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CONVOITER L'IMPOSSIBLE

Henri MALER

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10.06.2024 à 12:25

Guerre de Libye : Quand la propagande défigure le débat public

Henri Maler

Suivisme des grands médias

- Sur les médias / ,
Texte intégral (899 mots)

Rappels

- Jeudi 17 mars 2011 Le Conseil de sécurité des Nations Unies se prononce pour l'instauration d'une zone d'exclusion dans le ciel libyen. Le conseil autorise également "toutes les mesures nécessaires" – ce qui signifie, en langage diplomatique, des actions militaires – pour assurer la protection des populations civiles face à l'armée de Kadhafi.
- Samedi 19 mars 2011 Les États-Unis, la France et le Royaume-Uni lancent des raids aériens pour stopper la répression de la révolte. Ces frappes stoppent les forces pro-Kadhafi qui étaient aux portes de Benghazi.

Entretien publié dans L'Humanité du 4 avril 2011

Quelles sont les premières observations recueillies par Acrimed sur le traitement médiatique de cette guerre en Libye ?

Henri Maler. Avant même que ne commencent les bombardements, on a assisté à une véritable exaltation guerrière. Dès le vote de la résolution de l'ONU, la plupart des sites des quotidiens et des hebdos, impatients, nous prévenaient : « Le compte à rebours a commencé. » Il n'est pas exagéré de dire que le petit monde des grands médias s'est félicité de la perspective des bombardements sur la Libye, semblant oublier qu'une guerre est avant tout. une guerre. Entre les journalistes qui bombent le torse et ceux qui, à défaut de revêtir leur treillis, se mettent à parler comme les militaires, rien ne nous est épargné. Une rhétorique va-t'en guerre soutenue par une fièvre chauvine sur le rôle de « la France ». Qui a « frappé la première », pouvait-on lire à la une de la plupart des quotidiens, le lendemain des premiers bombardements. Cocorico, c'est la guerre !

Une guerre présentée comme indispensable.

Henri Maler. Inévitable et indiscutable. Or, qu'on la soutienne ou la réprouve - que l'on pense que l'intervention militaire était nécessaire (pour empêcher les forces armées de Kadhafi d'écraser la révolte à Benghazi) ou au contraire que l'on devait et pouvait l'éviter -, on est en droit d'attendre des médias qu'ils ne soient pas le service après-vente du ministère de la Défense, reprenant la moindre de ses informations et le moindre de ses termes, sans aucune distance critique. C'est à peine si les principaux médias osent parler de « guerre », alors que des centaines de missiles ont été tirés dès les premiers jours. Ils évoquent, non des bombardements, mais des « frappes » : des frappes « ciblées », nouvel avatar des « frappes chirurgicales ». On nous montre, à grand renfort d'images fournies par l'armée elle-même, le haut degré de précision et de technologie de « nos » armes.

Pourtant, cette guère soulève au moins quelques questions. Quelle place a été accordée aux divergences ? Le pluralisme des avis et analyses sur cette intervention a-t-il été respecté ?

Henri Maler. Dans leur emballement, la plupart des médias ont « oublié » de commencer par poser ces questions. Et quand des questions partielles ont surgi, après l'euphorie des premiers jours (sur les dissensions, le commandement, les objectifs), les interrogations sur la nécessité et la légitimité de cette guerre qui ne dit pas son nom - présentée, au fond, comme une opération humanitaire, et non comme une intervention militaire - étaient devenues « hors sujet ». On nous a répété jusqu'à la nausée que cette opération était soutenue par la « communauté internationale ». Les gouvernements de la Chine, l'Inde, la Russie, l'Allemagne, le Brésil. ont fait part de leurs réserves ? Ce n'est pas un problème, puisqu'ils se sont abstenus ! D'autres se sont déclarés franchement hostiles. Qu'importe : la « communauté internationale » existera sans eux. Plutôt que d'informer sur leurs arguments et de tenter de les comprendre, avant de soutenir ou de réprouver leurs positions, on a traité tous les réfractaires par le mépris. Quant aux arguments de ceux qui, en France même, émettent des objections sur le fond ou s'opposent à cette guerre-là, ils ont été relégués, dans les meilleurs des cas, dans les « tribunes libres

Comment expliquer ce traitement médiatique ?

Henri Maler. On peut être tenté d'expliquer ce traitement par le poids des marchands d'armes dans le paysage médiatique français. Le cas du Figaro, propriété de Serge Dassault, qui fournit l'armée française (et qui a aussi vendu des avions à Kadhafi) est presque caricatural. Mais ce serait un raccourci. Ce qui domine, c'est le suivisme des grands médias à l'égard de la prétendue « communauté internationale », des institutions politiques et militaires, et de l'unanimisme des partis dominants en France même. Cette déférence institutionnelle se nourrit des croyances partagées, sinon par tous les journalistes, du moins par les chefferies éditoriales. Dès lors, la propagande menace de dévorer l'information et de défigurer le débat public

10.06.2024 à 12:10

Médias en guerre : des attentats à la prise de Kaboul (2001)

Henri Maler

Des attentats du 11 septembre 2001 à New-York et Washington à la prise de Kaboul, le 13 novembre 2001. Premières semaines d'une guerre qui a duré jusqu'en 2021.

- Sur les médias / , ,
Texte intégral (3550 mots)

Des attentats du 11 septembre 2001 à New-York et Washington à la prise de Kaboul par les forces de l'Alliance du Nord, alliées des États-Unis le 13 novembre 2001. Premières semaines d'une guerre qui a duré jusqu'en 2021.

Des attentats du 11 septembre 2001 à New-York et Washington à la prise de Kaboul par les forces de l'Alliance du Nord, alliées des Etats-Unis, le 13 novembre 200. Premières semaines d'une guerre qui a duré jusqu'en 2021.

Depuis les attentats du 11 septembre, des tendances lourdes sont à l'œuvre dans les médias français. Ce sont elles que l'on peut dégager, du moins jusqu'à la prise de Kaboul. Sans entrer dans les détails et sans multiplier les exemples ; sans céder au petit chantage qui veut que l'on ne critique pas trop les médias, pour ne pas indisposer les journalistes, dans l'espoir de gagner leurs faveurs - comme s'il fallait s'interdire de critiquer l'école ou l'enseignement pour épargner les enseignants.

C'est vrai, nombre de journalistes font leur métier aussi bien qu'ils le peuvent, souvent avec courage, et certains l'ont payé de leur vie. Mais ceux-là n'exercent pas le même métier que les rédacteurs en chef, les éditorialistes et les présentateurs, pilotes des machines médiatiques qui ont essayé de faire passer cette guerre pour légitime et efficace.

I. Comment la guerre devint « légitime »

Dans un moment d'égarement - dont il se remettra très vite -, Serge July, dans Libération du 13 septembre, proclame : « La meilleure défense contre le terrorisme, ce n'est pas la guerre, c'est la justice. » Pourtant, entre la justice et la guerre, les médias dominants ont choisi la guerre. Reste à observer comment.

1. Événement

Tout commence évidemment avec les attentats du 11 septembre.

Les télévisions se chargent alors de transformer l'événement, spectaculaire et inédit, en spectacle de l'événement. Et la presse écrite se charge de transformer cet événement inédit en événement sans antécédents, comme s'il s'agissait d'un tournant absolu de l'histoire du monde.

L'événement est tragique. Les massacres suscitent une solidarité légitime avec les victimes. Les télévisions se chargent alors de transformer la compassion en spectacle de la compassion.

Vendredi 14 septembre 2001, 12 heures. TF1 se recueille. Une fois encore, les images de l'attentat montées comme un vidéo-clip, mais soutenues cette fois par La Marche funèbre de Chopin. Mettre en scène le comble de l'émotion et mettre l'émotion à son comble : tout le savoir-faire des fabricants d'images de TF1. Peut-être bientôt en vidéocassette. Et Jean-Pierre Pernaut, dans un rôle enfin à sa mesure : « Et nous, à TF1, comme des millions d'entre vous, nous allons respecter ces minutes de silence en soutien au peuple américain ». Mais le silence et l'écran noir à la télé signaleraient l'incident technique. Pour soutenir notre recueillement, des images de la dévastation et de l'inquiétude des familles à la recherche de leurs disparus. Et toutes les images de la tristesse et de la désolation : vidéo-clip de La Marche Funèbre et de la solidarité, version TF1. Au terme des trois minutes réglementaires (ou même avant qu'elles ne s'achèvent : 3 mn, c'est long !), brutalement, un écran publicitaire de TF1 pour une émission de TF1. La messe cathodique était finie...

Et la presse écrite se charge - elle ne fut pas la seule - à transformer le devoir de solidarité avec les victimes en devoir de communion avec le peuple américain et avec ses dirigeants. Dès le 13 septembre, Jean-Marie Colombani proclame : « Nous sommes tous américains. » Le Monde remplit ainsi sa fonction de quotidien de référence, puisque tous les médias ne cesseront de répéter ce slogan.

Ce qui nous vaut, lors de la revue de presse du 13 septembre sur France Info, cette exhortation et cet aveu :

Si les unes de tous ces journaux n'arrivent pas à vous convaincre de la gravité des événements que nous vivons, lisez ce qu'ils écrivent. Lisez Jean-Marie Colombani à la une du Monde. Lisez Serge July de Libération, Michel Schiffre dans Le Figaro. Lisez la chronique de Jacques Julliard, l'éditorial de Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur. Celui de Claude Imbert dans Le Point ou de Denis Jeambar dans L'Express. Lisez ces dizaines de pages, ces centaines d'articles qui expliquent finalement tous la même chose.

L'événement est donc spectaculaire et tragique. Mais de même que n'importe quel fait divers peut être présenté comme un événement, n'importe quel événement peut se transformer en fait divers. C'est donc comme un fait divers, mais gigantesque, que la télévision met en scène (en expédiant à New-York, ses présentateurs vedettes) récits, images et témoignages sur l'événement et ses conséquences.

Mais bientôt, une catastrophe chasse l'autre à la « Une » des journaux télévisés.

