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Corinne MOREL-DARLEUX

Militante écosocialiste, essayiste et romancière.

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15.10.2024 à 14:24

De l’importance (ou pas) des nouveaux récits

Corinne Morel Darleux

Chronique rédigée pour le numéro d’été 2024 du magazine Imagine. De l’importance (ou pas) des nouveaux récits On a pu croire pendant longtemps que le problème était un déficit d’informations. Que quand les gens sauraient, pour le climat, la biodiversité, les injustices sociales, le monde changerait. Mais il y a eu des rapports et des …
Texte intégral (924 mots)

Chronique rédigée pour le numéro d’été 2024 du magazine Imagine.

De l’importance (ou pas) des nouveaux récits

On a pu croire pendant longtemps que le problème était un déficit d’informations. Que quand les gens sauraient, pour le climat, la biodiversité, les injustices sociales, le monde changerait. Mais il y a eu des rapports et des bulletins spéciaux, des scandales à répétition, des médias alternatifs et des réseaux sociaux, et l’accès à l’information n’a pas fait la révolution.

Alors, l’impact sur les cerveaux ayant visiblement ses limites, on s’est dit qu’on allait tenter le cœur, les veines, les tripes, et, depuis quelques années, on voit fleurir les appels à créer de nouveaux récits contenant plus d’utopie, de collectif et de ruisseaux, avec l’espoir sous-jacent qu’il serait possible, par la fiction et la création, de faire bouger les lignes.

C’est ainsi que je rencontre régulièrement des autrices, écrivains et artistes qui doutent de la pertinence de leur pratique dans un monde qui sombre et se sentent tenus de mettre à tout prix leurs œuvres au service d’une cause et de messages politiques. C’est tout à leur honneur bien sûr, mais j’aimerais qu’ils n’en fassent rien. Parce qu’on n’a jamais eu autant besoin, aussi, d’espaces “inutiles”, gratuits, simplement beaux, inattendus ou dérangeants. Personnellement, quand j’ouvre un roman, je veux respirer loin de ce monde pendant une heure ou deux, je veux changer de peau, d’horizons, j’ai besoin qu’on m’emmène ailleurs. La dernière chose dont j’ai besoin est qu’on me glisse un tract politique à l’intérieur.

Surtout, cette mode des nouveaux récits me laisse parfois perplexe. Car laisser penser que tout dépendrait de la capacité des individus à renouer avec le vivant ou à exercer leur sensibilité pour changer de comportement relève d’une vision au mieux angéliste, au pire libérale.

Nous avons besoin de nouveaux imaginaires, c’est certain. Mais d’une part, nos imaginaires se nourrissent aussi de luttes – un champ sur lequel se dressent des chapiteaux, des cuisines collectives pour trois cents convives, une balade naturaliste sur une ZAD, l’attente d’un verdict ou le lancement d’une caisse de solidarité créent de la culture et un récit communs. Et d’autre part, une fois les imaginaires décolonisés, encore faut-il ne pas se retrouver pris dans des rapports de domination, des contraintes matérielles qui vous empêchent de bouger, dans un monde dévasté qui fait que vous vous retrouvez là, les bras ballants, la tête pleine de désir et de belles idées mais plus rien à sauver.

Je crois profondément qu’un récit peut bouleverser, décadrer le regard, changer notre rapport au monde. Mais je crois tout aussi fort que si on veut vraiment obtenir une transformation en profondeur de la société, il faut agir simultanément sur trois piliers : la bataille culturelle, certes, et il y a fort à faire, mais aussi la résistance – en s’opposant frontalement à l’accaparement et à la destruction à travers des occupations, des blocages, des désarmements -, et les alternatives, ou actions préfiguratives, qui montrent dès aujourd’hui qu’il est possible de vivre autrement, sans attendre une hypothétique prise de pouvoir, une révolution ou que tout le monde ait lu les bons romans.

L’espoir parfois démesuré placé dans ces nouveaux récits vient je crois du fait qu’on continue à chercher un truc qui n’existe pas et n’existera jamais : une baguette magique. Comme si les livres allaient réussir là où les bulletins de vote ont échoué, comme si tout allait surgir par le récit, comme si une fiction, seule, pouvait changer la vie. Donner chair et sensibilité à des concepts abstraits, rendre la fin de ce monde désirable – si une telle chose est possible-, créer des déclics et générer des actes… Il n’y a pas de raccourci en politique. On a besoin pour ça de tout à la fois : de soulèvements, de fermes et de de romans, d’éthique, de poésie et d’esthétique, de beau et d’utile.

Illustration : Zan Zig performing with rabbit and roses, including hat trick and levitation. Advertising poster for the magician (who seems to have left no other trace behind)., 1899. Strobridge Litho. Co., Cincinnati & New York, Public domain, via Wikimedia Commons

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Corinne Morel Darleux

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11.10.2024 à 14:10

Une « vérité extatique » : Fitzcarraldo

Corinne Morel Darleux

Chronique rédigée pour le numéro avril-juin 2024 du magazine Imagine Une « vérité extatique » : Fitzcarraldo Je me suis récemment replongée, pour un projet de roman, dans les films de Werner Herzog. Le réalisateur est probablement un des auteurs à avoir le mieux réussi à sublimer la nature tragique des tropiques sans la contrefaire ni s’en réclamer. …
Texte intégral (882 mots)

Chronique rédigée pour le numéro avril-juin 2024 du magazine Imagine

Une « vérité extatique » : Fitzcarraldo

Je me suis récemment replongée, pour un projet de roman, dans les films de Werner Herzog. Le réalisateur est probablement un des auteurs à avoir le mieux réussi à sublimer la nature tragique des tropiques sans la contrefaire ni s’en réclamer. Et même s’il a aussi filmé des volcans, des alpinistes ou des vampires, Herzog reste pour moi indéfectiblement lié aux sangsues, aux épopées impossibles et à l’Amazonie. Fitzcarraldo, notamment, est un monument dont on sort sonné. Malgré la post-synchronisation des voix, malgré les arbres abattus, la folie ambiante et la cruauté qui s’en dégagent, ou peut-être pour toutes ces raisons-là, ce film est halluciné, spectaculaire, à l’image d’un de ses lieux de tournage, Manaus, ville créée de toutes pièces au milieu de la forêt tropicale.

Manaus fut un jour la ville la plus riche du monde. Dans Fitzcarraldo, on y donne du champagne aux chevaux devant l’Opéra où se produit le ténor Caruso. Des barons du caoutchouc, suintant sous les chaleurs torrides, lancent des poignées de billets à gober à des poissons pour tromper l’ennui. Les chiens chasseurs de gros gibier ont leurs propres cuisiniers et les maquerelles, des ocelots pour chats de compagnie tandis qu’ailleurs, près du fleuve, des cahutes s’entassent, faites de matériaux recrachés par le fleuve ou de vestiges laissés par les précédents habitants, avalés par la jungle, noyés, déportés vers les plantations, morts de faim ou sous les coups des propriétaires terriens.

Avec Fitzcarraldo, le réalisateur allemand réinvente la tragédie, dans une Weltanschauung où l’absurde audace que permet l’opulence conduit des hommes à miser des millions gagnés sur la souffrance ; à engager, sur un coup de dés, des richesses démesurées pour affermir leur statut dans le jeu pervers que constitue l’escalade dans l’extravagance. Une « société de provocation », comme la nommait si justement Romain Gary (1), dans laquelle l’absence de vergogne, l’outrance et l’indécence ne soulignent pas seulement un extraordinaire degré de vulgarité, mais se font les clés mêmes de l’accès au pouvoir : aucun individu n’aurait pu faire fortune sous ces latitudes sans enchainer, massacrer, fouler aux pieds les êtres qui les peuplaient.

