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LA VOIE DE L'ÉPÉE

Michel GOYA

Michel Goya est un militaire et un historien français spécialisé dans l'analyse des conflits.

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25.07.2024 à 08:50

La guerre éternelle 1 - Victoire par chaos à Gaza

Michel Goya

Texte intégral (2491 mots)

La Tribune, 06 nov. 2023
La guerre qui a débuté lé 7 octobre 2023 à Gaza est déjà la seconde plus longue guerre de l’histoire de l’État d’Israël, dépassant déjà celle de 1948-1949 (9 mois) et approchant la guerre d’usure contre l’Égypte en 1969-1970 (16 mois). Elle est déjà la plus meurtrière de toutes, en particulier pour la population de Gaza. Il est malheureusement très possible que non seulement cette guerre à Gaza se poursuive encore au-delà de celle de la guerre d’usure mais qu’elle s’accompagne en plus d’une autre guerre peut-être encore plus difficile au Liban.

Raids et corridors

À Gaza, on a échangé la guerre par pulsions de quelques jours à quelques semaines — 2006, 2008, 2008-2009, 2012, 2014, 2021 — par une guerre en continu dont on ne voit pas la fin. Il n’est d’ailleurs pas exclu que celle-ci ne soit d’ailleurs pas du tout envisagée.

Après l’ampleur et l’horreur de l’attaque du 7 octobre 2023, il était difficile pour Israël, quel que soit le gouvernement, de ne pas vouloir et annoncer la destruction de l’organisation qui avait perpétré cela. Or, s’il y a bien quelque chose que l’on a appris de toutes les guerres que l’on mène depuis des dizaines d’années contre des organisations armées est bien qu’on ne peut y parvenir par le seul ciblage à distance. Cela peut suffire pour contenir un ennemi, mais pas pour le détruire. Pour cela, il faut l’étouffer, c’est-à-dire conquérir et contrôler le terrain dans lequel il vit. C’est beaucoup plus risqué pour ses troupes que de larguer des bombes à distance et très délicat lorsqu’il faut évoluer et combattre au sein d’un espace urbain densément peuplé, mais il n’y pas d’autre solution. Cette conquête-occupation est par ailleurs une greffe qui a toutes les chances d’être rejetée si elle s’effectue brutalement et si elle n’est pas perçue localement comme un minimum légitime. C’est fondamentalement et après des années d’erreurs, le modèle de la pacification de Bagdad en 2007-2008 contre l’État islamique en Irak et l’armée du Mahdi dans un espace trois fois plus vaste et peuplé que Gaza.

Considérant leur position stratégique et leur expérience comme unique, les militaires israéliens ne regardent pas beaucoup les guerres étrangères. Par ailleurs, ils ne veulent plus occuper complètement des espaces hostiles après les expériences passées difficiles et considèrent qu’ils n’ont plus les moyens de le faire. La population de Gaza a cru de moitié depuis le retrait israélien de 2005 pour atteindre 2,1 millions d’habitants alors que les forces terrestres de Tsahal ne cessaient au contraire de diminuer. Sur le papier, celles-ci représentent encore 526 000 soldats d’active (dont seulement 26 000 professionnels) et surtout de réserve, mais la guerre en cours a montré que Tsahal pouvait difficilement engager au combat plus de vingt brigades de contact (blindée, infanterie, parachutiste ou commando) en même temps, soit les neuf brigades d’active et onze brigades de réserve ou formées à partir des écoles militaires. Les brigades d’active sont par principe permanentes mais les autres peuvent difficilement être engagées plus de deux mois consécutifs. Ces brigades sont par ailleurs assez légères, avec trois ou plus rarement quatre groupements tactiques interarmes (GTIA) d’environ 500 hommes. C’est donc entre 30 000 et 40 000 hommes que les Israéliens peuvent réellement engager au contact de l’ennemi en même temps. C’est moins que tous les adversaires réunis à Gaza.

Pour reprendre l’exemple évoqué de Bagdad en 2007-2008, les Américains avaient alors déployé 35 000 hommes dans la capitale irakienne (et on rappellera qu’ils ont eu 600 morts dans cette expérience d’un an). La différence était cependant que les Américains n’étaient pas seuls puisqu’ils pouvaient compter sur l’aide de 50 000 soldats et policiers irakiens, ce qui donnait un peu plus de légitimité à leur action et permettait une relève, mais aussi 20 000 mercenaires locaux, dont d’anciens ennemis, intégrés à leurs unités. Les Israéliens, eux, sont seuls et ils ont d’autres adversaires potentiels que le Hamas à Gaza. Ils ne veulent donc pas engluer à Gaza toutes leurs forces déployables, très supérieures en volume à, par exemple, celles de la France mais quand même limitées par rapport aux enjeux. Ils ont donc adopté une stratégie de très longue haleine, visant d’abord à éliminer le maximum de membres du Hamas et des organisations alliées (Jihad islamique, FPLP, etc.) par des frappes aériennes massives, puis par de grands raids de bouclage et destruction méthodique, à Gaza-Ville, Khan Yunes et à Rafah depuis le mois de mai 2024.

