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Francis PISANI
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MYRIADES


▸ les 20 dernières parutions

04.02.2025 à 08:18

Quand l’empire du milieu change de continent et l'IA d'échelle ≈064

Francis Pisani

À l’Amérique de Trump qui choisit le chemin brutal des Mixed Martial Arts, la Chine répond par une figure de Taï-Chi. L’affrontement se précise.
Texte intégral (2396 mots)

Bonjour,

« La vraie guerre commence » écrit Jean-Michel Bezat dans sa chronique publiée sur le site du Monde le lundi 3 janvier. Je crois qu’il a raison et que ces quinze derniers jours nous donnent une idée de la façon dont les deux principaux acteurs s’y engagent, en termes symboliques, mais pas que.

Le style adopté par Trump pour son retour à la Maison Blanche et l’irruption au timing précis de DeepSeek, une intelligence artificielle chinoise, permet de se faire une idée de comment chacun des adversaires de la grande conflagration géopolitique de cet encore début de siècle (il s’annonce très long) entend passer à l’étape suivante de la confrontation.

Un autre Empire du milieu ?

Et si le monde venait de basculer, le « moyeu » changer de continent ?

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Le pays se vivant comme « Empire du milieu » - immense étendue de terres centrée sur elle-même - est aujourd’hui le nouvel espace impérial conçu et dessiné par Trump2 qui rêve sans doute d’une Amérique « Great Again » pour quelques millénaires.

Ses appétits déclarés pour le Canada, le Groenland, Panama et les Philippines visent à mettre les États-Unis au centre d’une masse territoriale protégée par des limbes distantes du centre, auto suffisante en énergie, forte de ses percées en intelligence artificielle et dotée d’un marché permettant à ses plus grosses entreprises de s’enrichir à gogo.

En termes symboliques, la mainmise se manifeste par le changement de nom du golfe du Mexique en golfe de l’Amérique. Un pluriel aurait été plus élégant, surtout si on y ajoute la mer qui divise et réunit les Caraïbes et l’Amérique centrale, région que j’ai baptisée Bassin des Ouragans (Cuenca de los huracanes en espagnol) et à laquelle le Secrétaire d’État, Marco Rubio, consacre son premier voyage pour en marquer l’importance.

A l’inverse, la suspension de l’aide humanitaire au reste du monde montre le manque d’intérêt et presque le mépris qu’on a pour lui.

En se déplaçant, la notion « d’empire du milieu » conserve son sous-texte : tous ceux qui n’en sont pas sont des « barbares ».

La Chine module sa stratégie

Comme si elle voulait souligner ce renversement des rôles (que Trump ne se fasse pas trop d’illusions), la Chine a choisi le même moment pour lancer sur le marché DeepSeek, une mini intelligence artificielle ultra puissante qui a semé la panique à Silicon Valley comme à Wall Street.

La technologie pure n’est pas, ici, la partie la plus importante.

Les deux points à retenir pour les non-spécialistes sont :

  • Son ouverture. Elle est « open source » ce qui permet à qui veut de copier et adapter les processus utilisés ;

  • Sa frugalité. Son gros travail sur la qualité des algorithmes permet d’utiliser des chips moins chers et de consommer moins d’énergie.

Un tel modèle « remet en question les idées reçues sur les ressources nécessaires à la recherche et au développement de l'IA de pointe, ouvrant ainsi la voie à un écosystème de l'IA plus diversifié et plus inclusif » peut-on lire sur la newsletter The Sequence. Tout le contraire de la stratégie exposée en grande pompe le lendemain du retour de Trump à la Maison Blanche avec le projet Stargate reposant sur un investissement de 500 milliards de dollars sur 4 ans.

Pour Azeem Azhar, analyste britannique des plus pertinents, l’émergence d’une solution bien plus économe (en données, en puces et en énergie) était « attendue ». Toutes les innovations s'affinent entraînant ainsi une accélération dans son adoption. La surprise, selon lui, est que l’amélioration vienne de Chine.

À Trump qui dit, symboliquement, nous sommes si gros et disposons de tant d’argent que personne ne pourra jamais nous rattraper, une petite startup chinoise répond, ne vous affolez pas, nous faisons aussi bien qu’eux et mettons notre savoir faire à disposition de la terre entière.

C’est, côté américain, la puissance et la brutalité des Mixed Martial Arts, dont sont fans Elon Musk et Mark Zuckerberg, contre, côté chinois, une des multiples figures en esquive du Taï-Chi. Je vous laisse choisir entre deux noms de mouvements : « partager à égalité », qui me semble un peu optimiste, et « l’aigle se retourne en vol ».

Mais ne vous trompez pas il s’agit bien de guerres à de multiples niveaux. A peine DeepSeek est-elle devenue l’application la plus téléchargée sur l’AppStore, le site de la compagnie a été victime de cyber attaques malveillantes . Étatiques ou privées ? Les deux sont possibles. L’investisseur David Baverez nous l’a annoncé il y a près d’un an avec son livre Bienvenue en économie de guerre que je ne saurais trop vous recommander.

Guerre tous azimuts en fait.

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Un monde en résonance

Force, puissance, brutalité, vous choisirez l’adjectif qui vous paraît le mieux adapté. J’y vois une pratique d’autant plus inquiétante qu’elle correspond à l’air du temps et que les pires s’y complaisent, à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières.

  • Aux État-Unis mêmes, Trump s’en prend à ceux qui ne sont pas d’accord avec lui… anciens collaborateurs, juges ou médias. On commence à parler de coup d’État;

  • Poutine a ouvert le chemin en assassinant Navalny et en envahissant l’Ukraine;

  • Le gouvernement de Netanyahou a décidé de « refaçonner le Moyen Orient » quoi qu’il en coûte… aux autres.

  • Modi réprime les Musulmans indiens et Xi les Ouïgours, sans états d’âme.

  • Les petits en profitent. Kagame, le rwandais, se dépêche de leur emboiter le pas en envahissant une des régions les plus riches du Congo voisin. Qui aura le culot - ils n’en manquent pas pourtant - de le lui reprocher ?

