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Hacking social
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HACKING SOCIAL

Chayka HACKSO et Viciss HACKSO

Le hacking social est une méthode plus qu’une doctrine, méthode qui tend à transformer les environnements sociaux vers plus d’autodétermination des personnes, plus d’altruisme, plus d’autotélisme, plus d’intelligence sociale, émotionnelle et cognitive dans les structures et systèmes, moins de souffrance, moins de domination, moins d’injustices, moins de discrimination, moins de manipulation, etc

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15.01.2024 à 10:18

♦ [AM5] Pourquoi certains résistent aux normes de groupe prônant la violence sur autrui ?

Viciss Hackso

Précédemment, nous avions vu les facteurs amplifiant notre internalisation de normes de groupe violentes ;…

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Texte intégral (9064 mots)

Précédemment, nous avions vu les facteurs amplifiant notre internalisation de normes de groupe violentes ; aujourd’hui on voit l’inverse, à savoir la résistance aux normes de groupe qui prônent la violence sur autrui.

Cet article est la suite de :

La totalité de ce présent dossier est disponible en epub : autodetermaltot


Contrer le mal : l’identification sociale à des normes sociales multiples et divergentes


Si certains de nos endogroupes approuvent des normes préjudiciables mais que d’autres s’y opposent, les individus percevront que tout une gamme de comportements est possible et pourra donc remettre en cause les normes préjudiciables.

Généralement les personnes ont accès à des multiples normes sociales (religieuses, politiques, nationales, familiales1) et cette situation rend plus difficile l’intériorisation de normes préjudiciables.

Le changement de contexte peut aussi faire changer de normes : lorsque des individus (par exemple, le personnel militaire) passent d’un contexte dans lequel la norme encourage à blesser et tuer un exogroupe, à un contexte post-conflit dans lequel ces actes préjudiciables sont considérés comme immoraux et injustes, il y a changement de ces normes2.

C’est comme si nous avions une constellation de relations passées, présentes et futures, liées à de multiples identités sociales. Être membre de multiples groupes nous permet d’aller au-delà des processus de catégorisations rigides3. Comme les normes divergent selon les groupes, la personne peut bloquer l’intériorisation des normes préjudiciables à autrui, parce qu’elle considère une humanité unique à chacun, fait de multiples appartenances et façons d’être4. La personne est libérée de l’imposition rigide de caractéristiques prédéterminées.

La personne fait en quelque sorte un tri de tout ces contenus reçus de toute part et la recherche montre5qu’elle est plus encline à accepter de nouveaux groupes et identités sociales qui ont des aspects compatibles à leurs identités préexistantes. Ainsi, si dans la famille l’altruisme est une valeur importante qui a été internalisée, il est possible que la personne s’oriente davantage vers un groupe dont l’activité est d’aider plutôt que de détruire. Et cumuler ces groupes partageant cette similitude devrait diminuer la probabilité de rejoindre le groupe qui promeut la malveillance.

Amiot explique que face à ces personnes, un dictateur qui voudrait imposer son projet destructeur devrait travailler à éroder les normes préexistantes promouvant la compassion et le soin à autrui, pour construire et promulguer une norme nouvelle et divergente qui soutient la discrimination et la violence.

C’est un constat partagé par d’autres spécialistes du génocide comme Semelin (2005), qui souligne que toute les politiques et normes sociales consistant à punir ou à empêcher vivement et publiquement les actes d’aide envers autrui comme des signes pré-génocidaires. Si aider une personne à survivre devient un crime, c’est que l’aidé a déjà été déshumanisé, objectivé ou vu comme une menace inhumaine, ce qui est correspond aux idéologies génocidaires.

Noter que cela passe par le fait de s’attaquer à des comportements prosociaux pour les redéfinir comme mauvais : c’est actuellement ce qui se passe avec les migrants, y compris d’un point de vue structurel.

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006147789/2005-03-01/

Les aidants sont condamné :

Aide aux migrants : le militant Cédric Herrou condamné à quatre mois de prison avec sursis en appel – France Bleu

Inversement, plus les normes d’égalité, les droits de l’homme et les valeurs humanitaires sont propagées, plus la promulgation de nouvelles normes de discrimination et de violence peut devenir de plus en plus difficile à promouvoir pour les nouveaux chefs de groupe (Pinker, 2011).

Par exemple, Zemmour a fait scandale6, y compris dans des partis d’extrême droite, quand il a fustigé l’obsession de l’inclusion en école ordinaire des élèves avec handicap, pour préférer les écarter des autres élèves. Tous les autres partis y ont vu un appel à la ségrégation, ce qui l’a poussé à modérer ses propos, mais il a tout de même dit « On a décidé que c’était mieux de mettre tout le monde ensemble. Moi, je pense que non » en justifiant cette séparation par le fait que ce serait un moyen de mieux s’en occuper.


Contrer le mal  : l’identification inclusive et superordonnée


Si la personne s’identifie d’abord comme un être humain (une identification superordonnée7) et ce de façon inclusive, sans nier leurs différences (les personnes de toutes les nations et ethnies sont aussi des humains), cela permet de réduire l’adoption de normes préjudiciables à autrui. L’identification à l’être humain peut donc encourager le respect des intérêts et des perspectives des différents sous-groupes.

À noter qu’il ne s’agit pas ici d’être « color blind », autrement dit se dire « ne pas voir les couleurs », car ce discours est associé à un racisme moderne qui rejette l’existence des injustices, donc qui refuse toute lutte contre la discrimination car il n’y en aurait pas de problèmes selon eux. Une étude8 montre que ces individus color blind n’ont effectivement aucune motivation à diminuer les préjugés.

Ici Color blind n’a rien à voir avec le fait d’être daltonien, mais de réfuter l’existence du racisme structurel et des préjugés. Ishihara 9 – Color blindness – Wikipedia

Pour que cette identification à l’être humain ne soit pas préjudiciable, elle nécessite de reconnaître les différences entre les groupes, de ne pas nier leur caractéristiques uniques9

Amiot dit qu’imposer une telle identité superordonnée exclusive à tous les membres des autres groupes de manière rigide10, sans reconnaître leurs propres luttes11 et leurs expériences de discrimination12, s’est avéré brouiller les frontières entre les groupes et démotiver l’action collective13: dans ces conditions, la grande identification à l’humain échoue à diminuer les discriminations ou à participer à les combattre.

Dans le cadre de la théorie de l’autodétermination, Amiot dit qu’on peut s’attendre à ce qu’une identification à l’humain, de façon inclusive et consciente des discriminations ou des différences, amène à combler le besoin de proximité sociale, parce que ces personnes peuvent alors se connecter à toutes sortes de personnes (contrairement à ceux dont l’identification est liée à un seul groupe prédominant et qui donc sont limités aux seuls membres du groupe).

Et qui dit besoin davantage satisfait ou au contraire plus frustré, dit qualité de motivation différente. C’est ce que nous allons observer à présent en regardant comment se présenteraient les différentes motivations autonomes à commettre des préjudices.


Les différentes motivations autodéterminées à faire du mal


Le mécanisme d’internalisation des comportements préjudiciables est varié selon les différentes motivation des individus. Pour rappel voici le schéma qui montre les différentes motivations selon la théorie de l’autodétermination :

La motivation intrinsèque

On est motivé intrinsèquement par les comportements et activités qui nous procurent une satisfaction par eux-mêmes : on joue au jeu vidéo parce qu’on aime le jeu vidéo, on est motivé intrinsèquement par notre métier créatif car on adore créer, on va nager parce qu’on aime le contact de l’eau, etc.

On est souvent à motivation intrinsèque pour nos passions, nos loisirs, nos jeux, nos sports préférés et généralement des activités pour lesquels on ressent directement un plaisir et/ou un flow :

Résumé des caractéristiques du flow

C’est une motivation très puissante parce que l’environnement social n’a pas besoin de la susciter chez autrui. Un enfant peut avoir une motivation intrinsèque à tel jeu sans que personne ne soit intervenu. Mais cette motivation est également très fragile : on sait que les individus perdent leur motivation intrinsèque aux activités scolaires à travers le cursus, notamment parce que leur besoin est sapé à travers les formes contrôlantes d’apprentissage. La seule exception est au Québec (voir vidéo de Ryan ci-dessous), avec une rapide remontée à la fin du cursus, parce que les élèves ont soudain beaucoup de choix, leur besoin d’autonomie est comblé.

Peut-on donc avoir une motivation intrinsèque à faire du mal, et ce qu’importe ce qu’un groupe en dit ?

Il y a peu d’études à ce sujet, mais Amiot cite par exemple, que les individus pratiquant la chasse (dans un contexte où cela ne répond pas à des besoins de se nourrir ou de se défendre d’une menace, mais bien à une activité de loisir) ont une motivation intrinsèque au fait de tuer les animaux14. On pourrait donc avoir du plaisir à tuer en l’absence de tout avantage pour l’endogroupe, sans même que cela concerne une expression de son identité sociale, c’est juste qu’on aimerait intrinsèquement cette activité de tuer.

Ceci étant dit, j’ai l’impression que cette motivation intrinsèque est davantage lié aux caractéristiques de la situation qui peut être à flow : dans les études sur le flow, beaucoup de comportements « immoraux » comme le vol, le banditisme ou ayant des fins morbides non nécessaires (la chasse et la pêche pratiqué comme loisir), sont à flow en raison du défi et de la compétence optimisé qu’elle procure. Il en va de même pour les activités dangereuses pour la vie des personnes la pratiquant (étude sur l’escalade), tous les sports extrême par exemple. Les personnes ne sont pas motivées à se faire du mal ou à saisir les opportunités de souffrance, mais plutôt motivées par les compétences face au défi, au fait que ce soit structuré comme un jeu.

On peut très bien le voir et l’expérimenter soi-même dans le jeu vidéo ou ces situations immorales peuvent être pratiquées mais sans leurs vrais fins, à savoir les morts, la souffrance ou les conséquences sur autrui. Ainsi j’avoue être moins convaincue lorsqu’Amiot justifie qu’il peut y avoir une motivation intrinsèque à faire du mal (chasse, pêche, banditisme) voire à s’infliger du mal (prise de drogues) avec des activités potentiellement à flow, possiblement motivante également dans un cadre de recherche d’hédonisme, de sensations fortes et d’adrénaline. Cela ne veut pas dire que je justifie là qu’il serait bon de pratiquer ces activités, mais que les motivations intrinsèques me semblent porter sur autre chose que le fait de faire du mal ou se faire du mal. Il me semble que la motivation prend source sur le « jeu » qu’il représente, avec toutes ses phases demandant des compétences ou capacités, des choix, une proximité sociale qui peut combler des besoins, et ce, malgré des conséquences négatives. On le voit d’ailleurs dans les expériences de Rigby (2011) : si on propose un jeu aux personnes et qu’on augmente le niveau de gore, cela ne les motivent pas plus, ce n’est pas la violence du jeu qui attire, mais bien le reste, à savoir l’exercice d’une compétence dans un défi adapté, qui au passage comble leur besoin d’autonomie, de compétence et de proximité sociale si le jeu a des aspects sociaux.

La motivation à régulation intégrée

La régulation intégrée est une motivation extrêmement autodéterminée qui est rare chez les personnes, parce que c’est une motivation pour une action qui permet à la fois l’expression de soi, colle à ses valeurs, ses visions du monde et tous les buts de la personne. C’est à la fois quelque chose de très réfléchi sur tous les plans, mais aussi émotionnellement fortement congruent avec tout ce qu’on estime être, avoir besoin et ce de façon existentielle. On pourrait dire que ce sont des motivations puissantes liées au sens qu’on donne à la vie de façon extrêmement autonome. Ainsi, même si tout le monde pense le contraire autour de nous, que l’action est interdite, source d’humiliation, de dangers et menaces, on ne l’abandonnera pas, car elle compte pour nous sur tous les plans.

Par exemple ce faussaire, en plus de courir de forts risques, a travaillé jusqu’à en perdre son œil, pour sauver des enfants durant la seconde guerre mondiale :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/les-pieds-sur-terre-du-lundi-21-janvier-2019-8005705

Une motivation intégrée à des actes préjudiciables serait donc parce que l’individu s’y sent exprimer son identité, les valeurs du groupe, y compris s’il n’en retire pas d’avantages. Scheepers et al. (2006a) indique que les biais endogroupe (=favoriser les membres de son endogroupe, leur attribuer plus de qualités, etc.) et la dérogation exogroupe (=tendance des membres du groupe à avoir un mauvais comportement envers les membres d’un exogroupe) servent d’expression identitaire, voire de célébration identitaire. Autrement dit, lorsqu’un homme faisant parti d’un groupe sexiste se vante d’avoir eu des attitudes dénigrantes voire violentes envers une femme, qu’il est enthousiaste de partager ceci et que son groupe le valorise, c’est une célébration identitaire. Un peu comme on fêterait par exemple l’acquisition d’un diplôme de nos proches ou une réussite quelconque qui le fait évoluer. Ici c’est l’écrasement de l’exogroupe qui est une fête.

Cette fonction de célébration identitaire explique également pourquoi des membres d’un groupe stable (c’est-à-dire ayant des conditions de vie sécurisantes et non mouvementées), de statut élevé, adoptent des comportements préjudiciables envers les exogroupes : c’est une façon d’exprimer leur identité voire de la célébrer. Ainsi un patron peut par exemple humilier son employé non pas parce qu’il croit que ça augmentera son obéissance ou sa productivité, ni même que cela le fera être plus respecté par les autres patrons, mais simplement pour exprimer son identité sociale qu’il estime supérieure tout en exprimant l’infériorité de l’employé. Un peu comme un chanteur serait satisfait de pouvoir chanter car il exprime qui il est à travers son chant, sa performance de chanteur, ici le patron à préjugés exprimerait son identité sociale estimée supérieure par l’humiliation de l’exogroupe. Et il n’en attend même pas un avantage particulier, puisque c’est à régulation intégrée, c’est totalement autonome et lié au sens de son existence, comme si au fond il se retrouvait parfaitement dans la formule « j’infériorise ou domine l’exogroupe, donc je suis ».

On est ici proche de la notion d’infrahumanisation (Leyens et al., 2001) : c’est la tendance à considérer son endogroupe comme possédant plus de qualités humaines que les membres de l’exogroupe, et c’est une tendance qui existe même lorsqu’il n’y a pas de conflits15.

A noter que c’est distinct de la déshumanisation qui là peut aller jusqu’à retirer toute humanité à l’autre, le rendre plus proches d’animaux considérés comme nuisibles (cafard etc). Les périodes pré-genocidaires sont emplis de discours déshumanisants, parce que pour pouvoir massacrer en masse, les futurs soldats au service du génocide ne doivent plus considérer l’exogroupe cible comme faisant parti du genre humain, sinon ils n’arriveraient pas à commettre les horreurs qui leur sont commandées.

L’infrahumanisation est par contre fréquente, commune et ce qu’importe les situations politiques. Lorsqu’elle advient lors d’un conflit, la croyance que leur groupe serait seul complètement humain, se considérant comme supérieur, les amène à se privilégier par rapport à l’exogroupe16 et permet aux actes préjudiciables de se produire, ces actes étant considérés par les infrahumanisateurs comme un reflet de l’ordre social naturel.

La motivation à régulation identifiée

On est à motivation identifiée lorsqu’on s’identifie au comportement, on le fait parce qu’on estime que c’est bien d’être une personne ayant ce comportement. Par exemple, on va changer la litière du chat parce qu’on s’estime être une personne responsable de son animal. On fait les choses pour continuer à être cette « bonne » personne.