Les Israéliens ont également solidifié la barrière frontalière avec notamment un accroissement du glacis à son abord et surtout ils ont mis en place un corridor fortifié coupant en deux le long de la route 719 le territoire de Gaza aux deux tiers nord. Les fortins de ce corridor de Netzarim sont actuellement tenus par la 99e division et trois brigades de réserve, en relève régulière. La 162e division, d’active s’est de son côté emparée d’une bande de deux kilomètres le long de la frontière entre Gaza et l’Égypte. Les Égyptiens aidés des Américains ont proposé la mise en place d’une solide barrière de blocage et de surveillance souterraine et de surface le long de la frontière, mais l’arrivée de la 143e division de réserve dans la zone semble indiquer que les Israéliens préfèrent y installer un nouveau Netzarim.

Outre la 162e division poursuivant la sécurisation — un euphémisme pour éviter de dire « nettoyage » — de Rafah, la 98e division, l’autre division d’active, mène des raids de brigades limités dans le temps à l’intérieur des poches nord et sud entre les corridors afin de casser toute reconstitution de forces ennemies. Les frappes aériennes se poursuivent également contre toute cible considérée de grande valeur, comme le 12 juillet dernier lorsque huit bombes d’une tonne sont larguées dans le camp de réfugiés d’al-Mawasi afin de tuer Rafe Salama le chef de la brigade de Khan Yunes et surtout Mohammed Deif, le chef des brigades al-Qassam, l’armée du Hamas. Au prix d’un nouveau massacre épouvantable, le bombardement a tué Salama et peut-être Deif.

Condamnés au chaos

Quel est le bilan stratégique de tous ces efforts ? Avec désormais 16 000 combattants ennemis revendiqués comme tués et autant de blessés graves ou prisonniers, le gouvernement israélien peut estimer avoir presque « détruit tactiquement » le Hamas et ses alliés. Ceux-ci ne peuvent plus mener d’offensives en Israël au sol comme dans le ciel, hormis parfois avec quelques roquettes peu dangereuses. La sécurité est donc rétablie dans le sud du pays et sans doute pour longtemps. Une fois le nettoyage de Rafah terminé, il sera possible grâce à la barrière et aux corridors de quadriller le territoire à la manière de la Cisjordanie et de frapper sans trop de risques et de pertes israéliennes toute nouvelle concentration de forces ennemie qui se présenterait.

On compte 326 soldats israéliens tués à ce jour dont 1/5e du fait de tirs fratricides, une proportion très importante qui témoigne à la fois d’une débauche de feu et d’un manque de contrôle interne. C’est relativement peu au regard de l’ampleur des combats, mais avec également près de 400 blessés graves et 1600 blessés légers, cela peut commencer à faire beaucoup lorsque cela se concentre sur quelques brigades. La seule 84e brigade Givati, la plus touchée, a perdu 50 morts. En utilisant au maximum la puissance de feu aérienne, l’artillerie ou le direct à distance (canons de chars et canons-mitrailleurs) et en protégeant au maximum les soldats avec du blindage lourd, les risques sont effectivement contenus. Plus de 40 combattants ennemis beaucoup moins protégés et moins équipés d’armes à distance tombent pour un seul soldat israélien. Ce soldat israélien tombe désormais tous les quatre jours et non plus toutes les sept heures au plus fort des combats de décembre 2023.

Pour autant on est loin de l’objectif initial annoncé de destruction du Hamas et de libération de tous ses otages. Le Hamas et ses principaux leaders, sauf peut-être Deif, sont toujours là dix mois après le début de la guerre et continuent de combattre même très affaiblis, ce qui peut déjà être considéré pour eux et ceux qui les observent comme une victoire. S’il ne peut pour l’instant plus attaquer sérieusement le territoire israélien, le Hamas peut toujours harceler les corridors et les forces israéliennes qui pénétreraient à nouveau dans Gaza. Ce sont des combats désormais de faible ampleur mais des combats quand même, ce qui suffit à leur propagande. Avec l’attaque-surprise du 7 octobre — en omettant ou niant même les horreurs sur les civils — la poursuite des combats jusqu’à aujourd’hui et la libération de 260 prisonniers en échange d’otages, la popularité du Hamas est au plus haut chez les Palestiniens, y compris à Gaza où elle était descendue très bas, et cette popularité au détriment de l’Autorité palestinienne ou du Fatah était sans doute le but principal recherché.

Le Hamas détient par ailleurs toujours 116 otages, et l’action militaire israélienne, sans être négligeable, a eu beaucoup moins d’effets pour libérer les 105 autres que les concessions accordées au Hamas. Le Hamas et ses alliés contrôlent encore la majorité du territoire et de la population de Gaza et compensent en partie leurs pertes en recrutant dans le vivier de tous ceux qui veulent se venger des Israéliens. Dans ces conditions, le Hamas se sent suffisamment fort pour ne négocier qu’un cessez-le-feu permanent, autrement dit la fin de la guerre et donc la victoire. Comme il n’en est évidemment pas question et que le gouvernement israélien n’a rien à faire du reste du monde, la guerre continue et continuera sans doute longtemps, au désespoir de la population.

