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09.10.2025 à 06:00

« Oui », mais non. Nadav Lapid oublie Gaza dans les brumes

Jean Stern

Le réalisateur israélien en exil à Paris est retourné dans son pays pour y tourner Oui. Il affiche une colère louable contre son gouvernement, mais rate sa cible avec un film vaniteux et autocentré, aussi laid que la société va-t-en-guerre qu'il prétend dénoncer. Oui, le nouveau film de Nadav Lapid, est un long métrage indigeste, dans le sens où il donne littéralement envie de vomir. Et c'est exactement ce que le cinéaste recherche. La démarche est en soi curieuse, et l'on pourrait la (…)

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Le réalisateur israélien en exil à Paris est retourné dans son pays pour y tourner Oui. Il affiche une colère louable contre son gouvernement, mais rate sa cible avec un film vaniteux et autocentré, aussi laid que la société va-t-en-guerre qu'il prétend dénoncer.

Oui, le nouveau film de Nadav Lapid, est un long métrage indigeste, dans le sens où il donne littéralement envie de vomir. Et c'est exactement ce que le cinéaste recherche. La démarche est en soi curieuse, et l'on pourrait la réduire à celle d'un sale gosse si les enjeux n'étaient pas tragiques pour les Palestiniens. Le réalisateur israélien en exil à Paris affiche sa colère on ne peut plus légitime — et qui semble son moteur — contre le gouvernement de son pays. Bien. Mais il cultive dans ce film — par ailleurs interminable — une savante et vaine ambiguïté sur ce qui fait vomir : l'horreur de la guerre à Gaza ou bien la laideur de la société israélienne qui la soutient ?

Lapid a réussi à faire croire, à longueur de plateaux télé, radios et d'interviews presse rythmés de punchlines bien senties, qu'il détestait ce qu'Israël était devenu. Cela lui a valu un déluge d'éloges et de critiques positives. De quoi s'interroger, car Oui est un film pénible, sur la forme et sur le fond.

Une dénonciation hors cadre

J'avais aimé ses films Synonymes, Ours d'or à Berlin en 2019, et surtout Le genou d'Ahed, prix du jury à Cannes en 2021. Peut-être parce que dans ces deux films, Nadav Lapid, que Libération qualifie drôlement de « rebelle idéal », tenait à distance la fiction. Entre le processus d'intégration à la République française puis celui de soumission idéologique des artistes israéliens, le réalisateur se faisait le chroniqueur de son propre destin. Assez égocentrique, sans doute, mais cela fonctionnait parce qu'il maîtrisait ses acteurs et sa caméra vagabonde.

Rien de tel avec Oui. Comme si le sujet Gaza le dépassait, comme s'il était trop lourd. Lapid gave les spectateurs de métaphores sur la désespérance des Israéliens, mais s'avère incapable de se coltiner à un réel dont la dénonciation devient abstraite, hors du cadre.

Y. (Ariel Bronz), le personnage principal, est un musicien fantasque. Avec sa femme Jasmine (Efrat Dor), ils se compromettent dans des soirées de la haute société où se côtoient tycoons douteux d'origine russe, généraux au gros cul et bourgeoises bagouzées et frustrées. Y. et Jasmine boivent, dansent et chantent. Ils font les putes quand l'occasion se présente. Y. semble ne jamais travailler, ne pas s'intéresser à grand-chose et trimballe avec Jasmine l'illusion d'une famille, d'une vie et d'un pays en guerre qu'il ne voit pas. Cela peut paraître dérangeant, mais n'est que descriptif d'un gros d'esprit qui contourne l'obstacle.

Le réel rejoint la fiction lorsque Y. compose un nouvel hymne pour son pays avec les vraies paroles d'une chanson à la gloire des massacreurs de Gaza. Cette chanson existe pour de bon, un chœur d'enfants la déroule d'ailleurs dans un clip trouvé par Lapid sur le web et repris tel quel dans le film1. Cette pièce maîtresse est finalement plus terrifiante que les 2h30 du film. In fine, Y. se vautre un peu plus dans la soumission aux riches, avec force métaphores sexuées, et Jasmine fout le camp avec leur fils. Et la guerre ? Eh bien, dans les brumes.

Comme son héros, Lapid se disperse dans une désinvolture provocatrice, désagréable et laide. Y. est laid, Israël est laid. Mais n'est-ce pas plutôt la laideur de la guerre à Gaza qu'il fallait affronter ? La description de la perversité sociale et sexuelle des hyper-riches israéliens complices de l'état-major de l'armée lasse assez vite, et semble aussi vaine que la vanité de ces gens-là — qui triomphent, même chez Lapid, censé incarner leur contraire.

Un arrière-fond tenu à distance

La guerre livrée par Israël à Gaza n'est dans ce film que l'arrière-fond du propos, brumeux le plus souvent, toujours tenu à distance en tout cas. Elle se déploie de loin en loin, à travers un dispositif de vrais-faux flashs d'information, ou via des images tournées depuis la tristement célèbre « colline de l'amour », où certains Israéliens vont se bécoter face à Gaza — autrement dit, depuis le point de vue d'un Israélien contemplant la destruction en cours. Du haut de cette colline, la vue est imprenable et les bruits de la guerre sont assourdis. Dans ce film tonitruant, le contraste est saisissant. Les Israéliens de fiction de Lapid gueulent moins contre la guerre que contre eux-mêmes. Ils ne cherchent pas l'expiation mais l'oubli, et soutiennent la guerre, car c'est le plus simple. Dans le cas de Y., c'est même le plus lucratif.

Il y a d'ailleurs dans tout cela quelque chose de logique qui rend l'objet du film vain. On peut s'en désoler mais, dans la plupart des guerres, les populations soutiennent leur pays. Et si ce n'est pas le cas, elles font la révolution. Israël en est loin, très loin… L'ex-petite amie (Naama Preis) de Y., devenue une sorte de propagandiste de l'armée, est le personnage le plus sympathique du film, c'est dire… Sur la « colline de l'amour », les deux anciens amants font comme tout le monde, ils se roulent une pelle. Énième trahison dans le cas de Y.

Une élite culturelle incapable d'affronter la saleté du réel

La misère grandiloquente de ce film est le produit d'un égocentrisme typique d'une certaine gauche culturelle israélienne, qui se complaît dans la posture du dedans-dehors. Lapid vit ainsi à l'étranger et affiche son exil comme une situation victimaire. Mais il tourne sans problème à Tel-Aviv, avec le concours de financements israéliens, certes minoritaires, qu'il dénonce sur le principe tout en les acceptant. Il inscrit d'ailleurs son film à la cérémonie des Césars locaux (les Ophir Awards), car c'est là bel et bien son territoire, la colline dont il parle au sens, d'ailleurs, littéral du terme, comme on le voit à l'écran.

Lapid a eu des phrases fortes dans les médias qui lui ont valu les sympathies du public. On peut dire que c'est déjà ça. Mais son film montre, une fois de plus, les ravages de la politique israélienne chez l'élite culturelle, globalement incapable d'affronter la saleté du réel autrement que par des systèmes métaphoriques douteux ou des complaintes autocentrées. Le réalisateur veut renvoyer son pays à un miroir maléfique. Au passage, il oublie de se regarder dans la glace.


1C'est d'ailleurs le détournement bien réel d'un chant sioniste de 1948. La famille de l'auteur s'était opposée à l'utilisation par Lapid de cette version «  modernisée  », mais en vain… 

09.10.2025 à 06:00

Gaza. Deux ans de guerre israélienne permanente

Alain Gresh, Sarra Grira, Muzna Shihabi, Nitzan Perelman Becker

Horizons XXI est une carte blanche laissée aux rédactions d'Orient XXI et Afrique XXI qui revient sur l'actualité ou l'histoire de l'Afrique et des mondes arabe et musulman à travers des entretiens. À retrouver une fois par mois sur le média indépendant Au Poste. Deux ans après le début de la guerre génocidaire que mène Israël contre Gaza, nous faisons le point sur la situation dans les territoires palestiniens, mais aussi à l'intérieur de la société israélienne et dans le reste de la (…)

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Horizons XXI est une carte blanche laissée aux rédactions d'Orient XXI et Afrique XXI qui revient sur l'actualité ou l'histoire de l'Afrique et des mondes arabe et musulman à travers des entretiens. À retrouver une fois par mois sur le média indépendant Au Poste.

Horizons XXI. Gaza : deux ans de guerre israélienne permanente - YouTube

Deux ans après le début de la guerre génocidaire que mène Israël contre Gaza, nous faisons le point sur la situation dans les territoires palestiniens, mais aussi à l'intérieur de la société israélienne et dans le reste de la région. Pour cette émission de rentrée d'Horizons XXI sur Au Poste, nous parlons du nettoyage ethnique tous azimuts à Gaza mais aussi en Cisjordanie, des autres fronts ouverts par Israël dans la région, de politique intérieure israélienne et de complicité internationale, de Washington jusqu'à Paris.

Avec Alain Gresh, directeur et fondateur d'Orient XXI et d'Afrique XXI ; Nitzan Perelman Becker, docteure en sociologie politique et membre du collectif de recherche Yaani ; et Muzna Shihabi, ex-conseillère de l'Organisation de la Palestine (OLP), chargée de développement au Centre arabe de recherches et d'études politiques (CAREP) de Paris.
Présentée par Sarra Grira, rédactrice en chef d'Orient XXI.

08.10.2025 à 06:00

Maroc. Quand la Génération Z se soulève

Hajar Raissouni

Depuis le samedi 27 septembre, la vie du royaume est rythmée par les manifestations quotidiennes du mouvement GenZ 212. Lancée par des jeunes autonomes refusant toute affiliation politique ou syndicale, la contestation innove et mobilise. Mais elle doit aussi faire face aux limites de son manque de structuration, tandis que les élites au pouvoir semblent attendre le discours du roi prévu pour le 10 octobre. Elle était jusque-là perçue comme indifférente à la chose publique. Mais les (…)

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Depuis le samedi 27 septembre, la vie du royaume est rythmée par les manifestations quotidiennes du mouvement GenZ 212. Lancée par des jeunes autonomes refusant toute affiliation politique ou syndicale, la contestation innove et mobilise. Mais elle doit aussi faire face aux limites de son manque de structuration, tandis que les élites au pouvoir semblent attendre le discours du roi prévu pour le 10 octobre.

Elle était jusque-là perçue comme indifférente à la chose publique. Mais les manifestations qui secouent le Maroc depuis le 27 septembre 2025 ont braqué les projecteurs sur la jeune génération à l'initiative du mouvement de contestation. Selon les chiffres du Haut-Commissariat au Plan, les jeunes de moins de 25 ans représentent 26 % de la population marocaine et se caractérisent par « un fort attachement à la technologie, de grandes ambitions et une capacité d'influence sociale et économique ». Ils sont aussi particulièrement touchés par la précarité économique et sociale. Au deuxième trimestre 2025, le taux de chômage des 15-24 ans a atteint 35,8 %, contre 21,9 % pour les jeunes de 25 à 34 ans, et une moyenne nationale de 12,8 %.

Lors des premières manifestations, qui ont principalement eu lieu à Rabat, Casablanca, Meknès et Tanger, avant que d'autres villes ne rejoignent la contestation, le mouvement est apparu comme largement spontané, sans mots d'ordre. Seules quelques banderoles ont été déployées. Mais très vite, des slogans ont émergé : « Nous ne voulons pas de la Coupe du monde… la santé avant tout », « Le peuple veut la fin de la corruption ». Des critiques directes du volume des dépenses consacrées aux infrastructures et à la construction des stades en prévision de l'organisation par le Maroc de la Coupe d'Afrique des nations (CAN, décembre 2025 — janvier 2026), et surtout de la Coupe du monde 2030, aux côtés de l'Espagne et du Portugal. Ces dépenses interrogent sur les priorités de l'État, alors que les services publics de base, comme la santé et l'éducation, connaissent une nette détérioration.

Contrairement au mouvement du 20 février, né en 2011, soutenu à l'époque par plus de 20 organisations de défense des droits humains et syndicales et qui avait vu la participation de jeunes appartenant à des structures politiques, les manifestations actuelles émanent d'un groupe de jeunes peu structuré : la GenZ 212, combinaison de « Génération Z »1 et l'indicatif téléphonique du Maroc.

Malgré la participation de figures de gauche à certaines manifestations, comme Nabila Mounib, secrétaire générale du Parti socialiste unifié (PSU), et Abdelhamid Amine, ancien président de l'Association marocaine des droits humains (AMDH), il n'y a eu aucun soutien actif à ce mouvement. Quelques organisations politiques et de défense des droits humains se sont contentées de publier des communiqués exprimant leur soutien aux revendications sociales et dénonçant l'approche sécuritaire adoptée par le pouvoir.

La démocratie via Discord

Pour se coordonner, la GenZ 212 passe principalement par la plateforme Discord, dont le serveur compte plus de 170 000 membres au Maroc. Discord est une application de messagerie instantanée et un réseau social communautaire lancé en 2015, qui permet aux utilisateurs d'échanger des messages texte et des appels vocaux ou vidéo. Elle était à l'origine prisée par les gamers, les adeptes de jeux vidéo. Si son usage s'est démocratisé dans certains pays comme la France, elle reste au Maroc largement utilisée par les jeunes gamers de la génération Z. Elle leur permet d'échanger pendant les parties de jeu, de diffuser des sessions en direct et de partager leurs expériences. Le choix de cette plateforme pour coordonner les appels à manifestation rappelle des exemples similaires ailleurs dans le monde, à Madagascar et surtout au Népal, où des manifestants de la même génération ont eu recours à la même application le 4 septembre 2025, après la suspension de plusieurs réseaux sociaux par les autorités.

On trouve sur Discord plusieurs chaînes de discussion, une pour chaque région du royaume, ce qui facilite la coordination entre les habitants des mêmes villes et villages. Les horaires des discussions quotidiennes sont annoncés sur les pages des réseaux sociaux du mouvement. Elles commencent souvent après 22h. L'administrateur de la chaîne commence par faire le bilan de la journée de manifestation. Les membres prennent ensuite la parole à tour de rôle pour exprimer leurs opinions, et faire part de leurs suggestions. Souvent, les échanges se poursuivent pendant des heures. À la fin de chaque soirée, on passe au salon appelé « Annonces » où les membres doivent répondre à la question suivante : « À vous de décider : soutenez-vous la poursuite des manifestations demain ? » Les membres n'ont que deux options : « oui » ou « non ». Jusque-là, le « oui » dépasse tous les jours les 80 %, témoignant d'un engagement clair de la part de la majorité des participants à poursuivre la mobilisation.

Dans ces discussions quotidiennes sur Discord, la spontanéité qui caractérise les manifestations apparaît comme intentionnelle. Les membres de la Génération Z insistent constamment sur leur totale indépendance vis-à-vis des partis politiques et des syndicats, témoignant ainsi de l'aversion de toute une jeunesse pour les structures intermédiaires, qui ont perdu toute crédibilité à leurs yeux. Sur les réseaux sociaux également, ils le revendiquent haut et fort : « Nous n'appartenons à aucun parti ni mouvement politique. Nous sommes des jeunes libres, notre voix est indépendante et notre seule revendication est la dignité et les droits légitimes de chaque citoyen. »

Alors que les appels aux manifestations des 27 et 28 septembre commençaient à circuler, plusieurs sites web et pages pro-gouvernementales se sont empressés d'accuser les organisateurs de « séparatisme » et de « servir des intérêts étrangers » dans le but de déstabiliser le royaume et menacer son intégrité territoriale. En réponse à ces accusations, les administrateurs de la page GenZ 212 ont publié sur les réseaux sociaux une déclaration le 18 septembre où l'on peut lire : « Nous ne sommes ni contre la monarchie ni contre le roi. Au contraire, nous considérons la monarchie comme essentielle à la stabilité et à la continuité du Maroc. »

Il convient de noter que depuis le début du règne du roi Mohammed VI, aucun mouvement social ou politique n'a lancé de slogan contre la monarchie. Même le Mouvement du 20 février appelait à une « monarchie parlementaire ».

Les mobilisations changent, les revendications restent

Les revendications du mouvement ne sont pas propres à cette génération. Elles reflètent plutôt des préoccupations partagées par tous les Marocains. Interrogée par Orient XXI, la militante des droits humains Siman explique :

La génération Z est peut-être à l'origine de ce mouvement, mais elle n'est pas la seule à manifester dans la rue. Les revendications exprimées aujourd'hui ne sont pas nouvelles, mais s'inscrivent dans la continuité de celles du Mouvement du 20 février, puis du Hirak du Rif, qui a conduit à l'arrestation de plusieurs jeunes dans la région.

GenZ 212 intervient en effet après un mois de mobilisations importantes au Maroc, notamment devant plusieurs hôpitaux de la ville d'Agadir (sud-ouest) pour protester contre l'état des services de santé, à la suite du décès de huit femmes après leur accouchement, dans des circonstances qui restent mystérieuses. Selon le ministère de la santé, une enquête a été ouverte, mais ses conclusions n'ont pas encore été publiées. D'autres villes ont également été le théâtre de manifestations en faveur des victimes du tremblement de terre de la province d'Al Haouez, qui a frappé le pays en septembre 2023. Enfin, plusieurs marches en soutien à la Palestine et contre la normalisation des relations du Maroc avec Israël depuis 2020 ont également eu lieu. Autant de mobilisations qui, contrairement aux manifestations de GenZ 212, n'ont pas été réprimées et se sont déroulées dans une atmosphère relativement calme.

Selon les chiffres compilés par les sections de l'AMDH au cours des trois premiers jours de manifestations, plus de 300 personnes ont été arrêtées rien qu'à Rabat, et des dizaines d'autres ailleurs. Le premier jour, les interpellés ont été libérés à l'aube. Mais les forces de l'ordre ont changé d'approche dès le lendemain. Selon les chiffres publiés par l'Espace marocain des droits de l'Homme2 le nombre total de personnes arrêtées et placées en garde à vue s'élève à 272, dont 39 mineurs. Trente-six personnes ont été condamnées à des peines de prison, et 221 ont été libérées sous une caution allant de 300 à 600 euros. La plupart des jeunes ont été inculpés de « rassemblement non autorisé, d'entrave à l'action des forces de l'ordre et d'appel à un rassemblement non autorisé ». Ces arrestations ne se sont pas déroulées sans violence. Plusieurs jeunes femmes ont été harcelées pendant leur garde à vue, et de jeunes hommes arrêtés ont été insultés, qualifiés de « pervers » et de « génération de la perversion ». Selon nos sources, le procureur du Roi a constaté des signes de violence physique sur certains d'entre eux. Selon la militante de droits humains Samia Regragui, « la répression et les arrestations ont augmenté la sympathie de la population envers les manifestants, ce qui constitue un véritable acquis ».

L'autonomie, une arme à double tranchant

Cette sympathie a toutefois été mise à l'épreuve dès le quatrième jour de manifestations, à cause des actes de violence qui ont notamment éclaté dans des zones qui n'étaient pas concernées par le mouvement GenZ 212. Des affrontements ont eu lieu dans plusieurs villes entre manifestants et forces de l'ordre, faisant des blessés des deux côtés et détruisant des biens publics et privés. Le mercredi 1er octobre, trois personnes ont été tuées par la police à Leqliaa, une ville située à 20 kilomètres au sud d'Agadir.

Le soir même, la situation a fait l'objet d'une grande discussion sur Discord, où de nombreux participants ont condamné sans équivoque les actes de vandalisme, affirmant que leurs auteurs « ne représentent ni n'appartiennent au mouvement ». D'autres, en revanche, ont estimé que c'était la violence excessive avec laquelle les autorités ont répondu aux manifestations pacifiques qui était à l'origine des réactions de colère et de violence de certains manifestants. D'autres encore se sont demandé si cette violence n'était pas provoquée, et n'avait pas pour but de nuire à l'image du mouvement, dans le but de saper le soutien populaire dont il bénéficie et d'instiller la peur parmi les Marocains.

Malgré les appels à arrêter les manifestations lancés par certains responsables politiques, comme l'ancien premier ministre islamiste Abdelilah Benkirane, les membres du groupe Discord ont continué à voter pour la poursuite des manifestations pacifiques. Mais la spontanéité du mouvement GenZ 212 et son rejet de toute organisation et de toute direction formelles constituent une arme à double tranchant. Si elle préserve l'indépendance du mouvement et le protège de toute tentative de manipulation politique ou d'exploitation par les partis, notamment à l'approche des élections législatives prévues pour septembre 2026, l'absence de structures organisationnelles rend difficile l'harmonisation des slogans et des revendications. Surtout, elle entrave le contrôle des formes d'expression pour un mouvement qui se revendique comme pacifique.

Quand les partis politiques se réveillent

Après trois jours de silence radio, les partis de la majorité gouvernementale — le Rassemblement national des indépendants, le Parti authenticité et modernité et le Parti Istiqlal — se sont réunis le mardi 30 septembre 2025 à Rabat, sous la présidence du chef du gouvernement Aziz Akhannouch. Ensemble, ils ont affirmé comprendre la colère de la jeunesse, et être disponibles à y répondre par le dialogue et la discussion, dans le cadre des institutions prévues à cet effet. La majorité gouvernementale a également reconnu le retard chronique dont souffre le secteur de la santé, tout en soulignant que sa réforme est un chantier colossal qui nécessite du temps. Dans sa brève déclaration du jeudi 2 octobre 2025, le Premier ministre Aziz Akhannouch a néanmoins mis en garde contre les actes de « violence et de vandalisme » observés dans certaines villes, évoquant une « escalade dangereuse portant atteinte à la sécurité et à l'ordre public ». Mais aucune mesure concrète n'a été prise. Pour Khalid Al-Bakkari, professeur universitaire au Centre Régional des Métiers de l'Éducation et de la Formation de Casablanca (CRMEF) et militant des droits humains :

Comme ses prédécesseurs, le gouvernement actuel a renoncé à nombre de ses prérogatives constitutionnelles. Il en est venu à considérer la gestion des manifestations et des crises majeures — notamment celles liées aux catastrophes naturelles — comme relevant de la compétence de l'État et non de la sienne, c'est-à-dire de celle du Makhzen3. C'est pour cela que le gouvernement reste passif. Le chef du gouvernement n'a ni communiqué avec les citoyens ni tenu de réunion avec le ministre de l'intérieur.

Le mouvement GenZ 212 a finalement choisi d'adresser ses revendications directement au roi, ignorant les appels au dialogue du gouvernement. Ses demandes sont claires : la démission du gouvernement d'Aziz Akhannouch, la poursuite des personnes impliquées dans des affaires de corruption et la libération des personnes arrêtées lors des manifestations. Désormais, tous les regards se tournent vers le roi Mohammed VI, dont le discours, à l'occasion de l'ouverture de l'année législative, le vendredi 10 octobre 2025, est extrêmement attendu.


1NDT. Nom donné aux personnes nées entre 1997 et 2012. Il s'agit de la première génération qui a grandi avec Internet.

2NDLR. Groupe de défense des droits humains créé en 2022 et proche de l'organisation islamique Al-Adl wal-Ihsane (Justice et bienfaisance) fondée par le cheikh Abdessalam Yassine.

3Mot qui désigne les institutions régaliennes de l'État marocain : le palais, le ministère de l'intérieur, les services de sécurité, l'armée et les renseignements.