Ici, on sent déjà moins d’autonomie que dans les précédentes motivations, car c’est lié à une représentation de qui on doit être, donc possiblement sous l’influence de l’extérieur et des représentations stéréotypées. Mais cela reste autonome parce que c’est la personne en toute autonomie qui fait le comportement lié à une identification : par exemple, une personne s’identifiant au « pro» et qui pour cela fait des actes d’organisation et de propreté de son bureau, le fera même si cela ne lui apporte pas plus de salaire, que c’est potentiellement ridiculisé par les autres qui le verrait comme trop maniaque. Faire un comportement lié à cette identification nous satisfait, nous comble, qu’importe si l’environnement n’est pas vraiment d’accord ou s’en fiche, on estime que c’est la bonne chose à faire pour continuer à être la personne que l’on veut être. À noter que cela peut porter sur des comportements intrinsèquement désagréables ( tel que s’occuper des poubelles, faire un travail pénible, etc.) et pourtant on le fera tout de même.

Dans un contexte de conflit, il pourrait y avoir une régulation identifiée au fait de porter préjudice à l’exogroupe : il peut être dit que cela apportera des avantages à l’endogroupe pour atteindre ces buts collectifs liés aux ressources, à la protection et au bien être du groupe. Ainsi la personne s’identifiant par exemple à quelqu’un de « responsable », « prenant soin des siens » peut adhérer à des comportements nuisant aux autres, comme la collaboration avec les nazis durant la guerre, la dénonciation des résistants, l’obéissance à des ordres préjudiciables à l’autre groupe. Par exemple le commandant de camp Stangl s’identifiait à un bon policier efficace (son ancien métier), et il a continué à travailler au mieux possible, y compris lorsque son métier consistait à participer à tuer des handicapés, des malades ou désignés comme tel : il a continué et persister à s’identifier à ses codes de « bon professionnel » même lorsque l’activité était de gérer l’extermination des prisonniers du camp. Ici, il explique comment il appliquait les savoirs de son métier précédent à la situation, tout en les compartimentant :

[Sereny] Comment pouviez-vous alors, en votre âme et conscience, vous porter volontaire pour prendre part quelconque à ce crime ?

[Stangl] C’était une question de survie – toujours de survie. Tout ce que je pouvais faire, pendant que je continuais à essayer de me tirer de là, c’était de limiter mes propres actions à un domaine dont je pouvais répondre en toute conscience. A l’école d’entraînement de la police, on nous avait appris – je me souviens, c’était le rittmeister Leitner qui disait toujours ça – que la définition du crime devait satisfaire à quatre conditions : il fallait un sujet, un objet, une action, une intention. S’il manquait un seul de ces quatre éléments, alors on avait pas affaire à un crime punissable.

Je ne vois pas comment vous pouviez appliquer ce concept à la situation.

C’est ce que j’essaie de vous expliquer : je ne pouvais vivre que si je compartimentais ma pensée. C’est par ce moyen que je pouvais appliquer la définition à ma propre situation ; si le « sujet » était le gouvernement, l’ «objet » les juifs et l’ «action » celle de gazer, alors je pouvais me dire que pour moi le quatrième élément « l’intention [qu’il appelait « libre volonté »] manquait ».

L’identification était donc pour lui compartimentée, il le dit lui-même, à noter qu’on voit aussi dans le reste de l’ouvrage du déni, de la dissociation parfois aussi, il buvait énormément, c’était un état psychique relativement catastrophique. Quand bien même la motivation identifiée apporte généralement de la satisfaction à celui qui la porte, lorsqu’elle est compartimentée, ce n’est plus vraiment le cas.

La motivation identifiée à des actes préjudiciables émerge donc dans un contexte où les exogroupes sont perçus comme menaçants les valeurs et les visions du monde du groupe17, et les menaces intergroupes (tout ce qui sera perçu à tort ou à raison comme tel) légitiment l’expression de l’hostilité et les préjugés envers les exogroupes.

Les autres motivations : introjectée, externe, amotivation

Les autres motivations ne sont pas autonomes et donc ne conduisent pas à une motivation autodéterminée à faire du mal. Cependant, cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas causer du mal avec ces motivations.

Pour la motivation externe, l’expérience de Milgram montre qu’on peut obéir de façon destructive, et ce sans punitions ou récompenses à la clef, simplement parce qu’il y a des symboles d’autorité et des ordres. Comme on l’a vu précédemment, les interprétations de ce résultat postulent cependant que c’est par identification à l’autorité que certains ne vont pas hésiter à électrocuter dangereusement la cible, il pourrait donc y avoir une motivation identifiée. Évidemment, la motivation externe qui nous conduit à faire du mal peut apparaître dans toute situation où l’on est objectivement menacé (sous la torture, avec un pistolet ou une arme sur la tempe, etc.) si on ne fait pas le comportement préjudiciable : on ne veut vraiment pas faire ça, mais la menace de mort ou de torture étant réelle, c’est une question de survie.

Par motivation introjectée, on peut faire du mal sans non plus le vouloir : l’effet spectateur montre par exemple qu’on n’aide pas une personne parce qu’on a peur d’avoir honte ou d’être mal perçu si on a un comportement différent des passants. Les pratiques de bizutage pourraient être introjectée ou identifiée, là encore on suit le groupe dans ces pratiques violentes pour ne pas en être rejeté ou pour être accepté, et cela va aussi par accepter de subir du mal. Là encore, la frontière peut être floue avec une motivation identifiée (on s’identifie au groupe faisant du mal et pas à celui qu’on fait souffrir, il peut aussi y avoir des aspects de « célébration identitaire » dans les bizutages les plus violents et pervers ).

Par amotivation à des pratiques prosociales, on laisse aussi un mal se dérouler sans intervenir, on peut être un témoin passif, protéger des agresseurs, etc. L’amotivation peut être due à un manque de connaissances, de compétences : ainsi pour remédier à ce problème, il s’agirait ici d’apprendre les pratiques prosociales qui démotiverait aussi aux pratiques antisociales par rebond. On a vu précédemment avec l’étude des colorblind qu’on peut être amotivé à lutter contre les discriminations parce qu’on ne croit pas en leur existence, ce qui mène à avoir des comportements très préjudiciables voire discriminatoires (ne pas croire les victimes, dénier leur parole, refuser l’accès aux mêmes droits, le tout soutenu par une idéologie qui dénie l’existence même des injustices).


8. Mais est ce que tout ça est vraiment une autodétermination à faire des horreurs ?


On a déjà vu que certaines expériences18 connectaient effectivement des comportements préjudiciables à des motivations autodéterminées et que les gens étaient tout à fait au clair avec ceux-ci, puisqu’il n’y avait pas de conflit mental à les effectuer, ni un problème émotionnel à le reconnaître.

Dans une autre expérience (Amiot, Sansfaçon, & Louis, 2013a), les résultats ont révélé que les participants qui ont mentionné qu’un endogroupe les encourage à adopter un comportement préjudiciable (par exemple, la prise de drogue, la diffusion de rumeurs, la discrimination) se sont avérés être plus motivés, à la fois autodéterminés et non-autodéterminés, par rapport aux participants dont les comportements nuisibles n’étaient pas pris en charge par l’un de leurs endogroupes.

Plus les participants étaient personnellement d’accord avec une norme endogroupe en faveur du comportement préjudiciable, plus leur motivation autodéterminée à s’engager dans ce comportement était forte.

Mais comment est-ce possible ? Amiot explique que le préjudice mené sur un exogroupe représente l’expression d’une norme pour protéger et défendre les intérêts de l’endogroupe, il n’est donc promulgué qu’avec l’intention que cela profite à l’endogroupe. Autrement dit, ils font du mal aux autres car ça représente du « bien » ou un « plus » pour leur groupe, selon leur idéologie et la façon dont ils catégorisent les choses. Et ils peuvent avoir un lien personnel autonome à ces activités de préjudice et de discrimination, c’est-à-dire qu’ils sont personnellement en accord avec ces activités, ils ne le font pas juste parce que le groupe l’a mis en norme ou le presserait à le faire : c’est effectivement de l’autodétermination dans ce cas.

Et on retrouve ce but de privilégier les intérêts de l’endogroupe en faisant du mal aux exogroupes à échelle politique : les politiques discriminantes telles que la ségrégation aux États-unis étaient faites pour que les blancs aient plus de privilèges que les noirs. Dans la pratique de l’esclavage, les préjugés et la déshumanisation était cultivés pour légitimer l’exploitation des personnes rendues esclaves, et ainsi le groupe blanc dominant pouvait maintenir ses privilèges, augmenter ses ressources et sa supériorité, par l’exploitation, sans avoir de mauvaise conscience à cela (puisqu’il les déshumanisait en amont). On a vu aussi précédemment que durant le génocide des Tutsis, une des motivations au quotidien des génocidaires hutus étaient de rafler toutes leurs possessions et richesses.

Quand on creuse, on trouve souvent que le groupe dominant ou celui qui maltraite à un intérêt matériel à exploiter le groupe cible, ne serait-ce que conserver son statut supérieur et ses privilèges. Mais est-ce qu’il est pleinement autodéterminé lorsqu’il fait ça, étant donné qu’il est dépendant d’un autre qu’il exploite, qu’il a besoin de le contrôler en permanence, de le faire parfois avec des affects négatifs de colère, de haine ? L’autonomie ne serait-elle pas d’exister sans avoir besoin d’oppresser un autre et de viser des buts communs qui ne sont pas de rafler au maximum la supériorité, les ressources, bref des aspirations extrinsèques ? L’autodétermination, n’est-ce pas être en rapport apaisé avec le maximum de gens et viser un bonheur commun ou des luttes contre l’adversité commune, plutôt que de voler ou de détruire d’une façon ou d’une autre ce que l’autre a besoin pour exister, que ce soit sa dignité, ses forces de travail, ses ressources, sa culture ? N’est-ce pas d’une lâcheté ou d’une manque de compétence considérable que de ne pas construire ses propres identités par ses propres compétences, ses actions, ses liens, sa vie, pour préférer écraser l’autre ?

À vrai dire, il y a encore peu d’études sur l’autodétermination à faire du mal et les comportements préjudiciables étudiés sont peu immoraux (dans l’étude des fans de hockey par exemple avec les insultes) ou alors les gens étudiés ne dépassent pas certaines frontières de violence.

On voyait dans cet échantillon qu’il y a peu de comportements d’agressions physiques :


Je n’ai pas vu d’étude sur l’autodétermination à faire du mal avec des mesures de l’orientation de causalité ou les aspirations extrinsèques : or on a vu que justement, quantité de comportements préjudiciables sont liés à ces deux points. Pourrait-on parler d’autodétermination à faire le mal si l’individu cochait des motivations autonomes à ses actes préjudiciables, mais pas des buts intrinsèques ou une orientation autonome ?

Ceci étant dit, je pense néanmoins qu’une orientation autonome à faire du mal est néanmoins tout à fait possible, en témoignent les études sur la créativité immorale19 : pouvoir créer, c’est avancer vers l’inconnu, chercher les nouvelles possibilités, casser les normes établies, en créer de nouvelles. Cela me semble demander une orientation autonome, parce que l’orientation contrôlée ou impersonnelle bloque totalement le champ de vision sur ce qui pourrait être fait de nouveau. Donc il est tout à fait possible que la personne soit en orientation autonome pour créer ou participer à des horreurs, pour cela elle a juste besoin de supprimer son empathie cognitive, ne pas se mettre à la place des autres qui peuvent subir les conséquences de cette création. Attention je ne parle pas ici de personnes en conflit ou en ambiguïté sur les créations à la Oppenheimer, conscient de la destructivité de la création tout en ne voyant pas d’autres solutions que d’avancer vers elle pour s’opposer à une destructivité encore plus forte, et le vivant mal parce qu’il y a une pleine conscience empathique qui est toujours là. Je pense plutôt à des cas de chercheurs et bidouilleurs très ouverts et créatifs qui se sont mis au service de projets qu’ils savaient à potentiel dérives, de plus dans un contexte idéologique contraire aux leurs, mais qui par soif de créativité, d’exploration de champ de possibilités nouvelles, n’ont pas pu résister à l’appel créatif : Cambridge analytica20 était par exemple composé de plein de profils de gauche ou n’étant pas d’extrême droite, très créatif, ouvert aux possibilités, autonomes et à motivation souvent autodéterminées avec de forts affects positifs de fascination, etc. ; et pourtant ils ont œuvré pour l’extrême droite, avec des manœuvres immorales (surveillance massive, irrespect des lois, manipulation des personnes, etc.).

Concernant les buts intrinsèques, j’ai encore moins de doutes : toutes les idéologies même les plus violentes et ayant conduit à des génocides se sont justifiés par des buts prosociaux et intrinsèques à un moment donné. Très clairement, on le voit dans les recherches : ce qui nourrit la motivation autodéterminée à faire du mal est composé de buts intrinsèques, ne serait-ce que pour s’occuper au mieux de son groupe et leur apporter du bien-être. Et cette arnaque peut fonctionner tant que l’individu est distancié des conséquences de ses actes ou tant qu’il maintient l’illusion que la cible est une sorte d’objet pas du tout humain ou nuisible. S’il se réveille et prend conscience qu’il agissait de façon horrible sur des humains et pas des objets, ce ne sera pas supportable.

Stangl était au début des entretiens avec Gitta sereny dans une franche déshumanisation :

« Serait-il exact de dire que vous en êtes venus à éprouver le sentiment que ce n’étaient pas réellement des êtres humains [les personnes dans les camps de concentration/extermination qu’il dirigeait]  ?

Un jour au Brésil, des années plus tard, j’étais en déplacement. Le train s’est arrêté à coté d’un abattoir. Le bétail dans les enclos, en entendant le train, a trotté jusqu’à la barrière et nous a fixés. Ils étaient tout prêt de ma fenêtre. Et j’ai pensé alors « regarde, ça ne te rappelle pas la Pologne ?  C’est comme ça que les gens regardaient, avec confiance, juste avant d’entrer dans les boites… » […]

Donc vous ne les sentiez pas comme des êtres humains, n’est ce pas ?

C’était une cargaison. Une cargaison. »

Il dit à un autre moment :

« voyez vous, je les ais rarement perçus comme des individus. C’était toujours une énorme masse. Quelquefois j’étais debout sur le mur et je les voyais dans le « couloir ». Mais – comment expliquer – ils étaient nus, un flot énorme qui courait conduit à coups de fouet comme…. »

Vous ne pouviez rien y changer ? Au poste que vous occupiez, ne pouviez vous pas empêcher le déshabillage, les coups de fouet, l’horreur des parcs à bestiaux ?

« Non, non, non. C’était le système. Wirth l’avait inventé. Il fonctionnait. Et parce qu’il fonctionnait, il était intangible. »

Les entretiens avec Gitta Sereny ont été comme une psychothérapie très intense en peu de temps, car elle était très douée pour écouter, et l’évocation de toute sa vie l’a rappelé à des identités personnelles et sociales qui n’étaient pas déshumanisantes ni participant à des projets horribles.

Il s’est rappelé de son identité personnelle qui était à des lieux de l’identité sociale nazie, a pris conscience qu’il aurait pu avoir une identité sociale comme celle de tisserand, de père de famille, bref une toute autre vie sans participation à des horreurs. Pour la première fois, il exprimera des regrets sincères, une prise de conscience :

«  Je n’ai jamais fait de mal à personne volontairement, moi-même. Mais j’étais là. Donc en réalité, j’ai ma part de culpabilité, oui… parce que ma faute… ma faute… ce n’est que dans ces conversations… à présent que j’ai tout dit pour la première fois. Ma faute est d’être encore là. Voilà ma faute.

Encore là ?

Je devrais être mort. Ma faute est là.

Voulez vous dire que vous auriez dû mourir ou vous auriez du avoir le courage de mourir ?

