LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues Médias
Chroniques de l'Anthropocène
Souscrire à ce FLUX

CHRONIQUES DE L'ANTHROPOCÈNE

Alain GRANJEAN

Transition écologique, économique et financière

▸ les 10 dernières parutions

17.07.2024 à 12:59

Dépenses improductives, dette publique et création monétaire

Alain Grandjean

L’idée de recourir à la création monétaire pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique se heurte à plusieurs croyances économiques. Certaines sont  relatives au rôle de la monnaie. Nous avons tenté de les décrypter dans l’article Créer de la monnaie pour surmonter la crise environnementale. D’autres, relèvent de l’idée reçue courante chez les […]

The post Dépenses improductives, dette publique et création monétaire appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

Texte intégral (4977 mots)

L’idée de recourir à la création monétaire pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique se heurte à plusieurs croyances économiques. Certaines sont  relatives au rôle de la monnaie. Nous avons tenté de les décrypter dans l’article Créer de la monnaie pour surmonter la crise environnementale. D’autres, relèvent de l’idée reçue courante chez les macroéconomistes selon laquelle ces investissements ne seraient pas prioritaires car ils ne contribueraient pas à l’amélioration de la productivité, considérée comme la principale source de croissance économique. Au contraire, ils auraient même un impact négatif car ils alourdiraient la dette publique. Cet article vise à remettre en cause cette idée reçue.

1/ Croissance et productivité : le discours économique.

Selon la majorité des économistes, la croissance économique (celle du PIB par habitant) d’un pays résulte de celle de la productivité des facteurs de production[1], due aux progrès scientifiques et techniques et à ceux de l’organisation du travail. A leurs yeux, les dépenses publiques à réaliser dans un pays ne devraient être que des dépenses dites « productives », où contribuant à cette croissance de la productivité[2].

Pourquoi privilégier les dépenses « productives » ?

L’idée s’explique simplement : supposons que l’économie soit au « plein emploi » des capacités productives (toutes les personnes qui souhaitent travailler ont un emploi ; dans les usines, les machines tournent à plein régime). Le PIB ne peut pas croitre plus vite que la croissance démographique sans gain de productivité.

La notion de « croissance potentielle » est liée à ce raisonnement : si le plein emploi n’est pas atteint, il y a une « réserve » de croissance ou un « écart de croissance » entre la croissance mesurée et la croissance « potentielle », (en anglais « output gap »). Cet écart peut être comblé mais en levant les freins et les rigidités qui sont supposés, dans cette vision, s’opposer à ce plein emploi (comme par exemple un SMIC trop élevé, ou des conditions trop généreuses d’aides aux chômeurs). Quant au « plein emploi » précisons qu’il ne correspond pas à un taux de chômage nul ou à un taux d’emploi de 100%, car du fait de frictions diverses, il y a un taux de chômage minimal[3] sous lequel il n’est pas possible de passer en pratique, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas toujours possible de passer instantanément d’un emploi à un autre.

Dans cette vision de l’économie, la croissance économique de moyen – long terme (toujours considéré comme un objectif central de la politique économique) résulte uniquement de ces gains de productivité.

Les dépenses publiques « improductives » n’auraient aucun effet sur l’activité économique

Cela veut dire a contrario que dans une économie en sous-emploi, un gouvernement qui mettrait au travail ces chômeurs[4] en mobilisant l’argent public pour des dépenses considérées par les économistes comme « improductives » (par exemple des travaux d’intérêt général) n’engendrerait qu’un feu de paille en termes de croissance : ces dépenses ne pourraient que creuser le déficit et la dette publics, se traduisant à terme par de l’inflation ; elles finiraient par alourdir les prélèvements obligatoires[5] et affaibliraient la compétitivité de l’économie. Seules des dépenses productives, relevant le niveau de la croissance potentielle, seraient bénéfiques. Notons que ce raisonnement s’applique aussi en creux au temps de travail : la baisse du temps de travail ne pourrait être bénéfique à l’économie que si elle se traduisait par des gains de productivité du travail.

Comment savoir qu’une dépense ou un investissement est productif ?

Il doit être « rentable [6]». Dans le secteur privé le calcul financier permet d’objectiver la notion. Un investissement est rentable pour une entreprise si son rendement financier est supérieur au coût pondéré du capital (WACC) ou si sa Valeur Actualisée Nette (calculée avec un taux d’actualisation égal au WACC ) est positive ou nulle[7].

Dans le cas des investissements publics cette rentabilité résulte d’un calcul socio-économique qui aboutit lui aussi à une VAN (voir la fiche sur le taux d’actualisation (partie 2) de la plateforme The Other Economy). En pratique néanmoins, le ministère des finances tient compte aussi du retour financier car un investissement public dont la VAN est positive ou nulle peut avoir un rendement financier négatif et peser sur le déficit et la dette publics. Le ministère des finances peut être encore plus restrictif (et ça va être le cas dans les prochaines années en France si la trajectoire budgétaire est respectée) et s’opposer même à des investissements rentables à moyen terme, s’ils pèsent trop à court terme sur le déficit[8]

2/ La croissance du PIB ne dépend pas que de la productivité des facteurs de production.

