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12.02.2025 à 09:58

Nous, Evgueni Zamiatine (1922)

Tagrawla Ineqqiqi

Nous, c’est le journal intime de D-503, mathématicien et constructeur de l’Intégrale, navette spatiale construite afin d’aller imposer le bonheur dans toutes les civilisations de l’univers. C’est que D-503 vit dans une société où toute individualité est proscrite, chacun est une cellule d’un grand organisme dirigé par le Bienfaiteur, dirigeant obligatoirement élu chaque année à […]
Texte intégral (579 mots)

Nous, c’est le journal intime de D-503, mathématicien et constructeur de l’Intégrale, navette spatiale construite afin d’aller imposer le bonheur dans toutes les civilisations de l’univers. C’est que D-503 vit dans une société où toute individualité est proscrite, chacun est une cellule d’un grand organisme dirigé par le Bienfaiteur, dirigeant obligatoirement élu chaque année à mains levées et à l’unanimité lors d’une cérémonie impliquant la mise à mort des déviants débusqués par les Gardiens, ou dénoncés par n’importe quel Numéro au bureau des Gardiens.

Seulement voilà : D-503 est confronté à un dilemme insoutenable. Même s’il n’a pas les mots pour le dire, il est amoureux, ce qui est rigoureusement contraire à toutes règles : l’État Unitaire seul décide des copulations, jamais exclusives.

Ça vous rappelle un peu 1984 ? C’est normal : Orwell avait lu Nous. D’ailleurs on pense aussi en le lisant au Meilleur des Mondes et c’est tout aussi normal : Huxley aussi l’avait lu. Il faut dire que Nous révolutionne la littérature avec cette toute première dystopie qui aura un destin compliqué, comme une large part de la littérature russe produite quand les Soviétiques avaient déjà mis la main sur la création artistique. Belle mise en abyme dans le cas de Nous.

Mais alors pourquoi Nous est-il moins connu que ses descendants directs ? Peut-être d’abord parce qu’il est russe. Écrit par un occidental, ce roman aurait sans doute pris plus d’ampleur. Les premières traductions n’ont pas aidé non plus. On peut même les qualifier de catastrophiques et dès le titre d’ailleurs. D’abord traduit « Nous autres », c’est un contre-sens complet, puisque le Nous du titre russe et du contenu du roman s’oppose justement à l’existence du « je » et à toute possibilité de l’existence d' »autres ». Cette nouvelle traduction est une bonne nouvelle mais arrive sans doute trop tard. En effet, un siècle après sa première publication, les navettes spatiales n’ont plus grand-chose de futuriste, mais surtout, le style encore très empreint de XIXe siècle aura du mal à séduire un public contemporain. Il est vrai qu’on aimerait que Zamiatine se soit plus attardé sur la société dystopique qu’il invente et moins sur les états d’âme de son protagoniste.

Néanmoins Nous reste un roman fondateur d’un genre entier, il existe peu d’œuvres qui peuvent s’en prévaloir et ne serait-ce que pour ça, c’est intéressant à lire

18.01.2025 à 18:11

Le Pèlerin enchanté, Nikolaï Leskov (1879)

Tagrawla Ineqqiqi

Il est probable que vous ayez déjà entendu parler de Nikolaï Leskov pour son œuvre plus célèbre Lady Macbeth du district de Mtsensk qui inspira l’opéra du même nom à Chostakovitch, opéra qui fâcha Staline tout rouge. Si non, je vous conseille d’y jeter une oreille, mais c’était juste pour situer et parce qu’on a […]
Texte intégral (952 mots)

Il est probable que vous ayez déjà entendu parler de Nikolaï Leskov pour son œuvre plus célèbre Lady Macbeth du district de Mtsensk qui inspira l’opéra du même nom à Chostakovitch, opéra qui fâcha Staline tout rouge. Si non, je vous conseille d’y jeter une oreille, mais c’était juste pour situer et parce qu’on a rarement l’occasion de causer de Chostakovitch que j’aime beaucoup. Bref.