Herzog a raconté les coulisses de tournage de Fitzcarraldo dans un journal de bord partiellement – et ouvertement – mythomane, Conquête de l’inutile, dont chaque phrase est une fulgurance, un coup de poing, un début de roman. J’ai réalisé en le lisant un aspect essentiel du film : son caractère performatif. Car ce que le personnage de Fitz fait dans la fiction, Herzog et son équipe l’ont réalisé en vrai. La vision, la recherche de fonds, le caractère à la fois candide et dangereusement obsessionnel de Fitz, son besoin vital de magnifier la vie, sont ceux de Werner Herzog lui-même ; refusant d’utiliser une maquette, celui-ci s’est mis en quête d’un vrai bateau à vapeur – en fait, trois. Les chantiers que l’on voit à l’écran sont réels, le capitaine, le cuisinier, le sculpteur qui confectionne la proue en bois ne sont pas des acteurs ; le recrutement des Amérindiens, les accidents dans les rapides, le système de poulies pour hisser le bateau en haut d’une colline au milieu de la jungle, tout cela a réellement eu lieu. Le rêve de Fitz a transformé des vies et des paysages – Herzog s’était notamment engagé à faire accéder les amérindiens à la propriété légale de leurs terres, ce qu’il a a priori fait ; la fiction a ‘performé’ la réalité.

(1) « J’appelle ‘société de provocation’ toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit. »

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Corinne Morel Darleux

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01.09.2024 à 07:54

Rojava. Bâtir une utopie en plein chaos (octobre 2021)

Corinne Morel Darleux

Il y a trois ans, j’ai rédigé un reportage à mon retour du Nord-Est de la Syrie pour le numéro d’octobre 2021 de Philosophie Magazine. Il est désormais en accès libre, je me permets donc de le reproduire ici. Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la Syrie, des rebelles kurdes …
Texte intégral (6559 mots)

Il y a trois ans, j’ai rédigé un reportage à mon retour du Nord-Est de la Syrie pour le numéro d’octobre 2021 de Philosophie Magazine. Il est désormais en accès libre, je me permets donc de le reproduire ici.

Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la Syrie, des rebelles kurdes tentent de mettre en pratique les principes du « confédéralisme démocratique » inspiré par le philosophe américain Murray Bookchin et de vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires. Un pari aussi courageux qu’improbable raconté par Corinne Morel Darleux, qui s’est rendue sur place.

Il est 19h sur la « Colline de la chouette », près de la ville de Dirbesiyê, dans le nord de la Syrie. Nous sommes arrivées il y a peu au village de femmes de Jinwar. Après le traditionnel thé, le chai kurde, les hommes qui nous accompagnaient sont repartis : la nuit, le village n’est peuplé que de femmes. Une fois nos affaires posées dans la maison des invitées, nous sommes embarquées avec force gestes amicaux par trois villageoises pour une mystérieuse cueillette. Après quelques kilomètres d’une route désertique et cahoteuse, traversée seulement par quelques pâtres et leurs troupeaux, nous nous arrêtons dans un paysage ondulé, teinté d’ocre et parsemé de quelques touffes vertes. Après une dizaine de minutes, la Jeep qui nous suivait s’arrête à son tour sur le bord de la route. Trois fillettes en jaillissent, suivies de quatre garçons et de sept femmes dont on peine à imaginer comment toutes ont pu tenir dans le véhicule. Grands sourires, queues-de-cheval et sandales roses, les gamines courent en tête, font le V de la victoire et se chahutent en grimpant sur la colline.

Le village de Jinwar a été créé en 2017. Il est un symbole de la révolution des femmes en cours dans les territoires autonomes du nord-est de la Syrie. La bourgade comprend une vingtaine de foyers et autant d’enfants, âgés de 4 à 19 ans. Zozan, qui nous le présente à notre arrivée, le décrit comme « un sas et un lieu de construction et de projection, de formation et d’apprentissage ». On y accueille des femmes, veuves de guerre, mariées de force, répudiées, divorcées ou simplement célibataires qui ont choisi de ne pas se marier. Malgré les avancées considérables en cours concernant l’émancipation des femmes, les logiques patriarcales restent vivaces et la pression sociale forte. Vivre « seule » – comprendre : sans homme –  demeure un choix inhabituel, encore difficilement accepté. Ce qui n’empêche pas Zozan de glisser : « Quand l’homme les menace d’un “Tu vas aller où sinon ?”, maintenant, elles peuvent répliquer : “Au village de femmes !” » 


Corinne Morel Darleux (centre) au Rojava, en compagnie de femmes kurdes. © CP

« Mon mari a été tué par une mine en 2015 à Kobane, et la famille a voulu me forcer à me remarier. » Berivan fait partie de ces femmes venues vivre au village. Suite à son refus de prendre un nouvel époux, elle a été calomniée, accusée de se prostituer et finalement contrainte de s’en aller. Elle a trouvé refuge à Jinwar où toutes les femmes, quelles que soient leurs raisons et leur passé, qu’elles soient kurdes, arabes, assyriennes, yézidies, musulmanes ou bien volontaires internationalistes, sont accueillies dans une logique d’émancipation et d’autonomisation. « Le problème le plus important est celui du nationalisme et des antagonismes créés dans la société entre les Kurdes et les Arabes du fait du régime syrien. Ici, on a réussi à dépasser ce problème et ces distinctions. » Zozan ajoute : « Une jeune femme de 16 ans est arrivée ici, elle ne savait pas parler, sa mère était sourde et muette. Maintenant, elle a appris à parler, à lire et à écrire. C’est un lieu d’“empowerment” pour les femmes. »

« Seules les montagnes sont nos amies »

Le soleil est bas sur l’horizon, les températures se font plus supportables en cette caniculaire fin de mois de mai. Sur la colline, les mains se tendent vers les touffes vertes éparses et en détachent de petites boules sèches qui sonnent comme des grelots. Les garçons sont préposés à la collecte dans de gros sacs de récupération. Le mystère de la cueillette s’est éclairci : nous récoltons le Peganum harmala, une plante vivace connue depuis des milliers d’années en Mésopotamie pour ses vertus médicinales. Les femmes de Jinwar en récoltent également les graines, qui servent à agrémenter les pièces d’artisanat faites au village, des assemblages de tissu, de fils de couleurs vives, de petits miroirs et de perles que l’on suspend aux murs des maisons. En plus de représenter la protection et le féminin, la rue sauvage, son nom courant, est réputée pour prémunir du mauvais œil. Or le mauvais œil, chez les Kurdes, on le connaît hélas ! depuis longtemps.


