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Olivier ERTZSCHEID

Maître de conférences en sciences de l'information

▸ les 10 dernières parutions

19.10.2024 à 10:55

Dancing Trump. L’invention de la Beat Politique.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (619 mots)

Il y a eu ces dernières heures beaucoup de reportages interrogatifs, perplexes et essentiellement moqueurs autour du dernier meeting de Trump dans lequel il a littéralement passé près de 40 minutes à envoyer de la musique après avoir expédié quelques éléments de discours de campagne. Quel candidat à la présidentielle se transforme en DJ ou lance des playlists lors d’un meeting de campagne ? Le cas semble en effet inédit à cette échelle. On peut bien sûr s’interroger et s’inquiéter (Trump est en lui-même une source perpétuelle de questionnements et d’inquiétudes) mais on peut aussi y voir une forme de confirmation. Trump ne s’adresse plus qu’à la pulsion. Et son public vient au spectacle pour écouter. Il ne s’agit plus de mots mais de battements. Le discours politique est vide, les mots de la politique ne sont plus qu’un préliminaire et un prétexte littéral à des sons. Il ne s’agit plus de communiquer mais de communier. Ou plus exactement de faire de la communion la forme ultime et seule légitime de communication (politique).

Christian Salmon a théorisé en 2007 l’ère du Storytelling (en politique notamment et pour les campagnes présidentielles américaines précisément), il a ensuite fait la même chose des années plus tard avec l’ère du Clash au regard là encore notamment de différentes personnalités élues comme Trump mais également Bolsonaro, Milei et malheureusement tant d’autres. L’ère du clash et de ce qu’il appelle « un âge post-narratif« .

Nous voici en 2024 et Trump en campagne passe donc essentiellement de la musique. Après le Storytelling, après le Clash, voici peut-être donc une nouvelle ère, celle de la Beat Politique. Une politique pulsionnelle, qui ne donne plus à voir ou à penser mais juste à écouter, une politique du BPM, du battement par minute.

Si la place de la musique (et des artistes du domaine) est tout sauf nouvelle en politique et dans les meetings de campagne, si ces derniers sont toujours rythmés par de la musique en ouverture et en clôture, ce que fit Trump l’autre jour demeure inédit. Tout comme est inédite, par exemple, la capacité virale de mobilisation d’une artiste comme Taylor Swift, dont Trump à fait l’une des premières de ses adversaires dans la course à la Maison Blanche. Beat Politique encore. Qui s’inscrit dans un âge crépusculaire de spectacularisation.

Dancing Trump.

 

09.10.2024 à 16:32

Bibliothèques et IA : enjeux, impacts et usages.

Olivier Ertzscheid

Lire la suite (275 mots)

A l’invitation de l’ABF, je serai demain matin (10 Octobre) à Angers pour une journée thématique de formation sur l’IA dans le monde des bibliothèques.

J’y présenterai la conférence introductive de la journée pour (tenter de) démystifier et clarifier ce que l’on met derrière ce terme d’Intelligence Artificielle et quels sont ses principaux enjeux, notamment au regard des missions des bibliothèques (mais pas que)

J’aurai avec moi quelques exemplaires de mon dernier ouvrage, « Les IA à l’assaut du cyberespace« , qui seront disponibles à l’achat (et à la dédicace bien sûr 🙂

Le programme est disponible en ligne.

[mise à jour] Ma présentation est disponible en ligne.

06.10.2024 à 14:37

On n’attend pas Patrick Hetzel, le ministre fossoyeur.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (2953 mots)

Patrick Hetzel, le nouveau ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche est un homme de droite, un vrai, c’est à dire quelqu’un qui se soucie d’abord de lui, puis un peu de ses proches, puis à la rigueur de son pays, et enfin du monde. En résumé il a soutenu François Fillon. En moins résumé il s’est battu contre l’ensemble des sujets de progrès social (mariage pour tous, allongement du délai d’accès à l’avortement, accès à la procréation médicalement assistée, loi sur la fin de vie et le suicide assisté, etc.)

On le voyait bien arriver, ce moment là, mais nous, clairement, on n’attendait pas Patrick.

Et il aura suffi de deux expressions publiques (sur X) de ce nouveau ministre fossoyeur pour comprendre à quel point le fracas qui était attendu va s’accélérer comme jamais auparavant et terminer peut-être définitivement la conception que nous avons de l’université publique, de ses valeurs et de son rôle dans la cité.

En plus de l’immensité des casseroles qui font de sa nomination à ce poste l’équivalent de l’arrivée d’un homéopathe au ministère de la santé ou d’une hémorroïde sur un Tiramisu, les premières expressions publique de Patrick Le Fossoyeur Hetzel, n’ont comme feuille de route que la définition d’une nécro-politique explicite et assumée, déclenchant à sa lecture la seule et unique réaction possible dans ce cadre, et qui est parfaitement résumée dans cette vidéo de 32 secondes. Ou plus brièvement ci-dessous.

 

Par-delà ses génuflexions gênantes adressées dès le 5 Septembre à Michel Barnier et en plus de faire caviarder par son cabinet les informations pourtant factuelles de sa page Wikipedia conjuguant ainsi avec une dextérité rare le pathétique de situation au ridicule de condition, Patrick Le Fossoyeur Hetzel s’est donc fendu de deux déclarations politiques via son compte X.

La première est celle ci-dessous et confirme – entre autres – sa névrose obsessionnelle autour du fantasme de l’islamo-gauchisme à l’occasion de la date du 1er anniversaire des massacres terroristes du 7 Octobre.

 

Indépendamment des circonstances de ce macabre anniversaire, et sachant à l’avance qu’il ne se passera rien d’autre demain que quelques sporadiques (et légitimes) manifestations étudiantes contre la politique de Netanyahu et le massacre du peuple palestinien et désormais aussi libanais, il demeure tout à fait singulier que la première déclaration politique du ministre aux présidents et présidentes d’université soit à ce point soluble dans celles du monomaniaque ministre de l’intérieur et appelle au « maintien de l’ordre public » … Tout comme il est consternant de s’égarer à ce point en confondant le fait et le devoir réel desdites universités de garantir la diversité des opinions plutôt qu’un « principe de neutralité » dont on perçoit bien la dimension torcheculatoire que le ministre Patrick Le Chloroquinien Hetzel lui porte.