Prenez-le comme vous voulez. […] j’ai eu un sursis de vingt ans -ving années qui ont été bonnes. Mais croyez-moi aujourd’hui, je préférerais être mort… »

Gitta sereny dit que lorsqu’ils ont quitté l’entretien, il est devenu d’un coup très gai.

Stangl est mort 19 heures après ce moment, d’une crise cardiaque, l’autopsie a bien confirmé qu’il ne s’agissait pas d’un suicide. Gitta Sereny explique :

« Il avait le cœur malade et il est à peu près certain qu’il serait mort bientôt de toute façon. Mais je crois que s’il est mort à ce moment, c’est qu’il avait enfin – si brièvement que ce fut – affronté et dit la vérité »

Cet extrait est important car très rare : quand il y a prise de conscience complète de véritables horreurs, il n’y a pas pire punition pour l’individu, car c’est une vague de culpabilité, de remords, de jugements négatifs d’une intensité qu’on ne peut pas imaginer. On retrouve cela aussi dans la prise de conscience de certains tortionnaires qui, une fois leur empathie remise en place, vive un enfer.

Et c’est d’ailleurs pour cette raison que d’autres psychologues, spécialisés notamment dans le génocide disent que certains ne pourront jamais prendre conscience de leur actes car cette prise de conscience est une mise à mort intérieure totale, un enfer psychique à hauteur de la violence des actes qu’ils ont commis.

Ainsi, personnellement je ne pense qu’il ne peut pas y avoir une pleine autodétermination à une activité sans une prise de conscience complète et informée de ce qui est fait, réalisée avec toutes les capacités cognitives et empathiques de la personne et une information suffisante à disposition.

Ceci étant dit, au vu des expériences et hypothèses, oui il peut y avoir des formes d’autodétermination à faire du mal pour certains petits actes de malveillance, mais leur degré de gravité, qualitativement et quantitativement, peut ne plus être soutenable sans supprimer l’empathie, sans la compartimentation, bref sans que le psychisme supprime ce qui permet de prendre conscience de la situation dans son intégralité et dans son unité.

Ceci étant dit, tout dépend aussi comment on considère l’autodétermination : si le critère est la motivation autodéterminée (intrinsèque, intégrée et identifiée) telle que mesurée par les questionnaires, oui on peut être autodéterminé à faire du mal, nul doute qu’un tueur en série va exprimer sa motivation intrinsèque au meurtre à travers le plaisir qu’il en retire. Mais est-il vraiment libre de se déterminer ainsi lui-même lorsqu’on considère sa vie et tous les événements qui l’ont conduit jusqu’ici à être incapable de nourrir une motivation intrinsèque moins malsaine pour autrui, à apprendre des modes de vie et façons de faire qui ne reposaient pas sur l’horreur ?

Je n’ai pas de réponses à cette question qui pourrait devenir un véritable débat philosophique sur la liberté et les déterminations, mais aussi la question de l’identité sociale : faire reposer son identité principalement sur une seule identification sociale prédominante, dont les termes, règles, normes sont définis extérieurement par une idéologie qu’ils adoptent (et non qu’ils construisent), peut-on considérer cela comme réellement autonome ? D’un autre côté, je pense également que même les profils les plus dans la soumission à l’autorité sont parfois forcés de faire des choix autonomes, notamment parce que les idéologies peuvent entrer en contradiction avec les nécessités de la situation, voire être contradictoire en elle-même. J’ai l’impression qu’être restreint dans une seule identification prédominante exclusive, être soumis à une idéologie, restreint certes fortement l’autonomie, mais la vie force à tout de même l’exercer. Si je prends ce point de vue, si l’autonomie est réduite dans son amplitude et à cause du contrôle idéologique, mais qu’elle persiste un peu quand même, est-ce qu’on peut parler d’autodétermination ? Si j’en reviens à la définition la plus commune, qui est « se déterminer soi-même », je ne peux pas m’empêcher de penser qu’une unique identification sociale prédominante à disposition de l’individu donne tout de même très peu de choix et de voies à l’individu, qui devient alors très prédictible en vertu de son idéologie, comparé à quelqu’un avec de multiples identifications inclusives qui a composé un patchwork d’idées variées, remixées, donc difficilement prédictibles.

Ceci étant dit, cela m’amène à une réflexion plus pragmatique : si on adopte l’idée qu’effectivement un comportement préjudiciable peut être autodéterminé, librement mené, internalisé, qu’est-ce qu’on peut faire alors pour empêcher les escalades vers l’horreur ?

A suivre : Comment empêcher les escalades vers les comportements préjudiciables ? 


Notes de bas de page


Vous pouvez retrouver l’intégralité des sources ici : [AMX] Bibliographie du dossier sur l’autodétermination à faire du mal 

1Kulich, de Lemus, Kosakowska-Berezecka & Lorenzi- Cioldi, 2017 ; McDonald, Fielding, & Louis, 2013, 2014 ; voir aussi Louis, Amiot, Thomas & Blackwood, 2016

2Litz et al., 2009

3Hutter & Crisp, 2005

4Gergen, 2009

5Amiot et al., 2007

7Wohl & Branscombe, 2005

8Shamp (2022)

9Hornsey & Hogg, 2000 ; Staub, 2002

10Wenzel et al., 2007

11Greenaway, Louis, & Wohl, 2012

12par exemple, Greenaway et Louis, 2010

13par exemple, Greenaway et al., 2012; Greenaway, Quinn, & Louis, 2011

14 Gamborg, Jensen et Sandøe, 2018

15Haslam & Loughnan, 2014

16Vaes, Paladino, Castelli,Leyens et Giovanazzi, 2003

17 Stephan & Stephan 1996

18Amiot, Sansfaçon et Louis, 2013

19Kapoor, Kaufman (2023) Creativity and morality

20On en a parlé plus longuement ici : https://www.hacking-social.com/2022/01/31/comment-manipuler-les-elections-laffaire-cambridge-analytica/ . On peut aussi trouver ces informations dans : « Mindfuck », Christopher Wylie ; « L’affaire Cambridge Analytica », Brittany Kaiser.

L’article ♦ [AM5] Pourquoi certains résistent aux normes de groupe prônant la violence sur autrui ? est apparu en premier sur Hacking social.

08.01.2024 à 13:22

♦ [AM4] Comment les individus se mettent à suivre des normes agressives ?

Viciss Hackso

La dernière fois nous avons vu que certaines de nos identités sociales peuvent nous transmettre…

L’article ♦ [AM4] Comment les individus se mettent à suivre des normes agressives ? est apparu en premier sur Hacking social.

Texte intégral (9179 mots)

La dernière fois nous avons vu que certaines de nos identités sociales peuvent nous transmettre des normes qui portent préjudice à autrui. Mais comment on en vient à les faire siennes, ne pas les remettre en question ? C’est ce qu’on va voir aujourd’hui avec le modèle MINSOH de Catherine Amiot (2019).

Cet article est la suite de :

La totalité de ce présent dossier est disponible en epub : autodetermaltot


7. Comment les individus internaliseraient les comportements préjudiciables vantés par leur groupe social ? LA MINSOH


Dans le modèle d’internalisation des normes sociales préjudiciables (MINSOH), on voit donc que des normes endogroupes sont internalisées, dont des comportements normatifs préjudiciables. Autrement dit, faire du mal à autrui est rendu normal (voire valorisé) dans ce groupe.

On voit en dessous qu’il y a des modérateurs qui amplifient ce lien, c’est-à-dire qu’ils augmentent le fait que l’individu fait siens les comportements préjudiciables :

  • une forte identification sociale au groupe, l’individu s’y identifie beaucoup.
  • une forme d’identification sociale extrême, prédominante et basée sur la comparaison sociale.
  • une idéologie qui légitime tout ceci.

D’autres modérateurs vont contribuer à faire décroître ce lien, c’est-à-dire que même si la personne fait partie de ce groupe, peut-être fera-t-elle moins sienne des comportements préjudiciables :

  • avoir de multiples identités sociales et diverger des normes de groupes.
  • une identification supérieure inclusive.

Observons plus en détail ces modérateurs.

Ancrer le mal : la haute identification à un groupe prônant des normes préjudiciables

La première étape est l’identification à ce groupe aux normes préjudiciables. Amiot donne l’exemple de l’expérience de Milgram : dans cette expérience des participants vont être amenés à obéir à une autorité scientifique qui leur demande d’envoyer des chocs électriques de plus en plus violents à un autre participant (qui est en fait un acteur) jusqu’à des chocs potentiellement mortels, croyant participer à une expérience sur la mémoire. La grande majorité continue d’obéir jusqu’au choc mortel, mais il y a toujours une petite part de désobéissants qui quittent l’expérience, refusant de faire du mal.

Ici des participants à une réplique de l’expérience (par Bègue-Shankland) où il s’agissait de faire mal à des poissons (plus d’infos ici : https://theconversation.com/tuer-pour-la-science-une-nouvelle-experience-de-milgram-176929)

D’une part, ce comportement d’obéissance destructrice est considéré comme préjudiciable, et d’autre part, des interprétations de cette expérience ont montré que l’obéissance est liée à une identification à l’autorité : les individus enverraient des chocs électriques dangereux à un innocent, parce qu’ils s’identifient à l’autorité scientifique plutôt qu’au participant qui souffre de leur comportement. Et les désobéissants au contraire, s’identifieraient à celui qui reçoit le choc1. Notons néanmoins que ce n’est pas la seule interprétation de l’expérience, les désobéissants sont par exemple difficiles à comprendre, car tous semblent avoir des motivations différentes à arrêter l’expérience (la connaissance de la douleur des chocs électriques, des idées sur la question de la responsabilité personnelle, ils se rappellent de l’Histoire, etc.). Et l’obéissance est accrue lorsque les participants ont un haut niveau d’autoritarisme RWA et/ou SDO2. L’identification n’est pas la seule explication, on peut considérer qu’il y a beaucoup de facteurs en jeu qui jouent dans cette situation.

Si une personne perçoit qu’il y a des normes fortes à faire du mal dans son groupe, est-ce que c’est lié à l’autodétermination à les réaliser ? Amiot, Sansfaçon et Louis (2012) ont tenté de répondre à cette question avec des supporters qui s’identifiaient à leur équipe de hockey sur glace. C’était une dimension importante de leur image de soi, qui a été mesurée par une échelle de qualité de l’identification sociale. Ils devaient dire à quel point ils étaient d’accord avec des propositions telles que « je suis heureux d’être fan de cette équipe ».

Les comportements préjudiciables étaient également mesurés : il y avait par exemple le fait d’insulter des joueurs ou fans adverses en leur présence ou absence, d’affirmer la supériorité de son équipe en écrasant l’autre équipe, de se moquer des joueurs/fans adverses.

Pour rappel :

Ces comportements préjudiciables étaient tous en corrélation avec à la fois des motivations autodéterminées (.49) comme non autodéterminées (.36). Mais les fans à motivations autodéterminées avaient plus d’affects positifs, de vitalité et d’identification positive au groupe. Ceci étant dit, les affects négatifs étaient associés tant aux motivations autodéterminées (.43) que non-autodéterminées (.39) laissant à penser qu’il y avait néanmoins un inconfort latent à s’engager à des comportements préjudiciables. Une deuxième étude confirmera ces résultats, à savoir que les motivations autodéterminées à des comportements préjudiciables sont associées à une identification positive au groupe (.40), à une fréquence à ces comportements préjudiciables (.63), à des affects positifs (.30) et à des affects négatifs (.40).

Les chercheurs se sont alors demandés s’il y avait un conflit mental dans cette autodétermination à faire du mal, car selon la théorie de l’autodétermination, lorsqu’un comportement est autodéterminé il n’y a pas de conflit mental à faire le comportement et au contraire, on se ressent être bien dans l’existence. Ils rajoutent donc deux mesures à une troisième étude :

  • une échelle qui mesure le conflit mental : les personnes doivent dire s’ils sont en accord avec des questions telles que « Je me sens pris entre ces comportements et mes façons de penser » ou « Je suis en conflit entre ces comportements et mes valeurs personnelles »
  • et une échelle d’actualisation de soi (Jones & Crandall, 1986) qui mesure ce ressenti d’être bien, à l’aise dans l’existence, telle que « Je n’ai honte d’aucune de mes émotions » « je peux aimer les gens sans avoir à les approuver ».

Les mêmes résultats sur les autres variables ont été retrouvés : l’autodétermination à faire du mal prédit positivement qu’il y aura une fréquence de comportements préjudiciables, mais aussi l’actualisation de soi : c’est-à-dire que ces comportements ne génèrent pas de mal-être chez la personne, elle est tout à fait ok avec elle-même d’éprouver des sentiments négatifs à l’égard de l’exogroupe. Aucun lien n’a été trouvé entre le fait d’être autodéterminé à faire du mal et un conflit mental.

À l’inverse, des comportements non autodéterminés à faire du mal prédisent une actualisation de soi mauvaise et un conflit mental : je note également que dans cette troisième étude la non-autodétermination à faire du mal est moins corrélée à la fréquence des comportements préjudiciables (.37) contre .67 pour les autodéterminés à faire du mal. Et idem pour les autres études, le lien est moins fort généralement.

Autrement dit, pour les cibles des préjudices, mieux vaut être face à des individus qui ne sont pas en motivation autodéterminée à ces comportements. Il y a peut-être plus de chances qu’ils les épargnent, car ils ne sont pas pleinement ok avec ces comportements, même s’ils peuvent parfois les faire.

L’étude a donc confirmé que plus ces supporters s’identifiaient positivement à l’équipe, plus ils suivaient de manière autonome des normes de comportements préjudiciables. Amiot ajoute que c’est l’identification au groupe solidaire et positif qui favorise le choix individuel de suivre des normes de comportements préjudiciables. Si on veut que des gens adoptent pleinement des comportements violents, le groupe doit être soutenant envers ces membres.

Et je pense qu’on peut voir cela à travers les exemples de groupes qui deviennent violents, voire qui encouragent à se violenter soi-même (par exemple dans des sectes) : il y a très souvent d’abord une forte solidarité, une positivité sociale du groupe qui soutient l’individu, avant d’implanter des normes violentes envers les autres ou soi-même. Je pense qu’il y a une leçon à en tirer : si à l’inverse on est vecteur d’une norme prosociale, mais que ça ne marche pas, c’est peut-être qu’il n’y a pas cette solidarité et cette positivité dans le groupe.

On peut aussi s’interroger sur pourquoi ils ne peuvent pas s’identifier à nous et donc ne pas entendre ce qu’on transmet, quant bien même on est solidaire et positif avec les membres du groupe. Parfois, quel que soit notre respect des normes endogroupes ou notre identification, on restera exclu et non entendu pour des prétextes racistes, sexistes, classistes, LBGTphobes que portent certains membres du groupe en question.

Certains vont par exemple limiter l’identité sociale de gamer à des critères rigides qui excluent toute personne n’étant pas blanche, masculine, hétérosexuelle.

Un documentaire qui parle de différentes formes d’identités sociales masculines, des plus rigides et fermées à celles qui s’ouvrent, ainsi que le passage entre les deux :

Alors que pour d’autres, l’identité sociale de gamer n’aura aucun rapport avec ces caractéristiques et sera ouverte sur la base de la passion, c’est-à-dire à tous ceux qui pratiquent le jeu vidéo. C’est ce que nous allons voir à présent avec la question de l’identification à un seul groupe prédominant.

Ancrer le mal : une seule identification à un groupe qui prédomine

S’identifier principalement à un seul endogroupe, mais pas à d’autres peut restreindre les capacités à imaginer la perspective d’autrui (= empathie cognitive) et rendre les individus plus susceptibles d’adhérer à un seul ensemble de normes. Concrètement, si on ne voit/entend qu’un seul type de groupe, on ne pourra pas comparer les différentes façons de faire, les différentes normes, donc on est moins susceptible d’avoir un esprit critique prosocial, autrement dit ici d’être critique envers l’aspect préjudiciable, puisqu’on n’a pas de normes prosociales ou tout simplement l’idée d’alternatives non-préjudiciables.

