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Outside Dana Hilliot

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06.05.2024 à 20:42

Le risque de la clarté (la police de la pensée)

danah

Je parcours certains fils de discussion, parfois assez tendus, qui visent à clarifier les significations de certains mots emblématiques des débats contemporains. Sans nier du tout le caractère louable de ces discussions, il m’arrive très souvent, au bout d’un moment, en lisant ou en écoutant les arguments des uns et des autres, de perdre le…
Texte intégral (1182 mots)

Je parcours certains fils de discussion, parfois assez tendus, qui visent à clarifier les significations de certains mots emblématiques des débats contemporains.

Sans nier du tout le caractère louable de ces discussions, il m’arrive très souvent, au bout d’un moment, en lisant ou en écoutant les arguments des uns et des autres, de perdre le fil, et cette impression de n’entendre plus que le bruit qu’elles font – j’emprunte ce mot, bruit (noise) à Lauren Berlant (lire notamment Cruel Optimism), par lequel elle pointe l’épaisseur affective du discours, c’est-à-dire non plus le sens ou la signification, mais ce qu’on pourrait aussi appeler la dimension performative : l’effet que ce discours est censé produire.

Un peu comme dans ces discours lénifiants de responsables politiques, dont le contenu, à bien l’étudier, peut s’avérer n’être qu’un collage d’éléments de langage assemblés sans lien logique, mais qui valent d’abord par l’effet qu’ils produisent, le “bruit” qu’ils font, par exemple, susciter l’attachement à la nation, à l’État, au gouvernement, des affects d’adhésion d’autant plus prégnants qu’ils sont irréfléchis.

C’est le bruit continu de cette sorte de litanie ininterrompue dont on est abreuvé la plupart du temps dès qu’on se connecte aux flux d’informations (ou qu’on y est connecté sans y prendre garde en entrant dans un supermarché où la radio est diffusée, en feuilletant un magazine dans une salle d’attente, en regardant “machinalement” un écran de télévision ou de smartphone ou un panneau d’affichage. Ce bruit persistant par lequel l’État, les institutions, le marché, les infrastructures, les “valeurs” néolibérales, assurent leur reproduction en possédant littéralement les esprits et les corps, en les hantant comme disait (après Derrida) feu Mark Fisher (l’hantologie).

Qu’il y ait un besoin impérieux, dans ce contexte de hantise généralisée, de revenir au sens, de clarifier certains concepts, on peut le comprendre. Et le souhaiter. Mais bien souvent, quand je lis donc ces discussions et ces argumentations, et les conflits qui émergent en leur cœur ici et là, de manière presque prédictible, je me dis que cette ambition de clarification repose à son tour sur une conception implicite assez naïve de la langue. Notamment quand la langue prétend investir avec les mots des valeurs, dissocier le bien du mal, le correct de l’incorrect, etc. (J’ai quelques exemples en tête, mais je ne veux pas les expliciter maintenant par crainte de détourner l’attention des rares lecteurs qui auront fait l’effort de me lire jusqu’ici )

Imaginer qu’il puisse exister quelque chose comme une langue définitivement claire, composée de mots dont le sens ferait consensus, résultant d’un tri rigoureux entre le mésusage et l’usage correct, relève d’une sorte de naïveté, dans la mesure où, quand nous parlons à quelqu’un (ou quand nous nous parlons à nous-même), les mots « importants » autour desquels gravitent nos paroles s’accompagnent immanquablement de ce que Wilfred Rupert Bion appelait un « nuage d’associations » – lesquelles associations peuvent être (en apparence) de simples tonalités affectives, le plaisir, le déplaisir, l’indifférence, mais aussi, et probablement toujours, les conséquences d’attachements antérieurs, de récits et de souvenirs, certains contextes dans lesquels ces mots nous sont apparus autrefois, et qui nous ont marqué. Pour le dire autrement, et c’est le cas de ce que nous appelons des “valeurs”, qui ne sont jamais réductibles à la définition des mots qui les supportent dans un dictionnaire, ces mots, quand nous les utilisons, débordent d’affects, d’images, de sentiments, de désirs et parfois d’espoir (mais peuvent être aussi désaffectés, désespérés, décevants, embarrassants, etc.)

La polémique, notamment entre personnes du « même bord » (habituellement plutôt d’accord), vient de ce que les contextes souvent inconscients d’où surgissent certains mots diffèrent parfois énormément d’une personne à l’autre. Et la situation empire, si, comme il est courant dans la politique néolibérale qui vise à instrumentaliser la langue de manière à accroître encore plus la confusion, ces mêmes mots sont aussi utilisés, à des fins assurément différentes, par l’ennemi.

C’est pourquoi, et je conclurai provisoirement ainsi, je crois qu’il faut prendre garde de ne pas verser, même avec les meilleures intentions du monde, dans ce qu’on pourrait appeler une « police de la pensée ». Non seulement parce qu’il y a bien assez de police comme ça, mais parce que cet espoir (compréhensible) de clarifier une fois pour toutes la langue risque fort en réalité de l’appauvrir, de faire taire (silentiser) les nuances, et, au fond, de clore les débats en produisant de manière forcée, pour ne pas dire violente, une forme de consensus artificiel, qui ne pense plus (ce qui est le propre du consensus), et finit par ressembler à une sorte de jargon sans âme.

