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Outside Dana Hilliot

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06.10.2024 à 20:56

CRISE ET CATASTROPHE

danah

Dix jours seulement après le passage dévastateur de la tempête Hélène, la Floride craint l’arrivée d’une nouvelle tempête. Peu importe qu’elle s’avère (peut-être, ou pas) de moindre puissance que la première. C’est une dévastation qui s’ajoute à un désastre. Et il n’y a aucune raison de croire qu’on pourrait en rester là.   Une des…
Texte intégral (1230 mots)

Dix jours seulement après le passage dévastateur de la tempête Hélène, la Floride craint l’arrivée d’une nouvelle tempête. Peu importe qu’elle s’avère (peut-être, ou pas) de moindre puissance que la première. C’est une dévastation qui s’ajoute à un désastre. Et il n’y a aucune raison de croire qu’on pourrait en rester là.

 

Une des manifestations les plus spectaculaires de la catastrophe climatique, c’est la recrudescence d’évènements de ce genre. On en a connu par le passé, dans un système climatique antérieur. Des pires parfois. Mais leur succession de plus en plus rapprochée finit par rendre la perspective de l’adaptation de plus en plus incertaine. Vous pouvez construire toutes les digues que vous voulez, les renforcer, reculer les villages à tel ou tel endroit, de quelques centaines de mètres, voire de plusieurs kilomètres, mais arrive un moment où il faudra vous faire à l’évidence : le territoire est devenu inhabitable.

On connaît même ici en France ces villages nichés dans des creux de vallée, qui ont subi des inondations dantesques : on s’empresse de reconstruire, mais les travaux ont à peine débuté qu’une autre inondation survient et emporte les fondations qu’on avait restaurées.

On ne peut s’empêcher de traiter le bouleversement climatique comme une succession de crises : c’est-à-dire, à la manière dont, avec quelques autres chercheurs, j’entends ce mot “crise”, comme des situations limitées dans le temps, déplorables certes, mais qui prendront fin : tout redeviendra comme avant. On reconstruira, le génie humain effacera les stigmates du désastre, et jusqu’à la mémoire de l’évènement.

Ce faisant, on se contente de prendre un problème global comme un incident localisé (ce qu’il est aussi évidemment), ou bien de limiter l’appréhension temporelle d’un phénomène planétaire et irréversible, à une calamité limitée dans le temps. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que le thème de la résilience a connu autant de succès ces dernières décennies : il s’accorde parfaitement avec cette manière de traiter les évènements comme des crises passagères pour éviter de les penser comme des catastrophes (et d’en analyser sérieusement les causes et d’en tirer les conséquences). La force du capitalisme, jusqu’à présent, c’est de survivre à toutes les crises, en évitant de toucher au système, au point qu’on a pu dire que la crise constituait l’élément (au sens hégélien) naturel de son déploiement. En traitant cette succession de désastres comme autant de crises localisées dans le temps et dans l’espace, on évite d’envisager le système en tant que tel (que ce soit le système climatique ou le système politico-économique dont le changement climatique dépend).

Et, de la même manière, on croit pouvoir se contenter de solutions localisées, préconisées à l’échelle locale, régionale ou nationale – ce qui est profondément stupide quand, par définition, la catastrophe climatique tout comme le système d’exploitation généralisé capitaliste sont des systèmes globaux, qui sont consubstantiellement liés l’un à l’autre.

On peut, mais pas toujours, quitter un territoire devenu inhabitable (je dis « pas toujours », parce qu’en réalité, une majorité d’habitants de cette planète n’ont guère le choix, et quand ils voudraient partir, deviennent indésirables là où ils souhaitent aller – les inégalités devant l’adaptation épousent parfaitement les inégalités socio-économique sur cette planète. Une catastrophe n’est jamais, en tant que telle, purement naturelle : elle est politique, sociale et économique, dans ses causes comme dans la distribution de ses effets). Prendre acte de la catastrophe, c’est renoncer, et accepter de perdre un monde. Refaire un monde ailleurs. Si tant est qu’on vous accorde en cet ailleurs l’hospitalité et les moyens nécessaires à la survie. Pour beaucoup trop d’habitants de cette planète, perdre un monde constitue une expérience déjà vécue, réitérée même. Naître et grandir sous les bombes, voir sa maison s’effondrer, puis une autre maison puis une autre… ne plus savoir où habiter. N’avoir pas d’autre choix que fuir, encore et toujours, souvent en se cachant (comme c’est le cas pour de nombreux réfugiés). Oui. Beaucoup trop de gens ont déjà vécu l’expérience de perdre un monde.

Et la catastrophe climatique perdra beaucoup d’autres mondes, étendra l’expérience de la précarité la plus vitale à beaucoup d’autres gens. Pas tous évidemment, pas tous.

Quand l’ouragan Dorian avait dévasté les Bahamas en 2019, j’avais été très frappé par le fait que sur ces îles paradisiaques, où sont installés des résidences de luxe des plus fortunés de la planète, ne demeuraient plus au passage de la tempête que les plus pauvres : les domestiques et les réfugiés Haïtiens notamment, mais aussi les autochtones. Parmi les 74 morts et 424 disparus, nul doute qu’il ne s’y trouvait aucun milliardaire : tous avaient fui « à temps » par la voie des airs.

