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23.07.2024 à 11:57

L’industrie des demandeurs d’asile : l’exemple de Nauru

danah

Je présente ici une étude passionnante de Julia Caroline Morris, Asylum and Extraction in the Republic of Nauru, Cornell University Press, 2023, qui intéressera non seulement les chercheurs en anthropologie des migrations, ceux qui travaillent sur les politiques d’internement, de déplacement et d’externalisation des réfugiés, mais aussi les amateurs de Critical Geography Studies, ou spécialistes…
Texte intégral (6374 mots)

Je présente ici une étude passionnante de Julia Caroline Morris, Asylum and Extraction in the Republic of Nauru, Cornell University Press, 2023, qui intéressera non seulement les chercheurs en anthropologie des migrations, ceux qui travaillent sur les politiques d’internement, de déplacement et d’externalisation des réfugiés, mais aussi les amateurs de Critical Geography Studies, ou spécialistes de l’extractivisme ou de néocolonialisme.

 

La République de Nauru est un État insulaire de 21 km2, situé au Nord-Ouest des îles Salomon et de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, à plus de 1000 kms tout de même, et plus loin encore des Fidji (plus au sud). C’est aussi un des États les plus densément peuplés au monde : cela peut sembler paradoxal quand on prend la mesure de son isolement. Plus étonnant encore est la fluctuation du revenu par habitants : au milieu des années 70, le PIB par habitant de Nauru est le second après celui de l’Arabie Saoudite. Trente années plus tard, le pays frôle la faillite. Avant de retrouver une forme de prospérité ces dix dernières années (bien que l’avenir demeure très incertain). Autre palmarès dans lesquels il se fait remarquer : le pays n’a quasiment aucune autonomie alimentaire, les terres arables ayant été rendues impropres à toute forme de culture, et les zones côtières, ainsi que le corail, ayant été pollués pour une très longue durée. Il importe donc tout ce dont il a besoin pour nourrir le population et ses taux d’obésité et de diabète, sont parmi les plus élevés au monde. Sans parler des autres maladies, cardio-vasculaires, affections respiratoires, dues à la toxicité de l’environnement. Et, c’est le sujet du livre de Julia Morris, ces dernières années, c’est le territoire qui compte le plus pourcentage le plus élevé de demandeurs d’asile et de réfugiés rapporté à la population totale.

 

Les premiers habitants de l’île, dont il est très difficile de dater l’arrivée, des mélanésiens et des micronésiens, auxquels s’ajoutèrent probablement des voyageurs venus des côtes Philippines ou Chinoises, vécurent fort longtemps avant le débarquement des européens. Les Nauruans, organisés en douze tribus, vivaient des ressources locales, noix de coco, bananes, pandanus ou takamakas, et de poissons qu’ils pêchaient dans les lagunes. Marshall Sahlins parlerait sans doute ici de “société d’abondance”. La vérité c’est que nous ne savons quasiment rien de l’histoire précoloniale des Nauruans, parce que l’environnement de l’île fut totalement dévasté par l’exploitation industrielle du phosphate, rendant vain le travail des archéologues.

Approchée par les premiers européens à la toute fin du XVIIIè siècle, c’est-à-dire assez tardivement comparée aux autres territoires du Pacifique, refuge ponctuel pour des déserteurs et des contrebandiers, l’île ne fut véritablement soumise à l’emprise coloniale qu’un siècle plus tard. D’abord par les allemands, qui, “négociant” avec les autochtones, inscrivent Nauru sur la carte des flux de marchandises internationaux en commercialisant le coprah, issu de la noix de coco.

Mais c’est la découverte d’énormes gisements de phosphates qui changera à tout jamais le destin de l’île. “Le phosphate, clé de la vie. Un miracle de la nature exploité par l’ingéniosité de l’homme pour le bénéfice de tous.” déclarait le bureau philatélique de Nauru en 1983. “Bénéfice de tous“, il faut le dire vite. L’extraction massive du phosphate devient un enjeu pour les empires coloniaux compte tenu de l’accroissement démographique : il permet d’accroître les rendements au point qu’on peut parler, avec la découverte des engrais phosphatés, d’une véritable révolution agricole, et de nourrir les populations métropolitaines. Les conséquences de ce rush colonial vers le phosphate, qui aura permis d’assurer la prospérité des nations coloniales, y compris l’Australie voisine, seront amères pour les Nauruans. Julia Morris le résume ainsi :

“Nauru est un pays où l’industrie du phosphate et son cortège de pollutions – déchets toxiques, maladies respiratoires et alimentaires, dépendance – sont palpables. Les effets de l’extraction du phosphate ne sont pas seulement ressentis par les personnes directement employées dans les champs d’extraction et les usines de traitement, comme Tony, mais s’étendent bien au-delà du point de production à forte intensité de main-d’œuvre. Depuis 1906, le minerai de phosphate de Nauru est exploité et exporté vers les agriculteurs du monde entier. Paradoxalement, cela a laissé peu d’écosystèmes viables pour le développement agricole de Nauru. La richesse en phosphate aurait pu industrialiser Nauru, mais elle a laissé un cycle de dépendance à l’égard des fast-foods importés. Le système de santé de Nauru est marqué par les conséquences de l’interventionnisme colonial. Le dernier rapport publié par le ministère de la santé de Nauru (2011) indique que 77,8 % de la population de Nauru est en surpoids et que 45,6 % est obèse. En 1975, la prévalence du diabète à Nauru était de 34,4 %. Les Nauruans se classaient ainsi au deuxième rang mondial pour le taux de diabète le plus élevé jamais enregistré, tout en se plaçant au deuxième rang mondial pour le PIB par habitant, derrière l’Arabie saoudite. Aujourd’hui, le gouvernement consacrant environ 20 % de ses dépenses annuelles de santé au diabète, les chiffres ont légèrement baissé. Mais avec 30 %, Nauru conserve l’un des taux de diabète les plus élevés au monde. Ces taux sont associés à un éventail de maladies non transmissibles liées à l’alimentation, notamment les maladies cardiovasculaires, les accidents vasculaires cérébraux et les crises cardiaques. Les cancers évitables, notamment le cancer gastro-intestinal, le cancer du col de l’utérus et le cancer du poumon, sont importants au sein de la population locale. Une espérance de vie de cinquante-cinq ans est l’un des sous-produits du changement de mode de vie de l’ère coloniale et le coût humain d’une économie basée sur l’extraction.” (Julia Morris, op. cit. p. 69-70)

Dès le début des années 90, les réserves de phosphate s’épuisent, l’extraction, ayant creusé de plus en plus profondément les terres, laisse l’île dévastée, et la manne économique diminue drastiquement. S’ensuit une période chaotique, politiquement et socialement, où les dirigeants du pays, devenu indépendant en 1968, font le choix de transformer Nauru en paradis fiscal, spécialisé dans le blanchiment d’argent. Jusqu’au nouveau miracle, qu’on appellera la “solution Pacifique“, c’est-à-dire la mise en place par le gouvernement Australien d’une politique de “remigration offshore”, suite à l’affaire du Tampa, un navire Norvégien qui avait recueilli 433 migrants 433 migrants afghans et irakiens en route pour l’Australie dérivant sur un bateau de pêche indonésien, migrants auxquels le gouvernement Howard refuse d’accorder l’asile. Nauru devient alors un des centres de rétention externalisée par l’Australie (avec la base navale de Lambrum à Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée) : avec cette nouvelle manne économique, l’argent australien contre l’internement des réfugiés “en attente d’une régularisation (très) éventuelle”, une véritable industrie des réfugiés se déploie sur l’îlot. Elle se poursuit jusqu’à aujourd’hui, avec des intensités variables, quel que soit d’ailleurs la couleur politique des gouvernements Australiens (conservateurs ou travaillistes). On y construit tout un réseau d’infrastructures complexes, destinés aussi bien au contrôle et à la surveillance des réfugiés qu’à l’accueil d’une population très importante d’intervenants étrangers, chargés de la logistique et de la militarisation de l’île, mais aussi des avocats, des médecins, des officiels australiens, des interprètes et de nombreux experts envoyés par les ONG.

La plupart des études portant sur les zones d’internement des migrants, par exemple en Méditerranée, portent sur les conditions d’existence des réfugiés. Plus rarement sur les acteurs institutionnels de ce qu’on peut appeler une véritable industrie de la re-migration offshore. Mais on oublie souvent de s’intéresser aux populations autochtones qui habitent les territoires où sont édifiés les infrastructures de l’internement. En donnant alternativement la parole aux trois groupes d’acteurs directement engagés dans cette société organisée autour de l’industrie des réfugiés, les réfugiés et demandeurs d’asile mais aussi les travailleurs de cette industrie, et surtout les Nauruans eux-mêmes, Julia Morris échappe à l’attraction des narratifs du gouvernement australien tout autant qu’aux récits sensationnalistes qui critiquent ces politiques de répudiation offshore en invoquant la figure racisée du Nauruan “sauvage, barbare, cruel, intéressé” (cet argument qui critique la relégation des migrants dans des pays tiers, en dénonçant la barbarie et l’inhumanité des hôtes autochtones, se retrouve actuellement par exemple en Grande-Bretagne, autour du projet de remigration offshore au Rwanda)

C’est l’immense mérite du livre décapant de Julia Morris, qui n’épargne pas les discours “humanistes” des opposants à ces politiques d’internement offshore (notamment dans la gauche Australienne),  de donner la parole aux Nauruans eux-mêmes, piégés dans ces récits produits par l’imaginaire politique occidental.

 

Extraits traduits :

L’argent amère de l’industrie des réfugiés

P. 231 :

Entre 2010 et 2019, Nauru s’est classé au quatrième rang mondial pour le pourcentage le plus élevé de réfugiés par rapport à la population de l’État, avec 3,2 %. Cette situation présente des similitudes frappantes avec la première période faste du phosphate à Nauru, lorsque le PO43 a permis au pays de se targuer d’avoir le deuxième PIB par habitant le plus élevé au monde (plus de 50 000 dollars australiens par personne et par an), après l’Arabie saoudite, riche en pétrole. Mais les paysages ravagés, la contamination par le cadmium et les maladies respiratoires, ainsi que la dépendance à l’égard de la main-d’œuvre et des biens importés, sont quelques-uns des nombreux sous-produits du boom du phosphate. Et comme pour la richesse en phosphates, la richesse en réfugiés, « l’élan magique vital de la transformation économique et sociale » (Watts 2004, 206), s’est avérée être une bénédiction très mitigée.

Pour Parker Shipton (1989), le concept Luo de « bitter money » (argent amer) résume le mieux le malheur inhérent aux nouveaux moyens d’obtenir de l’argent liés à des formes de progrès économique (comme la vente de terres lignagères à des fins lucratives ou le commerce du tabac ou de l’or). L’argent amer est un argent mal acquis qui provient de la vente de certaines marchandises et qui est considéré comme dangereux pour son détenteur. Dans leurs discussions sur le boom de l’industrie des réfugiés, de nombreux Nauruans ont été déchirés par le fait que les avantages économiques apportés par les réfugiés s’accompagnaient de conflits engendrés par les opérations à haut risque. En fin de compte, les réalités de l’industrie des réfugiés ont été assumées et ressenties au détriment des Nauruans, tout autant que des migrants impliqués dans cette industrie. Comme pour d’autres industries toxiques, aucune gestion des risques ne pouvait faire oublier les dangers opérationnels familiers liés au traitement et à la gestion des personnes. Comme les communautés de l’industrie extractive que les anthropologues et d’autres chercheurs décrivent, déchirées par des conflits internes ou intercommunautaires, des conditions de travail difficiles, des impacts environnementaux colossaux, une prospérité fluctuante et des répercussions sanitaires controversées (Ross 2015 ; Sawyer 2004 ; Watts 2001), Nauru s’est à nouveau retrouvée liée aux destructions répétées d’un État maudit par ses ressources.