Pas Trump, en tous cas, qui mène le bal en nous inondant de décisions dont le rythme de publications semble plus important encore que le contenu même. Un style de gouvernement que le philosophe hongkongais Jianwei Xun qualifie dans un article pour Le Grand Continent (et dans un livre) de « gouvernement par l’hypnose » ou « hypnocratie ». Un « système où le contrôle s’exerce non pas en réprimant la vérité, mais en multipliant les récits au point que tout point fixe devient impossible. »

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23.01.2025 à 11:45

L’armée de Dieu de Trump ≈063

Francis Pisani

A tout ce que vous avez lu sur la direction prise par Trump au début de son second mandat il faut ajouter qu’il dispose d’une armée de croisés fanatiques et violents;
Texte intégral (2849 mots)

Impérial ! Autoritaire ! Dangereux ! Prometteur ! Historique ! J’en passe et des pires…

Malgré l’hyper couverture médiatique et le tintamarre des sonneries d’alarmes tirées de toute part, ce qui nous lisons, voyons, entendons et qui nous inquiète concernant Trump2 reste en dessous de la réalité.

La crainte sur laquelle j’attire votre attention aujourd’hui est, qu’en plus, il ouvre les portes à l’éclosion d’une religion fondamentaliste, en gestation depuis plus de 30 ans, et à son armée de croisés.

The Atlantic - Illustration by Nicolás Ortega. Sources: Kevin Liles / Sports Illustrated / Getty; Penta Springs Limited / Alamy.

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Connue sous le nom de Nouvelle Réformation Apostolique (NAR en anglais) elle représente une profonde transformation du christianisme américain et son adoption de positions de plus en plus radicales. Le mouvement qui attire des dizaines de millions de personnes de différentes confessions est celui qui croît le plus vite. Plus de 40% des chrétiens (y compris des catholiques) se retrouvent dans ses valeurs.

En « guerre » (le terme n’est pas de moi) depuis des années ces gens voient dans le « nouveau » président l’envoyé chargé d’accélérer le retour du royaume de dieu. Ils ont activement participé au soulèvement du 6 janvier 2020. Trump, Musk et le vice-président Vance y puisent tout le soutien qu’ils peuvent.

L’armée de dieu sort de l’ombre

L’article le plus complet sur la NAR (il n’y en a pas beaucoup) a été publié par The Atlantic sous le titre : The Army of God Comes out of the Shadows (L’armée de Dieu sort de l’ombre). Il est écrit par Stephanie McCrummen, prix Pulitzer (le plus prestigieux) pour ses travaux passés. Comme il est en anglais, et que l’accès est payant, je me permets de vous en signaler les points les plus importants.

  • Il commence par le récit d’une soirée de prières dans une étable en Pennsylvanie deux jours après la victoire électorale de Trump2. Une sorte de « war room » dans laquelle « Au moins une personne, et parfois des dizaines, avaient prié chaque minute de chaque jour pendant plus de 15 ans pour la victoire qui semblait maintenant à portée de main. Dieu était en train de gagner. Le Royaume arrivait. »

  • Radicale plus encore que conservatrice, la NAR se donne depuis 1996 pour mission de « construire le Royaume » ce qui veut dire, en termes clairs : « détruire l'État laïque avec des droits égaux pour tous, et le remplacer par un système dans lequel le christianisme est souverain. En pratique, le mouvement a mis toute la force de Dieu du côté de l’économie capitaliste de marché. »

  • Issu de cette mouvance et soutenu par J. D. Vance, un livre intitulé Unhumans (Non-humains), décrit les opposants politiques comme des « non-humains » qui veulent « détruire la civilisation elle-même ». Le livre affirme que ces « non-humains » doivent être « écrasés ». « Notre étude de l'histoire nous a amenés à cette conclusion : La démocratie n'a jamais réussi à protéger les innocents contre les non-humains », écrivent les auteurs. « Il est temps d'arrêter de jouer selon des règles qu'ils refusent. »

  • Certains chercheurs attentifs à l’évolution de ce mouvement y voient « le mouvement religieux le plus significatif du XXIème siècle », celui qui « fournit les fantassins pour démanteler l’état séculier ».

  • Dans un livre intitulé The Violent Take it by Force, Matthew D. Taylor, chercheur à l’Institut d’études islamiques, chrétiennes et juives précise que les leaders de la NAR ont été les « principaux architectes théologiques » de l’insurrection du 6 janvier 2021 dont les acteurs viennent d’être graciés et que leur « [Leur] ordre du jour [agenda en anglais] c’est maintenant Trump ».

    Faith leaders, including major figures in the New Apostolic Reformation movement, pray with Donald Trump at the White House in 2019. (Storms Media Group / Alamy)

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Pourquoi c’est vraiment inquiétant

Nous aurions tort de sous-estimer le phénomène, comme le font trop de médias (à commencer par le New York Times), que cette dimension semble gêner.

  • Trump, qui se dit (il finira bien par le croire, si ce n’est déjà le cas) « miraculé » depuis l’attentat manqué auquel il a échappé, a toujours bénéficié du soutien des mouvements religieux les plus conservateurs. Cette fois, ça va plus loin.

  • Plus grave, parce que plus diffus et donc plus difficile à saisir, il doit une grande partie de son succès politique à la solitude des plus défavorisés, des hommes jeunes, d’un peu tout le monde. Or on n’a rien trouvé de mieux jusqu’à présent que les religions pour donner un sens de communauté.

  • Face aux difficultés que la nouvelle administration risque de rencontrer au moment de passer des promesses aux actes, recourir à une foi plus organisée et d’autant plus efficace qu’elle repose sur une structure non hiérarchisée en réseaux, risque d’être particulièrement tentante. Nous en avons vu un exemple lors de ce meeting perturbé où plutôt que de parler de son programme celui qui n’était alors que candidat s’est , tel un preacher, à bercer la foule au son, entre autre, d’Ave Maria.

  • Une telle évolution peut parfaitement convenir aux géants de la tech algorithmique qui privilégie l’émotion, donc la montée aux extrêmes et s’accorde à merveille avec la fragmentation et les cassures du monde. Ces géants qui le soutiennent à fond et viennent de manifester leur allégeance.

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Un 21ème siècle fondamentaliste ?