07.10.2025 à 06:00

Israël-Iran, la course à l'abîme

Trita Parsi

Une nouvelle conflagration entre Israël et l'Iran paraît inévitable et, peut-être, toute proche, les Européens ayant délibérément choisi de s'aligner sur les faucons de l'administration Trump dans le contentieux nucléaire. Au risque d'être entraînés dans un conflit majeur et incontrôlable. Analyse. Israël va-t-il se lancer dans une autre guerre contre l'Iran ? Téhéran s'attend à cette attaque et s'y prépare. Lors de la dernière guerre, en juin 2025, il avait misé sur le long terme et (…)

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Une nouvelle conflagration entre Israël et l'Iran paraît inévitable et, peut-être, toute proche, les Européens ayant délibérément choisi de s'aligner sur les faucons de l'administration Trump dans le contentieux nucléaire. Au risque d'être entraînés dans un conflit majeur et incontrôlable. Analyse.

Israël va-t-il se lancer dans une autre guerre contre l'Iran ? Téhéran s'attend à cette attaque et s'y prépare. Lors de la dernière guerre, en juin 2025, il avait misé sur le long terme et programmé ses attaques de missiles dans l'optique d'un conflit prolongé. Pour le prochain round, cependant, il n'est pas exclu que l'Iran frappe de manière décisive dès le début des hostilités dans le but de dissiper toute idée qu'il puisse être asservi à une domination militaire d'Israël.

Ainsi, la guerre à venir sera probablement beaucoup plus sanglante que la première. Si le président étatsunien Donald Trump cède à nouveau à la pression de Tel-Aviv et se mêle au combat, les États-Unis pourraient être confrontés à une guerre totale avec l'Iran qui ferait de l'invasion de l'Irak en 2003 une promenade de santé en comparaison.

La guerre des 12 jours en juin n'a jamais porté uniquement sur le programme nucléaire iranien. Il s'agissait plutôt de modifier l'équilibre des forces au Proche-Orient, les capacités nucléaires iraniennes étant certes un facteur important, mais pas décisif. Depuis plus de 20 ans, Israël presse les États-Unis d'intervenir militairement contre l'Iran afin de l'affaiblir et de rétablir un équilibre régional en sa faveur — un équilibre qu'Israël ne saurait atteindre seul.

Une guerre sans vainqueur

Dans ce contexte, les bombardements israéliensavaient trois objectifs principaux, au-delà de l'affaiblissement des infrastructures nucléaires iraniennes : entraîner les États-Unis dans un conflit militaire direct avec l'Iran, décapiter le régime iranien et transformer l'Iran en nouvelle Syrie ou Liban — des pays qu'Israël peut bombarder en toute impunité et sans aucune réaction étatsunienne. Un seul des trois objectifs a été atteint. Pire, Trump n'a pas « anéanti » le programme nucléaire iranien. Et ce dernier n'a pas été ramené au point où la question pourrait être considérée comme réglée.

En d'autres termes, en ayant attaqué l'Iran en juin, Tel-Aviv n'a remporté, au mieux, qu'une victoire partielle. Israël aurait préféré que Trump s'engage pleinement en ciblant à la fois les forces conventionnelles et les infrastructures économiques de l'Iran. Mais si la Maison Blanche était favorable à une opération militaire éclair et déterminante, Donald Trump craignait une guerre totale. Sa stratégie visant à bombarder les installations nucléaires iraniennes avait donc pour objectif de limiter toute escalade plutôt que de l'amplifier. À court terme, Donald Trump a réussi — au grand dam d'Israël — mais, à plus long terme, il a laissé Israël le piéger dans une logique de confrontation.

Son refus d'agir au-delà d'une campagne limitée de bombardements est l'une des raisons pour lesquelles Israël a accepté un cessez-le-feu. Au fur et à mesure que la guerre perdurait, Israël subissait des pertes sérieuses : sa défense aérienne a été dégradée et l'Iran a gagné en efficacité pour la pénétrer avec ses missiles. Alors qu'Israël aurait probablement poursuivi la guerre si les États-Unis s'y étaient totalement engagés, son calcul a changé dès lors qu'il est devenu clair que les frappes ordonnées par Trump étaient limitées. Certes, Israël a réussi à attirer Trump et les États-Unis dans le conflit, mais il a échoué à les y maintenir.

Les illusions d'un soulèvement

Les deux autres objectifs d'Israël, toutefois, furent clairement des échecs. Malgré les premiers succès du renseignement israélien — comme l'assassinat de 30 officiers supérieurs et de 19 scientifiques nucléaires — Tel-Aviv n'a pu que perturber temporairement les opérations iraniennes de commandement et de contrôle. En l'espace de 18 heures, l'Iran a remplacé la plupart, sinon la totalité, de ces hauts gradés. Il a aussi lancé un puissant barrage de missiles, démontrant sa capacité à absorber des pertes importantes tout en initiant une contre-attaque intense.

Israël espérait que ses premières frappes sèmeraient la panique au sein du régime iranien et précipiteraient sa chute. Selon le Washington Post, des agents du Mossad, parlant couramment le farsi, ont appelé les portables de hauts responsables iraniens en menaçant de les tuer, eux et leurs familles, s'ils ne tournaient pas des vidéos dénonçant le régime et s'ils ne faisaient pas ouvertement défection. Plus de 20 appels de ce genre ont été passés pendant les premières heures de la guerre, alors que l'élite dirigeante iranienne était encore sous le choc de pertes importantes1. Pourtant, il n'y a aucune preuve qu'un seul général iranien a capitulé face à ces menaces.

Contrairement aux espoirs de Tel-Aviv, l'assassinat d'officiers supérieurs des Gardiens de la révolution (IRGC) n'a pas conduit à des manifestations de masse ou à un soulèvement contre la République islamique. Au lieu de cela, les Iraniens de toute obédience politique se sont rassemblés autour du drapeau, sinon du régime lui-même, tandis qu'une vague de nationalisme déferlait à travers le pays.

Le régime n'est pas tombé

Israël n'a pu tirer profit de l'impopularité du régime. Presque deux ans après avoir commis des atrocités à Gaza et lancé une attaque violente contre l'Iran en pleine négociation sur le nucléaire, seule une minuscule fraction d'Iraniens — principalement dans la diaspora — considère Israël positivement.

De fait, au lieu de mobiliser la population contre les autorités, Israël a réussi à redonner de l'air à une République islamique à bout de souffle. Plutôt que de condamner le régime pour avoir investi dans un programme nucléaire, une industrie de missiles et un réseau de groupes alliés non étatiques, de nombreux Iraniens sont aujourd'hui furieux que ces éléments de la dissuasion iranienne se soient avérés insuffisants. C'est ce qu'a expliqué un artiste de Téhéran à Narges Bajoghli, anthropologue à l'Université étatsunienne Johns Hopkins :

J'étais de ceux qui scandaient pendant les manifestations de ne pas envoyer d'argent iranien au Liban ou en Palestine. Mais maintenant, je comprends que les bombes auxquelles nous sommes tous confrontés sont les mêmes et que si nous ne disposons pas de défenses solides dans toute la région, la guerre viendra à nous.2.

Il n'est pas certain que cet état d'esprit durera. Mais à court terme, les attaques israéliennes semblent avoir paradoxalement renforcé le régime en affermissant la cohésion interne et en réduisant le fossé entre l'État et la société.

Campagne électorale aux États-Unis

Israël n'a pas non plus réussi à transformer l'Iran en une seconde Syrie ni à imposer dans la durée une domination des airs qui ne dépendait pas de l'allié étatsunien. Bien qu'Israël ait pris la maîtrise de l'espace aérien iranien pendant la guerre, il n'a jamais pu opérer en toute impunité. Et la réponse des missiles lui a infligé des dégâts inacceptables.

Sans une aide substantielle des États-Unis — y compris l'utilisation du quart de leurs intercepteurs de missiles THAAD en seulement 12 jours — Israël aurait peut-être été incapable de continuer la guerre. Et c'est ce qui rend probable une nouvelle offensive israélienne. Le ministre de la défense Israël Katz et le chef d'état-major Eyal Zamir n'en font pas mystère. La guerre de juin n'était que la première phase, selon Zamir, pour qui Israël « ouvre maintenant une nouvelle phase » du conflit3. .

Que l'Iran reprenne ou non l'enrichissement de l'uranium, Israël est déterminé à ne pas lui laisser le temps de reconstituer son arsenal balistique, ni de restaurer ses systèmes antiaériens, ni de déployer des dispositifs améliorés. Cette logique est au cœur de la stratégie israélienne dite de la « tonte de la pelouse » (tactique appliquée aussi à Gaza) : frapper préventivement et de manière répétée afin d'empêcher l'adversaire de développer des capacités qui pourraient défier la domination militaire israélienne.

Cela signifie que, l'Iran ayant déjà reconstitué ses ressources militaires, Israël a intérêt à frapper le plus tôt possible. Le rétablissement le 28 septembre 2025 par l'Europe des sanctions contre Téhéran via le mécanisme « snapback »4 aux Nations unies pourrait fournir à Israël un prétexte politique pour relancer la guerre. En réponse, Téhéran a menacé de suspendre sa coopération avec l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).

En outre, la fenêtre pour attaquer se refermera probablement une fois que les États-Unis entreront en campagne pour les élections de mi-mandat de novembre 2026, car cela compliquera la marge de manœuvre politique de Trump. Les frappes pourraient donc bien prendre place dans les tout prochains mois.

« Tondre la pelouse »

C'est évidemment ce que les dirigeants iraniens veulent empêcher. Pour dissiper toute illusion que la stratégie israélienne de « la tonte de la pelouse » fonctionne, l'Iran, lui, est susceptible de frapper fort et vite dès le déclenchement de la prochaine guerre.

« Si l'agression se répète, nous n'hésiterons pas à réagir de manière encore plus décisive et qui sera IMPOSSIBLE à dissimuler », a promis le ministre iranien des affaires étrangères, Abbas Araghchi, sur X le 28 juillet 2025. Les dirigeants iraniens estiment que le coût pour Israël doit être exorbitant, faute de quoi les capacités balistiques de l'Iran seront progressivement érodées, laissant le pays sans défense.

Puisque la guerre de juin s'est terminée sans victoire tangible, l'issue du prochain conflit dépendra du camp qui aura le mieux appris et qui saura agir le plus rapidement. Israël est-il capable de reconstituer ses intercepteurs plus rapidement que l'Iran peut reconstruire ses lanceurs et approvisionner son arsenal de missiles ? Le Mossad est-il toujours profondément implanté en Iran ou bien la plupart de ses ressources ont-elles été épuisées pendant la dernière guerre en cherchant en vain à provoquer la chute du régime ? Téhéran a-t-il acquis plus de connaissances quant à la pénétration des défenses aériennes israéliennes qu'Israël en a acquis pour l'en empêcher ? Pour l'instant, aucune des deux parties ne peut répondre positivement à ces questions.

Et c'est précisément parce que l'Iran ne peut être certain qu'une réponse plus forte neutralisera la stratégie israélienne qu'il est susceptible de réévaluer sa posture nucléaire — surtout maintenant que d'autres piliers de sa dissuasion, y compris l'« axe de la résistance » et la doctrine de l'ambiguïté nucléaire, se sont avérés impuissants.

La réponse de Trump à une deuxième guerre entre Israël et l'Iran pèsera évidemment. Déjà, il ne semble pas disposé à s'engager dans un conflit prolongé. Politiquement, les frappes qu'il a ordonnées en juin ont déclenché une « guerre civile » au sein du mouvement MAGA (Make America Great Again).

Au plan militaire, cette guerre de 12 jours a révélé des lacunes graves dans le stock de missiles des États-Unis. Résultat, Trump et l'ex-président Joe Biden ont épuisé une partie substantielle des intercepteurs antiaériens dans une région que ni l'un ni l'autre ne considèrent comme vitale pour les intérêts fondamentaux des États-Unis. Mais en donnant son feu vert à la première salve israélienne, Trump est tombé dans le piège d'Israël — et il n'est pas certain qu'il puisse en sortir, surtout s'il s'accroche à « l'enrichissement zéro » comme base d'un accord avec l'Iran. Et un engagement limité n'est probablement plus une option. Trump devra soit entrer de plain-pied en guerre, soit rester en retrait. Et rester à l'écart exige davantage qu'un simple refus une fois pour toutes — cela demande une résistance soutenue face aux pressions israéliennes. Jusqu'à présent, le président étatsunien n'en a montré ni la force ni même la volonté.

Subordination européenne

Le rôle de l'Europe dans cette équation est devenu de plus en plus négatif. La troïka européenne dite E3 (Allemagne, France et Royaume-Uni) justifie le « snapback » comme un levier nécessaire pour faire pression sur l'Iran afin qu'il revienne à la table des négociations, même si Téhéran était sérieusement engagé dans la voie diplomatique lorsqu'Israël a décidé de bombarder cette table. Si les exigences de l'UE à l'égard de l'Iran semblent raisonnables à première vue — comme celle de donner aux inspecteurs de l'AIEA l'accès à ses sites nucléaires —, les réserves de Téhéran ne sauraient être réduites à un simple entêtement.

Les responsables iraniens soupçonnent depuis longtemps que des informations sensibles partagées avec l'AIEA se sont retrouvées entre les mains du renseignement israélien, permettant la campagne d'assassinats du Mossad contre des scientifiques nucléaires iraniens. Téhéran craint également que la divulgation de l'emplacement de son stock d'uranium enrichi ne livre à Washington — ou à Israël — une carte des futures cibles lors de la prochaine série de frappes aériennes.

Mes conversations avec les diplomates de l'UE m'ont laissé une forte impression que le groupe E3 était déterminé à déclencher le « snapback » quoi qu'il arrive. Il a, par conséquent, présenté ses exigences en sachant que l'Iran allait probablement les rejeter, au moins en partie. Les raisons de ce choix reposent sur l'évolution de l'environnement géopolitique en Europe — et la dépendance accrue de l'Europe vis-à-vis des États-Unis depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Punir Téhéran, suivre Washington

En réalité, il s'agit moins du programme d'enrichissement de l'Iran que des questions portant sur la Russie, l'Ukraine et les relations transatlantiques. Le dossier nucléaire iranien apparaît comme un simple pion dans le camp de la troïka.

L'approfondissement du partenariat de l'Iran avec la Russie dans le conflit ukrainien est apparu comme une menace directe aux yeux des Européens. Les liens économiques de l'Union avec Téhéran sont négligeables après des années de sanctions. Tandis que la sujétion de l'Europe vis-à-vis de la relation transatlantique — militaire, politique et économique — est bien plus contraignante qu'elle ne l'était en 2003. Dans ce contexte, l'escalade avec l'Iran sert deux objectifs européens : tout d'abord punir Téhéran pour s'être aligné sur Moscou, en faisant passer le message que tout soutien à la Russie à un coût élevé. Ensuite, aligner l'Europe sur les éléments bellicistes de l'administration Trump, au moment où ses relations avec les États-Unis traversent une crise historique. Pour les dirigeants européens désespérés d'entretenir la bonne volonté de Washington, l'Iran est devenu une offrande sacrificielle commode, même si cela doit mener à la guerre.

Jeu dangereux

Rien de tout cela ne relève de la spéculation. Le chancelier allemand Friedrich Merz a récemment estimé qu'en bombardant l'Iran, Israël « fait le sale boulot pour nous tous ». Sa remarque était inhabituellement franche. Merz a ainsi exprimé ce que beaucoup dans les capitales européennes concèdent en privé : les actions militaires d'Israël contre l'Iran servent les intérêts européens en affaiblissant un État désormais allié à la Russie.

Mais sous-traiter la guerre à Israël est un jeu dangereux. Cela risque d'entraîner l'Europe dans un conflit qu'elle ne contrôlera pas et ne pourra contenir. Elle n'échapperait pas aux retombées si la confrontation devait dégénérer en guerre régionale étendue — entraînant les États du Golfe, perturbant l'approvisionnement énergétique mondial et provoquant des représailles iraniennes dans toute la région.

En rétablissant les sanctions contre l'Iran, le trio européen place l'alignement tactique avec Washington et Tel-Aviv au-dessus de son propre intérêt à long terme dans la stabilité régionale. Il confond punition et stratégie, coercition et diplomatie. Et elle le fait en sachant parfaitement que le résultat le plus probable n'est pas la relance des pourparlers, mais la reprise de la guerre.

Il y a vingt ans, les Européens l'avaient bien compris. En 2003, le courage de résister à la pression américaine en faveur d'une guerre avec l'Iran avait permis d'éviter un deuxième désastre au Proche-Orient après l'invasion malavisée de l'Irak. En 2025, l'Europe risque de se mettre au service d'un autre désastre dans la région.


1Warren P. Strobel, Souad Mekhennet et Yeganeh Torbati, «  Israeli warning call to top Iranian general : “You have 12 hours to escape”  » Washington Post, 23 juin 2025.

2Narges Bajoghli, «  The Generation Iranian Hard-Liners Have Been Waiting for  », Foreign Policy, 29 juillet 2025.

3Yoni Ben Menachem,«  Israel and Iran Prepare for a New Round of Fighting  », Jerusalem Center for Security and Foreign Affairs, 29 juillet 2025.

4NDLR. Clause de sauvegarde, introduite en 2015 dans l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien, permet à tout membre signataire constatant un manquement de saisir le Conseil de sécurité.

07.10.2025 à 06:00

« Je ne voulais pas que Walid apprenne que “Israélien” veut dire la mort, le bombardement, le génocide »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)

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Texte intégral (2612 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec sa famille. Depuis le 25 septembre 2025, ils ont dû à nouveau quitter la ville de Gaza pour Nusseirat. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Dimanche 5 octobre 2025.

Cette fois, je vous écris de Nusseirat, à dix kilomètres au sud de la ville de Gaza. Je vous écris après avoir été obligé de quitter Gaza le 25 septembre.

Nous sommes maintenant dans un appartement que nous a trouvé par un ami, un collègue de la Maison de la presse. Sa famille possède un bout de terrain ici, et un de ses cousins nous loue un appartement entouré de verdure et d'oliviers. Il n'y a pas beaucoup de constructions autour, ce qui nous change du noir et du gris uniformes de Gaza-ville. Aujourd'hui, quand je regarde par la fenêtre, je vois un peu la mer, et du vert. Il y a aussi, bien sûr, des bâtiments bombardés. Mais ce n'est pas comme à Gaza-ville, où je ne voyais, partout, que de la destruction.

Le lendemain de notre arrivée, toutefois, la réalité s'est rappelée à nous. Les Israéliens ont bombardé le marché de Nusseirat, notamment le supermarché très fréquenté d'Abou Dalal. Il y a eu plus de 20 morts.

Sabah et moi avons décidé de partir pour plusieurs raisons. D'abord, ses fils Moaz, Sajed et Anas, qui vivent avec leur famille paternelle, étaient partis pour Nusseirat deux semaines auparavant. Cela déchirait le cœur de Sabah de ne plus les voir. En outre la route pouvait être coupée à n'importe quel moment, nous séparant d'eux peut-être pour longtemps, comme cela s'était passé la première fois, quand nous avons dû partir vers le sud. Je ne pouvais pas dire non à l'amour d'une mère pour ses enfants. Au même moment, la ville de Gaza était presque encerclée. Les chars israéliens étaient arrivés à l'hôpital Shifa, tout près de notre tour, et au rond-point du ministère des finances, qui est également tout près. La majorité des habitants de notre quartier et de notre immeuble étaient déjà partis.

La décision était donc prise. Des amis nous avaient proposé des places dans un camion qu'ils avaient loué. Nous n'avons pas pris beaucoup de choses, seulement des valises et des matelas. Walid était content de partir, parce que je lui avais dit qu'on allait voir ses frères. Il a mis des jouets dans son cartable.

Des familles entières parties à pied

D'habitude, le trajet de Gaza-ville à Nusseirat ne prend pas plus de dix minutes. Nous avons mis quatre heures. Partis à 17h 30, nous sommes arrivés vers 22h. Il y avait d'énormes embouteillages à la sortie de la ville de Gaza, au rond-point Nabulsi, puis à l'entrée de Nusseirat, au niveau du pont de Wadi Gaza. La route était pleine de gens qui fuyaient la mort pour aller vers le sud, en camion, en charrette ou à pied. Des tracteurs tiraient des charrettes, ou un attelage de deux ou trois voitures en panne d'essence, chargés de valises, de vêtements, de jerrycans, de bâches, de matelas et de couvertures. On voyait même des charrettes tirées par un homme et poussées par un autre, sur lesquelles s'entassaient leurs familles et quelques vieux vêtements. Sur le bord de la route, des camions et des voitures tombés en panne. Personne ne pouvait les remorquer, les camions étaient déjà surchargés.

Des familles entières parties à pied s'arrêtaient pour souffler un peu. Certains poussant même des personnes âgées dans des fauteuils roulants, tâche d'autant plus difficile que la route, détruite par l'occupant, est devenue un chemin sablonneux.

Peu après notre départ, je regardais avec Walid le soleil se coucher lentement derrière la mer. La route longe notre magnifique côte, cette côte que Donald Trump veut transformer en « Riviera ». D'un côté, la plage. De l'autre, l'exode d'une foule harassée. Sur la plage, il y a aussi des centaines de bâches, sous lesquelles survivent ceux qui n'ont nulle part où aller. Quel contraste entre ce beau coucher de soleil et cette image de désolation, d'épuisement et de misère…

J'essayais d'attirer l'attention de Walid vers la beauté. « Regarde la belle plage, regarde la mer, regarde le coucher de soleil ! » Mais Walid regardait l'hélicoptère au-dessus de nous qui venait de tirer vers le sol : « Regarde papa, l'hélicoptère tire ! » J'ai répondu : « Oui, on va bientôt voir les parachutes ! » J'essaie encore de lui faire croire que les hélicoptères vont larguer des parachutes d'aide humanitaire, comme des avions l'ont fait par le passé. Walid ne sait pas que nous sommes en train de fuir le pire, de fuir la mort, à cause de l'ultimatum lancé par Trump au Hamas. Si le Hamas ne dit pas oui à son plan, d'après Trump, Israël va « continuer le travail », ce qui veut dire continuer le génocide jusqu'à la déportation de tous les Palestiniens de la bande de Gaza vers l'étranger.

Autour de nous, le dénuement

Une fois arrivés à Nusseirat, nous avons monté nos matelas dans notre appartement. Il se trouve au deuxième étage d'une maison qui en compte trois. Qui en comptait, plutôt. Le dernier étage a été détruit en juin 2024 par l'armée israélienne, lors d'un assaut pour libérer quatre captifs israéliens. Nous nous sommes endormis rapidement, épuisés par cette journée. Le matin, surprise : les fils de Sabah sont tous venus nous rendre visite ! C'était la grande joie pour Walid, pour Sabah, et même pour le bébé Ramzi.

Un instant de joie, mais autour de nous c'était le dénuement. Nusseirat, c'est un ensemble de camps de réfugiés. Des femmes et des enfants étaient assis par terre, dans la rue. Ils attendaient les pères de famille, partis à la recherche d'un lieu où s'installer, n'importe quel endroit où planter leur tente ou leur bâche, un bout de terrain, un garage, ou même le toit d'une maison. On voit beaucoup de tentes sur les toits et en terrasse, mais aussi au milieu des oliviers et des palmiers.

