09.11.2024 à 17:25
Élites
Henri Maler
Texte intégral (1060 mots)
Un nouveau mot du pouvoir, parmi Les nouveaux mots du pouvoir, recensés dans l'Abécédaire critique, publié sous la direction de Pascal Durand [1].
Les élites se reconnaissent, indistinctement, aux fonctions qu'elles exercent et aux vertus qu'elles s'octroient. Certes, quelque chose comme des élites existe objectivement dont l'histoire et la sociologie peuvent dessiner les figures, en analysant les positions dominantes dans toutes les sphères de la vie sociale. Mais les élites existent aussi à l'état pratique dans les discours qu'elles tiennent sur elles-mêmes. « Élite » n'est donc pas seulement un vocable historien ou sociologique (au demeurant fort controversé), c'est un mot de la tribu ou des tribus réparties sur le territoire de la domination.
C'est surtout un titre de noblesse : un produit de la lutte des classements qui permet de s'assigner à une fonction sociale éminente en la construisant dans les mots, de revendiquer un mérite hors du commun en se proposant de le distribuer chichement, de se qualifier en disqualifiant. Quand les élites parlent des élites elles ne disent de quel or elles sont faites que pour disqualifier le vil plomb qu'aucune alchimie ne peut transmuer : le peuple précisément ou, du moins, le « peuple » dont parlent les élites et qui n'est souvent à leurs yeux que cette masse informe qui ne devient un peuple véritable que par le travail des élites. Mais un peuple qui, quand il déçoit, ne se distingue plus alors de la « populace ».
Ces façons de dire le monde social contribuent à le façonner. Ce ne sont pas seulement des mots que vent emporte notamment parce que les médias de masse jouent un rôle plus grand que jamais dans l'exposition la construction et la promotion des élites.
Pour chaque postulant ou pour chaque titulaire, posséder ou acquérir un capital de notoriété médiatique est devenue une condition d'exercice de l'influence à laquelle il prétend. Non que les élites doivent leur position de domination à leur présence dans les médias, mais parce que ceux-ci confortent cette position en remplissant une double fonction de consécration d'une appartenance et de légitimation d'une domination. En consacrant les élites qui la consacrent, la petite troupe qui régente les médias monte la garde et se porte garant de leur commune légitimité. À les lire et à les entendre, la domination des élites serait d'autant plus juste (et éthérée) qu'elle n'est autre que celle des idées justes. Les élites sociales sont par définition - la définition qu'elles donnent d'elles-mêmes - des élites éclairées. Elles se rassemblent au sein d'un cercle : le « cercle de la Raison ». Au centre de ce cercle, les distributeurs de légitimité médiatique qui se posant en arbitre du débat public le réservent à leurs pairs – experts, managers, leaders - qui partagent avec eux l'ethnocentrisme de classe non dénué d'arrogance dont se nourrissent leurs dénonciations du « populisme ». Toute autorité désavouée devient dès lors une élite menacée.
On comprend ainsi pourquoi les éditorialistes et chroniqueurs tous médias préfèrent le terme d'élite à tous ceux qui pourraient suggérer une forme quelconque de domination ou plus simplement de privilèges. Pour ces Élites à majuscule en charge de leur propre béatification, les élites vivent en état de d'apesanteur sociale ou, ce qui revient au même, en état de grâce permanente, excepté quand l'histoire et la sociologie viennent leur rappeler que les mérites qu'elles s'attribuent ne sont pas indépendants des privilèges sociaux dont elles bénéficient ou quand le peuple les prend à partie, faute d'avoir compris tous les bienfaits qu'il doit à ceux qui ont en charge de le guider. Face à ces rappels désobligeants, ou même dans ces moments douloureux, l'élite ne peut, pour parler d'un d'elle-même, que se désigner par son titre de noblesse et déplorer que toute critique de la domination menace l'élite ou les élites de destruction.
Parmi les plus vulnérables figureraient les ultimes gardiens de l'élite, l'élite de l'élite : les intellectuels qui, parce qu'ils se définissent moins par le métier qu'ils exercent que par la fonction politique qu'ils remplissent, ne prennent corps que sur la scène publique. Ou, plus exactement, sur l'une des scènes publiques : la scène médiatique où prospèrent les intellectuels fascinés par les feux de la rampe. Certes, bien que la frontière ne soit pas étanche, les intellectuels médiatisés dont parlent les médias et qui s'expriment dans les médias ne sont pas forcément des intellectuels médiatiques, d'autant plus dévoués aux médias que c'est moins de leurs œuvres qu'ils attendent leur notoriété que de leur exposition médiatique.
Mais pourquoi faudrait-il que des intellectuels attachées à leur autonomie et à leurs fonctions critiques acceptent sans broncher le statu quo médiatique et paient du prix de leur silence sur les médias dominants les interventions généralement furtives que ces médias leur concèdent ? Dans l'espoir de participer à la constitution d'élites de rechange ?
Henri Maler
[1] Les nouveaux mots du pouvoir, Abécédaire critique, sous la direction de Pascal Durand, éditions Aden Belgique, 10 avril 2007, p.172-174.
01.11.2024 à 17:40
Marx, l'utopie, l'histoire, le communisme, etc. (entretien)
Henri Maler
À propos de Convoiter l'impossible. L'utopie avec Marx, malgré Marx
- Marx, communisme, utopie / Entretiens, Marx et l'utopieTexte intégral (3001 mots)
À propos de Convoiter l'impossible. L'utopie avec Marx, malgré Marx. Entretien téléphonique paru le 27 février 1996 dans L'Humanité sous le titre « L'histoire n pas de but ».
– Votre ouvrage « Convoiter l'impossible » porte en sous-titre : « L'utopie avec Marx, malgré Marx ». Ainsi pour vous, une place imaginaire - celle de l'utopie - n'est pas nécessairement une place vide. Pourquoi cette place inoccupée serait-elle destinée à le rester toujours, vous demandez-vous dès les premières pages.
– Cela vaut pour l'utopie de Marx lui-même. J'ai tendance à penser que Marx est davantage responsable des erreurs qui ont été commises en son nom par ce qu'il n'a pas dit que par ce qu'il a dit. Marx critique dans l'utopie des prescriptions doctrinaires : la volonté d'imposer au mouvement réel des finalités, des formes d'existence de la société qui ne reposeraient pas sur les tendances de la réalité elle-même. Cette critique n'a rien perdu de son actualité. Par contre, il ne dit pratiquement rien sur l'autre versant de l'utopie, celui des perfections imaginaires. Or, quand on analyse la façon dont s'est construite sa conception de l'histoire et du communisme, on découvre que dans son œuvre courent des fantasmes qui relèvent de perfections imaginaires : une société totalement réconciliée avec elle-même, capable d'une maîtrise absolue sur elle-même. Une chose est l'idée d'une société contrôlant consciemment ses processus de socialisation et d'individuation, une autre est l'idée d'une société qui, une fois défaits le fétichisme de la marchandise et, d'une manière plus générale, certaines formes historiques d'aliénation humaine, accéderait à la transparence de ses propres rapports sociaux.
– L'utopie, dites-vous, prend la politique à rebours. Elle est à la fois le concept négateur de la stratégie et porteur d'une autre stratégie. En laïcisant ainsi l'utopie, croyez-vous tordre le cou à toutes les lectures qui font de Marx le père d'une conception de l'histoire organisée en vue d'une fin préétablie ?
– Je concède qu'une critique de l'aliénation ne peut se faire que dans la perspective d'une société désaliénée, une société rendue à une certaine transparence et promise par le cours même de l'histoire. Ce qu'on a appelé le messianisme de Marx a fini par hypothéquer en partie sa critique du capitalisme et la perspective stratégique du communisme. Je pense surtout à l'approche proprement philosophique, dans les œuvres de jeunesse, d'un prolétariat qui serait la dissolution en actes de la société existante, un prolétariat qui serait tout à la fois l'agent fondamental de l'émancipation et la préfiguration de la société future. (Certes, au fil des œuvres suivantes, le prolétariat n'est plus défini par son exclusion de la société, mais par son inclusion dans les rapports de production.) Je pense aussi à la critique du fétichisme de la marchandise qui est prise dans l'hypothèse d'une société qui l'aurait aboli avant que cette abolition ne soit donnée pour certaine. Je crois que l'évolution de Marx n'a pas complètement supprimé les ambiguïtés originelles qui découlent à la fois de la critique des utopies qui le précèdent et de sa propre utopie.
Il faut être reconnaissant à Althusser de nous avoir appris à lire Marx rigoureusement, à considérer que sa pensée avait une histoire, que sa vérité ne se trouvait pas au début. Même si je ne pense pas que la vérité de Marx se trouve à la fin. Ce n'est pas la peine de chercher le « vrai Marx » parce que sa pensée - faite de continuités et de discontinuités - est en perpétuel mouvement. Ses tensions internes sont très fécondes et les problèmes irrésolus, parce qu'ils sont irrésolus, sont porteurs d'avenir et d'actualité.
– En ne cherchant pas à restituer un « vrai Marx », vous affirmez votre volonté de vous inspirer de sa pensée pour la faire vivre aujourd'hui. Peut-on, dans ces conditions, sauver son idée du communisme et n'en retenir en même temps que les outils où chacun - économiste, historien, philosophe - puiserait le nécessaire pour ses grandes recherches ou ses petits bricolages ?
– Tout le monde fait référence à Marx dès lors qu'il travaille sérieusement dans les domaines de l'histoire, de l'économie, ou de la philosophie. Ce que je veux contester, c'est l'idée qu'on pourrait lire Marx comme s'il n'était pas communiste. Comme si c'était chez lui une opinion privée. Je pense, au contraire, qu'il n'y a rien de fondamental dans la pensée de Marx qui ne soit lisible en dehors de cette option. Je sais bien que cela fait très chic aujourd'hui de se référer à un Marx en faisant l'impasse sur son communisme. Je propose au contraire de prendre le communisme de Marx au sérieux parce que c'est cela qui structure la réalité de sa pensée. Je lui pose simplement la question : ton utopie est-elle la bonne ? Il y a dans la pensée du père fondateur une critique de l'utopie qui est utile, mais courte. Aujourd'hui, le sauvetage du communisme de Marx passe par un bilan critique de son communisme, et pas seulement par la récupération de trois ou quatre outils d'analyse. Marx est notre contemporain parce que les problèmes qu'il a posés sont de notre temps. Ce qui est complètement moderne chez lui, c'est le rapport de la critique à son objet : c'est l'idée que la science n'est pas simplement un savoir positif et que l'on peut être à la fois critique et scientifique. Mais on ne peut dissocier le projet communiste de Marx de la critique - toujours à actualiser - qui le fonde.
– La pensée de Marx est née au carrefour de l'économie politique anglaise, de la philosophie idéaliste allemande et du socialisme utopique français. Ces sources se sont vite transformées en obstacles. Et ce qu'il a été convenu un temps d'appeler « le socialisme scientifique » s'est constitué en opposition à ce qui lui a donné naissance. Quel enseignement peut-on en tirer sur le rapport que peut entretenir la pensée de Marx avec notre époque ?
– La pensée de Marx s'est très vite transmise à l'intérieur d'une forteresse. Cela a été le marxisme stalinisé, qui est très vite devenu une orthodoxie de référence, avec ses petites dissidences et ses petites contradictions. En face de cela, les oppositions au stalinisme qui faisaient référence à Marx ont toujours été tentées de construire des orthodoxies alternatives et de dresser un « vrai Marx » contre le « faux ». J'espère que ce temps est dépassé et que nous sommes entrés dans une phase ou les marxismes sont nécessairement hérétiques. Le retard pris par le marxisme-forteresse explique que celui-ci ait été relativement impuissant à se mesurer aux savoirs qui lui étaient contemporains. La pensée de Marx, pour rester vivante, doit apprendre à critiquer et intégrer des pensées qui lui sont pour une part extérieures et qui, en tout cas, ont refusé d'entrer dans le débat piégé de l'orthodoxie. Je pense ici à Michel Foucault, Gilles Deleuze, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, pour m'en tenir aux plus connus parmi les Français.
– Vous affirmez à plusieurs reprises que l'histoire n'a pas l'Homme pour démiurge. Ne serait-ce pas une critique implicite de la vieille formule selon laquelle ce sont les hommes qui font l'histoire ?
– Comme toute formule de Marx, il faut savoir à quoi s'oppose l'idée que « les masses font l'histoire ». Sans cela, elle peut induire toutes les variantes de populisme. Il y a dans l'œuvre de Marx un moment où il rompt avec l'idée d'une histoire automate. Son ami Engels l'explique dans cette formule : « L'histoire ne fait rien. » C'est une prise de distance par rapport à toutes les conceptions d'une histoire qui serait à elle-même son propre moteur. La variante la plus répandue est celle des philosophies du progrès aux XVIIIe et XIXe siècles. En réalité, l'histoire ne fait rien parce que ce sont les hommes qui font l'histoire, et qu'ils la font sur la base de conditions héritées et dans un rapport contradictoire. De la même façon, ce n'est pas la généralité « homme » qui fait l'histoire, ce sont les hommes, c'est-à-dire les masses. Ces masses, selon Marx, ne sont pas indéterminées. Ce sont des individus définis par leur position dans les rapports sociaux. On peut aussi bien dire que ce sont les conflits qui font l'histoire. Car il ne s'agit pas des individus en dehors de leurs conflits, de leurs contradictions, de leurs combats. Pour moi, Marx est le penseur qui nous invite à placer le conflit social - toujours complexe à analyser - au centre de l'intelligibilité de l'histoire. Cela ne signifie pas que ce fil conducteur nous procure une autoroute balisée d'avance. L'idolâtrie des masses n'a jamais fait avancer d'un pas supplémentaire une politique d'émancipation.
– D'autant plus qu'au départ, la mise en mouvement des masses prend souvent appui sur la haine de classe...
– C'est vrai. Mais il existe toute une pensée libérale ou de droite, de Gustave Lebon à François Furet, qui voit essentiellement dans le mouvement des masses le mouvement de la haine et du ressentiment. Comme si, du côté des classes dominantes, il n'y avait que lucidité, rationalité et intérêts bien compris. C'est quand même un peu court. Mais, dans l'hostilité de la classe dominante, il y a, toujours possible, la logique du bouc émissaire. L'idéal communiste, lui, s'enracine dans l'oppression - qu'il faut conjurer et abolir. Mais il peut porter aussi la marque de cette oppression. Nietzsche, auquel je fais référence dans mon livre, montre comment l'idéal peut être habité par le ressentiment.
Mais une utopie créatrice habite le changement social lui-même. Il suffit de faire référence à certains débats qui ont eu lieu dans des piquets de grève pendant le mouvement de décembre : ils n'ont pas simplement discuté du plan Juppé. Ils ont aussi discuté de ce qui, au-delà de leurs aspirations les plus immédiates, les plus urgentes, relevait de leurs rêves inassouvis. Si on n'a pas réellement changé le monde dans les piquets de grève, tout ce qui correspondait aux potentialités d'émancipation inscrites dans la réalité a été évoqué.
– Quel effort accomplir pour que la pensée de Marx se prolonge dans une pensée de la libération humaine ? Affirmer que le communisme est « le mouvement qui abolit l'état de choses actuel » donne-t-il à ce dernier un contenu positif suffisant ?
Il y a au moins trois types de définitions du communisme chez Marx. En premier lieu, la société sans classe et sans Etat. Ensuite, la maîtrise consciente de la socialisation, en particulier par la socialisation effective des moyens de production. Enfin - et cela est pour moi le plus important - une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. C'est à la fois une norme sociale et un idéal moral : celui de la liberté individuelle et universelle. Et je pense qu'aujourd'hui il faut réaffirmer avec force que le communisme est un idéal, mais un idéal branché sur le mouvement réel. Ce n'est pas là une simple formule. Toute l'œuvre de Marx consiste à montrer que si le communisme n'est pas un idéal abstrait, c'est néanmoins un idéal en prise avec le processus réel. La dialectique permet de le saisir : le capitalisme réalise, sous des formes destructrices, des potentialités émancipatrices. Le communisme se propose comme l'utopie concrète de l'accomplissement de ces potentialités : une société où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.