Pourquoi donc semble-t-il impossible de considérer sérieusement le changement climatique comme une catastrophe, pourquoi semble-t-il impossible de le traiter autrement que comme une succession de crises passagères ? Parce que dans le premier cas, il faudrait remettre en question le système d’extraction et d’exploitation capitalistes dans son ensemble (ou, toucher à ses principes mêmes) – les premiers concernés, c’est-à-dire les habitants des pays riches qui pensent (non sans raison) avoir les moyens de s’adapter aux « crises », dépendent de cette extraction et de cette exploitation généralisées sur lesquelles repose le capitalisme. Y renoncer serait perdre leur monde avant que les effets du changement climatique ne les y contraignent. Peu importe que beaucoup d’autres aient déjà perdu, et continuent de perdre des mondes, tant qu’on espère avoir une chance de conserver le sien. Ce renoncement semble intolérable. Comme disait Georges W. Bush à l’orée du millénaire : « le mode de vie américain n’est pas négociable ». « Nous ne lâcherons rien », et la résilience est au fond le credo des nations qui refusent de cesser de croire à leur destinée singulière (le nationalisme est un sentiment stupide, mais à l’horizon de la catastrophe climatique, il est tout bonnement criminel et génocidaire).

(j’arrête là pour ce soir : j’ai l’impression de re-écrire une cinquantième version de l’introduction du livre que je n’ai toujours pas terminé – pas dit qu’il soit achevé du reste avant que j’aie moi-même perdu le monde dans lequel il soit encore possible de le publier)

 

29.09.2024 à 16:25

Victimes collatérales / Bouclier humain

danah

Je pense avoir entendu pour la première fois l’expression “victimes collatérales” lors de la première ou de la deuxième guerre menée par les USA et leurs alliés en Irak. À peu près à la même époque, on a aussi commencé à entendre les belligérants occidentaux se plaindre que leurs ennemis utilisaient des “boucliers humains” (derrière…
Texte intégral (1010 mots)

Je pense avoir entendu pour la première fois l’expression “victimes collatérales” lors de la première ou de la deuxième guerre menée par les USA et leurs alliés en Irak.

À peu près à la même époque, on a aussi commencé à entendre les belligérants occidentaux se plaindre que leurs ennemis utilisaient des “boucliers humains” (derrière lesquels se cachaient des dirigeants ou des centres militaires névralgiques).

On a depuis longtemps souligné comment ce nouveau jargon servait à minimiser ou occulter le nombre de victimes causé par les actes de guerre occidentaux – mais occidentaux seulement : car, au contraire, si l’ennemi des occidentaux frappe une cible entraînant la mort de civils, alors il ne s’agit pas de victimes collatérales, et on ne parle pas de bouclier humain, mais d’un crime de guerre effroyable, d’une attaque terroriste contre des populations.

Les bombardements à Gaza et maintenant au Liban font des victimes collatérales, disent les responsables israéliens. Ils espèrent faire passer le génocide d’une population en “victimes collatérales” – mais ils n’ont pas d’autre choix étant donné que l’ennemi se dissimule “parmi les civils”, considérés donc comme un vaste bouclier humain (de plusieurs millions de personnes).

On en viendrait presque à croire que ceux qui sont à plaindre ce sont les chefs de guerre contraints de “faire des victimes collatérales” : ils sont eux-mêmes victimes de la fourberie et de la ruse de leurs ennemis.

On notera que les “victimes collatérales” sont généralement des personnes racisées. Les victimes d’atroces actes terroristes, la plupart du temps, sont blanches.

L’autre chose frappante, concernant la notion de “bouclier humain”, c’est qu’on pourrait s’attendre à ce qu’il soit efficace, c’est-à-dire que la présence de civils autour d’objectifs militaires constitue bel et bien une dissuasion. On ne bombarde pas les civils, qu’ils servent (soit-disant) ou pas de bouclier. Mais, dans les conflits où ces notions de victimes collatérales ou de bouclier humain ont été utilisées, cela n’a en rien dissuadé les belligérants de frapper les civils.

Il n’y a rien de plus indécent, du point de vue moral, que l’usage de ces expressions, qui n’ont d’autres buts que de justifier aux yeux d’une certaine opinion publique des actes criminels (et exonérer les responsables, au moins partiellement, de les excuser si l’on peut dire).

Relisez l’histoire récente des conflits dans lesquels ont été engagées les forces occidentales. Vous verrez à quel point nous avons été imprégnés de cette pensée d’une guerre “juste”, et moralement défendable, y compris quand elle impliquait le massacre de populations civiles.

Les bombes nucléaires larguées sur Hiroshima et Nagasaki constituent de ce point de vue le sinistre modèle de la “collatéralité des victimes” – en réalité, vaincre l’ennemi en anéantissant la population et en répandant une terreur sans nom. On a oublié les débats qu’avaient soulevé ces crimes monstrueux après guerre. On oublie beaucoup. Si l’on n’oubliait pas tant, les guerres et les génocides seraient impossibles.