Les demandeurs d’asile / réfugiés

P 95-6 (Lived Experiences of Assessment)

Plusieurs des personnes avec lesquelles j’ai parlé à Nauru, certifiées ou en attente de leur demande d’asile, ont eu des réponses très similaires à celles des personnes en Australie à propos de leur expérience de ces procédures de sélection. Ils ont décrit l’effet traumatisant de l’obligation de rassembler des expériences passées terribles sous une forme objectivée. « C’était horrible à vivre », m’a dit Luke lors d’un autre moment au port de plaisance, en articulant les préjudices qui ont empiété sur sa vie et celle des autres de manière intime. Originaire d’Afghanistan, Luke vivait alors à Nauru avec un visa de réfugié de dix ans. Alors que nous étions assis ensemble au bord de la grande étendue de mer qui nous séparait de l’Australie, il a décrit comment son assistant juridique lui avait dit que « les images étaient particulièrement puissantes, qu’il fallait imprimer des photos pour montrer ce qu’il avait vécu, obtenir les dossiers d’examen des médecins ». Il a fait remarquer qu’il ne ferait pas cela sans une extrême contrainte, ajoutant que « cela me fait revivre tout cela encore et encore ». Je ne peux qu’être entièrement d’accord avec Luke et d’autres sur les victimes que ce type de traitement fait revivre. Comme l’ont affirmé Didier Fassin et Estelle d’Halluin, pour les dominés, le corps « est devenu le lieu où s’affiche l’évidence de la vérité » (2005, 598). Dans un climat de méfiance, les pratiques de DSR sont devenues de plus en plus minutieuses au fil des ans (Harper, Kelly et Khanna 2015). Les migrants doivent prouver leur souffrance par l’expertise médicale et les nouvelles formes de rationalité scientifique. Les certificats médicaux et les preuves de cicatrices psychologiques et physiques sont considérés comme plus véridiques que les récits verbaux des personnes (T. Kelly 2012) – ou en fait, j’ajouterais, les désirs élémentaires d’aller ailleurs.

Comme le montre clairement Luc, un aspect important du processus de détermination est l’évaluation des marques sur le corps humain et des souffrances psychologiques. Luke, comme d’autres, a dû montrer des scarifications mentales et corporelles pour souligner l’authenticité de la souffrance, redoublant ainsi l’ampleur du mal qu’il avait déjà subi dans le cadre de la procédure d’asile. “Intense”, “épuisant” et “minutieux” sont quelques-uns des nombreux mots que j’ai entendus pour décrire la détermination du statut de réfugié à Nauru. Les procédures de contrôle dans le pays sont devenues plus élaborées, rendant les récits autobiographiques superflus par rapport à la véracité des signes physiques et psychiques de la violence accréditée – ce que Webb Keane (2003) appelle une « économie de la représentation ». Cela donne un aperçu du processus à forte intensité de travail de l’asile, par lequel, pour suivre Marx, l’accumulation de valeur est fondée sur l’extraction de travail non rémunéré – ou de travail qui n’est pas libre. Le travail auquel les gens doivent se soumettre pour passer du Sud au Nord est complexe et repose sur des techniques médico-scientifiques visant à prouver la validité de la souffrance d’une personne. Cela fait partie de l’évolution des conditions d’exploitation, par lesquelles les personnes racialement délimitées sont à la fois exclues – déconnectées de la société au sens large et des droits accordés aux citoyens – et incorporées dans une politique d’accumulation du capital.

Le personnel de l’industrie des réfugiés

p. 133 (rendre l’autre fou)

Pour certains travailleurs de ces secteurs, les risques professionnels étaient liés à l’éthique de leur engagement et étaient de nature psychologique et physique. C’était particulièrement le cas pour les personnes employées dans les principaux éléments du travail de détermination du statut de réfugié, dont les tâches quotidiennes consistaient à préparer les demandeurs d’asile pour les audiences ou à les interroger sur leur passé cauchemardesque afin de déterminer l’authenticité de leurs souffrances. Les avocats de la défense des réfugiés, les médecins, les officiers de la DSR, les tribunitiens et les interprètes ont tous évoqué, lors des entretiens, le traumatisme indirect lié à la collecte, à l’écoute et au jugement des brutalités humaines. Cela inclut des pratiques de travail quotidiennes telles que juger l’automutilation d’un individu, jouer le rôle de chiffreur, relater des expériences effrayantes et aider les migrants à trouver des photos et des documents pour valider leurs récits de traumatismes. « Je dois suivre une thérapie, c’est ce qui m’aide à tenir le coup », m’a dit à ce sujet un employé du département de l’immigration de la DSR. « Si vous ne le faites pas, c’est que vous êtes un psychopathe. »

J’ai parlé avec des interprètes à Nauru, certains issus de milieux régionaux similaires, qui étaient eux-mêmes arrivés en Australie avec le statut de réfugié, et qui se sentaient profondément proches des demandeurs d’asile à Nauru. Pour eux, relater des récits de souffrance n’était pas chose aisée, pas plus qu’il n’était facile pour de nombreux employés de l’industrie d’être impliqués dans l’expulsion de personnes. « Je suis constamment confronté à des cas d’automutilation et à des menaces de suicide, très souvent », a déclaré un employé de Transfield. « Et lorsqu’elles n’ont pas été acceptées comme authentiques, je dois jouer un rôle pour les aider à accepter cette réalité. Parfois, cela signifie que je dois emmener quelqu’un à l’expulsion après avoir établi une relation de confiance. Un conseiller en santé mentale a également explicité les conséquences néfastes du travail offshore lors de l’entretien : « Les compromis dans lesquels les gens se trouvent, et le fait d’aller travailler chaque jour pour faire du mal aux autres, les rendent malades. Une cliente atteinte d’un cancer du sein m’a dit : « Je crois que je serai punie pour ce que je fais en récupérant mon cancer du sein… C’est un environnement toxique qui rend les gens fous ». Ces propos ont été corroborés par un autre praticien, qui a eu du mal à déterminer si le fait d’aider les demandeurs d’asile et les réfugiés dans les centres de soins permettait de surmonter un contexte problématique sur le plan éthique : « Vous avez cette bataille constante de vouloir faire le bien au sein du système, et c’était l’une des meilleures façons d’aider, tout en vous sentant complice, juste en étant là. D’autres ont eu l’impression d’appliquer directement un régime politique déshumanisant, décrivant en détail la manière dont ils se sont retrouvés à agir « comme des geôliers » en imposant des formes de contrôle social. Un ancien praticien de l’Armée du Salut raconte : « Un gars n’était pas censé jouer aux échecs, et j’ai donc dû lui retirer l’échiquier. Dans n’importe quelle autre situation normale, quel droit ai-je de faire cela à quelqu’un ? Et pourtant, j’étais en train d’appliquer ces politiques vraiment punitives au sein du camp. Des choses vraiment désagréables ».

Bien que cela soit souvent expliqué en termes de « conséquences involontaires de l’humanitaire », j’ai constaté que le personnel de l’industrie était généralement conscient de ces pièges. La majorité d’entre eux avaient été formés aux paradoxes humanitaires dans des institutions d’élite, avaient suivi des sessions de formation à l’éthique avant d’être déployés à Nauru, et faisaient référence à des textes bien connus, comme Condemned to Repeat de Fiona Terry, au cours de leurs conversations. Tout cela montre plutôt à quel point l’industrie des réfugiés s’est professionnalisée, et que ces risques sur le lieu de travail ont été naturalisés dans les procédures de l’industrie. Le conseiller d’entreprise sous contrat du ministère de l’immigration, Davidson Trahaire Corpsych, également habitué des plates-formes pétrolières et gazières offshore, a lancé un service fly-in-fly-out pour les travailleurs de l’industrie sur les sites offshore de Nauru. Entre octobre 2011 et décembre 2015, le ministère de l’immigration a dépensé 17 043 906 dollars australiens en contrats de conseil aux entreprises, soit bien plus que toute autre division gouvernementale (Australian National Audit Office 2016). Tous les employés de l’industrie offshore ont bénéficié de services de conseil, y compris les conseillers eux-mêmes, à la suite de leur période d’affectation dans les aéroports.

Les Nauruans :

p.161 : (orienting the pacific)

J’ai souvent suivi les représentations médiatiques en discutant avec des habitants de l’île. Judith avait beaucoup à dire sur le sujet : « Soyez gentils avec les réfugiés, le gouvernement le dit toujours, ne les touchez pas, ils contacteront les médias australiens et vous savez ce qu’ils diront. Mais pourquoi doivent-ils être méchants avec nous ? Elle et d’autres personnes ont souligné la façon dont les représentations médiatiques ont médiatisé les relations entre les gens, et les représailles brutales subies par les locaux en raison de l’arrangement toxique entretenu par le gouvernement.

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Une autre fois, j’ai fait une randonnée jusqu’à un point de baignade à l’intérieur de Nauru. Trois Nauruans en état d’ébriété flottaient dans la piscine, des canettes de bière à la main. Les moustiques et l’odeur de l’alcool m’ont rapidement fait fuir. « Vous n’allez pas rester ? C’est parce qu’on est des sauvages, hein ?”, s’écrie l’un d’eux. « Je suis un sauvage, je suis un sauvage, c’est ce qu’ils disent toujours », renchérit un autre. J’utilise cet exemple pour illustrer la façon dont les insulaires – tout comme les migrants – sont pris dans les formes de subjectivation basées sur la politique de reconnaissance de l’industrie. Dans son étude classique sur l’impact des médias sur les Esquimaux et sur les communautés locales de Papouasie-Nouvelle-Guinée, Edmund Carpenter (1973) fait des constatations similaires. Il décrit le potentiel destructeur des mythes médiatiques, qui peuvent conduire à des distorsions du comportement humain induites par les médias. Ici aussi, les habitants se sont retrouvés piégés dans l’univers discursif qui a façonné leurs terres riches en ressources. Les médias ont façonné les relations sociales et, parfois, les comportements incarnés. À son tour, le trope de la sauvagerie insulaire a également eu un impact sur les sentiments des migrants à l’intérieur et à l’extérieur des CPR et a affecté les relations entre les Nauruans et les migrants. Ces relations reposent sur les fondements de la formation de l’État colonial et du développement capitaliste de Nauru, où l’accès aux ressources (marchés capitalistes, citoyenneté et souveraineté) est l’élément irréductible.