Quand tu t’es tellement mis à genou pour avoir le poste qu’au moment où tu te relèves enfin, il reste des traces.
(Morceau de photo emprunté à

Vient alors la première expression réellement programmatique de Patrick Encore Pire Que Vidal Hetzel. Et là, là, mais alors là, autant ça fait déjà 15 ans qu’on se fait bien démarrer par les ministres successifs au poste, autant là l’enjeu est clairement de nous terminer. Quand je dis « nous » je parle bien sûr de l’université et de la recherche publique et de toutes celles et ceux qui s’efforcent de la garantir précisément contre l’ensemble des directives et décisions de leurs ministères de tutelle.

Cette déclaration programmatique la voici, en date du 4 Octobre 2024.

Je vous explique et décrypte (vous allez, voir, c’est facile).

Déjà sa première communication et visite publique est adressée aux recteurs et pas aux présidents et présidentes d’université, qui pourtant ont achevé d’essorer le torchon sur lequel séchait le peu de dignité qui leur restait en se « réjouissant » de l’arrivée de Patrick Le Terminator Hetzel. Ce qui n’est pas sans poser question quand on sait le niveau de déficit (et de quasi-faillite) de désormais plus de 60 universités sur les 74 que compte l’hexagone, quand on sait également qu’elles étaient 15 en 2022, 30 en 2023, et donc 60 en 2024 à voter un budget initial en déficit. Et quand on sait que passé un certain niveau de déficit les universités sont automatiquement « mises sous tutelle », et sous tutelle de qui ? Bingo ! Des recteurs. Limpide vous dis-je.

En 4 ans de politique d’autonomie à marche forcée, en 4 ans d’abandon par les politiques publiques de l’enseignement supérieur et de la recherche, en 4 ans de refus de créer les postes et les financements récurrents nécessaires, nous sommes donc passés d’une quinzaine d’universités à plus de soixante qui sont littéralement au bord du gouffre. Nous sommes des milliers à alerter, quotidiennement, à lutter, pied à pied, et ce depuis déjà bien plus de 10 ans face à ce que chacun sait être un inéluctable si rien ne change. Et les 4 dernières années, en nous donnant raison nous poussent à l’épuisement de la volonté et à la colère et à la rage qui seules permettent encore de limiter nos résignations et nos abattements.

Car voilà ce que désigne le fait de « voter un budget initial en déficit » : cela veut dire que le nombre de vacataires et de contractuels explose et que l’essentiel de ces postes (sans lesquels aucune des 74 universités ne peut fonctionner) sont financés sur « ressources propres », c’est à dire soit via les ressources de l’apprentissage (qui sont chaque année de plus en plus aléatoires), soit en coupant d’autres lignes budgétaires pourtant essentielles (par exemple en fermant des formations ou en diminuant les heures d’enseignement nécessaires) ; cela veut dire aussi que la gestion bâtimentaire devient un coût littéralement insupportable qui implique soit  – au mieux – de la vente à la découpe, soit du délabrement programmé (gestion bâtimentaire qui revient aux universités depuis la saloperie de LRU imaginée par Patrick Sa Mère en Tongs Hetzel et mise en oeuvre par son double féminin en charisme et en soutien des politiques publiques à savoir Valérie Pécresse).

C’est tout cela et bien d’autres choses encore que recouvre le fait que plus de deux-tiers des universités françaises votent des budgets initiaux en déficit. Cela signifie que dans 10 ans au plus tard et à ce rythme, 60 de ces 74 universités seront en totalité ou en partie fermées : on commence par exemple à voir revenir l’idée de fermer leurs antennes délocalisées en région qui sont pourtant, pour les étudiant.e.s et leurs familles, un maillage essentiel de la possibilité d’accéder aux études supérieures. Ou si elles ne sont pas fermées, alors elles n’auront absolument plus rien à voir avec des universités puisqu’on en aura amputé certaines de leur fonction de recherche, d’autres de leur fonction de formation en premier cycle, et qu’à la fin, et avec le levier qui reste le dernier à activer, c’est à dire celui de l’augmentation des frais d’inscription, il n’y aura plus rien qui distinguera l’essentiel des universités françaises des écoles et formations privées qui pullulent actuellement sur tout le territoire en absorbant au passage les financements dévolus à l’enseignement supérieur public. Ecoles parasites dont Patrick J’aime Les Ecoles de Commerce Hetzel est par ailleurs issu. Il n’y a pas de hasard.

Et donc face à la réalité de 60 sur 74 universités au bord du gouffre, il dit et propose quoi Patrick The Apprentice Hetzel ? Trois choses :

  1. « Adapter les formations »
  2. « Accroître l’autonomie »
  3. « Renforcer l’investissement public-privé »

Reprenons donc dans l’ordre.

« Adapter les formations » cela veut dire les adapter à la vision qu’a le MEDEF du marché de l’emploi, c’est à dire à ses seuls besoins. Concrètement cela veut dire fermer les filières identifiées comme « non-rentables » (cela a déjà malheureusement commencé).

« Accroître l’autonomie« , cela veut dire que vous pouvez relire le paragraphe ci-dessus. 60 des 74 universités en France votent des budget en déficit du fait de la mise en oeuvre de cette fameuse « autonomie », et Patrick Dark Vador de chez Wish Hetzel a comme seule ambition de faire basculer les 14 restantes. Il aura alors les mains libres et ne verra plus en face de lui que des nuques baissées prêtes à se soumettre.

« Renforcer l’investissement public-privé« , là c’est encore plus facile à comprendre vu que l’on a au moins 20 ans d’expérience en la matière dans l’ensemble des services publics, de l’université à l’hôpital : « renforcer l’investissement public-privé » cela veut juste dire diminuer la part des financements publics. C’est à dire, laisser les gens crever en les privant de soins, d’éducation, et de possibilité d’émancipation intellectuelle ou sociale.