Je conclue cette réflexion bien trop rapide en faisant entendre la voix de “victimes collatérales” et de “boucliers humains” :

Quand est-ce que la destruction et la mort, ça va arrêter ?
متى ستنتهي الدمار والموت؟

agencemediapalestine.fr/blog/2

NB : ça me fait penser à ce que j’avais noté concernant la “culpabilité collective” – là aussi, un “concept” (d’une réalité atroce) qui permet de justifier un génocide ou des meurtres de masse (par exemple par bombardements). Cette idée est centrale dans le chef d’oeuvre de l’historienne Priya Satia, Time’s Monster : How History Makes History (Havard University Press 2020)

NB (2) : suite aux bombardements depuis l’Iran sur Israël, Steve Walker (the Skwawkbox) a eu la même réflexion que moi concernant la rhétorique des “boucliers humains” :

“L’emplacement du QG du Mossad tourne en dérision l’excuse d’Israël pour les massacres de civils au Liban et à Gaza. L’excuse d’Israël pour ses bombardements massifs de civils à Gaza et au Liban est que les sites militaires qu’il veut cibler sont cachés parmi les gens ordinaires afin de les utiliser comme “boucliers humains”. L’Iran a lancé un barrage de missiles ce soir en représailles au massacre de Palestiniens et de civils libanais et à l’assassinat du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, la semaine dernière – des missiles que les défenses aériennes d’Israël semblent avoir été impuissantes à arrêter.

La couverture de la chaîne américaine CNN a involontairement révélé la réalité : les principales installations militaires et de renseignement d’Israël – comme celles de la plupart des pays, y compris le Royaume-Uni et les États-Unis – sont situées au milieu des civils, y compris le siège du service de renseignement israélien Mossad”

(…) => https://skwawkbox.org/2024/10/01/video-cnn-confirms-israel-using-civilians-as-human-shields-by-placing-military-targets-in-residential-areas/

 

19.09.2024 à 23:17

Une dystopie agricole (et horticole) au Kenya

danah

Govt to ban over 3m farmers from selling vegetables in Kenya (un article de George Munune pour FarmBizAfrica.com) C’est ahurissant, purement dystopique. Il s’agit ni plus ni moins que de supprimer en totalité le tissu de petits producteurs et des fermes paysannes au Kenya. William Ruto, le président, est une sorte de Milei africain et…
Texte intégral (1436 mots)

Govt to ban over 3m farmers from selling vegetables in Kenya

(un article de George Munune pour FarmBizAfrica.com)

C’est ahurissant, purement dystopique. Il s’agit ni plus ni moins que de supprimer en totalité le tissu de petits producteurs et des fermes paysannes au Kenya. William Ruto, le président, est une sorte de Milei africain et il est lui-même un grand propriétaire terrien (il connaît donc son affaire, on peut dire de manière cynique).

Il abandonne aux grandes firmes agro-alimentaires l’exclusivité absolue de toute la production agricole et horticole (pour ceux qui l’ignorent, le Kenya est un des plus gros producteurs de fleurs, lesquelles sont exportées notamment aux Pays-Bas et revendues ensuite dans toute l’Europe).

Et, en les noyant sous un océan de normes absurdes, de technicité et de jargon, de supprimer tous les petits producteurs locaux (je traduis et cite 🙂

« Les règles obligatoires, que le gouvernement a déclaré être « ancrées dans la loi », signifieront que seuls les grands agriculteurs, les entreprises et les importateurs seront autorisés à fournir des fruits et des légumes au Kenya, tout commerçant achetant des fruits et des légumes à des agriculteurs non certifiés s’exposant à de lourdes sanctions.

Les sanctions s’appliqueront aux intermédiaires, aux distributeurs, aux transformateurs ou à tout acheteur direct qui achète des fruits et légumes à un agriculteur qui n’a pas été certifié comme ayant mis en œuvre la norme kenyane KS1758 de 55 pages, obligatoire. »

On a déjà vu dans l’histoire des politiques de destruction délibérée de la petite paysannerie : l’exemple qui vient à l’esprit est bien entendu la collectivisation des fermes dans les régimes communistes – sauf qu’il n’était pas question de confier la production, bien au contraire, à quelques conglomérats privés ! On pense aussi aux politiques agricoles coloniales, et même aux plantations esclavagistes. Autre tragédie vécue par les paysans du « global south », leur soumission aux multinationales des semences et OGM : le cas de l’Inde est célèbre et très documenté, notamment grâce aux travaux et activités militantes de Vandana Shiva. Mais là encore, les producteurs restaient propriétaires, la plupart du temps, s’ils parvenaient à survivre, de leur ferme (je n’oublie pas cependant le taux de suicide effarant des agriculteurs pieds et mains liés à ces fournisseurs criminels, en Inde et ailleurs). En Chine, on sait comment l’exode rural, orchestrée par le gouvernement, a servi à alimenter les villes portuaires, devenues les usines du monde, en main d’œuvre corvéable à merci et privée de tous droits.

Mais là, ça va beaucoup plus loin – ce qui n’est pas peu dire.

L’objectif paraît évident :

1. Le Kenya vend la totalité de son marché alimentaire (et horticole), de la production au consommateur, à quelques acteurs privés surpuissants. Il verrouille toute la filière de manière à la réserver à quelques supers producteurs, lesquels s’enrichiront fabuleusement, comme on l’imagine.

2. Ces derniers pourront s’accaparer pour presque rien les terres rendues disponibles (c’est-à-dire : la totalité des terres : cela s’appelle vendre un pays entier non ? Pour de plus en plus de gouvernements dans le monde, organiser littéralement l’accaparement des terres, brader leurs territoires, pour satisfaire l’avidité des entreprises étrangères, extractives ou agricoles, est devenu un sport national.)