 

Addenda :

Le risque de la pureté idéologique – mais au fond, de tout dogmatisme – c’est de ne laisser derrière elle que des mots vidés de sens, qu’on emploie comme des étendards auxquels on se rallie instinctivement ou par réflexe, des slogans, des fétiches. Et on voit bien comment ces mots devenus des fétiches sont aisément récupérables par l’ennemi – la machine à recycler néolibérale est très douée dans ce genre de sport : repiquer les mots de la gauche, se les approprier comme des marchandises linguistiques pour ainsi dire, et les recracher dans des discours sans queue ni tête, suscitant encore plus de confusion. Une partie de l’embarras discursif militant (surtout à gauche – à droite, ça n’a pas l’air de les embarrasser du tout  ) vient de ce genre de processus.

Et effectivement, quand il s’agit d’imaginer des alternatives politiques, des hétérotopies, qui sortent un peu des clous des dogmes idéologiques, y’a toujours quelques zigomars prompts à les tuer dans l’œuf.

Mon point de vue là-dessus, c’est qu’on a un besoin urgent d’hétérotopies, et qu’importe si elles ne sont pas toutes “pures” ou “dénuées d’impureté”. Mais qu’on a tout autant besoin de faire de l’histoire, et de géographie, et de l’anthropologie, précieux outils de contextualisation, et, éventuellement, de relativisation, qui enrichissent en tous cas nos vocabulaires, pluralisent nos perspectives, et nous libèrent au fond des carcans idéologiques (souvent très européanocentrés d’ailleurs)

01.05.2024 à 14:37

Elisabeth Anker, Ugly Freedom – devenir poussières

danah

Je traduis ici quelques pages du chapitre 4 (Freedom as Climate destruction, Guts, Dust, and Toxins in an Era of Consumptive Sovereignty) du livre d’Elisabeth Anker, Ugly Freedoms, Duke University Press, 2022 (pages 164-166). J’en avais déjà parlé ici : https://outsiderland.com/danahilliot/nous-sommes-tous-des-rancho-santa-fe-les-ugly-freedoms-delisabeth-anker/ Si les traditions euro-américaines de la pensée politique gardent jalousement la liberté comme un…
Texte intégral (1080 mots)

Je traduis ici quelques pages du chapitre 4 (Freedom as Climate destruction, Guts, Dust, and Toxins in an Era of Consumptive Sovereignty) du livre d’Elisabeth Anker, Ugly Freedoms, Duke University Press, 2022 (pages 164-166).

J’en avais déjà parlé ici : https://outsiderland.com/danahilliot/nous-sommes-tous-des-rancho-santa-fe-les-ugly-freedoms-delisabeth-anker/

Si les traditions euro-américaines de la pensée politique gardent jalousement la liberté comme un attribut réservé aux individus civilisés et autodéterminés disposant d’une autonomie suffisante pour échapper au déterminisme de la nature, que signifierait de montrer l’individu civilisé et autodéterminé comme étant avant tout un assemblage non humain de microbes, de détritus d’autres humains, de toxines, d’étoiles et de poussières constitués en réseaux de dépendance ? Quelles libertés peuvent émerger de cette vision, et quelles formes de liberté reculent parce qu’elles ne sont plus viables ?

se débarrasser des cannibales

Le deuxième sujet politique qui défie l’individu souverain d’offrir d’autres motifs de liberté est le sujet de la mue, dans lequel les corps sont toujours en train de muer et de s’infiltrer dans le monde et de se laisser derrière eux. Chaque personne perd une livre entière de cellules cutanées par an, soit environ dix milliards de particules par jour et par personne. Une grande partie de ces particules recouvre les surfaces de la maison, du travail et des lieux publics, devenant ainsi de la poussière. Elles sont respirées et mangées par d’autres humains et animaux. La frontière même entre le soi et l’autre s’effrite constamment dans les autres et est absorbée par eux. Chaque fois que les gens se serrent la main, ils se débarrassent de leurs limites corporelles les uns sur les autres. Ils peuvent alors ingérer la peau de l’autre et l’absorber dans leur corps ou la passer sur une poignée de porte où quelqu’un d’autre qu’ils n’ont jamais rencontré ramassera cette “frontière” et l’ingérera. L’ADN personnel, présent dans la peau ainsi que dans la salive, le sang, l’urine, les sécrétions vaginales et le sperme, est constamment émis par les corps et absorbé par d’autres, que ce soit dans d’autres corps, dans la terre ou dans l’eau. Les frontières entre les personnes s’entremêlent, car elles extrudent constamment leur matérialité intime. Nous mangeons littéralement les limites des autres au quotidien.

(…)

Cette vision d’un sujet qui mue, mangeant constamment la peau et les excréments des autres, traverse des tabous culturels communs et est codée affectivement comme répulsive parce qu’elle semble sale. Pourtant, comme l’affirme de manière provocante la théoricienne du queer Gayatri Gopinath, « les détritus corporels sont en fin de compte générateurs ». Habituellement, la saleté est placée dans le domaine de « l’autre », du moins humain ou du non humain, car la saleté et le dégoût peuvent représenter le statut limite des personnes qui ne bénéficient pas d’une identité stable dans un moi souverain, en particulier celles qui ont été historiquement colonisées et réduites en esclavage. Pourtant, pour Gopinath, l’esthétique de la saleté est productive. La saleté offre un point d’affinité qui peut être utilisé pour imaginer de nouvelles formes de relation, une affinité qui n’est pas une similitude universelle mais des expériences partagées d’intimité avec et parmi les détritus. Pour William Cohen, la saleté génère généralement une dés-identification, signifiant « ce n’est pas moi » – mais ici, la saleté est un point de communion entre des créatures disparates, car manger la poussière, la merde, les sécrétions et la peau des autres implique une intimité constante et inévitable à travers et à travers la mue corporelle.

