalement comme une donnée de départ évidente. Lénine lui-même ne présentait pas les choses autrement au moment d’élaborer les conditions d’adhésion à l’Internationale communiste. Il affirmait en effet que « tout parti qui désire appartenir à l’Internationale communiste est tenu de mener systématiquement et sans faiblesse une action communiste au sein des syndicats, des coopératives et des autres organisations ouvrières de masse »7. C’est à l’intérieur de ces dernières qu’il s’agissait de « constituer des cellules communistes qui, par un travail constant et opiniâtre, [devaient] gagner les syndicats à la cause du communisme »8.

Or c’est justement ce modèle qui semble aujourd’hui être entré en crise pour plusieurs raisons. D’une part sans doute parce que la perspective de la mise sous tutelle des syndicats telle qu’elle avait été théorisée dans la stratégie léniniste apparaît désormais aussi inefficace qu’inacceptable. S’il demeure plus que jamais d’actualité d’offrir des débouchés politiques à la pratique syndicale, l’idée selon laquelle il serait possible de le faire en la subordonnant aux directives d’un parti apparaît clairement obsolète et directement contraire à l’horizon d’autonomie qui nous semble devoir guider toute réflexion sérieuse en la matière. Mais d’autre part, le modèle bolchevique de l’organisation du parti au sein de l’entreprise se trouve aussi remis en cause par les profondes restructurations qu’ont subies les lieux de travail eux-mêmes depuis plusieurs décennies.

Le succès remporté par la stratégie d’implantation du PCF au cours du xxe siècle tient en partie au fait qu’il a concentré ses forces dans ce qui, à l’époque, constituait les formes les plus nouvelles de l’organisation du travail. Comme l’indique Gérard Noiriel, « les lieux de prédilection des organisations communistes sont ainsi ceux qui n’ont pas encore d’histoire »9. Citant l’exemple de l’usine Renault à Billancourt, il souligne qu’elle fait l’objet de sept cent vingt articles dans L’Humanité au cours des années 1920, « soit un tous les huit jours »10. C’est aussi à Renault Billancourt que le PCF expérimente une pratique politique nouvelle : « la prise de parole faite devant la porte principale de l’entreprise au moment de l’entrée ou de la sortie des ouvriers »11. C’est donc bien parce que le PCF était en phase avec le monde du travail tel qu’il était à l’époque qu’il est parvenu à gagner son écoute et sa confiance. Une telle réussite n’était possible que grâce à une connaissance fine des réalités de la production et des modalités les plus récentes de son organisation.

Assurément, la tâche apparaît en la matière sensiblement plus difficile aujourd’hui, non seulement en raison de l’affaiblissement considérable de la pratique syndicale, mais aussi en raison de ce que sont devenus les lieux de travail eux-mêmes. Si la part des ouvriers et des employés représente encore 44,9% de la population en emploi en France en 2022 selon les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), les grandes concentrations rassemblant les travailleuses et les travailleurs en un même lieu ont depuis longtemps cessé d’être la norme. Or, ce sont justement ces grandes concentrations et les luttes collectives qui les traversaient qui ont longtemps constitué le foyer d’implantation des cellules communistes au cours du xxe siècle. La marginalisation progressive de ces bastions revendicatifs au profit d’une organisation du travail bien plus fragmentée, caractérisée par l’isolement de travailleuses et de travailleurs souvent privés du statut de salarié et n’ayant pour la plupart jamais fait l’expérience de luttes sociales victorieuses, doit inévitablement nous conduire à nous interroger sur la pertinence et l’opportunité d’une pure et simple réactivation de la stratégie d’implantation du parti sur les lieux de travail par l’intermédiaire de cellules d’entreprise. Sans prétendre ici trancher cette question de façon définitive, il nous semble qu’il convient au minimum de l’adapter à la réalité du monde du travail d’aujourd’hui et que cette adaptation ne pourra espérer être couronnée de succès qu’à condition de s’accompagner d’un effort de grande ampleur pour saisir les enjeux qui accompagnent ces grandes restructurations, sans se laisser porter par des solutions de facilité héritées des exemples glorieux du passé.