Il y a beaucoup de monde à Nusseirat, contrairement à Gaza-ville qui s'était vidée de ses habitants. Les marchés sont encore ouverts à 22h. Le soir de notre arrivée, avant de m'endormir, je suis sorti et j'ai trouvé un peu de pain et des falafels. Le lendemain, il y avait des fruits ! C'était la première fois que nous en voyions depuis longtemps. Walid était fou de joie, surtout pour les pommes, qu'il adore. Il y avait aussi des bananes et des mangues. Bien sûr, elles étaient vendues à cinquante fois le prix normal. Mais je n'ai pas pu m'empêcher d'acheter quelques pommes et quelques bananes, pour les enfants. Quand Walid a vu les pommes, il a sauté de joie et il a dévoré une pomme en disant « Merci papa ! » Le soir, il m'a serré plus que d'habitude, il m'a donné plus de bisous, en disant : « Je t'aime parce que tu m'as apporté des pommes. » J'avais les larmes aux yeux et le cœur déchiré comme par un couteau. Je n'avais pas emmené mon fils à Disneyland, je lui avais seulement donné une pomme. On est arrivé à un point où ce simple fruit devient le rêve pour un enfant. Et il y en a des centaines de milliers, à Gaza, qui n'ont même pas cette chance.

Les denrées réapparaissent

Le secteur privé commence à faire entrer beaucoup de marchandises dans la bande de Gaza. On a trouvé du chocolat et d'autres fruits, y compris des rutab, des dattes qui ne sont pas encore complètement mûres. Tout cela était introuvable à Gaza-ville. Même quand l'aide humanitaire a commencé à arriver de nouveau, on ne trouvait que du riz, de la farine, des boîtes de conserve et des lentilles, mais ni fruits ni légumes. C'est la première fois qu'on voyait des avocats, par exemple. Le pain va aussi arriver : le Programme alimentaire mondial (PAM) va livrer aux boulangeries, gratuitement, de la farine et du fuel. Les boulangers vendront le sac de pain 3 shekels (75 centimes), alors que, jusqu'ici, on n'en trouvait qu'au prix astronomique de 150 shekels (37,5 euros). Et tout aussi important : les produits d'hygiène sont réapparus. De la lessive, du savon, des shampoings, des couches !

Tout cela était interdit par les Israéliens depuis des mois. Les conclusions de ce revirement sont multiples :

  • Les Israéliens ont sans doute cédé à la pression internationale, au moins sur cette question humanitaire.
  • Ces marchandises n'entrent que dans le sud de la bande de Gaza, ce qui contribuera à vider encore plus le nord de ses habitants.
  • Le Hamas ne détourne pas l'aide publique ou privée, contrairement aux accusations des Israéliens. C'est Israël qui l'empêchait d'arriver.

Tout cela m'aide à convaincre Walid que c'est bien d'être encore en vadrouille — pour la cinquième ou sixième fois, je ne me souviens plus —, puisqu'on peut acheter du chocolat et des pommes, et qu'en plus il a retrouvé ses frères. Parce qu'il m'avait demandé pourquoi on était partis. En même temps, il sait qu'il y a du danger et des bombardements à Gaza-ville. Mais là au moins, je peux lui dire qu'en venant ici, il a trouvé un petit coin de paradis.

Je l'ai aussi emmené cueillir des olives, non loin de notre nouvel appartement. Octobre, c'est la saison de la cueillette. Je voyais la joie et dans ses yeux et dans son sourire. Moi aussi j'étais très content. J'essaie toujours de préserver l'innocence de mon fils en transformant le déplacement, l'humiliation, le danger, la peur, la fuite de la mort en quelque chose de bien. Mais jouer ce rôle devient vraiment épuisant. Surtout qu'à l'âge de Walid, on commence à comprendre ce qu'il se passe.

Je fais beaucoup d'efforts pour que Walid ne découvre pas la réalité. Mais maintenant, il a peur quand il entend les bombardements, quand il voit les F-16 lâcher leurs bombes et quand il sent le sol trembler sous le choc. Heureusement, il ne comprend pas encore qu'on vit un génocide, qu'un ennemi est en train de faire un nettoyage ethnique contre toute notre population palestinienne.

Walid ne comprend pas qu'il y a des gens qui veulent du mal aux enfants et à toutes les personnes qui vivent sur notre terre. Il ne comprend pas que cet ennemi veut tous nous expulser de notre patrie. Que nous quittions Gaza. Mais petit à petit, il commence à appréhender la réalité. Récemment, il m'a dit :


— Papa, il y a des Israéliens dans Gaza-ville.
— Walid, il n'y a pas d'Israéliens. D'où ça vient, ce mot ?
— Oui, tout le monde dit qu'ils sont arrivés chez nous et qu'ils sont en train de tuer tout le monde.
— Non, ce n'est pas vrai. Ce ne sont pas les Israéliens. C'est la police qui vient pour arrêter les voleurs. Il n'y a pas d'Israéliens. Ne répète pas ce mot parce que ça n'existe pas.
— Mais même l'oncle X m'a dit ça
— Oui, mais il ne te dit pas la vérité.

Mais cela devient difficile de continuer à mentir. Je ne voulais pas qu'il apprenne ces mots. Je ne voulais pas qu'il apprenne que « Israélien » veut dire la mort, le bombardement, le génocide. Je voulais qu'il garde son innocence, qu'il vive comme n'importe quel autre enfant sur la terre.

Pour le moment, Walid savoure toujours notre nouvel environnement à Nusseirat. Ses frères ne sont pas tout le temps chez nous, ils viennent juste le matin pour dire bonjour, parfois ils passent une demi-journée avec nous. Mais Walid se fait de nouveaux amis. Il connaît tout le monde maintenant dans le quartier. On l'appelle « Walid le Français ». Souvent, les gens lui parlent en anglais, parce que pour eux, une langue occidentale, c'est forcément de l'anglais. On peut le laisser sortir sans l'accompagner, c'est un quartier de famille, où tout le monde connaît tout le monde. Avec ses nouveaux amis, il va d'un endroit à l'autre. Il peut s'éloigner un peu plus que quand on était à Gaza-ville.

Je suis content qu'il continue sa vie d'enfant, qu'il n'ait pas peur d'aller par-ci, par-là, même quand il entend les F-16, les bombardements, et surtout les tirs d'hélicoptères. Il est en train de devenir ami avec tous les chiens du voisinage. En le voyant, je me dis que, finalement, la décision de partir était la bonne, alors qu'au début j'étais contre. C'est une bonne décision pour tout le monde, pour Sabbouha [forme affectueuse pour Sabah] et ses enfants, pour Walid et pour Ramzi.

J'espère que tout ça va s'arrêter avant que Walid se dise que tout Israélien est forcément quelqu'un qui veut du mal aux Palestiniens. Et qu'il continue à vivre sa vie normalement.

06.10.2025 à 06:00

Pourquoi le Golan est-il un enjeu stratégique ?

Marie-Claude Slick

Depuis l'Antiquité, ce plateau à 1 000 mètres d'altitude au nord-est d'Israël et au sud-ouest de la Syrie est jalousement gardé par ses différents occupants. Il est hautement stratégique, car qui le tient surplombe son adversaire. Depuis les hauteurs du Golan (Al-Joulan en arabe), on domine la plaine de Damas qui s'étend à l'est sur le territoire syrien, ainsi que la Galilée israélienne à l'ouest. Le mont Haramoun (Hermon en hébreu), qui culmine à près de 3 000 mètres, a son extrémité (…)

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Texte intégral (1256 mots)

Depuis l'Antiquité, ce plateau à 1 000 mètres d'altitude au nord-est d'Israël et au sud-ouest de la Syrie est jalousement gardé par ses différents occupants. Il est hautement stratégique, car qui le tient surplombe son adversaire. Depuis les hauteurs du Golan (Al-Joulan en arabe), on domine la plaine de Damas qui s'étend à l'est sur le territoire syrien, ainsi que la Galilée israélienne à l'ouest.

Le mont Haramoun (Hermon en hébreu), qui culmine à près de 3 000 mètres, a son extrémité méridionale sur le Golan. La fonte de ses neiges alimente généreusement le fleuve Jourdain, puis le lac de Tibériade en Galilée. Les eaux du Golan représentent un tiers de la réserve aquifère d'Israël. Elles permettent une agriculture diversifiée sur le plateau : céréales, vergers de pommiers et d'oliviers, ainsi que des vignobles — un tiers des vins vendus sous étiquette israélienne proviennent du Golan. L'abondance de l'eau permet une grande diversité florale et faunistique, préservée dans des réserves naturelles.

C'est pour toutes ces raisons qu'Israël refuse de rendre ce territoire occupé depuis la guerre de juin 1967, et que la Syrie des Assad (1971-2024) n'a jamais voulu y renoncer.

Carte du plateau du Golan, montrant la frontière entre Israël et la Syrie.

Un territoire occupé

Dès les débuts de la conquête ottomane, dans les années 1520, le Golan est inclus au vilayet de Syrie, une division administrative de l'empire ottoman. Lors de l'indépendance de la Syrie en 1946, après la fin du mandat français, le plateau est naturellement intégré au territoire national.

Après la guerre israélo-arabe de 1948-1949, des incidents opposent Tel-Aviv et Damas dans la zone démilitarisée en Galilée, en contrebas. En 1967, Israël s'empare du plateau. Il tient désormais la route de Damas, située à une quarantaine de kilomètres, à portée de ses canons.

Ce n'est qu'après la guerre d'octobre 1973, que la Syrie peut récupérer 30 % du Golan. Un accord de désengagement en 1974 met fin officiellement à la guerre. La zone évacuée par les Israéliens, incluant la ville de Quneitra, entièrement détruite par Israël avant sa restitution, devient une zone tampon. Étroite de quelques kilomètres et longue de 80 km, elle est sous la surveillance des Nations unies. En 1981, Israël vote la loi d'annexion du Golan, soit 1 200 km2. Cette décision est considérée comme « nulle et non avenue » par l'ONU (résolution 497 du Conseil de sécurité). Seuls les États-Unis sous la présidence de Donald Trump l'avaliseront, en mars 2019.

La résistance des Druzes

Les Syriens du Golan sont majoritairement Druzes. En 1967, des dizaines de milliers d'habitants fuient les combats, d'autres sont chassés par l'armée israélienne. Un exode qui a laissé peu de traces. L'armée détruit de nombreux villages pour prévenir leur retour. L'implantation de colonies — une trentaine actuellement — modifie l'équilibre démographique du plateau : en 2025, 25 000 Israéliens y résident, contre 23 000 Syriens regroupés dans six agglomérations.

Israël a proposé sa nationalité aux habitants mais s'est heurté à un refus catégorique. Ils ne disposent donc que d'un laissez-passer. Jusqu'à la révolution de 2011, un jeune Syrien du plateau pouvait aller étudier à Damas ou se marier1, mais sans retour possible dans sa famille. L'impossibilité de voyager, de faire des études à l'étranger, ainsi que les dix années de guerre civile en Syrie poussent aujourd'hui de jeunes gens à accepter la nationalité israélienne, ce qui provoque des conflits au sein des familles. Ce mouvement s'est accéléré depuis les années 2020 et pourrait s'amplifier, l'accès à la Syrie étant désormais totalement interdit.

Dès le lendemain de la prise de pouvoir à Damas par les rebelles de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), en décembre 2024, les chars de l'armée israélienne franchissent la zone tampon. Ils s'avancent alors dans le sud de la Syrie, suscitant la désapprobation internationale. Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou déclare que l'accord de désengagement de 1974 est caduc, tandis que l'ONU rappelle qu'il reste toujours en vigueur. Les nouvelles autorités syriennes entendent, elles aussi, le respecter. L'armée israélienne installe des avant-postes dans la zone tampon et au-delà, et bombarde la région. Tel-Aviv réclame une démilitarisation complète du sud de la Syrie. Les deux parties confirment en septembre 2025 qu'elles négocient un accord de sécurité. Mais, dès le 9 décembre 2025, Benyamin Nétanyahou affirme : « Le Golan fera partie d'Israël pour l'éternité ». Le 15 décembre 2024, le gouvernement israélien annonce un plan visant à doubler la population juive.


1Voir le film La fiancée syrienne (2004) du réalisateur Eran Riklis.

06.10.2025 à 06:00

Gaza. Dans la continuité de deux siècles de campagnes coloniales

Mathieu Rigouste

Depuis le 7 octobre 2023, des enquêtes ne cessent de confirmer l'emploi par l'État israélien de techniques de déshumanisation du peuple palestinien : tortures, viols et humiliations, punitions collectives, déplacements, internements en camps et disparitions forcées sont conjugués aux bombardements massifs contre les civils enfermés dans Gaza. Loin de constituer des dérives, toutes ces violences font système et s'inscrivent dans l'histoire globale et connectée des doctrines (…)

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Depuis le 7 octobre 2023, des enquêtes ne cessent de confirmer l'emploi par l'État israélien de techniques de déshumanisation du peuple palestinien : tortures, viols et humiliations, punitions collectives, déplacements, internements en camps et disparitions forcées sont conjugués aux bombardements massifs contre les civils enfermés dans Gaza. Loin de constituer des dérives, toutes ces violences font système et s'inscrivent dans l'histoire globale et connectée des doctrines contre-insurrectionnelles du colonialisme occidental.

Les informations récoltées par l'avocate et chercheuse Janan Abdu ont permis de documenter dès mai 2024 l'organisation systématique de punitions collectives à Gaza et une « série interminable de tortures, d'humiliations et de morts » à Sde Teiman, la prison militaire clandestine située dans le désert du Naqab (Néguev)1. Les milliers de Palestiniens arrêtés arbitrairement depuis octobre 2023 via la loi israélienne sur « la détention des combattants illégaux » de décembre 2023 y ont notamment subi l'emploi de chiens d'attaque, de tabassages et d'agressions sexuelles. En août de la même année, l'organisation israélienne des droits humains B'Tselem publiait son rapport « Bienvenue en enfer », confirmant un « usage de la torture systématique, généralisé et prolongé ». Depuis, des accusations similaires ont visé de nombreux sites d'internement israéliens tels que Ofer, Ananot, Ketziot, Megiddo, Damon ou Nitzan. Les experts mandatés par le Haut-Commissariat aux droits de l'homme de l'ONU, Human Rights Watch et Amnesty International ont aussi recueilli de multiples témoignages qui décrivent des détenus enfermés dans des cages ou attachés à des lits, nus ou vêtus de couches. Ils sont aussi soumis à des techniques de privation sensorielle, sont privés de soins et de sommeil, d'eau et de nourriture. Ils subissent également des suspensions au plafond ou des simulations de noyades, des brûlures de cigarettes ou des chocs électriques, en particulier sur les parties génitales.

Un système ancré dans l'histoire

Ces violences rappellent bien sûr celles commises par l'armée française en Algérie ou par l'armée étatsunienne au Vietnam, mais leur articulation systématique contre des civils se retrouve dans toute l'histoire des champs de bataille coloniaux. La combinaison de l'incarcération raciale de masse, de la torture, du viol et de régimes de laisser mourir ou de faire mourir a été généralisée tout au long de l'esclavage transatlantique et de « la conquête des Amériques ». De premiers camps de concentration modernes associés à des systèmes de violences extrêmes ont ensuite été mis en place par l'armée espagnole pour mener la contre-insurrection à Cuba entre 1895 et 1898, puis par l'armée britannique en Afrique australe pour enfermer cent mille civils durant la guerre des Boers (1899-1902). Dans le Sud-ouest africain (actuelle Namibie), l'Allemagne a massivement enfermé les populations locales et commis le premier génocide du XXe siècle contre les Héréros et les Namas. Après avoir été réagencé sous la forme de camps de concentration et d'extermination par l'Allemagne nazie, l'internement racial de masse a été employé par la France pour mener la contre-révolution coloniale en Indochine puis en Algérie sous la forme de « centres de tri et de transit », « d'hébergement » et de « regroupement »2. Dans chacun de ces cas, les camps ont fonctionné à l'articulation de régimes de gouvernement par l'écrasement de la vie ou par la mise à mort de masse.

Israël se distingue dans ce domaine en redéfinissant les déplacements et l'internement comme des techniques d'« ingénierie sociale » visant à vider le « terrain humain » et reformater la personnalité des détenus. Il est par ailleurs l'un des rares États à avoir officiellement légalisé la torture sous l'euphémisme de « pression physique modérée ». Avant octobre 2023, de nombreux observateurs décrivaient déjà Gaza comme un camp de concentration géant à ciel ouvert et un champ d'expérimentation pour de nouvelles technologies contre-insurrectionnelles. Israël emploie depuis lors ces savoir-faire pour transformer l'enclave en fosse commune de masse.

La technique de la contre-insurrection

Un rapport de l'Association Internationale des spécialistes du génocide (AISG) rassemblant près de 500 spécialistes a lui aussi confirmé début septembre 2025 le caractère « systématique et à grande échelle » du processus génocidaire, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre perpétrés par Israël en Palestine. La dynamique éradicatrice du colonialisme israélien est pourtant documentée depuis la Nakba en 1947-1948. Les mots de l'officier des opérations de la brigade Carmeli chargée de « désarabiser » Haïfa à la suite du départ des Britanniques en août 1948 sont connus : « Tuez tous les Arabes que vous rencontrez, incendiez tout ce qui est inflammable et ouvrez les portes à l'explosif… »3. La milice avait alors bombardé les réfugiés au mortier.

Il s'agit d'empêcher la réorganisation des résistances indigènes. Cette technique de contre-guérilla trouve son origine dans la lutte contre les peuples premiers de cette Amérique décrite comme une « terra nullius ». Elle servit de modèle pour des leaders sionistes tels que Zeev Jabotinsky qui en parle dans son ouvrage Le Mur de fer, Les Arabes et nous, (1923) (La Bibliothèque sioniste, 2022).

Une dynamique génocidaire a aussi été engagée lors de la conquête française de l'Algérie au XIXe siècle qui a provoqué, selon les estimations des historiens, entre 500 000 à 1 million de morts sur une population de 3 millions d'Algériens. La stratégie consistant à faire mourir ou à laisser mourir en masse les colonisés — notamment par la famine organisée — a aussi résidé au cœur des guerres contre-insurrectionnelles menées par la Belgique au Congo, et par le Royaume-Uni en Inde, au Soudan ou au Kenya.

Le bombardement systématique de Gaza depuis le 7 octobre 2023 résonne aussi avec les canons de la marine britannique qui massacraient déjà les habitants du Levant en 1840, à l'époque où furent formulées les prémices du projet sioniste4. Et les premières bombes aériennes de l'histoire ont été larguées par une puissance coloniale contre des civils lorsqu'un avion italien frappa un campement dans la région de Tripoli en 1911.

Le phosphore blanc et les gaz employés pour rendre la Palestine invivable résonnent avec l'usage des armes toxiques tout au long des « pacifications » européennes et étatsuniennes. Pour envahir l'Algérie, l'armée française a organisé des massacres par « enfumades » de villages entiers réfugiés dans des grottes. Après avoir submergé les tranchées de la première guerre mondiale, les gaz toxiques ont été déversés pour la première fois sur des populations civiles par la France et l'Espagne pour briser la résistance du Rif au Maroc. Ils ont ensuite servi dans les combats de la seconde guerre mondiale et pour exterminer les juifs en Europe. L'armée française a reconduit l'usage des gaz pour massacrer la rébellion algérienne au cours de la « guerre des grottes » dans les années 1950. Dans les Aurès, elle bombardait au napalm avant que l'armée américaine ne l'imite au Vietnam où elle a aussi déversé l'agent orange pour terroriser et rendre le territoire inhabitable. En Algérie comme au Vietnam, l'usage de ces armes a été directement associé aux camps d'internement et à des murs de séparation sans pourtant réussir à briser la rébellion.

De l'Irlande à l'Inde

Selon la chercheuse Laleh Khalili, tout comme en Asie du Sud-est et en Algérie, la contre-révolution en Palestine constitue « un laboratoire archétypal et un nœud crucial des contre-insurrections globales »5. La domination sioniste s'enracine effectivement dans les répertoires de l'impérialisme occidental tout en les adaptant. Cette mécanique a pris forme lorsque l'occupation britannique a entrepris de faire converger les savoir-faire coloniaux pour maintenir l'ordre, en particulier face à la grande Révolte arabe de 1936 à 1939. L'officier britannique Charles Tegart qui dirigeait les opérations de contre-guérilla avait ainsi fait carrière face au mouvement indépendantiste nord-irlandais avant de diriger la police de Calcutta et d'y généraliser la torture contre la rébellion indienne6. Envoyé en Palestine en 1937, il y a fait édifier de nombreux postes de police fortifiés, une clôture-frontière et des centres de torture nommés Arab Investigation Centers.

Mais la terreur n'a pas suffi à tarir le soumoud, l'esprit de la résistance palestinienne. Alors, comme en Haïti, des unités paramilitaires et des chiens Doberman ont été employés pour chasser les insurgés. Calqué sur les méthodes coloniales françaises en Syrie et en Algérie, un vaste système de fichage, d'arrestations massives et de détentions administratives a été articulé à la torture, aux punitions collectives, aux déportations et aux exécutions sommaires7. Issu d'une famille de colons britanniques en Inde, le général Orde Wingate avait notamment servi au Soudan avant de développer les Special Night Squads, des commandos policiers composés de colons juifs chargés de patrouiller de nuit, parfois déguisés en « Arabes » pour mener des expéditions punitives contre les villages palestiniens. Toutes ces techniques de guerre dans la population ont profondément influencé la genèse des appareils militaro-sécuritaires israéliens.

Les méthodes de contre-insurrection israéliennes ont continué d'évoluer à travers des échanges réguliers avec les puissances du bloc transatlantique. En janvier 1960, deux généraux israéliens, Yitzhak Rabin et Haïm Herzog, futurs premier ministre et président d'Israël, observaient en Algérie les techniques françaises de « guerre contre-révolutionnaire » : murs de séparation, déplacements de population et internement de masse, normalisation de la torture et du viol, disparitions forcées, massacres par bombardements et armes chimiques y étaient conjugués à une propagande suivant une dynamique de militarisation générale de la société. Ce régime de violence n'a pas empêché le peuple algérien d'arracher son indépendance.

Intégrer les nouvelles technologies

Le chercheur Jeff Halper, dans son ouvrage War Against the People (Pluto Press, 2015), a décrit Israël comme un « modèle d'État sécuritaire » basé sur une guerre de contre-insurrection permanente. La gestion quotidienne de l'apartheid tout comme la dynamique génocidaire s'inscrivent au cœur d'une mécanique impériale globale faisant circuler les savoir-faire entre centres et périphéries et où l'expérience coloniale française a joué un rôle majeur. L'État israélien s'y distingue en entretenant une intense activité de recherche et développement. Le morcellement continu du territoire est assuré depuis le début du XXIe siècle par des murs dits « intelligents » et des bases militaires « innovantes ». Les données biométriques intégrées aux cartes d'identité et aux systèmes d'identification regroupent des informations concernant la vie intime et politique des Palestiniens. Le système d'internement de masse intègre les dernières innovations technologiques tandis que le processus génocidaire est désormais pris en charge par différents programmes dits « d'intelligence artificielle » comme Hasbora, Lavender ou Where's dad ? Ces derniers accélèrent la désignation de cibles et alimentent ainsi le fonctionnement intensif d'une « usine d'assassinats de masse » selon les propres termes d'un ancien officier de renseignement israélien8.