« Toulouse : catastrophe aux portes de la ville », titre Le Monde du 23-24 septembre. La veille le journal de TF1 de 20 heures a consacré plus d'une demi-heure à l'explosion meurtrière et ravageuse : une catastrophe chasse l'autre. Mais le scénario du JT reste le même : l'information est dévorée par sa mise en images, les témoignages prennent les pas sur les faits, ce que l'on a cru ou ce que l'on a craint prend autant d'importance que les conséquences. Primat de l'émotion et logique de la narration, simulacre de l'exhaustivité et règne de la redondance. Chaque fragment de récit reproduit la totalité du récit ; chaque témoignage en appelle un autre qui répète le précédent. Le « traitement » de l'explosion de Toulouse éclaire celui des attentats de New York : ou comment transformer, quels qu'en soient l'échelle, le sens et la portée, tout événement en fait divers.

Pourtant, un certain délai d'émotion étant passé, les médias dominants nous ont proposé de « comprendre »

2. Causes

L'événement peut paraître sans antécédent : il n'est pourtant pas sans causes. Il faut donc expliquer.

La cause du terrorisme ne pouvant être que l'existence des terroristes, l'affaire est promptement bouclée. Encore faut-il expliquer le terrorisme : éditorialistes des médias et experts auprès des médias nous assènent qu'il faut se garder de confondre islam et islamisme, bien que, pour certains éditorialistes, tout incite à les amalgamer.

Max Clos, dans Le Figaro du 14-09, s'interroge « Faut-il condamner l'Islam ? ». Et répond :

Des voix s'élèvent un peu partout, y compris en France, pour condamner par avance une "attitude manichéenne" qui condamnerait en bloc l'Islam. Le terrorisme islamiste ne serait, selon ces voix, qu'une déviation ne concernant qu'une petite minorité de musulmans, ne justifiant en rien une réaction militaire brutale. On répondra que le manichéisme peut certes conduire à des excès et des injustices. Mais comment ignorer que les criminels qui ont frappé le cœur des États-Unis, ceux qui égorgent en Algérie ou qui oppriment les femmes en Afghanistan, le font au nom d'Allah ? »

Les causes étant identifiées, la traque peut commencer : l'investigation prépare l'intervention.

Cette investigation est délibérément tronquée. Car il est expressément interdit de passer des causes immédiates des actes de terreur et de l'extension du fondamentalisme, aux conditions qui les ont favorisées. Les maîtres-tanceurs, éditorialistes professionnels ou occasionnels, se coalisent pour enseigner gravement que comprendre revient à justifier et que pour conjurer les tentatives perverses de culpabilisation de l'Occident, voire des victimes, il ne faut retenir que les causes qui ont déclenché les attentats et oublier les conditions qui, en favorisant la radicalisation du fondamentalisme religieux, les ont rendus possibles.

Un prodigieux ethnocentrisme s'empare alors des médias : celui-là même qui proclame que « nous sommes tous américains », parce que, comme l'affirme sans fard Jean-Marie Colombani, « nous » devons aux Etats-Unis notre liberté. Ceux qui leur doivent des agressions militaires, le soutien à des régimes d'oppression et une large part de leur misère sont hors-jeu, irrationnels. On peut, certes, comme Laurent Joffrin nous y invite, s'exercer à faire preuve d'un peu d' « empathie provisoire » (Le Nouvel Observateur du 20-26 septembre), mais avec toute la condescendance qui convient aux dépositaires de la liberté et de la raison.

La communion obligatoire avec « les » Américains suffit alors à identifier l'adversaire : l' « anti-américanisme ». Une bien jolie notion qui amalgame tout et n'importe quoi et permet de découvrir ensuite que cet adversaire est composite, étant la somme de tout et de n'importe quoi, « antimondialistes » en tête.

C'est évidemment au Figaro que l'on devra les déclarations les plus tonitruantes. Comme celle-ci :

En France José Bové fait arracher les cultures censées être OGM (sic) par ses partisans, sous l'œil bienveillant des gendarmes (re-sic), il "démonte" les Mc Do, sous prétexte de combattre la mondialisation. Ce n'est pas la même échelle que les attentats de New York, certes, mais cela procède du même esprit » (Max Clos, Le Figaro du 14-09, page 20, souligné par moi)

La guerre médiatique est alors déclarée. Une guerre dans laquelle les éditorialistes font office de généraux : les éditorialistes officiels, attitrés comme Jacques Julliard et Claude Imbert ou moins titrés comme Bernard Guetta et Delfeil de Ton ; les éditorialistes officieux, associés comme BHL et Alain Minc ou auxiliaires comme Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut. De leurs plumes généreuses ne jaillit qu'un seul cri d'encre : haro sur l'« anti-américanisme ».

Une fois l'explication expurgée les camps médiatiquement constitués, l'entreprise de légitimation de la guerre est achevée. Et Le Point publie dès le 28 septembre un dépliant en papier glacé qui nous propose « La carte des opérations » : pour que nous puissions les suivre agréablement...

Le 7 octobre la guerre est déclenchée. Comment la rendre efficace ? Les médias dominants tentent alors d'apporter leur modeste contribution...

II. Comment la guerre devint « efficace »

« Une guerre sans images et sans témoins », proclament les médias, qui contribuent pourtant à l'effort de guerre en mobilisant un lexique, une déontologie, une posture.

1. Lexique

Quelques exemples du lexique de guerre les résument tous.

Terrorisme : peut se dire de n'importe quel acte de violence aveugle, de préférence quand il touche des victimes occidentales. Son usage peut être prudemment distinctif : on parlera donc, dans tel éditorial du Monde (20 octobre, p. 19), du « terrorisme d'Etat », mais pour ne l'appliquer, au sein de « l'Alliance », qu'à la Russie et à la Chine. Son usage peut être généreusement extensif : ainsi, dans Le Figaro, il s'étend au « terrorisme quotidien » (des jeunes délinquants) et au « terrorisme syndical » (des ouvriers de Moulinex), qui tous deux nourrissent celui des « islamistes » (Le Figaro, 2 et 16 novembre 2001).

Victimes civiles : sont - indubitablement - « innocentes » quand elles sont américaines, et perdent cet adjectif pour devenir « accidentelles » quand elles sont afghanes. N'étant que ces œufs qu'il faut casser pour faire de bonnes omelettes militaires, comme nous l'explique, dans Le Point, Bernard-Henri Lévy, par ailleurs grand reporter associé au Monde et à ses dignitaires.

Frappes : remplace avec bonheur le terme de « bombardements », dont les conséquences apparemment involontaires seront présentées comme des conséquences imprévisibles, puisqu'elles ne sont, avec ou sans guillemets, que des dommages collatéraux, des bavures (Jacques Amalric Libération du 31/10, p. 5) ou des incidents (Françoise Chipaux, Le Monde du 19 octobre, p.3).

2. Déontologie

Elle tient en quelques règles qui permettent d'afficher l'indépendance du journalisme. En voici trois :

Règle n° 1 : Ne tenir pour vraies que les informations qui viennent de sources indépendantes. Pour les autres, user du conditionnel. Mais le conditionnel conditionne :

Pendant la guerre du Kosovo, le conditionnel permet de mobiliser en majorant. Ce qui nous valut cette envolée de Jean-Pierre Pernaut : « Il y aurait 100 000 ou 200 000 victimes, tout ça au conditionnel, bien sûr ».
Pendant la guerre d'Afghanistan, le conditionnel permet de relativiser en minorant. Il y a aurait, selon les talibans, 1500 victimes civiles : à mettre donc au conditionnel, « bien sûr ».

Quant à tenter d'évaluer réellement le nombre des victimes, ce sera pour plus tard ou jamais...

Règle n° 2 : Pratiquer en permanence une autocritique de préférence autosatisfaite. Lors de la guerre du Kosovo, les médias, par la bouche de Laurent Joffrin, furent déclarés « exemplaires ». On se doute que cette fois, ils se jugent « exceptionnels » et que lors de la prochaine guerre, ils seront, comme le pronostique Serge Halimi, proprement « époustouflants ».

Règle n° 3 : Multiplier les « tribunes » et les « débats » qui permettent de fusionner l'expression démocratique et son simulacre et de conforter une ligne éditoriale favorable à la guerre en ménageant un espace à sa contestation.

3. Posture

Installés dans l'évidence de la guerre légitime, les médias sont pris de court tant qu'elle paraît militairement « inefficace » - du moins jusqu'à « la prise de Kaboul ».

La presse écrite doit faire face à quelques questions.

L'humanitaire est-il confondu avec le militaire ? On donne assez largement la parole à ceux qui contestent cette confusion, quitte à affirmer, comme Claire Tréan dans Le Monde, que les humanitaires ont - je cite - des « états d'âme » et que leurs arguments relèvent - je cite encore - de « subtilités théologiques ».

Le droit international est-il bafoué ? On fera un dossier complet - mais le plus tard possible - pour nous expliquer que tout est désormais légal et que ce qui est légal est légitime.

La guerre déçoit-elle les attentes des médias belligérants ? La presse dominante doit alors faire état de ses malaises. L'éditorialiste anonyme du Monde, multiplie les admonestations et les conseils vertueux à l'intention des « décideurs ». Libération ira même jusqu'à recommander à Bush de changer de stratégie, mais sans renoncer à la guerre.

Bref, la presse écrite ne se départit pas du rôle de conseiller politique et militaire.

Quant aux télévisions, comme TF1 ou France 2, elles doivent faire face à l'audimat.

Alors elles font leur possible pour agrémenter les rares informations qu'elles obtiennent de quelques reportages à la frontière ou auprès des forces de l'Alliance du Nord. Mais comme la guerre dure, le filon s'épuise et l'audience menace de baisser... Heureusement, d'autres faits divers viennent à la rescousse : une fusillade à Tours, la mort accidentelle d'une championne de ski, une catastrophe dans un tunnel... Installés dans l'évidence d'une juste guerre et affligés par la banalité des bombardements, le journalisme audimateux est obligé de distraire les téléspectateurs par des faits divers spectaculaires, au risque, parfaitement assumé, de transformer la guerre elle-même en un concentré de faits divers.