Nikolaï Leskov a une particularité par rapport à la plupart des auteurs russes de la même époque : s’il est issu de la toute petite noblesse sans terre ni serf, il a surtout grandi loin de Moscou et Petersbourg, à la campagne, et plutôt proche du commun des mortels que de la grande bourgeoisie, si bien que ses récits ne se passent pas dans les salons à la mode de l’époque et nous permettent de jeter un œil sur la Russie rurale du XIXe siècle. Et non seulement ça ne fait pas envie, mais ça explique des trucs.

Le Pèlerin enchanté prend la forme d’un conte et est construit comme le serait une histoire qu’on raconte à l’oral : pas tout à fait décousue mais pas absolument linéaire. Sur un bateau, un homme d’âge mûr porte la robe de novice d’un couvent (les couvents ne sont pas forcément féminins, en tout cas chez les orthodoxes), ce qui intrigue les autres passagers qui le questionnent. Le pèlerin va donc raconter son histoire pleine de superstitions, d’aventures, de fêtes, de chevaux, d’alcool, d’errance et de meurtres avant qu’il n’entre au couvent, donc, ce qui était sa destinée première selon la superstition qui précède un sort qui lui a été jeté.

Je suis presque sûre que pour un Russe du XIXe siècle, il y a de l’humour là-dedans, mais pour une occidentale du XXIe siècle, que de violence ! Le narrateur commence par expliquer comment il dresse les chevaux et on a beaucoup de peine pour les pauvres bêtes, peine vite éclipsée par le sort réservé aux enfants. L’histoire se déroule avant l’abolition du servage (qui n’a lieu qu’en 1861, en tout cas sur le papier) si bien qu’on découvre la réalité quotidienne faite de châtiments corporels des serfs en général et des jeunes orphelins en particulier. Evidemment, le narrateur fuit sa condition, mais pour se retrouver esclaves chez les Tartares, moyen pour l’auteur de parler de la Russie qui n’est pas d’ethnie russe et qui est musulmane de religion, avec le même genre de fascination raciste que les orientalistes chez nous à peu près à la même époque. Plus tard l’auteur aura un peu plus de considérations pour les tziganes.

Ne vous méprenez pas : Le Pèlerin enchanté est très bien écrit et très instructif à lire. Mais si on l’ignorait avant, on découvrira avec ce récit que la vie en Russie n’est pas la vie chez nous à époque comparable. Et la Russie des campagnes décrites par Leskov n’est pas non plus celle des salons où l’on parle français de Tolstoï. Et c’est justement ce qui est intéressant.

Et puis, il y a cette conclusion, si éclairante – oui je vais spoiler, mais ça n’a rien de grave si vous avez l’intention de le lire, même si je doute sérieusement de pouvoir convaincre quelqu’un de le faire de toute façon. Ce pèlerin, absolument superstitieux autant que pieux, ce qui est courant pour un Russe, rangé d’une vie d’aventure et semblant avoir trouvé la paix n’aspire pourtant qu’à une chose : que surgisse une guerre, car il n’a qu’une envie, celle de « mourir pour le peuple ». Et vous avouerez que dans le contexte actuel, ça semble quand même éclairer un paquet de trucs.

10.01.2025 à 09:47

Viande, dystopie cannibale.

Tagrawla Ineqqiqi

Viande est une dystopie tchèque qui a commencé sa vie sous forme de samizdat, c’est à dire publiée clandestinement dans le bloc soviétique, au début des années 80, pour réapparaître récemment traduite en français. C’est assez court et ça se lit d’autant plus vite qu’on a du mal à s’arrêter de lire et, pire, d’arrêter […]
Texte intégral (643 mots)

Viande est une dystopie tchèque qui a commencé sa vie sous forme de samizdat, c’est à dire publiée clandestinement dans le bloc soviétique, au début des années 80, pour réapparaître récemment traduite en français. C’est assez court et ça se lit d’autant plus vite qu’on a du mal à s’arrêter de lire et, pire, d’arrêter d’y penser une fois qu’on la lue.

Voilà le décor : de société, il ne reste pas grand-chose, et de vie, encore moins. Dans une ville en effondrement permanent, tout ce qu’il reste à manger, c’est autrui. Dès lors la vie se résume à manger l’autre ou être mangé par l’autre. Tout est régi par l’alliance des bouchers et des policiers. Quiconque contrevient à une règle est immédiatement abattu et apporté sur les étals des halles de première classe. Au fur et à mesure de son pourrissement, la viande non achetée ira ensuite sur l’étal de seconde puis de troisième classe. Pour obtenir de la viande, il faut des tickets et pour obtenir des tickets il faut avoir un logement. Ceux qui n’ont pas de ticket peuvent s’essayer à l’abattage au noir, au risque d’être abattus eux-mêmes.