Dans un article récent (ici) qui a fait grand bruit, plusieurs auteurs de The Lancet décrivent une situation humanitaire terrible où ils reprennent les estimations de décès du ministère de la santé palestinien (37 396 au moment de l’article, presque 39 000 aujourd’hui) et celles évidemment extrêmement incertaines de 10 000 disparus dans les décombres. En soustrayant les morts de combattants et les morts naturelles (5 000 en moyenne en dix mois de temps de paix), il y a un consensus parmi les non-militants pour estimer les pertes civiles directes de cette guerre à une fourchette macabre de 20 à 30 000 morts et le triple ou quadruple de blessés plus ou moins graves, soignés dans des conditions difficiles. Pour le site AirWars, qui ne s’intéresse qu’aux effets des frappes aériennes, celles-ci ont constitué d’assez loin le plus grand pourvoyeur de victimes civiles et bien sûr de dégâts avec un tiers des bâtiments du territoire sévèrement endommagés, en particulier dans les terribles mois d’octobre à décembre 2023. Les auteurs de The Lancet insistent en fait surtout sur la crise humanitaire et sanitaire en cours et qui pourrait sur les années à venir provoquer encore plus de morts. De manière très empirique puisque ce n’est pas une étude, ils alertent en expliquant qu’au total 186 000 personnes (en multipliant simplement par 4 les chiffres actuels) pourraient avoir péri toutes causes confondues du fait du conflit dans les années à venir.

Voici donc le destin promis pour l’instant aux gens de Gaza, les « sacrifiés nécessaires » selon Yahya Sinwar, complices des auteurs du pogrom du 7 octobre ou au moins gêneurs pour le gouvernement israélien, condamnés à vivre dans un univers à la « New York 1997 » les frappes aériennes en plus, ballotés au gré des combats, sans possibilité de fuir du territoire, sans écoles et travail, vivants de l’aide humanitaire qu’on laissera bien entrer, et laissés sous la coupe de clans et de groupes armés comme le Hamas car il n’est pas question pour Israël de l’administrer ou de laisser l’Autorité palestinienne ou quiconque d’autre le faire. Le mal est donc contenu dans Gaza mais au prix d’un siège éternel, d’une vie épouvantable pour ses habitants et d’un État de guerre permanent pour les Israéliens. Comme cela ne satisfait pas encore à certains, il est très fortement question de faire la même chose au Liban.


17.07.2024 à 09:49

Civil War

Michel Goya

Texte intégral (3440 mots)

Il s’en est donc fallu de quelques centimètres que l’histoire des États-Unis bifurque et donc par contrecoup aussi un peu celle du reste du monde. A 137 mètres, un tireur moyen armé d’un fusil AR-15 ne peut normalement pas rater une cible de la corpulence de Donald Trump, surtout peu mobile devant un pupitre. Thomas Matthew Crooks est pourtant parvenu à réaliser ce double exploit ce samedi 13 juillet à 18h00 locale à Butler (Pennsylvanie) : parvenir à tirer sur un ancien président des États-Unis à nouveau candidat et parvenir à le rater à aussi courte portée.

L’anomalie comme opium des complotistes

Comme toute chose surprenante en politique ces deux anomalies sont évidemment à l’origine de deux théories complotistes contradictoires qui ont circulé immédiatement après les faits. La première, que l’on retrouve évidemment du côté des gens très hostiles à Trump décrit un candidat organisant lui-même son agression afin de booster sa popularité, à la manière de Nelson Hayward, ce personnage de la série Columbo (S03E03)…qui en profitait aussi au passage pour éliminer un adjoint gênant. La seconde, étrangement plutôt parmi les partisans de Trump, où en France les amis de la Russie ce qui revient un peu au même, est que l’« État profond américain » a voulu se débarrasser de ce révolutionnaire acharné à le détruire. On a même vu le tireur dans un publicité de 2022 financé par le fonds d’investissement Black Rock, c’est dire.

Tout cela ne présente pas grand intérêt, sinon comme symptôme d’une tension particulière. Les pseudo-attentats ont peut-être existé depuis toujours. C’était même une spécialité russo-soviétique justifiant répressions diverses, purges ou effectivement tremplin électoral pour Vladimir Poutine, alors peu connu, mais élu triomphalement à la présidence après les attentats d’août-septembre 1999 organisés par le FSB à Moscou. Les tentatives d’assassinats contre soi sont en revanche beaucoup plus complexes à organiser parce qu’il faut bien prendre un peu de risque pour que cela ait l’air crédible, mais surtout éviter que l’enquête du Columbo ou du journaliste local ne révèle un pot aux roses qui pour le coup s’avérera désastreux politiquement et même judiciairement. Dangereux et délicat à manier donc. On se souvient de l’imbroglio de l’« attentat de l’observatoire » dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959 à Paris contre François Mitterrand, alors sénateur. Ce fut une affaire assez minable dont on ne sait pas encore très bien qui a manipulé qui, mais qui a fait très mal à l’image de Mitterrand au lieu de la renforcer comme celui-ci l’espérait. En dehors de cette affaire rocambolesque, je ne connais aucun cas réel d’auto-attentat.

