12.11.2025 à 20:06
Michel Goya
24.10.2025 à 18:09
Michel Goya
Maintenant, posté devant ma machine, comment faire ? Comme pour Sous le feu, je décide alors de commencer par un chapitre d’exposition le plus précis possible d’un combat moderne et mettant en avant le courage de soldats français. Je choisis celui de la vallée d’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, en partie parce qu’il est encore assez connu du public et surtout parce que, alors au cabinet du chef d’état-major des armées, le général Georgelin, je l’avais étudié de près. Je me suis donc efforcé de montrer ce que le combat de près voulait dire, tout en rendant hommage à ceux qui l’avaient mené et surtout à ceux qui y avaient été tués ou blessés, y compris dans leur âme. Je garde alors en tête la nécessité de ne pas oublier tous ceux qui se sont battus dans d’autres combats et cette fois nettement victorieusement en Afghanistan puis au Sahel.
Dans la foulée, je décris les réactions de l’époque et le trouble qui m’a (re)saisi devant le décalage entre l’émotion provoquée par la mort de dix soldats français au combat et le relatif désintérêt habituel pour le sort de ces mêmes soldats. Ce sont les combattants rapprochés — ceux qui vont dans les zones de mort pour y affronter l’ennemi au contact — qui tombent le plus dans les opérations et, quand ils sont plus de cinq à tomber, cela devient un événement national. Ces gens-là devraient donc recevoir une attention nationale, mais pas seulement lorsqu’ils meurent, et même si possible bien avant, pour éviter justement qu’ils meurent ou, au moins, qu’ils meurent inutilement et qu’il n’y ait pas des dizaines d’ennemis fauchés également pour chacun d’entre eux. Car, contrairement à ce que me disait un jour une sénatrice jugeant les unités dites « de mêlée » inutiles à l’époque des frappes de précision et des forces spéciales, ce sont, dans l’immense majorité des cas, ces bataillons de mêlée qui gagnent ou perdent vraiment les guerres. On peut bombarder tout ce que l’on veut ; au bout du compte, il faut des soldats pour planter des drapeaux sur le Reichstag ou sur le mont Suribachi. À la fin de la partie, on regarde qui tient le terrain. Or les conquérants ou les défenseurs de terrain n’ont jamais été aussi peu nombreux dans notre nation, peut-être 1 pour 2 000 Français, en associant les sections et pelotons d’infanterie ou de blindé-cavalerie, les sapeurs d’assaut et les forces spéciales. Et même si on considère simplement le nombre de ceux que l’on peut déployer et soutenir au loin, le chiffre est encore très inférieur. Cela fait au bilan assez peu de drapeaux à planter.
Après avoir exposé des faits et quelques indignations, il fallait bien que j’expose plus précisément de quoi il était question. Je décide donc de décrire les données du problème en partant du haut vers le bas, c’est-à-dire en partant de toutes les missions possibles pour nos soldats, pour me concentrer sur celles qui impliquent des combats de près, c’est-à-dire un affrontement au sein d’une zone de mort — que je définis comme l’endroit où l’on est certain d’être tué ou blessé si l’on se balade toute la journée sans prendre de précaution — parfois d’une zone de risque, où, placé dans les mêmes conditions, on ne sera « probablement » pas frappé, mais aussi exceptionnellement dans les zones normales, où l’on ne pense pas du tout à ce genre de choses. Je choisissais même un exemple de combat inattendu, et donc terrifiant, au cœur de Paris en janvier 2015 pour décrire aussi ce qui pouvait se passer dans le cœur et la tête des gens surpris de se retrouver d’un seul coup dans une zone de mort. Cela me permettait de montrer que, s’il peut peut-être y avoir un aspect noble dans tout ce que sous-entend l’expérience du va-et-vient près de la mort, le titre de « combattant » peut être porté aussi par d’infâmes salauds, et c’est d’ailleurs souvent eux qu’il faut justement aller affronter les yeux dans les yeux, ou presque.