La marchandisation des réfugiés et les conséquences sur la représentation raciale et coloniale des Nauruans

p.187 : Refugees as commodity

Le pouvoir des insurgés comme celui des remplaçants politiques ne réside pas dans les causes que les deux factions prétendent épouser, mais dans la valeur accordée à la figure du réfugié en tant que marchandise. Autant les médias libéraux australiens et l’opposition nauruane ont trouvé une utilité réciproque, autant le gouvernement australien a cherché des approches de gestion des conflits, recherchant la stabilité dans l’arrangement offshore. L’immobilisation prolongée des réfugiés dans le pays a créé un environnement fracturé, vulnérable à la prédation des ressources, ce qui a entraîné une profonde instabilité politique au niveau local. Les stratégies militantes et les représentations libérales des médias australiens n’ont pas permis d’atteindre les objectifs immédiats de réinstallation des réfugiés en Australie. Cependant, elles ont renforcé l’idéologie primitiviste autour de Nauru, ce qui a rendu les opérations offshore plus précaires. En juillet 2015, au milieu de la vague de batailles politiques nauruanes, le parlement néo-zélandais a adopté une motion du parti vert néo-zélandais qui exprimait son inquiétude quant à la situation politique de Nauru. Deux mois plus tard, le gouvernement néo-zélandais a suspendu le financement public du secteur de la justice de Nauru, auquel il avait contribué à hauteur de 1,1 million de dollars australiens par an, en invoquant la diminution de l’État de droit et des droits de l’homme. Bien que le financement ait finalement été rétabli et augmenté au fil des ans, la suspension a été largement médiatisée à l’époque comme une preuve de la désintégration de Nauru dans une anarchie rampante. Le rétablissement n’a pas eu lieu.

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Alors que le monde entier présente le réfugié comme une personne opprimée, les habitants de Nauru ont clairement supporté une grande partie des coûts sociaux associés à une industrie toxique. Les migrants ont certainement subi des effets catastrophiques, mais la liste des griefs endurés par les Nauruans est également extrême et rendue invisible. Il s’agit notamment d’innombrables accusations de viols, d’agressions et d’attouchements d’enfants par des réfugiés, ainsi que de l’agitation du corps politique. Bien que l’industrie des réfugiés ait considérablement enrichi ses bénéficiaires (les politiciens australiens et nauruans, le secteur privé sous-traitant et les élites foncières), les Nauruans et les migrants ont tous deux conservé les fruits de ces processus. Les représentations du Nauruan comme sauvage et du réfugié comme vulnérable par opposition à l’Occident “moderne” font disparaître ces expériences mutuelles d’exploitation des archives. Au lieu de cela, les médias et les activistes à l’extérieur du pays remettent en question la légitimité du projet, en utilisant les mêmes pratiques discursives du colonialisme autour de l’infériorité des insulaires du Pacifique. Ce cadre est renforcé par la figure opposée du réfugié souffrant et en danger. Le travail d’autoreprésentation des migrants – et les stratégies organisationnelles des activistes – rend ce cadre moralement flagrant à contester. De même, parmi les Nauruans, les migrants sont également sujets à l’abstraction et à l’évaluation en tant que marchandises de réfugiés. De tels développements du marché érodent la reconnaissance d’histoires partagées d’exploitation et de formes d’organisation sociale qui s’éloignent du discours colonial et des structures économiques politiques.

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Les pratiques de séparation entre migrants et autochtones observées ici ont certainement une histoire impériale profonde (Sharma 2020). Mais si le maintien de ségrégations racistes était un aspect crucial de la domination coloniale et des projets extractivistes, dans le contexte postcolonial de Nauru, ces formes de différenciation ont entravé les efforts de promotion de l’industrie. Le chapitre 5 se penche sur certaines des campagnes de marketing de l’industrie qui se sont emparées de Nauru dans le but d’unir les réfugiés et les locaux et de consolider le mode d’accumulation du capital de l’industrie pour l’avenir.

Les déportations offshore, un business international juteux, mais dont les autochtones paient le prix

p. 255

Compte tenu de la puissance politique de la peur des réfugiés, la configuration de la chaîne d’approvisionnement humaine peut s’avérer un ensemble attrayant pour les gouvernements au-delà de la région Asie-Pacifique. Non seulement les salariés peuvent se déplacer de camp en camp au sein d’un réseau professionnel mais en plus le schéma industriel se module vers d’autres régions. Les gouvernements européens se sont tournés vers le système australien de traitement et d’externalisation. Les propositions visant à établir des camps de transformation offshore dans les pays voisins de l’UE couvrent des pays tels que l’Albanie, le Maroc et, plus loin encore, l’Afrique centrale et orientale. Des éléments de ce projet sont déjà en place. L’enclave espagnole de Ceuta au Maroc réalise certaines de ces opérations, interdisant les migrants arrivant d’Afrique subsaharienne. Dans le même temps, dans le cadre de l’accord UE-Turquie de 2016, la Turquie accepte le retour des demandeurs d’asile et des migrants en échange d’un paiement d’aide de 6,6 milliards de dollars : un accord initial de cinq ans qui a été prolongé en 2021. La même année, le Parlement danois a adopté législation autorisant la relocalisation des demandeurs d’asile vers des pays hors d’Europe pour l’évaluation de leurs demandes. En avril 2022, le gouvernement britannique a annoncé son intention de verser au Rwanda 120 millions de livres sterling pour traiter et réinstaller les demandeurs d’asile dans le cadre d’un accord similaire. De même, le gouvernement américain finance les pays d’Amérique centrale pour renforcer la frontière entre le Guatemala et le Mexique, en plus de la formation des agents chargés du contrôle des frontières dans toute la région. Pendant ce temps, le gouvernement du Bangladesh transfère les Rohingyans des camps frontaliers du Myanmar vers l’île de Bhasan Char, dans l’estuaire de la rivière Meghna au Bangladesh. Les réfugiés ont transformé Bhasan Char d’une île déserte et limoneuse en une ville animée de plus de dix mille habitants, financée par les gouvernements donateurs occidentaux – une histoire qui présente certains parallèles avec celle de Nauru. Ce type d’arrangements s’ajoute aux plans très voûtés d’« îles de réfugiés », de « refuges », de « camps de réfugiés » permanents, de « villes de réfugiés » et même d’une « nation de réfugiés » entière proposée par l’élite blanche occidentale. universitaires et entrepreneurs (voir, par exemple, Buzi2015 ; Betts et Collier 2017 ; Cohen et Van Hear 2020). Pourtant, de tels arrangements d’enclaves industrielles sont fondés sur l’exclusion racialisée et de classe des personnes qui tentent de se déplacer, générant ainsi des profits pour les entreprises, les ONG, l’État, les universitaires et les acteurs individuels sous couvert d’aide au développement.

Un avenir incertain pour les Nauruans :

Ironiquement, les Nauruans pourraient également se retrouver insérés dans le cycle industriel de manière plus permanente dans un contexte où le pays est impliqué dans la gestion et devient désormais potentiellement des réfugiés. Les projections d’élévation du niveau de la mer indiquent que Nauru connaît des bouleversements écologiques dramatiques, tandis que l’acidification des océans affecte les récifs coralliens, la pêche et les ressources marines de Nauru (McKenna, Butler et Wheatley 2014 ; République de Nauru 2019). L’avancée des océans amène les voisins de Nauru à réfléchir aux orientations futures. Avec l’atoll de Nauru, le pays a jusqu’à présent été peu touché. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve alors que Nauru continue de vendre la roche calcaire de l’île à Kiribati et aux Îles Marshall dans le cadre de leurs projets d’adaptation côtière. Nauru continue de soutenir le développement d’autres nations, dégradant encore davantage leur environnement en raison de besoins économiques imposés.

Il ne s’agit pas ici de faire des recommandations sur ce que le gouvernement nauruan devrait faire. Leur industrie actuelle est évidemment extrêmement destructrice et peut-être en voie de disparition. Cela reste à voir, en particulier avec l’abondance mondiale de toujours plus de « matières humaines brutes » à transformer et le capital symbolique des lunettes frontalières. Il s’agit plutôt de souligner que les opérations industrielles du gouvernement en faveur des réfugiés, comme l’exploitation minière et l’extraction de phosphate en mer, sont extrêmement dommageables, marquées par « l’amertume » décrite par Shipton. Tout au long du débat sur l’industrie des réfugiés offshore, les résidents locaux étaient préoccupés par l’économie du pays et par la finitude des secteurs de l’industrie du phosphate et de l’industrie des réfugiés. Alors que beaucoup étaient en désaccord sur la manière exacte de faire avancer le pays d’une manière qui serait durable pour les générations à venir – sur le plan environnemental et économique –, ils ont trouvé de l’espoir pour l’île dans l’ingéniosité de petits projets et d’initiatives économiques qui pourraient conduire à la revitalisation de la communauté.

Les Nauruans et les réfugiés par les récits occidentaux :

Les discours de supériorité raciale et culturelle continuent de hanter Nauru. Ces (fausses) représentations coloniales obscurcissent la centralité de Nauru dans les nouvelles économies mondiales de matières premières. Qu’il s’agisse de nourrir les systèmes alimentaires mondiaux via le phosphate ou d’alimenter l’économie politique australienne via les réfugiés, décrits d’abord comme « l’île du guano » puis « l’île du goulag », Nauru et ses habitants supportent l’humiliation de l’exceptionnalisme lié à la malédiction des ressources et des représentations de servantes australiennes avec une plaisanterie remarquable. Pourtant, comme j’ai cherché à le détailler, Nauru a pratiquement les mêmes plans et constructeurs que l’Australie et ailleurs. Les opérations du pays sont le produit de l’institutionnalisation d’un système mondial qui s’inscrit dans les logiques de contrôle des frontières. Les migrants sont inclus ou exclus à travers des catégories juridiques différentielles basées sur l’appréciation de la souffrance. L’image du réfugié en tant que victime sans voix permet aux gens d’ignorer davantage les causes structurelles et les inégalités qui font de plus en plus de migrants des réfugiés.

Ce livre a montré que les campagnes militantes peuvent, par inadvertance, promouvoir des représentations des migrants comme des réfugiés victimes qui renforcent les pratiques de contrôle des frontières vers de nouveaux sites d’extraction. Il ne s’agit pas ici de remettre en question la douleur et la souffrance des migrants à Nauru comme étant inauthentiques, mais de souligner les convergences possibles des représentations militantes avec les politiques gouvernementales flagrantes. La réalité, j’ai découvert, est que, dans cette industrie extractive humaine, les effets sont multiples, impactant négativement les Nauruans, le personnel contractuel, les migrants et les environnements écologiques empêtrés dans le système. De tels développements autour d’un nouveau type de colonialisme humain ont des effets profondément horribles sur toutes les populations. Il est donc impératif de repenser les circuits d’exploitation géographique à travers lesquels les formes contemporaines d’industrie offshore sont mises en avant.

 

11.07.2024 à 20:39

Saidiya Hartman, Scenes of Subjection (extraits traduits)

danah

Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (W. W. Norton & Company, 1997) La réédition du grand livre de S. Hartman sur l’esclavage, 25 ans après sa publication (augmentée en 2022 d’une nouvelle préface de l’auteur, un avant-propos de Keeanga-Yamahtta Taylor, une postface de Marisa J. Fuentes et Sarah Haley,…
Texte intégral (9535 mots)

Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (W. W. Norton & Company, 1997)

La réédition du grand livre de S. Hartman sur l’esclavage, 25 ans après sa publication (augmentée en 2022 d’une nouvelle préface de l’auteur, un avant-propos de Keeanga-Yamahtta Taylor, une postface de Marisa J. Fuentes et Sarah Haley, des notations de Cameron Rowland et des compositions de Torkwase Dyson), n’étonnera guère ceux qui non seulement ont suivi le travail de Saidiya ces deux dernières décennies, mais aussi l’actualité américaine, notamment les débats autour des questions raciales, les critical racial studies, l’afrofeminism, l’afropessimism, à une époque où le suprématisme blanc s’expose désormais sans aucun fard, devenu mainstream pour une bonne partie de la classe politique et de l’électorat américain.