Les trois priorités de Patrick Charisme d’Huître Hetzel, cela s’appelle simplement une déclaration de guerre, un plan de destruction massif de l’université française, de ses valeurs et de sa place dans la société. Cela concerne plus d’un million six-cent mille nouveaux étudiants et nouvelles étudiantes chaque année, et leurs familles. Dont accessoirement beaucoup continuent de crever de faim et de s’entasser dans les distributions alimentaires d’universités devenues autant de succursales des restos du coeur. Cela concerne près de 90 000 enseignants et enseignantes et chercheurs et chercheuses et leurs familles. Et l’immensité des post-doctorants et post-doctorantes qui ne trouveront jamais un putain de poste dans l’université publique malgré leur immense expertise et tout ce qu’elle pourrait apporter à notre société. Cela concerne près de cent trente-trois mille personnels techniques, administratifs et de santé (les « BIATSS ») qui s’épuisent à colmater les brèches avec un sens du service public de plus en plus rare et pour des salaires indignes et des conditions de travail de plus en plus difficile. Cela concerne enfin plus de centre trente mille vacataires et leurs familles, une armée de précaires payés une misère et qui est devenue, contre toute attente, contre toute logique et contre toute cohérence, le premier contingent de l’université publique.

Mais Patrick Rien à Foutre des Autres Hetzel lui, il a un plan : adapter les formations, accroître l’autonomie, et renforcer l’investissement public-privé. Et chasser les islamo-gauchistes.

[Mise à jour du 12 Octobre] Patrick J’aime Bien Les Fachos Hetzel a d’ailleurs choisi de faire sa première rencontre avec les syndicats étudiants en allant s’afficher avec l’extrême-droite de l’UNI. C’est tout à fait inédit. Tout à fait consternant. Tout à fait inquiétant. Comme le souligne la lettre « C’est Pol » de Libé :

Du côté de la gauche, la sénatrice PS Laurence Rossignol a quant à elle ironisé : «C’est trop bête que le GUD ait été dissous, il aurait pu faire un petit crochet pour aller aussi les embrasser.» Comme l’a souligné le HuffPost, ce rendez-vous n’était pas à l’agenda public du ministre. Reste à savoir pourquoi Hetzel a jugé bon de s’afficher à l’UNI, qui n’avait pas eu un tel honneur depuis des années et est quasi absent des instances représentatives du milieu universitaire.

[Mise à jour du 12 Octobre]

Faut partir Patrick. C’est la seule chose que l’on attend. La seule.

 

 

02.10.2024 à 17:54

Un doute profond.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (1494 mots)

Vous l’aviez remarqué ? Tout est profond, tout est « deep » dans le monde de la Tech. De « Deep Blue » (le super ordinateur d’IBM dans les années 1990) à Deep Mind (l’IA de Google renommée ensuite Gemini), après le « Deep Web » (désignant ce qui est difficilement indexé par les moteurs de recherche), après les « Deep Tech » (qui poursuivent une innovation technologique de rupture), après le « Deep Learning » (qui mobilise des réseaux neuronaux au service de l’intelligence artificielle), après les « Deep Fakes » (trucages hyper-réalistes générés numériquement), voici désormais le Deep Doubt : « Le doute profond est un scepticisme à l’égard des médias réels qui découle de l’existence de l’IA générative. » Que se cache-t-il réellement derrière ce concept et en quoi nos doutes contemporains, « cet instinct qui bégaie » comme l’écrit Hugo,  seraient plus « profonds » que d’autres plus anciens ?

Nous vivons dans une société où il n’y a jamais eu autant d’éléments de réel et de « vérité » qui sont documentables, mobilisables, détachables. Cette archivistique permanente qui n’opère pas par sélection mais qui est la condition même de nos expressions numériques, est une glue qui pèse sur l’ensemble de nos existences. Nous sommes lourds du poids de nos expressions passées et à venir. Cela s’est produit au début de l’avénement des réseaux sociaux, et se continue aujourd’hui.

Nous vivons également dans une société où il n’y a jamais eu autant d’éléments de réel en concurrence attentionnelle immédiate mais souvent sans presqu’aucune congruence entre eux. Des flux informationnels continus, contigus, à la confusion entretenue pour de toujours possibles contusions discursives et médiatiques : des clashs pour les uns, des « moments » pour les autres. Nous sommes lourds du poids que fait peser sur nous la masse de ce qui se dit et se contredit, s’exprime, s’inquiète, s’avère, se produit. On parlait hier de « surcharge cognitive » ou « d’infobésité » au Québec, on parle aujourd’hui de fatigue informationnelle. Cela s’est produit lorsque les réseaux sociaux sont essentiellement devenus des médias sociaux et y ont entraîné d’autres médias dont certains n’aspiraient à rien d’autre que d’y figurer et d’y laisser résonner des séquences uniquement construites pour cela.

Puis vinrent les intelligences artificielles génératives, ChatGPT, Midjourney et leurs clones à l’assaut du cyberespace, ces artefacts étranges vendus à grand coup de marketing et de promesses intenables. Et leurs conséquences déjà palpables dont la première est qu’il n’y a jamais eu autant de contenus artificiellement générés n’ayant strictement plus rien à voir avec le réel mais qui s’y accrochent avec une adhérence redoutable, qui tendent à s’y fondre pour nous confondre ; jamais eu autant de ces contenus générés, c’est à dire construits pour tout et pour rien, pour tout le monde ou pour chacun, par tout le monde ou par chacun. Ces contenus inondent les « murs » et les « fils » de nos médias sociaux, ils les contaminent, les assimilent et les disséminent en permanence.

Aujourd’hui nous prenons présence dans un monde où cette archive permanente et massive se conjugue à ce permanent palimpseste informationnel qui jamais ne semble s’épuiser à proportion de notre fatigue à l’observer et à le traverser ; un monde où par dessus tout cela se fabriquent d’incessantes générations qui sont autant de calculs, « calculs » mathématiques et algorithmiques bien sûr, mais aussi « calculs », cailloux et accrétions qui entravent, écrasent et embolisent la circulation de l’ensemble des autres contenus qui ne sont pas entièrement artificiellement produits.

Le résultat de tout cela ? Peut-être ce doute massif et profond parmi d’autres symtômes. « Deep Doubt. » Qui n’est pas la reprise du doute cartésien mais une forme de capitulation douce devant la saturation.