Le village de Jinwar, créé en 2017, est un symbole de la révolution des femmes. Il comprend une vingtaine de foyers, une école et un centre de santé. © Corinne Morel Darleux

Le traité de Sèvres, signé en 1920 à l’issue de la Première Guerre mondiale, instituait une province autonome kurde à l’est de la Turquie. Il ne fut jamais appliqué. Les populations kurdes restèrent éparpillées en Syrie, en Irak, en Iran et en Turquie. Dans ces quatre pays, elles ont été opprimées, leurs droits bafoués, l’expression et l’enseignement en langue kurde interdits. Une phrase circule depuis les années 1930 – la Syrie était alors sous mandat français : « Le Moyen-Orient ? Tout le monde tape sur tout le monde et, à la fin, tout le monde se réconcilie pour taper sur les Kurdes. » De cette histoire mouvementée, faite de répression et de résistance dans des maquis montagneux, provient sans doute le proverbe kurde qui déclare tristement : « Seules les montagnes sont nos amies. » Malheureusement, l’ironie du sort veut que le Rojava (l’« ouest » en kurde), territoire autonome du nord-est de la Syrie soit, au contraire des autres zones kurdes, une longue plaine sans relief. C’est pourtant là que se mène depuis 2013 la première expérimentation concrète de ce que le leader kurde Abdullah Öcalan a théorisé sous le nom de « confédéralisme démocratique du Kurdistan ».

La double mue du PKK

Le Parti des travailleurs kurdes (PKK) d’Abdullah Öcalan a d’abord été un parti marxiste-léniniste appelant à l’indépendance kurde et à la lutte armée, avant de subir une double influence qui s’avérera déterminante : celle du mouvement de libération des femmes porté par Sakine Cansız et celle de l’écologie sociale de l’essayiste américain Murray Bookchin (1921-2006). C’est ainsi que la Déclaration du confédéralisme démocratique signée d’Abdullah Öcalan en 2005 place l’écologie et le féminisme au fronton de son projet en le définissant comme un « modèle démocratique reposant sur l’écologie et la libération de la femme, et luttant contre toutes les formes d’obscurantisme ». Enfonçant le clou, Öcalan insiste : « La doctrine confédérale vise à mettre en place une société écologique et à combattre la discrimination sexuelle sur tous les fronts. »

Sakine Cansız, assassinée à Paris en 2013, a cofondé le PKK avec Abdullah Öcalan en 1978. Au début des années 1990, elle organise en son sein un mouvement de femmes qui va lancer un vaste débat idéologique sur les structures patriarcales et bousculer le parti. Son armée de femmes installe son quartier général dans les montagnes du Qandil, au Kurdistan irakien. Là, elles s’entraînent et se forment, étudient le féminisme, l’anarchisme et le communalisme, se questionnent sur la démocratie, lisent Rosa Luxemburg et Emma Goldman, tout en bataillant contre l’armée turque qui les attaque régulièrement. Leur mouvement aura un impact considérable sur le tournant idéologique du début des années 2000 qui voit le PKK se réorienter vers la révolution des femmes, l’autonomie territoriale et le confédéralisme démocratique.

Hîvidar, qui habite depuis quelques années à Jinwar, est l’héritière de cette histoire. Elle nous confie qu’à 45 ans, elle ne s’est jamais mariée. Ou plutôt, comme nous le souffle sa voisine en souriant, elle s’est « mariée avec la Révolution ». Originaire du Bashur, le Kurdistan irakien, elle est allée « partout, des “montagnes” [du Qandil] à la province de Batman en Turquie ». Au village de femmes, désormais, cette passionnée d’herbes médicinales travaille au centre de santé et teste le pouvoir anti-oxydant de la menthe, les mérites comparés de la sauge et du basilic noir, ainsi que des crèmes et des onguents pour les brûlures.

Bookchin à l’épreuve du réel

Quand le changement de doctrine du PKK est entériné, en 2005, Abdullah Öcalan est emprisonné en Turquie depuis six ans, après avoir été capturé au Kenya en 1999 par les services secrets américains et israéliens, puis jugé et condamné en Turquie pour avoir fondé et dirigé une organisation considérée comme terroriste. Le PKK est de fait encore classé comme une organisation terroriste par l’Union européenne, même si la menace con­stituée par l’organisation État islamique a changé la donne. Les Occidentaux se sont en effet alliés au mouvement kurde, en première ligne pour combattre le terrorisme djihadiste. Il reste que, durant son incarcération, Abdullah Öcalan n’est pas inactif. L’histoire veut qu’il corresponde avec Murray Bookchin, fondateur de l’écologie sociale aux États-Unis qui, déjà, fustige le « capitalisme vert », souligne l’apparition de « questions transclassistes totalement nouvelles qui concernent l’environnement, la croissance, les transports, la déglingue culturelle et la qualité de la vie urbaine en général » et alerte sur « la possibilité d’un effondrement écologique de la planète ». Après avoir activement fréquenté les milieux communistes, marxistes, trotskistes, puis anarchistes, Bookchin, nourri d’expériences du réel et de déceptions amères, a aiguisé son analyse, et sa trajectoire politique n’est pas sans évoquer celle amorcée par le PKK. En 1995, dans son ouvrage From Urbanization to Cities (« De l’urbanisation aux cités », Cassall ; non traduit), il expose son idée de « démocratie communale directe qui s’étendra graduellement sous des formes confédérales », destinée à faire advenir l’écologie sociale, et la nomme « municipalisme libertaire » (ou « communalisme »).

Bookchin y prône aussi la mise en place d’« assemblées citoyennes directes en face à face » qui s’appuient sur une unité de base démocratique, la commune, instance autogouvernée qui réunit les habitant-es à l’échelle d’un quartier ou d’un village. Ces communes seront à leur tour fédérées en congrès de délégué-es pour ce qui ne peut être traité au niveau communal. On retrouve ces principes dans la Déclaration du confédéralisme démocratique d’Abdullah Öcalan, dix ans plus tard : « La volonté de la base sera prépondérante, et le pouvoir sera avant tout celui des assemblées municipales, de village et de quartier. » À la municipalité de Derik, le co-maire Serwan Xelîl nous expose cette organisation : « Le système que nous avons développé ici est communal, c’est-à-dire qu’il fonctionne du niveau le plus bas, celui des communes de quartier, au plus haut. Toutes les communautés peuvent y prendre part. Dans le district de Derik, il existe cent quatre communes qui élisent une assemblée du peuple composée de quarante-deux personnes. Parmi elles, onze personnes sont envoyées à la mairie à travers le “comité municipalité”. Il existe aussi d’autres comités : économie, défense, femmes, jeunes, santé, éducation, réconciliation et assistanat social. Les communes sont consultées en permanence, ce sont d’elles qu’émanent les propositions votées ensuite par l’assemblée des peuples et dont l’exécution est confiée aux municipalités. » Bookchin défend aussi le mandat impératif – qui limite l’autorité de la personne qui le porte, soumise à délibération populaire en amont des votes – et la révocabilité des élu-es. Des principes à l’œuvre dans l’auto-administration du Nord-Est syrien (Aanes), comme l’explique Serwan Xelîl : « Les co-maires sont élus pour deux ans par l’assemblée des peuples, et leur mandat n’est renouvelable qu’une fois. »

« Vider l’État »