Un exemple parmi d'autres. Lundi 29 octobre, journal de 20 h sur TF1. Présentation Jean-Claude Narcy. Pour ouvrir le journal, deux faits divers. La fusillade de Tours nous vaut 6 mn 20 d'informations sur « un scénario aussi dramatique qu'inhabituel », comme le dit une journaliste. Récits des faits, témoignages, sujet sur la détention des armes à feu, reportage sur l'auteur de la fusillade. Le simulacre de l'exhaustivité au service d'un fait divers. L'accident du tunnel du Gothard nous vaut 6 mn d'informations qui en enchaînent un « sujet » sur l'accident, un « sujet » sur l'ouverture du tunnel du Mont-Blanc, un « sujet » sur un autre tunnel. D'où il ressort, une deuxième fois, que la sécurité des personnes, décidément, n'est pas assurée. Enfin, vient la guerre. Ce qui nous vaut le bric-à-brac suivant : la mobilisation des « islamistes » au Pakistan (2mn40), les funérailles des chrétiens massacrés la veille, un reportage sur la communauté chrétienne de Josesabad (2mn 20), un très joli document de la Marine Nationale (1mn) et, « pour en revenir à la stratégie américaine » comme dit Jean-Claude Narcy, un « sujet » sur les erreurs de tirs et les risques d'enlisement. Et, pour en finir avec la guerre, des images, datées du 18 octobre, dont l'origine est incertaine, mais qui nous assure-t-on, nous montrent où pourraient se cacher les taliban. Qu'est-ce qui ressort de ce patchwork ? Presque rien qui puisse s'énoncer précisément. Quant au conflit israélo-palestinien, il est expédié en une phrase, avant que commence le récit sur l'accident de Régine Cavagnoud, dont la mort nous vaudra, les 30 et 31 octobre, plus de 10 minutes d' « informations » au début des JT de TF1 : un déluge d'émotion qui rend futiles les informations sur la guerre ?

Telle est la loi du petit écran : le comble de la désinformation, ce sont - mensonges et trucages mis à part - les informations lacunaires agrémentées d'explications fragmentaires, qui épousent l'évidence de la « juste guerre » et... le « rythme de l'actualité » .

Bref, la télévision ne se départit pas du rôle de narrateur et d'illustrateur complaisant.

... Et comme « seule la victoire et belle », depuis la chute de Kaboul, toutes les informations qui contrarient l'enthousiasme de rigueur seront mentionnées (quand elles le seront...), sans faire l'objet de commentaires trop désobligeants : le soutien apporté par le gouvernement américain à la politique d'Ariel Sharon sera classé sous une autre rubrique, les menaces d'interventions dans tous les pays dont ce même gouvernement dresse et modifie la liste à son gré n'impliquera aucun réexamen de la notion de " légitime défense ", les victimes civiles seront à peine mentionnées et les massacres de prisonniers de guerre ne feront l'objet que de quelques questions ...etc. etc...

Essayons d'être juste. Il serait faux d'affirmer que les médias dominants ont épousé la propagande de guerre de la « Sainte Alliance » : ils se sont contentés d'apporter à cette guerre le renfort de leur propre propagande.

Une propagande qui appelle une critique intransigeante et vigilante. Intransigeante, dans la mesure où les machines médiatiques font office d'auxiliaires de la guerre sans fin des grandes puissances, même si nombre de journalistes tentent de se soustraire à cette fonction. Vigilante, dans la mesure où les débats dans lesquels les tenanciers des médias nous concèdent parfois d'intervenir sont médiatiquement orchestrés pour légitimer - démocratiquement - leurs options guerrières.

Henri Maler, 2 décembre 2001.

Paru dans la Revue d'Études Palestiniennes, n° 82, nouvelle série, hiver 2002, pp. 28-33. Et sur le site d'Acrimed

Voir aussi : « La guerre d'Afghanistan de 2001 : Sémantique et rhétorique de la guerre impériale

10.06.2024 à 12:03

Avec Marx, malgré Marx : la question de l'utopie [1998]

Henri Maler

Des utopies congédiées à l'utopie revendiquée.

- Marx, communisme, utopie / , ,
Texte intégral (4891 mots)

Contribution à la Rencontre internationale tenue à Paris du 13 au 16 mai 1998, La Manifeste communiste 150 ans après. Publiée dans Le Manifeste communiste aujourd'hui, Paris, Les éditions de l'Atelier, 1998, p. 245-253, sous le titre « La questions de l'utopie » [1]

* * *

Des utopies démises à l'utopie promise

Une critique inaugurale

Marx, en 1848, ne se borne pas à opposer au spectre du communisme, un manifeste du parti lui-même, il oppose ce manifeste dans son ensemble aux versions doctrinaires du socialisme et du communisme : le passage consacré au « socialisme et communisme critiques et utopiques » ponctue cette critique générale [2]. Pour s'en convaincre il suffit de comparer la version finale du Manifeste aux projets qui précèdent l'intervention de Marx. Cette comparaison fait ressortir deux traits essentiels auxquels peuvent être rapportés toutes les modifications partielles : la fon¬dation historique du communisme et l'évaluation critique des formes utopiques du socialisme.

Ainsi, le Manifeste présente la nécessité, l'actualité, le contenu du communisme comme exclusivement fondés sur le mouvement historique, alors que le premier projet (Le Projet de Profession de foi communiste) - amendé déjà partiellement par sur ce point celui d'Engels (Les Principes du communisme) - présente encore le communisme, à la façon des conceptions doctrinaires et utopiques, comme une doctrine reposant exclusi-vement sur des principes inventés à l'écart de l'histoire. La présentation de Marx est donc, par elle-même, une réfutation des utopies qui, en même temps, fonde et introduit leur compréhension historique et critique exposée dans les quelques pages qui les concernent directement.

Il reste que la présence de ces quelques pages constitue une innova¬tion au regard des versions initiales. Certes, l'instruction des dirigeants de la Ligue prévoyait de définir la « position concernant les partis sociaux et communistes ». Mais les cibles n'étaient pas claire¬ment désignées. Et le projet d'Engels s'en tenait à une dénonciation des socialismes réactionnaires et du socialisme bourgeois. La rédaction par Marx d'une critique des formes critico-utopiques du socialisme (réduite d'ailleurs par rapport au plan dont il nous a laissé le brouillon) n'est pas, par conséquent, une simple adjonction reprise des thèses figurant dans Misère de la Philosophie : elle prolonge une lutte externe à la Ligue des Justes qu'elle parachève en la répétant sur le plan interne.

L'introduction du nouveau passage revêt donc « le sens très pré¬cis d'un acte de politique intérieure », comme le dit Martin Buber avant de souligner avec justesse que, pour Marx, « le concept utopique était la dernière flèche et la plus acérée qu'il décocha dans cette lutte » [3]. Le procédé de Marx prend alors tout son sens : l'évaluation ambivalente des fondateurs sert la dénonciation sans nuances des successeurs. L'éloge des dimensions critiques et des fonctions révolutionnaires « à bien des égards » des théories de Saint-Simon, Owen et Fourier dégage alors d'autant mieux ce qui, dans les utopies, prépare l'inversion de leur sens et leur destin réactionnaire. Sous la continuité apparente des doctrines se joue la discontinuité de leur fonction : c'est pourquoi l'enlisement dans l'utopie doit faire place à son dépassement dont le Manifeste est précisément le manifeste.

Une critique ambivalente

La critique proposée par Marx dans le Manifeste n'est pourtant qu'un moment qui résume l'ensemble de son itinéraire depuis 1843 et qui ne s'achève pas avec ce résumé. Quelles sont les principales figures de cette critique dont certains aspects seulement sont exposés dans le Manifeste ?

Marx pourfend, dans les utopies, des anticipations dogmatiques et des prescriptions doctrinaires qui manquent le mouvement réel de l'histoire, voire qui s'opposent à lui. Cette critique franchit un pas supplémentaire quand Marx pourfend les abstractions qui résultent des anticipations dogmatiques et les substitutions que trahissent les prescriptions doctrinaires : les abstractions de discours et de projets coupés du point de vue de la totalité sans lequel l'émancipation n'est ni pensable, ni réalisable ; les substitutions de l'utopique à l'historique, de l'invention à la révolution, de l'imaginaire au réel. Mais pour dénoncer partialités et substituts, il ne suffit pas d'indiquer qu'ils manquent ou remplacent la totalité et l'histoire : la logique de l'abstraction appelle sa résorption ; la logique de la substitution appelle sa réversion. Marx soutient alors que la résorption des abstractions passe par le point de vue de la totalité qui peut être théoriquement acquis, mais surtout pratiquement conquis : par la dictature du prolétariat [4]. Comme il soutient que la réversion des substitutions est inscrit dans le mouvement réel de l'histoire qui substitue le processus révolutionnaire à l'invention doctrinaire.

Mais, parvenu à ce point, le trajet de la critique marxienne nous entraîne sur un sol de plus en plus mouvant, puisque Marx n'hésite pas à affirmer que c'est l'histoire elle-même qui permet, non seulement de prononcer le dépassement théorique de l'utopie, mais surtout de promettre sa déchéance historique. Cette promesse d'absorption de l'utopie par l'histoire n'est pourtant que le revers d'impensés plus inquiétants encore. En effet, la critique détecte dans l'utopie la logique des substitutions dont elle dépend en fonction de la logique de la révolution qui les défait : au risque de dévaluer le rôle de l'imaginaire et de l'invention collectifs et les fonctions du programme et de la stratégie. De même, et peut-être surtout, la critique s'exerce sur les partialités dogmatiques et chimériques à partir du point de vue de la totalité, mais d'une totalité promise, conjointement, à sa compréhension théorique et à son renversement pratique : au risque de réintroduire, à la faveur de cette conjonction et de cette promesse, une nouvelle utopie : une utopie promise.

Pour tenter de l'établir, on peut partir de deux constats qui introduisent deux questions. Prise en mauvaise part, l'utopie désigne en général des perfections imaginaires, et partant impossible à atteindre et/ ou des prescriptions doctrinaires, qui sont impossibles à accomplir. Or Marx retient le second sens et néglige le premier. N'aurait-il pas, à sa façon, été séduit par des mirages ? Prise en mauvaise part, l'utopie désigne encore des vœux exaucés avant d'avoir été accomplis, parce qu'ils sont consignés dans des systèmes cadenassés ou déposés dans une histoire révélée. Ici Marx retient le premier sens et néglige le second. N'aurait-il pas, à sa façon, cédé à des promesses ? Ce sont ces mirages et ces promesses dont on peut tenter de détecter la présence et de comprendre les effets, mais - évidemment - pour dénouer des équivoques, et non pour enterrer le communisme [5].