La guerre génocidaire menée contre la résistance du peuple palestinien constitue ainsi un laboratoire global pour l'automatisation de la contre-insurrection. Appuyée par les armes et les financements du bloc occidental, la mécanique impériale tourne désormais à plein régime au profit d'un plan « Grand Israël » de colonisation de toute la région. Mais Palestine est aussi devenue le nom d'une résistance mondiale. Et dans le prolongement des révolutions haïtiennes, vietnamiennes et algériennes, rien n'indique qu'une intensification de la férocité coloniale réussisse à épuiser la détermination des peuples opprimés.


1Janan Abdu, «  The writing was on the wall for Israel's torture of prisoners  », +972Mag, 14 mai 2024.

2Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie : Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de Sciences Po, 2022.

3Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, La Fabrique, 2024.

4Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile, La Fabrique, 2025.

5Laleh Khalili, «  The location of Palestine in global counter-insurgencies  », International Journal of Middle East Studies, 2010, n° 42:3, pp. 413-433.

6Tutun Mukherjee, «  Colonialism, surveillance and memoirs of travel : Tegart's diaries and the Andaman cellular jail  », dans Sachidananda Mohanty (ed.), Travel Writing and the Empire, Katha, 2004.

7Voir Matthew Hughes, Britain's Pacification of Palestine. The British Army, the Colonial State, and the Arab Revolt, 1936-1939, Cambridge University Press, 2019.

8Yuval Abraham, «  “A mass assassination factory” : Inside Israel's calculated bombing of Gaza  », +972 Magazine, 30 novembre 2023.

03.10.2025 à 14:30

La Lettre

Émission spéciale d'Horizon XXI « 7 octobre 2025. Deux ans de guerre israélienne permanente », en direct sur Au Poste, le 7 octobre à partir de 18h Deux ans après le début de la guerre génocidaire que mène Israël contre Gaza, nous faisons le point sur le plan de Donald Trump, la situation dans les territoires palestiniens, mais aussi à l'intérieur de la société israélienne et dans le reste de la région. Pour cette émission de rentrée d'Horizons XXI, nous parlerons du nettoyage ethnique (…)

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Émission spéciale d'Horizon XXI « 7 octobre 2025. Deux ans de guerre israélienne permanente », en direct sur Au Poste, le 7 octobre à partir de 18h

Annonce d

Deux ans après le début de la guerre génocidaire que mène Israël contre Gaza, nous faisons le point sur le plan de Donald Trump, la situation dans les territoires palestiniens, mais aussi à l'intérieur de la société israélienne et dans le reste de la région. Pour cette émission de rentrée d'Horizons XXI, nous parlerons du nettoyage ethnique tous azimuts à Gaza mais aussi en Cisjordanie, des autres fronts ouverts par Israël dans la région, de politique intérieure israélienne et de complicité internationale, de Washington jusqu'à Paris.

L'émission sera également l'occasion pour le public d'Orient XXI et d'Au Poste de poser toutes ses questions sur la situation dans les territoires occupés à nos trois invitées : Alain Gresh, directeur et fondateur d'Orient XXI et d'Afrique XXI ; Nitzan Perelman Becker, docteure en sociologie politique et membre du collectif de recherche Yaani ; et Muzna Shihabi, ex-conseillère de l'OLP, chargée de développement au Centre arabe de recherches et d'études politiques (CAREP) de Paris.

Vous pouvez dès à présent nous envoyer vos questions à cette adresse : contact@orientxxi.info

7 octobre 2025, de 18h à 20h,
En direct sur le site d'Au Poste ou sur sa chaîne Twitch
Informations

« La France et l'Algérie de Bugeaud à Retailleau » : rencontre en visio interactive avec Alain Ruscio et Fabrice Riceputi, le 3 octobre à 20h sur histoirecoloniale.net

En mars 2025, évoquant des « Oradour » en Algérie, le journaliste Jean-Michel Aphatie faisait éclater au grand jour un phénomène bien connu des historiens du colonial et du postcolonial : la persistance, en dépit de leurs nombreux travaux, d'un solide déni national sur ce que fut réellement l'histoire coloniale de l'Algérie et, plus largement, celle de la colonisation en général. Davantage, la polémique a vu ressurgir chez certains des tentatives de réhabilitation du colonialisme, dans des temps où, de Trump à Poutine en passant par Netanyahou, se produit dans le monde un inquiétant revival du colonialisme et de l'impérialisme.

Les historiens Alain Ruscio et Fabrice Riceputi, tous deux historiens du colonial et membres de la rédaction d'histoirecoloniale.net, échangeront sur ces questions en visio et en direct le vendredi 3 octobre à 20h.

L'inscription — à prix libre — est nécessaire. Elle se fait en cliquant sur ce lien. Vous recevrez alors une adresse électronique pour poser des questions à l'avance, puis vous pourrez également intervenir ensuite sur le tchat de Zoom.

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Dans le journal de bord de Gaza

Rami Abou Jamous et sa famille ont dû fuir leur appartement à Gaza-ville dans la nuit du 24 au 25 septembre. Ils ont trouvé refuge à Nusseirat, dans le centre de la bande de Gaza.
Il poursuivra l'écriture de son « Journal de bord de Gaza » dès que les conditions le permettront.

Les derniers articles

Meriem Laribi, 3 octobre
Si la manifestation de la solidarité avec la Palestine est moins criminalisée aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre 2023, les poursuites judiciaires pour des actes qui ont eu lieu à l'époque ne s'arrêtent pas. Le cas de Jean-François Daniau, retraité vivant dans le centre de la France, témoigne du harcèlement disproportionné où une critique d'Israël se transforme en appel à la haine contre les juifs.
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Chris Den Hond, 2 octobre
En Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l'autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l'écart entre les deux camps reste profond.
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Ahmed Nadhif, 1er octobre
Il y a 40 ans, le 1er octobre 1985, l'aviation israélienne bombardait le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine à Hammam Chatt, dans la banlieue sud de Tunis. Cette opération aérienne reste, à ce jour, la plus éloignée jamais menée par Tel-Aviv. Les attaques de drones contre la flottille pour Gaza, amarrée au large de Tunis début septembre 2025, ont ravivé ce souvenir.
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Olivier Cyran, 30 septembre
À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle. Son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise en Allemagne. Depuis plus de quarante ans, le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), longtemps dirigé par des néo-nazis patentés, est solidement installé sur la scène politique autrichienne, a participé à cinq gouvernements de coalition, et est arrivé en tête des élections législatives de septembre 2024.
Le FPÖ et l'AfD allemande ont bien des points communs, malgré une histoire différente. Les deux partis se sont tous deux consolidés depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l'ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages. Après l'Allemagne lundi 29 septembre, notre envoyé spécial rend compte de ce qu'il a vu et entendu en Autriche. Illustration Willem.
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Olivier Cyran, 29 septembre
Au sein d'une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l'Allemagne a longtemps fait figure d'exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s'affaisser devant la montée du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle, et son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise chez sa puissante voisine.
Différentes, les trajectoires de l'AfD et du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ) se rejoignent pourtant sur un point : elles se sont toutes deux consolidées depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ces partis ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l'ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages en Allemagne et en Autriche (publication le 30 septembre).
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Sur Afrique XXI

Augustine Passilly, 30 septembre
Après deux ans et demi de guerre, le Soudan est divisé : l'Ouest est sous le contrôle des Forces de soutien rapide et le reste du pays est aux mains de l'armée. Les deux gouvernements parallèles récemment installés manquent cependant de légitimité, malgré une façade civile.
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Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. La flottille a été attaquée dans la nuit du 1er au 2 octobre par l'armée israélienne dans les eaux internationales. Les plus de 400 militants qui la composaient sont actuellement détenus par Israël.

Épisode 6
Zukiswa Wanner, 2 octobre
Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Se préparant à une interception imminente, à 24 heures de navigation des eaux où les flottilles précédentes ont été stoppées, elle explique ici pourquoi elle a pris la mer.

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Épisode 5
Zukiswa Wanner, 30 septembre
Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Attaquée dans la nuit du 23 au 24 septembre, la flottille repart de Grèce pour son ultime étape et s'attend à être de nouveau prise pour cible.

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En anglais

Rami Abou Jamous, 29 September
Rami Abu Jamous is keeping a diary for Orient XXI. The founder of GazaPress, an agency which helped and translated for western correspondents, he had to leave his Gaza City apartment with his wife Sabah, her children, and their three-year-old son Walid, in October 2023, under threat from the Israeli army. They took refuge in Rafah, they were displaced to Deir el-Balah and later to Nusseirat. A month and a half after the announcement of the January 2025 ceasefire – broken by Israel on March 18 – Rami returned home with Sabah, Walid, and their new son Ramzi. With the ground invasion of Gaza City that began on September 16, Rami and his family had to leave once again. They returned to Nusseirat. For this diary of his, he has received two awards, the Prix Bayeux for war correspondents in the printed press category, and the Prix Ouest-France. This space has been dedicated to him in the French section of the site since 28 February 2024.
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En italien

Rami Abu Jamous, 30 settembre
Rami Abu Jamous scrive il suo diario per Orient XXI. Giornalista fondatore di GazaPress, un'agenzia di stampa che forniva aiuto e traduzioni ai giornalisti occidentali, Rami ha dovuto lasciare il suo appartamento a Gaza con la moglie e il figlio Walid di due anni e mezzo. Rifugiatisi a Rafah, la famiglia è stata poi costretta a un nuovo esilio prima a Deir al-Balah, poi a Nuseirat, bloccata come tante famiglie in questa enclave miserabile e sovraffollata. Un mese e mezzo dopo l'annuncio del cessate il fuoco, Rami è finalmente tornato a casa con la moglie, Walid e il figlio appena nato, Ramzi. Per il suo Diario da Gaza, Rami ha ricevuto tre importanti riconoscimenti al premio Bayeux per i corrispondenti di guerra. Questo spazio gli è dedicato dal 28 febbraio 2024.
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Laurent Perpigna Iban, 25 settembre
À Bilbao et dans le Pays basque, la solidarité envers la Palestine se manifeste intensément à travers des mobilisations, des messages politiques et historiques, témoignant d'une sensibilité particulière aux luttes d'oppression.
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En espagnol

Laurent Perpigna Iban, 2 de octubre
Durante el paso por Bilbao de la Vuelta a España, el pelotón de ciclistas fue detenido a escasos kilómetros de la llegada por una marea de banderas palestinas. La imagen es un recordatorio de que, en el País Vasco, la solidaridad con Palestina ocupa un lugar especial. Ambos pueblos sin Estado tejieron vínculos a partir de su lucha por la liberación, pero ahora la relación cobra una nueva intensidad ante la situación en Gaza.
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En persan

رامي أبو جاموس، 29 سپتامبر
رامی ابو جاموس یادداشت های روزانه خود را برای «اوریان ۲۱» می نویسد. او که بنیانگذار «غزه پرس» - دفتری که در ترجمه و کارهای دیگر به روزنامه نگاران غربی کمک می کند- است، ناگزیر شده با همسر و پسر دو سال و نیمه اش ولید، آپارتمان خود در شهر غزه را تحت فشار ارتش اسرائیل ترک نماید. پس از پناه بردن به رفح، رامی و خانواده اش مجبور شدند مانند بسیاری از خانواده ها که در این منطقه فقیر و پرجمعیت گیر افتاده بودند، مجددا به تبعید داخلی خود ادامه دهند.. او رویداد های روزانه خود را در این فضا برای انتشار در «اوریان ۲۱» می نویسد.
رامی برای این گزارش‌های محلی، جایزه مطبوعات نوشتاری و جایزه Ouest-France را در کادر جایزه Bayeux برای خبرنگاران جنگ دریافت کرد. این فضا از ۲۸ فوریه ۲۰۲۴ به او اختصاص یافته است.
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Arab Digest، 27 سپتامبر
عربستان سعودی روابط خود را با تل آویو از طریق صندوق سرمایه گذاری عمومی خود (FIP ) توسعه داده است ، آنها با سهیم شدن در شرکت های اسرائیلی از اشغال فلسطین حمایت می کنند. این معاملات مالی، بخشی از یک طرح گسترده برای عادی سازی روابط با اسرائیل محسوب می شد، که به دلیل پیامد نسل کشی در غزه با تنش روبرو شده است.
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03.10.2025 à 06:00

France. Huit mois de prison pour un geste de solidarité avec Gaza

Meriem Laribi

Si la manifestation de la solidarité avec la Palestine est moins criminalisée aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre 2023, les poursuites judiciaires pour des actes qui ont eu lieu à l'époque ne s'arrêtent pas. Le cas de Jean-François Daniau, retraité vivant dans le centre de la France, témoigne du harcèlement disproportionné où une critique d'Israël se transforme en appel à la haine contre les juifs. « Israël assassin, France complice », « Gaza : 20 (…)

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Si la manifestation de la solidarité avec la Palestine est moins criminalisée aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre 2023, les poursuites judiciaires pour des actes qui ont eu lieu à l'époque ne s'arrêtent pas. Le cas de Jean-François Daniau, retraité vivant dans le centre de la France, témoigne du harcèlement disproportionné où une critique d'Israël se transforme en appel à la haine contre les juifs.

« Israël assassin, France complice », « Gaza : 20 000 morts », « Nétanyahou devant la CPI ». Ce sont les phrases qu'inscrit Jean-François Daniau, fin 2023, sur le mur d'une friche industrielle, dans une rue très peu fréquentée de la ville de Sens, en Bourgogne. Cet ancien professeur d'art plastique, illustrateur, féru d'histoire, est frustré par l'interdiction des manifestations en solidarité avec les Palestiniens, en dépit de la violence de la répression israélienne.

Les inscriptions sont effacées une première fois, mais le retraité de 68 ans recommence. Les services de la mairie finissent par installer une caméra de surveillance au milieu des ordures et des carcasses de bateaux qui jonchent le lieu pour trouver le « malfaiteur ». Daniau est rapidement identifié, retrouvé, son domicile est perquisitionné pendant deux heures. Il est placé pendant huit heures en garde à vue, les mains menottées dans le dos durant toute la durée de son interpellation. Une expérience qu'il qualifie de « traumatisante » et de « douloureuse » physiquement. « Je n'ai pas eu droit à un avocat commis d'office, j'ai été mis dans une geôle et déshabillé, laissé pieds nus, sans lunettes, sans rien, avec le néon dans les yeux pendant huit heures […] ça sentait les ordures. Pour aller boire, il fallait aller dans les toilettes à la turque où régnait une odeur pestilentielle », raconte l'intéressé avant de tempérer : « Bon, ce n'est rien à côté de ce qui se passe à Gaza. »

D'un tag sur Israël à la haine contre les juifs

Le maire de Sens, Paul-Antoine de Carville (Les Républicains) décide de poursuivre le retraité en justice. Sous le choc devant la tournure que prennent les évènements, le retraité écrit à l'édile pour lui présenter ses excuses, exprimer ses regrets et proposer de payer les frais d'effacement de ses tags. Mais rien n'y a fait. La mairie maintient sa plainte et se constitue partie civile. Au procès, son avocat David Kahn, qui est aussi président de l'association cultuelle israélite de l'Yonne, réclame des amendes de 2 000 euros pour le préjudice matériel, 10 000 euros pour atteinte à la ville de Sens et 2 000 euros pour les frais irrépétibles, c'est-à-dire pour les frais d'avocat. Selon un témoin présent au procès, Kahn s'est montré « particulièrement vindicatif, il faisait valoir que Jean-François Daniau ayant des biens — une maison et une voiture —, il pouvait très bien les vendre pour s'acquitter des amendes réclamées dans sa plaidoirie ». Il aurait d'autre part déclaré que désormais, « Monsieur Daniau n'est pas le bienvenu dans la ville de Sens », au motif du « risque encouru par le public auprès duquel il enseignait dans ses ateliers de dessin ».

Le 3 octobre 2024, le retraité est condamné pour « provocation publique à la haine ou à la violence, en raison de l'ethnie, la nation, la race ou la religion ». Il écope de huit mois de prison avec sursis, de 1 000 euros d'amende et doit effectuer un « stage de citoyenneté ». À cela s'ajoutent 1 000 euros d'indemnités à verser à la ville de Sens et 2 500 euros de préjudice et de frais de nettoyage, sans compter les frais de procédure.

Pour étayer cette accusation, la mairie a mis en exergue les deux S de « Israël assassin » que l'auteur avait tagués en imitant le symbole des SS nazis de la Schutzstaffel. Pour le tribunal, l'emploi de cette police d'écriture est « caractéristique d'un message de provocation à la haine ou à la violence à l'égard de la communauté juive ».

« Je n'ai jamais employé le mot juif », conteste le condamné. « C'est un désastre ce qui se passe là-bas. Je ne suis pas fier de mon pays, qui soutient partiellement. J'ai honte. Tous ces morts, ce n'est pas la guerre, c'est du massacre. »

Acharnement de la ville

Depuis, Jean-François Daniau a été licencié par l'association Avenue Indigo qui l'embauchait pour des cours à la Maison des associations de Sens. Cette interruption de contrat aurait été demandée par le maire lui-même. Le retraité décide alors d'écrire à nouveau à l'édile pour lui demander des explications.

Dans sa réponse en date du 12 novembre 2024 que nous avons pu consulter, Paul-Antoine de Carville admet avoir pris la décision, à l'issue du jugement, de restreindre l'accès du professeur aux locaux municipaux dans le cadre de ses activités annexes. Plus surprenant, le maire de Sens reproche à Jean-François Daniau de recourir à son droit de faire appel de sa condamnation : « Je ne peux que regretter que vous ayez choisi de contester le jugement initial alors même que vous avez reconnu être l'auteur des tags à caractère antisémite en question. » Or, si l'intéressé a bien reconnu être l'auteur des tags, il n'a jamais été question pour lui d'un quelconque acte antisémite.

Depuis le 7 octobre 2023, la justice française a grandement été mise à contribution afin de faire taire les voix qui s'élèvent dans la société pour dénoncer le génocide en cours à Gaza, à tous les échelons. Les poursuites pour apologie du terrorisme ont touché des centaines de personnes, du militant aux députés, en passant par des professeurs, des étudiants, des chercheurs.

Reprise de l'argumentaire pro-israélien

Lors de son procès en appel qui s'est tenu au Palais de justice de Paris le 25 septembre 2025, Jean-François Daniau a tenté d'expliquer à la Cour, avoir voulu alerter sur le niveau de cruauté dont fait preuve l'armée israélienne à l'égard des Palestiniens.

Lors de cette audience à laquelle nous avons pu assister, David Kahn a ouvert sa plaidoirie en demandant pourquoi Jean-François Daniau ne s'intéressait pas aux Ouïghours, avant d'affirmer que « c'est parce qu'il n'y a pas de juifs », reprenant ainsi à son compte l'argumentaire pro-israélien « No jews, no news » (pas de juifs, pas d'information), qui explique la solidarité avec la Palestine par une obsession des juifs. L'avocat de la ville de Sens qualifie l'accusé d'« historien de pacotille » et conclut sa tirade en assurant que « ce que fait Israël à Gaza est contesté » mais que « ce qui n'est pas contesté en revanche, c'est ce qu'il s'est passé le 7 octobre où un bébé a été mis dans un four ». Un brouhaha s'élève alors dans la salle en signe de protestation contre cette fausse information qui avait été largement relayée, à l'automne 2023, par les réseaux pro-israéliens.

Dans ses réquisitions, le procureur a lui aussi reproché à Jean-François Daniau de ne pas parler des Ouïghours, du Soudan et des otages israéliens, tout en affirmant qu'il avait le droit d'avoir ses sensibilités. S'il a rappelé qu'il n'y avait ni de délit d'opinion ni de délit politique, il a néanmoins ajouté en s'adressant à l'enseignant retraité : « Mais vous avez dépassé les limites. »

Venant enfin à la graphie SS dans « Israël assassin », le procureur a affirmé que Jean-François Daniau ne pouvait ignorer que ce signe renvoyait au génocide juif, comme si l'accusé faisait l'apologie du nazisme en l'employant. Ce dernier niant revendiquer une telle démarche, le procureur lui a signalé qu'il y avait des antisémites dans les manifestations où il se rendait, même si « ce n'est peut-être pas » son cas. L'homme se retrouve ainsi à devoir répondre même de l'éventuel antisémitisme des autres.

« Comment peut-on se détacher autant du message et du contexte pour arriver à dire que le seul usage de la police SS suffit à caractériser un appel à la haine ? », a demandé l'avocate de Jean-François Daniau à la Cour. « L'utilisation de la typographie SS pour accuser le gouvernement israélien devient, devant ce tribunal, une glorification du nazisme. Comment en est-on arrivé à lui reprocher de promouvoir les actes qu'il entend dénoncer ? », s'est étonnée Me Amel Delimi en demandant la relaxe de son client qui « paie cher » son engagement en étant « mis au ban de la société ».

Au procès en appel, le procureur a demandé la confirmation de la condamnation de Jean-François Daniau. Il a également souhaité que le stage de citoyenneté soit effectué au Mémorial de la Shoah, achevant de transformer le simple geste d'une solidarité avec Gaza en un acte antisémite. Le délibéré sera rendu le 30 octobre 2025.

02.10.2025 à 09:12

De Tunis à Gaza. « Pourquoi j'ai pris la mer »

Zukiswa Wanner

Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Se préparant à une interception imminente, à 24 heures de navigation des eaux où les flottilles précédentes ont été stoppées, elle explique ici pourquoi elle a pris la mer. Recevez la prochaine chronique directement dans votre boite e-mail en vous abonnant gratuitement à notre lettre hebdomadaire ici.

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Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Se préparant à une interception imminente, à 24 heures de navigation des eaux où les flottilles précédentes ont été stoppées, elle explique ici pourquoi elle a pris la mer.

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02.10.2025 à 06:00

Les Kurdes au cœur des tensions en Syrie

Chris Den Hond

En Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l'autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l'écart entre les deux camps reste profond. Le 10 mars 2025, le président syrien Ahmed Al-Charaa et Mazloum Abdi, dirigeant militaire des Forces démocratiques syriennes, avaient signé un accord prévoyant (…)

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En Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l'autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l'écart entre les deux camps reste profond.

Le 10 mars 2025, le président syrien Ahmed Al-Charaa et Mazloum Abdi, dirigeant militaire des Forces démocratiques syriennes, avaient signé un accord prévoyant des avancées concrètes sur le statut et la place des Kurdes. Six mois plus tard, sa mise en œuvre se fait toujours attendre. La Turquie et Israël tentent activement de bloquer ce processus : Ankara pousse pour un État syrien centralisé, Tel-Aviv préfère un morcellement du pays. Les États-Unis, eux, donnent l'impression de changer de cap au gré des événements. Les Kurdes et leurs alliés plaident pour une autonomie dans une Syrie unifiée, un équilibre complexe.

Le 12 juillet 2025, Tom Barrack, ambassadeur des États-Unis en Turquie et envoyé spécial pour la Syrie et le Liban, a reproché aux FDS leur lenteur à s'intégrer à l'armée. Il a rappelé que la Syrie est « un seul pays, une seule nation avec une seule armée ». Les dirigeants kurdes ont immédiatement répondu : « Un retour à la situation antérieure à 2011 n'est pas négociable, c'est exclu. » Pas question d'un retour à la centralisation d'avant-guerre. Les FDS acceptent de rejoindre l'armée, mais comme force autonome en coordination avec Damas.