Murray Bookchin développe surtout une stratégie reposant sur « un pouvoir parallèle », qui dispose, précise-t-il, d’« un pouvoir populaire suffisamment étendu pour être capable finalement de renverser l’État et de le remplacer par une société communiste libertaire » (entretien avec Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire ; trad. fr. éditions Écosociété, 2014). Il apporte ainsi sa propre réponse à l’éternelle question de la conquête du pouvoir : Murray Bookchin ne l’envisage ni par la prise de pouvoir institutionnel, ni par le « grand soir » révolutionnaire – la confrontation directe est, selon lui, vouée à l’échec au vu des rapports de force et de la capacité de répression de l’État. Il propose plutôt une troisième voie : l’extension du communalisme à côté des institutions de l’État, dans le but de progressivement siphonner celui-ci et in fine de le dépouiller de ses prérogatives abusives sur nos existences. Le rapport historique des Kurdes à la notion même d’État, que ce soient ceux qui ont trahi le traité de Sèvres, ceux qui leur ont dénié le droit d’être kurdes ou celui qu’ils n’ont jamais obtenu, va sans doute faciliter leur adoption de cette théorie. À Derik, on fustige ainsi « les forces impérialistes et des États » qui attaquent le Nord-Est syrien : « La Turquie, la Syrie de Bachar el-Assad, Daech essaient de détruire notre projet. »

Au-delà de l’inspiration apportée par Murray Bookchin, l’élaboration du confédéralisme démocratique kurde se nourrit également, comme l’explique Abdullah Öcalan, du mouvement des zapatistes au Mexique, de l’expérience politique de la Commune de Paris, des trois décennies vécues par les « militants du PKK des montagnes et des prisons et [de] l’expérience démocratique que notre peuple a acquise pendant cette période ». Enfin, son adoption bénéficie d’une histoire kurde fortement empreinte d’une organisation sociale en villages et des « profondeurs historiques et des richesses culturelles de la Mésopotamie. Du système clanique aux confédérations de tribus, ce système repose sur une réalité communale de la société qui a toujours refusé de laisser se mettre en place un système étatique centralisé ». Serwan Xelîl, à Derik, tient d’ailleurs à le rappeler : « Notre histoire remonte à plus de douze mille ans, nous sommes l’une des civilisations de la Mésopotamie, et les projets pacifiques font partie de l’héritage de notre peuple. Ce que nous vivons ici est aussi le résultat de cette histoire civilisationnelle. » 

Le confédéralisme démocratique devient donc la nouvelle ligne politique du PKK en 2005 – une « philosophie de vie » basée sur « une société qui se gouverne elle-même dans le cadre écologique et communal garantissant la liberté pour chacune des composantes sociales, ethniques, économiques, culturelles ou religieuses ». Il va d’abord se développer au Kurdistan turc dès 2007. Des assemblées démocratiques y sont créées dans les provinces où le mouvement est fort – comme à Diyarbakir, Batman et Van. Mais la répression turque s’acharne à entraver ce mouvement, et c’est finalement au Kurdi­stan syrien, soit au Rojava qui s’étend de Derik à Afrin, que le confédéralisme démocratique va véritablement pouvoir se déployer à partir de 2012. Le mouvement des femmes y est actif depuis 2005 et déjà bien implanté. Les troupes de Bachar el-Assad sont appelées sur d’autres fronts, ceux de la révolution syrienne, et se retirent de la région. Le parti kurde syrien inspiré du PKK, le PYD, peut enfin remplir le vide laissé par le régime. Le territoire se déclare de facto autonome et édite au mois de janvier 2014 son Contrat social des cantons autonomes du Rojava. Celui-ci décline quatre grands piliers : la démocratie, le socialisme, le féminisme et l’écologie. Le texte, à vocation constitutionnelle, affirme des positions détonantes dans une Syrie figée depuis des décennies sous le joug du pouvoir baasiste. Si la souveraineté populaire et l’égalité femmes-hommes font partie du socle le plus visible du confédéralisme démocratique, on y trouve aussi le « principe de la séparation de la religion et de l’État » (article 92a), la reconnaissance de la « richesse publique de la société » que forment les « ressources naturelles situées au-dessus et en dessous du sol » (article 39) ou encore « le droit à vivre dans un environnement sain, basé sur l’équilibre écologique » (article 23b).

« Résister avec des idées »

Mais six mois plus tard, à l’été 2014, ce nouvel élan est menacé par un péril majeur. L’État islamique, aussi appelé Daech, proclame l’instauration de son califat en Irak et en Syrie. Pour le défaire, le Rojava constitue les Forces démocratiques syriennes (FDS), composées de combattantes et de combattants, arabes et kurdes. Les longues années qui suivent sont essentiellement consacrées à cet objectif, couronné par les libérations successives de Kobane en 2015 et de Raqqa en 2017, mais au prix de pertes humaines et de destructions terrifiantes. S’il est freiné par la guerre dans sa réalisation pleine et entière, le projet de confédéralisme démocratique n’est pas mis à l’arrêt. Malgré la mobilisation que requièrent les combats, la construction démocratique se poursuit, la parité progresse, de nouveaux droits sont édictés. La bataille culturelle se poursuit, fidèle là encore aux préceptes de Murray Bookchin qui enjoint de « résister avec des idées, même lorsque les événements inhibent temporairement la capacité à agir ». Les Kurdes sont habitués à avancer dans l’adversité. Leur projet ne sera pas stoppé par l’invasion turque d’Afrin en 2018, ni par les nouvelles attaques de la Turquie à l’automne 2019 sur Serê Kaniyê et Girê Spî. Ralenti, entravé, certes. Mais ni mort ni abandonné.

Paradoxalement même, l’expérience démocratique s’étend : le territoire couvert par l’auto-administration s’est agrandi au fur et à mesure des victoires contre Daech jusqu’à Raqqa et Deir ez-Zor. L’Aanes regroupe désormais environ 4 millions de personnes, sur une superficie de 50 000 km² – plus grande que la Belgique – peuplée de Kurdes, d’Arabes, d’Assyriens et de Turkmènes, de musulmans, d’alévis, de yézidis et de chrétiens, parlant kurde (le kurmanji), arabe ou syriaque. Autant de cultures, d’ethnies, de religions et de langues qui se côtoient et semblent bien décidées à vivre ensemble en paix, conformément à l’article 23a du Contrat social qui stipule que « toute personne a le droit d’exprimer son identité ethnique, culturelle, linguistique, ainsi que les droits dus à l’égalité des sexes ». Ce pluralisme, bien sûr, ne va pas sans heurts. Le féminisme affirmé du Rojava est plus difficilement accepté à Deir ez-Zor ou à Raqqa, où les avancées majeures sur les droits des femmes ne sont encore que peu appliquées. Mais l’ancienne « capitale » de l’État islamique a aujourd’hui pour co-maire une jeune femme kurde, Leila Mustapha, et c’est déjà en soi époustouflant. Les manuels scolaires sont édités en trois langues – kurde, arabe et syriaque –, un symbole fort quand, pendant des années, parler kurde risquait de vous envoyer en prison. Nulle part on ne voit de « kurdisation » forcée de la société ni de retour de balancier, comme on peut l’observer ailleurs ou à d’autres époques, de la part de peuples opprimés qui, une fois arrivés au pouvoir, reproduisent les processus de domination dont ils ont été les victimes.