Revenons, pour conclure, à la fameuse phrase attribuée à Malraux selon laquelle il aurait dit « Le 21ème sera religieux ou ne sera pas ». Une phrase qu’il a, lui-même maintes fois contesté préférant le terme « spirituel » voir « mystique » (nous y sommes).

Le vrai sujet semble être la forme que prennent les différentes fois.

Le nombre de croyants tend à se réduire. C’est inégal, bien sûr, mais c’est globalement vrai, notamment aux États-Unis. En 1991, 6% des Américains se déclaraient non-religieux. Ils sont 30% aujourd’hui. Mais ceux qui restent sont de plus en plus intolérants, extrémistes, violents…

Le monde est divisé, selon eux, en bons (qui partagent la même croyance) et en méchants (tous les autres). Les premiers s’arrogent vite le droit de tuer les seconds. C’est d’autant plus grave qu’ils se mêlent de plus en plus de politique, souvent manipulés par ceux dont c’est le métier. Guerres de religions et conflits politiques s’entremêlent.

On le voit dans le monde musulman mais pas que, et loin de là. Les forces soutenant le gouvernement de Netanyahou (qui a participé à un évènement de la NAR) en Israël et celui de Modi en Inde jouent cette carte.

Plus choquant encore au vu de la perception dominante que nous avons d’eux, même des bouddhistes se sont engagés sur cette voix (dans le massacre des musulmans au Myanmar).

Je crains que le 21ème siècle ne soit intolérant et violent. La technologie y contribue. La fragmentation (ou les cassures) du monde aussi. Ainsi que la méta-mutation dans laquelle nous sommes engagés sans savoir vers quoi elle nous entraîne.

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05.01.2025 à 18:51

2034, roman réveil ≈062

Francis Pisani

J’adore quand la fiction permet de démasquer le réel sans y rester collé, quand elle aide à se poser de bonnes questions, surtout s'il s'agit de risques réels.
Texte intégral (3613 mots)

Bonne année à toutes et tous…

Commençons par un bon livre pour aborder presque sereinement ce qui nous attend (spoiler : je ne parle pas de dissolution).

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Un roman… Mais je vous préviens, celui-ci imagine comment nous pourrions nous retrouver happés dans l’engrenage d’une conflagration planétaire.

Parler de la mort n’a jamais tué personne. Parler de guerre non plus j’espère. Et un bouquin qui tient la route est trop précieux pour être ignoré. Surtout s’il est utile.

Source : Wikipedia

2034, le livre

2034, tel est le titre, a été publié aux États-Unis en 2021 avec un sous-titre on ne peut plus clair : A Novel of the Next World War, soigneusement gommé de l’édition française par peur, j’imagine, d’inquiéter. C’est pourtant là une de ses vertus principales : il alerte en mettant en scène ce qui pourrait bien arriver… après-demain… ou plus tôt.

Les deux auteurs savent ce que « guerre » veut dire.

Ancien Marine, Elliot Ackerman a commandé des troupes spéciales en Afghanistan et en Irak. Le New York Times review of Books estime d’un de ses premiers romans qu’il « a fait quelque chose de courageux en tant qu'écrivain et d'encore plus courageux en tant que soldat : il a touché, pour de vrai, la culture et l'âme de son ennemi. » Un art qu’on retrouve dans 2034.

Ancien commandant du groupe d'attaque naval mené par le porte-avions Enterprise dans le Golfe Persique de 2002 à 2004, l’amiral James Stavridis a occupé plusieurs postes de commandement en chef dont celui de l’OTAN. Il connaît par coeur les différents théâtres d’opérations traités dans le livre : la mer de la Chine du sud revendiquée par Beijing, Kaliningrad cette obsession russe, ou le détroit d’Ormuz, position stratégique dont le contrôle peut changer les flux mondiaux d’énergie, entre autres.

Ensemble, ils nous donnent un vrai thriller structuré autour de l’inévitable affrontement des deux superpuissances de notre époque qu’ils font démarrer par un piège tendu par le Chinois. Les Américains s’y précipitent la tête la première et s’empêtrent, entraînant leurs ennemis dans un emmêlement dont personne ne sait plus comment se dégager.

On y voit une femme commodore en charge d’un destroyer américain dont l’escadre est anéantie sans qu’elle comprennent pourquoi, sur le moment.

Un pilote de chasse US dont l’avion se fait aspirer au dessus de l’Iran sans, lui non plus, s’expliquer comment.

Escadre-chine-pa-20243110-Zonemilitaire/Opex360.com.jpg

Un amiral chinois diplomate en poste à Washington dont je ne vous dirai pas plus.

Un ministre de la défense et membre du politburo de Beijing qui s’inspire de Sun Tzu (impossible d’y couper) pour berner une présidente américaine modérée et craignant de paraître trop faible…

Un officier irascible des Gardes révolutionnaires iraniens qui, incapable de foutre une simple baffe à son prisonnier, complique la situation, peut-être à dessein.

Un analyste américain d’origine indienne qui a le plus grand mal à gérer une crise planétaire en même temps que la garde de sa fille dont il a quitté la mère.

Une amiral russe qui, suivant les instructions de Poutine, toujours au pouvoir, profite de la situation pour rattacher Kaliningrad à la mère patrie.

Le tout est tissé de tensions et de jalousies familiales, amoureuses ou professionnelles qui, loin d’être le centre du livre, lui donnent une chaleur humaine et en rend la lecture facile.

Elle est aussi utile.

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Lire 2034 permet de comprendre comment :

  • l’affrontement se jouera sur plusieurs théâtres à la fois et fera intervenir des alliances et des rivalités entre puissances secondaires tout aussi surprenantes que les technologies alors que l’Europe, sauf la Russie ne joue pas le moindre rôle;

  • une fois lancée, la logique des inter-actions, devient incontrôlable du fait des relations entre les différentes composantes de l’ensemble.

Mais, le livre n’est pas totalement pessimiste. Un shiva ex machina permet d’éviter, non sans difficulté, l’embrasement généralisé.

Pas vraiment pessimiste

Contrairement au mythe de la fin du monde qui ressort de siècle en siècle les auteurs ont l’intelligence de ne pas faire de quelques échanges de charges nucléaires une affaire définitive. Loin de là. On modifie la composition du Conseil de Sécurité de l’ONU dont on fait déménager le siège loin de New York comme de Beijing. Dommage qu’il faille une guerre pour cela.