Dans ce monde, tout rassemblement est interdit, deux personnes marchant côte à côte étant un rassemblement. Il n’y a pas de dialogue puisqu’il est interdit de se parler. Nous cheminerons donc dans les rues et dans les halles depuis les pensées du personnage principal, qui n’a évidemment pas de nom et une seule obsession : obtenir de la viande.

J’ai commencé par me dire que l’écriture avait quelque chose de répétitif, mais c’est juste que le personnage est complètement obsessionnel. En réalité, le style est d’une efficacité redoutable pour le sujet traité. Comment cette dystopie a pu ne pas se retrouver avec les classiques du genre ? Parce qu’évidemment, c’est un livre profondément politique, pensé et écrit comme tel. Conçu pour dénoncer la politique soviétique, on est épouvanté de constater à quel point ça fonctionne très bien pour parler du présent. L’isolement, la déshumanisation, et pire que tout : l’adhésion au système existant, c’est aussi génial qu’insupportable. Mais pas non plus absolument dénué d’espoir, contre toute apparence.

Je ne peux que recommander très vivement la lecture de Viande, tout en prévenant que ça va vous hanter pendant un bon moment.

08.01.2025 à 11:49

Antifascistes, prison et autres considérations

Tagrawla Ineqqiqi

Tout part d’un article putaclic, d’une boutade de ma part sur un réseau social, de la réaction d’un auto-estampillé « antifasciste » , le tout suivi d’une nuit d’insomnie sans rapport aucun avec ce qui précède. L’insomnie m’a seulement laissé le temps de réaliser que je n’ai jamais formalisé à l’écrit ma perception de la « justice » par la […]
Texte intégral (1964 mots)

Tout part d’un article putaclic, d’une boutade de ma part sur un réseau social, de la réaction d’un auto-estampillé « antifasciste » , le tout suivi d’une nuit d’insomnie sans rapport aucun avec ce qui précède. L’insomnie m’a seulement laissé le temps de réaliser que je n’ai jamais formalisé à l’écrit ma perception de la « justice » par la prison et donc de structurer un peu le propos.

Voilà le chapeau de l’article en question.

Lequel m’a fait énoncer mon ressenti premier : « Un genre de conte de Noël, en somme», ce qui a provoqué l’ire de notre « antifasciste ». Rendez-vous compte ! Se réjouir de la libération de prisonniers ! C’est intolérable ! Si c’était arrivé près de chez moi, je ferais moins la maline ! En plus l’article parle de « crimes graves », inconsciente que je suis !

Il y a là-dedans quelque chose de tout à fait juste : si ça arrivait près de chez moi, je serais bien embêtée parce que je ne saurais pas comment m’y prendre pour aider les fugitifs sans me faire gauler. Quant aux « crimes graves » , comment dire ?

Nous sommes dans un pays où les sinistres de la police et de l’injustice considèrent que fumer un joint est un crime grave, où une partie des agriculteurs considère que les empêcher de s’accaparer l’eau est un crime grave, et j’en passe. En Iran, un crime grave consiste à ne pas se couvrir la tête quand on est une femme. En Russie, ne pas croire béatement la propagande d’état ou pire s’opposer à la guerre est un crime grave et en Zambie, le pays où a eu lieu le conte de Noël précité, être homosexuel est un crime grave. Vous comprendrez que je peine à accorder beaucoup de crédit à cette seule mention.

Mais au-delà de ça, je suis et reste opposée à l’existence même des prisons pour une raison parfaitement rationnelle : ça ne sert à rien. Enfin si : ça sert à cacher dans 9m² les conséquences humaines de choix de société foireux. Et que s’attaquer aux conséquences sans jamais questionner les causes, ça ne fait qu’aggraver les problèmes.