Ce qui fait doute, ce qui le construit le nourrit et l’entretient, c’est donc la masse de l’ensemble des contenus produits et générés mais c’est ensuite et surtout la dynamique dans laquelle ils sont projetés et la force d’inertie qui l’accompagne. De la même manière que Deleuze et Guattari parlaient de déterritorialisation et de reterritorialisation, nos environnements informationnels, indépendamment de leur support ou de leur instanciation médiatique première, qu’ils soient le produit d’une naturalité humaine ou d’une artificialité algorithmique, sont en permanence éditorialisés, puis déséditorialisés et rééditorialisés. Et le territoire dont il est ici question, le territoire que cela engage, ce n’est pas celui de la compréhension du monde mais celui de l’acceptation du réel. Accepter le réel c’est être capable de l’ancrer dans une expérience singulière qui ne s’affranchit pas d’une dimension collective et c’est pouvoir disposer de référents stables qui peuvent être négociés sans être à chaque fois entièrement reniés.

Ce que le « doute profond » traduit, c’est la fracture qui suit l’insupportable saturation et que prophétisait Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »

[Mise à jour du 8 Octobre] « Le doute profond est un scepticisme à l’égard des médias réels qui découle de l’existence de l’IA générative. (…) Le phénomène pourrait créer un terrain fertile pour l’autoritarisme, car les vérités objectives perdent leur pouvoir et les opinions deviennent plus influentes que les faits ».  Benj Edwards [/Mise à jour du 8 Octobre]

Dans nos mondes capitalistes et numériques, dans ce numéricène qui est avant tout un capitalocène, ce n’est pas de mensonges dont il est question mais d’architectures techniques toxiques, d’infrastructures massives de production qui entretiennent à dessein la dimension logistique et le projet de cette saturation éditoriale. Non pour ourdir un complot mais simplement, trivialement, pour en tirer bénéfice et beaucoup de gains, et cette fois … sans aucun doute effectivement profonds. Deep Earnings.

Plus nous sommes entourés par des technologies « de surface », c’est à dire qui interfacent l’ensemble de notre rapport au monde, de chacun de nos 5 sens à l’ensemble de nos dimensions cognitives et psycho-affectives, et plus nous voyons fleurir les constructions sémantiques mobilisant la notion de « profondeur ». C’est une escroquerie totale. Rien n’est « profond » dans la tech et dans l’IA sinon deux choses : l’immensité des gains qu’elle génère pour quelques-uns et l’ivresse qu’elle procure à tous les autres, et dont on connaît malheureusement déjà l’issue.

23.09.2024 à 20:44

France Universités se désole de l’arrivée au ministère de l’un des fossoyeurs de l’université publique.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (708 mots)

Comme je ne serai jamais président d’université, je vous partage le communiqué que j’aurais écrit si je l’avais été. 

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France Universités se désole de l’arrivée au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de Patrick Hetzel, universitaire en sciences de gestion, théoricien de la loi LRU et de ses conséquences funestes. Lors de la passation de pouvoirs, le ministre a affirmé avec conviction : « L’ESR n’est pas une dépense, c’est un investissement ! », alliant avec bonhommie le foutage du gueule le plus absolu à la promesse du cynisme le plus crasse.

France Universités sait qu’elle trouvera en Patrick Hetzel un interlocuteur qui sur les évolutions sociétales de notre siècle, ramènera des ténèbres en place des Lumières, s’inscrivant à l’opposé de tout ce qui fait et ce qui est, sur ces sujets, la place de l’université au coeur de la nation et des évolutions qu’elle ambitionne de défendre, inquiétant à raison les perspectives d’inclusion et de réussite promises à notre jeunesse, et brandissant la chasse à l’islamo-gauchisme en lieu et place de la recherche pluridisciplinaire qui vise à répondre aux défis économiques, sociétaux, numériques et environnementaux de notre temps.

La nomination de Clara Chappaz comme secrétaire d’État chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique ne dupe personne, elle est le fait d’une pure diversion, un hochet médiatique visant à alimenter de médiocres ambitions de Relations Publiques qui tiennent lieu de politiques publiques, sans jamais permettre un quelconque tournant important pour ces secteurs stratégiques en les liant de nouveau à l’Enseignement supérieur et à la Recherche.

Ces nominations sont le signe fort de la nécropolitique qui assigne, assomme et assiège l’Université publique depuis que Patrick Hetzel eut l’idée d’une « autonomie » qu’il savait et voulait être un « abandon » pour l’empêcher de faire face aux grandes transformations actuelles et à venir. Afin de défendre les missions fondamentales de l’université, France Universités se tient prête à combattre sur le plan moral, politique et scientifique ce nouveau ministre qui met en danger les missions fondamentales des universités au service de la jeunesse, de l’innovation, de la souveraineté et du rayonnement international de notre pays.

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Post-Scriptum. Le communiqué officiel de l’association de la veulerie au service de la pleutrerie (et réciproquement) est disponible en ligne. Pour un portrait presque complet de la casserolade qu’est à lui seul Patrick Hetzel on pourra lire (entre autres) cet article de Libé, om même celui de l’Express, qui démontrent que par-delà ses prises de position parfaitement rances sur des sujets de société et sa capacité à savoir mieux que les femmes quoi faire de leur utérus, le plus inquiétant demeure le rapport étrange à la science qu’entretient ce ministre … de la recherche.

Définitivement, on n’attend pas Patrick.

 

10.09.2024 à 14:24

Le chercheur, l’auteur, et l’argent du beurre. Philippe Forest contre Nantes Université

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (5564 mots)

Philippe Forest est un enseignant-chercheur en littérature à l’université de Nantes. Son domaine de recherche concerne (notamment) les avant-gardes littéraires et l’auto-fiction. C’est aussi un auteur.

Carine Bernault est une enseignante-chercheuse en droit à l’université de Nantes. Elle en est aussi la présidente. Son domaine de recherche concerne (notamment) la question de la propriété intellectuelle et du libre accès aux connaissances.

Je suis un enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes. Mon domaine de recherche concerne (notamment) la question des usages informationnels numériques et du libre accès aux connaissances. Je suis aussi un militant.