Mais pourquoi recommander un tel livre qui n’est au fond, qu’une hypothèse concernant un futur, somme toute, lointain ?

  • Parce qu’elle est vraisemblable et que si nous attendons la veille pour nous réveiller il sera trop tard.

  • Parce que ces deux militaires américains reconnaissent l’importance des revendications des pays affectés par 5 siècles de domination occidentale et n’hésitent pas à écrire, en plus, que « L'Amérique que nous croyons être n'est plus celle que nous sommes. . . . ». Et la Chine pas encore… Quant aux Européens qui, sauf la Russie, sont inexistants dans cette grande conflagration, ils feraient bien d’admettre que cela vaut pour eux plus encore.

Encore des doutes ?

Sachez que le nouveau secrétaire de l’OTAN, Marc Rutte, prévoit une guerre majeure dans les cinq ans qui viennent. « Nous devons adopter un état d’esprit (mindset) de guerre » a-t-il déclaré le 12 décembre 2024, juste avant Noël.

« Réveillez-vous » m’a suggéré comme titre de ce billet un ami à qui je racontais l’histoire…

A quelle heure ?

PS - N’oubliez pas, avant de regarder vos montres, que l’actu court très vite derrière la fiction comme l’indiquent ces trois infos (parmi plein d’autres) de ces dernières semaines :

  • Deux câbles sous-marins de communication ont été coupés en Mer baltique. Le hasard ne faisant jamais si bien les choses on parle de sabotages dans lesquels seraient impliqués un bateau russe, un chinois et un chinois piloté par un Russe.

  • Des Chinois ont hacké le Département Trésor américain (l’équivalent, en France, du Ministère de l’économie et des Finances) et, ainsi, gagné « accès à certains documents non classifiés ».

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  • Quant à Donald Trump il a souhaité un « joyeux Noël au gouverneur du Canada, Justin Trudeau, dont la fiscalité est beaucoup trop élevée. Si le Canada devenait notre 51ᵉ État, les taxes seraient réduites de plus de 60%, toutes les entreprises doubleraient immédiatement de taille et les Canadiens bénéficieraient de la protection militaire la plus importante au monde. » Idem pour les « habitants du Groenland, qui est nécessaire aux États-Unis pour des raisons de sécurité nationale, et qui veulent que les États-Unis soient là—et nous y serons ! » Et ce n’est pas tout, comme le montre la carte ci-dessous trouvée sur Le Grand Continent sous le titre “Noël avec Empire”.

Carte partagée plus de 4,2 milliers de fois, avec plus de 5 millions de visualisations par le compte X (ex-Twitter) @EndWokeness.

Bonne année à toutes et tous…

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20.12.2024 à 15:11

Trouver l’IA sur la plage ≈061

Francis Pisani

Ce n’est pas l’IA qui va « manger le monde », mais ce dernier qui l'absorbe. Bonne nouvelle.
Texte intégral (3078 mots)

Autant y aller franco… Marc Andreessen, un des investisseurs les plus puissants de Silicon Valley, se trompe (et/ou nous trompe) quand il proclame - c’est devenu le mantra de toutes celles et ceux qui s’intéressent au sujet - que « le software, » puis que « l’intelligence artificielle va manger le monde ».

Nous assistons, au contraire, au fait que le monde est en train de digérer les deux. Je crois vraiment que c’est important.

world-eating-software-JustinGarrison.com

La vraie place de l’IA

Commençons par une question embarrassante (pour moi) : et si je m’étais trompé en choisissant « Ce truc change tout » comme titre de mon premier billet pour Myriades ?

Jolie, cette formule marketing (qui a fait la fortune de l’iPhone) n’aide pas vraiment à comprendre ce qui se passe depuis deux ans (apparition de ChatGPT).

Que l’IA et les technologies de l’information (on ne peut les séparer et quand je dis « IA » c’est à ce duo que je me réfère) chamboulent un peu tout ne fait pas de doute.

Je persiste et signe.

L’erreur pourrait bien se trouver dans le fait que je donne l’impression de mettre le « truc » en question au centre des multiples mutations qui nous emportent. Et là, j’ai des doutes. Me serais-je laisser embobiner par le discours dominant chez les technophiles ?

Clairement.

Car, si elle est toujours présente quelque part, l’IA n’est pas toujours au premier plan.

Elle participe aux mutations planétaires, les accompagne, les amplifie, mais n’est que rarement - encore - la cause de quoi que ce soit d’essentiel sur le temps long.

CAS-er.educause.edu-Credit Mark Allen Miller 2018

Le livre n’a pas créé l’époque

L’IA contribue au développement de la médecine, de la politique, de la guerre. Mais ce sont les changements sociaux, climatiques, culturels, économiques et politiques de nos sociétés qui comptent le plus.

Ou, plutôt, leurs inter-actions.

C’est vrai pour toutes les technologies.

Prenons un exemple passé : l’invention de Gutenberg a facilité la circulation des critiques du catholicisme mais n’a créé ni la Réforme ni la Renaissance, auxquelles ont contribué tout autant les « découvertes » de Copernic, Galilée ou Colomb et, plus encore, les mutations sociétales de cette période.

Accélérateur de l’extension du phénomène dans le temps et l’espace, le livre n’a pas créé l’époque.

On gagne toujours à prendre en compte les composantes technologiques des évènements, mais c’est aux inter-actions (bis repetita…) entre les différentes dynamiques qui les utilisent qu’il faut prêter le plus d’attention.

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Un emmêlement de crises

J’ai du mal à croire, à accepter, que le plus important aujourd’hui - comme le laissent entendre trop d’informations récentes sur l’intelligence artificielle - soit d’être au courant des mille recours d’Elon Musk, Marc Andreessen et le gang des algorithmes et de la data, pour gagner encore plus de milliards.

Même leurs incertitudes sur la meilleure façon de pousser leurs technologies au maximum ne me semble pas concerner directement les non-professionnels.

Il est un sujet, par contre, auquel nous gagnerions tous à consacrer plus d'attention : l’emmêlement de crises planétaires risquant de dégénérer en violences et destructions paroxystiques.