Ici se situe la question des modèles. Il y a, selon moi, modèle et modèle. Si on veut dire qu'un communisme, quand il se constitue par référence à une patrie du socialisme - surtout quand elle si peu socialiste -, c'est une vraie catastrophe, il n'y a pas de problème. Mais on ne peut pas penser totalement sans modèle. Marx nous dit : voici quel est le menu de l'avenir ; en nous disant : il est interdit d'en donner les recettes. L'idée-force, c'est que les constructions abstraites et arbitraires, les sociétés imaginées, les utopies au mauvais sens du terme, cela ne fonctionne pas. Mais on est obligé aujourd'hui de dire : pour tel contenu, voici quelles formes politiques, sociales, juridiques sont envisageables.
– Est-ce que cela ne revient pas à enfermer le mouvement des peuples dans un scénario qui les prive de leur initiative historique ?
– Le risque existe. Mais prenons par exemple la question de l'Europe. On peut se mettre d'accord sur une formule : il faut une Europe sociale, citoyenne, écologique. Mais un vrai projet européen, ce serait non seulement un projet qui préciserait le contenu d'une Europe émancipée, mais aussi qui s'efforcerait d'en esquisser les formes sociales, juridiques et politiques.
Marx récuse les inventions individuelles et arbitraires des penseurs géniaux. Mais l'invention collective ? Je ne crois pas qu'il puisse y avoir une invention de l'utopie démocratique sans invention démocratique de l'utopie. Cela signifie rebâtir le mouvement social, les perspectives politiques, autour d'une pensée effective des formes possibles, en l'état actuel des choses, d'un avenir émancipé. Quand Marx se défend de proposer des formes, il expose sa pensée à toutes les défigurations. « Contrôle conscient de la production » peut aussi bien signifier planification bureaucratique que fédéralisme fondé sur les coopératives. Les deux modèles coexistent chez Marx. Esquisser les formes d'un avenir possible : il faut remettre ça en chantier.
– Pourquoi la loi est-elle toujours tendancielle chez Marx ? Et, qui plus est, contradictoire et historique ?
Je pourrais répondre que c'est parce que le mouvement du capital est dialectique. Mais cela serait un peu lapidaire. La loi est toujours tendancielle parce que la tendance est à la dynamique du système ce que la loi est à sa structure. La loi est tendancielle, précisément parce qu'elle est historique et dépend par conséquent des antagonismes de classes. Mais, sur le rôle des luttes de classes, Marx est, dans « le Capital », passablement ambigu. Par exemple, la législation sur la diminution de la durée du travail est présentée tantôt comme le résultat du développement même de la production capitaliste, tantôt comme un effet de la lutte des classes, tantôt comme un mélange des deux. Dans le premier cas, la lutte des classes permet seulement de mettre le point sur le « i » d'une décision qui aurait dû, de toute façon, être prise en dehors d'elle...
– Que désignez-vous par « dialectique de la possibilité et de l'effectivité » ?
Marx ne cède pas à l'illusion d'une histoire automate. Mais il arrive souvent qu'il nous présente une histoire tutélaire : une histoire qui veillerait à ce que l'action des hommes - certes dotée de toute son efficacité - arrive à un heureux dénouement. Il démontre la nécessité de la possibilité du communisme et reste tenté en permanence d'affirmer la nécessité de son avènement inéluctable - la nécessité de son effectivité. Contrairement à ce que l'on affirme couramment, Marx ne prête aucun but à l'histoire : il montre simplement que « tout se passe comme si l'histoire avait créé les conditions du communisme ». Mais on peut glisser facilement de cette formule à une autre : « tout se passe comme si l'histoire avait pour but le communisme ». L'histoire ne fait rien, l'histoire n'a pas de but. Elle ne se propose pas non plus (et ne nous propose pas) de faire table rase du passé. Mais si « abolir » veut dire que, pour bénéficier de tout le potentiel d'émancipation créé par le développement du capitalisme, il est possible et souhaitable d'abolir son potentiel de destruction, il va de soi, pour moi, que le capitalisme lui-même doit être aboli.
Entretien téléphonique réalisé par Arnaud Spire
09.10.2024 à 22:42
Michel Foucault : une politique de l'insoumission
Henri Maler
« Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s'affirment et des voix qui ne cassent pas [1]. »
- Bourdieu, Foucault et alii / Michel Foucault, Rébellion, insoumissionTexte intégral (17208 mots)
Avertissement. L'article ci-dessous est une ébauche, rédigée en 1997, de l'un des chapitres d'un ouvrage que je voulais consacrer à la pensée de Michel Foucault. Ce projet a été laissé à l'abandon (en raison de la part prise, jusqu'en 2015, parmi mes activités, par l'animation de l'association Acrimed).
Cette ébauche réunit de très abondantes citations qu'une rédaction définitive aurait résumées. Ces matériaux sont presque exclusivement puisés dans la collection des Dits et écrits, publiés par les éditions Gallimard, parce que ces textes comportent plus que d'autres des prises de position ouvertement politiques. Ils devaient être complétés par d'autres références (et par l'apport d'ouvrages consacrés à Michel Foucault). Cette ébauche, enfin, n'a subi que des modifications de forme destinées à le rendre (à peu près) lisible.
Objectif : suivre les méandres et les apories d'une pensée en laissant provisoirement les objections en retrait.
Contre l'intolérable
Des opinions politiques, Foucault, comme n'importe qui, en eut sans doute : de fort diverses et de très variables. Pour intéressante qu'elle soit, cette question de biographie ne nous intéresse pas ici. Foucault ne s'exprime jamais publiquement sur ses choix partisans ou électoraux. Cette réserve est moins l'effet d'une indétermination personnelle que d'une abstention réfléchie. Voudrions nous savoir comment il se situe ? Il refuse de se situer. .
De philosophie politique, Foucault n'en expose aucune : ce qu'il entend par philosophie et ce qu'il comprend de la politique le lui interdisent. Le projet d'une philosophie politique doit être abandonnée aux professionnels du fondement ultime de l'ordre politique et social.
Des engagement politiques, Foucault en eu de nombreux, plus ou moins intenses. Des parti-pris et des actions que retracent ses biographes, tous guidés par ce qu'il jugeait intolérable [2]. Nous y reviendrons
Mais de stratégie politique, Foucault n'en préconise guère : quand on refuse d'être prophète, on ne s'improvise pas stratège. Pourtant, le relevé cartographique du champ de bataille permet mettre à l'épreuve des options possibles. Mais, pour qui s'en tient à son parcours proprement théorique, il faut reconnaître que Foucault n'est guère prodigue quand il s'agit de disposer des balises.
Les lecteurs disposent au moins d'un point de départ. Avant 1970, Foucault indique quelle critique il mobilise et quelle politique il refuse. Il critique des présupposés philosophiques de la gauche française et récuse toute politique fondée sur ces présupposés ou nimbée de cette philosophie : en un mot l'humanisme moderne. Sous le terme d'humanisme, ce qu'il a en vue, c'est notamment l'idée selon laquelle « la fin du politique est de produire du bonheur [3]. ».
Lui demande-t-on, par quel mouvement, il se sent « le plus attiré en tant que structuraliste », il répond : « Je ne sais pas si l'on peut directement répondre ainsi. Disons seulement que le structuralisme doit s'éloigner de toute attitude politique qui peut être relié aux vieilles valeurs libérales et humanistes [4]. »
Et d'insister : « Je crois (…) que le structuralisme doit pouvoir donner à toute action politique un instrument politique un instrument analytique qui est sans doute indispensable, La politique n'est pas nécessairement livré à l'ignorance [5]. »
Et encore, contre l'humanisme et en réponse à Sartre : « (…) nous refusons ces politiques de la docte ignorance qui étaient celle je crois de ce que l'on appelait l'engagement [6]. » . « On » ? Sartre
Pourtant, c'est en deçà de ses principaux ouvrages (mais non sans liens avec eux) que Foucault expose, au fil des textes réunis dans ses Dit et écrits, une politique de l'insoumission qui prend pour cible l'intolérable [7]. Cette politique fait office de fondement de ces actions et prises de positions militantes – ses engagements -que l'on négligera ici.
Mais refuser l'intolérable, ce n'est pas prescrire des remèdes. C'est, du côté de la théorie, problématiser le sens du conflit et du côté de la pratique l' intensifier.. Face à l'intolérable, les prescriptions menacent d'être superficielles et les prophéties illusoires. Une politique de la révolte invite à respecter la singularité qui s'insurge et à découvrir la complexité de l'affrontement. Voilà pourquoi Foucault se méfie des programmes et se défie des solutions, au point même de s'interdire de proposer des réformes. N'est-ce pas cependant au bénéfice d'une nouvelle politique de la réforme ?
I. Une politique de la réforme ? La réforme est-elle souhaitable ?
Foucault affirme conjointement que le refus de proposer des réformes est motivé par une saine méfiance à l'égard du pouvoir et que la méfiance à l'égard des réformes est inspirée par une critique faussée du réformisme. La critique de Foucault est une critique à double foyer : une critique du réformisme comme pratique critique et, selon sa propre expression une « critique du réformisme comme pratique politique ».
1. Une critique du réformisme
Foucault critique dans le réformisme une visée et une méthode. La visée est celle du traitement des symptômes. La méthode est celle des réformes octroyées.
Le réformisme comme visée
« Le réformisme, en fin de compte, est un traitement des symptômes : il s'agit de gommer les conséquences tout en faisant valoir le système auquel on appartient, même si cela veut dire qu'on doit le dissimuler [8]. ». Voilà pourquoi le Groupe d'information sur les prisons (GIP) [9] tournera délibérément le dos à toute forme de réformisme. Ainsi, les enquêtes qui prolongent les intolérances à l'intolérable - les « enquêtes-intolérance » comme celles sur les prisons - « ne sont pas destinées à améliorer, à adoucir, à rendre plus supportable un pouvoir oppressif » [10]. Il s'agit de donner la parole aux détenus. En conséquence : « Notre propos n'est pas de faire œuvre de sociologue ni de réformisme [11]. »
Il arrive que Foucault distingue des variétés solidaires d'aménagement : l'humanisme et le réformisme :
Pour simplifier, l'humanisme consiste à vouloir changer le système idéologique sans toucher à l'institution ; le réformisme à changer l'institution sans toucher le système idéologique. L'action révolutionnaire se définit au contraire comme un ébranlement simultané de la conscience et de l'institution ; ce qui suppose qu'on s'attaque aux rapports de pouvoir dont elles sont l'instrument, l'armature, l'armure [12] .
Aux visées de l'humanisme et du réformisme s'opposent les luttes radicales :
« Les femmes, les prisonniers, les soldats du contingent, les malades des hôpitaux, les homosexuelles ont entamé en ce moment une lutte spécifique contre la forme particulière de pouvoir, de contrainte, de contrôle qui s'exerce sur eux. De telles luttes font partie actuellement du mouvement révolutionnaire, à condition qu'elles soient radicales, sans compromis ni réformisme, sans tentative pour aménager le même pouvoir avec tout au plus un changement de titulaire [13].
La critique des objectifs fait corps avec une critique des méthodes.
Le réformisme comme méthode
Foucault conteste dans le réformisme la politique des réformes prescrites et des réformes octroyées. Aux réformes prescrites, Foucault oppose les transformations imposées. C'est le rapport entre critique et transformation qui doit être redéfini :
Une réforme, ce n'est jamais que le résultat d'un processus dans lequel il y a conflit, affrontement, lutte résistance... Se dire d'entrée de jeu : quel est donc la réforme que je vais pouvoir faire ? Ce n'est pas pour l'intellectuel, je crois un objectif à poursuivre. Son rôle, puisque précisément il travaille dans l'ordre de la pensée, c'est de voir jusqu'où la libération de la pensée peut arriver à rendre ces transformations assez urgentes pour qu'on ait envie de les faire, et assez difficiles à faire pour qu'elles s'inscrivent profondément dans le réel. Il s'agit de rendre les conflits plus visibles, de les rendre plus essentiels que de simples affrontements d'intérêts ou de simples blocages institutionnels. De ces conflits, de ces affrontements doit sortir un nouveau rapport de forces dont le profil provisoire sera une réforme [14].
Par conséquent, si des réformes doivent être obtenues, elles ne doivent pas avoir pour préalables des propositions positives d'un théoricien, mais sur la contestation de ceux qui sont directement concernés.
Le système pénal, en vigueur depuis le Code pénal de 1810, doit être transformé, déclare Foucault. « Maintenant je crois qu'il faut toute une réforme du code, une réforme en profondeur. Nous avons besoin d'un nouveau Beccaria, d'un nouveau Bertin, Je n'ai pas du tout la prétention d'être un nouveau Beccaria ou Bertin, car ce n'est pas à un théoricien de faire la réforme des États. »
Dès lors comment réformer ? : « Ceux-là mêmes sur qui pèse cette justice sans doute injuste, c'est à ceux-là mêmes de prendre en main la réforme et la refonte de la justice [15]. »
De la radicalité de la contestation dépend la profondeur des transformations :
Depuis dix bonnes années, s'est instauré en France - mais dans d'autres pays aussi un débat à voix multiples. Certains s'en impatientent : ils aimeraient que l'institution propose d'elle-même, et au milieu du silence des profanes, sa propre réforme. Il est bon qu'il n'en soit pas ainsi. Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s'affirment et des voix qui ne cassent pas [16].
Aux réformes octroyées, Foucault oppose les victoires obtenues. Le réformisme selon Foucault ne consiste pas, à proprement parler, dans l'obtention de réformes, mais dans la méthode de lutte adoptée pour les obtenir.
Quand on oppose à Foucault que les prisonniers en révolte déposaient des revendications strictement matérielles qui ne remettaient pas en question l'institution pénitentiaire elle-même, il réplique :
Il faut faire attention. Souvent, on nous dit, c'est du réformisme. Mais en fait le réformisme se définit par la manière dont on obtient ce que l'on veut, ou on cherche à l'obtenir. À partir du moment où on l'impose par la force, par la lutte, par la lutte collective, par l'affrontement politique, ce n'est pas une réforme, c'est une victoire [17].
C'est cette critique du réformisme qui court en filigrane de l'éloge des luttes contre le quotidien des jeux de pouvoir. Car, dans ces luttes, « il s'agit non plus d'affrontements à l'intérieur des jeux, mais de résistances aux jeux et de refus du jeu lui-même » [18].
Et de préciser : « Dans les luttes dont je viens de parler (...) il ne s'agit pas du tout de réformisme, puisque le réformisme a pour rôle de stabiliser un système de pouvoir au bout d'un certain nombre de changements, alors que dans toutes ces luttes, il s'agit de la déstabilisation des mécanismes de pouvoir, d'une déstabilisation apparemment sans fin [19]. »
Peut-on, doit-on, passer du stade de la critique au stade de la proposition ? « Ma position, c'est qu'on n'a pas à proposer. Du moment qu'on « “propose” », on propose un vocabulaire, une idéologie, qui ne peuvent avoir que des effets de domination [20]. »
Pourtant, dans le même article où il dispense la critique de formuler des propositions, Foucault invite la critique à s'avancer sur ce terrain. Pourquoi Foucault a-t-il accepté de répondre à des questions relatives à la réforme du droit pénal ? « Finalement je suis un peu irrité par une attitude, qui d'ailleurs a été la mienne longtemps et à laquelle je ne souscris plus actuellement, qui consiste à dire : nous notre problème, c'est de dénoncer et de critiquer ; qu'ils se débrouillent avec leur législation et leur réformes. Cela ne me paraît pas une attitude juste [21]. »
En revanche, « Il ne faut surtout pas que la nécessité de la réforme serve de chantage pour réduire et stopper l'exercice de la critique. Il ne faut en aucun cas écouter ceux qui vous disent : “Ne critiquez pas, vous qui n'êtes pas capables de faire une réforme ”. Ce sont là des propos de cabinets ministériels [22]. »
Ou plutôt, il faut refuser le partage en deux temps, entre critique et réforme ainsi que le partage des tâches entre le critique radical et le réformateur prudent :
[..].il n'y a pas un temps pour la critique et un temps pour la réforme, il n'y a pas ceux qui ont à faire la critique et ceux qui ont à transformer le réel, ceux qui sont enfermés dans une radicalité inaccessible et ceux qui sont bien obligés de faire des concessions au réel. En fait je crois que dans le travail de transformation profonde ne peut se faire que dans l'air libre et toujours agité d'une critique permanente [23].