[Vis ma vie de militant] J’ai dénoncé publiquement (il y a très longtemps) les pratiques délictueuses et délétères de l’Inist qui (à l’époque) faisait absolument n’importe quoi en revendant photocopies d’articles scientifiques pourtant disponibles gratuitement et sans jamais en informer les auteurs et les autrices. J’ai aussi failli aller en prison et payer une très forte amende en rendant au domaine public le texte du journal d’Anne Franck dans sa version néerlandaise originale. Depuis des années (au moins 20 ans) je dénonce le groupe prédateur Elsevier et l’ensemble de ses pratiques et je me suis engagé à ne plus jamais publier dans des revues scientifiques (c’était en 2016). Je m’efforce de rendre accessible toute mon activité de recherche via ce blog, et chaque fois que je peux défendre, en parole et en actes le mouvement de l’Open Access, je le fais. Je ne vous raconte pas tout ça pour m/la gloire mais parce que ce que je retire de ces diverses « expériences », c’est qu’un individu seul (au départ en tout cas) dispose d’un pouvoir d’agir qui peut-être absolument considérable (selon bien sûr le sujet considéré, j’ai pas non plus découvert un vaccin ou libéré des prisonniers politiques hein). Je vous en parle aussi parce que dans cet article il va être question de ce que les trois individus ci-dessus, Philippe Forest, Carine Bernault et j’espère un peu moi-même, sommes en capacité de changer pour oeuvrer dans un sens qui nous apparaît, à chacun, comme étant celui de l’intérêt général de la communauté dans laquelle nous nous inscrivons et que nous prétendons parfois représenter. [/Vis ma vie de militant]

Straight to the point.

Episode 1. Il y a de cela trois ans, une femme seule (suivie par son conseil d’administration), Carine Bernault, prenait et assumait la décision courageuse, de mettre en place ce qui était (et demeure à ce jour) le seul mandat de dépôt obligatoire dans une archive ouverte universitaire. Elle le faisait en s’inspirant de ce qu’un des pionniers de l’Accès Ouvert, Bernard Rentier, doyen de l’université de Liège, prônait et défendant depuis au moins 2007 avec un succès jamais démenti. En langage courant pour celles et ceux qui sont peu familiers de ces questions, cela veut dire que l’ensemble des enseignants-chercheurs de l’université qu’elle préside, avaient obligation de déposer, au bout d’un délai fixé par la loi pour une république numérique (article L533-4), leurs articles de recherche financés au moins pour moitié sur fonds publics, dans un espace (une archive numérique institutionnelle) où ils pourraient être consultés par l’ensemble des individus de ladite université (étudiant.e.s, collègues, vous) qui souhaiteraient simplement … les lire. C’était courageux, très courageux même, parce que c’était radical et que cela l’est encore. Radical dans un monde où depuis des années (au moins en tout cas le quart de siècle depuis lequel j’y ai mis le pied et même auparavant) on a tenté d’expliquer, de former, d’inciter, de plaider, de convaincre les enseignants-chercheurs que face à la prédation exercée par un oligopole d’éditeurs scientifiques crapuleux qui verrouillaient l’accès aux résultats de la recherche publique en se gavant d’effets de rente relevant de l’escroquerie en bande organisée, face donc à Elsevier et quelques autres, nous avions en tant que communauté universitaire et scientifique le devoir et l’impératif moral de bouger et de bouger rapidement.

Seulement voilà. Les universitaires sont des individus comme les autres, c’est à dire globalement dominé par des habitudes, et peu enclins à l’acceptation du changement y compris lorsqu’il est légitime et permet de corriger des inégalités. Donc la décision de Carine Bernault était courageuse et pionnière. Et je l’avais à l’époque publiquement saluée comme telle.

Episode 2. On a appris ces derniers jours via le site Actualitté, que Philippe Forest avait déposé un recours contre cette décision et avait tristement et malheureusement eu gain de cause puisque l’université de Nantes aurait donc « révisé » son plan d’action pour la science ouverte … J’espère temporairement. By the Way je note qu’à aucun moment depuis la rentrée (qui a eu lieu le 19 août pour les personnels) l’université de Nantes n’a communiqué sur ce sujet.

« Philippe Forest, professeur à l’Université de Nantes, également romancier et essayiste, a déposé un recours en 2022 devant le tribunal administratif. Ce recours a ensuite reçu le soutien de la SGDL et du SNE.

Le 1er août 2024, à travers une ordonnance, le tribunal administratif a acté la révision du plan d’action pour la science ouverte de l’Université de Nantes, prenant en compte la nécessité de revoir sa politique de dépôt des publications scientifiques. »

 

Je n’ai, pour l’instant, pas d’autres éléments sur les motivations de cette ordonnance que ceux fournis par ce communiqué commun du Syndicat National de l’Edition (SNE) et la SGDL (Société des Gens de Lettres) :

 

Tout comme le tribunal administratif dans son ordonnance du 1er août 2024, la SGDL et le SNE prennent acte de la modification du plan d’action pour la science ouverte de l’Université de Nantes qui a consacré la nécessité de mettre à jour sa politique de dépôt des publications scientifiques.

La SGDL et le SNE saluent ce changement, tout en appelant à la vigilance à l’égard de toute politique au niveau français ou européen aboutissant, sous l’apparence de recommandations et de souhaits, à contraindre les auteurs, par le poids de la hiérarchie universitaire ou des financements alloués à la recherche, à publier sur des archives ouvertes.

La SGDL et le SNE demeureront attentifs à la mise en œuvre de ces politiques par les universités et invitent le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche à rappeler ses principes à l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur et de recherche.

 

Je vous souhaite une bonne grosse archive fracture ouverte.

Alors voyons. Qu’un universitaire qui est aussi un auteur disposant de réseaux éditoriaux importants (il fut notamment co-directeur de la puissante NRF chez Gallimard) utilise lesdits réseaux, c’est juste la vie et son droit le plus absolu.