Qui incarcère-t-on ? Majoritairement les pauvres, les minorités (ce qui revient un peu au même), les gens qui ont des problèmes relevants de la psychiatrie (au moins un quart des prisonniers en France). Évidemment, il y aura toujours des gens pour croire que les pauvres ont ça sans le sang, mais quiconque a quelques neurones en état de fonctionner comprend aisément que l’environnement dans lequel on grandit, que les ressources dont on dispose, que la qualité de l’instruction qu’on reçoit vont avoir un impact majeur sur notre comportement global. En outre, les pauvres n’auront pas accès aux mêmes avocats, leurs avocats n’auront pas la même motivation chiffrée qu’à défendre – pas au hasard – un ancien président, ils seront donc proportionnellement beaucoup plus condamnés. Quant aux magistrats, ils ne sont majoritairement pas issus de quartiers où on entasse les pauvres, et quand bien même ils seraient plein de bonne volonté, ils ont une vision au mieux petite-bourgeoise du monde.

Et puis il y a encore le droit lui-même. Le squelette de notre droit actuel, sa logique profonde, ont été bâtis par un certain Napoléon. Le dictateur dont on est fier, celui-là même qui jugea de bon ton, entre autres bonnes idées, de re-légaliser l’esclavage. Rien que ça aurait dû pousser, à un moment, à requestionner la logique « délit → punition », mais non. Notre « justice » est censée exister pour éviter les vengeances, pourtant elle n’est que ça. Quel que soit le crime commis, enfermer des gens à plusieurs dans des pièces minuscules où ils devront chier devant les autres à un mètre de là où ils mangent, ça n’est pas de la justice, c’est de la vengeance. Et (au moins) deux questions se posent :

– qu’est-ce que ça apporte aux victimes ?

– qu’est-ce que ça apporte à l’ensemble de la société ?

Après chaque procès, on entend la même litanie : la peine n’est jamais suffisante aux yeux des victimes, ce qui est humainement absolument compréhensible. La réalité c’est qu’aucune peine ne permet à la victime d’aller mieux et que les rares « réparations » sont financières, comme si l’argent pouvait tout résoudre. Il me semble qu’une société qui produit des coupables devrait avoir à cœur de prendre en charge les victimes. Au minimum, toute victime devrait bénéficier sans le moindre frais d’un accompagnement psycho-social digne de ce nom. Et la réparation devrait se penser autrement qu’en seuls termes financiers. Beaucoup de choses pourraient être imaginées. Je ne trouverais pas absurde qu’on aide les victimes à se réparer en réalisant un de leurs rêves, par exemple. Ou en leur donnant accès à tout ce qui leur permettrait d’aller mieux, de prendre de la distance avec ce qu’elles ont subi, quoi qu’elles aient subi.

Vous me direz que ça ne résout pas la question des coupables. Et il me semble que la base serait déjà de tout mettre en œuvre pour qu’il y en ait le moins possible. Le nombre de prisonniers ne fait qu’augmenter, et je ne vois pas bien en quoi ça a rendu la société plus apaisée. Combien y aurait-il de vrais criminels dans une société réellement égalitaire, où chacun aurait accès au même niveau d’instruction, sans problème de logement, sans ventre vide, sans peur du lendemain, avec une prise en charge sérieuse des questions de santé mentale ? L’humain étant ce qu’il est, toutes ces questions réglées, peut-être mais peut-être seulement resterait-il encore quelques individus problématiques. Mais tant qu’on n’en sera pas là, tant qu’on n’aura pas fait disparaître toutes les causes évidentes qui engendrent crimes et délits, je regarderai les prisons et autres centres de rétention pour ce qu’ils sont : des matérialisations de la pensée fasciste. D’où mon envie de rire (jaune) quand un « antifasciste » vient me reprocher ma joie de voir des prisonniers libérés.

Si vous êtes arrivés jusque là, bravo et merci. Je vais ajouter deux derniers points un peu à côté mais pas tout à fait.

Tout d’abord, je ne suis pas devenue viscéralement opposée à l’existence des prisons par la voie antifasciste, mais, toute bouffeuse de curés que je sois, grâce à un frère hospitalier qui hébergeait d’anciens prisonniers. Il haïssait la prison pour ce qu’elle fait aux gens et parce qu’elle relevait d’une vengeance beaucoup trop « ancien testament » à son goût. Ce ne sont pas ses arguments théologiques qui m’ont convaincue, mais son discours m’a obligée à réfléchir hors du cadre imposé. Et je vous raconte ce détail parce qu’il me semble fondamental de se rappeler que celui qui se balade avec un t-shirt antifasciste sur la place du village est peut-être un vrai collabo, et que le gars en soutane est peut-être un progressiste assez radical. On est ce qu’on fait, pas ce qu’on profère.