Changer la vie des classes populaires

La capacité de partis comme le PCF à s’ancrer durablement dans les milieux populaires ne tenait toutefois pas seulement à la mise en œuvre d’une stratégie volontariste de présence sur les lieux de travail. Elle était aussi en bonne partie liée aux efforts déployés pour améliorer de façon significative la vie quotidienne des travailleuses et des travailleurs. Loin d’y voir une stratégie clientéliste ou un simple pis-aller réformiste, il y a lieu de penser que ces pratiques jouaient un rôle décisif dans la construction d’un rapport de confiance entre le parti et la classe ouvrière. À travers les différents dispositifs mis en œuvre, le parti faisait ainsi la démonstration de son utilité concrète par des actes bien plus que par de simples paroles. Ce sont de telles pratiques, notamment, qui ont contribué à ancrer l’idée que le PCF n’était pas un parti «comme les autres», dont l’activité politique se résumerait à la propagande électorale.

L’un des principaux outils mobilisés pour mener à bien cette mission a été le recours aux organisations de masse, généralement qualifiées de « satellites » du parti. Ce n’est donc pas le parti lui-même, mais des structures distinctes dont l’autonomie était variable, qui prenaient le plus souvent en charge ces tâches. L’exemple du Secours populaire français (SPF) constitue de ce point de vue un exemple intéressant permettant de comprendre les forces et les limites de ce modèle. Au cours de son histoire, l’organisation – qui s’appelait initialement le Secours rouge – est progressivement passée d’une approche centrée sur le soutien aux militants politiques victimes de la répression à une autre, davantage tournée vers l’aide aux plus démunis et aux sinistrés. Le SPF offre ainsi des vacances ou des jouets aux enfants des familles les plus pauvres. Cette évolution, en grande partie impulsée par Julien Lauprêtre, arrivé à la tête de l’association au milieu des années 1950, peut être appréhendée sous deux angles distincts. D’une part, elle contribue à renforcer sensiblement l’audience et la force de frappe de l’association, véritable organisation de masse au service d’une influence communiste qui s’en trouve indirectement renforcée. Mais, d’autre part, cet élargissement se paie aussi par une dépolitisation progressive de la démarche portée par le SPF, davantage animée par une logique humanitaire. Les liens entre l’association et le parti se distendent, et on passe ainsi d’un « “conglomérat” structuré » à une « “nébuleuse” moins soudée »12. Toutes choses égales par ailleurs, il est permis de considérer qu’il en va de même pour le « communisme municipal » que nous avions évoqué dans le troisième chapitre de l’ouvrage. Les efforts concrets menés localement par des élus pour améliorer sur différents plans les conditions de vie des classes populaires ont avec le temps de moins en moins été perçus et reconnus comme l’un des signes de l’activité cohérente d’un parti mettant en œuvre une stratégie globale à une échelle plus large.

Cette ambiguïté nous semble être au cœur des enjeux qu’il convient aujourd’hui d’affronter pour espérer reconstruire un lien durable entre les partis et les classes populaires. Il s’agit au fond de s’efforcer de traiter de façon conjointe deux questions incontournables : celle de l’utilité du parti et celle de son identification. En l’occurrence, l’hypothèse que nous voudrions ici formuler est que le système fondé sur la division du travail entre parti et association de solidarité est devenu assez largement inadapté au contexte qui est le nôtre. Un tel modèle, en effet, nous semble globalement inapte à produire cette visibilité partisane qui fait aujourd’hui le plus souvent défaut. S’il permet sans doute à des forces politiques déjà bien identifiées et installées dans le paysage politique d’élargir leur audience, il n’est pas certain qu’il soit en mesure de contribuer à les faire connaître auprès d’un public nouveau. Il nous paraît d’autant plus important de prendre cet élément en compte que les effectifs militants des organisations partisanes sont aujourd’hui bien plus restreints que par le passé. Une telle division du travail est dès lors quasiment impossible à mettre en œuvre, du fait des limites objectives du temps libre qui restreignent la durée d’engagement possible des individus.