Sur l’exemple que je donnais précédemment, même lorsqu’un individu a adopté une petite identité sociale comme celle de gamer (ou d’autres passions ou professions), celle-ci peut devenir liée à un groupe unique prédominant « le gamer ne peut qu’être hétérosexuel, mâle, blanc » et à l’inverse celui multi-identifié n’y associera pas des identifications prédominantes (« le gamer peut être de n’importe quel genre, âge, origine, profession, etc. »).

Cette restriction à un seul groupe prédominant peut être sciemment organisée par le groupe lui-même : les mouvements dogmatiques, les sectes, peuvent s’écarter volontairement des autres, matériellement parlant (lieux isolés, communautés fermées, enseignement à part) et symboliquement parlant (si les membres côtoient des milieux à diversité, comme une école publique, ils n’internalisent pas les normes et contenus, encouragent en groupe à ne pas les internaliser).

Parfois, cette isolation n’est pas volontaire, mais tient du hasard, comme dans des petits villages homogènes, ou, n’ayant pas beaucoup de passage ni de diversité, les normes sont homogènes, les divers modèles sont absents. On remarque souvent que certaines des personnes aux idéologies encourageant la violence envers un exogroupe peuvent parfois abandonner ces idées dès lors qu’ils quittent des milieux fermés.

Ici, témoignage d’un ex-fasciste qui a pu quitté cette idéologie lorsqu’il a quitté le village et a été à l’université : https://www.midilibre.fr/2012/10/08/un-militant-repenti-balance-les-secrets-de-l-ultra-droite,574771.php

Ici, des témoignages d’ex-partisans de l’alt-right/red pill dont un qui a arrêté grâce à sa fréquentation de l’université : https://www.vice.com/fr/article/5d3n4z/mouvement-red-pill

Ici, des incels qui ont arrêté de croire en cette idéologie en sortant de leur bulle : https://www.reddit.com/r/IncelTears/comments/8fd7in/a_story_from_a_former_incel_how_i_got_myself_out/ traduit par : Mymy Haegel, Un ex-incel explique comment il est sorti de son idéologie misogyne et toxique 2018 https://www.madmoizelle.com/incel-temoignage-920619 ; https://www.theguardian.com/world/2018/jun/19/incels-why-jack-peterson-left-elliot-rodger

Par contre, pour les cibles, entrer dans un tel milieu homogène fermé peut s’avérer difficile, quel que soit l’apport bénéfique qu’ils y amènent :

https://www.letelegramme.fr/finistere/plougar-29440/a-plougar-face-a-lhomophobie-les-gerants-du-bar-epicerie-renoncent-6440626.php

Si les différentes identités sociales d’une personne sont intégrées, cela rend plus difficile l’endossement d’un ensemble de normes sociales au détriment complet des autres3 : lorsqu’un groupe va nous demander de suivre une norme violente qui pourrait affecter ce panel, si on a l’exemple et l’expérience de quantités de personnes différentes en tête, comprise par empathie cognitive (on peut se mettre à leur place, donc on s’identifie à minima à leur expérience), on rebutera à la suivre. Ce serait comme d’attaquer notre propre grand-mère, notre voisin, notre sœur, notre ami, notre nièce, c’est immédiatement perçu comme étant hors de question.

L’absence de liens sociaux bénéfiques peut également entraîner la personne à choisir des environnements sociaux ayant des normes violentes et qui vont prédominer sur toutes les autres identifications :

  • – la littérature criminologique a montré que l’expérience de la négligence des enfants peut les conduire à s’orienter vers un groupe de pairs dysfonctionnel, tel qu’un gang de délinquants, qui répond à leurs besoins d’identité et de connexion même si cela les amènent à se socialiser à travers le crime4.
  • – Les membres de gangs sont également plus susceptibles d’avoir des liens sociaux faibles ou inexistants chez eux, dans leur école et leur communauté ; ils se tournent alors vers les gangs pour la compagnie et le sens de la famille5.

Le groupe aux normes violentes va en quelque sorte supplanter toutes les autres identifications sociales de la personne : les individus qui deviennent génocidaires se sont également avérés plus préoccupés par l’approbation des autorités du groupe génocidaire, et moins par les perceptions, les émotions et les valeurs d’anciens pairs et voisins6.

De même, des travaux sur la fusion identitaire7 montrent que lorsque l’identité personnelle est entièrement fusionnée au sein d’un groupe, les comportements préjudiciables et extrêmes deviennent plus probables8.

Ce qui accroît aussi l’internalisation des comportements mauvais, et ce d’une façon prédominante à toutes les autres identifications, est que l’endogroupe est cru supérieur, il est glorifié. Et parce que c’est une « gloire » d’y être affilié, cela demande une loyauté et une déférence accrue. Un tel groupe est axé sur son statut estimé supérieur.

À l’inverse, une identification à un groupe peut reposer sur l’attachement, sans que le groupe soit associé à un statut supérieur ou à de la gloire, on l’aime comme on aime un groupe d’ami, et ce groupe est inclusif (différents profils peuvent y entrer) et repose sur l’engagement.

Mais ici, c’est la glorification qui est associée à une attaque de l’exogroupe9 ainsi qu’une défense accrue de l’endogroupe10 et non à l’attachement. Il y a également chez ces glorifieurs de l’endogroupe un plaisir malveillant face à la souffrance d’un exogroupe11, ainsi qu’un refus de prendre le point de vue des exogroupes défavorisés12. On trouve aussi chez eux un soutien en faveur de la sanction de l’exogroupe13.

Le seul avantage pour l’individu est que cette forme glorifiante demande une loyauté qui peut susciter un fort sentiment de connexion avec les membres de l’endogroupe, donc pourrait potentiellement nourrir son besoin de proximité sociale, mais seulement entre les membres du groupe.

Cependant, dans la perspective de l’autodétermination, les actions liées au fait d’affirmer une supériorité devraient plutôt conduire à des formes d’intériorisation introjectées (Ryan & Deci, 2000) : autrement dit, l’autodétermination de ces profils qui cherchent un statut supérieur de gloire à travers le groupe serait une autodétermination incomplète au niveau de certaines motivations (qui seraient soit compartimentées ou introjectées) ou aux niveaux des aspirations (qui seraient extrinsèques, puisqu’elles portent sur la gloire).

Encore une fois, ce profil de domination à travers un groupe supériorisé et un autre écrasé n’est pas sans rappeler la vision du monde des autoritaires, notamment les dominateurs sociaux, et la notion d’ethnocentrisme :

Plus d’infos : http://www.hacking-social.com/2017/01/30/f3-nous-forts-et-bons-eux-faibles-et-mauvais-lethnocentrisme/

Cela fait également penser au narcissisme collectif. Le narcissique collectif supériorise son groupe, estime qu’il doit avoir plus de droits que les autres, doit être reconnu à sa juste valeur (c’est-à-dire sa supériorité) sans rien faire de particulier. Le narcissique collectif va repérer des micros atteintes à l’ego de son groupe et être très agressif concernant « l’ennemi ». Ainsi il va percevoir l’exogroupe comme une menace à la « pureté » de son groupe, il va par exemple systématiquement voir les immigrés et étrangers comme une menace. Ce lien au groupe n’est pas lié au plaisir intrinsèque, à la gratitude ou aux facettes positives d’une identité collective, mais davantage à cet aspect de constante menace. Le narcissisme collectif est davantage lié au narcissisme individuel vulnérable et donc lié à une basse estime de soi, mais également aux haut RWA et haut SDO14.

Ce qui amènerait au narcissisme collectif serait un faible sentiment de contrôle, une faible estime de soi, la perception de menaces ; ce narcissisme a diverses conséquences comme l’animosité envers d’autres groupes, les croyances conspirationniste, le soutien à l’extrême-droite, mais aussi le fait de voir la moindre critique comme un affront (Golec de Zavala et coll., 2013), comme le fait de se méfier des membres de son propre groupe (Biddlestone et coll., 2022), de soutenir des opérations militaires (Brown & Marinthe, 2022), des actions contre les migrants (Bertin et coll., 2022), être violent envers d’autres supporters (Larkin & Fink, 2019). graphique inmind Grandeur et décadence de l’identité sociale : le narcissisme collectif et ses conséquences | In-Mind : https://fr.in-mind.org/fr/article/grandeur-et-decadence-de-lidentite-sociale-le-narcissisme-collectif-et-ses-consequences

Au vu de tous ces points communs entre autodéterminés à faire du mal, ethnocentriques, narcissiques collectif, orientation à la dominance sociale, autoritaire de droite, vous avez peut être déjà deviné quel facteur pourrait expliquer pourquoi ces profils se mettent à aller parfois dans le même sens quand il s’agit de discrimination et de violence : il y a des idéologies qui légitiment tous ces comportements préjudiciables.

Ancrer le mal : l’idéologie légitimisante

L’idéologie se définit comme les idées et croyances dominantes adoptées au sein d’un groupe social (Nafstad & Blakar, 2012).

Les idéologies peuvent légitimer et donc faciliter l’internalisation de comportements préjudiciables par exemple en décrivant l’autre comme menaçant et inhumain15 ; en étant acritique des comportements de l’endogroupe et en les décrivant comme toujours moraux, même pour des méfaits16.

Autrement dit, l’idéologie peut être ethnocentrique tel qu’on l’a vu dans la définition plus haut. Parfois les chercheurs désignent l’ethnocentrisme en « nous contre eux ».

Illustration totalement inspirée de celle de Tom Gauld disponible ici : Literary typecasting, the language of landscape and fun and games in Wolf Hall – in pictures | Books | The Guardian

À noter que cet ethnocentrisme peut devenir un modèle pour tout, un jeu social dont les règles sont à somme nulle : l’individu croit que dans toutes situations sociales, si l’un gagne quelque chose, l’autre perd. Ainsi si quelqu’un reçoit une aide sociale, il peut croire qu’il y en aura moins pour son endogroupe, même si c’est factuellement faux. L’idéologie ethnocentrique et ces manières de tout traduire en jeu à somme nulle, le pousse à penser de la sorte. S’il voit une femme ou une personne non blanche héroïne d’une série ou d’un jeu vidéo, ils pensent que c’est voler la place des hommes blancs, que ça les menacent, les infériorisent, voire que c’est une manipulation idéologique contre eux. Certains sont même assez clairs et disent que n’arrivant plus à s’identifier au héros ils n’arrivent plus à jouer ou à entrer dans le film, la série : c’est très explicitement leur identification prédominante qui les ferme, ce serait comme être déloyal, perdre en gloire, trahir le groupe supérieur/se trahir soi-même, que de prendre ponctuellement une perspective différente.

Par exemple, Starfield est un jeu de rôle qui n’impose aucun personnage, puisqu’on peut le créer soi-même tel qu’on l’entend. Le jeu laisse la possibilité des pronoms qui seront employés, on peut les rendre liés au type de corps féminin ou masculin, ou non. Et même s’il y a toute liberté de faire le personnage auquel on veut s’identifier, qu’absolument rien n’est imposé, certains joueurs se sont enragés de cette possibilité. Ils l’ont vécue comme une offense à leur identification prédominante et l’idéologie qui est liée :

Généralement ce qu’ils attribuent à leur ennemi idéologique en dit plus sur la façon dont ils portent leur propre idéologie : ils fantasment l’autre idéologie comme si elle fonctionnait comme la leur, n’arrive pas à imaginer que cela puisse être une dynamique différente. Ainsi, ouvrir une possibilité est traduit chez eux comme une injonction, parce qu’eux n’ouvrent pas de possibilité, mais imposent aux autres groupes de faire ceci et cela, sans choix possible.

Ce raisonnement s’explique aussi par l’incapacité qu’ils semblent avoir à envisager les situations qui sont à somme non nulle, c’est-à-dire une situation « je gagne, tu gagnes aussi ». Ils n’arrivent pas à considérer que la présence d’une héroïne non blanche et non hétérosexuel dans une série une fois ne veut pas dire qu’il n’y aura pas un jour des héros comme eux une autre fois. C’est évidemment accentué par l’ethnocentrisme. En glorifiant l’endogroupe, alors toute situation où un de ces membres est à égalité avec d’autres est, dans leur construction mentale, une menace, puisqu’ils ne sont plus supériorisés. Or ils ont besoin de se sentir dominer ou ne savent pas comment les jeux se passent en toute mutualité, à somme non nulle, dans un non-ethnocentrisme et une absence de hiérarchisation sociale. Aussitôt, ils attribuent à l’autre des règles du jeu ethnocentriques qui sont en fait les leurs, mais pas celle de l’autre qui veut pratiquer les situations sociales de façon mutuelle, équitable, sans infériorisation ou supériorisation d’individus.

Dans le filtre de leur tendance à l’ethnocentrisme, le groupe qui « gagne » (en ayant de l’attention, des rôles ou des places à pouvoir) est donc un ennemi menaçant puisqu’il volerait leur place, et ils estiment cela injustes parce qu’ils estiment leur groupe intrinsèquement supérieur, ayant légitimement le droit de dominer tous les autres. On retrouve cela aussi dans le mythe du grand remplacement, ils pensent que la présence de personnes non blanches supprimera la présence des blancs à terme, qu’ils seraient « grands remplacés », idée qui les épouvante ou les met en colère, car ils sont racistes, n’arrivant pas à s’identifier à une personne française de couleur ou métisse.

Amiot va ici faire appel à la théorie de la dominance sociale pour expliquer ce qu’il se passe avec les idéologies légitimisantes ; pour l’instant je vous ai parlé des profils à dominance sociale (SDO), c’est-à-dire des personnes qui vont avoir un score sur une échelle prônant l’inégalité entre personnes. Mais les recherches sur le SDO sont aussi accompagnées d’une théorie qui explique comment les dominateurs sociaux le deviennent :

La personne a haute dominance sociale a un haut score en dominance sociale généralement parce qu’elle est privilégiée dans la société : elle n’est pas discriminée sur la base de son genre, de son statut socio-économique, de sa santé physique et mentale, de son orientation sexuelle et de ses origines ethniques. Généralement ce sont les hommes blancs en bonne santé physique et mentale, à la classe sociale supérieure qui vont avoir les plus hauts scores en domination sociale. Ces individus ont reçu une éducation et ont sociabilisé dans ce contexte de « devoir dominer », d’une façon qui a augmenté ce score et qui a eut un effet sur leur personnalité (ils sont généralement bas en agreabilité), ce qui participe à des difficultés à l’accès à l’empathie et à la gestion du stress. Ils sont dans une vision du monde en mode « loi de la jungle ».

Au niveau idéologique, il y a des mythes légitimateurs qui vont accroître cette vision du monde (racisme, sexisme, etc.) et d’autres qui vont décroître cette idéologie de dominance sociale (droits universels, multiculturalisme, etc.).

La dominance sociale va ensuite s’exprimer à travers trois plans : la discrimination individuelle (l’individu est raciste, sexiste envers une personne), la discrimination institutionnelle (c’est un racisme des institutions, par exemple les recruteurs vont préférer embaucher des personnes blanches, promouvoir des hommes blancs, la police va cibler prioritairement les personnes non blanches).

L’asymétrie de comportement consiste à banaliser ces phénomènes d’injustice : que les gens soient dominateurs sociaux ou non, ils vont estimer normal que certains n’aient rien et d’autre tout, par exemple avec des mythes sur le mérite (« s’il est milliardaire, c’est qu’il a beaucoup travaillé, contrairement aux pauvres qui sont feignants ») ou sur la croyance en un monde juste (« s’il n’est pas recruté, c’est parce qu’il doit être mauvais »).