Les débats sont vifs et contrastent avec la situation en France, où, malgré l’explosion électorale de l’extrême droite et les politiques d’immigration (la forteresse Européenne) fondées sans vergogne sur des visions du monde qu’on ne saurait qualifier autrement que racistes, les recherches qui visent à dégager le racisme structurel sur lequel s’est construit l’Europe moderne demeurent limitées à quelques cercles universitaires ou militants. La perspective historique, notamment, qui enracine ce racisme structurel dans le passé esclavagiste et colonial, et qu’on peut suivre à la trace jusque dans les ghettos contemporains, les inégalités socio-économiques flagrantes qui pèsent sur le devenir des racisés, les discriminations et les empêchements administratifs, le harcèlement policier, n’est que rarement évoquée quand il s’agit de réagir à ce supposé “regain” du racisme en France et en Europe.

L’œuvre de Saidiya Hartman est marquée par 3 grands livres, qui re-examinent trois périodes de l’histoire afro-américaine. Dans Scènes of subjection (1997), il s’agit de revenir sur grand narratif qui voit dans l’abolition (1865) le tournant majeur de l’histoire américaine, et pas seulement du destin des esclaves, après la guerre de sécession. Elle s’intéresse notamment, de manière perturbante, sur les effets paradoxaux des critiques abolitionnistes sur les relations au sein des plantations de l’Antebellum South : la reconnaissance très limitée de l’esclave comme “personne” vient en réalité souvent aggraver leur assujettissement, l’absolutiser – l’esclave noir ne peut prétendre au statut de personne, du point de vue du droit, qu’en tant que criminel. Cette ambivalence survivra à l’abolition, sous une autre forme d’exploitation (pour reprendre le titre d’un livre fameux de Douglas A. Blackmon, il s’agit au fond de “Slavery by another name“). Les extraits traduits ci-dessous, tirés de Scenes of Subjection, donneront au lecteur francophone une idée de l’ensemble.

En 2007, Saidiya Hartman publie Lose your mother : A Journey Along the Atlantic Slave Route (qui a été traduit récemment en français par Maboula Soumahoro, À perte de mère, sur les routes atlantiques de l’esclavage, aux éditions Brook (2023). Elle cherche en Afrique, et notamment au Ghana (on lira surtout l’admirable dernier chapitre, où s’articulent de manière dramatique et émouvante ses explorations des traces du passé esclavagiste africain, et sa propre histoire lacunaire) les liens qui subsisteraient entre les africains d’aujourd’hui et les descendants d’esclaves afro-américains, recherche en grande partie vouée à l’échec, d’un point de vue purement historique, mais riche d’enseignements sur le plan de la compréhension des structures raciales des sociétés contemporaines :

“Je voulais m’engager dans le passé, sachant que ses périls et ses dangers menaçaient toujours et qu’aujourd’hui encore, des vies étaient en jeu. L’esclavage avait établi une mesure de l’homme et un classement de la vie et de la valeur qui n’ont pas encore été défaits. Si l’esclavage reste un problème dans la vie politique de l’Amérique noire, ce n’est pas en raison d’une obsession antiquaire pour des temps révolus ou du fardeau d’une mémoire trop longue, mais parce que les vies noires sont toujours menacées et dévalorisées par un calcul racial et une arithmétique politique qui ont été établis il y a des siècles. C’est l’après-vie de l’esclavage – des chances de vie réduites, un accès limité à la santé et à l’éducation, des décès prématurés, l’incarcération et l’appauvrissement.”

En 2019, c’est la publication de ce livre, qui a eu sur moi un effet bouleversant (et a certainement changé beaucoup de choses dans ma manière non seulement d’aborder les questions raciales mais aussi, plus globalement, le champ politique), Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Riotous Black Girls, Troublesome Women, and Queer Radicals, dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises sur ce blog, et dans lequel Hartman tente d’écrire la biographie de jeunes femmes noires dans les villes du Nord des États-Unis, Harlem ou Philadelphie, à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du siècle suivant. Dans ce texte incroyable, plus encore que dans ces ouvrages précédents, elle déploie sa méthode propre (que je qualifierai de “méthode queer” – voir article à suivre cet été sur ce blog), qu’elle a appelé “Fabulation Critique” (critical fabulation), qui combine une recherche historique et une exploration d’archives rigoureuses, avec les engagements qu’on lit habituellement dans les Critical Studies et des Fictions Narratives, ces dernières visant à combler ou bien les lacunes de la documentation (inévitables dans le cas où l’histoire est rarement écrite par les subalternes), ou bien les à corriger les biais des Grands Narratifs dominants. Les lecteurs intéressés pourront lire quelques extraits dont j’ai donnés des traductions dans ces articles du blog.

The Nation décrivait récemment l’impact extraordinaire que son travail aura eu sur tous les chercheurs et les militants non seulement aux États-Unis, mais dans les autres régions du monde où l’on examine les racines structurelles du destin des subalternes  : “Vingt-cinq ans plus tard, l’influence de Mme Hartman est omniprésente. En inventant l’expression “l’après-vie de l’esclavage” (The Afterlife of Slavery), elle a changé la façon dont les historiens considèrent les longues ramifications du régime des “biens meubles” sur la vie des Noirs.”. Il serait heureux que les lecteurs et lectrices francophones puissent à leur tour disposer des deux autres ouvrages qui n’ont pas encore été traduits.

Voici donc quelques extraits du livre de Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America :

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Ironies du plaisant chemin

Les essais publiés dans De Bow’s Review, Southern Planter et d’autres revues agricoles s’accordent unanimement sur l’importance de disposer d’esclaves dociles et satisfaits pour la bonne gestion de l’exploitation agricole ou de la plantation. Ces essais énumèrent les responsabilités des propriétaires d’esclaves et les méthodes permettant de promouvoir la productivité des esclaves. Les journaux de plantation, épousant le paternalisme, inquiets de l’image renvoyée par l’institution, en particulier à la lumière de l’opposition croissante à l’esclavage, sont, comme on peut s’y attendre, beaucoup plus directs quant à l’utilisation des récompenses et des loisirs plutôt que de la violence pour obtenir la soumission. Le maître bienveillant, conscient de son devoir envers ses esclaves, n’a pas besoin de recourir au poteau de fouet, mais encourage la docilité par des moyens agréables. Selon Herbemont, guider les plaisirs de l’esclave est une tâche équivalente à la direction que le souverain donne à ses sujets. S’occuper des loisirs des esclaves vise à améliorer leur bien général et n’est donc pas indigne du maître, car le chemin de l’agrément est « bien plus susceptible d’être suivi volontairement » que le chemin couvert d’épines et de ronces.

Pourtant, même lorsque la voie la moins épineuse était empruntée, les esclaves n’avaient guère de mal à discerner dans les « loisirs bénéfiques » une autre forme de coercition. Eda Harper décrit la promotion du chant par son propriétaire comme malveillante : « Mon vieux maître était méchant avec nous. Il avait l’habitude de venir dans les quartiers et de nous faire chanter Dixie. On aurait dit que Dixie était la seule chanson qu’il connaissait. Je vous dis que je ne l’aime plus maintenant. Mais ayez pitié ! Il nous faisait chanter ». L’ironie du chemin agréable est mise en évidence dans le cas de Harper. Le fait de forcer les esclaves à chanter “Dixie”, un air de minstrel adopté pour la cause du nationalisme confédéré, révèle la collusion de la coercition et de la récréation. L’adoption de “Dixie” comme chanson emblématique des Confédérés souligne la centralité émotionnelle de ces pseudo-spectacles d’esclaves en tant qu’affirmations de la mission nationale des Confédérés et de l’image de paternalisme bienveillant chère à la classe dirigeante », écrit Drew Gilpin Faust. L’autoreprésentation du Sud esclavagiste dépend de ces représentations de la négritude. On peut imaginer que cela explique pourquoi le minstrelsy a atteint son apogée dans le Sud pendant la guerre civile.

Malgré le consensus général sur l’efficacité des amusements des esclaves, les discussions des propriétaires d’esclaves sur la « culture de l’esclave » étaient tautologiques et pleines d’affirmations contradictoires sur la nature et la culture. D’une part, la culture de l’esclave ou, plus justement, les amusements gérés, démontrent la nature inférieure et servile de l’Africain. De plus, ce « sixième sens » (pour la musique) équipait mal les Noirs pour la liberté. D’autre part, la nécessité d’encourager des formes de loisirs bénéfiques révélait l’inquiétude des planteurs face à l’agitation, voire à la rébellion. Après tout, si l’esclave était naturellement prédisposé à chanter, pourquoi fallait-il lui imposer des réjouissances ? À tout prix, la nature et la condition devaient être rendues compatibles, et les amusements innocents, de concert avec les formes combinées de torture, de punition et de discipline, visaient à affecter cette union. En effet, l’esclave doit apparaître comme étant né pour danser enchaîné.

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Résistances Infrapolitiques

Lorsque l’on considère ces pratiques comme l’ « infrapolitique des dominés », pour reprendre l’expression de James C. Scott, ou comme une « politique à basse fréquence (low frequency) », pour reprendre l’expression de Paul Gilroy, il est important de noter à la fois les effets produits par les illégalités populaires, ou l’intransigeance ou la récalcitrance des esclaves, et leur exclusion du lieu propre du politique. Ceci est particulièrement important dans le cas des esclaves si nous voulons nous engager dans les particularités de la constitution du sujet et du statut d’objet, qui déterminent conjointement la condition de l’esclave. Le modèle de l’individu bourgeois, le moi libre et la personne abstraite de ses particularités qui donnent un sens au terme « politique » dans son usage conventionnel, avec toutes les hypothèses qui en découlent sur la relation entre le sujet et l’État, ne peut pas incorporer l’esclave, car comment exprimer une volonté individuelle quand on est sans droits individuels, ou même une non-personne au sens habituel du terme ? Après tout, les droits de l’individu qui se possède lui-même et l’ensemble des relations de propriété qui définissent la liberté dépendent, voire exigent, le noir en tant qu’actant sans volonté et objet sublime. Si les valeurs les plus vénérées – la liberté, l’égalité, la possession de soi et les droits inviolables de la personne – ont été achetées par le travail des esclaves, alors quelles restent-ils de possibilités ou d’opportunités pour le récipient noir captif de l’idéalité blanche.