Enfin, je sais qu’il est de coutume, chez les gens opposés à l’existence des prisons, de dire qu’il faut les brûler et je ne suis pas d’accord avec eux sur ce point. L’ancienne prison de Guingamp, par exemple, est devenue en centre d’art, et remplacer l’ignominie par du jus de cerveau me paraît plus intelligent et moins nocif côté bilan carbone que d’y foutre le feu, même si, j’en conviens volontiers, ça procurerait sur le coup un plaisir certain.

05.01.2025 à 10:42

Tchevengour (1929)

Tagrawla Ineqqiqi

Une fois le recul pris, on pourrait presque remercier les censeurs, la censure étant l’un des plus sûrs moyens de garantir la pérennité d’une œuvre. Ainsi, les auteurs de l’association russe des écrivains prolétariens, quasiment seuls autorisés à éditer à l’ère soviétique, et que Platonov désignera comme des « gens pathétiques » à qui le pouvoir a […]
Texte intégral (893 mots)

Une fois le recul pris, on pourrait presque remercier les censeurs, la censure étant l’un des plus sûrs moyens de garantir la pérennité d’une œuvre. Ainsi, les auteurs de l’association russe des écrivains prolétariens, quasiment seuls autorisés à éditer à l’ère soviétique, et que Platonov désignera comme des « gens pathétiques » à qui le pouvoir a «arraché le rectum, et l’a cloué sur la table avec un clou en or » , sont presque tous oubliés, alors que Platonov, rejeté par la dite association, est arrivé jusqu’à nous par des chemins qui vaudraient bien eux-mêmes un roman. Écrit à la fin des années 1920, les Russes ne découvriront le roman complet qu’avec la Perestroïka, dans les années 80.

Platonov avait pourtant en théorie tout ce qu’il fallait pour être accepté par les écrivains prolétariens puisqu’il était prolétaire. Fils de conducteur de locomotive, lui-même assistant de conducteur de locomotive dès quatorze ans afin d’aider à nourrir ses dix frères et sœurs, c’est difficile de faire plus prolétaire que ça. Seulement voilà : si Andreï Platonov a beaucoup espéré de la révolution bolchevique, il a très vite déchanté, comme beaucoup de gens de son époque. En outre, l’association citée plus haut exigeait des récits simples – on ne peut que supposer qu’elle prenait les prolétaires pour des cons – et Platonov nous offre ici un récit pas simple du tout, ni dans sa forme ni pour le fonds. Si on lit ce qu’en disent les Russes, c’est une langue très particulière propre à Platonov et les traducteurs ont l’air d’accord pour dire que c’est une purge à traduire. Le résultat est que ça se lit très bien, mais oui, c’est très particulier dans la forme. Platonov assume tout à fait de proposer un roman qui relève de Don Quichotte au pays des Soviets avec, forcément, une approche absolument russe de la vie.

Nous avons donc un protagoniste principal, Alexandre « Sacha » Dvanov, alter-ego naïf de l’auteur, dont le père est mort noyé en voulant aller voir à quoi ressemblait la mort au fond d’un lac, qui a été adopté par une famille qui crevait déjà de faim et dont il sera chassé par le fils aîné. Il survivra en mendiant jusqu’à se faire embaucher comme assistant de conducteur de locomotive, avant de partir en quête du communisme vrai qu’il pensera découvrir à Tchevengour. Il est accompagné dans sa quête par Stepan Kopenkine et son cheval Force du Prolétariat, don Quichotte qui ne rêve que de retrouver « Dulcinée » Rosa Luxemburg dans sa tombe. Mais lui ne sera jamais tout à fait convaincu par le communisme de Tchevengour, rien n’étant jamais vraiment communiste à ses yeux. Et l’autre personnage principal, c’est la commune de Tchevengour, où le communisme est une sorte de religion révélée – on a la sensation de retrouver une des nombreuses sectes russes de l’époque tsariste – où tous les bourgeois, grands et petits, ont été proprement massacrés, où tout travail a été interdit, seul le soleil ayant le droit de le faire, et où les gens, forcément, crèvent autant de faim que les paysans du temps d’avant la révolution et du début du roman.