Les assassinats organisés de citoyens de son propre pays par l’État ou ses services de manière autonome sont évidemment plus courants, et c’est là encore plutôt une spécialité russe depuis quelques années. C’est toutefois assez rare dans les démocraties, ne serait-ce que parce que les capacités d’investigation et de révélation du complot sont plus importantes qu’ailleurs. Mais ce n’est pas impossible. Pour rester aux États-Unis, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963 est sans aucun doute celui qui a donné naissance à la plus grande littérature et le plus grand nombre d’organisations suspectes, depuis la CIA, jusqu’aux anticastristes, en passant par la mafia de Chicago, l’Union soviétique, le complexe militaro-industriel et même le vice-président Johnson. Peut-être. Rappelons simplement que comme dans le cas de l’auto-attentat, on n’a pas droit à l’erreur dans ce genre d’exercice sous peine de retours politiques dévastateurs, au moins en démocratie. On s’efforce donc, sans certitude absolue, de faire en sorte que cela réussisse. En clair et pour revenir à l’attentat de Butler, on ne confie pas ce genre de mission à un gamin de vingt ans, un âge où aux États-Unis on a le droit d’acheter des armes mais pas de l’alcool, plutôt instable et par ailleurs mauvais tireur selon ses camarades du Clairton Sportsmen’s Club.

Avec Thomas Matthew Crooks on est effectivement loin assez loin de simplement Lee Harvey Oswald, mais bien plus proche de tous les presque toujours illuminés qui ont assassiné quatre présidents des États-Unis et essayé 17 fois de le faire sans réussir, ce qui au passage donne quand même une bonne moyenne pour 46 POTUS. Quant aux assassinats et tentatives d’assassinats de candidats à la présidence ou des personnalités politiques majeures, elles sont singulièrement nombreuses. Et pour tous ceux qui sont passés à l’acte, combien y ont songé mais n’ont pu passer à l’acte comme Travis Bickle, le héros de Taxi Driver car ils n’ont pas trouvé de faille dans le dispositif de sécurité ?

4,86 grammes de politique

Thomas M. Crooks, a, lui, pu accéder à la célébrité morbide, car il a trouvé une faille dans le dispositif, certes assez incroyable mais tout à fait possible dans le monde réel et non fantasmé des complotistes.

Un dispositif de sécurité comprend au moins deux cercles de protection. Le premier est très proche afin d’empêcher les attaques à très courte portée et protéger la cible si ces attaques ont quand même lieu puis procéder à l’évacuation, les soins éventuels, etc. Un deuxième cercle vise à protéger la cible des tireurs à quelques centaines de mètres de portée, mais aussi de possibles attaques de drones. Après reconnaissance des lieux, tous les emplacements de tir possibles sont soit occupés, soit lorsque c’est possible barricadés ou entravés, soit, au minimum, surveillés à vue directe ou par drone. On peut inclure aussi un troisième cercle plus large face aux menaces à plus longue portée, des mortiers par exemple, et surveiller les approches. Ce réseau de surveillance est doublé d’un dispositif de filtrage et de fouilles ou, pour faire simple, plus on s’approche de la cible et plus on doit être léger, à pied et sans moyen de dissimuler des objets lourds.

Après le quadrillage et l’occupation rationnelle du terrain, le point clé réside dans la coordination de tous les agents de sécurité dans le secteur, souvent issus de services différents. C’est là que le bât blesse le plus souvent. Il y a normalement un poste de commandement qui gère toutes les unités impliquées, avec un réseau de communication simple et parfois unique. Si les choses sont bien organisées tout le monde sait ce que font les autres et où. Cela n’a visiblement pas été complètement le cas à Butler où Crooks a pu assez facilement grimper sur un toit non surveillé avec un fusil. Il n'a même pas eu besoin d’actionner à distance l’explosif qu’il avait placé dans sa voiture, sans doute pour attirer l’attention des forces de sécurité. Plusieurs témoins l’ont fatalement vu ramper sur le toit et ont averti des policiers plusieurs minutes avant l’attaque. Il est possible aussi que l’équipe d’antisniping à proximité de Donald Trump l’ait vu également lorsqu’il s’est mis en position de tir, mais c’est là qu’intervient la deuxième faille après le trou dans le dispositif : faute de coordination tout le monde, des policiers dans la foule ou des antisnipers, se demandait probablement s’il ne s’agissait pas de collègues.

Ce flottement a laissé suffisamment de temps à Crooks pour tirer plusieurs coups, et heureusement l’AR-15 vendu dans le commerce ne permet normalement pas de tirer en rafale. Crooks a raté sa cible. Cela tient parfois à peu de choses. Je suis devenu bon tireur seulement après avoir admis qu’étant droitier je devais quand même tirer en gaucher parce que mon œil directeur était le gauche. Peut-être était-ce le cas. Il était en tout cas certainement très stressé parce qu’il voulait tuer, ce qui n’est jamais anodin, et savait qu’il allait probablement mourir à l’issue, ce qui l’est encore moins. La vision n’est alors plus la même et si on ajoute surtout de fortes pulsations cardiaques, avec le stress et l’effort fourni pour grimper sur le toit, ramper et se mettre très vite en position, on conçoit que la qualité du tir sera réduite par rapport à une situation normale au champ de tir, où rappelons-le, il était déjà médiocre. Crooks s’est apparemment compliqué également la tâche en visant la tête au lieu du corps, cible bien sûr plus petite et par ailleurs plus susceptible de bouger. Une balle de 5,56 mm, 2,6 grammes en 22 LR ou 4,86 en calibre OTAN, parcourt 137 mètres entre 1/3 et 1/6e de seconde. C’est court mais c’est suffisant pour une tête de bouger un peu et voir ainsi la balle frôler une oreille au lieu de toucher le front.