L’esclave est l’objet ou le terrain qui rend possible l’existence du sujet bourgeois et qui, par négation ou contra-distinction, définit la liberté, la citoyenneté et les limites du corps social. Comme l’a souligné Edmund Morgan*, la signification et la garantie de l’égalité (blanche) dépendent de la présence d’esclaves. Les hommes blancs étaient « égaux de n’être pas esclaves ». L’esclave est incontestablement exclu des termes normatifs de l’individualité et à un tel degré que l’exercice même de l’action (agency) est considéré comme une violation des droits illimités d’un autre sur l’objet. (Même le travail n’est pas considéré comme une activité parce qu’il est la propriété d’un autre, qu’il est extrait par des moyens coercitifs et qu’il renvoie aux capacités brutes du Noir ; il personnifie simplement le pouvoir et la domination du propriétaire). Il n’est pas surprenant que l’agency de l’esclave ne soit intelligible ou reconnaissable que sous le registre de la criminalité, d’une personne (morale) accablée (burdened) d’incroyables devoirs et responsabilités, lesquels servent principalement à renforcer les mécanismes répressifs du pouvoir, à délimiter les formes de violence socialement tolérables, à s’attacher plus étroitement la marchandise sensible en prétendant la protéger, et finalement à punir précisément en reconnaissance de l’humanité de l’esclave. Cette reconnaissance officielle de l’agency et de l’humanité, plutôt que de remettre en question ou de contredire le statut d’objet et l’assujettissement absolu de l’esclave en tant que bien meuble, réinscrit esclave dans les termes du statut de personne.

* Morgan affirme que le racisme a rendu possible « la dévotion à l’égalité que les républicains anglais avaient déclarée être l’âme de la liberté ». L’assimilation des Amérindiens, des Noirs et des mulâtres à la classe des parias a permis aux Blancs de s’unir en une « classe de maîtres ». Edmund Morgan, American Slavery, American Freedom (New York : W. W. Norton, 1975), 381, 386.

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Sexualité et propriété

La violence sexuelle rapportée à l’exercice du droit de propriété et indispensable à la réalisation d’une soumission parfaite est dissimulée par les « excès » de la femme noire : sexualité immodérée et surabondante, appétits insatiables et capacités bestiales le plus souvent assimilés à ceux de l’orang-outan, disponibilité infatigable qui n’est surpassée que par l’étendue de sa volonté. La lascivité rend inutile le principe même d’une protection qu’accorderait une loi sanctionnant le viol, car le désir noir insatiable présuppose que tout rapport sexuel est le bienvenu, voire qu’il est recherché. Les crimes d’omission et de proaction de l’État – l’absence de protection et de sanction de la violence au nom du droit de propriété – disparaissent devant le spectacle de la concupiscence noire. L’inexistence du viol en tant que catégorie de préjudice ne renvoie pas à la violence de la loi mais à la femme esclave en tant que coupable complice et séductrice. Les omissions de la loi doivent être lues de manière symptomatique dans le cadre d’une économie des corps dans laquelle la pleine jouissance de l’esclave en tant que chose dépend de l’autorité absolue et de la consommation exhaustive du corps dans ses innombrables potentialités.

La construction de la subjectivité noire comme étant sans volonté, abjecte, insatiable, douloureuse, et le déploiement instrumental de la sexualité dans la reproduction de la propriété et de la différence raciale, consacrent l’usurpation de la catégorie du viol. La sexualité forme le lien inextricable entre le Noir, la femme et le bien meuble et contribue à intensifier les contraintes du statut d’esclave en soumettant le corps à un autre ordre de violation et de caprice. L’exercice despotique du pouvoir (la domination non seulement de l’esclavagiste mais aussi de l’ensemble des Blancs) rend la violence indiscernable de la pleine jouissance de la chose. Les tensions générées par la double invocation par la loi de la propriété et de la personne, ou par la « pleine jouissance » et la protection limitée de la vie et de l’intégrité physique, sont masquées par l’attrait fantasmatique du noir charnel. Le viol disparaît grâce à l’intervention de la séduction – l’affirmation de la complicité et de la soumission volontaire de la femme esclave. La séduction est au cœur de l’élaboration et de l’imagination de l’Antebellum South, le Sud érotique, car elle permet de masquer les fissures antagonistes de la société en attribuant à l’objet de la propriété un pouvoir criminel. La charité noire servait d’alibi et de couverture aux formes barbares de jouissance blanche autorisées par la loi.

(…)

Les équivoques qui entourent les questions de relations sexuelles consensuelles sous domination, l’élision de la violence sexuelle par l’imputation de l’appétit sexuel de la femme esclave ou de son manque de vertu, et la présomption de consentement comme conséquence de l’impuissance totale de son « non » (la philosophie du « no means yes ») sont des éléments importants du discours de la séduction. Dans un sens plus large ou générique, la séduction désigne une théorie du pouvoir qui exige la soumission absolue et « parfaite » de l’esclave comme principe directeur des relations d’esclavage, tout en cherchant à atténuer la brutalité avouée et nécessaire des relations d’esclavage par les affections partagées entre le propriétaire et le captif. Que signifie la mutualité ou la réciprocité au seuil de la cabane de Celia ? Quelle affection peut-on imaginer après quatre années d’abus ? La doctrine de la « soumission parfaite » concilie la violence et les revendications de bienveillance mutuelle entre maître et esclave, nécessaires pour assurer l’harmonie de l’institution. La réciprocité présumée des sentiments enchante la violence brutale et directe des relations maître-esclave. En gardant cela à l’esprit, le terme « séduction » est employé ici pour désigner ce déplacement et cette euphémisation de la violence, car il incarne l’alchimie discursive qui enveloppe les formes directes de violence sous le « voile des relations enchantées » (Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, 1972) – les relations réciproques et mutuelles entre le maître et l’esclave. Cette exploration du discours de la séduction tente d’éclairer la violence occultée par le voile en passant au crible le langage du pouvoir et des sentiments, en particulier les manipulations exercées par les plus faibles ainsi que la bienveillance et l’instruction morale des puissants.

La représentation bienveillante de l’institution paternelle dans la loi sur les esclaves dépeint la relation maître-esclave comme étant caractérisée par des liens d’affection. Cette alchimie discursive transforme les relations de violence et de domination en relations d’affinité. La mutualité ou la relation dépend de la construction de l’esclave noir comme une personne facilement encline à la soumission, un habile ouvrier maniant sa propre faiblesse avec maestria, un insubordonné potentiellement menaçant qui ne pouvait être discipliné que par la violence. L’enjeu de la fantaisie sociale repose sur la transmutation de la violence extrême et de l’utilisation brutale à n’importe quelle fin et par n’importe quel moyen en une relation non antagoniste, organique et complémentaire. La disposition du Sud (et de la nation) à se représenter l’esclavage racial comme une institution paternelle et bienveillante et les relations maître-esclave comme liées par des sentiments est hantée par le spectre de l’esclave obséquieux et menaçant. Cette construction manichéenne sous-tend à la fois la violence nécessaire et les liens d’affection prévus par la loi sur l’esclavage. En outre, ce fantasme permet une vision de la blancheur définie principalement par sa relation complémentaire avec la noirceur et par le désir d’incorporer et de réguler l’excès du noir. La séduction offre une vision holistique de l’ordre social, non pas divisé par des antagonismes, mais plutôt en équilibre précaire entre barbarie et civilisation, violence et protection, bienveillance mutuelle et soumission absolue, brutalité et sentiment. Cette vision harmonieuse de la communauté, ce fantasme, repose sur l’exercice de la violence et les liens affectifs. La consonance du faible et du puissant, telle qu’elle est présumée et élaborée dans le statut de l’esclave, rend inutile la protection contre la violence ; et les conséquences de cette croyance ont été dévastatrices et souvent fatales.

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La mesure de l’humanité (Valeurs de Thomas Cobb)

Dans Inquiry into the Law of Negro Slavery, Thomas Cobb explique les conditions dans lesquelles la domination du maître et la personne de l’esclave devaient être prises en compte dans la loi. En examinant les dimensions particulières de la qualité de personne dans la common law et les lois (spécifiques) sur l’esclavage, Cobb soutenait que l’esclave était reconnu d’abord comme une personne et ensuite comme un bien, en grande partie parce que dans tous les États esclavagistes « l’homicide d’un esclave est considéré comme un meurtre, et dans la plupart d’entre eux, [cela] a été expressément déclaré par la loi » ; et même lorsque cela n’est pas expressément déclaré par la loi, les principes des Lumières Chrétiennes étendent la protection à la vie et à l’intégrité corporelle. Néanmoins, il soutient que les esclaves ne sont pas de véritables sujets de droit commun et propose une définition minimale de la protection de la vie et de l’intégrité physique.

Le calcul de l’existence de l’esclave est déterminé par les conditions de base nécessaires pour fonctionner en tant que travailleur efficace et en tant que producteur d’une « croissance future » ou de marchandises humaines par le biais de la procréation ou de la reproduction forcée. L’étendue de la protection de la vie et de l’intégrité physique est déterminée par la diminution de la valeur du capital. À l’intérieur de ces limites, ce sont les degrés de préjudice et l’ampleur de la valeur qui déterminent la signification de la personne esclave. Il est difficile de reconnaître cette quantification sauvage de la vie et de la personne comme une reconnaissance de l’humanité noire, car cette stipulation restreinte de l’humain intensifie la souffrance des esclaves. Cette échelle de valeur subjective, cette mesure de la moindre humanité, était un complément plutôt qu’un correctif à la violence qui était le fondement de la loi sur l’esclavage. Si cette reconnaissance de l’humanité de l’esclave visait à établir une responsabilité pénale pour les actes de violence commis sur les esclaves, elle s’appuyait en fin de compte sur la diminution de la valeur des biens pour déterminer et reconnaître le préjudice. En d’autres termes, le « correctif » ressemblait au mal en ce sens que l’effort de reconnaissance de l’humanité se traduisait par la réinscription de la vie des Noirs sous le régime de la propriété. L’échelle de la valeur subjective reste dicté par l’utilisation et la valeur des biens. Les conséquences de cette construction de la personne intensifient le préjudice au nom même de la réparation. L’inclusion sélective de l’esclave dans le réseau de droits et de devoirs que constitue la common law démontre le caractère provisoire de cette reconnaissance de la personne.

Il n’est pas surprenant que les calibrages de Cobb et les dimensions sévèrement circonscrites de la personne par la loi aient constitué la « femme » comme une condition d’un préjudice négligeable et ne devant pas être réparé, en rejetant la violence sexuelle comme un « délit n’affectant pas l’existence de l’esclave ». Contrairement à d’autres formes de violence, comme les mutilations ou les coups et blessures, le viol n’est pas pénalisé par le statut de l’esclave, et les propriétaires ne sont pas non plus susceptibles d’engager des poursuites pour « intrusion » sur leur propriété. Cette blessure négligeable, différente des autres formes d’agression, peut augmenter la valeur de la propriété des esclaves au lieu de la diminuer si des enfants en résultaient. Le corps devient ainsi la proie de la violence sexuelle, tout en désavouant cette violence et cette blessure. Le corps ravagé, le corps violé par l’agression sexuelle, à la différence d’un bras ou d’une jambe cassés, ne confère aucune augmentation de la subjectivité parce qu’il ne diminue pas la productivité ou la valeur – au contraire, il peut même augmenter la valeur du captif. Elle n’offense pas non plus les principes des Lumières Chrétiennes. Le viol n’entre donc pas dans le calcul de l’humanité de l’esclave et ne fait pas partie des droits et protections que la loi leur accorde :

Si la disposition générale de la loi contre le meurtre doit être considérée comme incluant les esclaves, pourquoi tous les autres textes pénaux, par le même raisonnement, ne seraient-ils pas considérés comme incluant des infractions similaires lorsqu’elles sont commises sur des esclaves, sans qu’ils soient spécifiquement nommés ? () La loi, en reconnaissant l’existence de l’esclave en tant que personne, ne lui confère aucun droit ou privilège, sauf ceux qui sont nécessaires pour protéger cette existence. Tous les autres droits doivent être accordés spécialement. Par conséquent, les peines pour viol ne seraient pas et ne devraient pas, par cette implication, être étendues à la connaissance charnelle forcée d’un esclave, ce délit n’affectant pas l’existence de l’esclave, et cette existence étant l’étendue du droit que l’implication de la loi accorde.