Des utopies congédiées à l'utopie revendiquée

Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse de l'utopie que Marx invite à démettre ou de celle que lui-même incite à promettre, l'utopie ne peut être enfermée dans son concept péjoratif. Marx, on le sait, s'efforce de penser l'unité des deux versants de l'utopie sous l'expression de « socialisme et communisme critico-utopiques ». Le second segment du qualificatif invalide l'utopie, le premier valide la critique, pourtant tout aussi ambivalente que l'utopie qu'elle fonde ou accompagne. À sa façon, Marx reconnaît que l'utopie ne peut être définie par ses limites. Que dit-il au fond des formes utopiques du socialisme et du communisme ? Qu'en elles coexistent la poursuite d'impossibilités absolues et la détection d'impossibilités relatives. L'utopie peut se donner des objectifs incompatibles avec les traits invariants de l'humanité ou avec le cours inévitable de son histoire. Elle peut aussi, et parfois en même temps, convoiter ce qui n'est rendu impossible que par l'ordre social existant : un faisceau de possibilités contrariées, mais d'ores et déjà réelles et agissantes ; une gerbe de possibilités disruptives, qui s'opposent à l'ordre établi et en lézardent les assises. C'est donc bien de l'investigation du possible dont il est question dans l'examen de l'utopie et de sa critique.

Et c'est pourquoi la dénonciation de l'utopie, quand elle se concentre sur ses tares, en manque complètement le sens ou l'intention. L'utopie ne peut être emprisonnée dans un genre, sous prétexte qu'elle aurait mauvais genre. C'est une fonction qui franchit en permanence les frontières du genre et ne se laisse pas enfermer dans ses impasses. L'utopie est présente dans le mouvement de son propre dépassement. A la périphérie ou au centre de la tradition marxiste, toute une lignée d'auteurs s'est efforcée de penser ce mouvement. Il faut continuer, sans se dissimuler que le vocable d'utopie, surchargé par des interprétations divergentes et des évaluations contradictoires, ne diffuse pas une lumineuse clarté. Mais l'abandonner, c'est abandonner le combat dont il est l'enjeu. D'ailleurs, la situation n'est pas franchement meilleure, après le désastre stalinien, quand il est question du « communisme »...

Le détour par Marx invite à proposer, très général encore, une sorte de recentrage. Avant que nous ne soyons replongés à nouveau, dans un profond sommeil marxologique, peut-être est-il encore temps d'offrir en pâture aux détenteurs d'orthodoxie et aux détecteurs de contresens, quelques entremets, mais généreusement épicés.

On pourrait alors se risquer à dire ceci : l'utopie - le communisme - n'a de sens que comme pari, comme invention, comme idéal.

Un pari, une invention, un idéal

L'utopie - le communisme - est un pari . C'est un pari, et non un souhait (qui n'engage à rien) ou un destin (qui nous engage malgré nous). L'utopie, mais concrète, n'est ni le supplément d'âme qui permettrait d'assaisonner le réalisme gestionnaire (ou la dotation de sens qui sauverait le monde de l'insignifiance), ni le trajet balisé qui conduirait au but sans qu'il soit nécessaire de le choisir. L'utopie est un pari, parce qu'aucune histoire tutélaire n'en garantit l'accomplissement. Mais c'est un pari nécessaire : un pari nécessaire, et non pas un pari arbitraire. Ce n'est pas un pari arbitraire, livré à un hasard incalculable ou à une liberté impondérable. C'est un pari nécessaire, dans la mesure où sont réunies les conditions qui permettent de le tenir, si ce n'est, à coup sûr, de le gagner. C'est un pari nécessaire, pour peu que l'on admette que les désastres historiques subis au nom du communisme le furent d'abord contre lui. Face à un capitalisme devenu planétaire, il est à la fois rationnel et indispensable de parier sur l'impossible [6].

L'utopie - le communisme - est une invention . C'est une invention, et non pas un but (fixé d'avance) ou un mouvement (livré à lui-même). L'utopie, mais concrète, ne nous attend pas, préformée, au terme d'un voyage que nous serions contraint d'accomplir ; elle ne se confond pas avec un itinéraire qui nous découvrirait, sans que nous ayons à le dessiner, le paysage où nous devrions séjourner. L'utopie est une invention, parce qu'elle ne figure sur aucune carte. Mais c'est une invention collective : une invention collective, et non pas individuelle. Ce n'est pas une invention doctrinaire (abandonné au génie de quelque penseur ou guide individuel), mais une invention démocratique. L'utopie est une invention, parce qu'il n'y pas d'invention d'un avenir démocratique sans invention démocratique de cet avenir.

L'utopie - le communisme - est un idéal . L'utopie, mais concrète, n'est pas un rêve (car le rêve éveillé n'est, à tout prendre, qu'une façon de dormir debout) ou une promesse (car la promesse suppose une histoire tutélaire qui s'en porterait garant). L'utopie est un idéal (car on ne se dirige que vers un idéal), mais un idéal branché sur le réel. Plus exactement, l'utopie ne vaut que par l'idéal qui la soutient et qu'elle vise. Cet idéal n'a pas à subir l'épreuve d'une fondation transcendantale qui, antérieure à l'épreuve de la réalité où il tenterait de s'incarner, se pulvériserait au contact du réel. Cet idéal n'est pas l'ombre portée de la réalité existante, mais sa négation concrète et potentielle. Le communisme est donc, à la fois, le mouvement réel (et actuel) de sa virtualité et l'idéal de son accomplissement. Il est cet idéal parce qu'il est ce mouvement.

C'est encore vague, évidemment. Mais cela vaut-il la peine de préciser, quand le flagrant délit de lèse-Marx serait déjà établi ? Nous connaissons tous cette chansonnette dont il serait inutile d'entonner les couplets, puisqu'il suffit de ressasser le refrain : le communisme ne serait que le mouvement réel qui abolit l'ordre social existant. Et les gardiens d'un marxisme orthopédique se préparent peut-être à réciter la litanie des Marxady - le répertoire de citations qui permettent à chacun de rédiger ses propres psaumes. Marxady l'a dit : « Le communisme n'est pas un idéal ». Et il est vrai que l'utopie n'est pas un idéal auquel la réalité devrait, de gré ou de force, se plier. Pourtant, il existe un idéal communiste. Faudrait-il se borner à le comprendre comme l'expression d'un mouvement réel qui aurait absorbé toute visée éthique ? Marxady l'a dit : « le communisme n'est pas une invention ». Et il est vrai que l'utopie n'est pas une invention que le génie individuel pourrait forger, avant de tenter, avec quelques sectaires, de l'imposer. Pourtant, les aspirations collectives se cristallisent dans des projets et parfois des créations. Faudrait-il les comprendre seulement comme des expériences doctrinaires, comme il arrive que Marx le proclame ? Marxady l'a dit : « le communisme n'est pas un pari ». Et il est vrai que l'utopie n'est pas un pari que l'audace aventurière tenterait pour snober le cours de l'histoire. Mais il n'est ni la dernière avenue de l'histoire, ni le terme obligé d'une pathétique alternative entre lui-même et la barbarie.

On peut se demander alors quels sont cet idéal, cette invention et ce pari - et préciser un peu : cet idéal est libertaire, cette invention est projective, ce pari est stratégique.

Un idéal libertaire, une invention projective, un pari stratégique

L'utopie - le communisme - est un idéal libertaire . Le communisme est un idéal, ou plutôt suppose un idéal et repose sur une éthique. Cette éthique, il ne suffit pas d'en proclamer l'existence, faute de pouvoir en déterminer les fondements ; mais il n'est pas souhaitable d'en rechercher les fondements, s'ils ne doivent fonder aucun contenu. Deux questions permettent peut-être d'ouvrir la voie : à une éthique des fondements formels ne pourrait-on pas opposer une éthique des fondations réelles ? Et à une éthique du bien, une éthique de la liberté ?

Les éthiques du fondement - je pense particulièrement aux fondations contractuelles ou procédurales que nous proposent Rawls ou Habermas - n'échappent au relativisme que parce qu'elles se soustraient à l'histoire : au risque de ne jamais la retrouver. Une éthique des fondations historiques peut échapper aux pièges du relativisme, pour peu qu'elle repose sur une valeur qui permette de relativiser le relativisme. Les éthiques du bien, qu'elles parlent le langage du bonheur ou de la vertu, du devoir ou de la puissance sont des éthiques qui, privées ou publiques, ne peuvent s'ouvrir sur aucune politique morale. Seule le peut une éthique de la liberté, mais pas n'importe qu'elle liberté. Une éthique de la liberté qui n'a pas besoin d'être fondée, précisément parce qu'elle s'enracine. Car elle s'enracine : dans l'oppression qu'il s'agit de combattre ou de conjurer. Elle peut être historiquement située, et cependant universalisable - relative, et cependant universelle.

Mais aussi : formellement définie, et cependant socialement identifiable. Kant lorsqu'il s'efforçait de définir le principe de la liberté pour la constitution d'une communauté, le définissait ainsi : la liberté pour chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu'elle puisse coexister avec la liberté d'autrui. Il semble que l'on ne saurait mieux dire. Mais un tel principe reste suspendu en l'air quand il n'est pas inscrit dans le mouvement réel des sociétés et de l'histoire. Pourtant, de cette formule, on peut dégager ainsi la portée sociale : « le libre développement de chacun comme condition du libre développement de tous ». Ce sera, dans cet entretien, ma principale citation orthodoxe, car le communisme de Marx est tout entier compris dans cette maxime du Manifeste : une maxime où se conjugue un idéal moral et une norme sociale. C'est un idéal, parce que portée par le mouvement historique, cette émancipation individuelle n'est réelle que comme une virtualité. C'est un idéal moral, parce que la liberté ainsi comprise est un idéal universalisable, qui est peut-être le seul qui le soit indiscutablement. Mais surtout, cet idéal se conjugue avec une norme sociale : celui d'une société qui prend la liberté de chacune et de chacun comme mesure de ses progrès - une société qui doit être collectivement et démocratiquement inventée, car elle peut être inventée.