On le voit : la critique du réformisme ne se confond pas avec le refus de réformes. Foucault affirme conjointement que le refus de proposer isolément des réformes est motivé par une saine méfiance à l'égard du pouvoir et que la méfiance à l'égard des réformes peut être inspirée par une critique faussée du réformisme.
2. Une politique de la réforme ?
Foucault esquisse ainsi une politique de la réforme qui récuse des argument en défaveur des réformes. La critique du réformisme ne se fonde ni sur l'impossibilité, ni sur la nocivité des réformes : impossibilité de la réforme car nous serions piégés, nocivité de la réforme car elle serait récupérée. La réforme est toujours possible et souhaitable.
Impossibilité des réformes ?
Les résistances ne sont pas nécessairement piégées par le pouvoir.
« Dès qu'il y a un rapport de pouvoir, il y a une possibilité de résistance. Nous ne sommes jamais piégés par le pouvoir : on peut toujours en modifier l'emprise, dans des conditions déterminées et selon une stratégie déterminée [24]. » Ou encore : « Je n'effectue pas mes analyses pour dire : voilà comment sont les choses, vous êtes piégés. Je ne dis ces choses que dans la mesure où cela permet de les transformer [25]. »
Je crois que le travail qu'on a à faire, c'est un travail de problématisation et de perpétuelle reproblématisation. Ce qui bloque la pensée, c'est d'admettre implicitement ou explicitement une forme de reproblématisation, et de chercher une solution qui puisse se substituer à celle qu'on accepte. Or, si le travail de la pensée a un sens - différent de celui qui consiste à réformer les institutions et les codes -, c'est de reprendre à la racine la façon dont les hommes problématisent leur comportement (leur activité sexuelle, leur pratique punitive, leur attitude à l'égard de la folie, etc.). Il arrive que les gens prennent cet effort de reproblématisation comme un “ antiréformisme ”, reposant sur un pessimisme du genre « rien ne changera ». C'est tout le contraire [26].
Et ce changement ne désavoue nullement l'obtention de réformes, au nom des effets nocifs qu'elles auraient sur la Révolution.
Nocivité des réformes ?
La critique du réformisme n'a pas pour contrepartie l'adoption d'un certain gauchisme. Au contraire :
« Il faut distinguer la critique du réformisme comme pratique politique de la critique d'une pratique politique par le soupçon qu'elle peut donner lieu à une réforme [27]. » Il faut déjouer la double phobie de la réforme et de la récupération, solidaires de certaines ivresses dialectiques. La critique du réformisme ne doit pas être confondue avec la phobie de la réforme, « fréquente - déclare Foucault - dans les groupes d'extrême-gauche ».
Cette phobie de la réforme repose sur la phobie de la récupération : c'est, en fait « une phobie de la réplique réformiste chez l'adversaire » [28]. Cette double phobie des réformes et de la récupération explique la « propension à l'échec » des « prétendus partis d'extrême-gauche » : « Dès que quelque chose réussit et se réalise, ils s'écrient que c'est récupéré par le système établi ! Bref, ils se mettent dans la position de n'être jamais récupérés, autrement dit, il est toujours nécessaires qu'ils subissent un échec ». À cette posture, Foucault oppose la volonté de réussir dans « la lutte contre le pouvoir quotidien » [29].
Cette politique de « déstabilisation des mécanismes de pouvoir » s'inscrit-elle pour autant dans la perspective d'une révolution ?
II. Une politique de la révolution ? La révolution est-elle désirable ?
Contrairement à la légende, Foucault n'a jamais prétendu que les résistances contre les micro-pouvoirs étaient destinées à se substituer aux luttes contre l'exploitation et contre la domination. Tout au plus a-t-il soutenu que les premières étaient appelées à devenir dominantes. Il n'a jamais soutenu que les guérillas ponctuelles contre les rapports de pouvoir devaient se substituer à la perspective stratégique de leur généralisation. Tout au plus - mais c'est déjà beaucoup - exclut-t-il qu'une telle stratégie puisse être confiée, pour être pensée et mise en œuvre, à un quelconque état-major. Foucault n'abandonne pas la perspective d'une révolution. Tout au plus incite-t-il, sans l'avoir fait lui-même - et peut être sans l'avoir cru possible - à repenser son concept et son contenu. Car si la révolution est possible, est-elle désirable ?
1. Critique de la révolution : La révolution est-elle désirable ?
C'est un fait, constate Foucault en avril 1976, que dans les pays européens la révolution n'est plus désirée par les masses, et que le stalinisme a puissamment contribué à son discrédit. Mais si Foucault commence par constater que la révolution a cessé d'être désirable, c'est pour assigner comme tâche à l'intellectuel de la rendre désirable à nouveau : « À mon avis, le rôle de l'intellectuel aujourd'hui doit être de rétablir pour l'image de la révolution le même taux de désirabilité que celui qui existait au XIXe siècle (...) de restituer à la révolution autant de charmes qu'elle en avait au XIXe siècle [30]. » Resterait alors à savoir comment.
Relancer la révolution ?
Pourtant, un an plus tard, en mars 1977, Foucault avoue ne plus savoir si la révolution est désirable : la tâche de l'intellectuel n'est donc plus de la rendre désirable, mais de savoir si elle l'est. « Désirez-vous la révolution ? », lui demande-t-on. Réponse : « Je n'ai pas de réponse ». Et d'ajouter : « Mais je crois, si vous voulez, que faire de la politique autrement que politicienne, c'est essayer de savoir avec le plus d'honnêteté possible si la révolution est désirable. C'est explorer cette terrible taupinière où la politique risque de disparaître [31]. »
Parmi les processus qui ont « ramené au cœur des préoccupations contemporaines la question des Lumières », figure particulièrement « l'histoire même d'une “révolution » dont l'espoir avait été, depuis la fin du XVIIIe siècle, porté par tout un rationalisme auquel on est en droit de se demander quelles part il a pu avoir dans les effets de despotisme où cet espoir s'est égaré » [32].
Ce qui suppose un retour sur les Lumières qui incite à revenir à la façon dont Kant avait abordé la question. Pour Kant lui-même la question « Qu'est-ce que l'Aufklärung ? » dépend de cette autre question que lui posait l'actualité « Qu'est-ce que c'est que la révolution » : « Ces deux questions : “ Qu'est-ce que l'Aufklärung ? Qu'est-ce que la Révolution ?” sont les deux formes sous lesquelles Kant a posé la question de sa propre actualité [33] ». Ce sont ces deux questions dont Foucault souligne l'insistance :
Les deux questions « “ Qu'est-ce que l'Aufklärung ?” et “Que faire de la volonté de révolution ?” » définissent à elles seules le champ d'interrogation philosophique qui porte sur ce que nous sommes dans notre actualité [34]
Que faire de la volonté de révolution ? Faut-il la soutenir ou la dissuader ? Faut-il relancer la révolution ou renoncer à la révolution ? .
Foucault, on le voit, loin de commencer par exclure toute perspective révolutionnaire, accepte, au moins provisoirement, d'en préserver l'horizon. Mais sous certaines conditions, inspirées par le bilan de la révolution russe et confortées par l'analytique du pouvoir. Si la Révolution est désirable, c'est à la condition de ne pas rester chevillée à l'État, mise à l'abri d'une philosophie de l'histoire ; à condition de ne pas être suspendue à une programme et comprise comme un itinéraire qui balise tous les conflits [35].
La seule révolution souhaitable est une révolution qui ne se concentre pas sur la seule prise du pouvoir d'État. Telle est au premier chef la leçon de la révolution russe quand elle est tirée, en 1975, à partir de l'analytique du pouvoir :
« Je ne prétends pas du tout que l'appareil d'état ne soit pas important, mais il me semble que parmi toutes les conditions qu'on doit réunir pour ne pas recommencer l'expérience soviétique, pour que le processus révolutionnaire ne s'ensable pas, l'une des première chose à comprendre, c'est que le pouvoir n'est pas localisé dans l'appareil d'état et que rien ne sera changé dans la société si les mécanismes de pouvoir qui fonctionnent en dehors des appareils d'état, au-dessous d'eux, à côté d'eux, à un niveau beaucoup plus infime, quotidien, ne sont pas modifiés [36].
En effet, souligne Foucault, dans un texte que nous avons déjà cité, on peut « parfaitement concevoir des révolutions qui laissent intactes, pour l'essentiel, les relations de pouvoir qui avaient permis à l'Etat de fonctionner » [37]. De là cette leçon :
« Pour les révolutionnaires authentiques, s'emparer du pouvoir signifie s'emparer d'un trésor qui se trouve dans les mains d'une classe, pour la livrer à une autre classe, en l'occurrence au prolétariat. Je crois que c'est ainsi qu'on conçoit la révolution et la prise du pouvoir. Observez alors l'Union soviétique. Nous avons là un régime où les relations de pouvoir dans la famille, dans la sexualité, dans les usines, dans les écoles restent les mêmes. Le problème est de savoir si nous pouvons, dans le régime actuel, transformer à des niveaux microscopiques - à l'école, dans la famille - les relations de pouvoir, de telle sorte que, quand il y aura une révolution politico-économique, nous ne nous trouvions pas, après, les mêmes relations de pouvoir que nous trouvons maintenant. C'est le problème de la révolution culturelle en Chine [38]. »
Pourtant, comme nous l'avons relevé, à peine Foucault vient-il de tracer à grands traits les conditions d'une révolution désirable, que la question est relancée. Non plus : comment rendre la révolution désirable ou quelle révolution serait désirable. Mais, une fois encore, la révolution est-elle seulement désirable ? N'est-il pas préférable d'y renoncer ?
Renoncer à la révolution ?
« Désirez-vous la révolution ? », demande-t-on à Foucault. Celui-ci commence par répondre en soulignant l'enjeu de la question :
[...] sur ce versant de l'histoire, où la révolution doit revenir et n'est pas encore venue, nous posons la même question : « “ Qui sommes-nous, nous qui sommes en trop, en ce temps ou ne passe pas ce qui devrait se passer ? “. Toute la pensée moderne, comme toute la politique, a été commandée par la question de la révolution. (...) Si la politique existe depuis le XIXe siècle, c'est parce qu'il y a eu la Révolution [39].
La question de notre actualité coïncide jusqu'à un certain point avec la question de la révolution, car politique et révolution menacent de disparaître conjointement, comme on l'a déjà signalé : « Faire de la politique autrement que politicienne, c'est essayer de savoir avec le plus d'honnêteté possible si la révolution est désirable. C'est explorer cette terrible taupinière où la politique risque de disparaître ». [40] Resterait alors à savoir de quelle disparition il s'agit.
Disparition du monopole de la révolution ? Telle est l'hypothèse que Foucault émet en avril 1978 :
Assiste-t-on, en cette fin du XXe siècle, à quelque chose qui serait la fin de l'âge de la révolution ? Ce genre de prophétie, ce genre de condamnation me paraît un peu dérisoire. Nous sommes peut-être en train de vivre la fin d'une période historique qui, depuis 1789-1793, a été, au moins pour l'Occident, dominée par le monopole de la révolution, avec tous les effets de despotisme conjoints, que cela pouvait impliquer, sans que pour autant cette disparition du monopole de la révolution signifie une revalorisation du réformisme [41].
Pour Foucault, on l'a vu, les luttes n'ont pas pour rôle de revaloriser le réformisme : elles ont pour enjeu et pour effet une « déstabilisation des mécanismes de pouvoir, d'une déstabilisation apparemment sans fin. » Mais la signification de ces luttes ne peut plus être dégagée en fonction de la perspective de la Révolution. L'enjeu des résistances est « tout à fait différent de celui que visent les luttes révolutionnaires et qui méritent au moins autant que celles-ci d'être qu'on les prenne considération ». Alors que sous le nom de Révolution depuis le XIXe siècle, « ce que vient les partis et les mouvements qu'on appelle révolutionnaires, c'est essentiellement ce qui concerne le pouvoir économique ». [42]
Disparition d'un monopole ou disparition tout court ? Foucault prend acte de la disparition de l'idée de révolution. À une question portant sur l'avenir de l'eurocommunisme, il répond : « la question importante ne se pose pas quant à son avenir, mais quant à l'avenir et au thème de la révolution. »
« Depuis 1789, l'Europe a changé en fonction de l'idée de révolution. L'histoire européenne a été dominée par cette idée. C'est exactement cette idée-là qui est en train de disparaître en ce moment » [43]. On comprend alors que l'enjeu s'est sans doute définitivement déplacé : « Ces luttes décentrées par rapport aux principes, aux primats, aux privilèges de la révolution ne sont pas pour autant des phénomènes de circonstances, qui ne seraient liées qu'à des conjoncture particulière. Elles visent une réalité historique qui existe d'une manière qui n'est peut-être pas apparente mais est extrêmement solide dans la société occidentale depuis des siècles et des siècles. Il me semble que ces luttes visent une des structures mal connues, mais essentielles de nos sociétés [44].
En l'occurrence le pouvoir pastoral [45].
La perspective de la révolution, semble-t-il, s'est effacée : les résistances séditieuses contre les « disciplines », contre la société de normalisation, contre le biopouvoir ont, semble-t-il, trouvé leur cible, et l'option politique de Foucault son fondement : contemporaine de l'inflexion théorique qui, succédant à La Volonté de savoir, conduit Foucault à analyser la « gouvernementalité », cette inflexion politique incite Foucault à reporter la perspective de la révolution sur les résistances (ou le soulèvement) contre la gouvernementalité : une politique de la sédition contre la rationalité politique du gouvernement.
Pourtant, la question de la révolution est relancée par le soulèvement des Iraniens contre le chah. Si la révolution n'est pas désirable, le soulèvement est-il soutenable ?
2. Éloge du soulèvement : Le soulèvement est-il soutenable ?
À partir d'août 1978, Foucault se met à l'étude de l'Iran où il effectue un premier voyage en septembre, bientôt suivi d'un second en novembre. De ces voyages, rendront compte plusieurs articles, très controversés. Pourtant, si l'issue de l'événement semble démentir la lucidité de l'analyse, celle-ci ne déroge jamais aux exigences de la rigueur philosophique [46]. Mais surtout, la singularité du soulèvement iranien donne à Foucault l'occasion de réfléchir à la différence spécifique entre révolution et soulèvement [47].
Foucault reprend ici le fil d'une réflexion sur l'importance des « soulèvements populaires » qui, avant la Révolution française, associaient la plèbe marginalisée et séditieuse, avant que, au cours du XIXe siècle, le syndicalisme ouvrier ne doive, « afin de se faire reconnaître, se dissocier de tous les groupes séditieux » [48]. Une telle analyse ouvrait la voie à une opposition entre soulèvement et révolution. Mais cette opposition devient explicite à l'occasion du soulèvement des Iraniens contre le chah.