C’est là, il me semble, que l’avenir se joue le plus sérieusement. Là que nous pouvons trouver les motivations (purpose en anglais) les plus fortes. Là qu’il convient de faire attention au rôle joué par l’IA et ceux qui l’utilisent comme levier de puissance. Là que comprendre pour anticiper prend tout son sens.

Dès 1976 Edgar Morin a tenté de lancer la « crisologie, » néologisme rugueux mais clair. Pour avancer, il a développé la notion de « polycrises » (Dynamique des relations ≈032) remise en usage récemment par Adam Tooze, professeur à l’Université de Columbia qui précise :

« Une polycrise n'est pas seulement une situation où l'on est confronté à des crises multiples. Il s'agit d'une situation telle que […] le tout est encore plus dangereux que la somme des parties » en raison des inter-actions entre ces différentes sources de tensions, voir de conflits, voir de guerres.

Prenons deux exemples :

  • La crise ukrainienne a facilité le renversement d’Assad, qui relance à son tour les appétits de Daesh sur la Syrie, la montée des tensions entre le gouvernement turc et les Kurdes, l’appétit de Netanyahou pour le Golan et pourrait transformer le pays en nouveau trou noir attracteur d’instabilités armées.

  • La crise climatique entraîne une extension de l’ère géographique favorable aux moustiques et donc des victimes potentielles de la malaria ou de la dengue (500 millions de personnes supplémentaires en 2050 selon certaines études). A l’inverse - les crises sont aussi des opportunités disent les chinois - elle pousse certain.e.s d’entre nous à augmenter leurs consommations de fruits et de légumes ce qui est bon pour la santé.

  • L’IA peut-être utile (pour prévoir certains développements météo par exemple). Mais nous ne pouvons pas lui faire totalement confiance.

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Inter-actions…

Nous avons besoin de prendre un peu de distance, de la regarder sous un autre angle. Nous avons besoin d’une théorie, d’un outil conceptuel permettant de mieux gérer l’outil technologique.

Il existe.

C’est un domaine scientifique encore relativement peu connu et passionnant à explorer, celui de la complexité. Un mot dont il serait dangereux d’avoir peur.

Mais ça veut dire quoi, concrètement ?

Le plus simple (sic), pour commencer, consiste à distinguer « compliqué » et « complexe ».

Mon premier désigne un ensemble de composants, nombreux mais connus, dont les relations (explicables dans un livre imprimé) sont prévues. Un avion par exemple.

Mon second nomme un ensemble d'éléments inter-agissant sans coordination centrale, sans plan établi par un architecte, et menant spontanément à l'émergence de propriétés nouvelles. Il est fréquent de résumer la notion en disant que, dans un tel cas, le tout est supérieur à la somme des parties (voir Tooze, plus haut).

C’est pas faux, à condition de bien comprendre qu'inter-actions et émergence impliquent des processus dynamiques. Une cellule, un réseau social ou des inter-actions algorithmiques, par exemple.

IA et complexité apparaissent ainsi comme complémentaires.

Enfin la plage…

Petit exercice, plutôt agréable… pensez à une plage… espace de rêve, mais aussi de vie et d'inter-actions.

Chacune à son niveau, l’IA et les sciences de la complexité peuvent vous aider à mieux la comprendre. Question - littéralement - de granularité.

« L’échelle macro est significative pour nous. L'échelle micro est significative pour l'IA » explique Helen Edwards sur son site Artificiality. L’IA peut trouver dans les grains de sable - aussi nombreux que les données qu’elle traite - des motifs liés à la géologie locale ou à l'impact écologique des vagues et des tempêtes sur le microbiote du sable.

Prêt à oublier plantes et vie animale, un être humain s’intéresse plus facilement à la présence des surfeurs, des familles, de celles et ceux qui sont là pour simplement bronzer, peut-être en lisant. Des réseaux sociaux y émergent à partir de relations très simples entre individus comme entre potaches d’un même bahut ou un simple flirt amorcé la veille.

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L’accès à une « IA du sable », permet aux humains qui comprennent les inter-actions de l'écologie, de la géologie, de la météorologie et de l'activité humaine de se concentrer sur les processus donnant lieu à l’émergence de propriétés nouvelles dans différents domaines.

Cela pourrait bien être le type de connaissances dont nous avons besoin pour dégager les chemins les moins scabreux entre toutes ces crises.

Tourbillonnantes, elles ne vont pas disparaître d'elles-mêmes. Notre appétit pour les bonnes nouvelles ne sera que mieux satisfait si nous faisons l’effort de les comprendre, si nous avons le courage d’en parler.

J’y reviendrai donc…

En attendant, je vous souhaite des fêtes joyeuses, aimantes et chaleureuses…

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18.11.2024 à 17:25

Quand le mensonge est le message ≈060

Francis Pisani

La vérité est ce que je dis… ou comment Trump dévoile le secret de la communication et des fragilités de la démocratie aujourd’hui.
Texte intégral (4234 mots)

Bonjour à vous,

Reprenons la conversation après quelques semaines de silence de ma part. Rien dans ma vie privée n’y a contribué, mais je dois reconnaître avoir été bouleversé par la gravité des événements les plus récents. J’ai beaucoup lu et relu, écouté, vu, tenté de comprendre. Jusqu’à l’exaspération. Comme vous peut-être.

Pour mieux comprendre la tech et l’IA, comment s’en servir et s’en protéger, il me semble essentiel de prendre le temps de la situer dans notre monde qui bouge, pas seulement de son fait. Nous aurons plein d’occasions de revenir sur l’impact du duo Trump-Musk dans ce domaine.

Pour le moment, au cœur de nos multiples crises, on trouve la chronique d’une victoire annoncée contre laquelle les mieux intentionnés, chez ceux qui en avaient les moyens, n'ont rien su faire. Facile à critiquer. Mais vain. Comme de traiter Trump ou les Américains de cons. Mauvaise habitude qui ne mène nulle part.

Et si on prenait le problème à l’envers me suis-je alors demandé. Peut-être a-t-il du génie ? Peut-être a-t-il compris quelque chose qui nous échappe ?

Mais quoi ?