Non seulement le territoire s’est agrandi, mais il s’est aussi peuplé. À Hassake, à Raqqa ou à Kobane, les déplacés affluent des zones administrées par le régime d’Assad, de celles occupées par la Turquie et des lignes de front. Comme l’explique Leila Mustapha : « Beaucoup de personnes viennent à Raqqa, car c’est le seul espace relativement sécurisé. Cette ville est maintenant devenue le centre de la Syrie, tout le monde la considère comme sa maison, une maison qui accueille tous les Syriens. Des habitants des régions du régime et des zones occupées par la Turquie se dirigent vers Raqqa. Ils trouvent ici la paix et la possibilité de vivre ensemble. Nous avons construit un modèle qui accueille tout le monde, dans le principe de la fraternité des peuples. » Cet accroissement démographique – dans un contexte de lente et difficile reconstruction de la ville, laissée détruite à plus de 80 % suite aux bombardements de la coalition, où des mines abandonnées continuent d’exploser et qui se trouve toujours sous la menace de cellules dormantes de Daech, sans aide internationale – n’est pourtant pas sans poser problème. D’autant que s’y ajoutent l’extrême pénurie qui frappe le Nord-Est syrien, toujours soumis à embargo, et la guerre de l’eau que lui livre la Turquie en amont de l’Euphrate. Lors de nos rencontres à la mairie de Kobane, une rumeur monte soudain de la rue. Sous les fenêtres, des femmes en colère invectivent la municipalité. Elles n’ont pas d’électricité et veulent de l’eau pour leurs enfants. Rewshen Abdi, co-maire de la ville, nous con­fie les comprendre : « Chaque jour, entre trente et quarante personnes viennent à la municipalité pour se plaindre, mais on ne peut rien faire : la ville est endettée, et on n’a pas les moyens de réparer les canalisations. » De l’autre côté de la rue, un grand portrait de Bachar el-Assad semble narguer la municipalité. À la faveur du dernier cessez-le-feu avec la Turquie – négocié par la Russie –, le régime a ouvert une antenne ici. Des bureaux symboliques, sans aucun pouvoir, mais bien présents. Et, face aux files d’attente interminables qui se forment devant les stations d’essence ou pour obtenir du pain – paradoxe cruel dans un territoire qui subsiste essentiellement de l’exportation de pétrole et de blé –, l’application du contrat social apparaît parfois comme une gageure.

Des sacs de graines de rue sauvage

Malgré cette somme ahurissante d’obstacles, quand nous rentrons à Jinwar ce soir-là, chargées de sacs de graines de rue sauvage, le village nous réconforte. Qu’il s’agisse de la démocratie communale, de l’émancipation des femmes, de l’écologie ou de la coexistence pacifique, il offre un con­densé saisissant de ce à quoi le confédéralisme démocratique peut ressembler. Où que le regard se pose, on navigue entre le soin, l’éducation et l’autogestion. Le toit sur lequel nous passerons la nuit, pour bénéficier d’un peu de fraîcheur, est celui de l’akademi où se réunit l’assemblée de village, qui prend les décisions collectivement et répartit les tâches tournantes tous les mois. « Les enfants aussi ont une réunion mensuelle ! Ils peuvent y discuter des problèmes, critiquer le système de fonctionnement du village entre eux si nécessaire et créer une force collective pour résoudre ces problèmes », tient à nous préciser Zozan. Depuis le toit, on aperçoit les murs colorés des classes que fréquentent aussi les enfants des villages voisins et l’école de musique. Fatma, la porte-parole de l’assemblée des femmes, m’a présenté la veille une gamine espiègle accrochée à nos pas : « Voilà Slava, elle a 4 ans, c’est la fille d’un martyr d’Afrin. Plus tard, elle souhaite apprendre le violon à l’école de musique ! » Fatma m’explique ensuite : « Nous voulons que nos enfants vivent en liberté, grandissent sur les principes qui ont fondé ce village, puis qu’ils emportent cette idée émancipatrice avec eux et la diffusent dans le monde. » Gulistan, ancienne couturière originaire de la ville d’Amude, approuve ses propos : même si sa vie d’avant lui manque, dit-elle, ses cinq filles, âgées de 7 à 14 ans, « auront ici un meilleur futur : elles vont à l’école et apprennent l’anglais ». Elle a dû fuir son mari, avec lequel les con­flits se sont multipliés : il avait déjà deux femmes et neuf enfants. Gulistan a demandé le divorce. Son mari a refusé et porté plainte contre elle. Il a tenté de venir la chercher de force à Jinwar. L’une de ses filles m’a confié qu’elle voulait changer son prénom en Ali, parce qu’« il faut être un homme pour pouvoir aider [sa] mère ». 


Comme à Dirbesiyê, des dizaines d’hectares de terres confisquées à Daech ont été confiées à des « compagnies de développement de l’agriculture », financées par l’auto-administration. © Corinne Morel Darleux

Plus bas, le potager, cultivé sans pesticides ni engrais, comporte des rangées d’herbes médicinales qui seront directement utilisées dans le centre de santé récemment créé à Jinwar. Parmi les maisons en terre, se faufilant entre les tournesols, on peut également apercevoir un magnifique paon qui circule librement dans le village. L’oiseau sacré des yézidis est réputé pour ne suivre que la lumière et le soleil, jamais les ordres. Il est devenu le symbole des femmes yézidies asservies par Daech dans les montagnes de Sinjar après les massacres de 2014.

Une révolution de femmes

Si Jinwar est à ce jour un modèle unique de village de femmes, les symptômes visibles de cette révolution des femmes ne manquent pas. Ils forment probablement l’aspect le plus marquant du confédéralisme démocratique, dans un territoire longtemps dominé par la culture patriarcale, puis par l’oppression barbare de Daech. La polygamie et les mariages précoces y ont été interdits. Partout ont fleuri des mala-jin, les maisons des femmes qui servent à des médiations et à de la justice de proximité. Des coopératives, comme le suka-jin auquel nous nous rendons à Qamislo, permettent aux femmes de sortir de chez elles et de gagner en autonomie. Que ce soit dans le domaine militaire pendant la guerre, avec les unités d’autodéfense féminines (YPJ), ou dans le domaine civil et politique, la parité est instaurée à chaque niveau de responsabilité. Au sein de l’auto-administration, à l’université, dans les coopératives ou dans les municipalités, les femmes ne se contentent pas de se faire une place dans la société, elles la révolutionnent.

À l’instar de Murray Bookchin quand il souligne que « l’obligation faite à l’humain de dominer la nature découle directement de la domination de l’humain sur l’humain », le confédéralisme démocratique fait le lien entre toutes les formes de domination : celles que le patriarcat exerce sur les femmes, celles que le capitalisme exerce sur les travailleurs et travailleuses, comme celles que l’être humain exerce sur le vivant et les écosystèmes. Aussi, pour le confédéralisme démocratique, la transformation profonde de la société passe nécessairement par l’écologie. Une écologie systémique, comme en témoigne cette jeune femme du mouvement de libération dans le documentaire de Mylène Sauloy, Kurdistan, la guerre des filles (2016) : « L’écologie, ce ne sont pas seulement les arbres, c’est aussi l’égalité dans la société. » Le programme est clair : « Nous voulons une société écologique démocratique », tout comme Murray Bookchin qui aspire à « une société écologique qui cherche à établir une relation équilibrée avec le monde naturel et qui veut se libérer de la hiérarchie sociale, de la domination de classe et sexiste et de l’homogénéisation culturelle ». Sur ce volet de l’écologie, il reste néanmoins fort à faire au Nord-Est syrien, qui hérite d’une gestion calamiteuse du régime dans tous les domaines : canalisations défectueuses, eau polluée, déchetteries à ciel ouvert, dépendance alimentaire… Le Nord-Est de la Syrie a longtemps été considéré comme tout juste bon à produire des céréales. Damas n’y a jamais investi dans les services publics locaux, les infrastructures, ni dans l’éducation. La plupart des réseaux datent encore du mandat français. Il a donc fallu créer les premières universités du Rojava. Et il reste à convertir la monoculture du blé en une variété de cultures vivrières.