On peut voir ceci également avec la croyance en un monde juste :

Dans la théorie de la domination sociale, les idéologies culturelles – sous la forme de mythes légitimateurs – contribuent à façonner les croyances personnelles des individus sur la hiérarchie sociale et à accepter qu’il y ait des actions préjudiciables qui visent à perpétuer cette hiérarchie (Pratto, Sidanius, Stallworth et Malle, 1994). Par exemple, les individus peuvent être en soutien de la police même lorsqu’elle tue injustement un enfant, parce que cela est logique dans leur idée de hiérarchie sociale, l’enfant est dans un groupe « ennemi », le policier meurtrier est dans leur camp et était légitime à s’en prendre ainsi à « l’ennemi ».

Thomas, Smith et al. (2019) ont montré que, lorsqu’ils sont confrontés à des images tragiques de la crise des réfugiés syriens (en particulier, l’image de l’enfant syrien noyé Aylan Kurdi), ceux qui ont des idéologies de dominance sociale étaient moins susceptibles de soutenir les réfugiés syriens, et ils étaient encore moins soutenants lorsqu’ils avaient eu une haute exposition médiatique de cette histoire.

Enfin, la théorie de la justification du système explique comment les membres défavorisés du groupe peuvent eux-mêmes en venir à accepter et à intérioriser – même inconsciemment – ​​le désavantage auquel ils sont confrontés (Jost & Banaji, 1994 ; Jost & Major, 2001).

Chayka en a parlé juste ici : ♦ La théorie de la justification de système – Hacking social (hacking-social.com)

Comme les individus diffèrent dans leurs niveaux d’acceptation et d’approbation des justifications idéologiques fournies pour légitimer les comportements préjudiciables18, Amiot propose qu’une forte approbation personnelle de cette idéologie soit également susceptible de faciliter l’intériorisation de ces comportements. Autrement dit, plus l’individu est personnellement d’accord avec l’idéologie qui légitime des violences sur un exogroupe, plus il va intérioriser ces comportements, les mener avec autodétermination.

Il est possible que cette forte adhésion se fasse à travers la satisfaction du besoin d’autonomie.

Dans la théorie de l’autodétermination, le besoin d’autonomie est notamment satisfait quand l’importance du comportement est expliquée et justifiée19. Amiot explique qu’en faisant ressortir l’utilité pratique, la valeur ou l’importance des comportements préjudiciables (par exemple, la sécurité, protéger le statut de son endogroupe, faire preuve de loyauté et/ou d’engagement envers son endogroupe), cela légitime les idéologies tout en satisfaisant le besoin d’autonomie. L’autonomie étant comblée, l’action expliquée s’intérioriserait.

J’emploie ici le conditionnel, car on manque encore d’expériences et d’études pour comprendre comment se déroulerait cette forte adhésion autodéterminée. Ceci étant dit, oui, l’environnement social opérant de la violence peut avoir des pratiques autodéterminatrices à faire le mal. Le pire exemple que j’ai trouvé est celui de Stangl, ancien policier autrichien qui progressivement a été mis au service des pires projets nazis. Voici comment il a été recruté pour participer à T4, une opération nazie où il s’agissait de tuer toutes les personnes dites handicapées du pays (en réalité, l’extermination a aussi concerné des gens peu handicapés et aussi prioritairement des juifs). Son rôle était administratif, il devait notamment rencontrer les institutions qui fournissaient les gens à exterminer. Voici comment un médecin-chef l’a convaincu de participer au projet :

Franz Stangl

« Le Kriminalrath Werner [le médecin-chef] dit que la Russie et l’Amérique avaient toutes deux, depuis de longues années, institué l’euthanasie – meurtre miséricordieux – pour les êtres affligés de folie ou de monstruosité. Il dit qu’une loi analogue allait être très prochainement promulguée en Allemagne, comme dans tout le monde civilisé. Mais, afin de ménager la sensibilité de la population, nous avions l’intention d’agir très progressivement et seulement après une ample préparation psychologique. En attendant, néanmoins, cette tâche délicate avait été déjà entreprise, sous le couvert d’un secret absolu. Il expliqua que seuls étaient concernés les malades qui, après un examen méticuleux – une série de quatre tests contrôlés par deux docteurs au moins – s’avéraient absolument incurables. De telle sorte, m’assura-t-il, qu’une mort tout à fait indolore représentait une véritable libération au regard d’une vie le plus souvent intolérable »20

On voit ici le talent de l’autorité pour présenter le « projet » : il fait appel à l’exemple, montrant que cela se fait dans d’autres pays non nazis, adoucit le projet en le présentant comme une libération pour ces patients (c’est-à-dire qu’il convertit le but en aspiration pseudo-intrinsèque, pseudo-altruiste), y ajoute de l’éthique en montrant à quel point il est contrôlé par les médecins (l’appel à l’expertise permet d’évacuer toute idée critique) et ne concerne vraiment que les personnes dans une extrême souffrance (ce qui sera parfaitement faux). Au final, il arrive à présenter un projet de meurtre de masse comme humanitaire et bienveillant, il arrive même à justifier le secret de l’opération comme une attention bienveillante donnée à la population.

Dans les faits, il n’y a jamais eu de tels examens, et ce n’était pas que des malades en grande souffrance qui étaient tués : ont été tués des personnes séniles, des malades étrangers ou « d’origine raciale impure », des personnes à l’intellect réduit, des personnes inaptes au travail, etc.

« Quelle a été votre première réaction, votre première pensée en entendant les paroles du Dr Werner ?

« Je… J’ai été sans voix. J’ai fini par dire que je n’étais pas très sûr d’être qualifié pour ce poste. Il s’est montré très amical, plein de sympathie, voyez-vous, quand j’ai eu parlé. Il m’a dit qu’il s’attendait bien à cette première réaction, mais que je devais considérer que le fait qu’on me le propose était une preuve de la confiance exceptionnelle qu’on m’accordait. C’était une tâche très délicate – on le savait parfaitement – mais je n’aurais personnellement rien à voir avec l’acte lui-même : c’était uniquement l’affaire des médecins et des infirmières. Je ne serais responsable, pour ma part, que d’assurer l’ordre et la légalité. »21

Ici le Docteur Werner emploie les mêmes techniques que sur l’apprentissage des limites des expériences de la théorie de l’autodétermination : il fournit du sens à l’activité, il reconnaît que c’est difficile ; à cela, il ajoute des valences positives à cette affectation, qui nourrissent le besoin de proximité sociale et de compétence en disant que l’affectation est une « preuve de confiance exceptionnelle ». Puis il termine en dédouanant de la responsabilité des actes, il amorce, autorise explicitement et légitime l’état de soumission à l’autorité : il n’est pas responsable de la mort des personnes, sa fonction est autre, il est à distance de cela, il est donc « non responsable ».

À noter que la suite de l’histoire de Stangl (qui travaillera aussi dans des camps d’extermination) ne révèle pas pour autant une autodétermination à participer au projet, il compartimentait fortement (persistant à bien faire son travail, mais en oubliant l’objet, les cibles, les éléments horribles) et parfois étaient particulièrement traumatisés des demandes des institutions, y compris religieuses, qui le pressait à prendre plus de monde à tuer. À noter que son prédécesseur avait démissionné rapidement et sans souci, justifiant que cela lui faisait mal au ventre : ainsi, il n’y avait pas de mensonges du médecin quant au fait qu’il était réellement libre de faire cette activité ou non. On trouve aussi cette « vraie » liberté accordée entre nazis dans d’autres situations. Ce qu’il faut en retenir que c’est une façon puissante d’inciter les individus à s’engager par eux-mêmes, avoir un rapport plus internalisé à l’horreur. On a donc un problème qui dépasse de loin la simple soumission à l’autorité.

Je comprends qu’à ce stade, on puisse considérer le problème d’autodétermination à faire du mal comme insoluble, cependant il s’agit de ne pas oublier que, quand bien même l’individu est dans un groupe à l’idéologie violente et recommandant de la violence, celui-ci peut modérer ce message et ne pas l’écouter, choisir de faire autre chose, voire s’y opposer vivement. C’est ce que nous allons regarder ensuite, en observant les facteurs qui empêchent la personne de s’autodéterminer à faire du mal.

La suite : ♦ [AM5] POURQUOI CERTAINS RÉSISTENT AUX NORMES DE GROUPE PRÔNANT LA VIOLENCE SUR AUTRUI ?


Notes de bas de page


Vous pouvez retrouver l’intégralité des sources ici : [AMX] Bibliographie du dossier sur l’autodétermination à faire du mal 

1Haslam, Reicher et Birney, 2016 ; Reicher, Haslam et Smith, 2012

2Lepage 2017 ; Miller 1975 ; Altemeyer 1981 ; Dambrun et Vatiné 2010 

3Amiot et al., 2007

4Widom & White, 1997

5Alleyne & Wood, 2010 ; Stretesky & Pogrebin, 2007

6Baum, 2008 ; King et Sakamoto, 2015

7Gómez et al., 2011 ; Fredman, Bastian, & Swann, 2017 ; Swann, Gómez, Seyle, Morales, & Huici, 2009 ; voir Swann, Jetten, Gómez, Whitehouse, & Bastian, 2012, pour un examen

8Swann, Gómez, Dovidio, Hart, & Jetten, 2010 ; Swann, Gómez, Huici, Morales, & Hixon, 2010 ; voir aussi Turner-Zwinkels, Postmes et van Zomeren, 2015.

9Leidner, Castano, Zaiser, & Giner-Sorolla, 2010

10Leidner et Castano, 2012 ; Roccas et al., 2006

11Berndsen et al., 2017

12Berndsen, Thomas & Pedersen, 2018

13Reicher, Haslam, & Rath, 2008

14« Collective Narcissism and Its Social Consequences » Agnieszka Golec de Zavala, Aleksandra Cichocka, Roy Eidelson, Nuwan Jayawickreme 2009 ; « Collective Narcissism Moderates the Effect of In-Group Image Threat on Intergroup Hostility », Agnieszka Golec de Zavala, Aleksandra Cichocka, Irena Iskra-Golec 2013 ; « The Relationship between the Brexit Vote and Individual Predictors of Prejudice: Collective Narcissism, Right Wing Authoritarianism, Social Dominance Orientation » Agnieszka Golec de Zavala, Rita Guerra et Cláudia Simão 2017 ; « I am the chosen one: Narcissism in the backdrop of self‐determination theory », Constantine Sedikides, Nikos Ntoumanis, Kennon M. Sheldon, 2018

15Haslam & Reicher, 2007 ; Kteily, Hodson, & Bruneau, 2016

16Bandura, 1999 ; voir aussi Fiske & Rai, 2015

18Amiot & Bourhis, 2003 ; Crandall, 1994 ; Crandall et al., 2002

19Deci, Eghrari, Patrick, & Leone, 1994

20« Au fond des ténèbres », Gitta Sereny

21« Au fond des ténèbres », Gitta Sereny

L’article ♦ [AM4] Comment les individus se mettent à suivre des normes agressives ? est apparu en premier sur Hacking social.

18.12.2023 à 10:20

♦ [AM3] L’impossibilité d’être autodéterminé lorsqu’on fait du mal ? Et si le problème était l’identité sociale ?

Viciss Hackso

Aujourd’hui, on passe en revue deux points : d’une part les recherches sur l’autodétermination qui démontrent…

L’article ♦ [AM3] L’impossibilité d’être autodéterminé lorsqu’on fait du mal ? Et si le problème était l’identité sociale ? est apparu en premier sur Hacking social.

Texte intégral (6545 mots)

Aujourd’hui, on passe en revue deux points : d’une part les recherches sur l’autodétermination qui démontrent que faire du mal est incompatible avec le fait d’être autodéterminé, et de l’autre on commence à envisager comment nos identités sociales peuvent néanmoins nous autodéterminer à faire du mal.

Cet article est la suite de :

La totalité de ce présent dossier est disponible en epub : autodetermaltot


5. Pourquoi la théorie de l’autodétermination pense qu’on ne peut pas être autodéterminé à faire du mal ?


La théorie de l’autodétermination pense qu’on ne peut pas être pleinement autodéterminé à des comportements antisociaux, notamment parce que les préjudices ont des conséquences sapantes sur les besoins fondamentaux de la personne, donc cela ne peut pas créer une motivation autonome de haute qualité. Par exemple, si on humilie publiquement une personne, la relation avec elle est coupée, donc le besoin de proximité sociale a moins de chance d’être rempli : même les témoins de cette scène commenceront à se méfier et à faire moins confiance. Si un besoin est si insatisfait on aura beaucoup de mal à générer des motivations autodéterminés.

Imaginons que notre élève fan de techno ci dessus le soit devenu dans un contexte de guerre : ce qui a été appris d’une merveilleuse façon est de bidouiller des armes, des explosifs et concerne uniquement des moyens de détruire. L’apprentissage a pu se dérouler dans des conditions parfaites, l’élève se sentait soutenu, encouragé, il réussissait à gagner en compétence, il était encouragé à faire ses propres choix (donc ses besoins fondamentaux étaient comblés, amenant à des motivations autonomes et à une orientation autonome). C’était un terrain de jeu fantastique, et en plus on lui disait que ces compétences servait son peuple à se protéger du mal, que lorsqu’il serait professionnel, son savoir faire servirait à sauver le monde (But intrinsèques). Et dans tous ces autres environnements sociaux, c’était le même discours, le même soutien, le même encouragement « bienveillant ». Jusqu’ici, il n’y a rien qui peut empêcher l’autodétermination à sa compétence, même si elle consiste à optimiser la destruction d’un autre humain, ça reste encore une simulation lointaine, c’est comme un jeu.

Mais une fois professionnel, il voit les conséquences de son travail sur le terrain : il voit les morts qu’il commet, il voit des humains comme lui, comme sa famille, comme ses neveux et nièces, mourir dans d’atroces souffrances. Le spectacle gore et toute sa sensorialité infernale est intrinsèquement traumatique, et en plus il sait que cela s’est produit à cause de ses actes, de sa compétence pourtant adorée. La proximité sociale est ravagée, quand bien même son clan le félicite, le couvre de médailles, le soutient, les images, les odeurs, les hurlements issus de la réalité peuvent rester le hanter. Il y a là un paradoxe épouvantable à traiter par son psychisme : il va falloir « oublier » ces images et pour cela son cerveau peut dissocier, ou couper les capacités empathiques. Il peut faire appel à des substances capables de le faire oublier (alcool ou drogues).

En renfort, il peut faire appel à l’idéologie, en déshumanisant les cibles et n’y voir que des insectes, ce qui participera à couper ses capacités empathiques qui lui font ressentir tant de traumatismes et de culpabilité. Il aura aussi à gérer le conflit terrible entre sa passion qui est tout pour lui, et qui se révèle dans ce contexte ne causer que des horreurs : soit il perd ce qui faisait le sens de sa vie et on peut imaginer qu’il tombera en grave dépression, soit il persiste à garder ce pilier dans sa vie mais il faudra oublier les conséquences des actes, et cela passera par ce qu’on a expliqué précédemment.

On ne peut pas être autodéterminé si on ne voit pas la réalité et qu’à la place de voir un être humain, on ne voit plus qu’un insecte à écraser.

Dans tous les cas, toutes ces « remédiations » sont anti-autodétermination puisque la vie ne peut plus être internalisée pleinement, mais seulement en cachant les éléments et faits violents par compartimentation, ce qui amène à du mal-être. La seule façon de retrouver une pleine autodétermination passe par le fait d’arrêter les actes horribles, par exemple l’individu pourrait se mettre à désobéir, ou fuir, et repenser ses compétences pour viser plutôt la constructivité que la destructivité des autres.