Ce que j’aimerais en revanche comprendre et qui m’échappe dans cette affaire (et me donne envie d’introduire des chatons dans un mixeur) c’est dans quelle putain de mesure le devoir de déposer des publications scientifiques financées au moins pour moitié par de l’argent public, plus d’un an après leur parution, dans une archive institutionnelle, dans quelle putain de mesure cela entrave, contrarie, ou empêche Philippe Forest (ou tout autre que lui) de poursuivre son activité d’auteur (en dehors donc ou à côté de son activité d’universitaire). Et quand bien même son activité d’auteur (les textes qu’il publie chez des éditeurs littéraires) et son activité d’universitaire (les articles scientifiques qu’il publie dans des revues universitaires) auraient des points communs ou seraient un même corpus, jamais, jamais, jamais le dépôt en archive ouverte n’a constitué un obstacle ou une entrave à la commercialisation d’un ouvrage. Bien au contraire. Toute la littérature scientifique sur le sujet (de l’Open Acess) en atteste, et les exemples sont innombrables (ça fait 20 ans que j’en cite sur ce blog, là j’ai juste la flemme de tout vous remettre mais vous pouvez fouiller ou ). De très grandes maisons d’édition universitaires anglo-saxonnes et américaines publient d’ailleurs systématiquement des versions commerciales de leurs ouvrages et en même temps mettent en ligne une version en Open Access du même texte (un exemple illustre parmi tant d’autres). Et encore une fois, et la nuance est d’importance, le mandat de dépôt adopté par l’université de Nantes n’oblige pas Philippe Forest à renoncer à ses droits ou à mettre dans le domaine public les textes et travaux qu’il souhaiterait publier dans un cadre commercial (accessoirement il faut ici rappeler que son salaire de professeur d’université lui permet précisément aussi de pouvoir essayer de publier ses textes et travaux dans un cadre commercial sans avoir à se poser la questions que les auteurs et autrices se posent tous les jours, c’est à dire de savoir comment ils vont bouffer et payer leur loyer à la fin du mois). Le seul truc auquel Philippe Forest est aurait été obligé c’est, je vais le répéter une dernière fois, à déposer dans une archive institutionnelle donc locale (c’est à dire accessible en première intention uniquement par les étudiant.e.s et universitaires de l’université de Nantes), uniquement ses écrits universitaires financés au moins pour moitié sur des fonds publics, et uniquement a minima un an après leur parution et publication (dans une revue universitaire). Donc j’ai beau prendre le truc par tous les bouts, y’a rien qui va. Rien. Nada. Que dalle.

Ceci étant posé rien de malheureusement très étonnant à ce que le SNE et la SGDL s’opposent à la libre circulation des connaissances, les premiers sont des marchands (et cela ne leur est pas reproché, ils en ont le droit et c’est leur fonction) et les seconds (les auteurs et autrices) se font exploiter depuis tant d’années par les premiers en se laissant réduire à la part la plus congrue de leurs droits, qu’ils se contentent le plus souvent de s’aligner sur les positions des premiers, guettant l’aumône ou craignant la cogne.

Je passe sur le dernier paragraphe de leur communiqué dans lequel ils en appellent au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche comme un mauvais délégué de classe en appellerait à la dénonciation de ses camarades auprès du proviseur et reviens un instant sur la partie qui me donne le plus envie de nourrir des bébés phoques avec des hallebardes :

La SGDL et le SNE saluent ce changement, tout en appelant à la vigilance à l’égard de toute politique au niveau français ou européen aboutissant, sous l’apparence de recommandations et de souhaits, à contraindre les auteurs, par le poids de la hiérarchie universitaire ou des financements alloués à la recherche, à publier sur des archives ouvertes.

 

Bon. Comment vous dire. « Contraindre les auteurs » ? « Par le poids de la hiérarchie universitaire » ? « Sous l’apparence de recommandations et de souhaits » ? Sérieusement ?? Alors donc je rappelle que « les auteurs » concerné.e.s sont en l’espèce absolument toutes et tous des universitaires, c’est à dire des gens qui touchent chaque mois un salaire pour exercer leur activité d’enseignement, de recherche, et pour en rendre compte via leurs publications. Ce ne sont pas « des auteurs » qui vivent de leur plume dans des mansardes en redoutant les frimats de l’hiver et en cantinant à la soupe populaire.

Je rappelle également que bah oui, quand t’as des financements publics qui te sont alloués pour te permettre de mener ton activité de recherche, bah oui tu as le devoir d’en rendre compte publiquement. Punto y Basta.

Je rappelle enfin, que le sujet de la mise à disposition publique des résultats de la recherche (publique également) n’est pas un sujet technique, universitaire, réservé à quelques cénacles d’initiés. C’est un sujet politique. Des gens se sont battus pour en défendre l’idée. Certains en sont morts (Aaron Swartz est le plus célèbre de ses morts). D’autres ont été poursuivis et le sont encore par différents procès ou procédures baillon (Alexandra Elbakyan en est l’exemple toujours vivante). Des moyens de propagande et de désinformation massifs ont été mis en place par les grands groupes éditoriaux commerciaux, depuis des années, en France et à l’étranger pour intimider et criminaliser ces pratiques de partage non seulement légitimes mais absolument nécessaires en démocratie.

Je rappelle enfin, au SNE, à la SGDL, à Philippe Forest et à toutes celles et ceux qui veulent l’entendre que le mandat de dépôt en archive ouverte est parfaitement conforme à ce truc anecdotique en démocratie qu’on appelle la loi et qu’il ne contrevient en rien aux principes du droit d’auteur ou de la propriété intellectuelle. Par contre si le SNE est chaud pour augmenter la rémunération des auteurs et des autrices et leur liberté contractuelle à disposer de leurs oeuvre, là pour le coup ils tiennent un sujet.

Et pour tout le reste, je vais quand même me permettre de citer une nouvelle fois Lawrence Lessig, juriste à Harvard, inventeur des Creative Commons, et qui suite au suicide d’Aaron Swartz après les poursuites engagées contre lui par son université et un groupe éditorial, écrivait ce que j’invite chacun et chacune d’entre vous à bien comprendre et à retenir :

« Mais quiconque affirme qu’il y a de l’argent à faire avec un stock d’articles scientifiques est soit un idiot, soit un menteur. »

 

Car cher Philippe Forest et chers représentants du SNE et de la SGDL voilà bien la seule chose dont il est ici l’objet : un putain de stock d’articles scientifiques.

Je guette et espère la décision qui sera celle de l’université de Nantes et de sa présidente, Carine Bernault, pour voir si elle s’oriente vers un renoncement ou vers la défense de la libre circulation des connaissances scientifiques.