Dès lors, comment faire ? L’une des orientations qu’il nous semble souhaitable d’emprunter est celle d’une prise en charge des enjeux de solidarité concrète par les partis eux-mêmes, qui ne passerait pas par une délégation à des organisations satellites et qui s’accompagnerait du souci constant de la signification proprement politique des actions entreprises. Il ne s’agit bien entendu ici que d’indiquer une perspective générale, dont la mise en œuvre pratique est toujours semée d’embûches et présente d’indéniables difficultés. Il est pourtant permis de penser qu’il s’agit d’une voie praticable, si tant est qu’on s’efforce de l’emprunter avec constance et détermination. C’est ce dont nous semble témoigner un exemple récent, et à première vue étonnant: la victoire du Parti communiste d’Autriche (KPÖ) aux élections municipales de Graz, la deuxième ville la plus peuplée du pays, en 2021. Cet événement, à contre-courant de la plupart des dynamiques politiques européennes, ne saurait toutefois être considéré comme une surprise complète, car il s’inscrit dans la continuité d’une stratégie menée par le parti depuis plusieurs décennies, et dont l’élection d’Elke Kahr au poste de maire ne constitue finalement que le point d’aboutissement. L’un des ressorts de cette victoire obtenue dans un pays durablement imperméable à l’influence communiste – le KPÖ n’a jamais dépassé la barre des 6% aux élections législatives depuis sa création en 1918 – est justement le déploiement d’une activité de solidarité quotidienne sur le long terme grâce à laquelle il a pu non seulement se faire connaître, mais aussi démontrer son utilité concrète. Dès le milieu des années 1990, en effet, le KPÖ met en place à Graz un numéro d’appel d’urgence à destination des locataires en difficulté, notamment afin d’empêcher les expulsions. D’une certaine façon, on peut considérer que ces initiatives renouent avec des pratiques qui avaient fait la force de la social-démocratie autrichienne avant d’être progressivement abandonnées au cours du temps13. Grâce à une telle démarche, le KPÖ ne tarde pas à être identifié auprès de la population comme le « parti du logement »14. En adoptant une stratégie de ce genre, le risque de sombrer dans une posture de simple charité infrapolitique n’était pas entièrement absent. Pour tâcher de le conjurer, le KPÖ s’est efforcé de ne jamais disjoindre la pratique de l’assistance immédiate aux plus démunis des revendications globales qu’il portait en matière de politique du logement, notamment la mise en place d’une règle limitant leur coût maximal à 30 % des revenus des locataires. Sans prétendre tirer de cet exemple particulier des recettes toutes faites que les autres partis devraient se contenter d’appliquer, il nous semble que l’on peut y trouver une source d’inspiration utile pour l’élaboration d’une stratégie populaire victorieuse.

Modes de vie des classes populaires et tentation populiste

À la question des pratiques de solidarité concrète qu’un parti est susceptible de déployer, il convient pour finir d’ajouter celle des dispositifs qu’il peut mettre en œuvre pour démontrer qu’il est en phase avec le mode de vie des classes populaires lui-même. En effet, la distance croissante entre ces dernières et les partis politiques tient en partie au fait qu’elles perçoivent trop souvent en ceux-ci des institutions incapables de comprendre leurs préoccupations, parce que les individus qui les incarnent ne sont pas confrontés aux mêmes difficultés qu’elles. Il n’est donc pas étonnant que le rapport de proximité entre mode de vie des représentants politiques et mode de vie des milieux populaires doive être considéré comme un enjeu politique central pour tout parti cherchant à reconquérir une assise dans le monde du travail. La question n’est d’ailleurs pas toujours déliée de celle des pratiques de solidarité concrète. C’est ce que montre à nouveau l’exemple du KPÖ de Graz, dont les élus ont décidé de reverser l’essentiel de leurs indemnités aux habitants de la ville en difficulté, afin non seulement de faire la preuve de leur utilité mais aussi et surtout de ne pas perdre de vue la réalité des conditions de vie du public auquel ils s’adressent. Comme l’a expliqué la maire communiste de Graz: « Nous ne voulons pas nous éloigner du revenu moyen de la population car après on ne sait plus comment vivent les gens qui ont moins d’argent. »15