Tout cela étant écrit, j’avais la possibilité de me consacrer uniquement à la situation actuelle, mais je décide, par goût et presque par principe, de faire un peu d’histoire en décrivant justement comment le combat rapproché moderne avait pu s’établir. Pourquoi combat-on de cette façon ?
Je décide donc de décrire ce qu’a pu être la révolution militaire parallèle à la révolution industrielle avec ces trois grandes phases techniques : le temps de la puissance de feu jusqu’à la Première Guerre mondiale, le temps de la mécanisation et enfin, presque associé au précédent, le temps des communications. Une masse immense que je survolais en cinq chapitres jusqu’à la description précise du combat de la 2e division blindée de Leclerc à Dompaire en septembre 1944, que je considérais un peu comme le sommet de toute cette évolution. Cette description en était d’ailleurs d’autant plus parlante que, 40 ans plus tard, faisant partie de la 7e division blindée, les exercices que l’on menait dans la même région étaient pratiquement identiques aux combats de l’époque, avec simplement des moyens un peu plus modernes.
Je poursuivais en décrivant deux grands enseignements de tous ces affrontements. En premier lieu, la qualité des hommes — leur solidité sous la pression du feu, la somme de leurs compétences, leur structure de commandement — prime sur tous les autres facteurs numériques ou matériels. Entre deux unités à peu près comparables en volume et en moyens, celle qui a le meilleur niveau de qualité tactique l’emportera systématiquement. Le problème, et c’est le second enseignement, est que l’atteinte de ce haut niveau de qualité est très délicate avant la guerre, justement parce qu’on ne la fait pas, et son maintien tout aussi difficile pendant la guerre, justement parce qu’on la fait et qu’on y meurt.
Le combat rapproché moderne, à pied ou en véhicules, était donc à peu près établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à l’année 2024, mais pour le combat que l’on baptisait alors « classique » en Europe, entre armées blindées-mécanisées, l’invasion de l’Ukraine en 2022 constitue peut-être (je dis bien « peut-être ») le dernier exemple.
Entre-temps, il y a eu quelques anomalies dans le paysage, avec en haut de l’échelle de la violence l’apparition et la massification de l’arme nucléaire, et en bas celle des groupes politiques armés, avec cette situation où l’existence des premières a rendu plus probable le combat contre les seconds que les affrontements conventionnels en Europe. C’est là que je décidais de parler un peu de ces petits combats contre des groupes armés, qui ont en fait été la norme des soldats français depuis 1945. À peu près 100 000 soldats sont morts au combat en servant le drapeau français depuis cette époque, mais moins de 1 % en luttant contre des armées étatiques. Devant la masse des expériences, je choisis de limiter mon propos aux conflits dits de « contre-insurrection » menés par la France depuis 1963, c’est-à-dire essentiellement au Sahel et en Afrique centrale d’abord, puis en Afghanistan, puis à nouveau au Sahel, en essayant de ne pas trop répéter Le temps des guépards.
Je termine forcément en parlant des combats au sol dans les conflits en cours. À nouveau contre des organisations armées, dans le cas des guerres d’Israël contre des organisations armées voisines, en particulier à Gaza, ne serait-ce que parce que — on tend à l’oublier — la guerre de la France contre les organisations djihadistes, ou éventuellement autres, continue. On serait d’ailleurs en grande difficulté s’il fallait affronter seuls des groupes comme le Hamas ou l’État islamique dans de vastes ensembles peuplés et urbanisés. Et puis il y a évidemment la guerre en Ukraine, que je décris en deux chapitres avec ce constat : le combat rapproché s’est profondément transformé avec la dronisation massive et, plus largement, la robotisation, et il sera sans doute impossible de revenir en arrière, de la même façon qu’il était impossible après 1918 de revenir aux méthodes et structures de 1914. Cela me laisse d’ailleurs dans le constat amer que tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière sur le combat de l’infanterie, à pied ou à partir de véhicules divers — roulants, flottants ou volants — était largement obsolète.