Les expériences tendent effectivement à démontrer que lorsque la personne commet des méfaits, ceux-ci ne sont pas fait avec une motivation autodéterminée, c’est-à-dire que soit les besoins sont frustrés, soit les motivations ne sont pas autonomes (compartimentée, introjectée, externe ou amotivation), soit ce sont les orientations qui ne sont pas autonomes (impersonnelle ou contrôlée). Il y a des dizaines d’expérience et d’études qui le démontrent (ici, la liste est non exhaustive) :

Le harcèlement scolaire ainsi que les attitudes agressives des élèves sont liés à un sapage des besoins fondamentaux par le style contrôlant des professeurs (et/ou des parents). Autrement dit, si le harcèlement pouvait être réalisé avec motivation autodéterminée, il se déroulerait aussi dans des contextes autonomisants et nourrissants pleinement les besoins. Or, dans les contextes satisfaisant le besoin d’autonomie, il y a diminution du harcèlement, des agressions et des insultes ; les élèves dont les besoins sont satisfaits et à orientation autonome n’ont pas d’attitude antisociales. A l’inverse, ceux dont les besoins sont insatisfaits et ayant des orientations non autonomes sont plus prompts à l’agression1

■ Le fait d’exprimer des préjugés est lié à l’orientation contrôlée : Neyrink, Lens Duriez et Vansteenkiste (2008), ont montré que l’orientation contrôlée augmente les scores d’autoritarisme de droite (RWA)2 et de dominance sociale (SDO)3, et qu’inversement l’orientation contrôlée prédit un haut score en RWA ou SDO. On peut aussi voir que le SDO ou le RWA prédit qu’il n’y aura pas d’orientation autonome, et tout ceci montre qu’il n’y aura pas de prise en compte de perspective de l’autre (c’est-à-dire l’empathie cognitive). Leurs problèmes empathiques, leur difficultés à se mettre à la place de l’autre a été confirmé par des études s’appuyant sur des observations neurologiques (Lepage, 2017 ; Lepage, Bègue, Zerhouni, Dambrun, 2020).

Dans d’autres recherches on voit que les autoritaires ont aussi davantage d’aspirations extrinsèques : Duriez, Soenens et Vansteenkiste (2007) ont constaté que ceux qui approuvaient des aspirations et des objectifs extrinsèques étaient plus nombreux à adopter des attitudes autoritaires de droite, à désirer une domination sociale sur les autres et à avoir des préjugés raciaux.

■ L’homophobie et le fait de recommander de la violence envers les personnes homosexuelles est parfois lié à une identification compartimentée : Weinstein, Ryan, Dehaan, Prybylski, Legate (2012) ont mesuré le soutien parental à l’autonomie que les participant avaient reçu, ont pris note de leur identification sexuelle, puis ils ont mesuré leur orientation sexuelle implicite grâce à des tests d’association implicite. Ces tests se basent sur le temps de réaction, sans que la personne puisse avoir le temps de mettre en œuvre des mécanismes de défense.

Résultat, il s’est avéré que plus l’environnement paternel avait été contrôlant et homophobe, plus il y avait une forte différence entre leur hétérosexualité annoncée et les mesures implicites démontrant leur attirance sexuelle pour les personnes du même genre. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas cohérents dans la forte hétérosexualité annoncée, car ils avaient bien des désirs homosexuels non assumés. De plus, ces individus préconisaient plus d’agressions envers les homosexuels.

■ L’agressivité des parents en marge de spectacle sportif de leurs enfants a été étudié par Goldstein et Iso-Ahola (2008) : ils ont constaté qu’une plus grande colère et agressivité parentale était associée à des orientations de causalité contrôlées plus fortes.

■ L’agressivité au volant, la colère, la conduite agressive et les interpellations plus nombreuses sont liées à une orientation controlée. Knee, Neighbors et Vietor (2002) montrent que ces conducteurs risquaient davantage de klaxonner, de faire des gestes obscènes et de refuser l’accès aux autres conducteurs. Les individus hauts en orientation contrôlée semblent présenter un risque pour les autres conducteurs sur la route.

L’agressivité envers les adversaires sportifs, leur objectivation (= prendre l’autre comme un objet) et les comportements antisociaux sont liés à des motivations et des raisons contrôlantes : Vansteenkiste, Mouratidis et Lens (2010) ont étudié la volonté des athlètes de commettre des fautes ou de blesser leurs adversaires. Lorsque la motivation était contrôlée (par exemple, motivée par des introjections, des pressions et des implications de l’ego), les joueurs montraient une plus grande tendance à dépersonnaliser leurs adversaires et à les considérer comme de simples « objets gênants ». Une telle objectivation était, à son tour, positivement associée à une volonté de commettre des fautes ou de blesser des adversaires pour atteindre leurs objectifs, comme en témoignent des attitudes antisociales, une plus grande volonté d’agresser les autres joueurs et le fait de recevoir davantage de « cartons jaunes » lors des matchs arbitrés.

La violence envers le ou la conjoint·e est en lien avec l’orientation contrôlée dans l’étude d’Hove MC, Parkhill MR, Neighbors C, McConchie JM, Fossos N. (2010). Alors que c’est le contraire pour l’orientation autonome.

■ L’agression interpersonnelle, commettre de la violence, est lié à une orientation contrôlée ou impersonnelle. Moller et Deci (2010) explique que c’est induit par leur tendance accrue à déshumaniser les autres.

■ Le fait de rejoindre un gang est davantage lié à des motivations extrinsèques : Wu Jun , Xiaochen Hu & Orrick Erin A. (2022) ont étudié des membres de gangs. 69 % d’entre eux les avaient rejoints pour des motivations extrinsèques uniquement (pour la protection, parce qu’un proche y était, parce qu’ils y avaient été forcés, pour gagner en respect ou pour l’argent) contre 8,9 % pour des raisons intrinsèques (pour le fun) et 22 % combinaient à la fois des raisons intrinsèques et extrinsèques.

■ Le syndrome post traumatique qui arrive chez les victimes de violence arrive également chez auteurs de violence, ce qui démontre que les actes n’arrivent pas être pleinement internalisés de façon autodéterminée (MacNair, 2002).

Explication du phénomène de sidération et de dissociation (chez les victimes et agresseurs) :

■ La participation à un génocide semble être lié à une motivation extrinsèque externe (Kelman et Hamilton, 1989 ; Milgram, 1963) ou d’introjection ou compartimentée (Arendt, 1970 ; Browning, 1998a).

Les examens de Goldhagen (1996) et Browning (1998a) sur les soldats allemands ayant tués des Juifs innocents avaient des identifications presque toujours compartimentées : ils s’identifiaient par ailleurs comme de bons chrétiens ou de bon pères de famille attentionnés. Ils devaient également engourdir leur empathie (Smith, 2011).

Je rajoute que des études de cas bien renseignés tels que Stangl (Sereny 1975) ou encore les génocidaires hutus (Hatzfeld 2003) montrent également une variété de motivations non autonomes à différents moments, allant de la compartimentation, à la régulation externe ou introjectée. Les aspirations extrinsèques sont aussi très visibles dans la motivation des génocidaires hutus (Hatzfeld 2007).

Semelin (2005) précise que dans le cas des influenceurs politiques qui dirigent ces génocides, la motivation est plus difficile à saisir au point que souvent on se demande s’ils croient ou non à la propagande qu’ils diffusent. Mais on note des fortes aspirations extrinsèques dans la façon dont ils saisissent les opportunités.

***

Il y a donc un lien entre non-autodétermination et comportements préjudiciables (perçu à la fois par l’orientation contrôlée, mais aussi par des motivations non autonomes). A l’inverse, toutes les caractéristiques et facteurs liés à l’autodétermination sont décorrélées à des comportements préjudiciables (orientation autonome, besoins comblés, motivations autonomes, buts intrinsèques). On peut faire ce constat également en regardant à quel point les comportements prosociaux (donc étant contraire aux comportements antisociaux ou préjudiciables) sont connus comme beaucoup plus motivants :

● Les comportements prosociaux motivent toujours beaucoup plus les personnes ; le processus d’intériorisation est également plus susceptible de fonctionner lorsque les comportements et les normes que les gens cherchent à intérioriser sont prosociaux plutôt que nuisibles (Ryan & Deci, 2000).

● Fournir une justification prosociale à une activité motive davantage les personnes à la faire (meta-analyse Steingut, Patall, Trimble 2017)

● Par exemple, Przybylski, Ryan et Rigby (2009) ont montré qu’augmenter la violence d’un jeu ne motive pas plus à celui-ci : c’est davantage la satisfaction des besoins d’autonomie et de compétence qui prédit un plus grand plaisir et un plus grand intérêt. Seul un petit pourcentage de joueurs est semble-t-il motivé par la violence (Rigby, Ryan, 2011).

● Les comportements discriminatoires et les préjugés peuvent ainsi être vus comme le résultat de perturbations dans les processus de satisfaction des besoins et de motivation et comme des stratégies compensatoires défensives (Ryan, Deci, Grolnick, & La Guardia, 2006 ; Vansteenkiste et al., 2007 ; voir aussi Staub, 2004).

Mais on pourrait rétorquer que l’histoire est parsemé d’exemples où justement des idéologies destructrices vont utiliser cet appétit à avoir des buts et motivations prosociales à aspiration intrinsèque pour optimiser la motivation à détruire un autre groupe, ses buts pouvant être de protéger les personnes, faire leur bonheur, vivre ensemble dans de meilleures conditions (Semelin 2005, Staub 2004). On peut le voir aussi dans les recherches :

■ (Louis, 2009 ; Taylor et Louis, 2004) Les terroristes peuvent agir à partir d’un sentiment d’engagement intériorisé envers la cause ou le groupe et/ou pour des motifs prosociaux tels que la loyauté envers leur famille et leurs proches (Cohen, 2016). Mais parfois, ils peuvent aussi agir par sens d’obligation et pour obtenir des récompenses sociales telles qu’un statut plus élevé et une glorification au sein de leur endogroupe (Perry & Hasisi, 2015)

***

S’il y a donc des doutes sur la pleine autodétermination à faire du mal dès lors que l’on prend la perspective de la théorie de l’autodétermination, ce n’est pas le cas dans la théorie des identités sociales qui, elle, explique cette motivation à faire du mal par des identifications à un groupe qui transforment ces actes comme glorieux et bons, à travers le contenu idéologique et le soutien entre ses membres.


6. Certaines de nos identités sociales seraient alors capables de nous autodéterminer à faire du mal ?


Attention, lorsque nous allons parler d’identité sociale ou même personnelle, ceci n’a strictement rien à voir avec la génétique ou la stricte nationalité/culture d’une personne : au contraire, la personne a souvent plusieurs identités sociales qui ont plus à voir avec le hasard des environnements sociaux qu’elle a rencontré au fil de sa vie, et dans lesquels elle a pu se reconnaître. On peut par exemple avoir une identité sociale liée à sa profession, à ses passions, à une contre-culture (musicale, artistique, militante, etc.) et celle-ci peut changer selon l’époque (par exemple les identités sociales liées à l’âge).

Les identités sociales sont flexibles, changeantes, se construisent au fil de temps, des hasards des rencontres et expériences, elles ne sont en rien un imaginaire programme génétique ou culturel ancré à jamais sans changement dans la personne. Ceci étant dit, il est fort possible que les racistes ne croient pas à cela, étant donné que l’on va voir qu’ils ont tendance à ne s’identifier qu’à une seule identité sociale rigide (et s’imaginent que les autres sont tout aussi rigides dans leurs identités).

La théorie des identités sociales nous dit que l’identité sociale est une « partie du concept de soi qui découle de son appartenance (ou des groupes) ». (Tajfel, 1981 ; voir aussi Brewer & Chen, 2007 ; Brewer & Gardner, 1996). Cette appartenance a une signification émotionnelle et apporte de la valeur à l’individu.

Par exemple, un individu se dira être un grand gamer, il s’identifie personnellement au groupe des gamers et le groupe le reconnaît comme tel. Il y a une connexion personnelle au groupe (par la pratique des jeux, par les discussions et échanges, par les points communs partagés, etc.). Le groupe reconnaît aussi la personne comme faisant partie du groupe, y a une connexion qui va dans les deux sens. Cela a de la valeur et des significations émotionnelles positives, pour l’individu et le groupe, d’être lié autour de cette activité plaisante.

La théorie des identités sociale repose sur l’idée que les individus sont principalement motivés pour atteindre une identité sociale positive : le groupe est socialement valorisé/valorisant d’une manière ou d’une autre selon l’individu. Ainsi, d’autres personnes pourraient trouver ridicules de s’identifier au groupe des gamers et y associer des stéréotypes négatifs et des croyances négatives (par exemple, penser que ces gens ne sont pas sérieux, pas dans le monde réel, refusant de grandir et de s’occuper des choses importantes).

Le fait qu’une identité sociale soit perçue comme positive ou négative (ou satisfaisante/insatisfaisante) ne tient pas de l’objectivité, ni ne repose sur une hiérarchie sociale réellement en place de façon absolue : ce sont les individus qui vont recréer des formes de hiérarchies sociales dans leur univers de catégories, de représentations et d’idées, et celles-ci seront plus ou moins partagées.

Ici l’exemple du fonctionnement d’une identité sociale non inclusive, qui n’est construite que sur la catégorisation et la comparaison sociale. On verra plus tard des façons d’avoir des identités sociales qui ne reposent pas sur le « nous contre eux », ni même sur la comparaison sociale.

Par exemple, être « précaire » n’est généralement pas une identité sociale valorisée dans la société, mais les personnes peuvent aller au-delà de la mécanique de la comparaison sociale ou de l’infériorisation/supériorisation d’autrui pour aller mieux. Elles peuvent par exemple valoriser le fait d’être beaucoup plus débrouillarde, moins peureuse, plus capable de survie en conditions difficiles, etc. Les individus et groupes peuvent donc aussi avoir une créativité sociale qui dépasse les représentations à leur sujet, qu’elles soient fondées sur des caractéristiques objectives (ici, le peu de revenus par exemple) ou sur des stéréotypées (par exemple croire les précaires irresponsables) : le groupe peut lutter contre ces représentations à travers sa créativité.

Ici, dans un groupe précaire qui redéfinit ses caractéristiques (« débrouillard »), la positivité du groupe est construite sur la compétence du groupe, mais cela pourrait être fait sur une comparaison avec un autre groupe en « nous contre eux ».

J’ai connu par exemple un individu aux conditions assez précaires (il était salarié mal payé) qui était violemment dénigrant envers des chômeurs, montrant une véritable haine envers eux et souhaitant des formes de ségrégation (il trouvait intolérable qu’ils manifestent aux côtés des salariés par exemple). C’était pour lui une façon de donner une valeur plus positive à son groupe social (donc à sa propre image sociale aussi). Il se distinguait du groupe chômeur qui perdait alors une place dans la hiérarchie sociale qu’il s’imaginait, et lui en gagnait une. Encore une fois, je rappelle qu’on est ici dans un imaginaire particulier et non quelque chose d’objectif : j’insiste parce que pour beaucoup, l’idée que la hiérarchie sociale est réelle, or c’est un imaginaire qui a été rendu réel, entretenu comme réel.

L’identité sociale de groupe peut construire des normes et idées violentes ou incitant à la violence entre les groupes. Par exemple, le groupe au statut supérieur peut participer à la discrimination du groupe précaire en y accolant des préjugés négatifs comme « ne fait aucun effort », « irresponsable », « volant injustement les aides de l’état que nos impôts financent » et demander plus de punitivité envers eux (suppression des aides, augmentation de leur contrôle, rééducation, punitions). Cela leur permet d’augmenter l’image positive de leur groupe dont la richesse serait donc due à leurs « grands efforts », « grande responsabilité », « intelligence », « indépendance », etc. L’image positive de leur groupe peut être fondée sur la comparaison à préjugés avec un autre groupe, et les deux s’entremêlent afin qu’ils puissent conserver une image positive d’eux-même et de leur groupe et continuer ainsi. Cela permet aussi de conserver des activités d’exploitation des cibles sans avoir de remords.