La singularité de ce soulèvement ne permet pas de le penser dans les termes classiques d'une révolution : on n'y reconnaît ni la dynamique des contradictions, des luttes de classes ou grands affrontement sociaux, ni la dynamique politique imprimée par une force politique dirigeante [49]. Cette singularité ne peut s'expliquer seulement par les difficultés économiques : « L'âme du soulèvement » est surtout la volonté de se changer soi-même
À la limite, toute difficulté économique étant donnée, reste encore à savoir pourquoi il y a des gens qui se lèvent et qui disent : ça ne va plus. En se soulevant, les Iraniens disaient - et c'est peut-être cela l'âme du soulèvement : il nous faut changer, bien sûr, ce régime et nous débarrasser de cet homme, il nous faut changer ce personnel corrompu, il nous faut changer tout dans le pays, l'organisation politique, le système économique, la politique étrangère. Mais surtout, il nous faut changer nous-mêmes. Il faut que notre manière d'être, notre rapport aux autres, à l'éternité, à Dieu, etc., soient complètement changé, et il n'y aura de révolution réelle qu'à la condition de ce changement radical dans notre expérience. Je crois que c'est là où l'islam a joué un rôle [50].
L'opposition entre soulèvement et révolution prend alors un nouveau relief que Foucault relève à l'occasion de la mort de Maurice Clavel qui intervient dans le contexte du soulèvement iranien :
Ce qui échappe à l'histoire, c'est l'instant, la fracture, le déchirement, l'interruption (...). La révolution s'organise selon toute une économie intérieure du temps : des conditions, des promesses, des nécessités ; elle loge donc dans l'histoire, y fait son lit et finalement s'y couche. Le soulèvement, lui, coupant le temps, dresse les hommes à la verticale de leur terre et de leur humanité [51].
Cette analyse est confirmée et développée, avec cette précision décisive : les soulèvements ont été, en quelque sorte, « colonisés » par la perspective de la révolution. Une révolution vraiment désirable ?
Les soulèvements appartiennent à l'histoire. Mais d'une certaine manière lui échappe (...) Parce qu'il est ainsi « hors d'histoire et dans l'histoire, parce que chacun y joue à la vie, à la mort, on comprend pourquoi les soulèvements ont pu trouver si facilement dans les formes religieuses leur expression et leur dramaturgie (...) Vint l'âge de la « “ révolution” ». Depuis deux siècle, celle-ci a surplombé l'histoire, organisé notre perception du temps, polarisé les espoirs. Elle a constitué un gigantesque effort pour acclimater le soulèvement à l'intérieur d'une histoire rationnelle et maîtrisable : elle lui a donné une légitimité, elle a fait le tri de ses bonnes et de ses mauvaises formes, elle a défini les lois de son déroulement ; elle lui a fixé des conditions préalables, des objectifs et des manières de s'achever. On a même défini la profession de révolutionnaire. En rapatriant ainsi le soulèvement, on a prétendu le faire apparaître dans sa vérité et l'amener jusqu'à son terme réel. Certains diront que le soulèvement s'est trouvé colonisé par la Realpolitik. D'autres qu'on lui a ouvert la dimension d'une histoire rationnelle. Je préfère la question que Horkheimer posait autrefois, question naïve, et un peu fiévreuse : “ Mais est-elle donc si désirable, cette révolution ? ” [52].
Le soulèvement iranien relance donc, en 1979, les questions posées en 1977 :
Je rêve de l'intellectuel destructeur des évidences et des universalités, celui qui repère et indique dans les inerties et les contraintes du présent les points de faiblesse, les ouvertures, les lignes de forces, celui qui sans cesse se déplace, ne sait pas au juste où il sera et ce qu'il pensera demain, car il est trop attentif au présent ; celui qui contribue, là où il est de passage, à poser la question de savoir si la révolution, ça vaut la peine, et laquelle (je veux dire quelle révolution et quelle peine), étant entendu que seuls peuvent y répondre ceux qui acceptent de risquer leur vie pour la faire [53].
Ainsi les mêmes questions demeurent : La révolution est-elle désirable ? Quelle révolution est désirable ? Vaut-il la peine et quelle peine de viser la révolution ? Ne nous hâtons pas de conclure que laissées en suspens par Foucault lui-même, ces questions auraient disparu de notre actualité avec l'effondrement des communismes stalinisés. Il reste que Foucault laissera ces questions ouvertes, comme si elles devaient le rester à jamais...
C'est pourquoi, s'il existe une politique selon Foucault - puisque lui-même se défendait d'en préconiser une - c'est une politique de la révolte : une politique de la sédition que Foucault lui-même n'a cessé de pratiquer : du soutien aux prisonniers à celui des travailleurs polonais.
III. Une politique de l'insoumission ?
Il faut le redire : de la radicalité de la contestation dépend la profondeur des transformations. Et le redire encore : « Depuis dix bonnes années s'est instauré en France - mais dans d'autres pays aussi un débat à voix multiples. Certains s'en impatientent : ils aimeraient que l'institution propose d'elle-même, et au milieu du silence des profanes, sa propre réforme. Il est bon qu'il n'en soit pas ainsi. Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s'affirment et des voix qui ne cassent pas [54]. »
1. Les racines de l'insoumission
Pour Foucault, du moins dans ses écrits de 1971 à 1976, l'acteur privilégié de cette révolte - de la politique de la sédition dont il constate l'existence et qu'il soutient à l'occasion sans la prescrire - c'est la plèbe - la plèbe séditieuse [55].
La plèbe séditieuse
L'existence de la plèbe est identifiée, avant qu'elle soit nommée : « ...au fond, ce dont le capitalisme a peur, à tort ou à raison, depuis 89, depuis 48, depuis 70, c'est de la sédition, de l'émeute : les gars qui descendent dans la rue avec leurs couteaux et leurs fusils, qui sont prêts à l'action directe et violente [56]. »
Ou encore :
Une chose nous a frappés, si l'on évoque l'histoire politique récente. Personne ou presque ne parle plus de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1971. Ce jour-là et les jours suivants, des policiers ont tué dans la rue et jeté dans la Seine pour les noyer environ deux cents Algériens. En revanche, on parle toujours des neufs morts de Charonne où se termina, le 8 février 1962, une manifestation contre l'O.A.S.
À notre avis cela signifie qu'il y a toujours un groupe humain, dont les limites varient, à la merci de autres. Au XIXe siècle, on appelait ce groupe les classes dangereuses. Aujourd'hui, c'est encore la même chose.
Il y a la population des bidonvilles, celle des banlieues surpeuplées, les immigrés et tous les marginaux, jeunes et adultes. Rien d'étonnant si on retrouve surtout ceux-là devant les cours de justice ou derrière les barreaux [57].
C'est cette plèbe - ou cette partie de la plèbe - qui a été longtemps séparée du prolétariat. Avant la Révolution française, souligne Foucault, les « soulèvements populaires » associaient la plèbe marginalisée et séditieuse. Mais, déplore Foucault, au cours du XIXe siècle, « le syndicalisme ouvrier... dut, afin de se faire reconnaître, se dissocier de tous les groupes séditieux » et adopter une moralité qui « eut valeur de contrat de mariage entre le prolétariat et la petite-bourgeoisie... de 1848 jusqu'à Zola et Jaurès » [58].
Pourtant, à l'occasion de l'intervention du G.I.P, Foucault croit pouvoir constater « une première retrouvaille, une réconciliation entre une partie du prolétariat et la partie non intégrée de la population marginale » et un retour politique de la plèbe : « […] l'étonnant, c'est que les couches marginales violentes de la population plébéienne reprennent leur conscience politique. Par exemple, ces bandes de jeunes, dans les banlieues dans certains quartiers de Paris, pour lesquels leur situation de délinquance et leur existence marginales prennent une signification politique ». Et Foucault de donner des exemples de cette conscience liée à « l'apparition de nouveaux plébéiens ». [59]
Les révoltes dans les prisons ont donc ce sens : « Ce que les révoltes dans les prisons mettent en question, ce ne sont pas des détails, avoir ou non la télévision, ou l'autorisation de jouer au football, mais, au contraire, le statut de plébéien marginal dans la société capitaliste. Le statut de paumés » [60].
Qu'est-ce que la plèbe ? Foucault - qui souscrit à l'analyse selon laquelle la logique productiviste de Marx le conduisait nécessairement à se désintéresser du sous-prolétariat - s'efforce d'en tracer les contours. Il propose de comprendre le clivage entre le prolétariat et le sous-prolétariat, comme une coupure : « […] il y a dans la masse globale de la plèbe une coupure entre le prolétariat et la plèbe non prolétarisée », une « coupure dont le capitalisme a besoin ». [61] Et d'appeler à une nouvelle rencontre, pour que « il puisse y avoir entre un prolétariat qui n'a absolument pas l'idéologie de la plèbe et une plèbe qui n'a absolument pas les pratiques sociales du prolétariat, autre chose qu'une rencontre de conjoncture » [62].
Qu'est-ce que la plèbe ? L'évolution de Foucault sur ce point est manifeste : à une tentative d'identifier sa consistance sociale fait suite une rectification qui permet de la désigner comme un fait généalogique.
Dans une perspective sociologique, Foucault propose de désigner comme plèbe l'effet tout à la fois conjugué et divisé des rapports d'exploitation et des rapports de pouvoir. Dans une perspective analytique, Foucault se dégage de la tentation de substantifier la plèbe par une analytique des effets de pouvoirs : il y a « de la plèbe ».
Le refus de substantifier le pouvoir et la résistance au pouvoir est une constante de l'analytique du pouvoir et des résistances. Le pouvoir n'est pas substance : « Le pouvoir n'est pas substance. Il n'est pas non plus un mystérieux attribut dont il faudrait fouiller les origines. Le pouvoir n'est qu'un type particulier de relations entre individus [63]. » « Le pouvoir, comment s'exerce-t-il ? », telle est la question. La poser plutôt que toute autre, ce n'est en rien transformer le pouvoir en « une substance mystérieuse », au contraire [64]. « Quand j'ai commencé à m'intéresser de façon plus explicite au pouvoir, ce n'était pas du tout pour faire du pouvoir quelque chose comme une substance ou comme une fluide plus ou moins maléfique qui se répandrait dans le corps social [65]. »
La résistance n'est pas substance : « […] cette résistance dont je parle n'est pas une substance. Elle n'est pas antérieure au pouvoir qu'elle contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine [66]. »
Par conséquent, la plèbe non plus n'est pas une substance : « Prendre ce point de vue de la plèbe (...) je ne pense pas que cela puisse se confondre avec un néopopulisme qui substantifierait la plèbe ou un nouveau libéralisme qui enchanterait les droits primitifs [67]. »
Dans un premier temps, donc, Foucault semble donner à la plèbe la consistance sociale d'un sujet. Mais Foucault se rectifie lui-même : l'analytique du pouvoir qui interdit de substantifier le pouvoir et les résistances interdit d'attribuer aux résistances un sujet substantifié : la plèbe est moins une catégorie sociale que l'échappée de tous les rapports de pouvoir : cible de l'exercice du pouvoir et foyer de sa contestation ; produit de ses techniques et faille de sa reproduction ; tout à la fois point d'appui, point de focalisation, point de résistance :
Il ne faut sans doute pas concevoir la « plèbe » comme le fond permanent de l'histoire, l'objectif final de tous les assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes. Il n'y a sans doute pas de réalité sociologique de la « plèbe ». Mais il y a toujours quelque chose dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d'une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui en est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l'énergie inverse, l'échappée.
« La » plèbe n'existe sans doute pas, mais il y a « de la » plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c'est moins l'extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c'est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s'en dégager ; c'est donc ce qui motive tout nouveau développement des réseaux de pouvoir [68].
Cette figure énigmatique, soulève autant de questions qu'elle en résout. Mais est-elle plus énigmatique que certaines images du prolétariat ? Pourtant, cette figure elle-même semble se dissoudre : Foucault cesse bientôt d'y faire référence.
La question de l'acteur ou du sujet des résistances n'en demeure pas moins posée. En effet, si l'on peut concevoir l'existence de stratégies sans stratège ni sujet, du point de vue de la lutte, la question se pose différemment.
Comme le relève J.-A. Miller, « La question : “ Qui combat ? et contre qui” se pose nécessairement. Tu ne peux échapper ici à la question du ou plutôt des sujets (...) Enfin, qui sont pour toi les sujets qui s'opposent ? ». Réponse de Foucault : « Ce n'est qu'une hypothèse, mais je dirais : tout le monde à tout le monde. Il n'y a pas, immédiatement donnés, de sujets dont l'un serait le prolétariat et l'autre la bourgeoisie. Qui lutte contre qui ? Nous luttons tous contre tous. Et il y a toujours quelque chose en nous qui lutte contre autre chose en nous ». Et Miller d'en tirer la conséquence : « (...) en définitive, l'élément premier et dernier, ce sont les individus ? ». Et Foucault de reprendre : « Oui, les individus, et même les sous individus [69]. »
La dissolution du sujet ou de l'acteur des résistance n'est pas encore parvenue à son terme. mais, dès que les rapports de pouvoir sont précisément définis par une action sur des actions possibles, circonscrivant une liberté qu'ils façonnent et sur laquelle ils prennent appui, l'effacement de la plèbe dans le discours de Foucault ne laisse plus que l'image problématique de la part de liberté ménagée par les relations de pouvoir.
La liberté insoumise
En effet, l'exercice du pouvoir se définit moins comme une relation entre des partenaires ou des sujets que comme un mode d'action : « un mode d'action de certains sur certains autres », « une action sur l'action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes »., « un ensemble d'action sur des actions possibles ». Dans la mesure où ce mode d'action ne prend pas pour cible le corps de l'autre, mais son action, il se distingue de la violence [70]. Destiné à « conduire des conduites, le pouvoir est moins de l'ordre de l'affrontement que de l'ordre du gouvernement. Dès lors, dans l'exercice du pouvoir ainsi caractérisé, on « inclut un élément important : celui de la liberté » [71].
« La relation de pouvoir et l'insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées. Le problème central du pouvoir n'est pas celui de la « servitude volontaire » (...) : au cœur de la relation de pouvoir, la « provoquant sans cesse, il y a la rétivité du vouloir et l'intransivité de la liberté [72] ».
C'est donc dans la liberté des sujets que s'enracine la possibilité des résistances : « s'il est vrai que, au cœur des relations de pouvoir et comme condition permanente de leur existence, il y a une « insoumission » et des libertés essentiellement rétives, il n'y a pas de relations de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel ; toute relation de pouvoir implique donc, au moins de façon virtuelle, une stratégie de lutte (...) [73]. » « Cela veut dire que, dans les relations de pouvoir, il y a forcément possibilité de résistance, car s'il n'y avait pas de possibilité de résistance - de résistance violente, de fuite, de ruse, de stratégies qui renversent la situation -, il n'y aurait pas du tout de relations de pouvoir. (...) s'il y a des relations de pouvoir à travers tout le champ social, c'est parce qu'il y a de la liberté partout [74]. »
Les relations de pouvoir ainsi entendues sont omniprésentes et inévitables. Elles sont omniprésentes : (.. s'il y a des relations de pouvoir à travers tout le champ social, c'est parce qu'il y a de la liberté partout. » [75]. Elles sont inévitables : « Vivre en société, c'est, de toute façon, vivre de manière qu'il soit possible d'agir sur les actions les uns des autres. Une société "sans relations de pouvoir" ne peut être qu'une abstraction »[[« Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits, t. 4, p. 239.]].
Les relations de pouvoir ainsi entendues ne sont pas intrinsèquement mauvaises : « Le pouvoir n'est pas le mal. Le pouvoir, c'est des jeux stratégiques. On sait bien que le pouvoir n'est pas le mal ! Prenez par exemple les relations sexuelles ou amoureuses : exercer du pouvoir sur l'autre, dans une espèce de jeu stratégique ouvert, où les choses pourront se renverser, ce n'est pas le mal ; cela fait partie aussi de l'amour, de la passion, du plaisir sexuel [76]. »
Quelles seront alors les cibles de l'insoumission ?