Cela m’a amené à la conclusion simple de ce livre, qui reprend ce que je disais au début : il est urgent pour la France de disposer à nouveau d’unités de « combat de mêlée » (le rugbyman que je suis adore cette expression), de « choc » ou simplement de « contact », à la fois beaucoup plus nombreuses que celles dont nous disposons et avec un très haut niveau de qualité. Pour un soldat français qui tombe, il doit y avoir de nombreux ennemis éliminés, et ce sans forcément avoir à faire appel à de puissants appuis extérieurs, aériens ou d’artillerie (même si l’on est toujours heureux de les avoir). Avoir un corps de mêlée puissant, et pas seulement, est mon sens aussi important que de disposer d’un arsenal nucléaire.
L’écriture de ce livre en temps contraint a été difficile, j’aurais aimé le peaufiner un peu plus, mais j’espère que ces centaines de pages d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent de près vous intéresseront et inciteront la nation à les regarder avec l’attention qu’ils méritent.
20.10.2025 à 10:31
Michel Goya
En réalité, le premier public visé n’était sans doute pas ukrainien, à qui il fallait donner espoir, mais russe, à qui il fallait faire croire que la politique américaine pouvait devenir plus hostile. La séquence intervenait d’ailleurs juste au moment où Donald Trump annonçait que, sous la pression des tarifs douaniers (« mon mot préféré », Donald Trump), l’Inde allait cesser d’importer du pétrole brut. C’était alors le seul véritable coup porté à la Russie dont Trump pouvait se vanter (à tort semble-t-il puisque l’Inde a démenti) et la « perspective Tomahawk » se présentait comme le second, destinée à obliger Vladimir Poutine à négocier une forme de paix en Ukraine. De fait, l’onde a porté aussi jusqu’à Moscou puisque le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, l’ancien président Dmitri Medvedev ou le président de la commission de Défense de la Douma ont été obligés d’y répondre pour dénoncer, comme d’habitude et sans craindre la contradiction, une très dangereuse escalade et un pétard mouillé.
Sur le papier, ces fameux missiles de croisière Tomahawk paraissent effectivement être une arme formidable. Conçus dans les années 1970 comme un des premiers instruments du Second Offset — ce nouvel arsenal américain de haute technologie destiné à combattre la supériorité numérique du Pacte de Varsovie — les missiles de croisière aéroportés et navals se distinguaient par leur extrême précision à grande distance avec cette double capacité de voler en vitesse subsonique mais au ras du sol afin d’échapper au radar, et de porter soit de petites charges nucléaires, soit plusieurs centaines de kilos d’explosif conventionnel. Si la version aéroportée a finalement peu servi, mais reste conservée dans sa capacité nucléaire, le missile naval — le BGM-109 Tomahawk — a été dénucléarisé mais surutilisé conventionnellement depuis les premiers tirs contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991 jusqu’aux sites nucléaires iraniens de Natanz et d’Ispahan en juin 2025. Avec plus de 2 000 exemplaires déjà utilisés, le Tomahawk est même devenu symboliquement le « pistolet du shérif américain » dans la police du monde. Et c’est bien là le sujet : le Tomahawk est un symbole.
Dans les faits et malgré leur qualité, l’introduction de ces missiles Tomahawk ne changerait cependant pas de manière décisive le cours de la guerre en Ukraine. Les Ukrainiens disposent déjà d’une force de frappe à moyenne portée, jusqu’à 500 km, grâce à leurs propres projectiles comme les Neptune ou les Hrim-2, ou à ceux fournis par les Américains, les Britanniques ou les Français — ATACMS et GLSDB tirés depuis le sol ou missiles aéroportés Storm Shadow et Scalp. Tous ces engins ont des performances proches de celles du Tomahawk et notamment la capacité de frapper des cibles dites « durcies », c’est-à-dire protégées ou faiblement enterrées, mais ils ne portent qu’à quelques centaines de kilomètres contrairement au Tomahawk qui peut frapper de 1 600 km à 2 500 km selon l’évolution des versions (gageons que ce seront les plus anciennes qui seraient fournies).