Souvent, les contestations de l’attribution raciale et coloniale du statut de sujet “sale” prennent forme en montrant que les sujets marginalisés ne sont pas sales du tout, mais qu’ils sont propres. Pourtant, comme pourrait le dire Gopinath, plutôt que de placer les gens dans le royaume du pur – pour montrer que ce qui a été codé comme « mauvais » est en réalité « bon » – il vaut la peine de rester dans la saleté, où tous participent à la consommation des détritus corporels des uns et des autres et au partage de leurs propres détritus. Il peut y avoir du plaisir et de la gratitude à se mêler aux autres de cette manière, un plaisir qui naît de ces connexions fugaces et inattendues. En effet, il y a quelque chose d’érotique dans ces connexions intimes avec les corps en décomposition des autres. Luciano et Chen soulignent les affinités inattendues et l’ « érotisme tactile » de la communion avec et parmi la matière non vivante, une matière parfois reléguée au rang de dégoût ou d’inestimable. Leur vision de l’inhumanisme queer permet de mettre l’accent à la fois sur les liens intimes entre l’homme et la matière non vivante, comme la peau qui tombe, et sur les processus d’absorption de la matière inanimée par le moi, d’amalgame avec elle. Les affiliations par le partage de mues corporelles n’effacent pas les différences de pouvoir et d’identité sous une fausse prétention à la similitude, mais peuvent révéler comment les différences sont construites en relation avec les normes d’un sujet souverain dont la pureté et les frontières imperméables sont construites à travers un fantasme de maîtrise corporelle de soi et des autres.

01.05.2024 à 10:47

Juliana Spahr, the connexion of everyone with Lungs

danah

Je traduis ici un poème de Juliana Spahr, qui ouvre son recueil This Connection of Everyone with Lungs: Poems. Berkeley: University of California, 2005. Je l’ai découvert dans le livre de Lauren Berlant, The inconvenience of other people. Lauren Berlant y consacre, avec le talent pour les perturbations qu’on lui connaît, un long commentaire, aussi…
Texte intégral (2944 mots)

Je traduis ici un poème de Juliana Spahr, qui ouvre son recueil This Connection of Everyone with Lungs: Poems. Berkeley: University of California, 2005. Je l’ai découvert dans le livre de Lauren Berlant, The inconvenience of other people. Lauren Berlant y consacre, avec le talent pour les perturbations qu’on lui connaît, un long commentaire, aussi passionnant que le poème lui-même :

En lisant de près, en respirant de près, Spahr transforme tout en un environnement d’attente qui articule le commun en commun mais le remodèle aussi : d’autres vers s’élèvent, se déplaçant à travers la mésosphère, la stratosphère, les îles, les villes, les pièces, les mains, les cellules. Ils ne sont pas identiques, ils ne sont pas joints et espacés dans un réseau régulier, mais ils sont coprésents, singuliers, généraux et dynamiques. Un espace d’informations rencontrées collectivement émerge qui n’est pas nécessairement une information comprise collectivement ou de manière cohérente, réalisant la vitesse de la rencontre et la réalité d’un traitement constant. Le chant est un accès à l’audition, à l’assomption et à la non-audition, ainsi qu’une force vers et contre l’écoute. Désapprendre n’est pas remplacer une cartouche. (Lauren Berlant, The inconvenience of other people, Duke University Press, 2022, p. 101)

Le poème de Juliana Spahr est très “Whitmanien”, et il me fait penser aussi au chapitre 4 du livre d’Elisabeth Anker, Ugly Freedom (il fait écho à cette “perte de souveraineté” du sujet, dans une spéculation matérialiste queer) dont j’ai traduit un extrait ici : https://outsiderland.com/danahilliot/elisabeth-anker-ugly-freedom-devenir-poussieres/

 

Poème écrit après le 11 septembre 2001.

 

Il y a ces choses :

les cellules, le mouvement des cellules et la division des cellules

et puis le battement général de la circulation

et les mains, le corps, les pieds

et la peau qui entoure les mains, le corps, les pieds.

Il s’agit d’une forme,

une forme de battement de sang et de division cellulaire.

Mais à l’extérieur de cette forme est l’espace.

Il y a l’espace entre les mains.

Il y a l’espace entre les mains et l’espace autour des mains.

Il y a l’espace autour des mains et l’espace dans la pièce.

Il y a l’espace dans la pièce qui entoure les formes des mains et du corps et des pieds et des cellules de chacun ainsi que les battements contenus à l’intérieur.

Il y a un espace, un espace inégal, créé par les motifs des corps.

Cet espace entre et sort des corps de tout le monde.

Tous ceux qui ont des poumons inspirent et expirent l’espace et tous ceux qui ont des poumons inspirent et expirent l’espace entre les mains

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins et l’espace des villes en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins et l’espace des villes et l’espace des régions en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins et l’espace des villes et l’espace des régions et l’espace des nations en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins et l’espace des villes et l’espace des régions et l’espace des nations et l’espace des continents et des îles en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins et l’espace des villes et l’espace des régions et l’espace des nations et l’espace des continents et des îles et l’espace des océans en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins et l’espace des villes et l’espace des régions et l’espace des nations et l’espace des continents et des îles et l’espace des océans et l’espace de la troposphère en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins et l’espace des villes et l’espace des régions et l’espace des nations et l’espace des continents et des îles et l’espace des océans et l’espace de la troposphère et l’espace de la stratosphère en inspirant et en expirant

comme tous ceux qui ont des poumons respirent l’espace entre les mains et l’espace autour des mains et l’espace de la pièce et l’espace du bâtiment qui entoure la pièce et l’espace des quartiers voisins et l’espace des villes et l’espace des régions et l’espace des nations et l’espace des continents et des îles et l’espace des océans et l’espace de la troposphère et l’espace de la stratosphère et l’espace de la mésosphère en inspirant et en expirant.