Les premiers préjugés envers les noirs étaient très liés au fait de justifier et maintenir l’esclavage, ils avaient besoin de dire qu’ils étaient feignants pour justifier de les pousser à des rythmes intenables ou les punir violemment4. On déshumanise l’autre pour se permettre de ne pas le traiter comme un humain, la douloureuse empathie étant plus facilement coupée lorsque l’autre est envisagé comme une sorte d’objet et non plus comme un être vivant. Ainsi, les préjugés et la déshumanisation adviennent souvent comme en renfort pour se permettre de maltraiter un autre humain. Ensuite, cette série de préjugés, d’idées reçues et de déshumanisation, font partie de la mythologie du groupe dominant qui se transmet de générations en générations parce que le groupe dominant y trouve une source d’utilité à ses croyances :

Ainsi, qu’un groupe d’hommes sexistes considèrent les femmes comme stupides permet de justifier qu’elles ne « prennent » pas leurs place dans des métiers « non-stupides », qu’elles restent dans des métiers ou tâches de services, à leur service. L’homme sexiste valorise facilement son identité sociale d’homme par l’intelligence qu’il aurait de plus qu’elles, de nature. Ces mythes et croyances ne sont pas une affaire d’ignorance: tant qu’ils trouveront une utilité personnelle et/ou sociale à porter ces croyances discriminatoires, ils ne les lâcheront pas, qu’importe les études, les débunkages qu’on leur apportera. Cela leur est beaucoup trop utile au quotidien, ne serait-ce que pour leur estime de soi qui est alors construite sur l’idée que l’autre différent serait naturellement inférieur à lui et qu’il est naturellement supérieur, qu’importe ce qu’il fait.

Notre identité, notre soi serait donc une construction socialement médiatisée, flexible et changeante : si le contexte social de l’individu est en faveur d’actions préjudiciables et qu’il adopte ces normes préjudiciables dans le cadre de concept de soi, l’individu peut être valorisé par le groupe, ressentir un sentiment de compétence, se voir contribuer « positivement » au groupe. Cela entraînerait alors une meilleure estime de soi, une meilleure intériorisation des contenus et donc une autodétermination à ces contenus. Autrement dit, si l’identité sociale masculine est fondée à travers le sexisme, l’homme sera valorisé dans ce groupe sexiste s’il traite comme inférieures les femmes, se sentira compétent s’il les domine, les « remet à leur place dans la cuisine » ou les utilise comme objets sexuels jetables, car ce sera perçu comme une contribution positive au groupe qui en tire une mythologie partagée de supériorité sociale. Et ce serait la même mécanique pour le racisme, les LGBTphobies, le classisme, l’adultisme, la grossophobie, etc. : ils se sentent valorisés s’ils dominent ces cibles, s’ils les « remettent à leur place » inférieure car c’est perçu comme une contribution qui fait gagner des points au sein du groupe, qui participe à construire leur mythologie de supériorité.

Les actes préjudiciables selon cette théorie seraient donc directement alimentés par des identités sociales et des normes de groupe qui les promeuvent chez les individus. Si l’individu s’identifie fortement au groupe, alors il assimile ces normes et les fait siennes. L’autodétermination dans cette théorie a peu de place : il ne serait que dans les choix de groupes que l’individu fait. S’il se retrouve dans une identité sociale « négative », alors soit il va employer la mobilité sociale (tenter d’accéder à un groupe ayant une meilleure identité sociale) soit la créativité sociale (changer le groupe de l’intérieur en inventant de nouveaux contenus ou rapports au contenu). Sinon, les stratégies semblent être liées à la compétition et la hiérarchie sociale.

A l’inverse, le champ de l’autodétermination montre que la personne autodéterminée est plutôt dans la construction et le choix d’un patchwork d’identités à la fois issus d’identification à des groupes (comme dans la théorie des identités sociales), mais aussi son expérience totalement personnelle ( par exemple sa motivation intrinsèque à une activité, qu’importe les avis sociaux à ce sujet). L’autodéterminé fait un choix des normes, voire reconstruit, remixe des normes extérieures existantes d’une façon personnelle issus de ses connaissances et de ses expériences (motivation intégrée).

La théorie des identités sociale est relativiste et ne porte aucun jugement sur le fait de savoir si les normes sont prosociales ou antisociales, c’est le groupe qui détermine ce qui est une norme positive ou négative, selon le contexte. Ainsi, la théorie des identités sociales a été utilisée pour comprendre comment des participants aux génocides, aux guerres et à d’autres formes de méfaits de masse ne sont pas simplement volontaires mais aussi parfois très enthousiastes : ce serait parce que le groupe valorise, récompense, célèbre, donne de la valeur à des comportements hautement préjudiciables contre d’autres groupes, et que l’individu s’identifiant fortement à ce groupe y croit5 , se voyant gagner une identité sociale positive qui lui apporterait beaucoup6.

Par exemple, lors du génocide de 1994 au Rwanda, après une journée de massacre suivi d’une session de vol des possessions de Tutsis, les Hutus faisaient la fête, de façon très alcoolisée souvent. Il y avait une célébration de tout ce qui avait été pris qui renforçait l’unité du groupe, mais participait aussi à coder la situation d’une façon compartimentée (la victoire autour du butin « bien » mérité mais sans mettre le focus sur les horreurs), et dissociative (l’alcoolisation très régulière permettait d’engourdir les esprits, souvent dans tous les génocides sur tous les continents; on note l’usage important et légitimé d’alcool ou de diverses drogues chez les génocidaires7).

Comment concilier ce que nous apprend la théorie de l’autodétermination et la théorie des identités sociales ? Pour cela, Amiot va créer un modèle qui rassemble les deux théories, le MINSOH ( model of the internalisation of normative social harmdoing, le modèle d’internalisation des normes sociales préjudiciables/qui font du mal).

A suivre : Comment les individus se mettent à suivre les normes les plus agressives de son groupe social ?


Notes de bas de page


Vous pouvez retrouver l’intégralité des sources ici : [AMX] Bibliographie du dossier sur l’autodétermination à faire du mal 

1 Et cela se voit un peu partout dans le monde [liste non exhaustive de recherches] : Au chili : López, Bilbao et Rodriguez (2012) ; en estonie Hein, Koka et Hagger (2015) ; en israel : roth, Kanat-Maymon et Bibi (2011) ; en corée du sud (2023) Cheon, Reeve, Marsh https://selfdeterminationtheory.org/wp-content/uploads/2023/01/InPress_CheonReeveMarsh_Autonomy-Supportive.pdf : ; Usa : Hawley, Little et Pasupathi (2002) Ryan et Grolnick (1986) Shields, Ryan et Cicchetti (2001)

2 (RWA : attitude reposant sur la soumission à l’autorité, l’agression autoritaire et le conventionnalisme)

3 (SDO : attitude reposant sur un souhait d’inégalité sociale, associée au machiavélisme, au narcissisme, et à des difficultés empathiques)

4 Voir par exemple Zinn Howard, « Une histoire populaire des États-Unis » 2003

5 Je dis « croit » car si sur le moment il gagne effectivement beaucoup à s’identifier au groupe dominant dont l’identité est fondé sur le fait d’exploiter, maltraiter, voire détruire un autre groupe, les temps changent et bientôt cette identité de dominateur est hautement réprouvée et accusée aux vus des crimes et injustices commises. Toute identification à ces mécaniques est ensuite vue comme un danger de dérives d’oppression et est pointée du doigt, tout d’abord par les lois nationales et internationales, puis par la culture ellemême qui peut avoir garder la trace du traumatisme de n’avoir rien fait pour s’opposer à l’avènement du génocide. Je dis également que ces individus croient avoir une identité positive, parce que je souscris à ce que rapporte la théorie de l’autodétermination : le méfait met forcément en orientation contrôlée ou sape les besoins à un moment donné, donc qu’importe leur bonheur de faire du mal à un instant T, il n’y a pas un plein bonheur comme dans des identités ouvertes inclusives. De plus, si leur bonheur est lié au fait d’écraser autrui et que les époques changent, ils n’auront plus accès à cet technique d’écrasement pour obtenir leur joie, ce qui en fait des personnes non-autonomes, ayant besoin d’un groupe à inférioriser pour se sentir briller, or l’absence d’autonomie ne participe pas au bonheur.

6 Haslam & Reicher, 2007 ; Reicher, Haslam, & Rath, 2008 ; voir aussi Berndsen, Thomas, McGarty & Bliuc, 2017

7 Semelin (2005)

L’article ♦ [AM3] L’impossibilité d’être autodéterminé lorsqu’on fait du mal ? Et si le problème était l’identité sociale ? est apparu en premier sur Hacking social.

11.12.2023 à 10:07

♦ [AM2] l’Autodétermination à faire du mal ??

Viciss Hackso

Avant d’entrer dans le cœur du sujet, on revient sur la théorie de l’autodétermination qui…

L’article ♦ [AM2] l’Autodétermination à faire du mal ?? est apparu en premier sur Hacking social.

Texte intégral (5382 mots)

Avant d’entrer dans le cœur du sujet, on revient sur la théorie de l’autodétermination qui nous explique comment une motivation peut être autodéterminée ou non.

Cet article est la suite de : 

La totalité de ce présent dossier est disponible en epub : autodetermaltot

 


4. Mais en fait, c’est quoi l’autodétermination ?


Une définition commune

« Action de décider par soi-même, et, en particulier, action par laquelle un peuple choisit librement son statut politique et économique. »
définition du Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/autod%C3%A9termination/6667

La définition commune qui concerne quantité de disciplines est tout simplement de pouvoir déterminer sa vie en toute autonomie, en faisant ses choix. En politique, l’autodétermination renvoie à un peuple qui veut décider de son destin, être indépendant, en arrêtant l’emprise d’un tyran, d’un régime autoritaire, d’une occupation par d’autres pays, d’une colonisation, etc. Bref, il recherche son autonomie et veut que cessent le contrôle et/ou l’exploitation par un autre.

On retrouve les mêmes bases dans la définition issue de la haute autorité de la santé :

« L’autodétermination renvoie ainsi au fait que la personne soit actrice de sa vie. C’est exercer le droit propre à chaque individu de gouverner sa vie sans influence externe indue et à la juste mesure de ses capacités. Avoir le pouvoir de décider pour soi-même est un apprentissage qui se développe tout au long de la vie de la personne. L’autodétermination est un levier essentiel de la construction identitaire de chacun d’entre nous et donne sens à la notion de citoyenneté de droit »

https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2022-09/02_tdi_rbpp_autodetermination.pdf

Dans le domaine de la santé, l’autodétermination des patients est une fin souhaitée, il s’agit d’aider à ce que la personne ait le maximum d’autonomie, puisse faire ses propres choix et ne pas être à la merci d’un contrôle coercitif par d’autres. C’est un objectif qui permet une bien meilleure santé et un meilleur bien-être, de meilleures évolutions.

La théorie de l’autodétermination

[si vous avez lu En toute puissance ou l’article sur la motivation, n’hésitez pas à sauter des points]

La théorie de l’autodétermination initiée par Deci et Ryan reprend la même conception de « pouvoir se déterminer soi-même ». La théorie s’est attelée à comprendre comment les personnes pouvaient avoir des motivations autodéterminées. Voici comment cela se déroule :

Les environnements sociaux (1.) peuvent être proximaux, c’est-à-dire de proximité comme l’école, le travail, la famille ; ou distaux, c’est par exemple l’environnement politique, culturel ou économique. De façon explicite ou implicite, ceux-ci transmettent aux gens des contenus, des règles, des expériences particulières qui affectent chacun différemment les besoins psychologiques fondamentaux (2.) nécessaires à la croissance psychologique :

  • Le besoin de proximité sociale : être en bonne relation avec les autres, se sentir accepté, se sentir faire partie du monde social et y apporter quelque chose.
  • Le besoin d’autonomie : pouvoir choisir de façon autonome. Attention, cela ne veut pas dire se séparer des autres ou avec du pouvoir de domination, être autonome consiste à pouvoir choisir parmi les éléments de nos vies possibles, ceux qu’on estime attrayants, intéressants.
  • Le besoin de compétence : il est satisfait lorsqu’on sent se développer nos compétences, qu’on apprend, qu’on tire des leçons intéressantes de nos expériences, que l’on peut agir.

Chaque environnement et chaque situation que l’on rencontre peut ne pas combler ses besoins, les détruire ou les nourrir. Un élève peut avoir une heure de cours de techno où ses besoins de compétence et d’autonomie sont totalement comblés ; puis l’heure d’après, en math, ses besoins peuvent être ravagés suite à une remarque humiliante qui sape son besoin de proximité, l’empêche d’exercer ses compétences, l’empêche de faire ses choix (souvent l’atteinte d’un besoin sape par rebond les autres).

Les motivations

Ainsi selon l’état de satisfaction ou de destruction des besoins par les environnements sociaux, la personne va plus ou moins faire sienne (c’est-à-dire internaliser) l’activité ou la requête transmise par l’environnement social :

Il est possible que notre élève motivé par la techno soit pour ce cours dans une motivation autonome (donc soit intrinsèque, intégrée ou identifiée) parce que le cours, le contenu, les façons de faire du prof ont satisfait tous ses besoins fondamentaux, ce qui a permis l’émergence d’une motivation de belle qualité. En math, ses besoins ayant été sapé, il est possible qu’il soit dans une motivation non autonome : faisant des maths uniquement pour éviter d’avoir honte (régulation introjectée), parce qu’on lui en a donné l’ordre (régulation externe), ou encore ne faisant rien (amotivation) et ne voulant plus entendre parler de cette matière.

L’internalisation

L’internalisation, c’est le processus par lequel des éléments initialement perçus comme extérieurs (des normes, des comportements, des attitudes, des valeurs, des idées) deviennent progressivement partie intégrante de la représentation que la personne a de qui elle est1.

Le comportement extérieur est adopté comme sien et cette internalisation est reflétée par la motivation intrinsèque, intégrée et identifiée qu’il a chroniquement pour cette activité. Par exemple, notre élève peut avoir fait sien le comportement de bricolage du professeur de techno : il peut nourrir lui-même son besoin d’autonomie avec la compétence bricolage car il apprécie pouvoir choisir des problèmes à résoudre, faire des choix de matériaux, établir son projet, ses buts. Il peut en toute autonomie nourrir son besoin de compétence en se lançant soi-même un défi, en cherchant à apprendre lorsqu’il se rend compte qu’il ne sait pas, etc. Et il peut utiliser cette compétence très internalisée pour combler son besoin de proximité sociale : il partage sa joie d’avoir réparé un objet utile à sa famille, aide ses amis avec sa compétence, développe de nouvelles relations profitables avec d’autres passionnés, partage son admiration des solutions inventées par d’autres, etc. Ce n’est pas que le fait d’être simplement compétent qui est profitable, mais aussi la façon dont l’activité est utilisée, organisée, menée d’une manière qui comble les besoins.