Je me tiens bien sûr à la disposition de Philippe Forest si cet article lui tombe entre les mains et qu’il souhaite réagir (les commentaires lui sont ouverts et je peux même lui offrir un droit de réponse … en libre accès 😉

[Mise à jour du 10 septembre au soir]

On m’indique en commentaire (merci) que l’ordonnance du tribunal administratif de Nantes est disponible. Et on y lit (putain je m’en remets pas) la chose suivante :

« Par une délibération du 20 octobre 2023, postérieure à l’introduction de la requête, la présidente de l’université de Nantes a abrogé la délibération attaquée qui n’avait reçu aucune application. Cette décision est devenue définitive. Dès lors, les conclusions de M. A à fin d’annulation sont devenues sans objet. Il n’y a plus lieu d’y statuer.« 

 

Comme le résume l’auteur du commentaire qui m’a indiqué la disponibilité de l’ordonnance :

« Visiblement, le tribunal n’a pas jugé au fond, car la présidente de l’université avait préalablement abrogé sa décision, et l’a fait savoir au tribunal, qui a donc juste considéré qu’il n’avait plus rien à juger.« 

 

Je comprends mieux pourquoi non seulement on n’avait en effet pas de nouvelles de l’application du mandat de dépôt obligatoire voté par le CA de l’université en Juin 2021 … Comme j’aime moyennement être pris pour un con, je suis allé fouiller dans les archives des Conseils d’Administration de l’université de Nantes et j’ai fini par retrouver, en effet, celui d’Octobre 2023.

Le voici :

Autant vous dire que si je l’ai découvert ce soir et que j’ai dû aller le chercher, c’est qu’il n’y a eu absolument aucune communication institutionnelle sur le sujet. C’est à dire qu’à part les membres du CA qui étaient présent ce jour-là, personne de la communauté universitaire n’a été informé de ce revirement important.

Cette décision annule donc en effet (bordel de merde) le mandat de dépôt obligatoire qui avait été annoncé en Juin 2021, le transformant en une simple « recommandation ». Et tout cela suite à la procédure juridique engagée en 2022 par Philippe Forest. Donc bon ben rien n’avancera significativement et rapidement de ce côté là. Les universitaires convaincus par l’Open Access continueront de faire ce qu’ils faisaient déjà sans qu’on le leur demande, les autres continueront de s’en moquer totalement.

C’est dommage sur bien des plans. C’est une formidable occasion manquée. Et moi j’ai l’air d’un con à avoir encensé une décision « courageuse » ou plus exactement à avoir raté le renoncement qui s’en est suivi.

Seul sourire dans cette gabegie finalement totale, Philippe Forest, le SNE et la SGDL ont l’air encore plus cons que moi puisqu’ils sont donc allés au bout d’une procédure judiciaire pour une décision finalement déjà annulée et s’en sont publiquement félicités par voie de presse.

Cela fait tout de même beaucoup de farce pour pas mal de dindons …

[Vous en reprendrez bien encore un peu ?
Mise à jour du 11 septembre après promis j’arrête. Enfin on verra]

Il est un point assez important que je n’ai pas évoqué dans la parution initiale de cet article car il n’est pas à l’origine de l’action en justice déclenchée par Philippe Forest puis le SNE et la SGDL, mais qui est important et clivant aux yeux de la communauté scientifique. Ce point c’est celui de la bibliométrie et de l’évaluation de la recherche (et des chercheurs et chercheuses par voie de conséquence).

Pour résumer à grands traits il y a donc trois catégories d’universitaires :

  1. Les « bof, non » : celles et ceux qui ne s’intéressent pas à l’Open Access et grosso modo s’en foutent
  2. Les « Oui ! » : celles et ceux qui sont militant.e.s
  3. Les « Oui mais » : celles et ceux qui soutiennent l’Open Access mais ne veulent pas que cela soit utilisé comme indicateur bibliométrique dans des formes de management qui conditionneraient l’attribution de financements ou des avancements de carrière, bref qui mettent en avant un risque de « flicage ».

Il y a sur Mastodon un échange passionnant et éclairant sur cette question, mené par Julie Giovacchini (aka @Lutra). Dans les éléments qui auraient pu pousser Carine Bernault à revenir sur sa décision de mandat de dépôt obligatoire et indépendamment ou subséquemment à la démarche de Philippe Forest et de ses affidés du SNE et de la SGDL, il est possible que des collègues aient, en amont ou pendant le CA qui est revenu sur cette décision, manifesté leur désaccord sur la manière dont, en effet, ce mandat obligatoire, pouvait ouvrir une porte à une énième forme de management de la recherche à la performance.

La crainte d’une utilisation managériale toxique de la bibliométrie sous couvert de pousser l’accès ouvert aux publications scientifiques est une crainte que j’entends et que je comprends mais que je ne partage pas. Pour trois raisons.

Première raison : on n’a pas attendu l’Open Access pour assigner la recherche publique à des financements par projets utilisant tous les ressorts de ce que le néo-management comporte de pire pour le bien public. On a juste attendu Nicolas Sarkozy, Valérie Pécresse et la loi LRU.

Deuxième raison : depuis que la bibliométrie existe, ses indicateurs sont utilisés. Cela fait donc un demi-siècle au moins qu’on a ce « problème » de la loi dite de Goodhart : « quand une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure. »

Troisième raison : la plupart des universités et des services ministériels sont incapables de manipuler et d’auditer correctement les indicateurs bibliométriques pour conduire intelligemment des politiques publiques, tant ils et elles ont à la fois autre chose à faire et tant le niveau d’incompétence des gens placés aux postes fonctionnels sur ces sujets est abyssal (hormis les pignolades annuelles sur le classement de Shangaï).

Certes aucune de ces trois raisons n’est suffisante isolément, mais les trois ensemble expliquent pourquoi il me semble plus urgent de rendre à l’accès public les productions universitaires qui devraient y figurer et de le faire y compris de manière obligatoire dans le cadre légal qui le permet, plutôt que de s’inquiéter d’une dérive qui n’a rien à voir avec l’Open Access mais doit tout à la mise en concurrence des universités et à l’impasse abrutissante du financement par projet qui est mortifère pour l’ensemble de la recherche (fondamentale comme appliquée).