3. Les anciens paysans seront ou bien re-embauchés en tant qu’ouvrier.eres agricoles par ces géants de l’agro-industrie (qui pourront certainement être redécorés aux couleurs du greenwashing pour l’exportation européenne)

4. ou bien ils/elles iront grossir le précariat qui s’amasse autour des grandes villes, servant de main d’œuvre à bas prix pour les entreprises – par exemple, autour de la Silicon Valley kenyanne :

5. ou bien encore, les femmes, notamment, seront incitées à aller travailler dans la domesticité (avec tout ce que cela suppose d’exploitation, y compris sexuelle) dans les sinistres pays du Golfe.

La seule chose qui paraît certaine, c’est que tout cela va finir dans un bain de sang. Parce qu’il s’agit d’une lutte pour la survie. Et parce que la mise en place de ces lois délirantes induiront immanquablement l’emploi de la force militaire et le déchaînement de la violence de l’État.

 

PS : Puisque j’ai parlé d’horticulture au Kenya, un marché extrêmement lucratif (et catastrophique sur le plan environnemental), je saisis l’occasion de vous renvoyer au passionnant chapitre que le regretté Arjen Y. Hoekstra a consacré à cette question dans son livre si important (il est absurde qu’il n’ait pas été traduit en français d’ailleurs), The Water Footprint of Modern Consumer Society (2019).

(le commerce des fleurs est un peu comme celui du sucre : un mélange de douceur et de violence n’est-ce pas ?)

Voilà une traduction rapide de la conclusion de ce chapitre de Hoekstra. Elle date de 2016-2019. La “solution” préconisée par Ruto et ses sbires est évidemment diamétralement opposée à celle qu’évoquait le chercheur néerlandais :

Intégrer la durabilité dans le développement économique

Les fleurs coupées constituent un secteur d’exportation important au Kenya. Outre leur contribution au produit intérieur brut et aux recettes en devises, les exploitations commerciales fournissent des emplois, des logements, des écoles et des hôpitaux, gratuitement aux employés et à leurs familles. La perte du secteur des fleurs coupées serait une tragédie économique et sociale pour le Kenya et la région du lac Naivasha en particulier. D’autre part, le traitement du lac Naivasha comme une ressource commune gratuite se fera au détriment de la durabilité du lac et de l’image de marque des exploitations agricoles commerciales. C’est pourquoi une gestion durable des ressources en eau du bassin du lac Naivasha est nécessaire. Il faudra décider de la baisse maximale admissible du niveau du lac à la suite des prélèvements d’eau et de l’empreinte maximale admissible des eaux bleues et grises dans le bassin. La tarification de l’eau à son coût marginal total est importante, mais probablement difficile à réaliser dans les conditions actuelles et futures du Kenya. L’alternative d’une prime à la durabilité de l’eau pour les fleurs vendues au détail pourrait être plus efficace. Elle permettra de générer un fonds plus important que celui obtenu par la tarification locale de l’eau, fonds qui pourra être utilisé pour financer une meilleure gestion des bassins versants et des mesures visant à réduire l’empreinte des eaux bleues et grises dans le bassin du lac Naivasha. En outre, cela permettrait de sensibiliser les consommateurs à la valeur de l’eau. Le mécanisme d’une prime à la durabilité de l’eau réduira le risque que le Kenya perde son commerce de fleurs à long terme. En outre, il est juste de faire payer les consommateurs ; dans la situation actuelle, les consommateurs étrangers de fleurs coupées bénéficient de l’avantage mais ne couvrent pas le coût environnemental des fleurs. La prime à la durabilité de l’eau peut améliorer l’image écologique des exploitations commerciales qui y participent et augmenter les chances sur le marché des produits durables. La mise en œuvre effective de cette idée dépend de l’engagement de toutes les parties prenantes : le gouvernement kenyan, les organisations de la société civile, les agriculteurs, les négociants, les détaillants et les consommateurs. Pour réussir, il faut également une procédure de certification clairement définie et un arrangement institutionnel pour le flux de fonds afin de garantir que les investissements appropriés sont faits pour rendre durable l’utilisation de l’eau dans le bassin.

16.09.2024 à 18:44

Le théâtre aux bons désirs de Staline

danah

Ce volume de Laurence Senelick et Sergei Ostrovsky, The Soviet Theater, paru aux Yale University Press, est passionnant (je m’y suis plongé dans le cadre de mes recherches préalables pour mon prochain “anti-roman”). Les auteurs ont collecté une masse faramineuse de documents (les Soviets étaient attachés, en partie en raison de leur tendance hyper-bureaucratique, à…
Texte intégral (1023 mots)

Ce volume de Laurence Senelick et Sergei Ostrovsky, The Soviet Theater, paru aux Yale University Press, est passionnant (je m’y suis plongé dans le cadre de mes recherches préalables pour mon prochain “anti-roman”). Les auteurs ont collecté une masse faramineuse de documents (les Soviets étaient attachés, en partie en raison de leur tendance hyper-bureaucratique, à la conservation de tout les écrits et notes produits par l’appareil étatique) jusqu’ici difficilement accessibles aux chercheuses et chercheurs qui ne lisent pas le russe.

La période Stalinienne, concernant le théâtre, relève quasiment de la littérature de l’absurde. Le dictateur se voulait omnipotent, et il n’était pas loin de l’être, et, directement ou indirectement, la quasi-totalité de la production culturelle devait être soumise à son examen. Les artistes, quel que soit leur domaine d’exercice, sont sommés de devenir des “ingénieurs de l’âme”, consacrant leurs efforts à l’édification des esprits russes et la réalisation du communisme. De facto, la grande majorité n’a d’autre choix que de se transformer en bureaucrates au service de l’appareil d’État et sa propagande.