Toutefois, la question de la cohésion entre le parti et le mode de vie des classes populaires ne se réduit pas au seul enjeu du niveau de vie compris de manière quantitative à partir d’un certain seuil de revenus. Le problème qui se pose à nous ici est au moins autant celui de la valorisation et de la promotion d’une certaine manière de vivre considérée comme caractéristique des milieux populaires. La question n’est pas nouvelle, et les organisations ouvrières y ont régulièrement été confrontées au cours de leur histoire. À de nombreuses reprises, il leur a fallu arbitrer entre deux exigences parfois difficilement conciliables : d’une part, celle de l’attachement à un certain nombre de valeurs consubstantielles à la vision du monde qu’ils entendaient diffuser; d’autre part, celle du maintien d’un rapport de confiance avec un public populaire dont les pratiques ne coïncidaient pas toujours d’emblée avec ces mêmes valeurs.

L’ambition d’articuler entre elles ces deux exigences a ainsi parfois conduit le PCF à emprunter des voies dont la pertinence peut aujourd’hui nous interroger, mais qu’il est utile d’évoquer ici pour en faire le bilan. Dans son étude consacrée aux sociabilités militantes au sein du PCF, Julian Mischi prend l’exemple du militantisme dans le marais de Brière en Loire-Atlantique et entreprend de montrer comment le parti a pu se présenter, au cours des années 1960 et 1970, comme le défenseur de la chasse traditionnelle, présentée comme une pratique populaire appelée à susciter la fierté du monde rural populaire contre les élites venues des villes. En l’occurrence, si les communistes affirment vouloir préserver un héritage issu de la Révolution française et s’opposer à l’appropriation du marais par les grands propriétaires fonciers, leur défense des « us et coutumes » de Brière se fait également au détriment des réglementations visant à protéger l’environnement naturel de leur territoire16. On peut donc y voir une démarche fondamentalement ambivalente, qui cherche certes à donner une signification progressiste aux pratiques populaires traditionnelles, mais qui ne parvient à le faire que sur un mode statique, en valorisant l’ancien contre le nouveau et sans véritablement se confronter à ce que ces pratiques peuvent avoir de problématique.

Autrement dit, le risque auquel tout parti se trouve confronté dès lors qu’il entend montrer qu’il se trouve en phase avec les modes de vie des milieux populaires est de structurer son discours autour d’une opposition binaire entre un « eux » et un « nous » n’admettant pas les réserves et les nuances nécessaires à la mise en œuvre d’une stratégie politique intégralement progressiste. Cette dualité du « eux » et du « nous » est souvent considérée, depuis l’étude classique de Richard Hoggart, comme une dimension caractéristique de la manière dont les classes populaires se perçoivent elles-mêmes et comprennent leurs rapports avec le reste de l’espace social17. Outre le fait que cette approche très polarisée mériterait sans doute, sur le plan descriptif, d’être nuancée pour appréhender de façon plus fine le monde des classes populaires aujourd’hui, plus différencié et moins rattaché subjectivement à ce « nous » que ne le suggère l’analyse de Hoggart18, il convient surtout de s’interroger sur l’usage politique qui est susceptible d’en être fait dans le cadre d’une stratégie de reconquête du monde du travail.

L’opposition du « eux » et du « nous » comprise comme fil conducteur politique général constitue en effet l’un des ressorts principaux de la stratégie populiste. Chez Chantal Mouffe, notamment, elle est présentée comme le corollaire de la prise en compte du caractère structurant de l’antagonisme en politique, que le philosophe nazi Carl Schmitt serait l’un des premiers à avoir véritablement mis en lumière, en insistant sur la division fondamentale entre « ami » et « ennemi »19. L’approche développée par la théorie populiste de gauche consiste explicitement, de ce point de vue, à « penser “avec Schmitt contre Schmitt”» en tâchant de « développer ses intuitions dans une autre direction », c’est-à-dire en envisageant « de nouvelles conceptions de la distinction ami/ennemi, qui soient compatibles avec le pluralisme démocratique»20. Or, le problème central auquel une telle conception des choses nous confronte est qu’elle tend à figer l’opposition entre « eux » et « nous » en faisant abstraction du contenu des valeurs qui la sous-tend. Parce qu’elle tourne le dos à la démarche rationaliste et entend faire l’économie de toute référence à des normes à prétention universelle, y compris celles d’autonomie et d’émancipation qui forment l’héritage des Lumières, l’approche populiste conduit à développer des logiques d’identification politiques qui risquent toujours de revêtir une dimension conservatrice, quand bien même l’ambition affichée serait de « construire »21 un peuple nouveau – c’est un point sur lequel nous reviendrons dans la conclusion de cet ouvrage. Et dès lors que la valorisation des modes de vie des classes populaires se fait sans véritable réflexion préalable sur leur contenu, sans opérer le partage entre ce qui, en leur sein, constitue un ensemble de pratiques souhaitables et ce qui, au contraire, relève de conduites problématiques, elle court toujours le risque de sombrer dans le populisme, avec tous les dangers dont celui-ci est porteur.