On notera la stupeur du public et bien sûr de Trump lui-même au moment des tirs. Le bruit des 5,56 est assez faible, surtout s'il s'agit du calibre 22LR, assez loin en tout cas de l’imagerie véhiculée par l’emploi des fusils d’assaut dans les films, et on peut aisément le confondre avec d’autres claquements, comme des ballons (et là on pense évidemment au discours de Reagan à Berlin en 1987). On rappellera aussi que ce bruit est d’abord une onde de Mach autour du projectile et donc directement sur la cible, rejoint en une demi-seconde par celui de la détonation de départ à 137 m de là. Très difficile alors de comprendre ce qui se passe sauf à voir des gens touchés autour de soi ou des impacts dans le sol ou des murs. Et même alors, un très rapide 5,56 ou tout autre petit calibre, peut traverser des chairs sans provoquer de choc. On peut être touché sans bouger si aucun élément dur, une plaque de protection, un casque ou un objet quelconque mais aussi simplement son ossature, n’est frappé et si c’est le cas, on partira en arrière si c’est en haut (ce que l’on voit toujours dans les films) et on chutera en avant si c’est dans les jambes tandis qu’on se cassera en deux et on tombera sur place si c’est dans le ventre. Trump ne bouge pas à cause du choc mais à cause de la douleur de l’éraflure de l’oreille.

Derrière lui, hormis les gardes du corps qui comprennent très vite, le public est dans l’expectative dans la situation de tension-incompréhension où on ne sait pas quoi faire et où on obéit immédiatement aux ordres, ou on imite ceux qui font quelque chose s’il n’y a pas d’ordre. C’est ce qui se passe lorsque quelqu’un crie « il a un fusil », en voyant simplement le tireur et que les agents de sécurité hurlent « à terre ! ». À ce moment-là, la menace est terminée puisque Crooks a déjà été repéré et abattu tout de suite par des tireurs d’élite.

Donald Trump réagit bien à l’attaque, sort vite de sa stupeur et a l’intelligence de parler tout de suite avec un ordre-slogan simple « Fight ! » qui dans ce contexte-là résonne dans une foule qui n’attend que ça et répond avec force « USA ! ». L’exploitation instinctive de l’agression par Trump est, il faut bien l’admettre, remarquable, ce qui donne l’impression qu’il est capable de résister à la pression – une qualité nécessaire, mais non suffisante, à un bon président. Appuyée par l’intelligence de placement du photographe Evan Vucci, la scène donne même naissance à une photo destinée à être iconique, à l’image de celle du mont Suribachi à Iwo Jima en 1945, et inestimable pour la popularité de Trump. Crooks voulait abattre Donald Trump, il l’a renforcé.

Trump est immédiatement transporté à l’hôpital de Butler à 17 km de là, dont il ressort très vite pour rejoindre la convention républicaine à Milwaukee (Wisconsin) où il est évidemment acclamé. Les croyants fans de Trump invoquent évidement la main de Dieu pour ce qu’ils considèrent comme un miracle et un signe. Cela signifierait donc que Dieu n’avait pas grand-chose à faire au même moment de Corcy Comperator tué par une balle perdue alors qu’il protégeait ses filles de son corps. La plupart de ces croyants politico-chrétiens étant également « pro-guns », ils oublient aussi que Dieu n’aurait pas eu à intervenir avec une législation « normale » de contrôle des armes.

Minutemen ou super-vilains ?

Les assassinats ou les tentatives d’assassinats politiques sont donc nombreux dans l’histoire des États-Unis, mais le plus étonnant est peut-être qu’il n’y en ait pas plus dans ce pays qui conjugue le culte de l’action individuelle et plus d’armes à feu que d’habitants. Nous sommes dans un pays qui a, dès sa naissance, mis en avant les Minutemen, ces citoyens capables de prendre les armes dans la minute pour défendre la Patrie et la liberté, alors que l’armée régulière permanente était longtemps interdite, car soupçonnée d’être l’instrument potentiel de la tyrannie. Dans cette conception où on se méfie plus de l’État que d’ennemis extérieurs, le monopole légitime de la force n’est pas attribué au gouvernement mais aux citoyens.

Quand on conjugue le culte du héros individuel et des centaines de millions d’armes à feu - dont au moins 11 millions d’AR-15 (certains parlent de 25 millions) et bien d’autres armes tout aussi dangereuses - on peut s’attendre à ce que certains se sentent investis d’une mission, sacrée ou pas, malgré la mort presque assurée au bout. Il y a en eu ainsi 38 en 2023 à s’être lancé dans des fusillades de masse provoquant 288 morts ou blessés, avec une préférence pour les écoles ou les supermarchés. Certains ont une conception plus politique de leur action, comme John Wilkes Booth lançant « Sic semper tyrannis » (« ainsi en est-il toujours des tyrans ») après avoir tiré sur Abraham Lincoln, une phrase attribuée à Brutus après l’assassinat de César et devise de l’État de Virginie.