Pour le grand malheur des auteurs, metteurs en scène et comédiens, il se trouve que Staline adorait le théâtre. Et qu’il ne relâcha jamais sa vigilance sur la production théâtrale : le prix Staline décerné chaque année récompensait la production qui lui agréait le mieux et suggérait (le mot est faible) les règles à suivre pour l’année suivante. Il y eut même un moment où les auteurs s’efforçaient d’écrire des textes mettant en scène le leader lui-même : difficile d’écrire avec moins de pression, quand on sait le nombre d’écrivain, de directeurs de théâtre et de comédiens, qui, pour avoir déplu au pouvoir, furent envoyés dans les camps en Sibérie.

Au-delà de cette farce continuelle, à la fois comique et tragique, très kafkaïenne, ce qui me touche beaucoup dans ces témoignages et documents, c’est qu’on y découvre un grand nombre d’artistes qui, bon an mal an, se sont pliés au règles – extrêmement changeantes et versatiles du reste, ce qui rendait leur destin fort incertain. Ils ne sont pas des héros ni des héroïnes. Certain.e.s tirèrent profit de la situation, tant qu’ils avaient la faveur de Staline et ses sbires, accédant à des positions sociales et économiques très avantageuses, d’autres moins. Mais rien n’est jamais acquis : le vent peut tourner, au gré de l’arbitraire humeur des gouvernants – Staline étant de ce point de vue parfaitement imprévisible et pour cette raison terrifiant. Le prix à payer est une vie vécue dans une angoisse permanente, une paranoia quotidienne : du jour au lendemain, l’état de grâce peut se transformer en condamnation définitive (sous l’accusation sempiternelle de “western-bourgeoisisme”, de “formalisme”, d’ “anti-patriotisme”, et j’en passe).

L’histoire de ces anti-héros et anti-héroïnes se décline en contorsions, en hésitations, en incertitudes : il faut impérativement suivre la ligne, laquelle n’est jamais claire et peut changer sans crier gare. Même les critiques littéraires peuvent se voir du jour au lendemain répudiés pour avoir décrété qu’une pièce était médiocre (ce qui était évidemment le cas de la plus grande partie de la production théâtrale “patriotique” écrite sous la férule stalinienne), si le monarque la trouvait à son goût. Parfois, la répudiation pour des motifs esthétiques ou politiques n’est qu’un prétexte pour nettoyer le milieu des indésirables : le tournant antisémite de Staline est bien connu, et, sous l’appellation de “cosmopolites sans nation”, les gens de théâtre, y compris les critiques, comme dans l’extrait ci-dessous, sont l’objet d’une purge qui ne cessera qu’à la mort de Staline :

“L’année 1949 arrive. Elle commence par des articles dans l’Art soviétique, un article intitulé « L’esprit du parti bolcheviste est la base du travail créatif des dramaturges et des critiques ». Quinze jours plus tard, le 28 janvier, un article est publié dans la Pravda, tel un coup de feu tiré d’une arme de gros calibre : « A propos d’un certain groupe antipatriotique de critiques de théâtre ». Dans la journée, une deuxième voix s’est fait entendre, celle du journal Culture et Vie. Les trois articles, non signés, se voulaient des directives. Une série de directives.

On peut supposer que Staline a participé à la rédaction de l’article de la Pravda en raison du ton libre et facile, du choix des insultes et de l’absence de tout sens du style
(…)
Dans la Pravda, on entendit pour la première fois le terme explicite de « cosmopolites sans nation ». C’est ainsi qu’est née une étiquette toute faite qui pouvait être immédiatement appliquée à chaque critique « à écraser ». La plupart d’entre eux « se trouvaient être » juifs. Le fait que la liste des nouvelles victimes comprenne un seul Arménien et un seul Russe ne peut tromper personne : le génocide contre l’intelligentsia créative va de pair avec l’allumage de l’antisémitisme. Staline est resté fidèle à ce « principe » jusqu’à la fin.”

15.09.2024 à 17:54

LA GAUCHE ET LES CLASSES POPULAIRES (épisode 125)

danah

C’est un thème battu et rabattu depuis au moins deux décennies : la gauche a perdu sa relation privilégiée avec les “classes populaires” ET (j’insiste) leur soutien : ça n’est pas tout à fait la même chose. On peut rester au contact, “en relation”, mais perdre le soutien, ne plus susciter l’adhésion (l’inverse est moins…
Texte intégral (1560 mots)

C’est un thème battu et rabattu depuis au moins deux décennies : la gauche a perdu sa relation privilégiée avec les “classes populaires” ET (j’insiste) leur soutien : ça n’est pas tout à fait la même chose. On peut rester au contact, “en relation”, mais perdre le soutien, ne plus susciter l’adhésion (l’inverse est moins vrai, mais il est assez flagrant que les gouvernances de gauche, notamment le PS au pouvoir, ont lâché à un moment les « classes populaires », et ce de manière, dit-on, délibérée)

L’épisode récent du clash entre Ruffin et le NFP me paraît très intéressant de ce point de vue.