Reconquérir la terre et les âmes

Dicle, une jeune femme de 25 ans à l’énergie étourdissante que nous avons rencontrée la veille, vient nous chercher au petit matin à Jinwar pour nous emmener près de Dirbesiyê. Elle veut absolument nous montrer son projet. Après avoir roulé à tombeau ouvert sur des routes défoncées en écoutant des reprises en kurde de Bella Ciao, nous arrivons devant un vaste champ d’oignons et de pommes de terre. Toute fière de nous montrer l’astucieux système d’irrigation, les pompes et le bassin d’eau destiné à accueillir des poissons pour enrichir l’eau de leurs déjections, Dicle explique que des dizaines d’hectares de terres confisquées à Daech ont été confiées à des « compagnies de développement de l’agriculture », financées par l’auto-administration pour développer l’autonomie alimentaire. « J’ai une licence d’économie, me dit-elle, mais le régime ne nous laissait pas faire ce genre de choses. Moi, je serais partie en Europe s’il n’y avait pas eu la révolution. Même à l’école, on n’avait pas le droit d’être kurde, il fallait parler arabe. » Dicle fait mine de se trancher la gorge en riant, puis reprend, de nouveau sérieuse : « Ici, on vend une partie de notre production, on en donne une partie gratuitement et on garde de quoi replanter. Il y a d’autres champs, je vais vous y emmener, on a planté des concombres, des tomates, des aubergines, des pastèques, de l’ail et des haricots. On cultive aussi des fleurs et des rosiers dans le village à côté, à Dirbersiyê. Mais on manque de tout avec l’embargo. Même les tubercules, on est obligé de les faire venir illégalement, et ça nous revient très cher. »

Avant, nous détaille Dicle, « beaucoup de femmes étaient employées par de grands propriétaires terriens, ils faisaient la tournée avec des camions pour les embaucher. Elles étaient mal traitées, elles subissaient beaucoup de violences. Ce qu’on fait ici, c’est aussi pour libérer ces femmes de l’emprise des contremaîtres ». Ce témoignage nous sera confirmé régulièrement dans les coopératives de femmes qui se montent sur l’ensemble du territoire pour leur fournir une autonomie financière, tout en développant l’activité paysanne. Avec une bonne dose de fierté retrouvée, comme à Jinwar où les femmes sont plus qu’heureuses de nous montrer que « le blé demande peu de travail et fait rentrer de l’argent, le potager nous permet d’assurer nos besoins en fruits et légumes, le lait vient de nos brebis, les œufs de nos poules, et on a un magasin pour vendre tout ça, chez nous et pour les villages environnants. »


Des coopératives comme celle d’Hassake se montent sur l’ensemble du territoire pour fournir une autonomie financière aux femmes et développer l’activité paysanne.  © Christophe Thomas

Cependant, ici comme ailleurs, le réchauffement climatique vient tout compliquer. Les années de sécheresse se multiplient. Des incendies criminels, attribués à la Turquie et aux milices djihadistes pour faire de la faim une arme de guerre, ont réduit de nombreuses récoltes à néant. Les systèmes d’irrigation sont souvent à sec, faute d’eau et d’électricité. Pour ne rien arranger, la multiplication des barrages en Turquie, en amont de l’Euphrate, et la rétention du débit créent une situation dramatique qui prive plus d’un million de personnes d’eau courante dans la province d’Hassake et commence à poser de graves problèmes sanitaires. La culture intensive mise en place par le régime est un legs empoisonné. Il n’y a pratiquement pas de forêt au Rojava. Tout a été rasé pour faire place au blé. Les Kurdes n’avaient même pas le droit de planter des arbres dans leur jardin, me dit-on, pour éviter qu’ils ne s’enracinent – ce « besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » pourtant, selon la philosophe Simone Weil. Il n’est donc pas étonnant, tant d’un point de vue symbolique que pratique, que la lutte contre la désertification et la reforestation figurent parmi les premières actions d’envergure initiées dans le domaine de l’environnement. C’est l’objet de la campagne « Make Rojava Green Again » lancée par des volontaires internationaux ou du projet de « Tresse verte » de Gulistan Sido et ses ami-es, qui ont créé une véritable pépinière dans le jardin qu’abrite l’université du Rojava à Qamishlo. Ils se sont fixés pour objectif de planter quatre millions d’arbres.

« Rendre la cabane conceptuelle habitable »

Dans la revue Ballast, la poétesse et autrice Adeline Baldacchino écrit à propos de Murray Book­chin : « Il recherche donc, comme l’ont toujours fait les anarchistes conséquents, cette quadrature du cercle qui garantirait ensemble l’organisation et la liberté, la sécurité et la justice, le respect et la jouissance », et elle ajoute : « La théorie n’a sans doute pas fini de s’adapter au réel, et il faut espérer que celui-ci puisse s’en inspirer sans dogmatisme ni rigidité. [Murray Bookchin a] fabriqué une cabane conceptuelle dans laquelle peuvent venir s’installer, pour l’agrandir à mesure qu’ils la rendent habitable, les rêveurs persistant à croire que le réel s’invente à contre-courant des habitudes acquises. » À l’heure d’un dévissage démocratique marqué par des taux d’abstention records et la résurgence des extrêmes droites, alors que les scientifiques sont en état d’alerte permanent et que des philosophes et des anthropologues nous enjoignent de commencer à apprendre à vivre sans pétrole, sans numérique et sans État, l’expérience en cours dans le Nord-Est syrien est cruciale. Nous avons besoin de renforts, d’inspiration et de démonstrations. « Rendre cette cabane habitable » revêt un caractère d’urgence, porteur de gravité mais aussi d’un fort potentiel évocateur. Comme l’écrivait Murray Bookchin, face à une telle confluence de crises, « nous ne pouvons plus nous permettre de manquer d’imagination ; nous ne pouvons plus nous permettre de négliger la pensée utopique ».

*

Pour aller plus loin Parmi les ouvrages de Murray Bookchin disponibles en français > Pour un municipalisme libertaire (Atelier de création libertaire, 2003) > Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance (Écosociété, 2016)« Carnets du Rojava » (article en trois volets, disponible aussi en lecture audio) Sur le Rojava > sur le site de la revue Ballast
> Nous vous écrivons depuis la révolution. Carnets de femmes internationalistes au Rojava (Syllepse, 2021)

27.08.2024 à 15:38

Tulpa is the new IA

Corinne Morel Darleux

Une courte nouvelle d’anticipation pour ouvrir le bal des Fictions de Reporterre ! * Nous avions dû partir deux jours avant pour arriver à temps et la route n’avait pas été une partie de plaisir, mais enfin j’étais là, le cœur battant, devant l’abridôme qui hébergeait la Convention. J’avais quinze ans et c’était la première …
Texte intégral (2207 mots)

Une courte nouvelle d’anticipation pour ouvrir le bal des Fictions de Reporterre !

*

Nous avions dû partir deux jours avant pour arriver à temps et la route n’avait pas été une partie de plaisir, mais enfin j’étais là, le cœur battant, devant l’abridôme qui hébergeait la Convention.