2. Les cibles de l'insoumission
Il ne s'agit pas d'abolir les relations de pouvoir, mais d'en aménager l'exercice. Il s‘agit d'en critiquer et d'en contrecarrer les dangers :
Je ne cherche pas à dire que tout est mauvais, mais que tout est dangereux - ce qui n'est pas exactement la même chose que ce qui est mauvais. Si tout est dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire. Donc ma position ne conduit pas à l'apathie, mais au contraire à un hypermilitantisme pessimiste » [77]. Et Foucault de préciser : « Je crois que le choix éthico-politique que nous devons faire tous les jours, c'est de déterminer quel est le principal danger. ». Et, s'appuyant sur l'ouvrage de Robert Castel consacré à l'histoire du mouvement antipsychiatrique - La Gestion des risques - Foucault souligne que les dangers se sont déplacés des hôpitaux psychiatriques aux nouvelles formes de soins [78].
Aucune solution n'est définitive, les dangers se déplacent avec chaque déplacement du pouvoir.
« Où sont les dangers ? ». Telle est la question que Foucault retourne contre les procureurs qui accusent d'irresponsabilité tous ceux qui avaient soutenu Knobelpiess [79]. Aucune réforme de la punition, par exemple une réforme qui généraliserait les amendes au lieu de multiplier les emprisonnement, n'est exempte de danger :
Rien n'est jamais stable. Dès lors qu'il s'agit, à l'intérieur d'une société, d'une institution de pouvoir, tout est dangereux. Il est quelque chose de périlleux. En exerçant le pouvoir, ce n'est pas au mal qu'on touche mais à une matière dangereuse, c'est-à-dire dont le mésusage est toujours possible et peut avoir des conséquences négatives plus ou moins graves [80].
Parmi ces dangers, le plus important est sans nul doute celui de voir les rapports de pouvoir se transformer en rapports de domination [81].
Contrecarrer la domination .
Il faut en effet distinguer « les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre les libertés - jeux stratégiques qui font que les uns essaient de déterminer la conduite des autres, à quoi les autres répondent en essayant de ne pas laisser déterminer leur conduite ou en essayant de déterminer en retour la conduite des autres - et les états de domination, qui sont ce qu'on appelle d'ordinaire le pouvoir » [82].
La distinction entre relations de pouvoir et rapports de domination est malaisée. Elle pourtant est nécessaire, même si elle menace cependant d'être « un peu verbale ». [83] Mais à la différence des relations de pouvoir qui sont mobiles et réversibles, les états de dominations sont rigides et asymétriques. Sans être nécessairement annulé, l'espace de la liberté est notablement réduit.
Dans de très nombreux cas, les relations de pouvoir sont fixées de telle sorte qu'elles sont perpétuellement asymétriques et que la marge de liberté est extrêmement limitée. Pour prendre un exemple, sans doute très schématique, dans la structure conjugale traditionnelle de la société du XVIIIe et du XIXe siècle, on ne peut pas dire qu'il n'y avait que le pouvoir de l'homme : la femme pouvait faire tout un tas de choses : le tromper, lui soutirer de l'argent, se refuser sexuellement. Elle subissait cependant un état de domination, dans la mesure où tout cela n'était finalement qu'un certain nombre de ruses qui n'arrivaient jamais à renverser la situation [84].
Que faire face à ces états de domination ? Comment s'en affranchir quand ils existent ? Comment les éviter quand ils menacent ?
Tout d'abord, comment s'en affranchir ? Si les relations de pouvoir reposent sur la liberté et appellent son exercice, les états de domination suppose une libération. « L'exercice des pratiques de liberté n'exige-t-elle pas un certain degré de libération ? », demande-t-on à Foucault. « Oui, absolument », répond ce dernier avant de préciser que « la libération est parfois la condition politique et historique pour une pratique de la liberté » [85].
En second lieu, comment les éviter ? Le pouvoir n'est pas le mal, comme le montre l'exemple des relations amoureuses, mentionné plus haut. Et Foucault de poursuivre :
Prenons aussi quelque chose qui a été l'objet de critiques souvent justifiées : l'institution pédagogique. Je ne vois pas où est le mal dans la pratique de quelqu'un qui, dans un jeu de vérité donné, sachant plus qu'un autre, lui dit ce qu'il faut faire, lui apprend, lui transmet un savoir, lui communique des techniques ; le problèmes est plutôt de savoir comment on va éviter dans ces pratiques - où le pouvoir ne peut pas ne pas jouer et où il n'est pas mauvais en soi - les effets de domination qui vont faire qu'un gosse sera soumis à l'autorité arbitraire et inutile d'un instituteur, un étudiant sous la coupe d'un professeur autoritaire, etc. [86]
Comment les éviter en effet ? Réponse de Foucault : « Je crois qu'il faut poser ce problème en termes de règles de droit, de techniques rationnelles de gouvernement et d'êthos, de pratique de soi et de liberté » [87]. Les pratiques de liberté sont donc à la fois la garantie des jeux de pouvoirs contre les états de domination, et la fin ultime de toute libération de ces états.
Un même glissement affecte, au fil des textes, l'ensemble du réseau conceptuel du discours de Foucault. La distinction mieux établie entre rapports de pouvoir et rapports de domination semble renvoyer à des moments différents de constitution et d'action, ainsi que les rôles respectifs d'une liberté insoumise et d'une plèbe séditieuse. Et, du même coup, les cibles des résistances se dispersent sur toute la surface de la société, pour ne se concentrer, quand elles se concentrent, que sur le gouvernement.
Mettre en question le gouvernement.
Le gouvernement désigne chez Foucault, en dehors de l'usage commun qu'il préserve inévitablement, le mode d'action propre à l'exercice du pouvoir.
Les déplacements successifs de l'analytique du pouvoir, les modifications incessantes de l'analyse des relations de pouvoir et des luttes qui s'inscrivent dans ces relations, ne sont pas sans effets sur les cibles que l'analytique semble en mesure non seulement de décrire, mais de désigner.
Les résistances prennent pour cibles le biopouvoir s'insurgent contre le pouvoir qui prend la vie pour objet Foucault, dans La Volonté de Savoir le laissait déjà entrevoir : « Ce qui est revendiqué et sert d'objectif, c'est la vie ». Et de préciser, dans un contexte politique où la question des droits de l'homme retrouve une nouvelle vigueur : « C'est la vie beaucoup plus que le droit qui devient l'enjeu des luttes politiques, même si celles-ci se formulent à travers des affirmations de droit ». Ce sont des « droits à », dont Foucault dresse une liste qui n'est la exhaustive : « Le “droit” à la vie, au corps, à la santé, au bonheur, le “droit” par-delà toutes les oppressions ou ”aliénations” […] [88]. »
Ainsi, à mesure que le biopouvoir apparaît comme une forme d'existence et d'exercice du pouvoir pastoral et du gouvernement, ce sont eux viennent au premier plan comme cibles politiques. Il faut revenir sur les principales étapes de cette évolution.
Avril 1978 : Foucault, d'un même mouvement prend acte de la fin du monopole de la révolution, constate que cette fin n'implique aucune revalorisation du réformisme et souligne que les nouvelles luttes contre le pouvoir au quotidien visent le pouvoir pastoral [89].
Octobre 1979 : Foucault montre comment la rationalité politique « s'est d'abord enracinée dans l'idée de pouvoir pastoral, puis dans celle de raison d'État », souligne que « l'individualisation et la totalisation en sont des effets inévitables », et conclut : « La libération ne peut venir que de l'attaque non pas de l'un ou de l'autre de ces effets, mais des racines mêmes de la rationalité politique [90]. »
1982 : Ce sont essentiellement les formes individualisantes du pouvoir qui sont données pour cibles. Quelle est la forme de gouvernement que vise aujourd'hui les résistances ? Foucault la désigne comme « le gouvernement par l'individualisation » [91]. Elles participent des luttes qui « combattent tout ce qui lie l'individu à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres... » [92].
Que signifie « gouverner » et « être gouverné » ? C'est autour de cette double question que s'organise progressivement la réflexion de Foucault. C'est en fonction des réponses qu'elles admettent que se distribuent ses prises de position, particulièrement face à la perspective, puis à la pratique du gouvernement « de gauche ».
Au fil des textes de Foucault, l'existence même d'un acteur ou d'un sujet des résistances s'est dispersée. La « part » de plèbe s'est résolue dans les individus et leur part de liberté. Peu à peu, l'identité de l'auteur des résistances s'est dissous comme se sont dispersées, semble-t-il, les cibles de leur multiplication. Alors se dessine une politique de la sédition permanente et de subversion sans fin : l'indéfini de la lutte, la déstabilisation apparemment sans fin des mécanismes de pouvoir, les victoires provisoirement sanctionnées par des réformes. Comme si la perspective d'une révolution devait reculer sans cesse au point de disparaître... Pourtant, Foucault ne se borne pas à opter sans la prescrire pour une politique de la sédition qui exclurait toute politique de la révolution. Sa pensée est plus complexe et plus hésitante. Et il y a plus à apprendre de ses hésitations que de ses simplifications, de sa complexité que de sa légende.
Si la révolution n'est pas assurément désirable, si le soulèvement n'est pas toujours soutenable, si les réformes ne sont pas présentables et si les résistances sont vouées à se déployer sans cesse et sans fin - la politique ne saurait être qu'une politique de l'insoumission toujours recommencée. Faut-il le déplorer ?
Une politique qui s'interdit de prescrire des réformes, mais se félicite de celles que la critique et la révolte parviennent à arracher ; une politique qui trace les contours d'une révolution possible et désirable, mais ne cesse de se demander si elle est vraiment désirable, sans jamais la préconiser ; une politique qui déplace ou refuse la ligne partage classique entre réforme et révolution sans proposer de nouvel horizon ; une politique qui analyse et, le cas échéant, soutient les résistances qui lacèrent l'exercice quotidien du pouvoir et les soulèvements qui déchirent l'histoire de la domination, mais sans leur proposer de cibles - une telle politique en mérite-t-elle encore le nom ?
Faut-il l'imputer aux déplacements imposés par l'exercice de la philosophie ou aux découragements consécutifs aux méandres de la politique ? Il est vrai que, du moins dans les propos et écrits publics de Michel Foucault, la tentation d'une option politique s'efface au bénéfice d'un renforcement de l'attitude éthique qui lui donnait son sens. En-deçà de l'histoire et de la politique ? La politique comme éthique...
Henri Maler
À suivre
[1] « Préface » in R. Knobelpiesse, QHS, Quartier de haute sécurité, Dits et écrits, t. 4, p. 7.
[2] Voir notamment Didier Eribon, Michel Foucault, Le Livre de poche, Flammarion, 1989.Troisième partie : « Militant et professeur au Collège de France ».et, surtout, de David Macey, Michel Foucault, Gallimard, 1994, chapitres Xi et XII.
[3] « Qui êtes-vous professeur Foucault », entretien avec P Carus, septembre 1967, Dits et écrits, t. 1, p. 618.
[4] . « Interview avec Michel Foucault », entretien avec I. Lindung, mars 1968, Dits et écrits, t. 1, p. 655.
[5] « Interview avec Michel Foucault », art. cit., , p. 658.
[6] Foucault répond à Sartre », entretien avec J.P. Elkabach,, mars 1968, Dits et écrits, t. 1, p.-668
[7] Inacceptable, intolérable. Ces vocables parsèment les Dits et écrits : t 2, p. 177, 205, 208, 223, 419 ; t.3, p.7-9 ; t 4, 79, etc.
[8] « Conversation avec Michel Foucault », publiée en avril 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 190.
[9] Créé le 8 février 1971 à la suite d'un manifeste signé par Jean-Marie Domenach, Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet.
[10] « Préface » à Enquête sur vingt prisons, 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 195.
[11] « Je perçois l'intolérable », entretien publié en juillet 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 204
[12] « Par-delà le Bien et le Mal », entretien, Actuel, , novembre 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 231.
[13] « Les intellectuels et le pouvoir », 1972, Dits et écrits, t. 2, p. 315.
[14] « Est-il donc important de penser ? », Dits et écrits, t. 4, p. 181.
[15] « Un problème m'intéresse depuis longtemps... », 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 207.
[16] « Préface, in R. Knobelpiess, QHS : Quartier de haute sécurité, 1980, Dits et écrits, t. 4, p. 7.
[17] « Le monde est un grand asile », Dits et écrits, t. 2, p. 443.
[18] « La philosophie analytique de la politique », conférence donnée le 27 avril 1978 à Tokyo , Dits et écrits, t. 3, p. 543.
[19] « La philosophie analytique de la politique », art. cit., Dits et écrits, t. 3, p. 547.
[20] « Enferment, psychiatrie, prison », 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 348.
[21] « Enferment, psychiatrie, prison », art. cit., t. 3, p. 360.
[22] « Table ronde du 20 mai 1978 », Dits et écrits, t. 4, p. 31-32.
[23] « Est-t-il donc important de penser ? », 1981, Dits et écrits, t. 4, p. 181.
[24] « Non au sexe roi », entretien avec B.-H Lévy, Le Nouvel Observateur, 17-21 mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 267.
[25] « Théatrum philosophicum », , article dans Critique, novembre 1970, 1970, Dits et écrits, t. 2, p. 93.
[26] « À propos de la généalogie de l'éthique », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 612.
[27] « Pouvoirs et stratégies » , entretien avec Jacques Rancière, Les Révoltes logiques, N°4, hiver, 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 426.
[28] « Pouvoirs et stratégies », art. cit., p. 426..
[29] « Sexualité et politique », 1978, Dits et écrits, t. 3, p. 529-530.
[30] « Le savoir comme crime », avril 1976, Dits et écrits, t. 3, p. 85-86.
[31] « Non au sexe roi », entretien avec B.-H Lévy, Le Nouvel Observateur, 17-21 mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 267.
[32] « Introduction par Michel Foucault », 1978, Dits et écrits, t. 3, p. 433.
[33] « Qu'est-ce que les lumières », Extrait du cours du 5 janvier 1983, Dits et écrits, t. 4, p. 682.
[34] « Qu'est-ce que les lumières », art. cit., p. 687. Souligné par moi.
[35] « La grande colère des faits », Le Nouvel Observateur, 9 Mai 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 279-280.
[36] « Pouvoir et corps », entretien de juin 1975, Quel corps ?, septembre-octobre 1975, Dits et écrits, t.2 p. 758.
[37] « Entretien avec Michel Foucault », juin 1976, Dits et écrits, t. 3, p. 151.
[38] « La vérité et les formes juridiques », (mai 1973), Dits et écrits, t. 2, p. 643.
[39] « Non au sexe roi », entretien avec B.-H Lévy, Le Nouvel Observateur, 17-21 mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 266.
[40] « Non au sexe roi », art. cit., Dits et écrits, t. 3, p. 267.
[41] « La philosophie analytique de la politique », 27 avril 1978 à Tokyo, Dits et écrits, t. 3, p. 547.
[42] « La philosophie analytique de la politique », art cit., Dits et écrits, t. 3, p. 551.
[43] « Michel Foucault et le zen : séjour dans un temple zen », Japon, août-septembre 1978, Dits et écrits, t. 3, p. 623.
[44] « La philosophie analytique de la politique », avril 1978 à Tokyo, Dits et écrits, t. 3, p. 547-548. Le pouvoir pastoral, selon Foucault, prend en charge le troupeau et chacune des brebis du troupeau.
[45] Le pouvoir pastoral, selon Foucault, prend en charge le troupeau et chacune des brebis du troupeau.
[46] Hervé Malagola, « Foucault en Iran », in Michel Foucault, Les jeux de la vérité et du pouvoir, op. cit, pp. 151-162.
[47] Soulèvement (index) : Dits et écrits, t. 3, p. 130, 749 « Une interview de Michel Foucault par Stephen Riggins », Dits et écrits, t. 4, p. 534.
[48] « À propos de la prison d'Attica », 1974, Dits et écrits, t. 2, p. 534.