Ainsi tous ces petits êtres en rotation sont inspirés et expirés par tous ceux qui ont des poumons à tout instant.

Puis tout cela entre et sort.

L’entrée et la sortie de l’espace de la mésosphère dans l’entrée et la sortie de l’espace de la stratosphère dans l’entrée et la sortie de l’espace de la troposphère dans l’entrée et la sortie de l’espace des océans dans l’entrée et la sortie de l’espace des continents et des îles dans l’entrée et la sortie de l’espace des nations dans l’entrée et de l’espace des régions dans l’entrée et la sortie de l’espace des villes dans l’entrée et la sortie de l’espace des quartiers voisins dans l’entrée et la sortie de l’espace du bâtiment dans l’entrée et la sortie de l’espace de la pièce dans l’entrée et la sortie de l’espace autour des mains dans l’entrée et la sortie de l’espace entre les mains.

Comment nous sommes connectés à tout le monde.

L’espace de tous ceux qui viennent d’entrer à l’intérieur de chacun se mélangeant avec l’azote et l’oxygène et la vapeur d’eau et l’argon et le dioxyde de carbone et les spores de poussière en suspension et les bactéries se mélangeant à l’intérieur de chacun avec le soufre et l’acide sulfurique et le titane et le nickel et les minuscules particules de silicium issues de la pulvérisation du verre et du béton.

Comme elle est belle et comme elle est maudite, cette connexion entre tout le monde et les poumons.

 

Brooklyn, New York

 

Poème original :

 

There are these things:

cells, the movement of cells and the division of cells

and then the general beating of circulation

and hands, and body, and feet

and skin that surrounds hands, body, feet.

This is a shape,

a shape of blood beating and cells dividing.

But outside of this shape is space.

There is space between the hands.

There is space between the hands and space around the hands.

There is space around the hands and space in the room.

There is space in the room that surrounds the shapes of everyone’s hands and body and feet and cells and the beating contained within.

There is space, an uneven space, made by this pattern of bodies.

This space goes in and out of everyone’s bodies.

Everyone with lungs breathes the space in and out as everyone with lungs breathes the space between the hands in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby and the space of the cities in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby and the space of the cities and the space of the regions in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby and the space of the cities and the space of the regions and the space of the nations in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby and the space of the cities and the space of the regions and the space of the nations and the space of the continents and islands in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby and the space of the cities and the space of the regions and the space of the nations and the space of the continents and islands and the space of the oceans in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby and the space of the cities and the space of the regions and the space of the nations and the space of the continents and islands and the space of the oceans and the space of the troposphere in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby and the space of the cities and the space of the regions and the space of the nations and the space of the continents and islands and the space of the oceans and the space of the troposphere and the space of the stratosphere in and out

as everyone with lungs breathes the space between the hands and the space around the hands and the space of the room and the space of the building that surrounds the room and the space of the neighborhoods nearby and the space of the cities and the space of the regions and the space of the nations and the space of the continents and islands and the space of the oceans and the space of the troposphere and the space of the stratosphere and the space of the mesosphere in and out.

In this everything turning and small being breathed in and out by everyone with lungs during all the moments.

Then all of it entering in and out.

The entering in and out of the space of the mesosphere in the entering in and out of the space of the stratosphere in the entering in and out of the space of the troposphere in the entering in and out of the space of the oceans in the entering in and out of the space of the continents and islands in the entering in and out of the space of the nations in the entering in and out of the space of the regions in the entering in and out of the space of the cities in the entering in and out of the space of the neighborhoods nearby in the entering in and out of the space of the building in the entering in and out of the space of the room in the entering in and out of the space around the hands in the entering in and out of the space between the hands.

How connected we are with everyone.

The space of everyone that has just been inside of everyone mixing inside of everyone with nitrogen and oxygen and water vapor and argon and carbon dioxide and suspended dust spores and bacteria mixing inside of everyone with sulfur and sulfuric acid and titanium and nickel and minute silicon particles from pulverized glass and concrete.

How lovely and how doomed this connection of everyone with lungs.

Brooklyn, New York

 

20.04.2024 à 21:06

Village-Vacances

danah

En me baladant ce matin autour du village de Fournols, petite bourgade sur les hauteurs du Livradois, cernée de vastes et denses forêts (à perte de vue, littéralement, car on s’y perd facilement), j’ai débarqué, au sortir d’un sous-bois, dans un village de vacances : une série de petits maisonnées, en pierre ou en bois,…
Texte intégral (1204 mots)

En me baladant ce matin autour du village de Fournols, petite bourgade sur les hauteurs du Livradois, cernée de vastes et denses forêts (à perte de vue, littéralement, car on s’y perd facilement), j’ai débarqué, au sortir d’un sous-bois, dans un village de vacances : une série de petits maisonnées, en pierre ou en bois, avec jardinets, des allées goudronnées qui les relient, des panneaux indiquant : “Bibliothèque”, « Espace Enfant », « Aire de jeu », « Ateliers créatifs », “cuisine”, “accueil”, etc.

Quelques familles marchaient sur les allées, sans me regarder (moi, avec mon petit sac à dos, mon bâton, mon imperméable – j’avais l’impression d’être un Sans Domicile Fixe, et parfaitement invisible). J’ai voulu, par instinct, dire “bonjour” – mais j’ai renoncé. Ma présence devait sembler trop incongrue pour être perceptible je crois. Et je ne souhaitais pas les déranger. (je pense ici au livre de Lauren Berlant : On the Inconvenience of Other People.