Dans le long cycle des Princes d’Ambre, le romancier Roger Zelazny décrit l’affrontement entre des puissants mondialisés (en l’occurrence plutôt universalisés) et des modestes qui ont le pouvoir, dit du Logrus, de faire venir à eux tout ce qu’ils veulent. Des individus qui peuvent faire venir à eux facilement des armes de guerre disposent d’un super-pouvoir d’autant plus puissant qu’ils agissent désormais dans un contexte hypermédiatisé qui va amplifier les effets de leurs actes. Que l’on songe simplement à l’impact considérable en France des frères Kouachi et Amédy Coulibaly en janvier 2015, amenant quelques jours plus tard 44 chefs d’État à Paris et des millions de Français dans les rues après une émotion immense.

Que l’on songe aussi à ce qui se passerait en France, s’il y avait plusieurs millions de Kalachnikovs, même bridées au coup par coup, en circulation presque libre et non en passant par des réseaux criminels. On peut imaginer que beaucoup d’attaques que l’on parvient à maintenir au niveau- incompressible - de l’arme blanche, comme encore avant-hier contre un soldat français Gare de l’Est à Paris, se feraient au fusil d’assaut. Outre la menace jihadiste ou celle de tous ceux qui en veulent à la France, on peut imaginer aussi des possibilités terribles pour les groupuscules radicaux, type Action directe ou Charles Martel pour des bords opposés dans les années 1970-1980 mais dotés d’un arsenal militaire. Pour autant, on peut encore croire qu’il n’y a pas en France un quart de la population considérant la violence mortelle venant des citoyens eux-mêmes comme légitime pour sauver le pays, comme c’est le cas actuellement aux États-Unis selon un sondage du Public Religion Research Institute, avec même une proportion d’un tiers chez les électeurs républicains, ceux-là mêmes qui viennent de la subir à Butler et paradoxalement par un des leurs.

Les individus seuls lourdement armés sont donc des super-héros potentiels, du moins dans la croyance libertaire américaine, alors que dans les faits ce sont presque toujours des super-vilains. En 2006-2007, une série crossover de l’univers Marvel imaginait que l’État décide d’obliger tous les individus dotés de super-pouvoirs de servir le gouvernement au lieu d’agir individuellement. En clair, il s’agissait de rétablir le monopole de l’État sur l’usage de la force selon la description de Max Weber. Cette décision entraînait une scission entre les héros, les rebelles au gouvernement mais passionnément patriotes étant dirigés par Captain America, le plus vieux de tous les super-héros américains puisque né en 1917, incarnation de la great generation blanche et probablement électeur républicain. Captain America finit par être assassiné dans cette histoire par des gens qui veulent réellement instaurer une dictature aux États-Unis. Et c’est là que se situe toute l’ambiguïté de Butler, des gens d’un même camp pouvant simultanément voir en Donald Trump un champion de la liberté et un potentiel dictateur à éliminer, au risque de déclencher une guerre larvée des Minutemen de l’Amérique profonde contre le pouvoir jugé totalitaire d’un État mondialisé. La série Marvel s’appelait Civil War et cette idée de guerre civile, reprise entre autres dans un film récent, se promène dans le conscient collectif américain.  

27.06.2024 à 16:00

C'est qui le chef ?

Michel Goya

Texte intégral (2835 mots)

Dans les systèmes monarchiques, c’est le souverain qui, par tradition, commande les armées y compris normalement sur le terrain. Avec l’arrivée des régimes républicains, et de fait avec la constitutionnalisation des monarchies, les choses sont devenues un peu plus compliquées. La Constitution de 1848 en France indique par exemple dans son article 50 que le Président de la République (PR) élu au suffrage universel « dispose de la force armée, sans pouvoir jamais la commander en personne ». Les premiers projets de lois constitutionnelles de la IIIe République reprennent la formule, ce qui suscite la colère du « maréchal-président » Mac Mahon (élu par l’Assemblée en mai 1873). Devant sa menace de démission, l’amendement Barthe (1er février 1875) est repoussé et l’article 3 de la loi du 25 février 1875 indique seulement que le Président « dispose de la force armée ». Ce pouvoir est néanmoins limité par l’obligation de contreseing d’un ministre pour toutes les décisions du Président, la possibilité d’être poursuivi pour haute trahison et l’obligation d’assentiment des deux chambres pour déclarer la guerre.

Le maréchal de Mac Mahon a cependant suffisamment de latitude pour organiser un « domaine réservé », une expression de Chaban Delmas en 1959 pour désigner les prérogatives particulières qui devraient être accordées au PR en matière de défense et de politique extérieure. Mac Mahon accorde beaucoup de d’intérêt aux réformes militaires en cours et traite directement avec les ministres et les généraux de corps d’armée qu’il reçoit à l’Élysée. Il tient à désigner lui-même les ministres de la Guerre et de la Marine. La crise du 16 mai 1877 coupe court à cette interprétation. Avec la « constitution Grévy » et la révision de 1884, la France adopte un régime parlementaire et le Président de la République n’exerce plus qu’une « magistrature morale », ce qui permet à Poincaré d’imposer Clemenceau comme Président du Conseil en décembre 1917 mais ne suffit pas à Albert Lebrun pour empêcher la crise des institutions de juin 1940. Cette dernière crise et le désastre qui l’accompagne est en garder en tête pour comprendre l’esprit des institutions de défense de la Ve République.