L'utopie - le communisme - est une invention projective. Le communisme est un invention, mais une invention qui procède de virtualités dont elle prépare et devance l'actualisation. La détection du contenu potentiel de l'émancipation, non seulement n'ouvre sur aucune promesse de son accomplissement, mais impose détecter, et le cas échéant d'inventer les formes de cet accomplissement. Pourtant, Marx ne cesse de dénoncer les inventions doctrinaires, proposées par de prétendus génies individuels : les inventeurs de systèmes, qui érigent les particularités de leur invention en programme d'avenir. A l'invention individuelle et doctrinaire, Marx oppose la production historique et révolutionnaire.. Mais dans sa raideur polémique, un tel discours manque un point essentiel : la réversion de la substitution doctrinaire ne suppose pas que l'on s'en remette au cours de l'histoire (quand ce n'est pas au processus naturel de la révolution dont parle - une seule fois, mais une fois de trop - l'ami Engels). Les problèmes que se pose l'humanité ne sont pas indépendants de la possibilité de les résoudre ; mais il n'est pas vrai que les solutions sont intégralement données avec les problèmes : ces solutions doivent être inventées. Ces inventions peuvent ne pas être arbitraires et doctrinaires, pour peu qu'elles restent enracinées dans le champ des possibilités concrètes, utopiquement ouvert par le changement social. Ces inventions sont indispensables. La réflexion sur les modèles peut les favoriser, du moins s'il est vrai que ces modèles peuvent se distinguer des modèles incarnés par d'imaginaires patries du socialisme ou des modèles fabriqués par de zélés techniciens de l'émancipation - les modèles à copier et les modèles à appliquer. Tant que la recherche théorique prend le pas sur toute activité pratique, c'est que les conditions de la transformation qu'elles visent ne sont pas réunies. Mais, on ne peut pas - on ne peut plus - affirmer (comme il arrive à Marx de le faire), que l'absence de réflexion sur l'avenir, au sein du mouvement social lui-même, est un signe de maturité. Tant que cette réflexion fait défaut, c'est que les forces d'émancipation demeurent livrées à un mouvement historique qui reste soustrait à leur emprise. Sans doute est-il périlleux de s'abandonner à l'anticipation doctrinaire des formes de l'avenir. Mais abandonner au développement de l'histoire ou à une phase ultérieure de la science la découverte des formes adéquates au contenu de l'émancipation, c'est pratiquement prendre le risque de voir ces formes dénaturer le contenu. C'est un moindre bilan que l'on peut tirer du stalinisme...

L'utopie est une pari stratégique . A quoi reconnaît-on l'utopie abstraite ou doctrinaire, lorsqu'on ne se borne pas à la définir par le genre littéraire ou philosophique qui la contiendrait tout entière ? Simplement à ce qu'elle exclut tout possibilité d'ajuster au but qu'elle vise les moyens de l'atteindre. Onirique ou héroïque, rêveuse ou ardente, repliée sur elle-même ou déployée dans l'action, l'utopie chimérique exclut tout projet stratégique. C'est à Marx surtout que l'on doit d'avoir tracé les contours, mais souvent effacés par la promesse, d'une utopie stratégique. Parier stratégiquement sur l'utopie, c'est parier sur une action collective qui s'empare des potentialités inscrites au cœur du mouvement réel des sociétés humaines, mais qui, contrariées, forment l'envers ou le revers au revers de leur morne ou sinistre reproduction. C'est parier sur une action collective qui s'empare des possibilités disruptives qui minent sourdement l'ordre établi, et dont les charges explosives doivent être allumées. C'est parier sur les rébellions, parfois infimes, toujours plurielles, jamais ultimes : parce qu'elles ne prennent pas immédiatement leur sens en fonction d'un assaut massif qui forme pourtant l'horizon de leur efficacité ; parce qu'elles ne s'ordonnent pas spontanément autour d'une contradiction centrale qui fournit parfois le principe de leur intelligibilité ; parce qu'elles ne prennent pas leur sens en fonction d'une négation finale et fatale, bien qu'elles aspirent à être fatales à la domination.

Quant à ceux qui objectent d'avance que l'utopie n'offre à l'action politique qu'un pari stérile, un idéal superflu, une invention improbable, il faut répondre que ce pari est efficace, que cet idéal est indispensable, que cette invention est possible

Un pari efficace ? Un idéal indispensable ? Une invention possible ?

Un pari efficace ? Le pari sur l'utopie, quand il est rationnel et qu'elle est concrète, ne nous renvoie pas aux lendemains qui chantent. Il dicte une action concrète qui n'est ni passivement suspendue à l'attente du grand soir, ni mécaniquement subordonnée à la perspective de la révolution. Ce pari conditionne des refus irréductibles. Mais ces refus ne sont pas de simples témoignages : ils inscrivent leurs effets dans la réalité. Ils ébranlent les formes de pensée qui, parce qu'elles cimentent la domination, font partie de sa réalité. Ils inscrivent la puissance des résistances et des luttes dans le corps de la moindre réforme partielle, quand ils ne préparent pas des réformes radicales. Ils sont réalistes, parce qu'ils ne laissent aucun répit aux gestionnaires du réel. Ils produisent des effets stratégiques sur lesquels peuvent embrayer des projets stratégiques. L'utopie rebelle, non seulement répond aux urgences du présent, mais donne leurs chances à des virtualités d'avenir.

Un idéal indispensable ? De quelque façon que l'on tourne et retourne les valeurs en présences et les éthiques qui prétendent les refonder, quels que soient les chevauchements, les brouillages ou les emprunts, une fracture morale, sociale, politique court sous la surface des grands débats insignifiants et des petits affrontements barbares. Elle dessine encore et pour longtemps, une ligne de partage entre deux conception éthiques et politiques de la démocratie : celle qui vit repliée dans son cantonnement libéral et celle qui tente de se déployer vers un horizon libertaire. Et cette ligne de partage distribue les partisans en deux camps qui admettent bien des transfuges : d'un côté ceux qui, par goût du laisser-faire ou du prêt-à-penser, s'émerveillent (ou se résignent) à l'idée de vivre dans un monde où l'affairement désordonné de quelques-uns serait, au mieux, la condition du développement mutilé de tous les autres ; et, d'un autre côté, ceux qui traquent la virtualité utopique d'une liberté de tous qui tendrait à coïncider avec la liberté de chacun. Convoiter l'impossible, c'est convoiter cette liberté.

Une invention possible ? L'invention démocratique d'un avenir utopique est-elle possible, sans retomber dans les ornières doctrinaires ? Les formes d'un avenir utopiques peuvent-elles être esquissées et les dispositifs de sa conquête peuvent-ils être créés ? Peut-on reformuler, en des termes nouveaux, les questions lancinantes du programme et du parti, sans succomber au mirage d'un avenir tracé d'avance et sans tomber dans le piège d'une avant-garde nimbée par cet avenir ? Questions bonnes à ressasser avant de risquer des réponses...

Henri Maler

NB. Cette intervention est, pour une part, un exercice d'auto-plagiat de passages d'autres articles.


[1] Sous-titres modifiés pour cette publication

[2] Cette contribution - qu'on veuille bien m'en excuser - se borne à reprendre (parfois littéralement) et à résumer (souvent schématiquement) une partie de mes contributions antérieures.

[3] Martin Buber, Utopie et socialisme, Aubier Montaigne, 1977, p. 17. « La dernière flèche » : il est vrai - on ne l'a sans doute pas assez souligné - que Marx ne qualifie pas d' « utopiques » les formes initiales du socialisme et du communisme avant 1847, dans Misère de la Philosophie.

[4] Dans le Manifeste : « la domination politique du prolétariat ».

[5] Cet examen critique ne peut être proposé dans les limites de ces quelques pages. Il n'en est pas moins indispensable. À titre d'indices, on peut relever, dans le Manifeste, deux thèmes qui courent en filigrane de toute l'argumentation et la soutiennent : le contenu du communisme semble encore inscrit dans l'être même du prolétariat (sans propriété, sans famille, sans patrie) ; la nécessité du communisme est fondée sur une compréhension historique qui en justifie non seulement la nécessaire possibilité, mais aussi la nécessaire effectivité.

[6] Pour reprendre l'expression de René Shérer : Pari sur l'impossible, Presses universitaires de Vincennes, 1989.

10.06.2024 à 10:23

La critique des médias et ses enjeux démocratiques

Henri Maler

Informer, contester, proposer

- Sur les médias /
Texte intégral (3882 mots)

La contribution publiée ci-dessous est une version légèrement remaniée d'une intervention au 14e Colloque Le Monde diplomatique- Carrefours de la pensée, 5-7 mars 2004, publiée dans Médias, mensonge et démocratie [1]. Elle porte les marques d'une simple transcription écrite

* * *

Quel est le rôle de la liberté de la presse et du pluralisme dans la démocratie ? Quel est le pouvoir des médias ou, plus précisément, quels pouvoirs exercent-ils dans l'espace public ? Il y a là autant de questions qui peuvent être abordées indirectement en posant cette autre question : quels sont les enjeux démocratiques de la critique des médias ?

C'est pourtant une question que refusent de poser la plupart des responsables éditoriaux (et leurs compagnons de route qui se piquent de philosophie ou de sociologie), puisque, à leurs yeux, toute critique qui ne vient pas d'eux ou qui n'a pas reçu leur aval constituerait un danger considérable pour la démocratie. Or, c'est précisément cette espèce de chantage qu'ils tentent d'exercer sur toute critique indépendante qui constitue le véritable péril pour la démocratie.

Quels sont donc les enjeux de la critique des médias telle qu'elle est pratiquée par une association comme Acrimed ou par les associations de journalistes et de professionnels des médias qui ne se contentent pas de défendre (contrairement à ce que l'on croit) les intérêts purement catégoriels de la profession ? On peut en dégager trois qui sont : informer, contester et proposer.

Informer

Critiquer les médias c'est d'abord exercer ce droit démocratique s'il en est : le droit d'informer sans contraintes ni censures. En l'espèce, il s'agit d'informer sur l'information. Or les capitaineries commerciales des médias ont la haute main sur les conditions de travail dans les entreprises de presse dont dépendent pour une large part le contenu et la qualité de l'information produite et sont engagés dans les stratégies des groupes de presse dans un concert fortement empreint de libéralisme galopant. Avec les chefferies éditoriales, elles détiennent finalement un quasi-monopole de l'information sur l'information : sur son contenu et sur les conditions de sa production. C'est ce monopole qu'il s'agit de briser.