Mais surtout, cette brève traversée du Village Vacances m’a immédiatement ramené à mon enfance. Quand j’étais gosse, dans les années 70, nous passions quelques semaines en été dans un village de ce genre (en moins “chic” sans doute). C’était l’époque où les Comités d’entreprise et les Syndicats prenaient en charge bien plus que la défense des salariés, mais aussi une partie de leur vie. Nous étions une famille “nombreuse” (4 enfants, ce qui fait 6 avec les parents), mon père bossait à l’usine, nous faisions encore partie du prolétariat (dans les années, la famille avait plus ou moins accédé à la « classe moyenne » – descendue du HLM à la maison individuelle – sauf qu’on n’en a pas joui très longtemps, vu que c’est à ce moment-là que le couple parental a explosé).

Bref, nous allions en vacances avec des gens « comme nous » – de la même classe. Autant dire que ça ne se mélangeait pas, socialement. Pas de cadres ici, mais des ouvriers qualifiés pour dire vite.

Ces villages vacances de mon enfance, tout comme le village que j’ai traversé ce matin, un peu sonné (je ne m’attendais à éprouver ce genre de sentiment), constituent de véritables communautés autonomes – du moins est-ce l’illusion qui en structure l’organisation et fixe le fil directeur (les “activités” et l’agenda d’une vie qui, finalement, ressemble assez à la vie habituelle du travailleur, avec ses horaires de lever, de coucher, et des repas, ces plages de délassement, entre deux “activités” donc (atelier poterie, jardinage, promenade guidée, etc.). Il y a de l’ordre. Tout est très bien ordonné. (mais, rassurez-vous, il y a quelque part dans un bureau au sous-sol un comptable qui compte ! )

Un entre-soi utopique pour le prolétariat (mais sans patron, sans contremaître ! Ce qui n’est pas rien !)

Une réalisation remarquable des « congés payés ».

Mais, bizarrement, le village vacances a des allures de secte. Ses habitants (provisoires) ne se mélangent pas aux autochtones : par exemple les habitants du village voisin, lequel village “permanent”, est situé à bonne distance du village « de vacances ».

Les vacanciers de ce matin, s’ils s’avisent, pour une raison étrange (car tout est fait pour qu’ici, dans le village vacances, ils ne manquent de rien), d’aller au village (Fournols), doivent grimper par un chemin pentu durant une bonne quinzaine de minutes. Il faut admettre qu’ils n’y trouveront pas grand-chose à faire : il y a bien un café, avec terrasse, mais la boulangerie était fermée quand je suis passé, et la bibliothèque, bien qu’ouverte, n’accueillait aucun lecteur.

Là où nous allions le plus souvent quand j’étais enfant, c’était : « à Laruns », dans la vallée d’Ossau. Mais le bourg de Laruns, je ne l’ai découvert en réalité que bien plus tard, quand je retournais sur les lieux en randonnée solitaire, alors qu’à l’époque de ces « vacances familiales », nous ne descendions quasiment jamais au village. Il faut dire que le centre de vacances était juché sur un bout de montagne surplombant Laruns et la vallée, si bien qu’à pied, il fallait bien trente minutes à l’aller et une bonne heure au retour, en montée qui plus est, pour faire le trajet d’un village à l’autre.

 

Oui, quand j’y repense aujourd’hui, et en traversant telle une ombre un peu triste le village vacances de ce matin à Fournols, il me semble que ces lieux, avec leur ambition d’autonomie et d’alternative au « monde du travail » (l’aliénante usine) – toutes deux en partie illusoires, ressemblent un peu à des sectes.

D’un autre côté, dans mon souvenir en tous cas, ces villages de familles ouvrières en vacances témoignent aussi d’une époque passée, où le prolétariat existait bel et bien, structuré par des organisations et des ordres collectifs, des idéologies, des luttes, une époque où l’on pouvait encore croire que des améliorations de la vie et du travail étaient possibles, où l’on s’apprêtait à renverser les rapports de classe en votant à gauche.

18.04.2024 à 21:31

Une déclaration de guerre raciale

danah

Je me suis farci in extenso et verbatim (et vaguement stupéfait au moins durant la première minute) le discours de Gabriel Attal sur le nécessaire et vital (pour la cohésion nationale : Maréchal nous (re)voilà) rétablissement de l’autorité : discipliner les adolescents, la gouvernance des subalternes, tout cela appuyé sur des “expertises” (“les études montrent…
Texte intégral (2449 mots)

Je me suis farci in extenso et verbatim (et vaguement stupéfait au moins durant la première minute) le discours de Gabriel Attal sur le nécessaire et vital (pour la cohésion nationale : Maréchal nous (re)voilà) rétablissement de l’autorité : discipliner les adolescents, la gouvernance des subalternes, tout cela appuyé sur des “expertises” (“les études montrent que..”) dont je reparlerais plus bas.

Ce sont des remarques en vrac, publiées à la va vite sur l’excellent réseau social Mastodon. On m’excusera (ou pas, peu importe) pour leur aspect bordélique.

1. L’explicitation du projet racial néolibéral

C’est magnifique. Qu’on ne s’y trompe pas : ce qui est magnifique, c’est qu’Attal explicite sans aucune réserve de langage les politiques mises en œuvre depuis maintenant deux décennies. Il dit tout haut et dévoile ce qui se pratique de manière continue depuis des lustres. Et comme toujours, ce qui est précisément nié (et c’est le but de la chose), ce sont toutes les violences du néolibéralisme, le racisme structurel, les inégalités cultivées délibérément, la fabrication du précariat, les empêchements bureaucratiques et policiers réservées aux classes subalternes. Bref, on nage en plein régime post-politique (la dépolitisation, la des-historicisation).