J’avais quinze ans et c’était la première fois que j’allais y assister. Une immense banderole « Tulpa is the new IA » flottait sur le fronton. Le vaste hall était bordé de fanions colorés, les rues étaient bondées. Devant moi, le dôme jouxtait une ancienne gare routière, jonchée d’épaves de cars. Il y avait du monde partout sur les trottoirs. À cette saison, la chaussée était interdite à la circulation : de longs rubans verts parcouraient la ville, couverts de fraisiers en fleurs, de premières pousses de patates et de bouquets de soucis orange vif. Cette vue me redonna un peu d’assurance. J’avais grandi dans une communauté rurale autonome et je ne venais en ville qu’une fois par an, la foule qui m’entourait me donnait le vertige.

Alors que je m’apprêtais à emprunter la passerelle en bois pour traverser, un homme me bouscula. Le visage fermé, brun, la barbe naissante, il devait avoir la trentaine. Je restai interloquée en découvrant qu’il portait une vieille pochette en cuir sous le bras. Il grommela et marcha droit jusqu’au dôme en fendant la foule. Je n’en revenais pas. Il n’allait quand même pas… Mais si, je le vis sortir un badge à l’entrée et s’engouffrer dans la Convention, avec sa serviette en cuir, en ignorant les regards furibonds.

Je rejoignis à mon tour le dôme, avec toutefois plus de difficultés. La foule était compacte et nous prenions nous-mêmes beaucoup de place. Max focalisait tous les regards, ce qui me rendait fière mais me gênait aussi un peu. Je n’aimais pas attirer l’attention. Quand nous étions en forêt ou en montagne c’était facile, mais ici mon tulpa ne passait pas inaperçu. Il avançait majestueusement, laissant un sillage vide derrière lui. Sur son passage des personnes sursautaient, les adultes s’arrêtaient, les yeux écarquillés. Les enfants, au contraire, se mettaient à bondir l’air joyeux. Max, lui, conservait l’air fanfaron et vaniteux qu’il avait tendance à adopter en public. Je lui intimai de se faire plus discret mais il ne baissa même pas la tête.

Nous arrivâmes enfin, en même temps qu’une femme élancée d’une soixantaine d’années, accompagnée d’un magnifique toucan gris perché sur son épaule. Elle avait le visage souriant et dégageait une grande sensation de calme et d’assurance. Il me sembla la reconnaître, mais Max, tendu vers l’entrée, ne tenait pas en place et je n’eus pas le loisir de m’attarder sur cette pensée.

À l’accueil, on nous demanda de nous déchausser, puis une jeune fille, une furry magnifiquement costumée en huppe fasciée avec sa crête rousse, demanda nos pièces d’identité. Quand elle prit celle de la femme au toucan, elle devint toute pâle et se mit à bafouiller.

– Madame…

– Je vous en prie, Kim.

– Madame, Kim, c’est un grand honneur.

Bien sûr, le toucan ! Roméo… J’en avais tellement entendu parler, comment n’y avais-je pas pensé ! Je me trouvais à quelques centimètres de Kim Vagamon, la Pionnière. J’essayais de ne pas la dévisager et de garder une contenance digne, mais mon esprit planait et palpitait. C’était grâce à elle que j’étais là et que Max existait à mes côtés, grâce à elle que nous avions pu recevoir des cours gratuits de wonderland, de sciences du cerveau et d’éthologie. Grâce à elle qu’avaient pu être surmontées les épreuves, il y a vingt ans, quand tout avait commencé à disparaître. Elle avait été la première à donner vie à un tulpa.

Dès que nous franchîmes le seuil, Max et Roméo s’élancèrent et nous les perdîmes rapidement de vue. À l’intérieur de la Convention, c’était un véritable tourbillon. Des créatures ailées s’égaillaient sous la haute voûte, à plusieurs dizaines de mètres de haut ; les arbres crépitaient de cris, de chants et de bruits de sauts. L’herbe sous nos pieds bruissait et tout le monde marchait avec d’infinies précautions. Il y avait là des femmes et des hommes de tous âges. Un homme ridé aux cheveux gris tenait la main d’un jeune elfe, sans doute son petit-enfant. Une kitsune au regard flamboyant se roulait dans l’herbe, une portée de renardeaux à ses côtés. Je ne savais plus où donner de la tête. Je n’avais jamais vu autant de mutants.

Kim, étonnamment, attirait peu les regards. Si personne n’ignorait son nom, son visage en revanche était peu connu : quand son histoire avait commencé, il n’y avait déjà plus de voyages transrégionaux ni de réseaux sociaux. Pourtant le bruit s’était propagé rapidement et chez moi, au village, il n’y avait pas une veillée sans un chant la concernant, pas un chantier collectif où il ne fut question de son apport, pas un foyer où on ne parle d’elle aux enfants. Quand les écrans s’étaient éteints, quand les derniers oiseaux avaient cessé de voler, malgré son âge déjà avancé, Kim Vagamon avait été la première à récupérer ses capacités de concentration et à découvrir les facultés inexplorées du cerveau.

Alors que je l’observais à la dérobée, j’aperçus la silhouette de l’homme à la pochette en cuir s’approcher de Kim d’un pas décidé avant de se présenter. Son nom était Tom Jonas et il était journaliste, aurait-elle l’obligeance de lui accorder un entretien ? Son regard froid démentait le sourire affiché sur ses lèvres. Il avait tout de l’opposant et je m’en inquiétai. Pourtant, la Pionnière accepta avec grâce et je les vis avec appréhension s’éloigner vers un endroit moins peuplé.

Cependant, Max, qui batifolait quelque part, me communiquait son excitation, j’étais moi-même emplie d’impressions foisonnantes et je ne tardai pas à oublier le journaliste. À quelques mètres de l’entrée, un village de huttes et de cabanes proposait différentes activités. Les Anciens se rassemblaient autour d’un stand qui proposait des tatouages artisanaux. Une femme aux longs cheveux gris, assise sur un tabouret, était en train de se faire encrer le dos d’un dauphin de l’Orénoque. Une affiche proposait, pour celles et ceux qui n’avaient pas de totem préconçu, une liste des espèces disparues.

Le contrat social était visible partout, rappelant les règles de création qu’on apprenait dès le plus jeune âge : ne pas créer de semblable, ne donner vie qu’après consultation, éviter les tailles phénoménales… En les parcourant du regard, je me souvins avec émotion de la naissance de Max. Je n’avais que six ans et c’était précoce. J’avais de bonnes dispositions sans doute, mais surtout j’étais née après la double extinction, mes capacités n’avaient pas été entravées par l’économie de l’attention ni par la souffrance de la disparition. Mon potentiel de création était optimal.

Mon attention fut attirée par des éclats de voix. Un groupe de jeunes transespèces assises en cercle était apostrophé par un homme plus âgé. Celui-ci était accompagné d’une dizaine de personnes aux lèvres pincées. Je pensai instantanément à des opposants et accourus, soucieuse, pour voir de quoi il retournait. L’homme, effectivement, reprochait aux jeunes mutantes l’égoïsme de ce qu’il appelait leur spiritualité narcissique et dénonçait avec virulence la nouvelle hiérarchie sociale qui en découlait. Une autre femme explosa en rappelant la misère affective qui existait par-delà le monde merveilleux des tulpa ; elle finit sa diatribe en larmes.