Tel que je vois les choses, de manière très grossière, Ruffin revendique de renouer avec les « classes populaires » (les guillemets s’imposent) censément perdues par la gauche – constat qui ne fait guère de doute, même s’il est à nuancer comme on le verra. Il prend sur lui de les « écouter », et, plus encore, de se faire le porte-parole de leurs revendications. Ce faisant, il s’oppose au NFP, y compris à LFI, auquel il reproche de s’en tenir à un public conquis d’avance : on va dire, très vite, et très caricaturalement, les « bobos écolos néoruraux urbains gentrifiés branchés sur des vélos électriques multiculturalistes ». Il n’a sans doute pas tout à fait tort, mais il néglige tout de même le fait que, parmi les députés, notamment chez LFI, on trouve aussi des activistes de la classe ouvrière ou précarisés. On pourrait rétorquer à Ruffin que les zones périphériques de la Picardie délaissées par les services publics ne représentent qu’un échantillon fort restreint des « classes populaires », et ne rend certainement pas compte de ce qui peut être entendu comme « populaire » dans d’autres régions, ou d’autres quartiers des grandes villes, etc. Il y a des gens très cultivés parmi les précarisés, mais aussi des « pauvres » viscéralement attachés à l’idée de solidarité, qui ont en horreur l’idée même de racisme (et qui sont parfois eux-mêmes « racisés ») et qui sont extrêmement préoccupés par les questions environnementales et climatiques, voire adeptes de la décroissance.

Un des problèmes que pose cette revendication de Ruffin (« Je suis à l’écoute de ce que me disent « les classes populaires » que vous, les partis de gauche, continuez d’ignorer »), c’est qu’il ne se contente pas de les écouter, il relaie leurs messages et s’en fait le porte-parole. Or, ce message, et ça ne date pas d’hier, n’a plus grand-chose à voir avec un message de gauche. Les principes, à mon sens absolument cruciaux, de « solidarité », et plus encore, de « fraternité » ont laissé la place depuis longtemps à des narratifs individualistes et pour tout dire, franchement racistes : l’intérêt de ces « classes populaires-là » pour le discours de l’extrême droite ne fait aucun doute, et je maintiens qu’il s’agit là d’une adhésion consciente et assumée – cessons de prendre les gens pour des imbéciles passifs, influencés et modelés par les médias et les discours d’un Parti, fut-il le RN. La xénophobie et la recherche d’un bouc émissaire sont présentes dans toutes les sociétés européennes depuis des lustres, sinon, vous pouvez être certains que le vingtième siècle n’aurait pas été ce qu’il fut.

Or, ce point-là est symptomatique de la période où nous sommes et il est en réalité, en partie (car il existe d’autres causes) la conséquence de ce que je rappelais au début de ce texte : le fait que la gauche ait perdu sa relation privilégiée avec les « classes populaires ». Donc, ce n’est pas, contrairement à ce que semble penser Ruffin avec sa candeur coutumière, un phénomène qui date de la semaine dernière, mais le résultat d’un lent et complexe processus, d’une histoire donc. L’extension du précariat, au détriment du prolétariat, l’affaiblissement spectaculaire des forces syndicales, l’avènement irrésistible de l’individu égoïste néolibéral, le culte de la performance et de la valeur travail, etc. Oui, les partis de gauche, trop occupés à se crêper le chignon pour accéder au pouvoir, se sont montrés incapables de résister au succès de l’anthropologie néolibérale, faute de prendre le temps de lire les innombrables analyses qui furent pourtant publiées sur le sujet, et surtout d’imaginer, tant qu’il était encore temps, des stratégies pour reprendre la main et s’opposer à l’idéologie de l’ennemi. Le NFP actuel est sans doute ce qui s’éloigne le moins d’une lecture critique du néolibéralisme si l’on prend les programmes des partis de gauche ces 20 dernières années, mais il est tard, et je le crains : trop tard. L’idéologie néolibérale a saturé une bonne part de nos imaginaires, même à gauche, et il faudrait défaire avant que de bâtir un horizon alternatif – ce qui n’est pas une mince affaire.

Tous les militants ou les membres des réseaux associatifs témoigneront de cette expérience : on finit toujours, un jour ou l’autre, par être entraîné dans une discussion avec des personnes dont on se pensait pourtant proche, et qui finissent par dériver vers des tendances explicitement racistes, individualistes ou anti-écologistes. Le mouvement des Gilets Jaunes représentent à mon avis un cas typique de ce genre de confusion, mais aussi les dernières manifestations pour les retraites, et beaucoup de revendications aux portes des usines également : combien de manifestants ont fini par voter (ou votaient déjà) pour le RN ? (et, concernant les retraites, je doute fort que le sentiment de solidarité avec les plus pauvres et les étrangers ait été un thème dominant dans les cortèges : beaucoup trouvaient leur motivation dans la défense de leur intérêt personnel, sans aucun souci de solidarité – voire pire : « il faut que ces jeunes fainéants travaillent pour payer ma retraite », cela s’entendait très bien aussi dans les cortèges.)

Pour ouvrir une éventuelle discussion , on pourrait se demander comment regagner le chemin perdu ? Si l’on considère, et c’est d’ailleurs mon cas, que la gauche a atteint son « plafond de verre » électoral (environ un tiers des votants), il n’y a pas d’autre choix que d’élargir la troupe des sympathisants. On peut espérer que les plus jeunes se tournent vers la gauche : mais si les étudiants fournissent en général un contingent solide, il n’en va pas du tout de même de cette autre partie de la jeunesse, largement majoritaire, qui, semble-t-il, ou bien est indifférente aux enjeux politiques (phénomène d’abstention des jeunes précaires notamment, qu’on observe un peu partout dans le monde, le Japon étant un exemple très frappant), ou bien est tentée par l’extrême-droite (ne parlons pas des héritiers de la classe bourgeoise dont le nombre, comme on le sait, est inversement proportionnel au pouvoir dont ils disposeront un jour, et qui voteront de toutes façons à droite). Quant à cette partie des « classes populaires » qui adhère aux idées d’extrême droite et vient de voter massivement pour le RN à plusieurs reprises, peut-on sérieusement espérer la convertir aux valeurs de gauche, alors même qu’en réalité, elle les détestent : comment voulez-vous déloger de l’esprit de ces personnes l’idée que l’origine de tous leurs maux vient des racisés, des écologistes, des chômeurs et bénéficiaires d’aides sociales ?