Voici mon hypothèse. Parlons-en. Dites ce que vous en pensez. Par mail ou en ajoutant des commentaires que tout le monde peut lire.

A vite…

Quand le mensonge est le message…

Image trouvée sur Salon.com rappelant que le Washington Post a compté 30.753 contrevérités (untruth) proféré par l’ex et futur président lors de son premier mandat

Légions, les arguments avancés pour expliquer le retour triomphal de Trump portent le plus souvent sur le jeu politique : vote des femmes, des hommes jeunes, évolution des noirs et des latino-américains, découpage des circonscriptions électorales ou rôle des médias d’extrême droite, entre autres. Leur nombre même empêche de voir l’essentiel : la variable Trump ! L’homme qui a exploité avec génie (malfaisant de mon point de vue) un secret de la communication :  le mensonge comme message.

Une martingale restée longtemps dans l’ombre parce que les élites étaient d’accord pour n’en pas abuser. Ne sert-elle pas aussi bien le monde économique que politique ?

C’est fini depuis qu’un homme sans surmoi a décidé d’arrêter de faire semblant. Un processus mûrement mis au point au fil des années mais que l’on peut saisir en regardant une courte vidéo révélatrice.

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Le jour où il a cessé de faire semblant

Imaginez un.e prof qui transforme ses cours en rave parties au lieu d’enseigner mais dont les élèves ont le bac avec mention. Y’a un truc ! C’est ce qui s’est passé avec Trump au cours d’un meeting tenu en Pennsylvanie le 14 octobre dernier. Il faisait chaud. Deux personnes se sont évanouies.

Ça suffit en a conclu l’ex-président en quête de réélection : « Ne posons plus de questions. Écoutons simplement de la musique. Faisons-en une musique (sic). Who the hell wants to hear questions, right? (Qui donc a envie d'entendre des questions ?) »


Ça a duré 39 minutes pendant lesquelles le public s'est remué au son d’Ave Marias et de tubes comme Y.M.C.A tirés de sa playlist de Spotify.

Révélateur ? Pas qu’un peu ! Il vide de sens le meeting, moment sacré (mais vite barbant) de toute campagne politique. Il dit aussi clairement que possible « vous n’avez rien à foutre de ce que je pourrais vous dire et moi rien des questions que vous pourriez me poser ». Ce qui compte c’est d’être ensemble, le reste n’est que billevesée, un mensonge auquel nous ne croyons plus.

Peurs, incertitudes et désaffections

Le bonhomme réussit d’autant mieux qu’il s’exprime dans un contexte de crises multiples et atterrantes pour les Américains comme pour le reste de la planète.

  • Les États-Unis sont effectivement moins dominants qu’avant. Ce que confirme involontairement le dernier mot du slogan « Make America Great AGAIN ». De quoi inquiéter ceux qui y vivent.

  • L'accroissement des inégalités fait douter des promesses du système.

  • La Chine est décidée à reprendre la place de première puissance mondiale. Et les anciens pays colonisés demandent une profonde remise en question des équilibres mondiaux imposés dans le cadre de cinq siècles de domination occidentale.

  • Des millions (des dizaines, des centaines de millions ?) d'humains voudraient s'installer aux États-Unis, pour fuir des crises économiques, politiques ou climatiques. Trump a si bien compris  cette dernière qu’il la nie avec l'espoir que sa réalité alternative sera suffisante pour dissuader. Doux rêve mensonger, comme sa promesse « d’arrêter les guerres ». Promesse-mensonge évidente.

Trump l’a emporté en ignorant, dans ses discours, faits et réalités tels que nous les concevons.  « La vérité est ce que tu dis » lui avait enseigné son mentor, l’avocat corrompu Roy Cohn, véritable héros du film dans lequel le milliardaire de l’immobilier n’est encore que The Apprentice.

Mais l’élève a largement dépassé le maître en appliquant à la vie politique et en le déformant à l’extrême le vieux conseil du poète britannique Coleridge expliquant que, dans tout récit de fiction, le lecteur suspendra volontiers son jugement quant à l'invraisemblance de la narration si l’auteur introduit "de l'intérêt humain et un semblant de vérité". C’est dans tous les manuels de Hollywood pour apprentis scénaristes.

Celui de Trump va plus loin : Adieu le simulacre ! Disons n’importe quoi… ou dansons sans rien dire ! Il accélère ainsi la transformation de la politique en spectacle dont il est le héros avec sa passion et sa réussite comme éléments faisant oublier le reste.

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Pire encore, il a compris que la création massive de réalités alternatives - privilège traditionnel des religions, était à sa portée. N’invoque-t-il pas, notamment depuis l’attentat dont il a été la victime, sa « mission divine » ? Une façon d’autant plus forte de créer des liens qu’elle repose toujours sur le « storytelling » les histoires qu’on se raconte ensemble et qui, de ce fait créent des liens comme l’explique le sociologue Hartmut Rosa dans son surprenant livre La démocratie a besoin de religion.

Dans un tel contexte, les explications traditionnelles ne suffisent pas pour expliquer le raz de marée porteur du futur président. Même la perte croissante de confiance dans les institutions, la désaffection chez les plus défavorisés. Et même le fait que la gauche molle ne résout pas leurs problèmes économiques « de classe », alors que ses élites s’en éloignent sur les sujets appelés « culturels » aux États-Unis comme le changement climatique, le « care » ou la défense des groupes marginalisés.

Graph produit par le Financial Times

Restait à en profiter.

La recette

Deux livres nous disent tout ce qu’il faut savoir. L’un sous forme de roman et l’autre d’essai : Le mage du Kremlin et Les ingénieurs du chaos. Tous deux du même auteur Gerardo da Empoli, l’Ottolenghi de la cuisine politique d’aujourd’hui. A lire.

Contentons nous, aujourd’hui, d’une recette express et commençons par ce que nous n’avons pas envie de reconnaître, un peu comme l’épluchage des légumes :

  • Tout indique, y compris un fascinant entretien accordé à Playboy en 1990 (confirmé par The Apprentice), qu’il est très intimement convaincu que le reste du monde abuse de l’Amérique (je préfère dire États-Unis), que celle-ci doit réaffirmer sa puissance et que pour avancer il faut être tough (dur, fort, coriace), voir brutal, et gagner sans la moindre considération pour tout ce qui casse.