Pour les frappes en profondeur, les Ukrainiens disposent d’une panoplie de drones de longue portée dont les FP-1, qui ont la capacité de porter, en fonction de la distance, de 60 à 120 kg d’explosif, et qui sont l’arme première utilisée contre les raffineries russes, ou, beaucoup plus puissants, les missiles FP-5 Flamingo. Ces projectiles sont de relativement faible coût — pour le prix d’une Tomahawk d’occasion on peut se payer une trentaine de FP-1, soit environ huit fois plus de charge d’explosif — mais avec sans doute une plus grande vulnérabilité et surtout une moindre capacité à frapper des cibles durcies. C’est là la véritable plus-value qu’apporteraient les Tomahawk, à condition bien sûr d’être livrés en grand nombre. Les Russes ont sans doute lancé plus d’un millier de missiles 3M-14 Kalibr, l’équivalent du Tomahawk, sur l’Ukraine sans pour autant avoir obtenu un effet décisif.
C’est là que surgit le premier problème. Les Américains disposeraient, semble-t-il, encore d’un stock d’environ 4 000 Tomahawk, complété au compte-gouttes de quelques dizaines d’unités par an. On n’imagine pas qu’ils acceptent d’en vendre des milliers, même s’il y a une bonne affaire à réaliser, alors qu’il s’agit là de l’un de leurs atouts compétitifs contre la Chine et qu’il faut déjà honorer un certain nombre de contrats d’exportation, avec le Japon ou l’Australie notamment pour rester dans le théâtre asiatique.
Enfin — et on aurait dû en réalité commencer par cela pour montrer combien cette proposition était peu sérieuse — il faudrait surtout savoir comment tirer des Tomahawk depuis le sol, puisque ce missile, comme le Kalibr, est un missile naval tiré depuis des destroyers ou des sous-marins, ce dont l’Ukraine est dépourvue. Il existe bien, depuis peu, au sein de l’US Army et des Marines le système Typhon qui permet effectivement de tirer depuis le sol, mais ces batteries sont pour l’instant tellement rares et précieuses qu’il est hors de question de les céder.
En résumé, sans même évoquer les délais que prendrait le processus d’exportation, car il faudrait trouver aussi des acheteurs, on n’est pas près de voir des Tomahawk décoller depuis l’Ukraine en direction de la Russie, ce qui d’ailleurs aurait été en contradiction avec la nouvelle restriction d’emploi des munitions américaines fournies aux Ukrainiens. Donald Trump n’a jamais voulu renforcer l’Ukraine avec une arme puissante, mais a simplement cru pouvoir exercer une pression sur Poutine. Ce dernier a compris le message en prenant l’initiative d’un appel téléphonique suivi d’une promesse de rencontre à Budapest. Avec l’ajout de quelques flatteries, il n’en fallait pas plus pour dégonfler cette idée, y compris devant Volodymyr Zelensky, piégé dans une conférence de presse surréaliste de pré-déjeuner, et obligé d’avaler en entrée les élucubrations de Trump (« l’armée russe a été vaincue par la boue et les missiles Javelin que j’avais fournis »), aussi insultantes que la cravate aux couleurs du drapeau russe de Pete Hegseth jusqu’au : « J’espère que la guerre se terminera avant que j’aie à envoyer des missiles Tomahawk ». Dans l’entretien qui a suivi, houleux semble-t-il, Trump s’est ensuite fait le porte-parole de Poutine exigeant l’abandon de la province de Donetsk par les Ukrainiens.
En lançant l’idée de la vente de Tomahawk, Donald Trump s’est sans doute cru, comme toujours, extrêmement intelligent, sans se rendre compte que ce missile serait saisi en vol par Vladimir Poutine pour frapper un coup beaucoup plus habile. Trump se vante d’avoir mis fin à huit guerres, il pourrait se vanter d’avoir été roulé dans la farine à peu près autant de fois par le maître du Kremlin, mais visiblement il aime ça.