[49] « L'esprit d'un monde sans esprit », 1979, Dits et écrits, t. 3, p. 744.
[50] « L'esprit d'un monde sans esprit », art. cit., Dits et écrits, t. 3, p. 748.
[51] « Vivre autrement le temps », 30 avril-6 mai 1979, Dits et écrits, t. 3, p. 790.
[52] « Inutile de se soulever ? », 11-12 mai 1979, Dits et écrits, t. 3, p. 790-791.
[53] « Non au sexe Roi », entretien avec B.-H Lévy, Le Nouvel Observateur, 17-21 mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 268-269.
[54] « Préface » in R. Knobelpiesse, QHS, Quartier de haute sécurité, Dits et écrits, t. 4, p. 7.
[55] Foucault qui la mentionne (« Entretien avec Michel Foucault » (Sur L' Archéologie du Savoir ), 1971, Dits et écrits, t. 2, p. 151) connaît la position de Nietzsche sur la plèbe et sur son rôle, mais il n'en tient pas compte dans ses propres analyses
[56] « Table ronde », Esprit, mai-juin 1972, Dits et écrits, t.2 p. 334.
[57] « Enquête sur les prisons : brisons les barreaux du silence », Dits et écrits, t.2, 182.
[58] « A propos de la prison d'Attica », Dits et écrits, t. 2, p. 534.
[59] « Les intellectuels et le pouvoir », Dits et écrits, t. 2, p. 303.
[60] . « Les intellectuels et le pouvoir », art. cit., Dits et écrits, t. 2, p. 306.
[61] « Table ronde », Esprit, mai-juin 1972, Dits et écrits, t.2 p. 334.
[62] « Table ronde », Esprit, mai-juin 1972, art. cit., t.2 p. 336. Foucault revient sur ces visages de la plèbe dans son débat avec les maos sur la justice populaire. « Sur la justice populaire. Débat avec les maos », Dits et écrits, t. 2, p. 350-360. Analyse en partie rectifiée dans « A propos de l'enfermement pénitentiaire », Dits et écrits, t. 2, p. 437-438 et « Interview de Michel Foucault », Dits et écrits, t. 4, p. 663-664
[63] « Omnes et singulatim », 1981, Dits et écrits, t. 4, p. 160.
[64] « Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits, t. 4, p. 232.
[65] « L'intellectuel et les pouvoirs », Dits et écrits, t. 4, p. 750.
[66] « Non au sexe roi », entretien avec B.-H. Lévy, mars 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 267.
[67] « Pouvoirs et stratégie », entretien avec Jacques Rancière, Les révoltes logique, hiver 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 422.
[68] 5. « Pouvoirs et stratégie », art. cit., Dits et écrits, t.3 p. 421- 422.
[69] « Le jeu de Michel Foucault », juillet 1977, Dits et écrits, t. 3, p. 310-311
[70] « Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits, t. 4, p. 236-237.
[71] « Le sujet et le pouvoir », art. cit., Dits et écrits, t. 4, p. 237,
[72] « Le sujet et le pouvoir », art. cit., p. 238.
[73] « Le sujet et le pouvoir », art. cit., p. 242.
[74] « L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 720.
[75] « L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 720.
[76] « L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 727.
[77] « A propos de la généalogie de l'éthique », 1983, Dits et écrits, t. 4, p. 386.
[78] « A propos de la généalogie de l'éthique », art. cit., t. 4, p. 386.
[79] « Vous êtes dangereux », Dits et écrits, t. 4, p. 524.
[80] « Interview de Michel Foucault », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 694.
[81] Domination : (absent de l'index) : Dits et écrits, t. 4, p. 243, 589, 711, 720-721, 727, 728.
[82] « L'éthique du souci de soi... », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 728.
[83] Dits et écrits, t. 4, p. 589.
[84] « L'éthique du souci de soi... », 1984, Dits et écrits, t. 4, p. 720-721.
[85] « L'éthique du souci de soi... », art. cit., t. 4, p. 710-711 (souligné par moi). Voir également... Dits et écrits, t. 4, p. 721.
[86] « L'éthique du souci de soi... », art. cit, p. 727.
[87] Ibidem..
[88] La Volonté de savoir (1976),Tel Gallimard, p. 191.
[89] Dits et écrits, t. 3, p. 547 sq.
[90] « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique », Dits et écrits, t. 4, p. 161.
[91] « Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits, t. 4, p. 227.
[92] Ibidem.
20.09.2024 à 15:17
Contestation de l'ordre médiatique et contestation de l'ordre social
Henri Maler
Entretien paru dans L'Anticapitaliste l'hebdomadaire du NPA
- Sur les médias / Entretiens, Critiquer les médias, AcrimedTexte intégral (1362 mots)
Un entretien paru dans le n° 221 de L'Anticapitaliste, hebdomadaire du NPA, le 12 décembre 2013 et reproduit sur le site d'Acrimed (Action-Critique-Médias)
Pour les lecteurs de L'Anticapitaliste, peux-tu rappeler ce qu'est Acrimed (Action-Critique-Médias), dont tu es le principal animateur depuis sa création en 1996 ?
Le traitement médiatique avait été extrêmement défavorable aux grévistes et à tous ceux qui s'opposaient au plan Juppé, et il nous avait semblé nécessaire de proposer un outil qui pourrait produire en continu une critique des médias dominants, fondant des propositions pour leur transformation. Cet outil ne consiste pas simplement dans les débats que nous organisons ou que nous animons, dans un site Internet (créé en 1999) et Médiacritique(s), notre magazine trimestriel imprimé (depuis 2011). Acrimed est une association militante. Elle associe des journalistes et des salariés des médias, des chercheurs et des universitaires et des acteurs de la contestation sociale et politique en général. Elle s'efforce de jouer un rôle de relais militant entre tous ceux qui ont intérêt à ce que la gauche de transformation sociale (« la gauche de gauche », comme nous le disons sans plus de précision pour ne vexer personne…), non seulement n'oublie pas la question des médias, mais en fasse une question authentiquement politique. C'est par exemple dans ce but qu'Acrimed avait été à l'initiative des États généraux pour le pluralisme, qui s'étaient tenus en 2006 et avaient permis de faire converger ces différents acteurs (avec le soutien d'organisations politiques de gauche dont la LCR à l'époque).
Pourquoi est-ce que les anticapitalistes, et plus largement tous ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu'il va, devraient s'intéresser à la question spécifique des médias ? En quoi cette question est-elle importante pour une gauche qui aspire à transformer radicalement la société ?
Paradoxalement, c'est parce qu'ils croient trop souvent que les médias dominants sont tout-puissants que les contestataires négligent ce front de critique et de lutte. Ils se laissent alors tout à la fois séduire et intimider par la puissance d'endoctrinement idéologique qu'ils prêtent à ces médias. Ils se laissent séduire au point de se borner à tenter de les instrumentaliser pour faire connaître - ce qui est parfaitement légitime - leurs propositions et leurs actions. Et ils se laissent intimider au point de renoncer à critiquer les médias dans les médias et de renvoyer aux lendemains qui chantent les combats pour leur transformation. Comme s'il n'y avait rien à faire d'autre tant qu'ils n'ont pas été démocratiquement appropriés ou socialisés. Mais pour qu'ils le soient ou, du moins pour que cette perspective soit comprise et crédible, encore faut-il ne rien lâcher dès maintenant. Se soumettre aux médias dominants exclusivement pour y trouver une place – parfois dans des conditions déplorables – c'est à la fois poursuivre une efficacité qui peut être illusoire et entretenir une démobilisation regrettable sur l'enjeu qu'ils représentent. C'est leur concéder un pouvoir sur les contestataires qu'ils n'ont pas forcément quand on assume les conflits avec les tenanciers des pires émissions, les chefferies éditoriales et les nouveaux chiens de garde de l'ordre médiatique et social existant. C'est aussi abandonner les journalistes, souvent précaires, et leurs syndicats à leur isolement. C'est enfin adopter une attitude elle-même instrumentale à l'égard des médias du tiers-secteur dont l'existence est une critique en acte des médias dominants, au lieu de faire vraiment cause commune avec eux.
Quelle est cette critique dont vous dites qu'elle est radicale, intransigeante et indépendante ?
Elle est indépendante parce qu'elle n'est soumise ou subordonnée à aucune force ou pouvoir, économique, médiatique et politique. Mais elle est politique, parce que la question des médias est une question politique qui fait corps avec la question démocratique, de quelque façon qu'on entende celle-ci. Elle est radicale, parce qu'elle s'efforce de prendre la question des médias à la racine ou aux racines. Et les racines, ce sont les formes d'appropriation des médias et, notamment, la formation et les conditions de travail des journalistes qui en découlent, les rapports de pouvoir qui règnent dans les entreprises médiatiques : des entreprises qui sont à bien des égards des entreprises comme les autres et souvent pires que bien d'autres. Elle est intransigeante parce qu'elle ne se laisse ni séduire ni intimider, précisément. Pour en savoir plus, nous lire, participer à nos débats et nous rejoindre…
Mais dans le contexte actuel de crise capitaliste qui plonge des millions de gens dans le chômage et la pauvreté, est-ce que la critique des médias ne devient pas un luxe ? Autrement dit, en quoi est-il important selon toi de maintenir une critique des médias dominants ?
Nous ne sommes pas aveugles au point d'être exclusivement polarisés par la question des médias considérée isolément. Et il est vrai que l'ampleur de la crise économique, sociale et écologique est telle qu'elle sollicite des mobilisations prioritaires. Prioritaires, mais pas exclusives, les autres étant secondaires, comme on parlait il y a plusieurs années de « fronts secondaires » quand on s'en désintéressait. C'est le contraire qui est vrai : la critique des médias est en fait d'autant plus importante en période de crise que s'accroît la nécessité, pour les classes dominantes, de faire accepter des politiques d'austérité potentiellement impopulaires.
Est-ce que tu pourrais donner quelques exemples ?
Les médias ont récemment découvert qu'il existait en France des manifestations inquiétantes de racisme. Et ce sont souvent ces mêmes médias (pas tous) dont la xénophobie et l'islamophobie font le lit du racisme ou qui en sont les formes dissimulées. Il n'empêche : ils s'indignent du racisme et prétendent en découvrir les causes. Ce faisant, comme le dit le titre de l'un de nos articles, « les suspects mènent l'enquête ». De façon générale, mais il faudrait distinguer car les médias ne constituent pas un bloc indifférencié, ils adoptent comme des évidences ce qui précisément fait problème : La Dette (mais sans guère se soucier de ses origines), Les Impôts (mais sans guère se préoccuper des principales inégalités et du financement des service publics), L'Europe (toujours à amender, mais toujours dans le même sens), La Souplesse (et peu importe ses conséquences sociale), etc.
Tu disais pourtant que les médias ne sont pas tout-puissants…
Ils n'imposent pas à tous ce qu'il faut penser : leurs usagers ne sont pas des éponges. Mais ils imposent leur ordre du jour (leur agenda) et la façon légitime de poser les questions. Ils exercent des pouvoirs et non un pouvoir : pouvoir de stigmatisation (ou de consécration), pouvoir d'intimidation (ou de réduction au silence), pouvoir de cadrage des problèmes (et donc des solutions), pouvoir d'incitation (ou de dissuasion), etc. Ils n'exercent pas ces pouvoirs indépendamment de l'action des autres pouvoirs sociaux. Mais quand ces pouvoirs s'exercent dans le même sens, ils sont les auxiliaires de toutes les formes de domination sociale et politique. La contestation de l'ordre médiatique dominant est une composante de la contestation de l'ordre social existant. Non ?
Propos recueillis par Léo Carvalho
11.09.2024 à 18:09
Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias (1996)
Collectif
Texte intégral (990 mots)
À la suite du mouvement social de novembre-décembre 1995, était lancé l'appel suivant, rédigé par Henri Maler et Yvan Jossen (décédé le 1er août 2007) sur la base duquel s'est constitué l'Association (Action-Critique-Médias (Acrimed) [1].
Nous soussignés, citoyens, responsables associatifs, politiques et syndicaux, intellectuels et chercheurs, journalistes, voulons réagir à la manière détestable dont la plupart des rédactions des grands médias rendent compte de la réalité.
Le mouvement social de novembre et décembre 1995 a donné lieu à des tentatives intolérables d'étouffer la voix des acteurs sociaux (en affectant de leur donner la parole), de dénaturer leurs aspirations, d'effacer leurs propositions en les soumettant au verdict de prétendus experts.
Persuadés que la démocratie court un grand risque quand la population est privée de la possibilité de se faire entendre et comprendre dans les grands médias, en particulier lorsque la situation sociale est tendue et la nécessité du débat plus vive ;
Persuadés que l'exigence de démocratie dans les médias est déterminante dans la lutte pour instaurer une société respectueuse de l'égalité effective des droits de toutes et de tous ; Nous dénonçons :
– l'appropriation de la plupart des grands médias par les puissances financières et politiques qui s'en servent sans compter pour permettre à "ceux d'en haut" d'imposer leurs valeurs et leurs décisions à "ceux d'en bas" ;
– l'hégémonie des discours convenus et conformes, parfois à plusieurs voix mais toujours à sens unique (sur Maastricht, la monnaie unique, les grèves, les plans Juppé, etc.) ;
– les multiples dérives de l'information que nombre de journalistes sont les premiers à constater et à condamner (transformation de l'information en spectacle et du spectacle en information) ;
– la subordination fréquente des journalistes à une logique qui les prive peu à peu de leur indépendance rédactionnelle et les transforme en simples auxiliaires d'une machine dont les priorités échappent aux exigences de l'information.
C'est pourquoi nous appelons à soutenir toute action qui se donne pour objectifs :
– de conduire une réflexion critique sur le statut et le rôle des médias, sur les techniques de manipulation des discours et des images, sur les conditions d'un effectif contrôle démocratique des médias ;
– d'obtenir l'accès aux médias de tous les acteurs sociaux, en particulier des sans voix et des exclus ;
– de mener en commun avec les associations, partis, syndicats, notamment les syndicats de journalistes, toutes les actions qui permettent de promouvoir la défense et le développement de la démocratie dans les médias, l'un des enjeux majeurs de notre temps.
C'est pourquoi nous apportons notre soutien à la fondation de l'association "Action Critique Médias".
Une population en état d'ex-communication permanente, un pays qui ne peut plus (se) communiquer par le moyen des médias, et c'est la démocratie qui dépérit.