J’étais ébranlée. J’avais déjà entendu ces critiques et les comprenait. Les Anciens avaient tout enduré, leur génération s’était battue, avait résisté, et n’avait connu que défaites et peine. Quand le monde qu’ils contestaient s’était enfin effondré, avec la fin des métaux et la faillite des Gafam, pour les oiseaux et les animaux c’était déjà trop tard. Et peu d’Anciens avaient pu régénérer suffisamment leurs capacités pour accéder à la consolation de la création. Ils étaient désormais cantonnés à regarder les tulpa et la joie des mutants de loin. Les plus motivés, comme les moins doués de la nouvelle génération, devaient se contenter de costumes de furries et de similis imaginaires. Je soupirai en regardant la femme en pleurs et l’homme en colère. Oui, ils avaient le droit d’être amers. C’était une génération sacrifiée. Nous étions plus chanceux, nous qui n’avions pas connu leur monde, qui avions de nouveaux compagnons, une communauté ; nous pouvions nous tourner vers l’avenir sans remords ni regrets.

Max avait dû ressentir mon trouble, car il apparût soudain à côté de moi. Je me serrai contre lui quand notre élan fut interrompu par une annonce qui se chuchotait de près en loin. Kim allait parler.

Lorsqu’elle s’avança, radieuse, avec Roméo sur son avant-bras, elle était accompagnée de Tom Jonas. Le journaliste, à ma grande surprise, avait l’air sincèrement ému. L’entretien l’avait visiblement bouleversé et sa serviette en cuir avait disparu. Ils montèrent tous les deux sur une plateforme et se tournèrent vers la foule. Kim prit la parole pour rappeler l’époque des débuts, les réunions dans des bars miteux et les insultes qui fusaient alors, les mutants qualifiés de monstres et les tulpa pourchassés.

– Comme tout ce qu’on ne comprend pas, poursuivit-elle, la création, alors, était — au mieux — mal vue. Depuis les temps ont changé, mais la consolation de la création ne doit pas nous le faire oublier. Tom, qui se tient à mes côtés, fait partie de ceux qui ont tout perdu. Les ordiphones, la 5G, les barbecues, les avions, leurs connexions, leurs amis. Je tiens à ce que vous l’écoutiez.

Tom Jonas semblait mal à l’aise, il n’avait probablement pas l’habitude de parler devant une telle assemblée.

– Je… Je ne croyais pas dire ça un jour, mais grâce à Kim, souffla-t-il en la regardant avec fierté. J’ai réussi.

Il glissa la main dans sa poche et en ressortit une minuscule souris, le museau frétillant, qui vint se lover dans son cou.

– J’étais amer, trop vieux, foutu. Et voilà Susie.

Tom Jonas souriait et pleurait en même temps. Kim, tout sourire, lui serrait le bras quand soudain Susie trottina jusqu’au Toucan et se frotta à lui. Je sentis Max sursauter. Toute la Convention retenait son souffle, on n’avait jamais vu ça. Les tulpa pouvaient interagir, mais jamais se toucher. Kim, rayonnante, se tourna vers nous.

– Le lien qui nous unit à nos tulpa est indéfectible, nous le savons. Mais il n’est plus exclusif. Nous entrons dans une nouvelle ère, celle des tulpa sans propriété. Susie, la première, est née de nos trois volontés conjuguées.

Un frisson me parcourut le corps. Cette annonce était incroyable. Le groupe d’opposants ne lâchait pas Kim des yeux, osant à peine y croire. Étouffant des sanglots, deux Anciennes s’étreignaient. Des « Tulpa pour toustes ! » fusèrent depuis l’entrée, et peu à peu toute la Convention se mit à exulter.

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Corinne Morel Darleux

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23.07.2024 à 13:20

Depuis que je suis née

Corinne Morel Darleux

Chronique rédigée pour le magazine Imagine, numéro d’été 2023 J’achève bientôt ma cinquantième année sur Terre. Je suis née en 1973, l’année du choc pétrolier et de la sortie au cinéma de Soleil vert. C’était l’époque du rapport Meadows sur les limites à la croissance, mais aussi des premières études sur le climat réalisées pour …
Texte intégral (883 mots)

Chronique rédigée pour le magazine Imagine, numéro d’été 2023

J’achève bientôt ma cinquantième année sur Terre.

Je suis née en 1973, l’année du choc pétrolier et de la sortie au cinéma de Soleil vert. C’était l’époque du rapport Meadows sur les limites à la croissance, mais aussi des premières études sur le climat réalisées pour les grandes multinationales de l’énergie : les dirigeants de Total et Exxon possèdent depuis cinquante ans des rapports scientifiques qui établissent de manière juste et précise les impacts de leurs activités sur la concentration en dioxyde de carbone et la hausse des températures. Des rapports qui ont tous été dissimulés pour continuer d’engranger des profits.

Depuis que je suis née, il y a des gens et des conseils d’administration qui savent, qui disposent des leviers pour changer de trajectoire, et qui décident sciemment et délibérément de continuer.

Depuis que je suis née, les émissions mondiales de dioxyde de carbone générées par les énergies fossiles sont passées de 14,2 à 36,8 milliards de tonnes en 2022.

Depuis que je suis née, la population d’oiseaux a diminué d’un quart en Europe. Plus des deux tiers de la population animale ont disparu. Des baleines basques, des phoques corses, des bouquetins des Pyrénées et de petits canards méditerranéens que nous ne verrons plus jamais.

Depuis que je suis née, le jour du dépassement – ce moment de l’année où l’humanité commence à consommer plus que ce que les écosystèmes sont en capacité de régénérer – arrive de plus en plus tôt dans l’année : il est passé de fin décembre à fin juillet. Et c’est en réalité une moyenne mondiale qui cache de fortes disparités – en France, ce jour du dépassement arrive dès le mois de mai.

Cinquante ans, ce n’est même pas le début de l’intention d’un clignement d’œil à l’échelle de l’histoire de la planète. Et pourtant, en cinquante ans, notre monde a basculé.

Dans l’Arctique, un nouveau rapport vient d’établir que la glace de mer, aka la banquise, disparaîtra bientôt toute une partie de l’année. En fondant, elle va perdre de son albedo, sa capacité de réfléchissement des rayons du soleil, ce qui va à son tour aggraver le réchauffement climatique. Le dégel du permafrost va libérer de nouveaux gaz à effet de serre, et ainsi de suite – c’est ce qu’on appelle un emballement climatique. Ce phénomène infernal pourrait démarrer dès 2030 et ce, quelle que soit l’improbable réduction de nos émissions d’ici là.

C’est dix ans plus tôt que ce qui était prévu.

Ça devrait être la mobilisation générale, réunions de crise et flash spécial. Et rien, le néant. Entre celui-ci qui, en pleine urgence écologique, demande une pause en matière de normes environnementales – brillant – et celui-là qui envoie des hommes cagoulés au domicile de celles et ceux qui essaient de conserver un monde vivable, pendant que ses collègues prodiguent force courbettes et niches dorées aux pétroliers : on n’est pas sorti d’affaire.

Ces cinquante années perdues, ce demi-siècle dont nous a privés l’oligarchie du fossile, vont nous coûter très cher. Elles sont en train de nous ôter la possibilité même d’une transition planifiée : les chocs les plus sévères commencent à se produire sans que nous nous y soyons préparés.

Quand je pense que ce sont les mêmes qui aujourd’hui suffoquent d’indignation pour un petit coup de manivelle, quelques sacs éventrés ou le démontage d’une pompe… Les mêmes, qui prétendent nous donner des leçons de respectabilité et de responsabilité. … Il va vraiment falloir faire sans eux.

Illustration : Ed Hawkins, Wikimedia : Warming stripes (global, WMO, 1850-2018) – Climate Lab Book. Creative Commons License CC BY-SA 4.0

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