Tout cela (ce que ce petit con appelle « des excuses »), doit être balayé devant la défaillance de la responsabilité de ces parents, les géniteurs irresponsables des adolescents ingouvernables.

On croit rêver tellement c’est limpide. Mention spéciale pour la dénonciation de « l’individualisme » de ces jeunes, pour ne pas dire leur égoïsme (coupable évidemment). C’est extraordinaire de dénoncer précisément le caractère propre de cet homme qu’a modelé l’anthropologie néolibérale depuis des décennies.

J’ai tout de suite pensé à mes amis Foucaldiens (avec lesquels je ne suis pas toujours d’accord mais là, faut admettre que leurs grilles d’analyse s’imposent) : la biopolitique néolibérale (la gouvernance disciplinaire, la manière dont l’État déploie son empire au sein même des intimités, la famille comme objet politique, etc.) exposée au grand jour, sans fioriture. Si Foucault était encore de ce monde, il ajouterait une chapitre exprès pour commenter point par point ce discours à son séminaire.

Bon. Pour les adeptes des « bascules et des tournants » (petit pique à F. Lordon), nul doute que ce discours est à marquer d’une pierre blanche.

Alors quelles seront les réactions ?

À gauche on s’indignera, certains tomberont des nues – comme si le discours sortait de nulle part, alors qu’il ne fait que rendre explicite ce qui structure la gouvernance néolibérale.

Mais surtout, ce discours va prendre. Il va prendre en masse. La plupart des gens tomberont d’accord avec lui : parce que c’est la faute des parents (racisés, musulmans, subalternes), comme chacun sait. Parce que, précisément, la plupart des habitants de ce pays (et c’est pas mieux ailleurs) ont parfaitement intégré, et sont même attachés, à cette logique d’assignation de la responsabilité individuelle (et donc de la défaillance “personnelle” par rapport à la norme), et ont accepté aussi cette dépolitisation des relations sociales, séparer l’individu et sa destinée de toute rationalité politique, de toute analyse structurelle.

ON Y VA TOUT DROIT, et AU GALOP.

2. Une guerre (post-)raciale

Concernant le discours de Gabriel Attal aujourd’hui : en fait, il ne s’agit pas d’une « guerre contre la jeunesse de ce pays ». Croire cela, c’est d’une certaine manière gober une partie (même de manière critique) du grand récit gouvernemental.

Mais d’un nouvel épisode de la guerre menée par l’État contre les habitants des zones précarisées, les “quartiers” ou les “banlieues” comme on dit, et très directement contre les personnes dont la couleur de peau et la (souvent supposée) religion les excluent de ce qu’on appelle la “whiteness” (pour parler comme les militants des racial studies), de la “blancheur” ou de la “blanchitude” si vous préférez. On peut être noir de peau, et même être né dans ces quartiers, mais faire totalement partie de la whiteness (être ministre de l’éducation ou le footballeur le mieux payé au monde).

Ce qui est frappant dans ce discours et les critères de stigmatisation qui en effleurent à chaque phrase, c’est qu’il se garde bien d’employer une seule fois le mot “race” (mais il ne peut s’empêcher d’évoquer le danger de l’entrisme de l’Islam dans les établissements scolaires, la menace préférée de toutes les droites européennes). On est typiquement dans un récit post-racial, au sens de David Théo Goldberg ou Ghassan Hage, c’est-un discours qui prétend tenir pour acquis non seulement l’effacement de la race dans les institutions publiques, mais qui considère aussi que cet effacement a fait disparaître, comme par magie, le racisme en général. On parle aussi de “colorblindness” (cécité à la couleur »). Évidemment, tout cela est d’une énorme hypocrisie – mais, plus fondamentalement, ce discours hypocrite permet justement de rendre acceptable le racisme institutionnel aussi bien que le racisme ordinaire en se cachant derrière des soi-disant statistiques, des soi-disant “études”. J’y reviendrais car c’est important ce recours aux “sciences”.

Les suprématistes blancs, eux, n’ont pas ces scrupules verbaux. Et quand ils parlent de “whiteness”, ils indiquent très littéralement la couleur de la peau (et donc excluent le ministre de l’éducation ou le footballeur le mieux payé au monde des populations qui doivent être sauvées). Au final, pas sûr que ça fasse une énorme différence : les effets des politiques raciales seront à juste titre vécues comme des manifestations de racisme (bureaucratique ou policier) par les gens qui en seront les victimes : suspectes “statistiquement” avant d’avoir descendu leur cage d’escalier.

Des populations (fabriquées statistiquement) encore plus empêchées, embarrassées, entravées – précisément pour permettre aux populations les plus aisées de circuler encore plus librement, de mener une vie encore plus sécurisée, plus fluide, plus apaisée : car, ne nous cachons non plus cette articulation – cette guerre quotidienne est censée garantir la paix des ménages aisés. Tout comme la précarisation d’une masse de plus en plus considérable de gens est le prix à payer pour soutenir la prospérité d’une part de plus en plus réduite de la population. C’est la même articulation. La stigmatisation, la dégradation et la dégradation des uns conditionnent le maintien des privilèges des autres. Une autre forme de la guerre généralisée menée par les États Européens contre la menace qu’incarnent les racisés, a fortiori s’ils sont musulmans, qui se traduit ici dans nos quartiers, et partout en Europe, jusqu’à ses périphéries, dans les camps d’internement (pour ne pas dire pire) qu’on réserve aux migrants.