Liste des signataires au 30 mars 1996
Jean AMBLARD (journaliste), Tony ANDREANI (universitaire), Michel ANDRILLON (journaliste), Pierre ANDRILLON (journaliste), Gilbert ANDRUCCIOLI (Agora TSF), Patricia BAREAU (journaliste), Agnès BEAUDEMONT (journaliste, SNJ), Richard BEAUDEMONT (architecte), Françoise BEAUVAIS (journaliste), Anastasia BECCHIO (Celsa), Vicky BERARDI (Agora TSF), Jacques BIDET (universitaire), Antoine BILLIOTTET, Aygline BONZON (Celsa), Franck BOULOT (journaliste), Rémi BOUTON (journaliste), Alain BROSSAT (universitaire), Samantha CAGICA (Celsa), Sophie CHABOT (journaliste), Patrick CHAMPAGNE (sociologue), Bernard CHARLOT (universitaire), Pierre-Emmanuel CHARON (journaliste), Pierre-Alain COÏC (prés. Conf. nat. des radios libres), Marie-Agnès COMBESQUE (journaliste), Antoine COMTE (avocat), Sophie CREPON (journaliste), Olivier DA LAGE (journaliste), Régis Debray (écrivain, médiologue), François DIOT (aumônier écoles journalistes), Philippe DONNAES (journaliste), Mounir DRIDI (réalisateur), Dominique DUAULT (retraité, journaliste), C. DURRUTI (écrivain), Paul EUZIERE (FTH), Jean-François EVENO (journaliste), Jeanne FAVRET-SAADA (anthropologue), Jean FERRAT, Yves FRÉMION, Daniel GENTOT (journaliste), Christophe GIRARD (journaliste, SNJ), Stéphane GRAVIER (Agora TSF), Nicolas GUERBE (Celsa), Cécile JAURES (Celsa), Yvan JOSSEN (journaliste), Emmanuel JOUANNE (écrivain), Sophie JOUBERT (Celsa), Georges LABICA (universitaire), Vania LARBRISSEAU (journaliste), Tugdual LE BORU (Celsa), Joël LE TENSORER (TSF 98), Jean-Marc LEVENT, Kate LEWIN (journaliste), François Longérinas (journaliste), Guénaëlle LOUIS (Celsa), Henri MALER (enseignant), Eric MARQUIS (journaliste, SNJ), Alain MARTY (journaliste), Virginie MOREAU (Celsa), Olivier MOREL (CNRL), Dominique OTTAVI (Agora TSF), Pierre OTTO-BRUC (radiologue), Françoise PAICHER (journaliste), Aline PAILLER (journaliste, députée européenne), Marie PAIRE (Celsa), Nicole PARROT (journaliste), Marina PAUGAM (journaliste), Charles PIAGET (AC !), Elisabeth PINTO (journaliste), Helène PUISIEUX (universitaire), Guillaume QUÉVAREC (Celsa), Yvon QUINIOU (enseignant), Stéphanie QUILLET (Celsa), Maurice RAJSFUS, Danièle RENON (journaliste), Vanessa RIPOCHE (Celsa), André SCANDAUF (Agora TSF), Jacques SONCIN (journaliste, SNJ-CGT), Lucien STEINKEY, Mohamed TABI (ESJ), Jean-François TEALDI (journaliste, vice-prés. Org. int. journalistes), Thierry TEMIME (journaliste), Anne THIRIET (Celsa), Enzo TRAVERSO (universitaire), Dominique VOYNET.
11.09.2024 à 17:24
Où en est la critique des médias ?
Henri Maler
Entretien publié dans la revue Mouvements n°61
- Sur les médias / Entretiens, Critiquer les médias, AcrimedTexte intégral (5685 mots)
Entretien publié dans la revue Mouvements n°61. Propos recueillis par Samira Ouardi
Mouvements :
Pouvez-vous revenir, en guise d'introduction, sur l'histoire de votre association ?
Henri Maler : Acrimed a pour origine l'appel de solidarité avec les grévistes, lancé lors du mouvement social de novembre et décembre 1995. Au sein du collectif qui a rédigé et animé cet appel est venue l'idée de constituer un observatoire des médias en réaction au traitement du mouvement social, notamment par les médias audiovisuels. Il faudra attendre la fin de la grève et du mouvement pour que l'idée se concrétise sous la forme d'un nouvel appel, largement signé. En avril 1996, l'association était fondée. Elle a commencé son activité dans un contexte marqué par la parution, quelques mois plus tard, de l'essai de Pierre Bourdieu Sur la télévision et de l'ouvrage de Serge Halimi sur une fraction très particulière du monde des journalistes : Les nouveaux chiens de garde. Un certain type de critique des médias était relancé dans l'espace public.
M. : Au départ c'est donc un « observatoire » ?
H. M. : Oui, c'était une des idées. Mais l'objectif principal était de s'organiser pour « une action démocratique sur le terrain des médias », ainsi que le dit le titre même de l'appel fondateur.
M. : Alors que veut dire « critique » dans « Action-critique-médias » ?
H. M. : Il faut d'abord dire que lorsque nous avons créé l'association, nous n'avons voulu ni nous situer dans une filiation critique particulière, ni nous borner à honorer la vocation critique des sciences sociales… Nous avons immédiatement déployé « une activité critique » à partir d'une idée simple : une critique effective des médias doit être une critique « radicale », c'est-à-dire qui prend les choses à la « racine », comme le dit Marx. Et pour nous, la « racine », en ce qui concerne les médias, ce sont les formes d'appropriation des médias, les logiques économiques, politiques et sociales dont ils dépendent et dont dépendent les conditions de travail des journalistes, les formes et la hiérarchie de l'information, les modalités du débat médiatique, etc. Bref, l'ensemble des structures et des déterminations qui gouvernent, de façon diversifiée, l'orientation des médias et l'activité des journalistes. Et « critique » veut dire à la fois examen et contestation, très simplement. Cet examen et cette contestation nous les exerçons avec pour objectif de travailler à une transformation de l'ordre médiatique existant, de peser en faveur de cet objectif.
Il faut insister sur le fait que nous sommes une association militante, nous « militons » pour une transformation de l'espace médiatique et de ses structures. Du côté de certains chercheurs et universitaires qui se présentent parfois comme « contestataires », on prétend juger nos productions à l'aune des travaux en histoire des médias, en économie des médias, sociologie des médias. Comme s'il suffisait de réciter une bibliographie pour s'acquitter du devoir d'intervenir dans la mêlée. Or ce que nous faisons c'est descendre dans l'arène (et parfois dans la rue) pour partager la critique des médias avec ceux qui peuvent agir en faveur de la transformation de l'ordre médiatique. Et nous le faisons en adossant cette activité aux savoirs qui permettent de saisir les structures et les déterminations sociales qui gouvernent le microcosme médiatique. Par conséquent, nous prenons appui sur « toutes » les analyses qui permettent de nourrir et d'outiller cette démarche. Une chose est de répliquer chaque fois que des imbécillités sont énoncées à propos d'auteurs comme Pierre Bourdieu ou Noam Chomsky ; autre chose serait d'en faire des références absolues, exclusives et indiscutables. La sociologie de Pierre Bourdieu est l'une de nos références, mais comme le sont d'autres auteurs et d'autres courants de sciences sociales. Quant à Noam Chomsky, je vais faire un aveu : j'ai lu La fabrication du consentement (qui aurait pu me servir de point d'appui depuis longtemps…) il y a deux mois seulement… Heureusement, d'autres adhérents d'Acrimed l'avaient lu avant moi. Ce que nous faisons c'est de l'économie, de la sociologie, de l'histoire des médias « à l'état pratique ». Mais pour être adhérent d'Acrimed, on n'est pas obligé de s'inscrire dans une seule filiation et d'exhiber un titre universitaire !
M. : Quelles sont alors les formes de cette critique qui pour vous est une pratique ? Quels moyens avez-vous choisi pour agir ?
H. M. : Je voudrais revenir d'abord sur cette idée que nous faisons de la sociologie « à l'état pratique ». Évidemment, l'évaluation, l'observation et la critique des médias que nous pratiquons sont nourries de la lecture et de la connaissance des travaux de sciences sociales. Mais pour nous « informer sur l'information », comme nous le disons, cela consiste d'abord à analyser « sur le vif » quelle information est produite et comment elle est produite. Notre vocation n'est pas d'engranger un corpus en vue de la rédaction d'une thèse – bien que notre travail puisse être mobilisé par des étudiants et des chercheurs. Ces analyses, faites « sur le vif » (cette précision est importante), ont vocation à être mises à la disposition des publics les plus larges possible. Pour cela, il faut sortir de l'enceinte universitaire et « transgresser les limites de la bienséance académique », comme le disait Bourdieu. Sortir du huis clos des conférences de rédaction, aussi.
C'est déjà une forme d'action. Comme l'est l'animation de notre site qui bénéficie d'une très large audience. Nous essayons de rendre légitime une critique « externe » des médias qui ne se soucie pas de plaire et de complaire. Et de jouer un rôle d'aiguillon. Je crois que nous l'avons correctement joué jusqu'ici. Le désamorçage de la critique des médias par des émissions de radio ou de télévision (à chaque chaîne la sienne…) n'entame pas la légitimité de notre critique, bien au contraire. En tout cas, la critique externe que nous pratiquons, même si elle défrise les chefferies éditoriales (et quelques pseudo-experts) est de mieux en mieux accueillie, sans avoir pour autant émoussé son tranchant. Il existe en particulier de nombreux journalistes et syndicats de journalistes qui désormais travaillent avec nous, dès que cela est possible et cela même s'ils peuvent être en désaccord avec nous sur certains points. Nous avons ainsi contribué, il me semble, à faire en sorte que ces journalistes et leurs syndicats se préoccupent d'une critique publique non seulement des conditions d'exercice de leur métier, mais également du contenu même de l'information. Ils l'auraient sans doute fait sans nous, mais je crois que nous avons joué un rôle d'accélérateur.
Autre forme d'action : les débats. C'est une forme d'action parce qu'il est crucial de faire de la question des médias l'objet de débats publics. Les intervenants d'Acrimed, ainsi que ceux du Plan B ou du Monde Diplomatique (qui concourent efficacement, dans des registres différents du nôtre à la critique des médias), ont animé des centaines de débats publics, je dis bien des centaines, organisés par nous-mêmes ou en liaison avec des associations, notamment ATTAC ou les « Amis du Monde Diplomatique », des universités d'été, des formations politiques. Nous l'avons fait pour que la question des médias redevienne ce qu'elle avait cessé d'être : une question politique.
En même temps, nous avons essayé de favoriser des convergences. Nous l'avons fait par exemple à l'occasion du forum social de Paris Saint-Denis en 2003. Nous avons, dans le même esprit, joué un rôle décisif dans l'impulsion et la tenue d'« États généraux pour le pluralisme », qui n'ont pas eu un énorme écho médiatique mais qui ont eu un rôle important car ils ont été un moment de rencontre entre des acteurs qui jusque-là ne se parlaient pas : associations de critique des médias, syndicats de journalistes, médias du tiers secteur qui, à l'occasion des sessions de ces États généraux, ont élaboré des plateformes significatives.
Que ce soit à travers ces États généraux ou de façon indépendante, nous avons joué un rôle dans l'interpellation des forces politiques et dans la relance de quelque chose qui avait disparu : des rapports de discussions, parfois conflictuelles, entre des associations de critique, des syndicats de journalistes et les médias associatifs, mais aussi avec les différentes forces politiques, qui, toutes, à commencer par les forces politiques de gauche, toutes tendances confondues, avaient véritablement déserté la question des médias pendant plusieurs décennies. Pour parler comme certains économistes, on constate aujourd'hui « quelques signes de reprise »…
En ce qui concerne les autres modes d'action, il faut admettre qu'une association comme Acrimed est d'abord une « association passerelle » qui essaie de favoriser des actions communes, mais ne dispose que de peu de moyens d'action de masse autonomes. Par exemple, un appel à manifester contre les menaces qui pèsent sur l'AFP, lancé par nous et nous seuls, a peu de chances d'être très efficace.
M. : Vous parlez de « remettre » la question des médias au centre du débat public, d'en « refaire » un problème politique. Là-dessus plusieurs questions s'imposent : quand les médias ont-ils cessé d'être une préoccupation politique ? Pourquoi ? Et quels éléments font, en 1995, qu'il y a une urgence à réinvestir cette question ?
H. M. : Nous n'avons pas tout de suite pris la mesure du vide politique qui entourait la question des médias. C'est notre propre activité qui nous l'a rendu de plus en plus évident : depuis des décennies, les forces politiques que l'on qualifie parfois de « progressistes », qu'elles se réclament ou non de la gauche du gouvernement, ont multiplié les dérobades et les reculades, les silences et les capitulations. Le dernier programme cohérent de transformation des médias, venu de forces de gauche – j'ai dit « cohérent », je n'ai pas dit « valide »… – c'est le « programme commun » d'union de la Gauche en 1972. On peut aller plus loin et souligner que les gouvernements de gauche, sous la présidence de Mitterrand, ont été des acteurs importants d'une phase essentielle dans la privatisation des médias en France : ce n'est pas un gouvernement de gauche qui a privatisé TF1 en 1986, mais c'est un gouvernement de gauche qui, en confiant la 5 et Canal Plus à des propriétaires privés, a pour partie légitimé par avance la privatisation de TF1. On n'a, d'ailleurs, pas fini de mesurer les conséquences d'une politique qui a miné pour longtemps la perspective d'un service public de l'information et de la culture.
M. : Vous avez évoqué les diverses formes que revêt désormais la critique des médias. Est-ce que sa généralisation ne banalise pas la vôtre ?
H. M. : Je ne crois pas. Sans même parler de la critique médiatique des médias dans les médias dominants, je crois que la nôtre se distingue des autres formes de critique des médias existantes dans l'espace public sur deux versants : le versant explicatif et le versant politique.
Notre critique ne consiste pas seulement à dénoncer des dérapages, des erreurs, des « emballements », ou des personnes mais, en partant de ce qui est visible (mais qu'il faut rendre visible) et nommable (mais qu'il ne faut pas craindre de nommer), à chercher à mettre en évidence les logiques économiques, sociales et politiques qui sont à l'œuvre. Par exemple, les relations de connivence ne relèvent pas seulement de relations strictement personnelles : celles-ci renvoient à des proximités sociales repérables et à des formes de « corruption structurelle », comme les désignait Bourdieu dans une alliance de mots apparemment antinomiques. On nous reproche parfois de pratiquer une critique ad hominem. Encore faut-il s'entendre sur ce que l'on entend par là. Même quand nous ne lésinons pas sur les traits satiriques, nous refusons une critique qui s'efforcerait d'invalider un argument en s'en prenant aux caractéristiques physiques ou psychologiques de celui qui le soutient. Mais en quoi serait-il malséant de prendre à partie des personnes, non pour ce qu'elles sont individuellement, mais pour ce qu'elles révèlent ou représentent socialement ? Nous pouvons donner le sentiment d'avoir des « têtes de turc », mais elles ne sont jamais que des cibles visées en raison des rapports de pouvoir et de domination qu'elles illustrent et confortent.
Sur cette question je voudrais insister sur l'étonnant paradoxe suivant : quand on fait la critique du microcosme médiatique, de ses différenciations, mais aussi de ses structures, il se trouve toujours de bons esprits pour dénoncer le caractère « abstrait » de cette critique ; mais quand on nomme ceux qui occupent des positions déterminées au sein de ce microcosme, on nous dit « vous prenez à partie des individus ». Et dans les deux cas, quelques idiots utiles nous attribuent une « théorie du complot » : la lutte contre le conspirationnisme imaginaire, variété molle de la lutte contre l'antisémitisme imaginaire, permet à peu de frais de se dispenser de toute critique effective des médias.
Bourdieu a fait les frais de ce double discours (trop « abstrait », trop « concret »), même dans son travail de sociologue. Quand il décrit, dans Homo academicus, un espace de positions sociales, on lui reproche d'avoir dissimulé des personnes derrière une analyse « abstraite ». Et quand dans Sur la télévision, pour essayer de rendre compte d'un certain nombre de pratiques, de position sociales, de rapports de pouvoir, il nomme des individus précis, de grands moralistes lui reprochent d'avoir perdu toute décence. Et bien nous refusons cette fausse pudeur qui tolère éventuellement la dénonciation des rapports de domination, mais à condition de ne pas nommer ceux qui occupent les positions dominantes…
Voilà pour ce qui concerne le versant explicatif de notre critique. Et puis il y a son versant politique…
M. : Avant de revenir sur ce versant politique, une dernière question sur votre critique : Y a-t-il des positions analytiques qui ont changé pour vous depuis votre constitution ?
H. M. : Je crois qu'il y a des questions sur lesquelles nous sommes plus vigilants que nous ne l'étions initialement. Nous avons un plus grand souci de distinguer la critique des pratiques médiatiques et la critique des positions politiques correspondantes. Ce que nous critiquons à travers une prise de position politique ce n'est pas ou pas prioritairement la prise de position en elle-même, mais la pratique journalistique qui la sous-tend : les défaillances souvent graves de l'information ou le défaut de pluralisme des débats, par exemple. Notre critique ne relève pas de la contre-propagande.