Volte-face étatsunienne

Changement de ton un mois plus tard : lors d'une réunion à Amman, le 12 août, Barrack plaide pour une Syrie décentralisée et affirme que les Unités de protection du peuple (YPG) ne sont pas liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais alliés des États-Unis. Pour Patrice Franceschi, auteur de Avec les Kurdes (Gallimard, 2020), la raison est limpide : « Les États-Unis ne comprennent pas grand-chose de la situation en Syrie, c'est comme en Afghanistan. Leur politique varie comme une girouette. Le massacre des Druzes les a fait changer d'avis. »

« Quant à la Turquie, poursuit-il, elle veut liquider toute autonomie kurde en Syrie et transformer la nouvelle Syrie en un État centralisé à la turque. Si cela échoue, elle va reprendre son intervention militaire, peut-être à travers l'Armée nationale syrienne qu'elle équipe et entraîne. » Selon lui, les Kurdes le savent très bien et ils se préparent. « Depuis la chute de Bachar Al-Assad, Ankara est à la manœuvre. C'est le projet turc qui se met en place actuellement. Ahmed Al-Charaa ne peut rien faire sans l'accord de la Turquie. Il a tout au plus 20 000 combattants. »

Le journaliste Sylvain Mercadier renchérit :

Les États-Unis ont changé de ton suite aux violences entre les Druzes d'un côté et les forces tribales soutenues par des milices du gouvernement de Damas de l'autre. Ces dernières sont responsables des massacres à Soueïda. Cela a certainement influencé la politique étatsunienne et démontre que Tom Barrack et Washington naviguent à vue dans leurs efforts de sortie de crise. C'est l'amateurisme et le court-termisme classique de la politique extérieure de Trump.

Les retombées du massacre des Druzes

Un rapport d'Amnesty International Syrie1 confirme la responsabilité des forces gouvernementales et de leurs alliés dans l'exécution de dizaines de Druzes les 15 et 16 juillet 2025 :

Le 15 juillet, les forces gouvernementales avaient annoncé être entrées dans la ville de Soueïda. (…) L'escalade de la violence n'a pris fin qu'avec le retrait des forces gouvernementales tard dans la nuit du 16 juillet, laissant derrière elles plusieurs dizaines de corps assassinés. Sur certaines vidéos authentifiées, on peut voir des hommes armés en uniforme, sans insigne, circuler à bord de camions portant clairement le logo du ministère de l'intérieur.

Les Druzes, communauté issue d'une branche du chiisme, sont en première ligne depuis ces massacres. Leur chef spirituel syrien, Hikmat Al-Hijri, a réclamé une séparation administrative d'avec Damas. Mais Walid Joumblatt, leader du Parti socialiste progressiste et de la communauté druze au Liban, nous a déclaré s'y opposer farouchement :

Je suis contre la séparation des Druzes de l'État syrien, car cela signifierait la dislocation du pays. Le projet initial israélien, sioniste, c'est de disloquer toute la région, en partant de la Syrie. (…) Les Druzes vivent ensemble avec les Bédouins dans la même région depuis des siècles, on ne peut pas les séparer.

En mai 2025, Joumblatt s'était rendu à Damas pour dialoguer avec Al-Charaa et des responsables druzes :

Il faut œuvrer à une réconciliation entre les Druzes et le gouvernement de Damas, ce qui a été le cas tout au long de l'histoire. (…) Je ne suis pas pour tout centraliser à Damas, mais pour que les habitants de Soueïda, Druzes et Bédouins, restent dans une Syrie unifiée avec une nouvelle formule de gouvernement, non centralisé comme avant, mais avec une gestion conjointe de la police, de l'armée et aussi de l'économie.

Quelle autonomie ?

La participation de milices pro-régime aux massacres des Alaouites en janvier 2025 puis des Druzes en juillet 2025 a creusé la méfiance. Et les propos récents d'Al-Charaa n'ont rien arrangé. Le 12 septembre 2025, il déclarait que « les FDS ne représentent pas tous les Kurdes, que la région qu'elles contrôlent est à majorité arabe ». La réplique d'Aldar Khalil, un dirigeant des FDS, lancée sur une place de Qamishili le 17 septembre, a été cinglante :

Qui représentes-tu ? Qui t'a amené à Damas ? La côte syrienne, le nord-est de la Syrie et Soueïda ne t'acceptent pas, et les Alaouites, les Druzes, les Yézidis, les Arméniens et les sunnites ne t'acceptent pas non plus. Aucune élection n'a eu lieu, qui représentes-tu ?

Al-Charaa ne semble prêt qu'à concéder une autonomie communautaire limitée dans certaines zones kurdes comme Kobané ou Qamishli, assortie de quelques postes symboliques. Les Kurdes, eux, rejettent une logique ethnique ou confessionnelle à la libanaise et défendent une décentralisation régionale inspirée de l'Espagne, de la Suisse ou de la Belgique.

Shahrazad Al-Hussein Al-Jasem de Deir ez-Zor, membre de Zenobia, une association de femmes arabes basée à Raqqa, explique qu'elle ne fait pas partie des Arabes qui veulent se séparer des Kurdes.

Nous ne voulons pas le retour de Damas dans notre région, parce que le gouvernement de Damas est un gouvernement d'une seule couleur, ce n'est pas un gouvernement inclusif. Les gens de Deir ez-Zor soutiennent les FDS. Nous voulons rester avec eux. Nous voulons une gouvernance décentralisée.

Georgette Barsoum, représentante de l'Union des femmes syriaques, confirme :

Après la bataille contre l'Organisation de l'État islamique nous avons créé nos propres organisations et nous avons obtenu des acquis, pas seulement pour les femmes, mais au niveau du fonctionnement démocratique de la société. Nous avons de fortes craintes que ce gouvernement autoproclamé de Damas veuille casser nos acquis. Ils ne veulent pas de notre projet d'autogouvernement.2.

L'appel d'Abdullah Öcalan

Malgré tout, les discussions se poursuivent sur des sujets précis. À Damas, Îlham Ahmed, la ministre des affaires étrangères de l'Administration autonome dans le nord et l'est de la Syrie (AANES), a rencontré le chef de la diplomatie syrienne, Assaad al-Chaibani. Ils ont abordé le contrôle des frontières, en envisageant une gestion conjointe ainsi que la réouverture de l'aéroport de Qamishli. Les diplômes des universités de Kobané, Qamishli et Raqqa sont aussi désormais reconnus par Damas, et la langue kurde est de facto acceptée.

Le retour des déplacés reste en suspens : environ 350 000 personnes, chassées lors des offensives turques à Afrin en 2018 puis à Tal Abyad et Ras al-Aïn en 2019, survivent toujours dans des camps. L'accord du 10 mars 2025 prévoit leur retour, mais les milices pro-turques refusent de quitter ces zones. « Le retour des déplacés d'Afrin est lié à un accord global sur l'armée. La Turquie veut d'abord un désarmement des FDS avant de donner l'ordre à ses proxys de quitter la zone (…) », explique Hozan Ahmed, secrétaire du bureau Rojava Europe. Le dossier énergétique, lui, paraît plus simple : les Kurdes contrôlent les champs pétroliers et gaziers du nord-est et de Deir ez-Zor, mais affirment que ces ressources appartiennent à tous les Syriens.

Depuis sa prison, Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, observe avec impatience l'évolution sur le terrain. Le 27 février 2025, il avait annoncé la dissolution du parti, hors Rojava, mais attend toujours un geste d'Ankara. En septembre 2025, il a mis en garde :

Si on désarme les FDS maintenant, les Kurdes subiront le même sort que les Druzes et les Alaouites. Si Damas ou Ankara exigent le désarmement des FDS, on arrête tout le processus de paix en Turquie. (…) Ankara et Damas ont intérêt à accepter l'offre de paix des Kurdes, car notre but est le vivre ensemble, c'est la coexistence. Si cette offre échoue, ce seront les États-Unis et Israël qui vont modeler la région. Et leur but est la division entre les peuples.


1«  Une nouvelle enquête révèle que les forces gouvernementales et affiliées ont exécuté de manière extrajudiciaire des dizaines de Druzes à Soueïda  », Amnesty International, 2 septembre 2025.

2Ces propos ont été recueillis lors de la fête de L'Humanité, le 13 septembre 2025.

01.10.2025 à 06:00

Quand Israël pourchassait les Palestiniens en Tunisie

Ahmed Nadhif

Il y a 40 ans, le 1er octobre 1985, l'aviation israélienne bombardait le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine à Hammam Chatt, dans la banlieue sud de Tunis. Cette opération aérienne reste, à ce jour, la plus éloignée jamais menée par Tel-Aviv. Les attaques de drones contre la flottille pour Gaza, amarrée au large de Tunis début septembre 2025, ont ravivé ce souvenir. Tahar Al-Cheikh, directeur égyptien du bureau de l'Agence palestinienne de presse et (…)

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Texte intégral (5986 mots)

Il y a 40 ans, le 1er octobre 1985, l'aviation israélienne bombardait le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine à Hammam Chatt, dans la banlieue sud de Tunis. Cette opération aérienne reste, à ce jour, la plus éloignée jamais menée par Tel-Aviv. Les attaques de drones contre la flottille pour Gaza, amarrée au large de Tunis début septembre 2025, ont ravivé ce souvenir.

Tahar Al-Cheikh, directeur égyptien du bureau de l'Agence palestinienne de presse et d'information (Wafa) à Tunis, s'en souvient comme si c'était hier. Le matin du 1er octobre 1985, lorsqu'il arrive à Hammam Chatt, la banlieue sud à 25 km de la capitale tunisienne, il voit Yasser Arafat debout sur les décombres de son bureau, lançant aux micros des agences de presse internationales, sur un ton de défi, des messages pleins de pugnacité. Entre-temps, ses camarades étaient occupés à aider les agents de la défense civile tunisienne à évacuer les corps déchiquetés.

Les avions israéliens venaient de larguer leurs charges explosives, à 3 100 km de Tel-Aviv, sur le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le bureau de son chef Abou Ammar, nom de guerre de Yasser Arafat, laissant derrière eux cinquante morts palestiniens, dix-huit tunisiens et une centaine de blessés. Les dégâts matériels ce jour-là sont estimés à environ 8,5 millions de dollars (7,24 millions d'euros).

Les pilotes avaient cru avoir atteint leur objectif principal : tuer Arafat et enterrer une fois pour toutes le commandement de la révolution palestinienne. À Tel-Aviv, des officiers de l'armée de l'air commandés par Amos Lapidoth et des agents du Mossad dirigé par Nahum Admoni se préparent à sabrer le champagne pour célébrer le massacre quand, soudain, Abou Ammar apparaît à l'écran, debout sur les décombres de sa maison et promettant à Israël une dure riposte. Dans une formule claire et concise, Tahar Al-Cheikh a publié un communiqué : « Arafat a échappé à une tentative d'attentat sioniste. »

Une banlieue tranquille au sud de Tunis

Al-Cheikh se rappelle les détails de ce mardi sanglant :

J'étais dans mon bureau de l'Agence palestinienne de presse et d'information, dans le quartier d'El Menzah 6 [quartier résidentiel au nord de Tunis.], quand, quelques minutes avant dix heures, nous avons été informés que des avions de guerre avaient bombardé le bureau du président Arafat dans la banlieue de Hammam Chatt. De là où nous étions, nous avions ressenti une vibration au passage des avions, une sensation que nous avions bien connue du temps où nous étions au Liban. Plusieurs locaux se trouvaient dans le quartier général à Hammam Chatt : le bureau du président Arafat, son logement particulier, le siège de la Force 17 (la garde présidentielle), de l'administration militaire où étaient gardées les archives des combattants de la révolution palestinienne, de l'administration financière, ainsi que quelques logements des compagnons d'Abou Ammar et des employés de l'OLP.

J'ai eu beaucoup de mal à arriver sur place, car les autorités tunisiennes avaient étroitement encerclé la ville. Abou Ammar était calme, comme à son habitude, mais son visage exprimait de la colère et beaucoup de défi.

Dès leur arrivée en 1982, après avoir quitté Beyrouth encerclée par l'armée israélienne, les dirigeants palestiniens choisissent de s'établir dans la banlieue tranquille de Hammam Chatt. Ils font de l'hôtel Salwa et de ses environs leur quartier général. Quant aux combattants, ils s'installent dans le camp d'Oued Zarga, entre les gouvernorats de Béja et Jendouba, au nord-ouest de la capitale, non loin de la frontière algérienne.

Toujours selon Al-Cheikh :

Quatre avions F-15 ont pénétré l'espace aérien tunisien à dix heures. Ils ont bombardé le quartier général pendant plus de dix minutes. Ils étaient appuyés par des avions de chasse en prévision d'une éventuelle interception aérienne et se sont ravitaillés en carburant à l'aller et au retour dans le ciel méditerranéen, en dehors de l'espace aérien tunisien.

Des sources appartenant à la Sûreté nationale tunisienne ayant travaillé au sein de la cellule de communication tuniso-palestinienne racontent que le chef du gouvernement italien, le socialiste Bettino Craxi, a averti les autorités de la présence d'avions de guerre à l'identité inconnue s'étant ravitaillés en carburant au-dessus de la Méditerranée et se dirigeant vers les côtes tunisiennes. Mais le temps limité et l'écart considérable de puissance entre l'armée de l'air israélienne de la modeste défense tunisienne n'ont laissé aucune chance à la moindre intervention.

À l'affût d'un prétexte

Malgré sa présence en Tunisie, la résistance palestinienne n'avait pas cessé ses attaques contre Israël. Le 25 septembre 1985 à l'aube, un commando de fedayin s'est emparé du yacht israélien First, amarré dans le port chypriote de Larnaca, séquestrant les trois membres de son équipage. L'OLP affirmait qu'il s'agissait d'une station mobile du Mossad, les services du renseignement extérieurs israéliens, qui surveillait le déplacement des combattants palestiniens vers le Liban par voie maritime. Le commando exigeait la libération de détenus palestiniens contre celle des otages du yacht. Un commando israélien a tenté un assaut mais ce fut un échec, et les fedayin ont tué les agents israéliens puis se sont rendus aux autorités chypriotes. Le gouvernement israélien, dirigé alors par Shimon Peres, a pris prétexte de cet événement pour reprendre les campagnes aériennes comme au moment du siège de Beyrouth de 1982.

Quelques semaines auparavant, début septembre 1985, la formation de gauche du Front de libération de la Palestine (FLP), dirigée par Mohammed Abbas (Abou Abbas), avait tenu son congrès dans le camp de l'OLP de Oued Zarga. Arafat avait prononcé un discours dans lequel il avait révélé que des sources sérieuses lui avaient transmis des informations, indiquant qu'un cabinet israélien s'était réuni et avait décidé de bombarder les locaux de l'OLP en Tunisie. Il avait affirmé avoir partagé ces informations avec des responsables tunisiens, qui avaient déclaré l'état d'alerte.

Les propos d'Abou Ammar sur l'intention d'Israël de bombarder la Tunisie précèdent l'opération du yacht de Larnaca, ce qui montre bien que la décision israélienne était prise depuis longtemps et attendait n'importe quel prétexte pour être exécutée. Chose que confirme Tahar Al-Cheikh :

Durant l'été 1985, des services de sécurité amis nous ont avertis de la possibilité d'une action militaire contre l'OLP en Tunisie. De même, les services de sécurité de la Révolution palestinienne ont reçu des informations en provenance de la Palestine occupée, disant qu'Israël se préparait à une action en Tunisie, sans préciser de quoi il s'agissait au juste.

L'hôte qui a sauvé Abou Ammar

Abou Ammar est rentré du Maroc la veille du bombardement. Comme à l'accoutumée, il est accueilli par un ministre tunisien et un certain nombre de cadres de l'OLP. Sur le terrain, des agents du Mossad surveillent son convoi pendant qu'il se dirige vers le siège du commandement de l'OLP à Hammam Chatt. Assis à ses côtés dans la voiture, Hakam Balaoui, l'ambassadeur de Palestine en Tunisie, lui apprend qu'un hôte arabe important l'attend à la Marsa, dans la banlieue nord de Tunis. Immédiatement, Abou Ammar demande à son chauffeur de s'y rendre, pendant que le convoi poursuit son chemin vers la banlieue sud. Un changement inopiné auquel les agents du Mossad n'ont pas prêté attention. Dans la résidence de Hakam Balaoui, Arafat s'entretient avec son « hôte arabe » jusqu'à une heure tardive, ce qui l'aurait décidé à passer la nuit à la Marsa.

Mais dans ses mémoires intitulées Un premier ministre de Bourguiba témoigne, le premier ministre tunisien de l'époque Mohamed Mzali livre une autre version :

Le 30 septembre 1985, vers 20 heures, je reçois un coup de téléphone de Hakem Balaoui, représentant de l'OLP en Tunisie, qui m'informe que Yasser Arafat venait de rentrer du Maroc et qu'il souhaitait me voir, le plus rapidement possible. Une heure plus tard, Arafat, accompagné des autres dirigeants « historiques » palestiniens — Abou Iyad (Salah Khalaf), Abou Jihad (Khamom Al-Wazir), Farouk Kaddoumi, Mahmoud Abbas alias Abou Mazen, et Balaoui — arrive chez moi. Il me transmet un message de Hassan II [le roi du Maroc], selon lequel des soldats libyens se prépareraient à une incursion sur le territoire tunisien, en portant l'uniforme de l'armée tunisienne. J'ai pris immédiatement les dispositions qui s'imposaient en alertant les ministres de la Défense et de l'Intérieur pour mobiliser le bataillon du Sahara, ainsi que la Garde nationale et la police1.

Les relations entre Tunis et Tripoli à ce moment-là sont en pleine crise, sur fond de menaces de la part de Mouammar Kadhafi d'envahir son voisin, après avoir expulsé des milliers de travailleurs tunisiens à l'été 1985.

Nouri Bouchaala, officier du service tunisien de protection des personnes et des biens et chef de l'unité de garde et d'escorte des dirigeants palestiniens, raconte qu'après être sorti de chez Mzali, Abou Ammar se dirige vers la maison de l'ambassadeur palestinien, où il a présidé quelques réunions jusqu'à une heure tardive. Malgré la proposition de Balaoui de rester pour la nuit, Arafat tenait à rentrer à Hammam Chatt. Mais sur le chemin, il a brusquement décidé de prendre la direction du bureau d'Abou Jihad à la Marsa pour y finir la nuit2.

Un retard salutaire

Pourquoi le choix de cette date de la part des Israéliens ? Plusieurs responsables et cadres militaires de la Révolution palestinienne se trouvant en Algérie, au Yémen et au Soudan étaient convoqués au Conseil supérieur de la sécurité nationale qui devait se tenir à Tunis le 1er octobre. Cette date n'était connue que d'un cercle restreint de hauts dirigeants, ce qui en dit long sur la faille de sécurité dans les rangs de l'OLP. Tahar Al-Cheikh explique :

Beaucoup plus tard, en 1993, nous avons découvert que Adnane Yassine, qui occupait un poste important à l'ambassade palestinienne en Tunisie, transmettait toutes les informations sur l'OLP à Israël. Il est fort probable qu'il collaborait déjà avec le Mossad depuis l'époque de Beyrouth, c'est-à-dire avant même notre arrivée en Tunisie en 1982.

Le jour J, les chefs militaires palestiniens se réunissent à 9 h 30 dans le hall extérieur du siège du commandement à Hammam Chatt. Arafat se réveille tard et demande qu'on retarde la réunion d'une demi-heure. Les dirigeants présents préfèrent alors reporter la réunion et se séparent. Abou Ammar est à un quart d'heure de Hammam Chatt quand il entend le fracas des bombes.

Comme le confie Mohamed Mzali, les services de sécurité tunisiens croient d'abord à une attaque libyenne. Le capitaine tunisien Nouri Bouchaala se rend ce matin du 1er octobre à son travail, au QG palestinien de Hammam Chatt, quand il entend, via l'émetteur radio de sa voiture, un appel provenant du bureau du responsable du service de protection des personnalités, l'officier Salem Baraket. Ce dernier annonce d'abord que des avions libyens sont en train de bombarder la banlieue sud de Tunis.

Bouchaala raconte :

Malgré l'effet de surprise, j'ai poursuivi ma route à toute vitesse. À mon arrivée à Hammam Chatt, j'ai été terrifié par ce que j'ai vu au premier abord — la dévastation, les cadavres gisant sur les décombres (…). Une des bombes qui avait raté sa cible avait creusé un cratère de plus de trois mètres de profondeur et d'environ cinq mètres de diamètre. La moitié de la carcasse d'une voiture de l'OLP, qui était garée sur place, était suspendue à un arbre énorme. Cadres de la sécurité et personnalités politiques ont afflué, parmi lesquels le premier ministre Mohamed Mzali, Wassila Bourguiba [l'épouse du président de la République] et Abou Iyad. Quant à Zine El-Abidine Ben Ali3, le directeur de la Sûreté nationale, il est arrivé sur les lieux en même temps qu'Abou Abbas, le secrétaire général de l'OLP. Ben Ali est sorti de sa voiture, souriant, et a dit à l'un des combattants palestiniens, en plaisantant non sans lourdeur : « Ne pouviez-vous pas abattre un des avions avec votre arme ? », en montrant la kalachnikov que l'homme avait entre les mains4.

Une dépression large sur une plage, avec deux enfants et un adulte au bord.
Hammam Chatt, le 2 octobre 1985. Des Tunisiens se tiennent près d'un cratère causé par un missile israélien après un raid aérien contre le siège de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP).
Philippe BOUCHON / AFP

Quelques jours après le raid israélien, les responsables du Centre d'alerte contre le terrorisme de la marine américaine découvrent des piles de documents secrets dans le bureau de Jonathan Pollard, analyste du service d'enquête navale, sans rapport avec ses activités. Suite à cette découverte, Pollard tente de fuir les États-Unis avec son épouse. Il se rend à l'ambassade israélienne à Washington demander l'asile politique, mais les Israéliens le lui refusent. Interpellé par le FBI, il est accusé de « transmission d'informations secrètes à un État allié, sans intention de nuire aux États-Unis ». En juin 1986, il reconnaît avoir espionné pour le compte d'Israël, mais simplement pour aider à le défendre.

Selon le rapport de la CIA de 1987 déclassifié et publié par les archives de la Sûreté nationale à l'Université Georges Washington en 20125, la mission de Pollard consistait à procurer à Tel-Aviv des informations sur des projets nucléaires, militaires et technologiques des États arabes, du Pakistan et de l'Union soviétique. En tout, il a transmis près de 1 500 notes sur le Proche-Orient et le Maghreb, sur le littoral méditerranéen et sur le littoral de l'Océan indien.

Les documents envoyés par l'espion israélien ont fourni des informations très précises sur le siège de l'OLP à Tunis, sur les capacités des défenses aériennes tunisienne et libyenne.

Le retournement de Washington

Une fois la stupeur passée, la Tunisie décide de réagir. Tahar Al-Cheikh se souvient :

Nous étions conscients depuis notre arrivée en Tunisie qu'Israël n'aurait de cesse qu'il n'anéantisse l'OLP, comme il avait tenté de le faire en Jordanie et au Liban. Et puis, nous avions acquis l'expérience de cet ennemi à Beyrouth et nous étions habitués aux raids surprises, aux descentes et aux opérations spéciales visant les chefs de la Révolution. Mais les citoyens tunisiens, qui vivaient pour la première fois une telle action d'Israël, ont subi le plus grand choc. D'où une importante réponse populaire, avec des marches et des manifestations en soutien à la Palestine, et, sur le plan officiel, une action diplomatique tunisienne auprès du Conseil de sécurité de l'ONU.