Notons au passage que le général de Gaulle met en place dans la « France combattante » un système très simple, avec un chef du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) décideur unique avec sous ordres directs un État-major de Défense nationale pour la conduite des opérations et un ministre de la Défense nationale (et non quatre ou cinq ministères, de la Défense nationale, de la Guerre, de l’Air, de la Marine, de l’Armement). Le chef du GPRF est assisté d’un Conseil de défense nationale réunissant tous les ministres concernés par cette guerre désormais totale. Autant d’éléments que le général de Gaulle s’efforcera d’imposer dans les institutions et la pratique de la Ve République.

En attendant, l’expression « Chef des Armées » apparaît dans un décret du gouvernement provisoire de la République en date du 4 janvier 1946 avant d’être reprise, sur proposition du général Giraud alors député, dans la Constitution de 1946 (art. 33 « Le président de la République préside, avec les mêmes attributions [que pour le Conseil des ministres, c’est-à-dire faire établir et conserver les procès-verbaux], le Conseil supérieur et le Comité de la défense nationale et prend le titre de chef des armées. »). Mais l’article 47 précise que « le président du Conseil [qui devient une fonction en soi et non un ministre supérieur aux autres], assure la direction des forces armées et coordonne la mise en œuvre de la Défense nationale ». La gestion de la politique de Défense de la IVe République n’est finalement pas très différente de celle de la IIIavec ses qualités et ses énormes défauts, évidents lors de la guerre en Algérie.

La nouvelle paralysie institutionnelle qui apparaît à cette occasion impose une réforme profonde des institutions et une nouvelle Constitution. Pourtant, étrangement, cette constitution n’apparaît immédiatement pas très différente de celle de 1946 dans son organisation de la Défense nationale.   L’article 15 de la Constitution de 1958 (« Le Président de la République est le Chef des Armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale », sans préciser quelles sont les compétences qu’il exerce à ce titre) est peu différent de l’article 33 de la Constitution de 1946. De plus, l’article 19 (« Les actes du président de la République autres que ceux prévus aux articles 8 (1er alinéa), 11, 12, 16, 18, 54, 56 et 61 sont contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, par les ministres responsables. ») ne fait pas référence à l’article 15. Les actes du Président de la République en conseil de défense doivent donc normalement être contresignés par le Premier ministre. Si on ajoute l’article 20 (« le gouvernement dispose de l’administration et de la force armée ») et l’article 21 (« Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement. Il est responsable de la Défense nationale ») de la Constitution mais aussi l’article 7 de l’ordonnance de 1959 (« la politique de défense est définie en conseil des ministres ») et son article 9 (« le Premier ministre, responsable de la Défense nationale, exerce la direction générale et la direction militaire de la Défense »), on obtient quelque chose de proche de l’esprit de la IIIe ou de la IVe République. 

Le général de Gaulle ne l’interprète pas de cette façon dans ses Mémoires d’espoir (« Il va de soi, enfin, que j’imprime ma marque à notre défense […] cela pour d’évidentes raisons qui tiennent à mon personnage, mais aussi parce que, dans nos institutions, le Président répond de « l’intégrité du territoire » [art.5], qu’il est « le Chef des Armées », qu’il préside « les conseils et comités de Défense nationale » »). La personnalité du nouveau président de la République et les évènements en Algérie - et pour le général de Gaulle le plus choquant d’entre eux est la rébellion d’une partie de l’armée - impose une centralisation des pouvoirs à son profit. À partir d’avril 1961, la dualité des pouvoirs entre le PR et du PM s’efface au profit du premier et d’une manière générale au profit des civils. L’état-major du Premier ministre redevient le Secrétariat général de la défense nationale à direction civile et le Chef d’état-major général de Défense nationale, l’actuel Chef d’état-major des armées (CEMA), perd beaucoup de ses prérogatives. L’ordonnance de 1959, finalement abrogée en 2004, perd une grande partie de sa substance. Et puis deux phénomènes particuliers sont apparus.

Arguant du caractère très particulier de l’arme nucléaire et de la nécessité de décision urgente, le décret du 14 janvier 1964 « relatif aux forces aériennes stratégiques » décide que le Président de la République a seul qualité pour décider l’emploi du feu nucléaire, ce qui est contradiction avec les dispositions de la Constitution et de l’ordonnance de 1959. Ce décret a été abrogé et remplacé par celui du 12 juin 1996 plus conforme aux textes constitutionnels et législatifs mais qui conserve un caractère ambigu. Dans son article premier, le conseil de défense doit définir « La mission, la composition et les conditions d'engagement des forces nucléaires » alors que le président chef des armées et président du conseil de défense « donne l’ordre ». Cela est considéré très majoritairement comme un « ordre de conduite » et non une décision nécessitant donc le passage par un conseil de défense et le contreseing du Premier ministre, mais pourrait être interprété différemment si une situation de crise plaçant la France devant un tel choix survenait en période de cohabitation hostile. On se demande si un président de la République pourrait réellement engager le feu nucléaire en premier (en riposte, la question ne se pose pas) alors qu’il doit faire face à un gouvernement, une majorité et donc un peuple hostile. Plus largement, la question se pose du maintien au pouvoir d’un président désavoué par le peuple. Le général de Gaulle avait tranché cette question à sa manière mais tout le monde n’est pas de Gaulle. 