  • Depuis sa position de mogul, il sait aborder ce que l’on appelait jadis en France le « petit peuple », donner l’impression de le bien traiter, de l’écouter vraiment. Il utilise sa richesse pour donner l’espoir de réussir à ceux-là même qui n’y parviennent pas.

  • Son talent personnel s'appuie sur une longue pratique de la communication.

Il montre depuis ses premiers combats dans l’arène new yorkaise que : ni la dénonciation de ses mensonges ni les révélations sur ses turpitudes   n’ont le moindre impact sur lui. L’important est qu’on parle de Trump. Une leçon archi-connue que les médias classiques, grands contributeurs à son succès n’ont pas comprise, ni en 2016 ni, ce qui est plus grave, en 2024.

Il a forgé sa compétence en s’adaptant à toutes les formes en vogue au cours des 30 dernières années : tabloïds au moment de la construction de sa Trump Tower, télé-réalité, Twitter très tôt et, au cours des derniers mois, les podcasts conversationnels sans questions embarrassantes mais avec une très forte audience.

La recette de Trump lui permet de se libérer à la fois du vieil adage de McLuhan selon lequel le médium est le message et de celui de Roy Cohn lui inculquant « la vérité est ce que du dis ». Elle repose sur un un raisonnement à la fois audacieux et simplissime : les mensonges deviennent vérité, quel que soit le médium, du moment qu’ils provoquent des émotions. Regardez, si vous ne l’avez pas encore fait, la vidéo insérée plus haut.

Chaud devant… les risques

La répétition de son succès invite à s’interroger. Et si la tromperie, pour ne pas dire le mensonge, était la réalité de la communication (sa vérité ?). C’est en tous cas ce qu’elle véhicule trop souvent, comme le révèlent la plupart des publicités auxquelles nous sommes exposés des milliers de fois par jour aussi bien que les promesses si rarement tenues des candidats aux élections politiques.

Pas besoin, ici, de trancher. Une chose semble claire pourtant : qui fait du mensonge son message ne peut s’en tenir à une victoire électorale.

C’est tout un pan de la société qui pourrait basculer. Commençons par une image simple.

« La catégorie du ressenti se superpose désormais à celles de la vérité et du fait. Ainsi de la météo et des mesures de la température qui affichent à la fois le degré vérifié par les thermomètres et le niveau « ressenti » censé intégrer la force du vent » explique joliment le philosophe français et professeur à New York, François Noudelmann, dans son tout récent livre Peut-on encore sauver la vérité ?

Juste avant d’ajouter que « Le gouvernement par les émotions a toujours été la marque des régimes autoritaires, cependant que les démocraties étaient supposées en appeler à la raison des citoyens ».

Presque en écho, le politiste hongrois Balint Magyar explique dans le New York Times, que « le populisme offre une résolution des problèmes sans contraintes morales » alors que « la démocratie libérale offre des contraintes morales sans résoudre les problèmes».

« Trump promet que vous n'avez pas à penser aux autres » ajoute-t-il.

Encore une promesse, un mensonge, qu’il semble difficile de transformer en réalité sans passer à un régime autoritaire, car « les autres  » manquent rarement de frapper à votre porte…

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04.10.2024 à 13:18

Où mène la suprématie en intelligence artificielle ≈059

Francis Pisani

La panoplie de programmes d’intelligence artificielle utilisée par les Forces de Défense d’Israël est assez puissante pour contribuer à transformer ceux qui l’utilisent. Mérite réflexion...
Texte intégral (3810 mots)

Les programmes d’intelligence artificielle dont s’est doté Israël aident à comprendre ce qui se passe au Moyen Orient depuis un an, en particulier au cours des dernières semaines et, sans doute, demain. On en parle peu mais une recherche un peu poussée permet d’en saisir l’ampleur et son impact sur l’évolution des pratiques de Tsahal à Gaza et au Liban, pour le moment.

« Nous inventons les outils. Ils nous transforment. Il en va ainsi depuis le galet biface qui, modifiant l’alimentation de ses inventeurs, a ouvert la voie à Homo Sapiens. Il y a 3 millions d’années. Pareil avec l’IA, sauf qu’il faut décider qui commande. » Ces phrases viennent de mon billet IA, politique et mythes grecs ≈014 et datent de Juillet 2023. Nous pouvons maintenant passer aux réalités du monde d’aujourd’hui.

+972.Slide-33-Chef centre AI Unit 8200-Diapo d’une présentation faite par le chef IA de l’unité responsable des opérations clandestines

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De « L’Alchimiste » à « Où est papa ? », une panoplie de programmes  d’IA 

Israël dispose d’une panoplie de systèmes en constante interaction. Les plus connus sont :

  • « The Gospel » (Habsora en hébreu) repère les installations physiques à éliminer.

  • « Lavender » enregistre et traite toutes les données concernant les militants et combattants du Hamas (quand il s’agit de Gaza) et ceux qui sont sensés l’être.

  • « Where is Daddy? » détecte quand un cadre rentre chez lui pour l’y éliminer avec sa famille.

L’essentiel de ces informations ont été recueillies et publiées par le média indépendant et sans but lucratif +972 (numéro de code téléphonique partagé par Israël et les territoires palestiniens). Créé en 2010 par quatre journalistes israéliens et palestiniens progressistes. Il a été qualifié par Le Monde de « journal d’investigation ». 

Qui doute de telles sources peut se référer à un article publié dans Vortex, revue de l’Armée de l’air française, en 2022 par le Dr Liran Antebi professeure à l’Israeli Air Force Academia, et commandante de réserve dans les forces aériennes israéliennes. Outre « The Gospel, » elle mentionne « The Alchemist  », qui permet la détection de cibles en temps réel et « Depth of Wisdom  », dont Libération nous dit : « L’outil intègre des fonctions d’analyse de vidéos, de reconnaissance faciale, de voix, de plaque d’immatriculation, d’analyses de données issues de médias sociaux, de pages non publiques du web, ainsi que des données de géolocalisation. Autant de fonctionnalités permettant d’établir des profils analysables par les autres IA précédemment évoquées. À cette liste nous devons ajouter « Fire Factory » mentionné par Bloomberg (avec capture d’écran) qui « vise à optimiser, en temps réel, les plans d’attaques des avions et des drones, en fonction de la nature des cibles choisies ». 