En même temps, nous avons travaillé à une meilleure prise en compte des conditions de travail des journalistes. Il nous est arrivé d'épingler des journalistes, alors qu'ils n'étaient pas maîtres de ce qu'ils faisaient. Les meilleurs – ils existent… - sont, dans certaines conditions, capables du pire. Nous tâchons désormais d'être plus attentifs aux effets des conditions de production de l'information et d'essayer de distinguer le plus finement possible ce qui relève du choix éditorial assumé par le journaliste de ce qui relève des conditions générales de production de l'information. Critiquer le travail des journalistes est une source de conflits et de malentendus permanents avec nombre d'entre eux. Mais nous l'assumons. Critiquer les journalistes, c'est s'exposer à une réplique, souvent hargneuse, selon laquelle on n'y « connaît rien », parce qu'on n'a pas « les mains dans le cambouis ». C'est à la fois banal et faux. Banal, car c'est la rhétorique habituelle du « professionnel », qui résiste à tout effort d'objectivation en mettant en avant que lui « sait de quoi il parle ». Et c'est oublier un peu vite que nous bénéficions de l'expérience des nombreux journalistes qui sont membres de notre association ou qui nous écrivent. Nous essayons de tirer parti, à égale dignité, des savoirs professionnels, des savoirs militants et des savoirs scientifiques. C'est notre originalité : ni syndicat de journalistes, ni association de contestataires, ni département du CNRS. Ou, plutôt, les trois à la fois…
M. : Si je comprends bien, en quinze ans d'existence environ, vous avez contribué à changer le contexte politique de questionnement sur les médias. Qu'est-ce qui, selon vous, a permis, en termes de formats d'action, ce premier accomplissement ?
H. M. : Nous avons eu la prudence de penser que les actions de masse ne pouvaient relever de la seule activité d'Acrimed. Et pas seulement, comme je l'ai dit, parce que nous n'en avons pas véritablement les forces. Nous avons préféré considérer que pour passer à l'action il fallait contribuer à la constitution de réseaux d'action et soutenir des actions dont nous ne pouvions être les seuls acteurs. En particulier, nous avons pris soin de ne pas court-circuiter les principaux acteurs collectifs : ni les principaux syndicats de journalistes et plus généralement le mouvement syndical et les associations de lutte (car pour nous la critique des médias ne concerne pas que les journalistes), ni les forces politiques (en les interpellant et en entretenant avec elles des rapports de discussion et de confrontation).
Nous croyons que cette ligne d'action doit être poursuivie. Cela a évidemment été couronné d'un succès inégal et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il existe beaucoup de publics qui se sentent concernés, beaucoup moins qui se sentent mobilisables. Ensuite, il faut souligner que nous venons de très loin : la plupart des mouvements contestataires ont avec les médias un rapport purement instrumental. Autrement dit, ils ne se posent, lorsqu'il s'agit des médias, que la question suivante « comment s'en servir ? », sans même s'interroger sur les moyens de s'en servir sans leur être asservis. Combien de contestataires contestent les médias quand ils interviennent dans les médias ? Combien considèrent qu'une arène démocratique doit être conflictuelle et qu'il ne faut pas se dérober aux conflits avec certains journalistes ou sur certaines pratiques journalistiques ? Combien mettent en cause les stratégies économiques des propriétaires des médias ou du pouvoir politique, ou les orientations éditoriales adoptées par un certain nombre de médias qui se défendent d'être de parti pris ? Combien contestent les formats des émissions dans lesquelles il leur arrive de passer ? Fort peu et très rarement.
M. : Tout de même, ces questions de cadrage médiatique, de contraintes formelles et de structures de pouvoir problématiques au sein des médias, sont des questions qui font l'objet de discussions internes au mouvement social. La preuve, vous êtes intervenus dans les forums sociaux, dans lesquels il y avait des axes spécifiques qui concernaient ces questions…
H. M. : C'est vrai, et nous ne prétendons à aucun monopole. Nous n'oublions pas, par exemple, l'existence de cette critique en acte qu'est la critique portée par les médias du tiers secteur et par de nombreux sites sur Internet : elle est indispensable à la revitalisation démocratique de l'espace médiatique. Nous les soutenons et les considérons comme une composante à part entière d'une lutte commune. C'est pourquoi nous nous sommes réjouis de la présence de certains d'entre eux dans le cadre des États Généraux pour le pluralisme, notamment, pour que la confrontation soit possible avec les syndicats de journalistes et que nous puissions converger (ou diverger) ensemble. Et nous sommes d'ailleurs l'un de ces médias : le site d'Acrimed est un média indépendant, associatif et autogéré.
Pour revenir à votre question, le problème ce n'est pas que les mouvements contestataires s'interrogent sur les formats. L'important c'est qu'on ne peut pas faire de la question des médias une question politique sans modifier son rapport aux médias. Tant que des associations, des syndicats, des forces politiques, sous couvert de faire entendre leurs positions dans les médias, se taisent sur la question des médias, tant qu'ils croient que leur silence sur cette question est le prix à payer pour disposer de tribunes médiatiques, la critique des médias est occultée. Bien sûr, nous n'avons pas l'intention de prescrire à qui que ce soit le comportement à adopter vis-à-vis des médias. En la matière, nous faisons seulement deux propositions simples aux acteurs collectifs : tout d'abord, nous proposons une analyse du champ de bataille médiatique, car c'est un champ de bataille ; ensuite nous les incitons à traiter cet espace comme un champ de bataille, c'est-à-dire de ne pas se soumettre à tous les diktats du cirque médiatique et de ne pas oublier de critiquer les médias dans les médias.
Il est à la fois déconcertant et triste que la question des médias n'ait été posée dans les médias, lors de la dernière présidentielle, que par François Bayrou. Et qu'il ait fallu attendre le conflit qu'il a introduit lui-même avec les médias, pour des raisons de positionnement tactique sans doute, mais peut-être aussi pour de vraies raisons politiques, pour que le Parti socialiste et sa candidate réaniment une proposition qui a été faite dix fois depuis 1972 et à chaque fois oubliée quand la gauche est parvenue au pouvoir : en finir avec les liaisons dangereuses entre les médias et les groupes qui bénéficient de marchés publics. On est en droit d'attendre d'eux non qu'ils réussissent, mais au moins qu'ils tentent d'accomplir ce qu'ils proposent. Jusqu'alors, ça n'a pas été le cas.
M. : Vous êtes engagés dans ces actions depuis bientôt quinze ans. Alors, au-delà de la remise en débat de la question médiatique, la situation de l'espace médiatique a-t-elle, de votre point de vue, changé depuis 1995 ?
H. M. : Oui et non. Commençons par le rôle des « nouveaux chiens de gardes » : l'analyse de Serge Halimi, publiée en 1997, décrit une situation qui n'a pas bougé. La quarantaine de journalistes qui occupent une place disproportionnée dans le débat public et délimitent le périmètre des questions dicibles et la façon de les poser, sont toujours là. L'arrogance de ces « prescripteurs d'opinion » a culminé en 2005 lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. Ces serviteurs du pluralisme anémié et des pensées dominantes semblent inamovibles. Dans le même temps, la situation globale des médias a beaucoup changé : leur financiarisation s'est accélérée, la révolution numérique bénéficie d'abord aux groupes les plus puissants, en même temps qu'elle fragilise la presse écrite généraliste, le secteur public est appauvri, etc. Et l'écart ne cesse de se creuser entre les sommités de la profession et les soutiers de l'information, de plus en plus précarisés. Les premières se croient indépendantes, parce que, ajustées à leur fonction, elles font « spontanément » ce que leur fonction leur prescrit. Les seconds confondent trop souvent la relative indépendance individuelle dont ils jouissent et la dépendance collective qui est la leur. Encore cette relative indépendance n'existe-t-elle pas partout et seulement pour ceux qui bénéficient d'emplois stables. Et, dans tous les cas, les journalistes ne vivent pas en état d'apesanteur sociale, et comme dans tous les métiers, ils compensent souvent leur dépendance sociale par des mythes professionnels : l'indépendance n'est alors que l'un d'eux, parfois même parmi les journalistes les plus précaires convaincus de faire le plus beau métier du monde. C'est assez dire qu'il est moins facile qu'il n'y paraît d'introduire des grains de sable dans la « machine »… sans changer la « machine »…
M. : Voilà pour ce qui n'a pas changé voire qui n'a cessé d'empirer, qu'est ce qui a changé alors ?
H. M. : Ce qui a changé c'est notamment le développement de la critique des médias sous diverses formes. On la trouve partout : des « médiateurs » présents dans un certain nombre de médias, aux émissions de décryptage (qui ne décryptent presque rien) ou sur la vie des médias (qui en réalité sont des émissions sur les people médiatiques)… Bref il n'y a pas un média qui n'ait sa rubrique ou son émission dans laquelle il prétend « analyser » les médias. C'est trop souvent (mais pas toujours…) la version marchande de la critique des médias et elle est florissante. À côté de cette critique médiatique des médias, on a vu apparaître, notamment sur Internet, une critique des médias multiforme, constituée indépendamment de la nôtre ou, plus ou moins ouvertement en écho ou en opposition à celle que nous pratiquons, notamment à travers des blogs et certains sites indépendants. Et c'est très bien. Même « Arrêt sur image » dont la critique sur France 5 ne dépassait guère les limites du simple décryptage plutôt complaisant est devenu plus corrosif en passant sur la toile. Simplement cette critique-là souffre, à nos yeux, de deux faiblesses qui permettent de penser que nous avons toujours un rôle spécifique à jouer. Tout d'abord, elle a en général (ce n'est pas toujours le cas) une faible teneur explicative. Mais surtout, elle n'a, sauf exception, aucune ambition politique. Enfin, il y a une dernière catégorie de critique des médias qui s'est développée. Je pense aux initiatives à l'articulation de la critique des médias et de la proposition de transformation des médias : « l'Appel de la colline » impulsé par Médiapart ou « les Assises du journalisme » impulsées par Jérôme Bouvier notamment. Ce sont souvent des initiatives dont nous ne partageons pas ou pas totalement les objectifs et les modalités. Mais elles sont le signe que ça bouge.
M. : Ce développement de la critique des médias sous des formes diverses a-t-il transformé le rapport qu'entretenait avec elle le mouvement social ?
H. M : Sur ce point, il me semble que la situation est très contradictoire : je crois qu'aujourd'hui il y a une prise de conscience de l'importance de la question médiatique ; mais malheureusement cette prise de conscience ne s'est pas suffisamment traduite en actes.
D'abord pour une mauvaise raison : le rapport instrumental aux médias dont j'ai déjà parlé perdure. Une association comme Attac a beaucoup œuvré en faveur du débat public que nous avons (avec d'autres…) mené sur la question des médias. Les réunions publiques auxquelles nous avons participé ont souvent été organisées par des comités d'Attac ou dans le cadre des universités d'été d'Attac. Pourtant il a été quasiment impossible d'obtenir d'Attac une prise de position publique claire sur la question des médias. Il est pour le moins étrange qu'une association qui lutte contre la mondialisation libérale se dérobe ainsi car les médias ne sont pas des proies, mais des acteurs de cette mondialisation, et ils n'en sont pas les observateurs, mais les propagandistes. On pourrait dire cela d'autres forces contestataires : quand Olivier Besancenot va chez Drucker en pleine « réforme » sarkozyste de l'audiovisuel public, il s'efforce de donner la parole à des salariés que l'on n'entend jamais dans ce genre d'émission, mais il ne dit pas un mot du fait qu'il parle sur une chaîne menacée dans ses moyens et son rôle.
Le maintien de ce genre d'attitude est fondé sur une surestimation de la puissance des médias. C'est d'ailleurs la croyance dans le pouvoir des médias qui alimente le pouvoir des médias. Bref, les forces politiques et le mouvement social dans leur ensemble (il y a bien sûr des exceptions) cèdent au pouvoir d'intimidation des médias, c'est-à-dire à l'idée selon laquelle la médiatisation est l'élément décisif, en toutes circonstances, pour faire connaître ses idées, ses luttes et ses propositions ; or c'est le cas parfois mais pas toujours. Et surtout ça l'est beaucoup moins souvent qu'on ne le dit : il suffit d'avoir quelques connaissances en sociologie de la réception pour en être convaincu.
Enfin, même si l'importance de la question médiatique est apparue progressivement à ceux qui ne la considéraient pas jusque-là, la crise économique, sociale et écologique a pris, depuis plus d'un an, une telle ampleur qu'elle est devenue, plus que jamais, la priorité qui oriente les mobilisations des acteurs du mouvement social. Il ne faudrait pas que cela se transforme en alibi… C'est dire, en toute modestie, l'importance de notre existence car nous sommes les seuls à porter, sur le terrain des médias, une critique à la fois intransigeante, le cas échéant virulente, explicative et de dimension politique.
M. : Mais en quoi consiste ce « versant politique » que vous avez plusieurs fois évoqué ?
H. M. : Critiquer non pour le plaisir, mais pour rendre sensible la nécessité, voire l'urgence de transformations de l'ordre médiatique existant. Nous avons fait des propositions en ce sens que l'on n'aura sans doute pas le temps de détailler au cours de cet entretien. Quelques-unes d'entre elles ont été mises en discussion dans des syndicats, des associations ou des forces politiques, et parfois reprises. De façon plus générale, on ne peut que se féliciter chaque fois que, avec ou sans nous, des propositions sont à nouveau clairement formulées. Encore faut-il que ces propositions ne soient pas purement décoratives, mais fassent l'objet d'actions et de mobilisations en leur faveur. Que tous les acteurs collectifs s'en emparent. Qu'elles se nourrissent d'une critique rigoureuse et sans complaisance. Qu'elles soient formulées « dans l'air toujours agité de la contestation » (pour piquer à Foucault l'une de ses formules). Sinon, elles resteront des chiffons de papier.
M. : Si je comprends bien, la priorité maintenant ce n'est plus de diffuser la critique des médias mais de contribuer à impulser un mouvement social de transformation des médias, un mouvement transversal. Dans cette perspective, quid de l'international ? Puisque les médias sont des acteurs de la mondialisation cette lutte ne doit-elle pas être transnationale ?
H. M. : C'est vrai. Mais une remarque générale d'abord : ce que fait ou ne fait pas une association, surtout quand elle est constituée comme la nôtre exclusivement de bénévoles qui ont d'autres engagements, n'est pas toujours une question d'orientation, mais de forces. Cela explique en particulier que nous n'ayons pas vraiment développé notre action en dehors de l'hexagone. Difficulté supplémentaire : en dehors des États-Unis, il y a, en général, très peu d'équivalents d'Acrimed, se dédiant exclusivement à une critique indépendante et externe. Et quand ils existent ou ont existé nous avons eu des difficultés à entrer en contact avec eux. Cela dit, il existe évidemment partout des formes ou des instances de critique des médias, particulièrement dans les pays où cette critique est très directement une composante des conflits sociaux et politiques. Mais il est vrai que l'absence d'action internationale concertée se fait particulièrement sentir à l'échelle européenne, alors que la réorientation des politiques médiatiques peut difficilement se faire exclusivement à l'échelle nationale. Les syndicats de journalistes en sont conscients, mais cela ne suffit pas.
M. : Bref, vous dites que ce qui freine l'efficacité de la critique des médias comme projet politique c'est le manque de force général du mouvement social.
H. M. : Oui. Mais aussi les réticences à s'en emparer. Pendant des décennies, quand ils se sont battus, les journalistes et les salariés des médias l'ont fait de manière isolée, comme si la question des médias ne concernait qu'eux. Alors que dans tous les autres secteurs publics ou d'enjeu public, les luttes ont dépassé les acteurs centraux : que ce soit pour les transports, l'hôpital, l'enseignement, ou dernièrement la Poste. Or tant que la question des médias n'est pas une question dont s'emparent tous les acteurs contestataires de la vie sociale et politique, on n'est pas à la hauteur des enjeux. Le jour où cela arrivera peut-être qu'on dissoudra Acrimed… •
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