C’est donc, en suivant une fois de plus la leçon de Gramsci, un tout autre rapport qu’il convient à nos yeux de chercher à construire. En reprenant les réflexions développées à la fin du chapitre précédent au sujet de la relation entre l’élément populaire et l’élément intellectuel, nous pourrions dire que, si elle est souvent en mesure de « sentir » de la même façon que l’élément populaire, la démarche populiste se contente en réalité de flatter ce sentiment et d’y enfermer ceux qui le ressentent. À rebours d’une telle perspective, il nous semble que la démarche d’un parti cherchant à reconquérir une assise populaire doit être de traiter ce sentiment comme un simple point de départ, qu’il n’y a nullement lieu d’ériger en valeur du seul fait de son origine populaire. Il est assurément exact que rien n’est possible en l’absence de ce point de départ, mais il n’en est pas moins vrai que le succès d’une stratégie politique émancipatrice ne se mesure qu’au chemin parcouru, et donc à la capacité du parti à mettre en œuvre cette opération de « catharsis »22 dont parlait déjà Gramsci en son temps.

Notes :

[1] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, op. cit., t. I, Cahier 3, § 34, p. 283. 

[2] Ibid. 

[3] Ibid. 

[4] Bernard Pudal, «Politisations ouvrières et communisme», in Michel Dreyfus et alii (dir.), Le Siècle des communismes, Paris, Éditions de l’Atelier / Éditions ouvrières, 2004, p. 759 

[5] Ibid.

[6] Voir notamment sur ce point Danielle Tartakowsky, Une histoire du PCF, Paris, Puf, 1982, p. 18.

[7] Vladimir Ilitch Lénine, « Les conditions d’admission à l’Internationale communiste », in Œuvres, op. cit., t. XXXI, p. 213. 

[8] Ibid., p. 314. 

[9] Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française. xixe-xxe siècle, Paris, Seuil, 1986, p. 167. 

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Axelle Brodiez, Le Secours populaire français. 1945-2000, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 316. 

[13] Voir à ce sujet notamment Paul Pasteur, Pratiques politiques et militantes de la social-démocratie autrichienne. 1888-1934, Paris, Belin, 2003. 

[14] Voir Franz Stephan Parteder, «Vom Mieternotruf zur stärksten Kraft», Volksstimme, novembre 2021, p. 8. 

[15] Voir Vianey Lorin, « La recette de la victoire des communistes à Graz, deuxième ville d’Autriche », Mediapart, 20 octobre 2021. 

[16] Voir Julian Mischi, Servir la classe ouvrière…, op. cit., p. 300. 

[17] Richard Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970. 

[18] Voir à ce sujet notamment Paul Pasquali, Olivier Schwartz, «La Culture du pauvre : un classique revisité. Hoggart, les classes populaires et la mobilité sociale », Politix, no 114, 2016, p. 34. 

[19] Voir à ce sujet Carl Schmitt, La Notion de politique, Paris, Flammarion, 1992.

[20] Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus, op. cit., p. 26. 

[21] Voir notamment Chantal Mouffe, Íñigo Errejón, Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie, Paris, Cerf, 2015, p. 174. 

[22] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, op. cit., t. III, Cahier 11, § 67, p. 300.