(Thomas Cobb, Inquiry into the Law of Negro Slavery, (Philadelphia, 1858))

Tout en s’inquiétant de la négligence des blessures sexuelles et de l’absence de protection des femmes esclaves contre le viol dans la loi sur les esclaves, Cobb déclare que « bien qu’elle mérite d’être prise en considération par les législateurs », cette question ne doit pas susciter d’inquiétude excessive car « l’occurrence d’un tel délit est pratiquement inconnue ; et la lascivité connue du nègre rend la possibilité d’une telle occurrence très faible ». Si la nature de l’homme noir fait que « le viol est trop souvent un événement », l’appétit charnel de la femme noire l’écarte totalement de toute considération. Ce n’est pas simplement par hasard que le genre émerge en relation avec la violence – c’est-à-dire que la condition de la femme noire est constituée en termes de blessures négligeables et non réparées et de vulnérabilité accrue à la violence. En d’autres termes, la différence noire et sexuée est marquée et déterminée par la capacité de violence sexuelle et/ou l’impossibilité d’une telle violence qu’aurait une tekke violence d’affecter l’existence de la personne. L’engendrement de la race, tel qu’il est réfracté par l’échelle de valeur subjective de Cobb, implique le déni de la violation sexuelle en tant que forme de préjudice tout en affirmant la prévalence de la violence sexuelle due à la voracité du Noir. Si Cobb envisage d’abord la violation sexuelle sous l’angle des différences entre les sexes au sein de la communauté des esclaves, en termes de victime féminine et d’auteur masculin, les « fortes passions » du Noir finissent par annuler ces distinctions et, parallèlement, toute préoccupation concernant « la violation de la personne d’une femme esclave ». Selon Cobb, les Noirs étant moins doués pour la sexualité que pour la criminalité, ils avaient besoin de discipline et de gestion plutôt que de protection. À première vue, il est tentant de dire que les femmes noires ont été abandonnées par la loi, mais la réalité est bien plus complexe. La loi déterminait l’étendue de l’existence en calibrant la vulnérabilité à la violence et en délimitant le type de blessure ou d’infraction qui affectait la vie de l’esclave. Dans ce cadre, la vie n’était pas une dotation, mais le réglage fin d’un épuisement maîtrisé. Être noire et femme, c’est être invulnérable ou indifférente aux blessures sexuelles et capable de transmettre la dépossession d’une génération à l’autre. En termes plus simples et plus crus, la violation sexuelle des filles et des femmes noires n’était pas censée avoir un impact sur leur existence. Elle est pourtant la figure la plus marquée par son statut de marchandise, par sa capacité à reproduire la condition de dépossession dans le futur.

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Le façonnage de l’obligation : LA SERVITUDE POUR DETTES ET L’HÉRITAGE DE L’ESCLAVAGE

Le discours sur l’oisiveté se concentre sur les conduites et les comportements en contradiction avec l’exigence d’un système de travail libre, compte tenu de toutes ses anomalies dans le contexte post-bellum (NT : c’est-à-dire qui fait suite à la guerre de sécession et à l’abolition de l’esclavage). Les délits sont constitués par toute une série de pratiques itinérantes et intempestives considérées comme subversives et dangereuses pour l’ordre social. La panique ou l’alarme suscitée par l’indolence témoigne des conceptions contestées et disparates de la liberté qu’ont les propriétaires de plantations et les affranchis. Les dangers visés par ce discours émergent sur la dépendance et l’oisiveté sont : la mobilité des affranchis, le refus d’entrer dans des relations contractuelles avec les anciens propriétaires d’esclaves, et la capacité de subsister en dehors du travail salarié en raison de leurs besoins limités. Non seulement le caractère insaisissable de l’émancipation est indiqué par le recours continu à la force et à la contrainte dans la gestion des travailleurs noirs, mais, de la même manière, la fuite hors de la plantation, l’errance (des ex-esclaves) et la recherche (searching ), le mouvement agité des affranchis ont mis en évidence le gouffre entre le grand récit de l’émancipation et l’arène circonscrite de la possibilité. En tant que pratique, le déplacement n’accumule rien et n’entraîne aucun renversement de pouvoir, mais il maintient inlassablement l’irréalisable – être libre – en échappant temporairement aux contraintes de l’ordre. Comme le vol, il s’agit d’une pratique plus symbolique que matériellement transformatrice. Ces pratiques itinérantes constituent des élaborations de la fugitivité (fugitivity) et des extensions de la grève générale contre l’esclavage. Absalom Jenkins se souvient que « les gens ont erré pendant cinq ou six ans en essayant de se débrouiller aussi bien qu’ils le faisaient dans l’esclavage. Il a fallu des années avant qu’ils n’y retournent ». Si les déplacements se situaient à la frontière de l’irréel et de l’imaginaire, ils allaient néanmoins à l’encontre du projet de socialisation des travailleurs noirs en vue des relations de marché. En effet, en refusant de rester à leur place, les émancipés insistaient sur le fait que la liberté était un départ (departure), au sens propre et figuré, de leur ancienne condition.

Pour implanter une éthique rationnelle du travail, éradiquer les pratiques pédestres de la liberté, apaiser les craintes suscitées par le système du travail libre et assurer le triomphe des relations de marché et du travail salarié, les « amis du nègre » autoproclamés se rendent dans le Sud. Par le biais de manuels pédagogiques, d’écoles d’affranchis et d’instructions religieuses, les enseignants, les missionnaires et les directeurs de plantations se sont efforcés d’inculquer une éthique de l’acquisition et de l’intérêt personnel qui motiverait les anciens esclaves à devenir des travailleurs dévoués et productifs. Le comportement indécent, orgueilleux et apparemment imprudent par lequel les nouveaux émancipés affirmaient leur liberté devait être corrigé par des doses adéquates d’humilité, de responsabilité et de retenue. Ces vertus définissaient principalement le comportement approprié des hommes libres. Des manuels pratiques tels que Advice to Freedmen d’Isaac Brinckerhoff, Friendly Counsels for Freedmen de Jared Bell Waterbury, John Freeman and His Family d’Helen E. Brown et Plain Counsels for Freedmen de Clinton Bowen Fisk tentaient de remédier à la situation difficile de l’émancipation en façonnant un sujet ascétique et acquisitif, incité à consommer en raison de ses besoins et poussé à échanger son travail en raison de ses besoins. Les questions de productivité et de discipline intéressaient directement les auteurs de ces textes, non seulement en tant que « vieux et chers amis des Noirs » ou en tant que sympathisants qui « travaillaient sans relâche à leur bien-être », mais aussi en tant que directeurs de plantations et agents du Freedmen’s Bureau directement impliqués dans la transition vers une économie de main-d’œuvre libre. Isaac Brinckerhoff avait été surintendant d’une plantation dans les Sea Islands. Clinton Bowen Fisk était commissaire adjoint pour les Freedmen’s Bureau du Tennessee et du Kentucky et l’éponyme de l’université Fisk.

***

LA DETTE DE L’ÉMANCIPATION

Deux autres extraits traduits de Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (W. W. Norton & Company, 1997)

Je commente brièvement les deux extraits qui s’appuient sur les fameux manuels pédagogiques publiés après la guerre de Sécession et diffusés auprès des esclaves “affranchis” (Des manuels pratiques tels que Advice to Freedmen d’Isaac Brinckerhoff, Friendly Counsels for Freedmen de Jared Bell Waterbury, John Freeman and His Family d’Helen E. Brown et Plain Counsels for Freedmen de Clinton Bowen Fisk) dont Saidya Hartman fait apparaître les articulations idéologiques (parfaitement racistes).

Le premier extrait, “La dette de l’émancipation”, souligne comment cette écriture de l’Histoire enseignée aux esclaves (et parfaitement intégré à la l’imaginaire des blancs, abolitionnistes ou non) fait porter le poids de la guerre de sécession aux esclaves émancipés : ce dont l’esclave doit être conscient, c’est que sa liberté a été payée du prix d’une guerre coûteuse en “or” et en “sang”, sous entendu des blancs qui se sont entre-tués (qu’ils soient d’ailleurs du côté de l’Union ou des Confédérés) comme si au fond, ce traumatisme de la nation américaine nationale (et blanche) devait être mis au débit des esclaves, “par la faute desquels” tous ces massacres se sont produits. Comme le signale Hartman, le sang qui compte, c’est, dans une acception raciale évidente, le sang des blancs, des soldats et de leurs familles (les mères endeuillées), et certainement pas le sang des noirs, dont l’histoire de l’oppression est entièrement effacée de l’histoire de l’abolition : “le sang régulièrement versé au poteau de fouet ou tiré par le chat à neuf queues (cat-o’-nine tails) dans les champs, les 200 000 soldats noirs qui ont combattu pour l’Union, ou la grève générale, les centaines de milliers d’esclaves qui ont contribué à la défaite de la Confédération en fuyant la plantation et en se rassemblant derrière les lignes de l’Union ne sont pas inclus dans ces récits de la fin de l’esclavage”. Il faudra du temps, explique d’éducateur, pour racheter le sang des blancs versés pour votre libération (un temps qui est aussi celui de la rédemption chrétienne). De la patience.

Ce qui nous amène au second extrait, “Courber le dos” (bend your back). À cette liberté soi-disant conquise, répond immédiatement un ensemble de contraintes et de devoirs extraordinaires, qu’on pourrait résumer (pour dite vite) dans l’injonction à embrasser (avec zèle et joie) le mode de vie ascétique du producteur/consommateur en régime capitaliste. Être un affranchi, être libre, se mérite (quand on est noir de peau). Accéder au privilège du sujet blanc passe par une période de soumission à la durée indéfinie : le maître mot ici est “patience”. Cette même “patience” que les libéraux, aussi bien que les communistes ou les socialistes du reste, requièrent des pauvres et du prolétariat, assignés au statut de « travailleur libre ». Vous aussi finirez, sinon en ce bas monde, peut-être dans l’au-delà, par jouir des fruits de votre labeur, mais il faudra accepter une vie de soumission, et adopter les postures de l’humilité qui sont très exactement celles qu’on requérait des esclaves dans les plantations : Courber le dos (mais avec joie!), baisser les yeux devant le maître (ou le patron),obéir, se prosterner, faire acte de déférence. Autant de postures qui rappellent aussi celles du repentir «  comme si les péchés de l’esclavage devaient être remboursés par les labeurs de l’affranchi ».