Et ce quoi que puisse en dire Philippe Forest avec une mauvaise foi digne d’un débatteur de plateau télé chez Pascal Praud dans la dépêche AEF qui revient sur cette affaire :

Nantes université a pris une décision qui était manifestement illégale – même les partisans de la science ouverte le reconnaissaient – qui aurait été cassée par la justice, et qu’elle a préféré retirer d’elle-même avant l’arrêt du tribunal… Mais on peut arriver au même résultat de manière plus habile ou plus sournoise : le dépôt dans HAL n’est plus ‘exigé’ mais il est ‘recommandé’, et on met en place des baromètres de la science ouverte, afin de faire honneur aux bons élèves et honte aux mauvais, exerçant ainsi une pression sur les individus, les laboratoires, les disciplines qui refusent de se plier au diktat de la prétendue ‘science ouverte’ Je fais remarquer qu’on ne demande pas aux ingénieurs, aux médecins ou aux chimistes de déposer leurs brevets en libre accès…

 

Le « diktat de la prétendue ‘science ouverte’ » … Encore un effort camarade et tu vas finir par évoquer le wokisme et les islamo-gauchistes.

[Mise à jour du 13 septembre au soir]

Encore un dernier mot sur ce sujet. En farfouillant dans les entrailles du web, je suis retombé sur ces « Rencontres sur la science ouverte » co-organisées par le SNE et la SGDL en Octobre 2023 et dans lequelles une table-ronde faisait débattre 4 personnes dont Philippe Forest et Marin Dacos (fondateur d’OpenEdition, conseiller pour la science ouverte au Ministère, héros intergalactique de mon point de vue). Dans la synthèse des échanges (disponible en .pdf) on peut lire ceci :

Un risque de dérive illustré par le témoignage de Philippe Forest, écrivain et professeur de littérature à Nantes Université. A l’origine du conflit : une décision du conseil d’administration de l’établissement, stipulant que les publications des enseignants-chercheurs doivent obligatoirement être mises en accès libre, de préférence dans HAL ; de plus, c’est sur la base de ce dépôt que les chercheurs seront évalués, et que les crédits seront alloués aux laboratoires, avec un système de bonus/malus. Refusant « l’autoritarisme de cette décision, qui prive le chercheur du droit de publier où il le souhaite, et qui le dépossède des fruits de ses travaux », Philippe Forest va alors déposer une motion votée par son laboratoire, qui ne déclenchera aucune réaction de la présidence de l’université, avant de porter l’affaire devant les tribunaux civils, « avec le soutien de la SGDL et du SNE ». Or, comme le rappelle Marin Dacos, la décision de Nantes Université est illégale : « L’obligation ne fait pas partie de la politique de science ouverte du ministère. La seule dimension obligatoire est relative aux publications liées aux appels à projet ANR. »

 

Ce qui confirme deux choses. Primo, que Philippe Forest raconte absolument n’importe quoi (il garde la propriété de ses travaux et il peut continuer de publier où il veut, ces deux points n’ont absolument rien à voir ni avec la loi ni avec le mandat de dépôt voté par Nantes Université). Et deuxio que, oui la décision de mandat « obligatoire » « ne fait pas partie de la politique de science ouverte au ministère« . Mais au regard des arguments exposés dans cet article et au regard du retard qu’il reste à combler pour parvenir à rendre au public l’ensemble des fruits de la recherche publique, il me semble toujours urgent et nécessaire d’aller un peu plus loin que ce que la loi permet en la matière.

Et je vais conclure en laissant la parole à un géant, militant historique et pionnier de l’accès ouvert, Mr Jean-Claude Guédon aka « The Boss », qui écrivait en écho à cette affaire sur la liste de diffusion francophone Accès Ouvert (je souligne) :

le jeu des éditeurs est de maintenir la confusion entre publications à valeur marchande et publications à valeur de recherche ou de connaissance. L’obligation de dépôt est un marqueur clair de cette distinction fondamentale et défendre cette obligation aurait eu des effets importants sur le plan légal et sur le plan politique. Au lieu de cela, le recul sur la notion d’incitation conduit à la reconduite d’une situation ambiguë, état des choses que les éditeurs favorisent quand ils n’arrivent pas à simplement interdire certaines pratiques favorables à la bonne production des connaissances. Un auteur scientifique recherche la reconnaissance de ses pairs; un auteur de fictions (…) recherche la reconnaissance du public et recherche le gain. Voilà la différence !

Vendre de la fiction me paraît normal : on vend bien des salades … On ne vend pas un résultat de recherche; on l’expose à la critique la plus large possible pour en tester les limites, les faiblesses, etc.

En bout de ligne, la situation est pourtant claire : une université se doit de défendre les processus de production des connaissances, particulièrement contre l’envahissement de ce territoire par des intérêts commerciaux. Règle générale, les doubles agendas – de connaissance et de commerce -, quand ils sont impliqués dans la production des connaissances, n’augurent rien de bon pour celle-ci. La connaissance se fonde sur la discussion libre, incessante, sur la critique, le travail, et l’accès à l’archive des connaissances « en jeu » dans la Grande Conversation. Le libre accès ne correspond à rien d’autre que de faciliter, améliorer, voire optimiser, les circonstances de la Grande Conversation. Si cette thèse, à mon avis indubitable, est acceptée, alors le rôle d’une université est clair. Et si l’université s’écarte de ce rôle, elle doit être critiquée jusqu’à correction de la trajectoire.

Pour ceux et celles qui douteraient des effets pervers du monde commercial sur les publications savantes, la liste « Retraction Watch » est édifiante (https://retractionwatch.com/).

 

Quelques articles de presse sur le sujet :

6 / 10
 Persos A à L
Mona CHOLLET
Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
Marc ENDEWELD
Michel GOYA
Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Michel LEPESANT
Frédéric LORDON
Blogs persos du Diplo
LePartisan.info
 
 Persos M à Z
Henri MALER
Christophe MASUTTI
Romain MIELCAREK
Richard MONVOISIN
Corinne MOREL-DARLEUX
Timothée PARRIQUE
Emmanuel PONT
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