À Paris, l'ambassadeur tunisien Hédi Mabrouk qualifie le raid israélien de « terrorisme d'État », rappelant qu'il y a également eu des victimes parmi les civils et les forces de sécurité tunisiennes. L'ambassadeur israélien, Ovadia Soffer, rétorque que son gouvernement « n'avait rien contre la Tunisie » mais ajoute : « Le siège de l'OLP est protégé par la Tunisie, elle assume donc la responsabilité des activités de l'OLP. » Quant au premier ministre israélien Shimon Peres, il affirme dans un discours prononcé à Tel-Aviv le lendemain de l'opération, qu'Israël n'oubliera pas « l'attaque de Larnaca et ne pardonnera pas ».6

Les réactions arabes et internationales se succèdent également. Le président étatsunien Ronald Reagan publie un communiqué dans lequel il affirme : « Le raid était un acte de légitime défense, et j'ai toujours eu confiance dans les services de renseignements israéliens. » Son homologue tunisien, Habib Bourguiba, convoque alors l'ambassadeur de Washington à Tunis, et le charge de transmettre les protestations des autorités tunisiennes contre la violation israélienne. Il accuse également les États-Unis d'avoir été informés par avance du plan israélien. Washington répond en remettant à l'ambassadeur tunisien, Néjib Bouziri, un mémorandum qu'il refuse de réceptionner, rappelant l'opération contre le yacht de Larnaca, considérée comme « une attaque terroriste palestinienne à laquelle Israël a riposté par une réponse aérienne sur Hammam Chatt ».

Bourguiba est tellement en colère qu'il appelle son ministre des affaires étrangères, Béji Caïd Essebsi, qui assiste alors, à New York, aux sessions de l'Assemblée générale de L'ONU, et l'informe de son intention de rompre les relations avec les États-Unis, si jamais ces derniers utilisent son droit de veto au Conseil de sécurité pour contrer une résolution condamnant Israël7.

Bras de fer au Conseil de sécurité

Caïd Essebsi raconte dans ses Mémoires les détails de la lutte diplomatique qui s'est déroulée dans les couloirs du Conseil de sécurité suite à l'attaque :

L'essentiel, pour nous, étant d'obtenir une résolution qui condamne expressément l'agression, la marge de manœuvre étant extrêmement étroite entre cet objectif et le seuil d'admissibilité de la délégation américaine. La formulation du projet de résolution faisait l'objet d'une délibération au sein du groupe des six pays non-alignés membres du Conseil, avec la constante participation de la Tunisie et du représentant de l'OLP, Zehdi Terzi. […] La première version du projet de résolution était prête dans la matinée du 2 octobre, dès l'ouverture du Conseil. La formulation retenue condamne Israël comme agresseur et pour son « terrorisme d'État »8.

Washington tente d'engager des discussions avec la délégation tunisienne à propos de la formulation par l'intermédiaire de son représentant au Conseil de sécurité Vernon Walters, qui a menacé d'opposer son veto au projet dans sa version comportant l'expression « terrorisme d'État ». La séance de vote est reportée de deux jours. Caïd Essebsi s'explique, toujours dans ses Mémoires :

Cette nuit-là, j'ai repensé aux objections soulevées par l'ambassadeur Walters. Je m'estimais tenu à l'obligation de résultat, non à un quelconque fétichisme de pure terminologie. Si le veto étatsunien ne tenait qu'à un ajustement de forme, la condamnation d'Israël pourrait être formulée autrement. […] Sans négocier avec la délégation américaine et sans lui demander au préalable un quelconque engagement, je prends sur moi de changer le texte du projet de résolution sur deux points : au lieu de « condamne Israël », je substitue [sic] « condamne l'acte d'agression armé perpétré par Israël » ; je supprime d'autre part la mention de « terrorisme d'État ». M. Bouziri n'en était pas convaincu : il estimait que ces amendements constituaient un compromis vain et sans portée.9

Ces rectifications n'ont pas plu non plus au représentant de l'OLP à l'ONU, qui a exprimé de nombreuses réserves à leur sujet. Mais Essebsi affirme avoir joint Farouk Kaddoumi10, qui était à New York à ce moment-là, et obtenu de lui des instructions à l'attention de son représentant, afin que celui-ci s'engage à s'en tenir entièrement aux décisions de la délégation tunisienne.

La séance de vote commence le matin du 4 octobre. Après les délibérations, l'ambassadeur étatsunien rejoint la salle. Il a consulté Reagan au téléphone et réussi à le convaincre d'une abstention, suite aux amendements tunisiens. L'ancien ministre tunisien des affaires étrangères témoigne :

C'est seulement en fin de séance, lors du vote qui intervient vers 20 heures, que je réalise l'exploit personnel du général Walters. Il avait réussi à obtenir du président Reagan le choix de l'abstention, et donc le renoncement au veto, laissant passer la résolution à raison de 14 voix contre zéro. C'est Benyamin Nétanyahu, le chef de la délégation israélienne, qui eut la mauvaise surprise, car la décision américaine, modifiée dans des délais aussi brefs, ne lui avait guère permis de lancer une contre-offensive. Ayant appris à la dernière minute le revirement de la délégation américaine, il s'en était pris à Walters personnellement, en l'attrapant par la veste sur son siège même de président du Conseil de sécurité. Exaspéré, il réalisait qu'il n'avait plus le temps d'agir pour rétablir le veto. Si la décision américaine avait été modifiée la veille, des interventions immédiates et puissantes auprès du président Reagan auraient peut-être réussi à rétablir le veto. La résolution du 4 octobre 1985 était, pour la Tunisie, un succès retentissant.11

La position étatsunienne n'était pas tant due à une conviction de Washington que l'attaque israélienne était une erreur, qu'à un soutien au régime de Bourguiba face à la colère populaire et aux surenchères du colonel Mouammar Kadhafi. Un document des services de renseignements centraux étatsuniens, daté du 7 octobre 1985, révèle que l'administration Reagan avait décidé de ne pas opposer son veto à la résolution du Conseil de sécurité dénonçant l'attaque israélienne sur le siège de l'OLP après avoir reçu les avertissements des renseignements disant que le veto étatsunien était susceptible de conduire au renversement par la Libye du gouvernement tunisien allié de l'Occident, alors que la Tunisie vivait la fin du règne de Bourguiba qui sera renversé par un coup d'État deux ans plus tard. Le document précise :

Face aux critiques adressées par Israël et par les organisations juives américaines au sujet de sa décision de s'abstenir de voter vendredi soir, l'administration est intervenue aujourd'hui afin d'expliquer sa position en privé aux Israéliens et à d'autres. Le ministre des affaires étrangères, Georges P. Shultz, a appelé au téléphone Yitzhak Shamir, le ministre des affaires étrangères israélien, qui était à New York, pour lui assurer que l'administration Reagan restait déterminée à prendre des mesures fortes contre les terroristes. Il a également informé Shamir que les États-Unis considéraient l'attaque israélienne sur le siège de l'OLP comme un acte de légitime défense contre une série d'actions terroristes commanditées par l'OLP. Et Shultz a autorisé les Israéliens à rendre ses commentaires publics. […] L'ambassadeur des États-Unis en Tunisie, Peter Sebastian, avait envoyé un télégramme urgent de Tunis déclarant que si l'administration ne changeait pas radicalement sa politique générale, le gouvernement de Bourguiba se retrouverait dans une situation sans issue. L'ambassadeur et les responsables des renseignements en Tunisie ont affirmé que la Libye, qui avait échoué à déstabiliser la Tunisie au cours des derniers mois, pourrait y parvenir aujourd'hui. L'inquiétude des Étasuniens en Tunisie avait atteint un point tel que des ordres avaient été donnés de commencer à mettre en route des déchiqueteuses pour détruire les documents secrets de l'ambassade par mesure de précaution au cas où l'ambassade subissait l'assaut de groupes de militants de gauche.12


1Mohamed Mzali, Un premier ministre de Bourguiba témoigne, Sud Éditions, Tunis, 2010.

2Nouri Bouchaala, Mémoires d'un officier de la sécurité, Centre de recherche de l'OLP, 2015 (en arabe).

3NDLR. Devenu ensuite ministre de l'intérieur puis premier ministre, Ben Ali mènera un coup d'État contre le président Bourguiba le 7 novembre 1987.

4Nouri Bouchaala, op. cit.

5Jonathan Pollard : Revisiting a Still Sensitive Case, édité par Jeffrey T. Richelson, 14 décembre 2012.

6«  Israeli planes attack P.L.O. in Tunis  », The New York Times, 2 octobre 1985.

7NDLR. La colère du président tunisien s'explique par le fait que, dès le lendemain de l'indépendance, Habib Bourguiba a choisi de s'aligner sur le camp étatsunien et non soviétique. La complicité étatsunienne dans l'opération israélienne a donc été vécue comme une trahison du côté de Carthage.

8Béji Caïd Essebsi, Bourguiba, Le bon grain et l'ivraie, Sud Éditions, Tunis, 2011.

9Ibid.

10A l'époque chef du département politique, soit l'équivalent du ministre des affaires étrangères de l'OLP.

11Ibid.

12U.S. Defends action in U.N. on raid — Document (FOIA)/ESDN (CREST) : CIA-RDP90-00965R000302630056-0. Date de publication 7 octobre 1985.

30.09.2025 à 10:50

De Tunis à Gaza. Le calme avant la tempête

Zukiswa Wanner

Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Attaquée dans la nuit du 23 au 24 septembre, la flottille repart de Grèce pour son ultime étape et s'attend à être de nouveau prise pour cible. Recevez la prochaine chronique directement dans votre boite e-mail en vous abonnant gratuitement à notre lettre hebdomadaire ici.

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30.09.2025 à 10:45

Au Soudan, « deux projets qui n'ont rien à voir avec la démocratie »

Augustine Passilly

Après deux ans et demi de guerre, le Soudan est divisé : l'Ouest est sous le contrôle des Forces de soutien rapide et le reste du pays est aux mains de l'armée. Les deux gouvernements parallèles récemment installés manquent cependant de légitimité, malgré une façade civile.

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Après deux ans et demi de guerre, le Soudan est divisé : l'Ouest est sous le contrôle des Forces de soutien rapide et le reste du pays est aux mains de l'armée. Les deux gouvernements parallèles récemment installés manquent cependant de légitimité, malgré une façade civile.

30.09.2025 à 06:00

En Autriche, la droite marche au pas du FPÖ

Olivier Cyran

À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle. Son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise en Allemagne. Depuis plus de quarante ans, le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), longtemps dirigé par des néo-nazis patentés, est solidement installé sur la scène politique autrichienne, a participé à cinq gouvernements de coalition, et est arrivé en tête des élections (…)

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Texte intégral (6831 mots)

À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle. Son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise en Allemagne. Depuis plus de quarante ans, le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), longtemps dirigé par des néo-nazis patentés, est solidement installé sur la scène politique autrichienne, a participé à cinq gouvernements de coalition, et est arrivé en tête des élections législatives de septembre 2024.

Le FPÖ et l'AfD allemande ont bien des points communs, malgré une histoire différente. Les deux partis se sont tous deux consolidés depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l'ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages. Après l'Allemagne lundi 29 septembre, notre envoyé spécial rend compte de ce qu'il a vu et entendu en Autriche. Illustration Willem.

Oubliée sur un mur dans le quartier de Floridsdorf, une affiche électorale à la gloire d'un quadra aux traits poupins et au sourire pincé annonce la couleur : « Plus de policiers, moins de réfugiés. » Dominik Nepp, chef de file viennois du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), a le visage mou et le racisme ardent. Il veut interdire les logements sociaux aux « migrants musulmans » et qualifie les demandeurs d'asile de « virus ». Me voyant en arrêt devant cette apparition, une petite dame aux cheveux gris m'accoste.

« Ah, vous n'êtes pas d'ici… Vous savez, à Vienne, les nazis ne portent pas la Lederhose [culotte de peau] et le chapeau tyrolien. Ils ont plutôt une allure d'agent immobilier, comme lui-là. Mais ça reste des nazis. » Cette institutrice à la retraite se dit « écœurée » : à l'élection municipale de Vienne, le 27 avril 2025, le parti social-démocrate (SPÖ) est certes resté en tête avec près de 40 % des voix, mais le FPÖ a triplé son score avec 20 % des suffrages. Et surtout : à Floridsdorf, il l'a emporté sur le SPÖ en ralliant un électeur sur trois, faisant de cet ancien quartier ouvrier le porte-étendard de la conquête des villes par une extrême droite longtemps identifiée à l'Autriche rurale.

Dans une Europe où les extrêmes droites progressent à un train d'enfer, l'Autriche peut se targuer d'avoir montré le chemin : cela fait plus de quarante ans déjà que son extrême droite est pleinement intégrée à la vie politique. Fondé en 1955 par d'anciens Waffen-SS, le FPÖ a noué sa première coalition gouvernementale en 1983, sous la houlette d'un chancelier social-démocrate, Fred Sinowatz, pas gêné de recruter son vice-chancelier parmi les héritiers du national-socialisme. Aujourd'hui, le FPÖ comptabilise cinq participations à un gouvernement fédéral, dont la dernière a pris fin en 2019. Pour la première fois de son histoire, le parti arrive en tête des élections générales de septembre 20241avec 29 % des voix. Pour autant il ne dirige pas, n'ayant réussi à former aucune coalition de gouvernement avec les principaux partis. Il attend son heure et continue de dominer à l'échelle locale : en ce moment, le FPÖ co-dirige l'exécutif de cinq Länder sur neuf. Même Vienne « la rouge » n'est plus à l'abri.

De quelle manière cette longue imprégnation de l'extrême droite dans la société autrichienne se manifeste-t-elle dans le contexte du génocide de Gaza ? On a vu combien en Allemagne la validation des massacres commis par Israël a créé un appel d'air favorable à la propagation du néo-fascisme. Qu'en est-il de l'Autriche ? Gaza a-t-elle fourni une occasion providentielle au FPÖ de se légitimer encore davantage par un soutien sans faille à Israël, à l'image du Rassemblement national en France ? Lui donne-t-elle du grain à moudre en attisant l'islamophobie et en amplifiant la brutalisation du monde politique, comme c'est le cas pour l'AfD en Allemagne ?

Image floue d
Jörg Haider

Israël, bras armé de la « civilisation judéo-chrétienne » face au « terrorisme musulman »

À première vue, l'Autriche paraît impeccablement assortie au prêt-à-porter costume que revêt l'Europe depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Face au génocide de Gaza, le gouvernement, fruit d'une « grande coalition » entre les conservateurs du Parti populaire autrichien (ÖVP), le SPÖ et les libéraux du petit parti Neos2, campe sur une ligne pro-israélienne non moins fervente que celle de l'Allemagne. Oubliés, les temps anciens où l'Autriche entretenait des liens privilégiés avec l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Le nouveau chancelier Christian Stocker ne cesse de clamer sur tous les tons que lui et son équipe sont « pleinement engagés en faveur de la sécurité d'Israël et dans le combat contre toutes les formes d'antisémitisme », comme il l'a assuré le 20 mai par téléphone au premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.

Les voix qui dénoncent le génocide sont traitées en conséquence, selon des mécanismes d'instrumentalisation familiers à la plupart des Européens. Lorsque, le 21 mai, le jeune chanteur autrichien JJ, après avoir gagné l'Eurovision, s'étonne dans une interview qu'Israël n'ait pas été exclu du concours au même titre que la Russie, tout le gratin du pays, classe politique et médias confondus, lui tombe dessus, comme si le contre-ténor de 24 ans était le Hamas à lui tout seul. Le secrétaire d'État à la lutte contre l'antisémitisme, Alexander Pröll, s'emporte contre le chanteur, accusé de nourrir des « sympathies pour le terrorisme et l'antisémitisme », tandis que le président de la République, Alexander Van der Bellen, qui vient des Verts, se fend d'un communiqué rappelant la nécessité de « toujours veiller à soutenir l'État d'Israël ».

Adoptant la stratégie commune à l'ensemble du camp suprémaciste occidental, le parti des Lederhosen fait une promotion effrénée du gouvernement Nétanyahou, perçu comme le bras armé de la « civilisation judéo-chrétienne » face au « terrorisme musulman ». Chaque fois qu'une déclaration ou un évènement de solidarité avec la Palestine déclenche les outrages du monde politique et médiatique, le FPÖ s'empare de l'aubaine pour avancer ses pions. Là encore, le parti n'a rien inventé. Le procédé qui consiste à mobiliser la doxa pro-israélienne pour se défausser de son antisémitisme historique sur les pro-palestiniens, ou les immigrés, ou la gauche, est devenu la règle au sein des extrêmes droites européennes. Dans le cas du FPÖ, cette acrobatie relève cependant de la très haute voltige et peut donner le tournis même aux plus blasés. Car, en matière d'antisémitisme, peu de partis en Europe présentent un curriculum vitæ aussi éloquent que le FPÖ. Et, pourtant, ils sont plus rares encore à avoir été rendus aussi « fréquentables » que lui.

Un homme avec des lunettes, visage flou et pixelisé, semblant surpris ou perplexe.
Herbert Kickl

Un récit révisionniste

Chercheur spécialisé dans l'étude des extrêmes droites, Bernhard Weidinger me reçoit dans son bureau du Centre de documentation de la résistance autrichienne (DÖW), en plein cœur de la Vienne impériale. Ce haut lieu de mémoire abrite une exposition permanente sur les crimes de l'Autriche nazie, désertée en ce jour de mai où les visiteurs affluent pourtant en masse dans la ville. Il explique :

En Autriche, le rapport à l'histoire reste encore très marqué par la Opferthese thèse de la victime »], cette idée selon laquelle le pays aurait été non pas acteur mais victime du national-socialisme. Ce récit révisionniste a été colporté très longtemps par l'État autrichien lui-même, dans le but de s'exonérer de sa responsabilité. Cela a grandement contribué aux conditions dans lesquelles l'extrême droite a pu reprendre pied quelques années après 1945. En Autriche, contrairement à la France et à l'Allemagne, il n'y a jamais eu de cordon sanitaire entre les partis dits démocratiques et l'extrême droite : le FPÖ a toujours été vu comme un partenaire fréquentable, hormis sous Franz Vranitzky, chancelier SPÖ de 1988 à 1997, le seul à avoir reconnu la responsabilité de l'Autriche dans l'holocauste.

Bernhard Weidinger admet qu'en Allemagne comme en France le cordon sanitaire s'est défait, ou ne tient plus qu'à un fil. Mais il note qu'en Allemagne « l'existence d'un parti d'extrême droite représenté au parlement et qui pèse sur la vie politique nationale est un phénomène nouveau, alors qu'en Autriche on y est habitué depuis au moins les années 1990 et les succès électoraux de Jörg Haider, la figure tutélaire du FPÖ3. En Allemagne, l'État fédéral s'est construit comme l'antithèse du régime national-socialiste, ce n'est pas le cas du nôtre. »

L'exceptionnelle « fréquentabilité » de l'extrême droite autrichienne n'a nullement été contrariée par son antisémitisme bouillonnant, pas plus hier qu'aujourd'hui. À la différence d'autres formations néo-fascistes européennes, qui ont mis prudemment leur référentiel historique en sourdine, le FPÖ d'aujourd'hui marche toujours dans les mêmes bottes cirées que celui de 1995, époque où son président Jörg Haider, qui fut également gouverneur de la région de Carinthie, exprimait publiquement son admiration pour les vétérans des Waffen-SS, « ces hommes intègres, restés fidèles jusqu'aujourd'hui à leurs convictions, malgré les vents contraires ». Volumineux, le recueil des confessions brunes continue de s'épaissir d'année en année.

En septembre 2023, une vidéo mise en ligne par le FPÖ sur sa chaîne YouTube montre des jeunes militants du parti en train de faire une marche au flambeau sous le « balcon de Hitler » à la mairie de Vienne, où le Führer a pris triomphalement la parole après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne en 1938, devenu lieu de recueillement traditionnel des néo-nazis autrichiens. À ce brame d'amour pour le IIIe Reich se mêlent des images de demandeurs d'asile et de Notre-Dame de Paris en flammes, pour illustrer les périls du « grand remplacement ».

La vidéo ne passe pas inaperçue. Face à l'émotion qu'elle soulève dans une partie de la presse, le président du FPÖ, Herbert Kickl, se fait un plaisir d'en rajouter : ses porteurs de flambeaux ne sont, dit-il, que d'innocents « jeunes gens ayant une approche positive de leur patrie ». Un an plus tard, en septembre 2024, le journal Der Standard révèle que des membres influents du FPÖ, dont deux parlementaires, ont entonné un chant nazi célébrant le « saint Reich allemand » lors des funérailles d'un de leurs amis.

Il est frappant de constater que rien de tout cela n'a causé du tort à la candidature de Kickl au poste de chancelier, ni aux efforts engagés par les conservateurs du Parti populaire autrichien (ÖVP) en vue d'une coalition avec le FPÖ. Le fait qu'il se rêve publiquement en Volkskanzler chancelier du peuple »), dans une allusion transparente à Hitler, qui revendiquait cette appellation, n'a pas même terni ses bonnes relations avec la droite « démocratique ». Ministre de l'intérieur dans le gouvernement ÖVP-FPÖ de Sebastian Kurz de 2017 à 2019, cet ancien auteur des discours de Jörg Haider reste un homme courtisé. L'un de ceux auxquels se référait le chancelier sortant Karl Nehammer lorsqu'il assurait en septembre 2024 : « Il y a beaucoup de gens raisonnables au FPÖ. »

Sebastian Kurz, le « vrai ami d'Israël »

Le revers de la médaille, c'est que le parti de Kickl, aussi pro-israélien soit-il, demeure infréquentable aux yeux des institutions juives autrichiennes. Après la première place décrochée par le FPÖ aux élections générales, le président de la Société religieuse israélite, représentante du principal groupe juif orthodoxe du pays, a mis en garde contre les Kellernazis, les « nazis de la cave », ceux qui cachent leurs intentions véritables. L'autre grande institution juive, le Consistoire israélite de Vienne, a sèchement écarté le FPÖ de la commémoration de la Nuit de cristal viennoise en novembre dernier4. Originaires en grande majorité d'ex-Union soviétique, les juifs autrichiens sont peu nombreux — environ dix mille personnes, soit 0,1 % de la population — et sans grande influence politique au pays de la Opferthese. Lorsqu'on se rapporte à eux, c'est généralement à titre de prétexte pour réaffirmer l'alliance avec Israël, rarement pour se mobiliser contre les rejetons de Jörg Haider. Le FPÖ peut donc assez aisément se passer de leur soutien.

Plus embarrassante est sa difficulté à s'attirer les bonnes grâces des autorités israéliennes. En dépit de leurs liens amicaux avec certains membres du Likoud, comme l'ex-député à la Knesset Yehuda Glick, le parti qui marche sous le balcon de Hitler peine encore à entrer dans le club des extrêmes droites européennes reçues à bras ouverts par le gouvernement Nétanyahou. Comme l'AfD, le FPÖ est resté à la porte de la pseudo-conférence « contre l'antisémitisme » organisée à Jérusalem en mai 2025, où les hommes de « Bibi » ont cimenté leur alliance avec les fachosphères occidentales autour de leur haine commune des musulmans. « Le FPÖ n'a pas encore réussi à se positionner comme un véritable allié d'Israël et de la communauté juive autrichienne », contrairement à l'ÖVP, qui « depuis Sebastian Kurz est devenu un vrai ami d'Israël », expliquait en février 2025 le chef des relations internationales du Likoud, Ariel Bulshtein, dans une interview au journal Die Presse. Une manière de ménager l'avenir — tous les espoirs restent permis à Herbert Kickl — tout en rendant à Kurz ce qui lui est dû.