 

La dette de l’émancipation

« Mon ami, tu as été un esclave. Tu es maintenant un affranchi. Advice to Freedmen s’ouvre sur ce effusion, comme si, par la seule force de sa déclaration, il libérait les esclaves, ou comme si la liberté était un cadeau dispensé par un bienfaiteur aimable aux moins fortunés ou aux moins méritants. Les gestes bienveillants inaugurent les histoires de liberté noire racontées dans ces textes et établissent du même élan l’obligation et la dette des affranchis envers leurs amis et bienfaiteurs. Le fardeau de la dette, du devoir et de la gratitude imposé aux nouveaux émancipés en échange ou en remboursement de leur liberté est établi dans les récits d’origine qui ouvrent ces manuels. Dans la section « Comment vous êtes devenus libres » de l’ouvrage Advice to Freedmen, les affranchis sont informés que leur liberté a été achetée par des trésors, des millions de dollars du gouvernement et d’innombrables vies : « Votre liberté a été achetée au prix d’un trésor et d’un sang précieux. Que ces souffrances et ces sacrifices ne soient jamais oubliés lorsque vous vous souvenez que vous n’êtes plus un esclave mais un affranchi ». De même, les Plain Counsels conseillaient aux affranchis de ne pas prendre à la légère le don de la liberté, mais plutôt de « faire passer votre liberté avant l’or, car elle a coûté des rivières de sang ». Le sang des frères de guerre et des fils de mère qui a taché le paysage déchiré par les batailles des États-Unis a accordé la liberté aux esclaves, mais le sang régulièrement versé au poteau de fouet ou tiré par le chat à neuf queues (cat-o’-nine tails) dans les champs, les 200 000 soldats noirs qui ont combattu pour l’Union, ou la grève générale, les centaines de milliers d’esclaves qui ont contribué à la défaite de la Confédération en fuyant la plantation et en se rassemblant derrière les lignes de l’Union ne sont pas inclus dans ces récits de la fin de l’esclavage. Le sang, symbole de la rédemption chrétienne, de la réunion nationale et des différences raciales immuables et inéluctables, est régulièrement juxtaposé à l’or et aux autres trésors dépensés au nom de la liberté des Noirs et qui, vraisemblablement, rend les affranchis redevables à la nation. Le langage du sang ne figure pas seulement les dépenses coûteuses de la guerre, mais décrit déjà les difficultés de la liberté. Comme le fait remarquer Jared Bell Waterbury dans Southern Planters and Freedmen, « les difficultés sociales de longue date ne peuvent être surmontées soudainement ou violemment. Elles sont comme des blessures qui doivent saigner un certain temps avant de guérir, et le processus de guérison, bien que lent et exigeant beaucoup de patience, est néanmoins certain ». Le corps blessé représente la nation et les blessures de la guerre doivent être réparées non seulement par le passage du temps, mais aussi par l’échange obligatoire et les remises morales des émancipés.

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Courber le dos

Les images du corps laborieux représentées dans ces textes montrent clairement que les devoirs de l’affranchi associent les exigences de la servitude aux responsabilités de l’indépendance. Reprenons le passage suivant de Advice to Freedmen (Conseils aux affranchis) : « La jouissance des privilèges d’un affranchi s’accompagne également des devoirs d’un affranchi. Ceux-ci sont lourds. Vous ne pouvez pas vous en débarrasser. Il faut les assumer. Et si vous n’êtes pas prêt à les assumer avec l’esprit qui convient et à remplir patiemment et joyeusement ces obligations, vous n’êtes pas digne d’être un affranchi. Il se peut que vous trembliez à l’idée de ces devoirs et de ces responsabilités. Mais ne craignez rien. Mettez votre confiance en Dieu, et courbez le dos avec joie et espérance pour supporter le fardeau ». Le fait de courber joyeusement le dos modifie le régime « éreintant » du travail des esclaves et invite aux génuflexions devant les bénédictions et les privilèges de la liberté. Le dos joyeusement courbé vers les fardeaux qui lui sont imposés transforme l’individualité pesante et les encombrements de la liberté en un exercice propice au libre arbitre et à la construction de soi. Cette description troublante fait de la servilité et de la soumission des conditions préalables à la jouissance des privilèges de la liberté. Le fait de courber joyeusement le dos aux fardeaux existants et anticipés unit l’éthique sentimentale de la soumission aux idéaux rationnels et ascétiques du marché. La liberté, bien que libérant de l’esclavage, impose indubitablement des charges d’un autre ordre. Le corps qui n’est plus enchaîné ou gouverné par le fouet est désormais lié par le poids de la conscience, du devoir et de l’obligation. Dans ce scénario, la dette instituée par le don de la liberté s’avère indubitable. Elle exige un retour digne – un dos courbé, des mains agiles, des yeux détournés et des attentes réduites. Le non-respect de cette obligation risque d’entraîner la perte de l’honneur, du statut et de la virilité, voire de la liberté ou de la vie. Seules l’industrie, la diligence et la volonté de travailler, même pour un salaire négligeable, prouvent que l’on mérite la liberté.

Le dos joyeusement courbé du travailleur évoque un répertoire d’images familières qui traversent le fossé entre l’esclavage et la liberté. Si cette figure symbolise la liberté, elle le fait en rendant difficile, voire impossible, la distinction entre l’assujettissement à l’esclavage et l’intérêt personnel satisfait du travailleur libre. Le dos courbé offre une image de liberté qui nous empêche de discerner si le travailleur dans le champ est poussé par le fouet ou par l’élan intérieur du devoir et de l’obligation. La figure du labeur, le dos courbé et la bête de somme, convoqués par cette chaîne d’association, éludent la distinction si souvent faite entre la volonté et l’absence de volonté. Il s’avère que l’anatomie de la liberté exposée dans ces textes s’intéresse au corps en tant qu’objet et instrument, effaçant les distinctions entre esclave et travailleur, car, comme nous le dit le livre John Freeman and his family, le corps « destiné à travailler » renvoie à la division raciale du travail dans laquelle « certains doivent travailler avec les mains, tandis que d’autres travaillent avec la tête… Chacun doit être prêt à faire sa part, là où on a le plus besoin de lui ». Pourtant, le dos courbé évoque volontiers la déférence, l’obéissance, la prosternation et l’humilité et témoigne de l’utilisation du corps comme machine de travail. Tout comme les yeux baissés, les épaules voûtées et les pieds traînants étaient le langage gestuel de l’esclavage, le dos courbé exprimait de la même manière la servilité et l’exploitation de l’économie de l’après-guerre (de sécession).

Le devoir impose également des fardeaux à l’âme. Pour le travailleur libre, accablé par le poids de ses responsabilités, plein d’espoir et obéissant, le travail doit être sa propre récompense, car les efforts du travail manuel sont aussi des démonstrations de foi. Le dos courbé témoigne de la confiance en Dieu. Le dos courbé témoignait de la confiance en Dieu. John Freeman informe ses frères : « Si vous ne travaillez pas, vous ne pouvez pas prier ; car le Seigneur Jéhovah ne dit-il pas que si nous avons le péché dans le cœur, il ne nous entendra pas ? L’oisiveté est le « terrain de jeu du diable ». Le cœur brisé reproduit le corps soumis et suppliant et transforme les règles de conduite en articles de foi. Comme le déclare Waterbury, « vous devez avoir le cœur brisé, le chagrin du péché, le chagrin devant Dieu, parce que vous avez enfreint ses lois ». De même que le cœur brisé était la reconnaissance de sa culpabilité et de son péché devant Dieu, de même le dos courbé prenait la posture du repentir, comme si les péchés de l’esclavage devaient être remboursés par les labeurs de l’affranchi.

06.07.2024 à 12:04

1998-2024 : de l’optimisme cruel de la société multiraciale

danah

FOOTBALL/RACISME 1998-2024 de l’optimisme cruel Ma chérie hier soir, qui dort quelque part dans le centre-ville de Metz, m’envoie un message vers 1h30 : « impossible de dormir, y’a des mecs dans la rue à cause du match de foot, et j’entends gueuler « les bougnoules sales arabes ». Ambiance été 2024. Il y a 26 ans, en 1998,…
Texte intégral (1033 mots)

FOOTBALL/RACISME
1998-2024
de l’optimisme cruel

Ma chérie hier soir, qui dort quelque part dans le centre-ville de Metz, m’envoie un message vers 1h30 : « impossible de dormir, y’a des mecs dans la rue à cause du match de foot, et j’entends gueuler « les bougnoules sales arabes ».

Ambiance été 2024.

Il y a 26 ans, en 1998, il en allait tout autrement.

Certain.e.s se rappellent sans doute l’effervescence populaire qui avait suivi le titre de champion du monde de foot en 1998 : la découverte et la célébration un peu stupéfaite d’une « nation multiraciale », l’apogée spectaculaire d’une brève période où le multiculturalisme avait le vent en poupe. C’était une autre époque. Vraiment.

De fait, comme le disent beaucoup de chercheurs des Critical Racial Studies, à commencer par David Theo Goldberg, le récit multiculturaliste ou, si l’on préfère, de l’avènement d’une société « post-raciale » (prétendant que le racisme était bel et bien derrière nous, emporté par cet autre récit, plus global, d’un progrès irrésistible des valeurs humanistes etc, etc.), ce récit a obscurci (avec les meilleures intentions du monde certes) la manière dont nos sociétés demeuraient structurellement racistes – en faisant passer dès lors toute manifestation de racisme pour un épisode exceptionnel, une aberration, un regrettable excès, une déviance passagère (le fait d’un citoyen mal informé, mal éduqué, dont le délire momentané ne signifie rien d’autre que l’acte impulsif d’une brebis galeuse – et ne devrait surtout pas dévoiler quoi que ce soit du « système »).

On s’est rendu aveugle à la persistance structurelle du racisme, dans les inégalités socio-économiques, les institutions, jusqu’à, d’une manière somme toute extraordinaire, écarter du domaine du racisme les politiques migratoires, l’édification violente, sanglante, létale, de la forteresse européenne. Comme si ces corps noyés dérivant dans la méditerranée ou la Manche, n’avaient rien à voir avec le racisme (les catégories du « migrant », du « demandeur d’asile », du « réfugié », venant oblitérer leur caractère racial). Sans parler du harcèlement continu et quotidien des racisés dans ce pays, de la violence sélective des forces de l’ordre, des discriminations persistantes – transformant certaines enclaves en ghettos, en zones d’exception où règne un apartheid larvé à l’abri du regard des blancs.

L’Europe a été bâtie par les blancs et pour les blancs. Son histoire, esclavagiste, coloniale, et sa prospérité reposent sur l’exploitation des corps et des ressources de l’autre racisé. Et, plus profondément encore, la construction de l’identité européenne s’ancre dans la détermination de ces « pas tout à fait humains », pas « tout à fait blancs », « pas tout à fait européens » – qui du moins, s’ils prétendent le devenir, doivent et devront (ad vitam æternam) sans cesse en apporter la preuve, la justification (quand vous êtes blanc, cette justification n’est pas à fournir, elle va de soi – excepté peut-être si vous êtes vraiment « trop pauvre et sans emploi »).

Avec le recul, la diffusion du récit multiculturaliste de « la fin du racisme », dans lequel comme un certain nombre d’entre vous j’ai baigné, avec la joie et l’enthousiasme et l’espérance dont il était porteur, s’est échoué sur les rives d’une réalité bien plus amère : nous, les multiculturalistes, avons raté, dans notre candeur, et en toute bonne foi, ce qui structurellement assurait la pérennité du racisme, et qui nous revient aujourd’hui avec la plus grande brutalité sous la forme d’un autre récit : celui du suprématisme blanc, parfaitement explicite et devenu mainstream.