3. La subordination des sciences au pouvoir

Dernier point, et pas des moindres à mon avis, concernant le discours de Gabriel Attal sur la restauration de l’autorité sur « les jeunes déviants » (corrigez plutôt en : « sur les arabes, les blacks et les musulmans des zones précarisées »).

Le recours à « l’expertise scientifique ». En effet, au milieu de son laïus, il lâche un remarquable « comme presque toutes les études l’ont montré ».. J’ai failli m’étrangler en entendant cette formule. Et surtout ce qu’il en déduit. (le “presque” mériterait à lui seul tout un développement).

C’est un trait assez récurrent des gouvernances désormais, de faire appel à « des études ». Oui il y a des psychologues, et des psycho-sociologues, et même des sociologues (Bourdieu se retournerait dans sa tombe) qui vendent leur âme au diable, c’est-à-dire répondent à des commandes de l’État (car il faut bien vivre n’est-ce pas, et se plaignent un peu quand même quand leurs “études” sont caviardées, ou censurées, ou ignorées). Mais aussi bien entendu des cabinets d’études, des think tank, des « laboratoires d’idées, des McKinsey, qui vous transformeront tous ces braves habitants en statistiques, tableaux et graphiques lumineux (et qui se plaignent beaucoup plus rarement par contre

Tous ces braves cerveaux cogitent (pas très longtemps et avec très peu d’intensité faut admettre, même si certains se font payer très cher le service rendu) pour servir la soupe (pseudo-)scientifique dont a besoin le pouvoir pour “objectiver” (et naturaliser) ces saloperies (racistes).

D’un point de vue scientifique, ce « presque toutes les études ont montré que » me fait irrésistiblement penser au « ils disent » de Donald Trump (« ils disent que les vents venus du Pacifique apportent jusqu’aux rivages purs des États-Unis les miasmes produits par ces milliards de Chinois toxiques », ou : « ils disent que le bruit des éoliennes provoque le cancer”‘ (si et re-sic). C’est à peu près de cet acabit. Mais peu importe.

Ce qui est important, c’est cette relation du pouvoir aux sciences (et au savoir de manière plus générale). Car en vérité, le pouvoir produit son propre savoir (en finançant telle ou telle recherche et en coupant les subsides à telle ou telle autre : demandez aux facultés de sciences humaines ou « social et critical studies » ce qu’elles en pensent).

Et ce faisant, il s’accapare la science, tant qu’elle lui convient, la fait sienne, et la rend positivement INOFFENSIVE. Il la dépolitise, en annulant sa portée critique, et la re-politise, comme outil subordonné à la propagande (inutile de préciser que, pour le pouvoir, ce qui importe n’est pas d’apprendre quelque chose de nouveau – il existe des services de renseignement pour ça – mais d’orienter la recherche, ou plutôt la désorienter, vers le récit dont lui, le pouvoir, a besoin, aussi irrationnel soit-il)

4. Une certaine coloration fasciste ?

Je me rends compte que j’ai un peu cédé (dans un élan rhétorique dont habituellement j’essaie de me garder) à cette tendance à qualifier de fasciste tout et n’importe quoi.

Je pensais au discours sur la restauration de l’autorité de Attal aujourd’hui. Sans doute n’est-il pas en soi fasciste (il est assez typique du discours conservateur et réactionnaire – on l’entend déjà au XIXème siècle ou par exemple dans ce texte extraordinaire (et abominable) qu’était The Negro Family: The Case For National Action de Daniel Patrick Moynihan (en 1965, connu comme le Moynihan Report) – dont je parlerai un de ces jours.
Mais la référence réitérée, insistante, permanente, pas seulement dans ce discours, mais quasiment à chaque fois qu’un membre du gouvernement prend la parole à la “cohésion nationale” supposément menacée (fantasmée comme telle en tous cas), colore d’un je ne sais quoi de fasciste la propagande ministérielle. Bon. Reconnaissons qu’il ne suffit pas d’être nationaliste pour être fasciste, loin de là (et, mon dieu, on va s’en farcir de la référence à la glorieuse nation avec les JO qui arrivent)

De même les politiques racistes d’internement et de refoulement des migrants et réfugiés ne relèvent pas spécifiquement du fascisme – ou alors il faudrait qualifier de fascistes la quasi-totalité des pays occidentaux (et même la plupart des autres pays). Les démocraties en sont les instigatrices après tout.

Comme je m’intéresse de près à ce qui se passe en Italie, et notamment aux “expérimentations” du gouvernement Meloni (laquelle, pour le coup, assume une influence fasciste explicite dans la mesure où elle peut se le permettre dans le débat public), il me semble que l’élément décisif qui n’a pas encore été “explicitement” verbalisé par le gouvernement français, c’est la fameuse question de la “natalité” – ou plutôt la crise de la natalité sous-entendu “nationale” – c’est-à-dire la reproduction de la nation (sous-entendu, les blancs pour ce qui est de l’Italie). Ce pas a été franchi depuis un bout de temps dans la plupart des pays des Balkans, de la Serbie à la Bulgarie. Il se manifeste par l’obsession du contrôle des forces reproductrices, c’est-à-dire de la sexualité, et, bien évidemment, avant tout du corps des femmes. Ces biopolitiques de la natalité obsèdent littéralement les fascistes, parce que c’est précisément le cœur de la doctrine : gouverner les corps, assujettir les individus à la nation, le fantasme d’une nation qui “fait corps”, une conversion quasiment biologique et spirituelle de tous les corps et les esprits à l’idéal national.
(le fascisme d’ailleurs, ne se conjugue pas forcément avec le racisme, même si le projet totalitaire finit toujours par adopter au moins des mesures de ségrégation, voire pire – Mussolini a attendu 1937 pour promulguer une loi criminalisant le mariage et le concubinage entre Italiens et “sujets” des colonies africaines et 1938 pour déclamer ses “lois raciales” (visant les juifs évidemment, mais aussi d’autres communautés)

Et je me demande : est-ce que ce gouvernement, ou le prochain gouvernement Macron, franchira ce pas, des politiques natalistes nationales ? Peut-être pas.