Et puis, il y a eu la multiplication des opérations extérieures, rendues possibles justement par la centralisation des institutions. Une opex, c’est une opération décidée par le président de la République, et comme c’est très facile alors que la France a de nombreuses obligations internationales, elles deviennent très nombreuses. Cela pour premier effet de remettre les militaires dans la boucle décisionnelle. Premier ministre et ministre de la Défense/Armées ont leurs états-majors particuliers et le CEMA redevient premier conseiller militaire et membre du Conseil de défense tout en étant en ligne directe avec le PR pour la conduite des opérations. Mais cela a pour effet également de multiplier les conseils de défense dès lors que l’on considère que ces opérations extérieures sont importantes, or qui dit conseil de défense dit in fine approbation du Premier ministre. Cela ne pose pas de problème en cas de situation normale, ou s’il y a désaccord cela se traduit par une démission, comme celle du ministre de la Défense en 1990 au moment de la guerre du Golfe et de la décision de François Mitterrand d’y engager les forces françaises.

En cas de cohabitation c’est forcément plus compliqué et cela se traduit souvent par une négociation entre les deux têtes de l’exécutif. On se souvient des difficultés de lancer l’opération Turquoise au Rwanda en 1994, contrairement à l’opération Noroit au même endroit deux ans plus tôt en période « normale ». Turquoise est finalement engagée mais aux conditions du Premier ministre Édouard Balladur. En décembre 1999 en revanche, le Premier ministre Lionel Jospin s’oppose totalement à une opération de contre coup d’État en Côte d’Ivoire.

Depuis la réforme constitutionnelle de 2008 se pose aussi un autre problème. Avant l’engagement dans la guerre du Golfe (1990-1991), le PR avait ordonné au gouvernement de poser la question de confiance selon l’article 48.1 devant l’Assemblée nationale et de demander au Sénat l’approbation d’une déclaration de politique générale (art 49.4), afin d’asseoir la légitimité de son action. Mais il disposait alors de la majorité et le vote de confiance ne posait guère de difficultés. Désormais, le Parlement doit obligatoirement voter la poursuite ou non d’une nouvelle opération au bout de quatre mois. On imagine par exemple que l’envoi de militaires français en Ukraine soit jugé suffisamment important pour justifier d’un Conseil de défense, première étape, puis en cas d’approbation, d’un vote au Parlement. Quelle que soit la nouvelle configuration de l’Assemblée nationale le 7 juillet, on peut imaginer qu’on n’est pas prêt dans ce cas d’avoir des soldats français en Ukraine. Notons au passage que tous ces blocages éventuels sont des incitations au contournement en faisant appel aux services clandestins ou discrets et même, comme aux États-Unis aux sociétés privées.

Notons que si le Premier ministre ne peut déclencher lui-même d’opérations extérieures, il peut déclencher des opérations intérieures en tant que premier responsable de la sécurité du territoire. Dans la confrontation avec l’Iran qui s’est traduit notamment pas une série d’attentats terroristes sur le sol français en 1986, le Président de la République a déclenché quelques mois plus tard l’opération Harmattan dans le Golfe arabo-persique. Entre temps, le Premier ministre et rival pour la future présidentielle, Jacques Chirac, ne voulait être en reste et avait déclenché l’opération intérieure Garde aux frontières et envoyé des soldats renforcer douaniers et policiers de l’Air et des Frontières. Cela n’avait aucun intérêt opérationnel, mais cet engagement inédit de soldats sur le sol français métropolitains (le pas avait été franchi en Nouvelle-Calédonie) permettait au Premier ministre d’exister politiquement.

Pour résumer, la reconnaissance d’un pouvoir entier et personnel du Président de la République comme chef des Armées ne peut plus être niée. La question a été tranchée dans ce sens par le Comité consultatif pour la révision de la Constitution dans son rapport du 15 février 1993. Le comité, tout en jugeant discutable l’expression « domaine réservé », a estimé que ; malgré certaines ambiguïtés, l’exercice de pouvoirs propres en matière de défense par le Président de la République correspondait à une « tradition trentenaire ». La tradition est ainsi devenue une source de droit en matière constitutionnelle à condition de justifier d’une application « paisible » pendant une certaine durée. On notera que le comité avait proposé de modifier l’article 21 de la Constitution comme suit : « Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement. Il est responsable de l’organisation de la Défense nationale » afin de refléter la réalité des choses. Cela n’a pas été fait et le Premier ministre, s’il ne peut rien déclencher de vraiment nouveau en politique de défense, ni même sans doute mettre fin à quoi que ce soit d’important, conserve une grande capacité de blocage. Maintenant que la coïncidence des élections présidentielle/législatives n’existe plus et que les cohabitations risquent à nouveau de se multiplier, il n’est pas certain ensuite que l’interprétation actuelle, même confortée par une longue pratique, tienne éternellement.

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