Plus généralement, les journalistes prétendent enquêter sur tous les milieux sociaux, par exemple sur les enseignants et leur « malaise » (puisqu'il parait qu'un enseignant qui revendique, c'est un enseignant qui éprouve un « malaise »). Alors, de quel droit refuseraient-ils que l'on enquête sur les métiers et les pratiques du journalisme ? Ou plutôt pourquoi se réserveraient-ils non seulement le monopole de l'enquête mais aussi celui de décréter quelles sont les enquêtes légitimes et celles qui ne le sont pas ? On retrouve là un problème classique qui a été posé depuis très longtemps par la philosophie politique : qui gardera les gardiens ou qui jugera les juges ? Le droit d'informer et d'être informé est le fondement d'une liberté de la presse qui est l'un des garants fondamentaux du droit à l'information. Mais il n'existe aucune raison pour que le droit d'informer soit le monopole d'une profession particulière et, au sein de cette profession, de ceux qui sont situés au sommet de sa hiérarchie, surtout lorsque, exception faite des syndicats de journalistes, les porte-voix de cette profession refusent d'informer sur elle ou n'acceptent de le faire qu'à leurs propres conditions, c'est-à-dire, le plus souvent, a minima.

Le premier enjeu démocratique de la critique des médias consiste donc à briser le quasi-monopole de l'information qui s'exerce sur les conditions de production de l'information, avec pour objectif de rendre accessibles au plus grand nombre des outils pour comprendre (et non pas simplement pour dénoncer) et des moyens d'expression spécifiques et indépendants. Quoi de plus démocratique que de rendre accessibles les travaux des chercheurs en les faisant sortir des enceintes académiques ou des cercles professionnels et d'élargir les possibilités d'expression publique des citoyens au-delà des « courriers des lecteurs », très contrôlés par les rédactions ?

Mais analyser et comprendre ne signifie pas accepter la réalité telle qu'elle est. C'est en fait la condition indispensable à une contestation rationnelle, qui est elle-même le préalable à un changement démocratiquement choisi.

Contester

Pourquoi faudrait-il entériner les tendances les plus lourdes qui pèsent sur les conditions de production de l'information, et cela d'autant plus que ces tendances ne pèsent pas uniformément et doivent composer avec l'existence de résistances et de contre tendances ? Ces tendances qui ne sont, en effet, ni inoffensives (comme voudraient le faire croire les docteurs en déontologie impuissante) ni naturelles (et c'est en cela qu'elles peuvent être remises en cause) participent à la mutilation de la démocratie. Trois processus majeurs peuvent être, à cet égard, relevés.

1. Des médias de plus en plus concentrés et financiarisés. Ces deux processus vont de pair. Le processus de « financiarisation » est décisif. Il implique que les entreprises médiatiques concentrées ne visent plus seulement à être rentables (ce qu'elles sont difficilement dans la presse écrite), mais profitables comme dans n'importe quel autre secteur économique. L'objectif n'est pas seulement de dégager des marges bénéficiaires qui leur permettent de payer leurs salariés et d'investir pour accroître leur capacité d'informer, mais de dégager des taux de profit équivalents à ceux qu'ils pourraient espérer dans l'automobile, la construction ou les ventes d'armes, afin d'augmenter les dividendes de leurs actionnaires. Les premiers clients de ces médias concentrés et financiarisés ne sont pas réellement les « consommateurs », mais les actionnaires et les publicitaires. Les conséquences sont considérables à la fois sur la nature de l'information produite, sur les conditions de sa production, sur les métiers de l'information. Ces tendances pèsent, indirectement, sur les médias qui ne leur sont pas directement assujettis. Elles pèsent, par exemple, sur le secteur public de la télévision par exemple dès lors qu'il se bat sur le même terrain et avec les mêmes armes financières que celles du secteur privé, la redevance ne suffisant pas à couvrir ses besoins. Elles pèsent également sur la presse écrite : non seulement sur la presse magazine mais également sur la presse généraliste qui, à défaut d'être profitable et même souvent rentable, tente de sauver ce qui peut l'être, en se soumettant à des groupes financiers ou en s'efforçant d'échapper à leur emprise par des moyens similaires, comme le montre l'exemple du Monde.

2. Un pluralisme de plus en plus anémié et mercantile. Personne ne songe à nier l'existence du pluralisme de la presse. Encore faut-il souligner que la pluralité des médias n'est pas, par elle-même, une garantie de leur diversité culturelle, sociale et politique et que cette pluralité et cette diversité ne sauraient être simplement soumises aux lois du marché. D'abord, non seulement la pluralité des journaux généralistes n'a cessé de se réduire, au point qu'il existe des situations de monopole ou de quasi-monopole dans la presse régionale, mais les effets potentiels de la pluralité des supports (écrits, audiovisuels, électroniques) sont neutralisés par l'existence de groupes multimédias. Ensuite, le déclin de la presse de parti a laissé le champ libre à une presse de parti pris qui ne dit pas son nom, et plus généralement à des médias d'opinion qui, sous couvert de consensus, ne laissent le choix qu'entre deux variantes du libéralisme économique : le libéralisme outrancier et le libéralisme discret. Enfin, la polarisation traditionnelle entre une presse réputée « sérieuse » et une presse ouvertement « commerciale » ne cesse de se réduire. Certes, Le Monde n'est pas Voici ! Mais, à lire certaines pages magazines des quotidiens ou de certains hebdomadaires, force est de constater que le « people » pour « cadres actifs » - comme disent les publicitaires – n'a rien à envier, si l'on se garde de tout mépris élitaire, au « people » … pour le peuple. Faut-il se résigner, comme le font ceux à qui le marché tient lieu de cerveau, à confier le pluralisme à la segmentation des marchés et à confondre la diversité des citoyens avec celle des consommateurs ? Et faut-il accepter que les journalistes subissent de plein fouet les conséquences des formes néolibérales du salariat ?

3. Un journalisme dépendant et fragilisé. Une des grandes conquêtes du journalisme pendant l'entre-deux-guerres, qui s'est prolongée ultérieurement pour gagner, après bien des vicissitudes, la télévision, a été la professionnalisation du métier de journaliste qui lui permettait d'être plus ou moins indépendant du pouvoir politique. Or ce journalisme-là, s'il existe toujours, est compromis par le développement d'un journalisme formaté, concurrencé, précarisé. Ce serait une erreur de penser que, du moins dans les périodes de faible conflictualité sociale et politique, c'est l'intervention directe des propriétaires qui met en péril l'indépendance des journalistes. En revanche, lesdits propriétaires recrutent des chefferies éditoriales qui partagent leurs objectifs et leurs valeurs, sans qu'il leur soit nécessaire d'intervenir quotidiennement. Mais surtout, les principales Ecoles de journalisme – entendons ici celles qui alimentent les sommets de la profession – préparent à un journalisme qui intègre comme autant de compétences strictement professionnelles les exigences des entreprises médiatiques les plus mercantiles.

Par ailleurs, s'il est vrai que les journalistes n'ont jamais été les seuls producteurs de l'information qu'ils transmettent (et il est bon que d'autres acteurs, notamment grâce à Internet aujourd'hui, contribuent à la production d'une information différente), la place prise par ces associés rivaux que sont les attachés de presse et les chargés de communication tend à devenir particulièrement inquiétante. Non seulement le nombre de ces derniers excède celui des journalistes, mais surtout ces professionnels de la communication dont nombre d'entre eux ont été formés dans des écoles de journalisme ou des départements d'info-com ont en fait les mêmes compétences que les journalistes professionnels. Dans ces conditions, les institutions publiques ou privées qui les emploient sont bien armées en matière d'information et souvent beaucoup plus performantes que les entreprises médiatiques, y compris de la presse écrite dont la fragilité économique et financière est bien connue.

Enfin, et allant dans le même sens, le journalisme tend à être, comme nombre d'autres professions, une profession précarisée. Le taux de journalistes précaires, sans compter ceux qui ne sont pas officiellement recensés, représente aujourd'hui près de 20% de la profession encartée. On en imagine assez les conséquences, non seulement sur les conditions d'existence des journalistes ainsi précarisés, mais aussi sur le traitement de l'information. Parce qu'ils doivent bien vivre, ces journalistes, de gré ou de force (qu'ils devancent les « commandes » ou qu'ils se bornent à les exécuter) sont préposés à la production d'une information au rabais et préformatée que nombre de journalistes professionnels se refusent (encore…) à accepter. Mais l'existence d'une armée de réserve de précaires exerce une pression en interne très forte puisque, bon gré, mal gré, ils doivent faire ce que d'autres peuvent refuser. Il faut abandonner l'image idéalisée des entreprises médiatiques qui s'était constituée à la Libération : ces entreprises sont devenues désormais des entreprises comme les autres et même, parfois, pires que les autres dans la mesure où elles bénéficient de la confidentialité des sources et du monopole de l'information sur l'information. Bien que nombre de journalistes souhaiteraient que nous puissions diffuser les informations dont nous disposons sur leurs conditions de travail, sur le chantage à l'emploi, sur le harcèlement moral constant exercé notamment dans la presse magazine, il ne nous est pas possible de le faire sans les mettre en péril. Lorsque des journalistes sont ainsi soumis à un chantage permanent à l'emploi de la part de leur hiérarchie, comment s'étonner de la « qualité » de l'information qu'ils produisent ?

Médias mercantiles, pluralisme anémié, journalisme dépendant : ce sont ces tendances qui sont, implicitement, mises en cause quand l'on constate la perte de crédibilité des médias dominants. Au risque d'abuser de ce terme – qu'on utilisera cependant par facilité -, on parle même de « crise ». Une triple crise de crédibilité puisqu'elle porte, avec de fortes variations dans chaque domaine, sur les médias eux-mêmes, sur les journalistes et sur l'information proprement dite. D'abord, si l'on en croit les sondages (mais il ne faut pas trop les croire…), il y aurait une perte de la crédibilité des médias, variable selon qu'il s'agit de la télévision, de la radio, des journaux ou d'internet. Il y a crise également dans la crédibilité accordée aux journalistes. De façon indirecte et confuse, les citoyens, qui sont loin d'être des sots (et pourquoi le seraient-ils quand ils critiquent les médias et souverainement intelligents quand ils votent) sentent bien que cette profession ne travaille pas dans des conditions souhaitables. La critique des médias a notamment pour but d'éclairer sans démagogie cette critique diffuse, avec le plus de lucidité possible et le maximum d'informations précises. Enfin, c'est la crédibilité de l'information qui est elle-même contestée. Sur ce point, disons que plutôt que déplorer l'ingratitude des citoyens, il est plus positif de s'appuyer sur les exigences démocratiques dont témoigne le désir d'être mieux informé et informé différemment.