La faim pourrait d’ailleurs être aussi considérée comme un personnage à part entière. Je ne crois pas que personne d’autre ait aussi bien écrit sur la faim, sur sa douleur et les délires qu’elle provoque. Ce qui n’empêche pas par ailleurs le roman d’être aussi bourré d’humour. Un humour très particulier, très russe, mais d’humour quand même.

Est-ce que Tchevengour est un bon roman ? Oui. Un excellent roman, même. Est-ce qu’il est facile à recommander pour autant ? Clairement pas. On ne peut pas mentir : c’est assez difficile à lire justement parce que le style de Platonov ne ressemble à rien de connu. Mais c’est aussi ce qui le rend fascinant. Ça n’est pas la meilleure porte d’entrée dans la littérature russe du XXe siècle, mais quiconque a déjà fait le tour de Boulgakov et Grossman sera heureux de compléter sa bibliothèque avec Tchevengour de Andreï Platonov.

05.12.2024 à 10:50

Kervern réveille le punk

Tagrawla Ineqqiqi

Je ne me laisserai plus faire est un téléfilm de revanche prolétaire que je vais faire voir à ma mère. Après la vague « me too », on aurait pu s’attendre à une prolifération de productions qui soulagent, mais on a surtout eu des lamentations de comédiennes dont l’impact sur le reste de la société est inversement […]
Texte intégral (687 mots)

Je ne me laisserai plus faire est un téléfilm de revanche prolétaire que je vais faire voir à ma mère.

Après la vague « me too », on aurait pu s’attendre à une prolifération de productions qui soulagent, mais on a surtout eu des lamentations de comédiennes dont l’impact sur le reste de la société est inversement proportionnel à leur couverture médiatique. Des ouvrières, des paysannes, des vieilles dames en ehpad point, nulle part, jamais. En matière de représentation des femmes, Hollywood s’est surtout contenté de retourner de vieux succès en remplaçant les acteurs par des actrices, et on commence à faire la même chose de notre côté de l’Atlantique comme en témoigne la sortie prochaine d’un Trois mousquetaires féminisé qui disparaîtra vite des mémoires. Ce phénomène pourrait tout à fait être résumé par une ligne de dialogue de Je ne me laisserai plus faire : « ceci n’est pas un braquage, vous pourrez recommencer à consommer dans quelques minutes ». Tant qu’on vend du pop-corn…

Il aura fallu que débarque ce vieux punk barbu de Kervern pour aller littéralement coller un couteau sous les couilles des agresseurs des femmes de la vraie vie. Et bordel ça fait du bien.

D’un point de vue cinématographique, il n’y a pas grand-chose à en dire : c’est un téléfilm qui s’assume comme tel, pas d’images à la Kubrik et c’est ça qui est bien. On en a marre de la bourgeoisie qui filme les prolos en les esthétisant. Romantiser la galère, c’est bon pour le public parisien, mais si on parle de nous alors oui, on préfère Yolande Moreau comme égérie, filmée sans effet dans la brique rouge.

Le film m’a ramenée presque vingt ans en arrière, dans l’ambiance des tous premiers Festivals du film grolandais à Quend-plage. On y passait d’un film de qualité à un documentaire pointu en déambulant dans une foule hétéroclite où l’on croisait aussi bien Terry Jones, Noël Godin ou Didier Wampas qu’un punk à crête ou ton voisin Robert fan de Groland dans un tel bordel qu’on finissait par en avoir pitié des pauvres flics dépêchés là et complètement dépassés par ce vent libertaire. Oui, vraiment : c’est exactement ça qu’il y a dans Je ne me laisserai plus faire. C’est défoulatoire et on en sort comme allégé d’un poids.

Le seul truc dommage, c’est qu’il soit diffusé sur Arte. Ça n’est pas un reproche à Arte, évidemment, c’est juste que ça n’est pas là que se trouve le public pour lequel ce film est le plus nécessaire. Voilà pourquoi je vais le faire voir à ma mère.

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