NB : en revoyant les images d’archive de cette fête incroyable, le 12 juillet 1998, j’en ai presque les larmes aux yeux. Tout le monde s’embrassait : et je crois même qu’il y avait une réelle jouissance à s’embrasser délibérément entre blancs, arabes, blacks, comme une sorte de défi à quelque chose que nous sentions au plus profond de nous, c’était physique, charnel, et, parce qu’entièrement spontané, improvisé, génial. Toute une génération essayant à cette occasion d’inventer quelque chose de différent. J’ai vraiment senti cela. (et aussi, le fait que soudainement, beaucoup de femmes avaient suivi la compétition : les fans de foot n’étaient plus « entre mecs », et ça changeait tout évidemment : je suis persuadé que les quantités affolantes d’amour qui se sont déployées dans le pays ce soir-là devaient beaucoup au fait que les femmes étaient présentes.)

Et, pour pas mal d’entre nous, ça dépassait largement le patriotisme crasseux habituel, précisément parce que l’équipe était « multicolore » : de facto, les joueurs n’étaient ni blancs, ni noirs, ni maghrébins, et nous, les spectateurs, les célébrants, ne l’étions pas plus. Ou du moins était-ce le rêve qu’à ce moment-là précis de l’histoire nous essayions, avec toute la fougue de notre jeunesse, de faire advenir.

Bref, oui, en y repensant (je l’ai vécu à Poitiers, c’était énorme émotionnellement) j’en ai les larmes aux yeux.

(et ces larmes s’écoulent évidemment dans le même temps, aujourd’hui, sur le versant de l’amertume. Car 26 années viennent de s’écouler, et avec elles, des océans d’angoisse larvée ou manifeste, de haine rampante ou explosive. Cet optimisme de la fin du millénaire (en France en tous cas), relève bel et bien de ce que Lauren Berlant appelait « the cruel optimism »)

01.07.2024 à 19:34

Notre Forteresse

danah

Il s’agit d’un épisode du programme Grand Reportage sur RFI réalisé par la journaliste Manon Chapelain, qui travaille en Turquie. Elle a enquêté à la frontière entre l’Iran et la Turquie, et raconte ce qui se passe avec les personnes qui essaient de fuir l’Iran en ce moment. Depuis la réélection de Erdogan, les choses…
Texte intégral (563 mots)

Il s’agit d’un épisode du programme Grand Reportage sur RFI réalisé par la journaliste Manon Chapelain, qui travaille en Turquie. Elle a enquêté à la frontière entre l’Iran et la Turquie, et raconte ce qui se passe avec les personnes qui essaient de fuir l’Iran en ce moment.

Depuis la réélection de Erdogan, les choses ont empiré. Les policiers iraniens et turques n’hésitent pas à abattre ceux qui essaient de quitter l’Iran.

Sa visite dans le cimetière d’un village près de la frontière est un moment de radio terrible.

rfi.fr/fr/podcasts/grand-repor

Ce que je voudrais rappeler maintenant. C’est que cette frontière, qui nous paraît tellement lointaine, c’est la nôtre. (nous : européens)

Que ces infrastructures militaires et policières qui empêchent la circulation de ceux qui cherchent un endroit où être, ce sont les nôtres : c’est nous qui les finançons, littéralement. Avec nos impôts. (nous : européens)

Que ces 295 km de béton édifiés à travers les montagnes, sont notre mur. (nous : européens)

Que nous sommes comptables des exactions commises sur ces enfants, ces femmes et ces hommes qui tentent de fuir un régime qui veut leur mort. (nous : européens).

Que les cadavres des migrants qu’on retrouve à la fonte des neiges, des réfugiés égarés dans la montagne et qui meurent de froid, ou que des milices et des gangs ont trucidé durant leur passage, sont à porter sur le compte de notre nécropolitique (comme le dit Achille Mbembé, nécropolitique selon laquelle s’opère le partage mortel entre ceux qui doivent être sacrifiés pour que les autres puissent être sauvés)

Que cette forteresse européenne raciale et sanglante, ce n’est pas un état totalitaire ou d’extrême droite qui l’a conçue. Ce sont nos démocraties libérales européennes.

(et que rejeter la faute sur la cruauté d’Erdogan et ses sbires est d’une hypocrisie sans nom. remplacez Turquie par Égypte, et demain par Albanie ou Rwanda, et hier encore, Nauru, c’est toujours la même histoire : on externalise nos sales besognes, on paye d’autres états pour faire le sale boulot, puis on peut se scandaliser à loisir de la manière dont ils procèdent. Une sinistre blague – sans parler du fait qu’on “barbarise” un peu plus ces états qui internent ceux dont nous ne voulons pas – Julia Morris a très bien expliqué cela dans le cas de Nauru, et ne fait pas de cadeaux à une certain gauche australienne qui s’est empressé d’embrasser un narratif condamnant la supposée cruauté des Nauruans – une autre forme de racisme évidemment)

01.07.2024 à 19:33

Our fortress

danah

This is an episode of RFI’s Grand Reportage program by journalist Manon Chapelain, who works in Turkey. She investigated the border between Iran and Turkey, and tells what’s happening to people trying to flee Iran at the moment. Since Erdogan’s re-election, things have got worse. Iranian and Turkish police don’t hesitate to shoot anyone trying…
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This is an episode of RFI’s Grand Reportage program by journalist Manon Chapelain, who works in Turkey. She investigated the border between Iran and Turkey, and tells what’s happening to people trying to flee Iran at the moment.

Since Erdogan’s re-election, things have got worse. Iranian and Turkish police don’t hesitate to shoot anyone trying to leave Iran.

Her visit to the cemetery of a village near the border is a terrible radio moment.

rfi.fr/fr/podcasts/grand-repor

What I’d like to point out now. This border, which seems so far away, is ours. (us: Europeans)

That these military and police infrastructures which prevent the movement of those seeking a place to come to, are ours: it is we who finance them, literally. With our taxes. (us: Europeans)

That these 295 km of concrete built across the mountains are our wall (we: Europeans).

That we are accountable for the atrocities committed against the children, women and men trying to escape a regime that wants them dead (we: Europeans).

That the corpses of migrants found when the snow melts, of refugees lost in the mountains and freezing to death, or of those killed by militias and gangs as they pass through, are to be blamed on our necropolitics (as Achille Mbembé puts it, a necropolitics that sorts out those who must be sacrificed so that others can be saved).

That this bloody, racial fortress of Europe was not designed by a totalitarian or far-right state. It’s our European liberal democracies.

01.07.2024 à 19:29

We Grown now (Minhal Baig)

danah

Je suis bouleversé. C’est un des plus beaux films qu’il m’ait été donné de voir. We Grown now, de la réalisatrice Minhal Baig, suit la trace deux gamins qui vivent dans cette cité, Cabrini-Green, à Chicago, qui est devenue un des symboles de la ségrégation raciale aux États-Unis. Que la poétesse Dorren Ambrose-Van Lee qualifie…
Texte intégral (993 mots)

Je suis bouleversé. C’est un des plus beaux films qu’il m’ait été donné de voir.

We Grown now, de la réalisatrice Minhal Baig, suit la trace deux gamins qui vivent dans cette cité, Cabrini-Green, à Chicago, qui est devenue un des symboles de la ségrégation raciale aux États-Unis. Que la poétesse Dorren Ambrose-Van Lee qualifie de ghetto. Curtis Mayfield, Ramsey Lewis, Jerry Butler, Terry Callier, soit quelques-uns des plus grands musiciens du jazz et de la soul, y sont nés ou y ont grandi.

fr.wikipedia.org/wiki/Cabrini-

Ce film me donne l’impression de plonger dans un texte de Saidiya Hartman. L’écriture des dialogues et des monologues est d’une finesse, d’une justesse. Je crois que rien qu’en lisant le texte du film, je serais en larmes du début à la fin (c’est l’état dans lequel m’a plongé Wayward Lives, Beautiful Experiments, de Hartman)

Tout est sublime. Pure Poetry.
(Il y a tout de même un moment où j’étais en rage. Où j’avais envie de tuer des flics. Une rupture incroyable dans la narration. Je lis depuis des années des livres, notamment américain, sur le racisme structurel de nos démocraties libérales. Mais certaines scènes du film valent bien des livres que j’ai lus. Les résument tous.)

Blake Cameron James, Gian Knight Ramirez, les interprètes des deux personnages dont l’amitié porte le film, sont incroyables.

J’étais déjà amoureux fou de Jurnee Smollett après l’avoir vue dans Lovecraft Country, et ce film n’a certainement pas arrangé mon cas.

Je songe à cette citation de Michael Hanchard que j’ai lue dans le livre de Nasar Meer (The Cruel Optimism of Racial Justice) cet après-midi :

“Unequal relationships between dominant and subordinate groups produce unequal temporal access to institutions, goods, services, resources, power, and knowledge …When coupled with the distinct temporal modalities that relations of dominance and subordination produce, racial time has operated as a structural effect upon the politics of racial difference. Its effects can be seen in the daily interactions—grand and quotidian—in multiracial societies.”

“Les relations inégales entre les groupes dominants et subordonnés produisent un accès temporel inégal aux institutions, aux biens, aux services, aux ressources, au pouvoir et à la connaissance… Associé aux modalités temporelles distinctes que les relations de domination et de subordination produisent, le temps racial a eu un effet structurel sur la politique de la différence raciale. Ses effets sont visibles dans les interactions quotidiennes – grandes et petites – des sociétés multiraciales.”

‘Afro-Modernity: Temporality, politics, and the African diaspora’, Public Culture, 11(1999, 1): 245–68.

Et bien sûr W.E.B. Du Bois (Darkwater, 1920)

“The discovery of personal whiteness among the world’s peoples is a very modern thing’, and one through which has been claimed ‘the ownership of the earth forever’, where ‘the black world gets only the pittance that the white world throws it disdainfully.

(…)

Everything great, good, efficient, fair, and honorable is ‘white’; everything mean, bad, blundering, cheating, and dishonorable is ‘yellow’; a bad taste is ‘brown’ and the devil is ‘black.’ The changes of this theme are continually rung in picture and story, in newspaper heading and moving-picture, in sermon and school book, until, of course, the King can do no wrong, – a White Man is always right and a Black Man has no rights which a white man is bound to respect.”

“La découverte de la blancheur personnelle des peuples du monde est une chose très moderne, et une chose par laquelle a été revendiquée “la propriété de la terre pour toujours”, où “le monde noir n’obtient que la pitance que le monde blanc lui jette avec dédain…

(…)

Tout ce qui est grand, bon, efficace, juste et honorable est “blanc” ; tout ce qui est méchant, mauvais, maladroit, tricheur et déshonorant est “jaune” ; le mauvais goût est “brun” et le diable est “noir”. Les variations de ce thème sont continuellement reprises dans les images et les histoires, dans les titres de journaux et les images animées, dans les sermons et les livres d’école, jusqu’à ce que, bien sûr, le roi ne puisse pas faire de mal, que l’homme blanc ait toujours raison et que l’homme noir n’ait pas de droits qu’un homme blanc soit tenu de respecter.”

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