Nul doute par contre que si le RN arrive au pouvoir, par contre, il s’empressera d’aller sur ce terrain.

17.04.2024 à 20:30

“un moment de réaction passagère” (du racisme dans les sociétés post-raciales)

danah

Un exemple flagrant de la manière dont est considéré le racisme dans une société “post-raciale” – au sens de David Theo Goldberg. Article publié dans l’excellent magazine Afrofeminas : La Audiencia de Cantabria no considera delito de odio llamar a una mujer negra «Gentuza», «negra de mierda» o «sudaca de mierda» (traduction Deepl d’un extrait…
Texte intégral (848 mots)

Un exemple flagrant de la manière dont est considéré le racisme dans une société “post-raciale” – au sens de David Theo Goldberg.

Article publié dans l’excellent magazine Afrofeminas :

La Audiencia de Cantabria no considera delito de odio llamar a una mujer negra «Gentuza», «negra de mierda» o «sudaca de mierda»

(traduction Deepl d’un extrait de l’article 🙂

***

“Incroyablement, pour le tribunal, des expressions telles que “Gentuza, va contaminer ton putain de pays, espèce de merde noire, tu tues la faim en Espagne” sont des expressions qui “sont occasionnelles, dans un moment de réaction passagère, et ne constituent donc pas le comportement criminel qui fait l’objet des poursuites”. Mais pour mieux se moquer de la victime, le tribunal a déclaré que cela “ne signifie pas que le comportement consistant à manquer de respect à une autre personne, à l’humilier en raison de la couleur de sa peau ou de son origine, doit rester impuni, car il est clair que la victime s’est sentie insultée, humiliée et offensée”. Par conséquent, en raison de ces conclusions surréalistes, “si l’on élimine l’intention de discrimination et de haine du comportement des accusés, ce qui rend le crime de haine inopérant, il est clair que le comportement poursuivi devrait être inclus dans le crime d’insulte”. En d’autres termes, si l’on élimine le crime, il n’y a pas de crime.

“En résumé, ce qui est puni dans ces crimes de haine n’est pas la simple manifestation d’une insulte qui porte atteinte à la dignité d’une personne, mais plutôt qu’elle soit faite d’une manière qui incorpore une provocation à la haine, à la discrimination ou à la violence ; et pour évaluer la concomitance de tout cela, il est nécessaire de procéder à une analyse contextuelle qui, dans le cas présent, ne nous permet pas d’en identifier l’existence”, conclut le jugement.”

***

Je vous renvoie aux remarques que j’avais faite sur mon blog sur le “régime post-racial” (dans lequel nous sommes évidemment immergés) développé notamment par David Theo Goldberg :

“Ce colorblindness, cette cécité vis-à-vis de la couleur, a permis paradoxalement (en apparence) de “décomplexer”, comme disait Sarkozy, qui avait très bien compris ce qui était en jeu ici, la parole et l’expression raciste. Les réseaux sociaux, mais aussi les médias de masse, débordent de propos qu’on aurait condamnés sans hésitation, même dans les milieux conservateurs, dans les années 80 et 90. Mais cela ne saurait faire débat dans la mesure où, ayant pris soin de rendre innommable toute référence raciale, et donc les “racisés” en tant que groupe (discriminé, violenté, victime d’injustices économiques, sociales, environnementales, etc.), ces manifestations de racisme explicites ne peuvent être que des phénomènes individuels, de « bad apples », comme disent les Anglais. Des exceptions. Dont les auteurs ne risquent pas grand-chose. Rien de structurel.”

Comme le dit l’attendu du jugement du tribunal de Cantabrie, rapporté par le magazine Afrofeminas, ces insultes ne sont qu’ “occasionnelles, (proférées) dans un moment de réaction passagère, etc.. Même pas “the bad apple”, mais un excès de manifestation émotionnel sans signification particulière – et surtout pas la manifestation d’un racisme institutionnel ou structurel évidemment !

Mais le pire dans cet attendu, selon moi, c’est cette manière de “naturaliser” la réaction de la victime : “il est clair que la victime s’est sentie insultée, humiliée et offensée”. Elle s’est sentie humiliée – elle n’a pas été humiliée. Vous percevez l’immense différence ? Autrement dit, ce n’est pas une affaire politique, mais juste une affaire de “sentiment”, d’affects privés, intimes. Au point qu’on pourrait se demander si le ressenti de la victime n’est pas lui-même “exagéré”. C’était sans doute à elle de conserver son “self-control”, de ne pas en faire tant de cas, de ne pas laisser les émotions l’emporter, de ne pas répondre.

Autre question qui brûle les lèvres : Et si la “victime” avait été un homme ? Est-ce que le fait que ce soit une femme, dans l’esprit des juges, ne joue pas en faveur d’une interprétation en terme de “sentimentalité”, d’excès émotionnel ? (car comme chacun croit savoir, les femmes, à commencer par les femmes noires n’est-ce pas… etc etc..)

Ainsi va le monde dans le régime post-racial néolibéral. Il ne va pas mieux qu’autrefois, société prétendument post-raciale ou pas.

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