L'hommage à ce dernier paraît en effet amplement mérité. À rebours de l'Allemagne, alliée quoiqu'il en coûte du régime israélien, l'Autriche, en vertu de sa « neutralité », a longtemps tenu une ligne d'équilibriste entre Israël et Palestine. Mais cette tradition politique incarnée par Bruno Kreisky, le chancelier social-démocrate des années 1970, a été liquidée avec perte et fracas il y a quelques années. Personne n'a autant pesé dans cette rupture que Sebastian Kurz. L'ex-poussin prodige de la vieille droite autrichienne, chancelier de 2017 à 2019 puis de 2020 à 2021, a peut-être joué pour l'Autriche le rôle que Nicolas Sarkozy a endossé en France : celui du point de bascule qui précipite un pays dans une ère politique nouvelle, marquée par une corruption insatiable et une porosité totale avec l'extrême droite. Kurz a dû quitter son mandat prématurément, suite à quelques fracassantes affaires de détournement de fonds, de magouilles familiales et de dessous-de-table versés à des journalistes, mais son influence n'a pas pris fin pour autant.

Avant de devenir chancelier à 31 ans, Kurz fut ministre des affaires étrangères de 2013 à 2017. Shoura Zehetner-Hashemi, aujourd'hui directrice exécutive d'Amnesty International en Autriche, travaillait alors dans les services diplomatiques. Elle se souvient bien de cette période :

À mon arrivée en 2007, la politique étrangère autrichienne se voulait encore équilibrée sur la question palestinienne. Avec la nomination de Kurz, cette orientation s'est complètement inversée. Soudain l'Autriche est devenue presque inconditionnellement pro-israélienne. Vienne avait gardé jusque-là une certaine contenance, qui a été perdue. Les consignes nous disaient à chaque fois qu'on devait s'aligner sur Israël à tout prix.

Il ne s'agissait pas seulement d'un réalignement idéologique et stratégique, mais aussi d'intérêts bien compris. Après sa démission, Kurz s'est aussitôt associé à une start-up israélienne de cyber-espionnage, Dream Security, dont la valorisation de « licorne » à 1,1 milliard de dollars (936 millions d'euros) lui aurait rapporté une fortune. Il a ensuite été recruté par le gourou allemand nazi-tech Peter Thiel, PDG de Palantir, à titre de global strategist — autrement dit, comme carnet d'adresses sur talonnettes. Les relations d'un ancien chef de gouvernement européen ne sont jamais à dédaigner. Preuve en est la photo postée sur X le 1er août sur le compte du président hongrois Viktor Orbán, montrant celui-ci en chaleureuse compagnie avec Peter Thiel et Sebastian Kurz lors d'une rencontre organisée par un think tank lié au Fidesz, le parti d'Orbán. Alice Weidel, la cheffe de file de l'AfD, était également présente5.

Il est encore trop tôt pour évaluer toutes les retombées des années Kurz sur l'Autriche, mais l'engouement de l'ex-« bébé chancelier » pour le gouvernement Nétanyahou et les milliardaires suprémacistes, ainsi que les réseaux qu'il conserve dans l'ÖVP et les médias, n'ont pas fini de refaçonner le pays. Leur premier bénéficiaire pourrait bien être le FPÖ, auquel Sebastian Kurz fait désormais ouvertement la courte échelle. Lors d'un séjour à Tel-Aviv en janvier 2025, le « vrai ami d'Israël » a exprimé non seulement son affection pour les auteurs du génocide en cours, mais aussi sa vibrante reconnaissance pour le parti des nostalgiques du Reich.

Les membres du FPÖ nous ont soutenus dans tout ce que nous avons fait. Toutes les décisions que nous avons prises en faveur de la communauté juive de Vienne, d'Israël et de sa sécurité […] — tout cela a été porté à bout de bras avec nous par le FPÖ.

C'était aussi un message à destination de l'ÖVP, alors en pleines négociations post-électorales avec le FPÖ : n'ayez aucun scrupule à reprendre l'extrême droite dans votre gouvernement, mon ami Nétanyahou et moi-même vous donnons carte blanche.

Un jeune homme au visage partiellement flou, entouré d
Capture d'écran de la vidéo mise en ligne par le FPÖ sur sa chaîne Youtube montrant des jeunes militants du parti en train de faire une marche au flambeau sous le «  balcon de Hitler  »

« L'environnement est devenu toxique »

Depuis que les pourparlers se sont soldés par un échec, Shoura Hashemi ne respire qu'à moitié. « C'est un soulagement, bien sûr, mais aussi une grosse source d'inquiétude. La vie politique autrichienne en est à un point que je qualifierais de macabre », me confie-t-elle dans les bureaux viennois d'Amnesty. Contrairement à tant d'autres responsables d'ONG, cette fille de réfugiés iraniens ne s'encombre d'aucun devoir de réserve. Sa dénonciation claire et ferme du génocide à Gaza lui a valu de devenir l'une des figures publiques les plus honnies à la fois de la fachosphère et d'une partie de la classe politico-médiatique. Les protocoles de négociation entre le FPÖ et l'ÖVP lui ont donné, dit-elle, la « chair de poule ». Il était question « d'une suppression totale du droit d'asile et du non-respect des conventions de Genève et de la Cour européenne des droits de l'Homme, c'est-à-dire d'une destruction des fondements mêmes de l'État de droit. Beaucoup n'imaginaient pas que la droite et l'extrême droite auraient l'audace d'écrire noir sur blanc ce qu'elles avaient en tête. »

Mais l'extrême droite a-t-elle besoin de régner pour que ses idées soient au pouvoir ? À peine formé, le gouvernement de coalition « démocratique » a annoncé une série de mesures hostiles aux immigrés, notamment la réduction drastique du regroupement familial et la reprise des expulsions vers la Syrie — l'Autriche est le premier pays de l'Union européenne à prendre une pareille mesure.

Le contexte du génocide à Gaza a encore attisé la démangeaison raciste et islamophobe. Shoura Hashemi en a fait les frais, attaquée sur les réseaux sociaux par Armin Wolf, un des journalistes les plus célèbres du pays, animateur d'un talk-show à forte audience sur la chaîne publique ORF6 « Il a activé une campagne de shitstorm contre Amnesty-Autriche et moi-même, en nous assimilant au Hamas en réaction à notre dénonciation du génocide. » Ce qui la surprend, dit-elle dans un soupir, « c'est de voir à quel point le narratif du pouvoir génocidaire israélien a imprégné le discours politique et médiatique. Quelque chose a vrillé, jamais je n'aurais cru voir ça. Des soutiens de longue date d'Amnesty sont venus nous dire : vivement que Gaza devienne un parking. Cette déshumanisation, ce racisme qui s'expriment dans la société autrichienne, y compris à gauche, je n'arrive pas à m'y faire. »

À part un campement pro-Gaza à l'université de Vienne en mai 2024, promptement dispersé par la police, les mobilisations pour la Palestine restent à ce jour plutôt timides et clairsemées. Comme ce concert gratuit pour Gaza organisé au Votivpark, en plein cœur de Vienne. Les deux géants du hip-hop palestinien en exil, le chanteur El Far3i, du groupe 47SOUL, et le rappeur et beatmaker Asifeh, cofondateur du collectif pionnier Ramallah Underground, n'ont guère attiré plus de deux cents personnes. Ce qui ne surprend guère Asifeh. « Vienne est un lieu bizarre, m'explique-t-il deux jours plus tard dans un café du Prater. « Fin 2023, j'ai joué à une manifestation pour la Palestine à Bruxelles où il y avait au moins 50 000 personnes… À Vienne on ne peut que rêver d'une telle affluence. »

Fils d'un couple palestinien réfugié en Autriche, Asifeh a la nationalité autrichienne, mais son rapport au pays s'arrête là. Pas seulement parce que son cœur reste à Ramallah, où il a vécu plusieurs années et enregistré des titres culte avec son camarade Muqata'a, comme Sijen ib Sijen une prison dans une prison »), repris avec El Far3i sur la scène du Votivpark.

Pour les réfugiés, qu'ils soient palestiniens ou non, ça devient de plus en plus oppressant. À tous les coins de rue tu tombes sur cette affiche de l'ÖVP, qui maintenant copie ouvertement l'extrême droite : « Parler allemand est un devoir, habibi. » Non, ce n'est pas un devoir. Si je n'ai pas envie de parler allemand, ce n'est pas toi qui vas m'y obliger.

Parfaitement germanophone, mais préférant s'exprimer en arabe ou en anglais quand c'est possible, Asifeh dit vivre ici sans y vivre vraiment. Des concerts, dit-il, il en donne partout en Europe, mais pas en Autriche7.

Les institutions culturelles vous tournent le dos si vous vous exprimez sur la Palestine. Vous n'êtes pas invité, on vous refuse des financements, on vous met des bâtons dans les roues à tous les niveaux. Ça fait partie de l'intimidation générale qui pèse sur les réfugiés, les musulmans, les Arabes. Ici, l'environnement est devenu toxique.

Shoura Zehetner-Hashemi évoque le même sentiment d'une « intimidation qui dissuade de faire le moindre pas. »

L'idée s'est généralisée que si tu te mobilises pour la Palestine tu risques des poursuites ou une forme de condamnation sociale. On participe souvent à des actions avec Standing Together, un groupe juif et arabe qui milite pour l'égalité des droits au Moyen-Orient. Tes tas de gens ont peur de venir parce qu'ils craignent que leur photo se retrouve sur les réseaux sociaux, comme si c'était un cachet d'infamie d'être vu dans une manif antiraciste.

L'extrême droite, elle, n'a pas ce genre de pudeur : elle peut parader en plein centre de Vienne sans être troublée ni par la police ni par la crainte d'un retour de bâton. Le 13 mars, un rassemblement du FPÖ a culminé dans une attaque contre des journalistes présents dans les parages. Le 26 juillet, toujours dans les rues de Vienne, un défilé de néo-nazis à l'appel du Mouvement identitaire d'Autriche braillait « Ausländer raus » et « Deutschland den Deutschen » Dehors les étrangers ! » et « L'Allemagne aux Allemands »). L'Allemagne reste un modèle d'identification puissant pour l'extrême droite autrichienne, qui en rajoute parfois pour marquer son allégeance. Ils sont ensuite allés tabasser deux jeunes musiciens à peau non blanche dans le métro. C'est la troisième fois en deux ans que les néo-nazis occupent le centre-ville et terrorisent les habitants sans que les autorités interviennent.


1Les élections législatives visent à renouveler, tous les cinq ans, les 183 députés du Conseil national, la chambre basse du Parlement autrichien.

2Neos – La Nouvelle Autriche et le Forum libéral, fondé en 2012, se situe au centre.

3Décédé en 2008, Jörg Haider reste jusqu'à ce jour une référence de la vie politique autrichienne, révérée bien au-delà des troupes du FPÖ. Lors de ma visite chez Frick, la grande librairie du centre-ville de Vienne, à deux pas des bureaux de Bernhard Weidinger, une biographie du héros de l'extrême droite autrichienne, intitulée Jörg Haider, visionnaire et rebelle politique, trônait sur un présentoir. C'est en vain que j'y ai cherché un livre sur l'histoire du nazisme autrichien.

4Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, Vienne fut le théâtre de pogroms anti-juifs meurtriers, avec 42 synagogues incendiées, 27 personnes tuées et 88 grièvement blessées.

5Lire Natascha Strobel, «  Die CDU, Sebastian Kurz und der Faschismus  »,Moment, 5 août 2025.

6Armin Wolf a été sacré «  journaliste européen de l'année 2019  » au European Broadcasting Festival de Berlin, un évènement parrainé par le Conseil de l'Europe et la Fondation européenne de la culture.

7En Allemagne ce n'est pas sans risques. Un concert d'Asifeh programmé à Munich le 10 novembre 2024 a été annulé à la dernière minute, en raison d'un post sur Instagram qui paraissait suspect à une association pro-israélienne. Le concert du rappeur palestinien Bu Kolthoum, dont il devait assurer la première partie, n'a pas non plus eu lieu.

29.09.2025 à 06:00

En Allemagne, la mémoire s'estompe et l'AfD donne le tempo

Olivier Cyran

Au sein d'une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l'Allemagne a longtemps fait figure d'exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s'affaisser devant la montée du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À (…)

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Au sein d'une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l'Allemagne a longtemps fait figure d'exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s'affaisser devant la montée du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle, et son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise chez sa puissante voisine.

Différentes, les trajectoires de l'AfD et du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ) se rejoignent pourtant sur un point : elles se sont toutes deux consolidées depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ces partis ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l'ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages en Allemagne et en Autriche (publication le 30 septembre).

Cette enquête a été réalisée avec le concours du Fonds pour une presse libre (FPL) dans le cadre de l'appel à projets « Extrême droite : enquêter, révéler, démonter ». Plus d'infos ici

26.09.2025 à 06:00

La Palestinienne Malak Mattar « heurte la sensibilité » du monde de l'art

Catherine Cornet

L'admission de la première peintre palestinienne à la prestigieuse école Central Saint Martins of Art and Design de Londres a mis en lumière les paradoxes d'un monde artistique contemporain qui se targue de provocation – mais dans des limites très établies. « Ma famille est affamée par Israël. » En ce début de mois de juillet 2025, alors que les élèves présentent leurs travaux de fin d'études, le panneau est immense et trône au milieu de la grande salle d'exposition de Central Saint (…)

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L'admission de la première peintre palestinienne à la prestigieuse école Central Saint Martins of Art and Design de Londres a mis en lumière les paradoxes d'un monde artistique contemporain qui se targue de provocation – mais dans des limites très établies.

« Ma famille est affamée par Israël. » En ce début de mois de juillet 2025, alors que les élèves présentent leurs travaux de fin d'études, le panneau est immense et trône au milieu de la grande salle d'exposition de Central Saint Martins and Design, la très réputée école d'art, de mode et de design de Londres. Placée sous le panneau, l'installation de l'artiste gazaouie Malak Mattar montre un soldat israélien, une arme à la main ; un enfant gît au sol ; un chien regarde la scène, les crocs acérés, prêt à l'attaque.

Le message artistique passe immédiatement : l'urgence de la situation à Gaza est transmise comme un électrochoc. L'artiste parait avoir laissé de l'espace entre les personnages de l'installation pour que nous puissions déambuler entre eux, nous mettre — pourquoi pas — entre le bourreau et l'enfant, tenter de le protéger de l'arme à feu, du chien prêt à le dépecer.

L'installation s'inspire de l'histoire de Mohammed Bahr, jeune homme trisomique et autiste de Gaza, que l'armée israélienne a laissé se faire dépecer par un chien d'attaque avant de l'abandonner, mort, dans sa maison. Sa famille ne l'a retrouvé qu'une semaine plus tard, lorsqu'elle a pu y retourner. Sa mort d'une violence inouïe est attestée par une enquête de la BBC et racontée par la journaliste palestinienne Bisan Owda, qui rapporte les derniers mots du garçonnet : « Khalas Habibi Sibni » Allez mon chéri, laisse-moi »), alors que le chien le dévorait.

  • Installation artistique avec des silhouettes et un enfant rampant, face à un chien menaçant.
    «  Va à droite, va à gauche, ouvre cette porte, entre là-dedans, m'a ordonné le soldat. J'avais les yeux bandés, les mains attachées dans le dos. Je grelottais de froid. Je pouvais être tué à tout moment. On m'a forcé à porter l'uniforme de l'armée israélienne. Ahmed, 12 ans.  »
    Malak Mattar, grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.
  • Une sculpture en bois avec des inscriptions, un enfant rampant en arrière-plan.
    «  Les soldats ont fait une descente chez nous, ils ont laissé le chien militaire attaquer notre fils trisomique. Il lui a mordu la poitrine et la main. Innocent, notre fils l'a caressé et lui a dit “Allez mon chéri, laisse-moi”  »
    Malak Mattar, grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.

Un niveau dément de déshumanisation

Le projet artistique de la première peintre de Gaza à avoir étudié dans la prestigieuse institution anglaise — fière de compter parmi ses anciens élèves Alexander McQueen, Stella McCartney pour la mode, mais aussi des artistes radicaux comme Joe Strummer, l'ex-leader du groupe punk The Clash, le sculpteur Richard Deacon ou le peintre Robert Medley — semblait pourtant risquer de « heurter certaines sensibilités ».

Alors que le génocide à Gaza entrait dans sa phase la plus violente en juillet 2025, avec le recours à la faim comme stratégie militaire, Malak Mattar a vu disparaître toutes les personnes et les lieux qu'elle avait connus. Mais ce sont ses peintures qui nécessitaient d'être « pacifiées », selon l'institution anglaise.

La peintre explique :

Tout le monde était anxieux. Tout le staff de l'école se comportait de manière passive-agressive : j'étais là, celle dont la famille meurt de faim, mais personne ne me demandait quoi que ce soit sur mes proches. Il y a quelque chose de fou dans tout cela, lorsqu'on pense que mes oppresseurs peuvent se sentir blessés parce que je montre que mon peuple est en train d'être exterminé. Les sentiments des oppresseurs sont plus importants que l'extermination des opprimés. Le degré de déshumanisation, d'invisibilité que nous avons atteint est dément .

L'institution artistique, qui se targue de repousser toutes les limites, d'inviter à la provocation et de se connecter avec le monde, a eu beaucoup de mal à dénoncer le génocide, explique encore l'artiste — alors que l'école avait publié divers communiqués après l'agression russe en Ukraine en février 2022.

Une grande banderole dénonce la souffrance d
«  Ma famille est affamée par Israël.  »  ; Grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.

Gaza est un phénix

Malak Mattar est arrivée à Londres de Gaza avec un visa spécial, le Global Talent visa, pour son excellence artistique… le 6 octobre 2023. Ne recevoir aucun soutien de l'institution alors qu'elle vivait un cauchemar éveillé a été une expérience très violente. Mattar n'a que 25 ans mais, dans sa voix et dans son sourire, on sent le poids des épreuves : elle a déjà vécu trois guerres. Elle a commencé à peindre à 14 ans, lors de ce qu'elle croyait être la plus longue agression israélienne contre Gaza — 50 jours en 2014.

Aujourd'hui réfugiée à Londres, elle s'inspire de beaucoup d'images, de sons et de vidéos qu'elle a vues et revues. Il y a l'image de la vieille paysanne Mahfoza Oude accrochée à son olivier alors que des tracteurs israéliens le déracinent1. Ou encore la voix de la petite Hind Rajab enfermée dans la voiture de ses parents et assassinée le 29 janvier 2024 par des soldats israéliens après avoir passé, seule, plusieurs heures au téléphone avec les secours.

Des hommes, femmes et enfants de Gaza qui sont autant d'inspirations pour une autre toile proposée dans l'exposition « Gaza is a Phoenix. » Le tableau a été réalisé lors du court cessez-le-feu de l'hiver 2025 (du 19 janvier au 18 mars), d'où l'éphémère moment de répit et le mince espoir partagé par d'autres Gazaouis reflété dans son titre. Le phénix est aussi le symbole de la municipalité de Gaza.

Une fresque colorée mêlant des figures humaines et animales dans un contexte tumultueux.
Malak Mattar, Gaza is a Phoenix

Comme dans d'autres de ses œuvres, notamment sa fresque No Words Pas de mots »), l'artiste lutte contre l'aspect éphémère de ces images relayées sur les réseaux sociaux, qui créent l'émotion et l'empathie pendant quelques heures avant de disparaître :

Je ne veux pas que ces gens soient oubliés. Je peins des personnes que j'ai vues en vrai, en vidéo, et dont les visions m'ont changée, bouleversée au plus profond. Je suis de Gaza, et chaque fois que je vois ces images, je ne suis plus la même. J'espère pouvoir les garder dans l'Histoire à travers mes toiles.

La fresque est aussi remplie d'animaux, comme cet immense gorille qui tient un soldat dans sa main — en souvenir du fameux singe de Gaza qui s'était échappé du zoo après un bombardement israélien en juin 2024. La jeune femme a souvent recours aux animaux dans ces œuvres. Comme pour rappeler que, eux non plus, n'ont rien fait pour mériter cela.

Hypocrisie occidentale

Ces œuvres de Mattar étaient présentées dans le cadre de l'exposition annuelle des diplômés du Master en beaux-arts de l'école (MFA Graduate Show). Les autres œuvres exposées étaient tellement plus attendues et faussement provocatrices qu'elles en devenaient terriblement agaçantes.

Devant le bâtiment de Central Saint Martins, les enfants de la Londres multiculturelle et branchée de King's Cross jouent en maillot dans les fontaines de la place, le ventre bien rempli. Dans la salle d'exposition, les jeunes artistes du Master paradent. Ils sont habillés « en artistes » : capuches ou tenues vintages, avec colliers de perles sur robes écossaises et chaussures compensées. L'ensemble ressemble à un défilé de mode — ou à l'image que l'on peut se faire de la fameuse « classe créative », moteur d'une hypothétique croissance économique du XXIe siècle selon Richard Florida, docteur de l'Université Columbia en aménagement urbain.

Ici comme ailleurs, l'horreur de Gaza devient un révélateur de notre incapacité et de notre frustration à intervenir, à arrêter le massacre et, dans ce contexte précis, à dénoncer un monde de l'art contemporain tourné sur lui-même, qui a fait de la provocation un modèle de marketing.

L'avertissement installé à l'entrée de l'exposition indiquant que certaines oeuvres « pourraient heurter la sensibilité de quelqu'un », indigne Mattar :

J'étais hors de moi lorsque j'ai vu le panneau à l'entrée. Ils avaient écrit que des références explicites à des conflits armés pouvaient rendre certaines personnes mal à l'aise. Et que les enfants de moins de 18 ans devaient être accompagnés !

« Poverty porn » et bobos

En visitant le reste de l'exposition avec Malak Mattar, d'autres paradoxes apparaissent. Elle entre dans une installation représentant un council flat (appartement à loyer réduit). L'appartement est sale, jonché de bières et de mégots. Elle, qui rêve d'un logement social pour la partie de sa famille qui, pour l'instant, a réchappé au génocide et a trouvé refuge au Royaume-Uni, n'accepte pas cette stigmatisation de la pauvreté : « Un council flat ne signifie pas forcément saleté et dégradation », juge-t-elle.

Comment ne pas penser alors à la chanson mordante du groupe de rock britannique Pulp, Common People (1995) qui raconte l'histoire d'une fille à papa grecque venue étudier à la Central Saint Martins et qui voulait vivre comme « les gens du peuple » :

Ris avec les gens du peuple
Ris avec eux, même s'ils se moquent de toi
Et des choses stupides que tu fais
Parce que tu penses que la pauvreté, c'est cool.

À voir cette exposition, l'on pense au concept de Poverty porn qui décrit ce phénomène qui réduit, à des fins sensationnalistes, les personnes à leur pauvreté, en les privant de complexité, de dignité et d'autonomie. En contexte britannique, il semble faire bon ménage avec une provocation convenue : « la proportion d'acteurs, de musiciens et d'écrivains issus de la classe ouvrière a diminué de moitié depuis les années 1970 », selon un article de la British Sociological Association2.

Le nouvel esprit du capitalisme

Le gouvernement britannique a réduit drastiquement le financement des disciplines artistiques depuis plus de deux décennies. Aujourd'hui, l'éducation au Royaume-Uni est considérée comme un modèle de business, attirant une élite globale en quête de légitimation par un diplôme anglais.