Ce n’est certes pas un phénomène franco-français, il est a minima européen, et il ne date pas d’hier mais, globalement, en Europe, des années 80. Et l’histoire des gauches européennes n’est pas exempte de tendances xénophobes, sans parler de l’adhésion au dogme de la croissance et du productivisme, encore bien présente dans une partie du NFP aujourd’hui (je ne préfère pas creuser la question avec un Fabien Roussel par exemple). Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que revienne sous une forme ou sous une autre sur le devant de la scène un mouvement nationaliste et populiste « social », xénophobe et anti-écologiste – poussant sur un terrain que les partis d’extrême droite ont investi avec succès depuis une vingtaine d’années.

Cet épisode conflictuel donc, aussi anecdotique qu’il soit, entre Ruffin et le NFP, renvoie à mon sens à un problème assez sérieux, et dramatique, et nous rappelle, s’il en était besoin, combien les gauches sont éloignées du pouvoir (en France en tous cas).

 

09.09.2024 à 12:11

Des prédateurs sexuels dans l’Église

danah

L’Abbé Pierre est un cas cliniquement “pur” (et je n’emploie pas le mot « pureté », central dans l’histoire de cette occultation, au hasard) de pervers sexuel confinant au psychopathe, qui aurait pu servir d’illustration à la théorie des pulsions de Freud. Pour ceux qui connaissent, il s’agit bel et bien d’ « organisation »…
Texte intégral (1636 mots)

L’Abbé Pierre est un cas cliniquement “pur” (et je n’emploie pas le mot « pureté », central dans l’histoire de cette occultation, au hasard) de pervers sexuel confinant au psychopathe, qui aurait pu servir d’illustration à la théorie des pulsions de Freud. Pour ceux qui connaissent, il s’agit bel et bien d’ « organisation » perverse de la personnalité (et pas juste d’une « modalité défensive » perverse, de « solution provisoire » perverse, ou même d’ « aménagement pervers »). Dans la systématicité du comportement de l’abbé, durant toute la durée de sa vie, on est vraiment au-delà de ce qu’on appelle un « défaut du refoulement », la faiblesse du surmoi ou l’excès pulsionnel.

Ce qui est très intéressant dans ce cas, et qui dépasse le cadre d’interprétation purement limité aux relations du sujet avec les objets qui l’entourent, c’est la dimension sociale de cette perversion. Il faut pour que cette machine pulsionnelle prédatrice puisse continuer à fonctionner pendant plus d’un demi-siècle, non seulement la complicité, mais surtout que TOUT UN SYSTÈME SOCIAL s’organise autour de la pathologie de l’abbé. Or, ce système social est bien connu désormais, c’est l’Église (et plus généralement les organisations religieuses). On cache l’abbé, on l’interne en psychiatrie, on le soustrait au monde, on l’assomme avec des médicaments : non pas pour le soigner, mais pour protéger l’institution et le symbole qu’il représente. La ferveur délirante qui accompagne l’Abbé Pierre, repose sur l’occultation pure et simple de sa personnalité : il n’est qu’un produit fabriqué à l’image d’un Saint (et de cet artifice, l’église et ses proches sont parfaitement conscients : ce pourquoi d’ailleurs il n’a jamais été sérieusement question de le béatifier ou le sanctifier). C’est tout une société qui, en réalité, s’organise, sciemment, en adoptant des stratégies qu’on appelle en psychanalyse « négatives » (et qui ne sont pas pathologiques en soi, sinon nous serions tous déments) : le refoulement, le clivage, le déni, la défense maniaque, l’identification projective, etc. Pour qu’un individu persiste sans risque dans cette articulation perverse au monde, il faut que le monde s’en arrange. Avec les révélations d’une ampleur extraordinaire qui se sont succédé ces dernières décennies, il apparaît désormais que le monde, ou les mondes, des Églises s’en est jusqu’à présent arrangé, sans doute parce que le mal était si répandu qu’il n’était guère possible de traiter autrement les malades qui œuvraient en son sein, mais, plus profondément encore, parce qu’elles savaient, ces églises, que ces malades n’étaient en rien des personnalités déviantes ou des cas particuliers, l’exception à la règle, mais bien plutôt le produit inévitable de leur structure même, de l’idéologie sur laquelle elles reposent.