Contester certaines tendances en raison de leurs effets, c'est logiquement – troisième enjeu démocratique de la critique des médias – proposer de les contrecarrer et de les inverser.

Proposer

Des objectifs de transformation des médias existent. Mais à défaut de pouvoir ici les développer, au moins peut-on tenter de dire pourquoi il est urgent de les reformuler. Avec ce diagnostic de départ : si l'information pluraliste, diversifiée, exigeante est menacée d'abord par la censure politique ouverte, elle l'est aussi, et peut-être plus désormais, par les formes moins visibles de la censure économique et même par la conjonction du contrôle politique et de la sanction économique. Le libéralisme, du moins dans les pays démocratiques, n'a pas besoin d'un contrôle direct sur les médias tout simplement parce que les acteurs de la mondialisation et du libéralisme, comme le sont la plupart des entreprises de presse, sont structurellement ajustés à l'ordre social que défendent ouvertement les gouvernements de droite et, plus discrètement, certains gouvernements de gauche. Pourtant ce double assujettissement à l'arbitraire politique et au laisser-faire économique, qu'il s'exerce simultanément ou en alternance, n'est pas une fatalité. La question des médias est une question politique. Elle relève de choix politiques. Elle suppose la formulation et la mise œuvre de propositions alternatives. La droite libérale n'a au fond pas besoin de programme puisque il s'agit pour elle d'accompagner, de précéder et de favoriser le libre jeu du marché en plaçant, par-ci par-là, quelques petits verrous protecteurs de temps à autre.

Depuis plus de trente ans, il n'existe plus aucun programme global concernant les médias : aucun projet de transformation radicale de l'espace médiatique. Le dernier date de 1972 et fut inclus dans le Programme commun de gouvernement de la gauche. Ce n'est pas nécessairement souscrire à la totalité de son contenu que de le rappeler car, depuis lors, rien ou presque : sinon des reculades, des démissions ou des mesures d'accompagnement des tendances lourdes. Des propositions alternatives existent donc. Ce n'est pas le lieu ici de les détailler ou de les discuter. Disons seulement ici que le principal enjeu démocratique de la critique des médias est de replacer au centre du débat public les questions de l'information, du divertissement et de la culture. Et particulièrement de l'information (seule évoquée ici), pour qu'elle soit traitée comme elle le mérite à savoir comme un bien commun, un bien démocratique essentiel.

Une critique « radicale »

Faire la critique des médias pour informer, pour contester, pour proposer : cette triple critique, dont, clin d'œil à Marx, nous disons qu'elle se veut « radicale » parce qu'elle s'efforce de « prendre les choses à la racine » inquiète, dérange et indispose de plusieurs côtés. Elle suscite des accès d'inquiétude, de colère, de rage même, du côté d'un certain nombre de dirigeants des médias dominants. À leurs yeux, notre critique est disqualifiée parce qu'elle serait « idéologique » : comprendre qu'elle ne se borne pas à entériner ce qu'ils racontent en toute « objectivité ». Mais surtout notre critique serait selon eux un danger pour la démocratie parce qu'elle n'est pas une critique interne et bienséante. Passons sur le ridicule d'une telle accusation : en quoi, en effet, Acrimed, une association qui n'a d'autres ressources que les cotisations d'adhérents bénévoles, ne dispose que de moyens de diffusion sans commune mesure avec ceux des médias dominants et s'efforce ainsi, jour après jour de faire une analyse critique du flot médiatique qui inonde en permanence les citoyens peut-elle menacer la démocratie ?

Aussi indispensable soit-elle la critique interne des métiers du journalisme (quand elle n'est pas confisquée par les chefferies éditoriales), reste très insuffisante. Non seulement le syndicalisme n'est pas mieux loti dans nombre d'entreprises de presse que dans la plupart des entreprises des autres secteurs économiques, mais les sociétés de rédacteurs, quand elles existent, ce qui est une exception, sont en train de perdre une grande partie de leur pouvoir. Et, de façon générale, quoique variable selon les médias concernés, ce ne sont pas les journalistes eux-mêmes qui détiennent le pouvoir, ce sont les plus hauts responsables des rédactions quand ce ne sont pas les services commerciaux. Mais cette critique interne, indispensable, peut par contre n'être que confortée par une critique externe, plurielle et indépendante. Quand on entend des patrons de presse dire – littéralement - que la critique des médias leur promettrait le Goulag, on est tenté de leur opposer les petites prisons qu'ils façonnent à l'intérieur de leurs entreprises pour leurs propres employés. Quand des journalistes de renom, aussi différents que Daniel Schneidermann et Alain Hertoghe, sont légalement licenciés pour avoir osé critiquer l'organe de presse dans lequel ils travaillaient, on imagine sans peine ce qui pourrait arriver à un jeune journaliste précaire, sortant d'une école de journalisme, qui essaie d'obtenir un deuxième CDD, voire un troisième ou un quatrième avant d'espérer un emploi stable, s'il osait, même en interne, élever la voix – publiquement n'en parlons pas - pour contester tel ou tel aspect de la pratique journalistique. C'est donc bien une critique externe des médias, d'autant plus démocratique qu'elle n'entend se doter, elle, d'aucun pouvoir de coercition à l'égard des journalistes, qu'il faut développer.

Bien que cette critique, on l'aura compris, ne soit pas dirigée contre les journalistes, elle rencontre de fortes résistances du côté des journalistes eux-mêmes, certains s'offusquant que l'on désigne nommément, dans notre critique, les médias et surtout les représentants de cette « élite » du journalisme qui prétend parler pour toute la profession. Si nous le faisons, c'est parce que ces représentants sont les porteurs de rapports de pouvoir et de rapports capitalistes. Nous n'attaquons pas les personnes mais ce qu'ils incarnent. Autrement dit, ce qui est en question ce sont des formes de « corruption structurelle », si l'on peut oser avec Pierre Bourdieu cette alliance de termes apparemment contradictoires. Cette critique, précise et informée, est l'exact opposé de la dénonciation du « tous pourris ».

Faut-il renoncer à cette critique parce que des journalistes se sentent collectivement et personnellement mis en cause quand on prend à partie sans ménagement certains d'entre eux en visant, à travers eux, des structures et des pratiques que nous contestons ? Les journalistes doivent-ils bénéficier d'un statut d'exception et échapper à toute critique publique parce que cela les dérange ? Faudrait-il renoncer à toute critique de l'école sous prétexte que des enseignants se sentiraient atteints dans leur dignité parce qu'on met en évidence que l'école contribue à reproduire les inégalités sociales ou, pour le moins, ne favorise pas suffisamment la résorption de ces inégalités ? Il en va de même pour les journalistes : pourquoi devraient-ils se sentir collectivement atteints dans leur dignité quand on essaie de souligner quels mécanismes anonymes, et en partie inconscients, déterminent leurs conditions de travail et les effets qui en résultent, quitte à nommer ceux qui s'y soumettent plus ou moins aveuglément ?

Enfin, la critique des médias met mal à l'aise, force est de le constater, certains contestataires qui, se considèrent comme « progressistes » ou se réclament de « la gauche » ou du « mouvement altermondialiste ». Surestimant la puissance des médias, et jugeant de ce fait indispensable d'être médiatisés, ils contribuent eux-mêmes à donner aux médias un formidable pouvoir en taisant leurs critiques sur le système médiatique, comme si leur complaisance était le prix à payer pour garantir leur présence dans les médias.

Et pourtant, c'est parce que les mutilations de l'espace médiatique contribuent à mutiler toute vie démocratique que la critique des médias est une composante indispensable du débat public. Elle nous concerne tous, simplement parce que la démocratie, c'est l'affaire de tous.

Henri Maler


[1] Médias, mensonge et démocratie, Presses Universitaires de Rennes, février 2005, pp.173-180. Intervention publiée également dans La destruction de la culture - Stratégies du décervelage en France (1995-2006), éditions Delga. Et sur le site d'Acrimed (avec des notes complémentaires)

08.06.2024 à 16:16

Mouvement de 1995 : « Intellectuels citoyens : la solidarité en actes »

Henri Maler

Entretien accordé à L'Humanité le 9 décembre 1995, trois jours après la publication de l'appel de soutien aux grévistes du mouvement de novembre et décembre 1995

- Interventions, altercations / , ,
Texte intégral (1221 mots)

Entretien accordé à L'Humanité le 9 décembre 1995, trois jours après la publication de l'appel de soutien aux grévistes du mouvement de novembre et décembre 1995

* * *

Henri Maler, professeur de philosophie, est l'un des initiateurs [1] de l'appel de soutien aux grévistes, dont « l'Humanité » a publié le texte dans son édition du 6 décembre. [Appel reproduit à la fin de cet entretien]

Où en est la pétition qu'avec d'autres vous avez lancée ?.

Henri Maler. Le nombre de signataires ne cesse de croître. L'appel a gagné assez largement la province. Même si les conditions de centralisation ne sont pas excellentes, nous avons dépassé les cinq cents signatures. Ce sont des intellectuels, au sens large du terme, des artistes, des universitaires, beaucoup de jeunes chercheurs, et aussi des médecins, des avocats. Nous avons eu le souci de ne pas faire figurer en tant que tels des responsables politiques, bien qu'un grand nombre nous aient fait savoir qu'ils auraient volontiers signé. Aujourd'hui, beaucoup de signataires s'emparent de ce texte pour le faire vivre dans le mouvement social à travers de nombreuses initiatives de réflexion et de communication aux différents secteurs du mouvement gréviste. Nous pensons que l'appel appartient à ceux qui l'ont signé et non pas à ses seuls initiateurs. Nous sommes informés du fait qu'on fait état dans le mouvement syndical de notre initiative comme d'un élément mobilisateur. Juste retour des choses lorsqu'on se souvient qu'un certain nombre d'intellectuels avaient cru nécessaire de conseiller les puissants sur ce qu'étaient les réformes les mieux adaptées au peuple sans même consulter ce dernier.