Un article du magazine britannique branché Hunger Magazine sonnait déjà l'alarme quant à la logique du marché appliquée par la Central Saint Martins and Design3. Ces « environnements transactionnels », axés sur la réussite, finissent par tuer ce pour quoi elles étaient recherchées dans un premier temps : leur capacité de rupture et de créativité. Cette exposition censée présenter les œuvres d'une nouvelle génération d'artistes est une parfaite illustration d'une homogénéisation des œuvres, d'une esthétique globalisée, bourgeoise et faussement subversive, dans la lignée du « nouvel esprit du capitalisme » analysé par Luc Boltanski et Ève Chiapello4.

Si Malak Mattar est terriblement reconnaissante d'avoir pu sortir de Gaza et de pouvoir exposer librement, il lui est difficile d'oublier ses premiers mois à Londres. Ils devaient être ses premiers moments d'émancipation artistique et individuelle, ils se sont transformés en moments d'angoisse. Les membres de sa famille étaient sous les bombes, tous séparés. Elle ne pouvait rien créer. Elle devait simplement tenter de sauver des vies. Après six mois d'errance, elle qui peignait presque exclusivement des portraits de femmes aux couleurs vives a repris ses pinceaux pour construire une immense fresque, No Words, « (Il n'y a pas de mots ») en noir et blanc. La toile représente l'errance des hommes, des femmes, des enfants et de nombreux animaux, toujours sous les bombes, toujours en fuite.

Peinture monochrome tumultueuse, représentant chaos, débris et figures humaines, avec un cheval.
Malak Mattar, No Words, huile sur lin, 2024
DR

De fait, Mattar possède une force de création et de résistance hors du commun. Au sortir de ces deux années d'études, elle a tout de même pu organiser mi-mai 2025 une exposition intitulée Falasteen (Palestine) aux Window Galleries, qui dépendent de la CSM à Granary Square. Celle-ci a été reprise et recensée par The Art Newspaper. Elle cherche, dans des œuvres toujours plus puissantes, à éveiller les consciences. Elle a ainsi été désignée directrice artistique de l'immense concert du 17 septembre à Wembley « Together for Palestine » Ensemble pour la Palestine ») organisé par le musicien Brian Eno. Cet événement caritatif a rassemblé un nombre impressionnant de groupes dont Gorillaz, Saint Levant et Neneh Cherry. Il a aussi permis à des figures de premier plan des arts et du sport de s'exprimer en soutien aux Palestiniens, dont le footballeur Éric Cantona et l'acteur Benedict Cumberbatch. Enfin, ce n'est pas un hasard si la couverture du dernier livre de la rapporteuse spéciale de l'ONU sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, Quand le monde dort5 montre une peinture de l'artiste palestinienne intitulée Last Night in Gaza. Dernière nuit à Gaza »).


1NDLR. La photo a été prise en 2005, dans un village près de Naplouse. Mahfoza Oude, une Palestinienne de 60 ans a perdu des dizaines d'oliviers, source de revenus pour sa famille et symbole du soumoud, après l'envahissement de ses terres par des colons israéliens.

2«  Prospects for working-class creatives no better or worse today than in 1960s, says research  », British Sociological Association, 12 décembre 2022.

3Megan Wallace, «  The DIY Issue : That's So CSM  », Hunger Magazine, 19 novembre 2020.

4Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

5Francesca Albanese, Quand le monde dort, Mémoires d'encrier, à paraitre le 6 octobre 2025

23.09.2025 à 06:00

« Reconnaître un État palestinien, c'est reconnaître quelqu'un qui est en train de mourir »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)

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Texte intégral (1489 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Beaucoup de gens me demandent mon avis, et celui des Palestiniens de Gaza, sur la reconnaissance de l'État palestinien par le Royaume-Uni, le Canada et l'Australie, puis par la France. L'opinion des Palestiniens de Gaza ? Ils se noient dans la souffrance. Les Gazaouis n'arrivent même pas à sortir leur tête de cette noyade pour comprendre ce qui se passe autour d'eux. Ils ne savent même pas que des pays occidentaux ont reconnu un État palestinien.

Et s'ils le savaient, ils ne s'en préoccuperaient sans doute pas. Des milliers de personnes cherchent à prendre la fuite et à trouver un abri, sous les bombardements, au milieu de massacres qui ne s'arrêtent pas. Des familles entières sont noyées dans la souffrance de la pauvreté. Les gens n'ont plus d'argent. Ils vendent les bijoux de leurs femmes. Ils vendent tous leurs biens. Simplement pour payer leur fuite. Pour aller où ? Ils ne le savent même pas.

On n'a jamais vu cela : payer des milliers de dollars pour se retrouver à la rue. Cette plongée dans la déchéance revient à environ 5 000 dollars (environ 4 240 euros), pour le moyen de transport, la location d'un bout de terrain au sud et l'achat d'une tente ou d'une bâche. Beaucoup de gens partagent la location d'un camion, jusqu'à six familles par véhicules. Autant dire qu'ils ne peuvent emporter que le strict minimum.

Ceux qui partent fuient vers la mort

Chadli, mon voisin du onzième étage, a, lui, voulu tout emporter. Quand les Israéliens ont commencé à bombarder les tours, il est parti pour le sud avec toute sa famille et tous ses biens : les lits, les meubles... Même les portes, pour faire du bois à brûler. Le transport en camion lui a coûté une fortune. Il avait la chance d'avoir trouvé un appartement dans une résidence, les immeubles d'Aïn Jalout, à côté de Nusseirat.

Une heure après leur arrivée, ils ont reçu par téléphone l'ordre d'évacuer. Et l'immeuble a été bombardé. Heureusement, Chadli était installé au premier étage, et seuls les étages supérieurs ont été détruits. Il est resté dans son appartement, où il y a quand même eu beaucoup de casse. Il est maintenant en train de chercher un autre lieu de repli. Sans succès jusqu'à présent. J'ai eu récemment sa femme au téléphone. Elle m'a dit :« On n'a pas le choix, on va rester ici à attendre. On ne sait pas quoi faire après, et on n'a nulle part où aller. »

Cet exemple montre qu'il n'y a aucun endroit sûr dans la bande de Gaza. Ceux qui partent fuient vers la mort. Les seuls choix, ce sont l'heure et la manière de mourir. Beaucoup d'autres fuient vers le sud à pied, dans la peur, dans la panique, parce qu'ils n'ont trouvé ni camion ni endroit où s'installer. On est noyés dans cette mort lente et silencieuse. Reconnaître un État palestinien, c'est reconnaître quelqu'un qui est en train de mourir. On te dit « Voilà, on te reconnaît, maintenant tu peux t'éteindre tranquillement. Tu peux t'éteindre en étant fier, parce qu'à la fin, 70 ans après, on te reconnaît ». C'est vraiment la pire chose que l'on peut entendre : « tu t'appelles Palestine, on te fait une belle cérémonie d'adieu, tu peux disparaître. »

L'occupé est en train de disparaître

Jusqu'ici ces pays occidentaux reconnaissaient l'occupant, mais pas l'occupé. C'est bien de reconnaître enfin l'occupé, mais l'occupé est en train de disparaître, et ils ne font rien pour l'empêcher. Ils savent que nous sommes en train de mourir, d'être déportés, car même l'occupant lui-même l'affirme ouvertement. La France et les autres savent qu'un génocide est en marche, mais ils se contentent de nous « reconnaître ». Tu peux partir maintenant, car on ne fera rien pour empêcher ta mort.

Les Gazaouis, eux, ne pensent qu'à survivre un jour de plus. Ces derniers jours, la fuite vers le sud ne s'est pas arrêtée. Des flots de camions défilent dans les rues de Gaza. Leur chargement dépasse de trois ou quatre mètres en hauteur, ce qui explique parfois les pannes d'Internet : ils arrachent régulièrement les câbles tendus d'un bord à l'autre de la route. Après l'ouverture pendant 48 heures de l'axe principal nord-sud, la route Salaheddine, les bombardements ont repris à l'est et au sud de la ville. Gaza est en train de se vider petit à petit.

Tout à l'heure, les Israéliens ont lancé des tracts juste à côté de chez moi, près du rond-point Ansar. Ils nous ordonnent d'aller vers le sud. Beaucoup de gens veulent partir, mais n'en ont pas les moyens. D'autres ont les moyens mais ne veulent pas partir. Souvent, ceux qui veulent rester ont déjà fait l'expérience du déplacement et de la vie sous la tente, et ils savent à quel point c'est affreux. Au contraire, nombre de ceux qui veulent partir sont restés à Gaza-ville depuis le début, ils ne peuvent imaginer ce qui les attend. Au sud, il n'y a plus aucun endroit libre.

Hier encore, il n'y avait pas de troupes israéliennes au sol dans mon environnement. Mais des quartiers entiers se vident sous les tirs des quadricoptères, ces drones armés qui visent les gens, et qui précèdent souvent des bombardements massifs. Il y a aussi les blindés télécommandés, des véhicules transformés en bombes roulantes, qui explosent un peu partout. La première cible, ce sont toujours les lieux qui abritent des déplacés, écoles ou camps de fortune.

La boussole du quartier

Ces derniers jours, les massacres ont continué dans les quartiers de Chati nord et de Sabra, entre autres. Des familles entières ont été tuées dans le bombardement de leur maison, que ce soit à Gaza-ville ou au sud. Ma famille et moi, nous sommes toujours chez nous, dans notre tour. Autour de nous, les gens hésitent. Et on en arrive à ce que je craignais : je suis devenu comme une sorte de boussole du quartier. Tout le monde me pose la question : tu restes ou tu pars ?

Je sais que si je reste, beaucoup vont rester. Si je pars, beaucoup vont partir. C'est une responsabilité trop lourde. Je ne veux pas que des gens restent chez eux uniquement parce que je ne bouge pas, et porter le poids de ce qui pourrait leur arriver.

Beaucoup de ceux qui sont partis vers le sud y ont été assassinés, massacrés. Il n'y a pas de « zone humanitaire » au sud comme le prétendent les Israéliens. Ils emploient beaucoup plus de force que d'habitude, dans le but de déplacer tout le monde, afin de nous déporter vers l'étranger. Pour le moment, je ne sais pas comment la situation va évoluer, je n'en ai aucune idée. J'espère seulement que tout cela va s'arrêter.

16.09.2025 à 06:00

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10.04.2025 à 06:00

Maâti Monjib. « La corruption est partout au Maroc »

Omar Brouksy

Entretien avec Maâti Monjib, historien franco-marocain, qui, après trois jours de grève de la faim, menace de la reprendre pour protester contre son interdiction de quitter le territoire marocain pour assister à un colloque organisé par l'Université de la Sorbonne. D'une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l'aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l'invitation de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib (…)

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Texte intégral (3046 mots)

Entretien avec Maâti Monjib, historien franco-marocain, qui, après trois jours de grève de la faim, menace de la reprendre pour protester contre son interdiction de quitter le territoire marocain pour assister à un colloque organisé par l'Université de la Sorbonne.

D'une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l'aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l'invitation de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib raconte son calvaire politique et judiciaire qui dure depuis plus de cinq ans. Son tort ? Il fait partie des voix de la gauche marocaine qui appellent à une véritable réforme du régime monarchique.

Historien franco-marocain de renom, Monjib, 63 ans, a été gracié par le roi en juillet 2024 des poursuites politiquement motivées (notamment « blanchiment d'argent ») dont il a été la cible, ainsi que plusieurs journalistes et militants. Mais cette décision royale n'a pas eu d'effet sur son cas. Sa suspension de l'Université de Rabat, où il enseignait l'histoire politique contemporaine du Maroc, n'a donc pas été annulée et ses biens, y compris sa voiture et son compte bancaire, sont gelés. D'autant que l'affaiblissement de l'état de santé du roi semble avoir renforcé, et élargi, la marge de manœuvre de l'entourage royal sécuritaire, incarné par Fouad Ali El Himma (conseiller et ami d'enfance du monarque), Abdellatif Hammouchi (patron de la police politique) et, dans une moindre mesure, Yassine Mansouri, le chef de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), l'équivalent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en France.

Omar Brouksy.— Que s'est-il passé lorsque vous avez essayé de quitter le Maroc le jeudi 3 avril ?

Maâti Monjib.— Je suis arrivé à l'aéroport de Rabat-Salé vers 11 heures. Au début, j'avoue que j'étais inquiet, car j'ai vu deux « visages familiers ». Je les connais et ils me connaissent depuis quelques années. Pourtant, j'ai eu très vite ma carte d'embarquement. Cela m'a redonné espoir. Mais au moment où je m'orientais vers le box des policiers pour faire tamponner mon passeport, j'ai constaté la présence d'un autre « visage familier ». Mon cœur, affaibli par l'arythmie, a commencé à battre plus fort.

« Vous êtes dans l'ordinateur »

J'ai présenté mon passeport à une policière tirée à quatre épingles, protégée par une vitre épaisse, mais transparente. Elle a vérifié et revérifié mon document. Après l'avoir passé et repassé sur une machine électronique, elle m'a dit : « Rien à faire monsieur. Vous ne pouvez pas passer. Vous êtes interdit de quitter le territoire. » J'ai demandé à voir son supérieur. Un officier en civil est arrivé en quelques secondes. Je lui ai expliqué qu'une interdiction légale de quitter le territoire ne peut pas dépasser un an. Il m'a répondu : « Je sais, mais vous êtes dans l'ordinateur. » J'ai rétorqué « Et alors ? ». Ma question restera sans réponse.

J'ai retrouvé mes amis défenseurs des droits humains au café de l'aéroport. Ils étaient venus à l'aéroport par solidarité. Parmi eux Khadija Ryadi, un véritable soldat des libertés au Maroc et prix des Droits humains des Nations unies en 2013. J'ai annoncé, la voix étranglée par la colère, mon entrée immédiate dans une grève de la faim de trois jours.

O.B.— Pourquoi avez-vous décidé d'entamer une grève de la faim alors que votre santé est fragile ? Vous êtes cardiaque et diabétique…

M.M.— Je suis pacifique de nature et j'ai toujours utilisé des méthodes pacifiques : souffrir pour se faire entendre. J'ai déjà fait jouer tous les outils judiciaires et politiques à ma disposition. Les quelques hommes puissants du royaume — à l'exception du roi — ont été contactés par des amis communs. Rien à faire. Toujours les mêmes remontrances que je peux résumer ainsi : « Monsieur Monjib veut réunir les islamistes et les gauchistes de tout bord pour abattre la monarchie. Il rêve. Mais son rêve est dangereux. C'est un fattan (instigateur de guerre civile). De plus, c'est quasiment le seul Marocain qui fait montre d'irrévérence à l'égard des symboles de la monarchie… » Je reprendrais la grève si l'interdiction est maintenue.

Pour une monarchie constitutionnelle

O.B.— Qu'est-ce que vous leur répondez ?

M.M.— Je commence par leur dernier argument. Je milite pacifiquement, par ma parole et mes écrits, depuis toujours, pour un vrai régime parlementaire qui protège les libertés et droits des citoyens. Dans un tel régime, le roi règne sans gouverner. C'est la seule façon de concilier monarchie et démocratie. Sinon c'est le despotisme, la rente et la corruption qui dominent. Regardez comment, il y a quelques semaines, le chef du gouvernement Aziz Akhannouch est devenu à la fois sujet et metteur en scène d'un scandale grotesque de conflit d'intérêts. Il s'agit de l'affaire de la grande station de dessalement à Casablanca : son holding familial a remporté le marché dans le cadre des partenariats public-privé1 En plus, il subventionnera en tant que chef du gouvernement ce projet, son propre projet, dans le cadre de la charte d'investissement. Vous en rendez-vous compte ? Un chef du gouvernement signe avec lui-même une convention d'investissement stratégique gigantesque tout en s'accordant une subvention de plusieurs milliards, sous le prétexte qu'il ne dirige pas personnellement sa holding. Même dans un film de science-fiction, on ne le croirait pas.

Sans oublier l'autre conflit d'intérêts et soupçons de délit d'initié dans l'affaire du gisement de gaz à Tendrara (région orientale)2. De tels scandales avaient fait l'objet d'une enquête du journaliste indépendant Youssef El Hireche3. Conséquence : il a été condamné l'année dernière à dix-huit mois de prison ferme4.

La corruption est partout au Maroc. Elle touche même les petites classes moyennes. La santé et l'éducation sont profondément touchées. D'où leur état de délabrement avancé. Un bachelier de niveau moyen a des difficultés à écrire une lettre manuscrite correcte de demande de travail. Regardez aussi comment les premiers responsables des institutions de gouvernance sont renvoyés, poussés à la démission ou humiliés quand ils tentent de faire leur travail. Le dernier exemple date du mois de mars : Bachir Rachdi, limogé par le roi de la direction de l'Instance de lutte contre la corruption. Avant lui c'était Driss Guerraoui, un grand économiste et homme honnête, ancien directeur du conseil de la concurrence. Sa faute ? Il avait donné la preuve, documents officiels à l'appui, que les grands distributeurs de carburants, y compris celui qui appartient au holding du chef du gouvernement, organisaient presque au grand jour une entente (illégale) sur les prix à la pompe. Ils voulaient contourner la baisse substantielle des subventions étatiques à ce secteur, décidée sous la pression de la rue, à la suite du « Printemps arabe ». Le gouvernement Akhannouch est en passe de liquider les quelques « acquis » du « Printemps marocain ».

O.B.— Est-ce que vos biens continuent toujours d'être gelés par les autorités marocaines ?

M.M.— Oui, mon compte bancaire est gelé, et je n'ai pas le droit de vendre ma voiture ou mon domicile. Cela dure depuis plus de quatre ans. C'est totalement illégal, et c'est pour cela que la « justice » ne nous fournit aucun document écrit, ni à mes avocats ni à moi, qui attesterait que mes biens sont saisis. Vu l'expérience traumatisante du « Printemps arabe », les juges aux ordres ne veulent pas laisser de traces gênantes. Ces restrictions et mesures de surveillance judiciaire sont des jugements qui doivent être rendus et prononcés et une copie signée doit être remise à la défense si celle-ci le demande. Rien de tout cela n'est respecté dans mon cas. Mes avocats sont même interdits de photocopier mon dossier. Comment voulez-vous qu'ils puissent préparer ma défense ? D'ailleurs, ils n'ont pas besoin de me défendre, me disent des amis pour plaisanter. De fait, depuis 2021, mon procès est au point mort. La dernière convocation à paraître devant le juge d'instruction que j'ai reçue date du 27 janvier 2021.

O.B.— Qu'en est-il de votre situation à l'université ? Est-ce que la grâce royale a modifié quelque chose à votre situation judiciaire ?

M.M.— Je suis toujours suspendu de mon travail comme professeur d'histoire à l'Université Mohammed V de Rabat. Je n'ai pas été réintégré alors que la grâce royale implique le rétablissement de tous mes droits d'enseignant-chercheur. Elle précise explicitement le numéro du dossier judiciaire concerné. De fait, j'ai plusieurs procès en suspens… Cela fait partie de leur stratégie de pression tous azimuts pour fatiguer ceux qu'ils appellent « dissidents » en privé et « délinquants » dans leur presse diffamatoire.

« Une pression maximale sur la société »

O.B.— Comment expliquer cet acharnement contre vous ?

M.M.— Cet acharnement contre moi et contre quelques autres critiques du régime comme Fouad Abdelmoumni, Omar Radi, Soulaiman Raissouni ou la poétesse Saida Alami fait partie de ce que j'appelle « l'économie de répression ». Celle-ci, conçue par la police politique, vise à réaliser deux objectifs difficilement conciliables, mais qui connaît un relatif succès : exercer un contrôle maximal sur la société par le moyen d'une répression quantitativement minimale. Exemple : mettre le moins de personnes possible en prison tout en exerçant une pression maximale sur la société : poursuites judiciaires multiples, pressions sur la famille et l'entourage proche, diffamation (dans mon cas cet outil abject de « gouvernance » à la marocaine s'est traduit parfois par plusieurs centaines d'articles de dénigrement par mois, dans le cas de Radi aussi), licenciement abusif des activistes ou de membres de leur famille…

Pourquoi cette ingéniosité maléfique ? C'est tout simplement pour garder une bonne image du « plus beau pays du monde » à l'extérieur, tout en disséminant un climat délétère de peur, de suspicion, de délation. Une ambiance égoïste du chacun pour soi s'est installée peu à peu. Il est loin le temps où l'on chantait à tue-tête les slogans révolutionnaires du Mouvement du 20 février (2011). Maintenant si tu parles politique dans un bus, les gens se détournent de toi ostensiblement. Résultat, la peur règne partout au Maroc.

Le cas de Boualem Sansal

O.B.— Est-ce que la détérioration de l'état de santé du roi renforce le pouvoir de l'entourage sécuritaire ?

M.M.— Oui tout à fait. Ledit entourage contrôle quasi totalement le circuit de répartition du pouvoir. Il monopolise aussi le contrôle de l'information stratégique.

O.B.— Comment expliquer le fait que Boualem Sansal, cet écrivain franco-algérien connu pour sa grande proximité envers l'extrême droite en France, soit soutenu par toute l'élite politique et médiatique française et pas vous ?

M.M.— La réponse est simple : je suis de gauche, Sansal est à l'extrême droite. Il y a eu durant les dernières années un glissement massif de la société française vers la droite extrême. Et cela explique la différence de traitement des cas Sansal et Monjib. Toutefois, il ne faut jamais mettre un écrivain en prison pour ses écrits ou ses déclarations. Je demande donc la libération de Sansal.

O.B.— Votre cas n'est pas unique. Il reste d'autres détenus politiques au Maroc. Comment expliquer la persistance de ce phénomène ?

Au Maroc on dit « Drablekbirykhafsghir » (tape le grand, les petits auront peur). Voilà pourquoi il y a toujours d'autres personnes emblématiques en prison comme le grand avocat et ancien ministre des droits humains Mohamed Ziane. On peut citer aussi des leaders connus du Hirak du Rif, Nasser Zefzafi, Nabil Ahamjik et Mohamed Jelloul et trois autres détenus depuis huit ans. Les hirakis les moins connus, des centaines, ont été libérés après quelques jours ou quelques mois de détention. C'est finalement assez banal comme stratagème de contrôle : montrer les muscles pour ne pas (trop) les utiliser.


1NDLR. Le consortium ayant remporté le projet inclut la société Afriquia Gaz, propriété d'Aziz Akhannouch. Le contrat est estimé à environ 6,5 milliards de dirhams (623 millions d'euros).

2NDLR. Une unité de liquéfaction de gaz est construite à Tendrara, dans l'est du Maroc, par la société britannique Sound Energy. Le gaz liquéfié sera ensuite commercialisé par Afriquia Gaz, filiale du groupe marocain Akwa détenu par les familles Akhannouch et Wakrim. Depuis 1995, Aziz Akhannouch et Ali Wakrim sont à la tête de ce holding familial.

3NDLR. Cette enquête a été publiée en mai 2023 par les journalistes Khalid Elberhli et Youssef El Hireche dans le journal marocain arabophone Assahifa.

4NDLR. Youssef El Hireche a été arrêté en mars 2024. Il était accusé d'«  atteinte à un agent public  », d'«  outrage à un corps constitué  » et de «  diffusion d'informations privées sans consentement  » suite à des publications sur les réseaux sociaux. Il a été libéré par grâce royale le 29 juillet 2024.

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