L’obstination délirante de l’Église à conditionner l’exercice du pouvoir en son sein au vœu d’abstinence sexuelle, c’est-à-dire la répression a priori des pulsions dans l’espoir mégalomaniaque de les rediriger, de les sublimer, entièrement au service de Dieu, ne peut que produire ce genre de personnalités perverses – qui consacrent en réalité leur vie non pas tant à servir Dieu qu’à réprimer leurs pulsions. Saint Augustin n’est pas pour rien dans l’incroyable succès de ce fantasme – à cela près qu’avant les révélations qui transformèrent non seulement la vie du jeune africain (hé oui !), mais aussi une bonne partie de l’histoire du monde, l’étudiant s’en donna à cœur joie et à corps perdu à Carthage : « Je vins à Carthage, partout autour de moi bouillonnait à grand fracas la chaudière des amours honteuses. » (pour le dire clairement, l’ambiance était orgiaque et les expériences sexuelles élargies tout autant qu’elles puissent l’être). Il se convertit à 32 ans, mais il avait pris le temps de goûter plus que soif des plaisirs charnels avant de s’en priver délibérément : l’illumination de l’abbé Pierre date de ses 16 ans, époque à laquelle il fait des pieds et des mains pour entrer chez les Franciscains. Son biographe Bernard Violet donne un autre son de cloche : sa décision d’entrer dans la vie religieuse serait une forme de répression brutale, accompagnée de mortifications, de la passion qu’il éprouvait pour un de ses condisciples. Lisez par exemple « Sous le soleil de Satan » de Georges Bernanos pour savoir ce que ce genre de refoulement pulsionnel conjugué à d’improbables élans mystiques peut produire en terme de souffrances psychiques, particulièrement à l’adolescence. Inutile de dire que la longue liste, que dis-je interminable, des agressions sexuelles dans l’Église Catholique s’origine en grande partie dans cette conjonction délirante.

J’ai beaucoup étudié dans une vie antérieure les textes monastiques, notamment ceux produits par les moines cisterciens au Moyen Âge : ce qui m’avait frappé, c’était la conscience très vive que ces moines avaient de l’inévitable présence des pulsions sexuelles au sein de la communauté. dans les règles de vie cistercienne, l’allusion est claire, et fonctionne comme une sorte de hantise : oui, le moine est un être désirant, et tout l’enjeu de la règle, c’est d’orienter les pulsions vers le chemin d’une existence consacrée (régulière). Mais ils étaient extrêmement conscients du risque encourus : d’où leur défiance envers les manifestations les plus spectaculaires de mortification, ou ce qu’on appelle alors l’ « acedia » (qui pourrait être décrite comme une forme de torpeur semblable à ce que nous appelons la dépression, qui peut aller jusqu’au mépris du monde, la haine envers les autres, le ressentiment systématique). Contrairement à ce qu’on imagine parfois, les moines se méfient des performances radicales de la foi. L’humilité consiste bien plutôt à reconnaître sa propre humanité, et l’institution du chapitre des coulpes, ce moment où le moine avoue ses fautes devant la communauté, ne sert pas seulement à rationaliser les comportements dans l’abbaye, mais aussi à prévenir le mensonge, à commencer par « se mentir à soi-même ». L’examen de conscience, la reconnaissance de ses propres tourments, de son « impureté », permet une action prophylactique en quelque sorte, en prévenant la propagation de l’ « acedia » ou de comportements pervers, en faisant donc en sorte d’empêcher que s’installe une « organisation » perverse, non seulement individuelle mais collective.

La société médiévale n’était d’ailleurs absolument pas dupe de la “pureté” des représentants de l’Église et des moines et moniales : levez les yeux sur les modillons dans les églises romanes, et vous verrez comment les sculpteurs se représentaient les gens d’Église ! Nos sociétés contemporaines, d’une naïveté confondante à cet égard, qui confine à l’auto-aveuglement, héritent directement du récit bourgeois du XIXème siècle, dans lequel le bourgeois (le mâle blanc d’âge mûr) est censé incarner les vertus de modération et de réserve, y compris dans la « gestion » de ses pulsions sexuelles (c’est la plèbe, la masse des prolétaires et des misérables qui ne sait pas « gouverner » ses pulsions, et qu’il faut impérativement discipliner par le travail). Pas étonnant qu’un Freud émerge précisément à la fin de ce siècle d’hypocrisie généralisée. Et, je le répète, nous en héritons. Nous sommes de ce point de vue beaucoup moins avisés, pour ne pas dire beaucoup plus stupides, que les peuples de l’antiquité et du Moyen Age, sans parler des autres histoires du monde !

Un type comme l’abbé Pierre, et les innombrables prédateurs sexuels qui ont trouvé dans les Églises un terrain fertile pour assouvir leur inavouable pulsion sans risque grand-chose, protégés qu’ils furent, jusqu’à récemment, est le produit de cette culture de l’hypocrisie, du refoulement généralisé, du médiocre récit bourgeois qui fait passer le notable pour le pendant du Saint dans un monde soi-disant sécularisé.

Ce qui rapproche évidemment ce cas des systèmes organisés autour des prédateurs sexuels si répandus dans les arcanes du pouvoir, dans les appareils d’État (parfois au plus haut niveau, comme ces dictateurs pervers et sadiques dont les horreurs ponctuent sinistrement l’histoire), mais aussi dans les entreprises, les familles, et parfois même un couple, bref, partout où ces prédateurs sont investis du pouvoir sur tous les autres : il faut que toute une société s’organise pour protéger ces « organisations perverses » de toute publicité qui pourrait leur nuire.

Pour le dire autrement, ces prédateurs sexuels ne sont pas des brebis galeuses mais des symptômes et des produits d’un système structuré par une politique particulière de la sexualité et de son refoulement, et ce système est l’institution catholique bourgeoise.

NB : pas plus que ceux qui commettent des actes racistes ne sont des exceptions à la norme idéologique “post-raciale”, j’en avais parlé ici par exemple.

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