Où en est, à votre avis, aujourd'hui, le mouvement que votre appel soutient ?

Il me semble qu'il arrive à un tournant. Lui fait défaut, à l'évidence, une perspective politique qui ne saurait s'improviser puisqu'elle n'existait pas auparavant. De son côté, le gouvernement n'ouvre aucune issue. Il n'envisage pas d'abandonner ses plans qui sont à l'origine du mouvement gréviste, ni même d'ouvrir au plus haut niveau des négociations significatives. Je suis par ailleurs frappé par la position de ce pouvoir qui propose le dialogue sur des réformes qu'il considère lui-même comme in-négociables. Toutes les décisions gouvernementales sont prises par avance, comme le montre l'actuel vote des ordonnances à l'Assemblée nationale. Dans le même temps, la télévision de service public n'hésite pas à utiliser des moyens qu'on croyait révolus, pour priver non seulement les syndicats mais les grévistes de la parole qu'on affecte de leur donner. Cette attitude ne peut que contribuer à radicaliser le mouvement et à accroître la lucidité de ceux qui le mènent. Enfin, il est appréciable que des intellectuels, dont on prétendait qu'ils se contraignaient ou qu'ils étaient réduits au silence, s'efforcent d'amplifier leur solidarité en mettant leur activité au service du mouvement social.

Quelles nouvelles initiatives comptez-vous prendre ?

Chacun parle dans le cadre d'une signature qu'il a donnée en son nom propre. Mais toute initiative, dès lors qu'elle se situe dans un contexte de solidarité avec les grévistes, est bonne à prendre. La question se pose de manifester de façon un peu plus centrale cette solidarité. Cela sera mis en discussion, samedi, à Paris, au cours d'une assemblée générale. Il s'agit de faire en sorte que ceux dont la voix est étouffée trouvent à travers l'activité des intellectuels le moyen de s'exprimer. Sans pour autant que ceux-ci parlent à leur place.

* * *

Voir aussi, ici même, une tribune de 1996 : Mouvement social de 1995 : « Pourquoi tant de hargne ? » - Réponse à Claude Lefort. Et, 20 ans plus tard : « Hiver 1995 : l'affrontement politique s'étend aux intellectuels », deux entretiens de décembre 2015.

* * *

Appel de solidarité avec les grévistes

« Face à l'offensive déclenchée par le gouvernement, nous estimons qu'il est de notre responsabilité d'affirmer publiquement notre pleine solidarité avec celles et ceux qui, depuis plusieurs semaines, sont entrés en lutte ou s'apprêtent à le faire. Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n'a rien d'une défense des intérêts particuliers et moins encore des privilèges mais qui est, en fait, une défense des acquis les plus universels de la République. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l'égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés, travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et français. C'est le service public, garant d'une égalité et d'une solidarité aujourd'hui malmenées par la quête de la rentabilité à court terme, que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité sociale et des retraites. C'est l'école publique, ouverte à tous, à tous les niveaux, et garante de solidarité et d'une réelle égalité des droits au savoir et à l'emploi que défendent les étudiants en réclamant des postes et des crédits. C'est l'égalité politique et sociale des femmes que défendent celles et ceux qui descendent dans la rue contre les atteintes aux droits des femmes. Tous posent la question de savoir dans quelle société nous voulons vivre. Tous posent également la question de l'Europe : doit-elle être l'Europe libérale que l'on nous impose ou l'Europe citoyenne, sociale et écologique que nous voulons ? Le mouvement actuel n'est une crise que pour la politique gouvernementale. Pour la masse des citoyens, il ouvre la possibilité d'un départ vers plus de démocratie, plus d'égalité, plus de solidarité et vers une application effective du préambule de la Constitution de 1946, repris par celle de 1958. Nous appelons tous nos concitoyens à s'associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur l'avenir de notre société qu'il engage ; nous les appelons à soutenir les grévistes matériellement et financièrement. »


[1] Yves Benot, Michel Riot-Sarcey, Denis Berger, Catherine Lévy, Sophie Walhnish, Yves Sintomer, Maguy Bacqué, Henri Maler, Maya Surduts, Jacques et Danièle Kergoat. [Précisions de 2024. Le texte de l'appel ainsi signé était le produit de deux textes, l'un de Michel Riot-Sarcey, Denis Berger et Henri Maler, l'autre d'Yve Benot et Catherine Lé.vy. Cette dernière l'a soumis à Pierre Bourdieu qui l'a modifié pour lui donner sa forme finale.]

08.06.2024 à 16:14

Démagogie contre pédagogie [1994]

Henri Maler

À propos d'une opération impulsée par François Bayrou alors ministre de l'Éducation Nationale

- Interventions, altercations
Texte intégral (1015 mots)

À propos d'une opération impulsée par François Bayrou alors ministre de l'Éducation Nationale et sponsorisée par les assurances AXA : une lettre ouverte a été publiée dans l'hebdomadaire Rouge, n°15778, 24 février 1994.

* * *

C'est en professeur soucieux de remplir sa fonction le moins mal possible que j'ai accepté de contribuer à la préparation d'une rencontre entre les élèves de la classe de terminale où j'enseigne la philosophie et l'un de « mes » anciens élèves, M.C. Solaar, dont la personnalité est des plus attachantes et la créativité indiscutable. Laisser circuler un peu d'air frais à l'intérieur des établissements publics n'a jamais fait de mal à personne. Mais c'est en bon petit soldat de l'Education Nationale, que je me suis prêté, ce faisant, à une opération démagogique, sans grand danger il est vrai, mais symptomatique de la conception que M. Bayrou se fait de « l'Ecole de France ». Tant vaut l'objectif, tant vaut la méthode.

L'objectif ? « Transmettre aux lycéens inquiets pour leur avenir des repères et des valeurs d'exemples à travers les témoignages de personnalités qui illustrent concrètement la possibilité d'atteindre un objectif malgré les obstacles à franchir. Montrer à travers leur parcours que tout est possible, rien n'est joué d'avance. »

Voilà pourquoi quinze personnalités vont à la rencontre des élèves d'une classe de terminale de leur lycée d'origine. Quant aux autres élèves, patience : AXA veille sur tous. Eux aussi bénéficieront de cette pédagogie par l'exemple où des Saints, mais laïcs (dont la valeur n'est pas en cause ici) ont pour charge de leur indiquer le chemin des Cieux, mais réduits à cette modeste gargote : Un objectif...Gardons-nous de préciser lequel : l'ANPE s'en chargera. Gardons-nous de préciser comment : les statistiques de l'échec scolaire, des handicaps sociaux, des parcours brisés sont soigneusement gardées à l'abri des regards candides. De cette façon, il sera aisé de montrer que « cent pour cent des gagnants ont joué ». Opération de magie sociale qui permet au pouvoir politique de se défausser de ses responsabilités en matière d'Education et de se déguiser en narrateur de contes de fée : les bergères finissent toujours par trouver leurs princes.

Reste la méthode. L'ensemble de l'opération est « sponsorisée » par les Assurances AXA, et deux journaux : Phosphore et Le Point. Qu'on se rassure : il s'agit d'un pur mécénat. Ils n'ont aucun intérêt particulier à défendre ! Leurs motivations pédagogiques sont purement laïques ! M.Bayrou en discutait sans doute à la tribune qu'il partageait, à l'occasion d'une Conférence de Presse commune, avec le P.D.G d'AXA...universellement connu pour ses responsabilités éducatives. Peut-être même est-il intervenu comme « consultant » quand il fut question d'abroger la loi Falloux. En tout cas, le partenariat n'est pas vain : des rencontres entre personnalités et lycéens doivent naître un dossier spécial et exclusif du Point et un livre diffusé gratuitement à près d'1 million d'exemplaires à tous les élèves et professeurs de terminale. Pas de mécénat sans mise en spectacle. Il est vrai qu'une information objective, permettant d'évaluer des chances et des obstacles réels, est d'une lecture rébarbative, même si sa diffusion est gratuite. On aurait même besoin des enseignants et des conseillers d'orientation pour les expliquer. Tout cela serait terriblement... scolaire.

Cette opération de marketing, destinée à la promotion de ses organisateurs (et non de M.C.Solaar qui a pris de multiples précautions...), intervient dans le contexte de l'abrogation de la loi Falloux. Laïcité signifie : indépendance à l'égard de tous les pouvoirs, ouverture à tous les savoirs ; tous les pouvoirs, mais en sachant les distinguer pour les tenir à distance, - et tous les savoirs, mais en sachant les distinguer pour pouvoir les discuter. M. Bayrou traduit : dépendance à l'égard de tous les lobbies officiels et fermeture à l'égard de toutes les opinions privées ; mise en concurrence de tous les établissements dans la plus parfaite des inégalités et mise en tutelle de l'Ecole publique par la plus sournoise des hiérarchies. Au lieu de soustraire l'École aux injonctions du marché, du spectacle, de la clientèle, on la soumet cyniquement à leurs exigences. Au lieu d'ouvrir l'Ecole à la diversité des opinions et à la multiplicités des savoirs (y compris en matière de religion), on l'enferme dans la neutralisation morose des débats d'idées et la normalisation de savoirs indifférenciées, où savoir se vendre équivaut à savoir penser. Devrons-nous nous étonner si, un jour, il nous est demandé d'enseigner l'astrologie (en faisant silence sur les conceptions religieuses), d'animer des ateliers de démagogie (en taisant les conceptions sociales et politiques), de dispenser une pédagogie sponsorisée (en récitant les leçons de la philosophie de la réussite) ?

Sans attendre la réponse, je retourne dans ma salle de classe, pour proposer à mes élèves médusés (et râleurs : encore un devoir !), le sujet suivant : « Un philosophe officiel de l'Etat balladurien déclare : "les succès de quelques-uns montrent que pour tous, tout est possible, rien n'est joué d'avance". Qu'en pensez-vous ? » Je ne désespère pas de voir des adolescents lucides, dont on tente de se jouer, sourire devant tant de naïveté. J'espère les aider à découvrir quelle est la différence entre un slogan démagogique et une règle éthique. Mais la meilleure copie ne sera pas publiée dans Le Point.

Henri Maler
enseignant de philosophie
Lycée de Villeneuve-le-Roi (94)

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