À l’inverse, notre élève qui déteste aussi les maths a pu néanmoins maîtriser ce qui était demandé et démontrer de la compétence, mais sans internalisation : il n’utilisera pas cette compétence pour combler ses besoins fondamentaux, car cela lui a été transmis en sapant ceux-ci, il n’y a pas eu de transmission de comment les maths peuvent par exemple combler les besoins relationnels de proximité sociale, ni comment un défi mathématique peut être satisfaisant à réussir. La réussite comme l’échec n’étant qu’associé à des humiliations et à des sentiments d’être forcé, cet élève une fois adulte pourrait soit éviter de faire des maths, soit être énervé s’il est obligé d’en faire ou de transmettre cette compétence à autrui, soit reproduire le modèle de transmission violent pensant que c’est la seule façon d’apprendre les maths ou encore que c’est la vie, les choses sont nécessairement violentes. Il est aussi possible qu’il ait réfléchi à cet épisode de vie et ait décidé que son prof avait une très mauvaise pratique, mais que les maths pouvaient certainement être appris, transmis et exercés d’une façon qui comble les besoins, et il a pu inventer d’autres méthodes ou s’inspirer de méthodes générant une motivation de plus belle qualité.

On voit qu’une motivation peut donc devenir chronique à travers une forte internalisation : par exemple, pour cet élève, la techno peut avoir donné l’enthousiasme pour une carrière, et ce qu’importe le contexte de transmission et les problèmes qui suivront potentiellement ensuite, l’enfant garde précieusement ces motivations autonomes connectées à l’activité elle-même, dont il raffermit le lien par lui-même grâce au prof qui a satisfait le besoin d’autonomie en le laissant faire ses choix, en lui démontrant par l’exemple comment persister à se lier positivement à l’activité. Et les maths peuvent rester détestés à jamais et mettre systématiquement en motivations non autonomes, qu’importe s’il y a des environnements sociaux qui utilisent la discipline ou l’enseignent d’une façon satisfaisant les besoins.

On pourrait presque parler de microtraumas, on a quantité de choses, d’activités, d’attraits qui ont été abandonnés voire détestés suite à des humiliations, des remarques désobligeantes. C’est comme si elles étaient à jamais marquées du sceau de la menace ou qu’on se sentait à jamais illégitime à rentrer dans un monde qui a démontré ne pas vouloir de notre présence, en nous taxant d’idiots, d’incapables, etc.

Mais n’oubliez pas l’ambiguïté attributionnelle précédemment citée : peut-être que ces environnements sociaux avaient d’autres raisons extrêmement injustes et injustifiables de vous écarter de leur discipline ou du monde des autres, cela peut être lié à des préjugés, mais aussi tout simplement au fait que ce prof avait un rapport mal internalisé avec sa propre discipline, son rôle ou encore des situations totalement hors sujet dont vous ne pouvez pas avoir connaissance.

Il est aussi possible que les motivations changent, que l’internalisation se fasse différemment : notre élève a pu rencontrer d’autres environnements qui ont réparé ou détruit ses liens avec ces disciplines et il pourrait se retrouver en amotivation pour la technologie, en motivation intrinsèque pour les maths : rien n’est figé, des environnements sociaux nourrissants ou sapants les besoins par la suite peuvent participer à changer le rapport entre un contenu et la personne, pour le pire comme le meilleur. Des liens peuvent être détruits, reconstruits, diminués, renforcés, transformés, à travers une connexion nouvelle de soi à un nouvel environnement. Un peu comme si on détestait les jeux de plateaux parce qu’on a eu une mauvaise expérience avec le Monopoly, mais qu’on accepte de laisser le bénéfice du doute à un autre jeu, le temps de le tester. On peut découvrir que finalement, les jeux de plateau peuvent avoir un gameplay joyeux et bénéfique, ce qui remet en cause l’attribution négative qu’on donnait à ce type de jeu.

Il est aussi possible qu’il y ait une internalisation et des motivations ambiguës liées au traitement contradictoire par les environnements sociaux : notre élève est peut-être une fille ayant une famille sexiste anti-technologie. Cette famille la ridiculise si elle bidouille, voire l’empêche de bricoler car ce ne sont pas des activités qu’elle doit faire en tant que fille selon eux. Cette activité sera frappée du sceau de la honte, car elle ne peut la faire qu’en cachette au quotidien. Peut-être qu’elle craindra en parler même à des amis, étant donné que son environnement familial a montré que c’était honteux et que les stéréotypes en vigueur dans la société en rajoutent une couche. Elle peut alors d’une part conserver une motivation intrinsèque à l’activité, mais c’est comme dans un compartiment séparé du reste de la vie, cela peut amener à des identifications compartimentées qui s’expriment de façon étrange parfois.

ici il y a eu des transmissions en contradiction (autonomisantes et contrôlantes), et les besoins ont été satisfaits dans certains contextes, détruits dans d’autres, pour la même activité. Il est donc possible que cet enfant passe de motivation intrinsèque à compartimentée voire passe par des amotivations. Il s’adapte aux contextes, il a tout intérêt à se montrer sans motivation dans un environnement où il est humilié pour apprécier la techno.

Dans une identification fortement compartimentée, elle pourrait par exemple adopter un fort discours sexiste et anti-technologie elle aussi, et humilier voire agresser des passionnées de bricolage, tout en étant pourtant secrètement semblables à elles, et enviant la liberté qu’elles ont de bricoler sans le cacher.
On imagine qu’entre l’élève qui est ouvertement passionnée de bricolage et celle qui cache cet attrait, ou encore celle qui a abandonné tout espoir de faire ce qu’elle aime, l’orientation dans la vie sera bien différente. C’est ce qu’on va explorer avec les orientations de causalité.
Orientations de causalité

Les orientations de causalité (impersonnelle, contrôlée, autonome) sont une conséquence des besoins sapés ou nourris. À force d’être plongé dans certains environnements sociaux, qui ont frustré ou satisfait les besoins fondamentaux, l’individu va développer une certaine orientation à ses actions, faire des choix liés à son interprétation des causes.
C’est en quelque sorte un modèle inconscient que l’individu suit au quotidien, qui ouvre ou ferme des possibilités, des actions, des comportements. Cela prioriserait certaines possibilités, contre d’autres vues comme impossibles, prenant plus ou moins en compte les éléments extérieurs.
En résumé, l’orientation est une sorte de GPS qui anticipe le potentiel de la situation à être soit intéressante, stressante, contrôlante ou pour laquelle on pourrait se sentir impuissant.

Orientation autonome

Les personnes à orientation autonome portent leur attention prioritairement sur les possibilités, les opportunités, les choix possibles d’une situation, d’un environnement. Elles voient l’environnement extérieur comme une source d’infos pertinentes, tout en n’omettant pas leurs sources d’informations intérieures (émotions, motivations, valeurs…). Elles synthétisent les informations extérieures et intérieures puis s’engagent dans une situation selon cette synthèse et leurs choix, non à cause des aspects de contrôle de l’environnement : ainsi, elles peuvent s’engager dans un environnement contrôlant mais en faisant fi des aspects de contrôle, en conservant leur motivation intrinsèque ou en s’accrochant à l’aspect signifiant de l’activité. S’il n’y a pas d’autonomie possible, elles tenteront de changer les aspects contrôlants ou s’échapperont de la situation et choisiront préférentiellement des environnements autonomes.
Les personnes sont dans une orientation autonome car leur autonomie a été longtemps soutenue par les environnements sociaux : on les a laissées choisir, développer les compétences qui les attiraient, leur environnement n’était pas menaçant au niveau relationnel, etc.
Si par exemple notre élève bricoleuse avait reçu un apprentissage bienveillant et sans préjugés de la techno, ainsi qu’un soutien de sa famille à bricoler chez elle, elle s’orienterait très certainement vers toutes les possibilités de trouver des défis de bricolage ou encore voir dans toutes les situations des opportunités de bricoler plus.
Peut-être même que si elle rencontre des environnements sexistes qui tentent de détruire son rapport à cette compétence en ne soulignant que ces manquements (parce qu’ils veulent la remettre « à sa place », c’est-à-dire hors du champ ou de la position qu’ils imaginent réservés aux hommes), elle persistera à continuer à faire ce qui la rend heureuse. Ce n’est pas que de la « volonté » ou de la « force » de sa part : c’est parce qu’elle a eu la chance d’avoir des environnements sociaux qui lui ont fourni suffisamment de soins, de matériaux, et d’espace psychologique et intellectuel, que l’internalisation a pu se produire et fournir de la force lorsqu’il y en a eu besoin.
Mais si sa compétence technique s’avère plus tard être au service d’un massacre, va-t-elle persister à travailler avec cette même joie ? Est-ce qu’elle ne verra que les opportunités professionnelles passionnantes et pas les conséquences humaines ? En principe non, car on verra plus tard que cette orientation est non seulement la plus autodéterminée mais aussi celle qui est la plus liée à des pratiques prosociales, avec une absence de préjugés et de violence.

Orientation impersonnelle

Les individus en orientation impersonnelle voient les environnements sociaux comme incontrôlables, amotivants : ils orientent leur perception vers les obstacles à la réalisation d’objectifs, ils vont éprouver de l’anxiété et un sentiment d’incompétence face aux obstacles perçus ou ne vont voir que le négatif en eux et dans la situation. Ils portent leur attention uniquement sur les signaux qui indiquent leur incompétence ou leur manque de contrôle sur le résultat. C’est très proche de la notion d’impuissance acquise : à force d’avoir été immergée dans des environnements sapants les besoins, empêchant toute autonomie ou résolution de problème, la personne se sent totalement impuissante, y compris si la situation s’est améliorée et qu’elle peut faire à présent des choses.
Ici on n’est pas sur une orientation autodéterminée, et celle-ci, on le verra, est connectée à des attitudes préjudiciables pour la personne elle-même et pour autrui.

Orientation contrôlée

Les individus à orientation contrôlée tendent à porter leur attention prioritairement sur les pressions sociales de l’environnement et la présence de récompenses ou de punitions auxquelles ils vont se conformer ou qu’ils vont défier. Ce faisant, ils perdent de vue leurs propres valeurs, leurs intérêts possibles pour la situation : lorsqu’ils sont très orientés vers le contrôle, leur niveau de motivation intrinsèque est très bas et leur motivation extrinsèque est de pauvre qualité.
L’appellation « contrôlée » ne veut pas dire que ces individus ont un contrôle de soi. Au contraire, cela veut dire qu’ils sont à la merci du contrôle des environnements sociaux extérieurs. Et lorsque les environnements sociaux ne sont pas contrôlants envers eux, les individus à orientation contrôlée vont néanmoins chercher leur contrôle ou interpréter des processus de l’environnement comme une forme de contrôle : si par exemple notre élève découragé en math à cause de pratiques humiliantes changeait d’école, que ce n’était pas le seul environnement contrôlant dans lequel il avait été immergé, lorsqu’il rencontrerait un environnement sincèrement bienveillant, peut-être y verrait-il une provocation, une nouvelle façon d’humilier les gens et donc n’aurait aucune confiance. Il chercherait activement tous les signes qui montrent que ce nouveau gameplay vraiment sain est en réalité malsain, il pourra même aller jusqu’à provoquer les disputes, les conflits pour retrouver les modes de contrôles qu’il a subis par le passé (les punitions) car c’est un cadre « normal » pour lui, c’est rassurant.

Cette orientation vers le contrôle est acquise à force d’avoir été dans des environnements contrôlants, c’est-à-dire sapant l’autonomie par la surveillance, les directives rigides, les punitions/récompenses, l’empêchement d’initiatives ou d’expressions singulières de l’individu. C’est l’orientation la plus connectée à l’agressivité et à la discrimination, et elle n’est pas considérée comme autodéterminée.

Les buts intrinsèques ou extrinsèques

À force d’être dans certains environnements sociaux nourrissant ou frustrant les besoins psychologiques fondamentaux, l’individu va développer des buts, des aspirations, des objectifs liés à sa frustration ou au contraire à son autodétermination (car les environnements sociaux l’ont suffisamment nourri) : les buts sont plus ou moins intrinsèques, plus ou moins extrinsèques, parfois un peu des deux à la fois.

Buts/Aspirations intrinsèques

Ce sont des buts poursuivis par motivation intrinsèque, pour eux-mêmes (faire de la musique, car on aime la musique, nouer des relations, car on aime les personnes, etc.), des buts de dépassement de soi (agir pour rendre le monde meilleur, pour apporter quelque chose à l’environnement social, pour réduire la pauvreté, pour résoudre des questions qui peuvent préoccuper d’autres humains, pour apporter du bien-être aux autres…), non liés à l’ego.
Dans le modèle général, ces buts intrinsèques sont connectés à l’autonomie, aux besoins fondamentaux satisfaits, à des environnements sociaux soutenant les besoins, à une motivation autonome (motivation intrinsèque, à régulation intégrée ou identifiée ouverte).

Dans la théorie de l’autodétermination, ces buts apportent généralement un meilleur bonheur durable et sont connectés aux motivations les plus autodéterminées.
Ceci étant dit, on verra que les études liées aux génocides, aux guerres et à la discrimination tendent à montrer que les idéologies accolent des buts intrinsèques aux actes les plus horribles : on peut croire qu’« on fait du monde un endroit meilleur » en massacrant toute une ethnie, on peut « accepter qui on est vraiment » en se disant que les lois et cultures qui empêchent de tuer autrui sont un frein au tueur en série qu’on veut vraiment être.

Buts extrinsèques

Ce sont des buts parfois nommés « auto-amélioration » : ils visent à être riches, avoir un statut considéré comme supérieur, veulent dominer, obtenir de la gloire et de la renommée. Cela est déterminé par la frustration de ses besoins psychologiques fondamentaux : comme ses besoins n’ont pas été comblés, qu’il a pu être blessé dans son ego, il tente de gagner un peu de valeur ou d’estime de la part des environnements sociaux en « brillant ». Ces buts entretiennent paradoxalement les environnements sociaux nuisibles, car suivre ces voies, c’est leur obéir, donc valider leur visée et action, et entretiennent ainsi le fait de mesurer la valeur d’une vie selon des indicateurs extrinsèques, le tout dans une sorte de hiérarchie sociale. Mais d’un autre côté on ne peut pas reprocher aux individus de porter ces buts car les environnements sociaux sont organisés d’une façon qui légitime ces buts et les associe au bonheur : ce serait comme reprocher au joueur de Monopoly de s’accaparer toutes les rues pour être riche. Le problème n’est pas ici la mentalité du joueur, mais les règles du jeu. Il s’agit d’inventer et suivre d’autres règles, voire jouer à d’autres jeux.

J’avais formulé le néologisme difficilement prononçable « intrinséquiser » / « extrinséquiser dans ETP pour parler de la façon dont on va rendre davantage des buts intrinsèques ou extrinsèques. On voit beaucoup d’extrinséquisation par le monde néolibéral, par exemple il reprennent une notion et activité telle que la « pleine conscience » et lui donne pour but extrinsèque de gagner plus, d’être plus productif, être supérieur, tout en supprimant les aspects intrinsèques (se sentir plus à l’aise dans la vie avec le monde et les autres). On en avait parlé plus longuement dans ETP : https://www.hacking-social.com/2021/09/17/en-toute-puissance-manuel-dautodetermination-radicale/

Dans les études sur le génocide et les massacres1 , on voit aussi de nombreuses motivations extrinsèques, car le massacre d’une ethnie est synonyme d’enrichissement pour celle qui génocide, s’approprie tout ce qu’elle avait. Des intérêts économiques motivent, soutiennent ou exploitent aussi le conflit ou les dominations en amont ou en aval (comme la vente d’armes par exemple ; la présence de matériaux précieux, etc.).

La suite : ♦ [AM3] L’impossibilité d’être autodéterminé lorsqu’on fait du mal ? Et si le problème était l’identité sociale ? 


Notes de bas de page


 

Vous pouvez retrouver l’intégralité des sources ici : [AMX] Bibliographie du dossier sur l’autodétermination à faire du mal 

1Définition par Amiot, 2019

1Par exemple, Semelin (2005), Hatzfeld (2000 ; 2003 ; 2007), Sereny (1975) ; Staub (1999 ; 2004), Browning (1992).

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