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Le Jerusalem Post a publié, le 11 octobre 2023, un entretien avec un colonel chef de « la banque de cibles » qui a déclaré que « les capacités de ciblage de l'IA avaient, pour la première fois, aidé les FDI (Forces de défense d’Israël) à atteindre le point où elles peuvent assembler de nouveaux objectifs encore plus rapidement que le rythme des attaques. » 

+972.Slide-44-Diapo d’une présentation faite par le chef IA de l’Unité 8200 responsable des opérations clandestines

Le même article citant des propos tenus par le général Omer Tishler, chef de l’aviation israélienne explique que « bien entendu, la FDI ne vise pas les civils comme l'a fait le Hamas en masse samedi [7 octobre] et comme il continue de le faire avec ses tirs de roquettes, il y a toujours une cible militaire, mais nous ne sommes pas chirurgicaux ». L'armée de l'air traque partout « des envahisseurs à quiconque met le nez dehors  dans Gaza (steps outside in Gaza), en passant par les terroristes qui se cachent à l'intérieur des résidences [civiles] ».

En clair : tout peut être repéré, donc tout peut être détruit… 

The Guardian cite Daniel Hagari, porte-parole des FDI (Forces de défense d’Israël), qui a déclaré le 9 octobre de la même année.  "L'accent est mis sur les dégâts et non sur la précision ».

Selon le Jerusalem Post, le ministre de la défense a déclaré dès novembre 2023, « Ce que nous pouvons faire à Gaza, nous pouvons le faire à Beyrouth ». 

Les travaux que j’utilise ici portent sur l'utilisation de l’IA dans les attaques menées en 2021 et après le 7 octobre 2023 contre Gaza. Je n'ai rien trouvé sur les opérations plus récentes contre le Liban, si ce n’est que leur style, leur précision et leur rythme tout à fait nouveau semble bien correspondre au même dispositif. Il y a une logique derrière tout ça.

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Logique de l’instrument 

Les théoriciens adorent inventer des « lois » qui ne sont en fait que des régularités, des hypothèses parfois confirmées. Je préfère parler de « logique », une notion moins contraignante mais à laquelle il est difficile d’échapper quand les conditions initiales sont réunies.

Celle à laquelle je m'intéresse aujourd'hui s'appelle la « Loi du marteau », une sorte de biais de jugement impliquant une confiance excessive, voire la dépendance d’un outil. Une de ses formulations consiste à dire « Donnez un marteau à un jeune garçon et il trouvera que tout a besoin d’être martelé », il verra ce qui l’entoure comme autant de clous. Qui ne s’en est jamais pris à une vis récalcitrante en lui donnant un bon coup sur la tête ? Les machines utilisant l’IA sont plus complexes que des marteaux, mais toute technologie transforme celui qui l’utilise… comme l’écriture nous a poussé vers la pensée linéaire. 

Quand les clous ou les vis sont des vies humaines, la métaphore du chasse mouche semble mieux s’appliquer dans la mesure où il s’agit de se défaire d’entités vivantes qui gênent. Yoav Galant, ministre de la défense n’a-t-il pas déclaré publiquement « nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». Il n’est pas le plus extrémiste de ce gouvernement qui donne les ordres auxquels tous les officiers cités obéissent.

Nétanyahou le 7/11/23_Jerusalem Post_ Israeli Government Press Office/Haim Zach/Handout

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Comment le recours à L’IA a transformé Tsahal

Revenons maintenant aux enquêtes menées par Yuval Abraham pour +972. Elles sont riches de réflexions d’officiers israéliens ayant participé au maniement de ces outils.

« Nous préparons les cibles automatiquement et travaillons selon une liste de contrôle", a déclaré l'une des sources ayant opéré dans la nouvelle Division administrative des cibles., peut-on lire dans un article publié au tout début de l’offensive israélienne en réponse à l’attaque du Hamas lancée le 7 octobre.  "C'est vraiment comme une usine. [...] L'idée est que nous sommes jugés en fonction du nombre d'objectifs que nous parvenons à générer." Un ancien officier de renseignement a expliqué que le système Habsora permet à l'armée de gérer une "usine d'assassinats de masse", dans laquelle "l'accent est mis sur la quantité et non sur la qualité".

Lavender a été l’objet d’une enquête publiée en avril 2024 par le même journaliste. Il révèle que ce programme analyse les informations recueillies sur la plupart des 2,3 millions d'habitants de la bande de Gaza grâce à un système de surveillance de masse, puis évalue et classe la probabilité que chaque personne soit active dans l'aile militaire du Hamas ou du Jihad Islamique. Selon certaines sources la machine attribue à presque chaque habitant de Gaza une note de 1 à 100, exprimant la probabilité qu'il s'agisse d'un militant. Son influence sur les opérations militaires était telle qu'ils traitaient essentiellement les résultats de la machine d'IA "comme s'il s'agissait d'une décision humaine". Le personnel ne joue qu’un rôle d’appui ne consacrant pas plus d’environ « 20 secondes » à l’autorisation d’un bombardement sur une cible. 

En quoi consiste la transformation ?

Selon ces sources, « au cours des guerres précédentes, les services de renseignement passaient beaucoup de temps à vérifier le nombre de personnes présentes dans une maison destinée à être bombardée. […] Après le 7 octobre, cette vérification minutieuse a été largement abandonnée au profit de l'automatisation. » Pour la FDI, l’intelligence artificielle s’impose ainsi comme la seule façon de faire face au « goulot d’étranglement » que représenterait le manque de personnel nécessaire pour « produire » le nombre de cibles voulu. 

« Les erreurs étaient traitées statistiquement », a déclaré à Yuval Abraham une source qui a utilisé Lavender. "En raison de la portée et de l'ampleur du projet, le protocole était le suivant : même si l'on n'est pas sûr que la machine soit bonne, on sait que statistiquement, elle est bonne. Alors, on y va ». Commentaire d’un officier supérieur : « La machine l'a fait froidement. Et cela a facilité les choses ».

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