Comme nous allons maintenant le voir, la croissance du PIB, dont nous ne discuterons pas ici de la pertinence en tant qu’indicateur de « bien-être social »[9], n’est pas toujours due à la productivité des facteurs de production qui, inversement, peut ne pas générer de croissance.

2.1 La productivité des facteurs de production peut ne pas se traduire en croissance économique.

La mécanisation et plus généralement le progrès technique (automatisation, informatisation, robotisation) ont deux effets immédiats, toutes choses égales par ailleurs :

  • ils suppriment des emplois,
  • ils réduisent la part des salaires dans la production.

Ce n’est pas pour rien qu’ils ont toujours suscité[10] l’angoisse de la destruction d’emplois et de l’augmentation du chômage. Mais l’histoire a aussi montré que les choses ne sont pas « égales par ailleurs ».

i/ Les gains de productivité ont été en partie partagés (entre les patrons et les salariés, et grâce aux combats des salariés et de leurs représentants) et du coup ont généré une croissance du pouvoir d’achat. Mais cette répartition n’est pas une loi naturelle[11] et peut se déformer fortement en défaveur des salariés (c’est ce qu’on constate dans les vingt dernières années en Europe[12] ).

ii/ Les entreprises ont inventé des nouveaux produits et services permettant à ce pouvoir d’achat de se transformer en consommation et créant de nouveaux emplois. C’est ainsi que la part de la population active occupée dans l’agriculture s’est réduite massivement dans les pays « développés » et que nombre de « petits métiers » ont disparu, remplacé par des machines, tandis que nombre de nouveaux secteurs et métiers sont apparus. C’est ce qu’Alfred Sauvy a nommé le « déversement[13] ».

iii/ La durée effective du travail par actif a considérablement été réduite aux XIX e et XX e siècles.

Mais ces trois mécanismes ne sont pas automatiques.

Dès lors, il se peut que les gains de productivité ne se traduisent pas en « déversement » et ne s’accompagnent pas de croissance du PIB. Citons les économistes Daron Acemoglu[14] et Simon Johnson, qui ont approfondi ce sujet : « Contrairement à la croyance populaire, la croissance de la productivité ne se traduit pas nécessairement par une augmentation de la demande de main d’œuvre. (…) Au cours des quatre dernières décennies, l’automatisation a augmenté la productivité et multiplié les bénéfices des entreprises, mais elle n’a pas conduit à une prospérité partagée dans les pays industrialisés. »[15]

2.2 La croissance s’explique par d’autres facteurs que la productivité des facteurs de production.

Il n’y a en fait pas de théorie unifiée explicative de la croissance économique. Nous allons nous limiter ici à quelques faits.

-Pendant des siècles et dans de nombreux pays, il n’y a pas eu de croissance du PIB (ou assimilée dans le cas où le PIB n’était pas formellement établi par l’appareil de statistiques publiques). Elle suppose là où elle est observée, la réalisation de nombreuses conditions sur de nombreux registres : scientifique, technologique, éducatif, culturel, juridique, social, institutionnel et politique, mais aussi en termes d’infrastructures et bien sûr en termes d’accès aux ressources naturelles au premier rang desquelles l’énergie.

-Elle suppose donc de fait beaucoup de dépenses « improductives » (les dépenses publiques courantes dans l’éducation, la santé, la sécurité…) et aussi des transferts sociaux qui le sont tout autant.

-La croissance du PIB peut résulter de destructions du capital naturel ou du capital artificiel comme on l’observe dans les périodes de reconstruction après des guerres, des séismes ou autres catastrophes naturelles. Elle s’accompagne par ailleurs aujourd’hui très généralement de prélèvements détruisant le capital naturel.

-Elle peut s’observer dans une économie de guerre, particulièrement improductive dans tous les sens du terme : les armes et le matériel militaire ne sont évidemment pas facturés aux ennemis contre lesquels ils sont utilisés ; et ils détruisent des humains, du capital productif et des ressources naturelles. Ces destructions de capital sont en outre autant d’opportunités d’activités en sortie de conflits.

3/ Des dépenses dites « improductives » doivent être financées, en particulier pour limiter l’ampleur et les impacts du changement climatique et de la destruction du vivant.

Nous vivons un tournant dans l’histoire économique et sommes face à une véritable bifurcation. Si nous n’investissons pas pour transformer nos économies de sorte qu’elles soient sobres, bas-carbone et résilientes au changement climatique, nous connaîtrons des catastrophes, des désordres politiques et des désastres humanitaires, des conflits sociaux et des guerres. Les causes en sont le changement climatique, la destruction des ressources naturelles dont nous dépendons pour nous nourrir et plus généralement pour toute notre vie économique, notre dépendance aux énergies carbonées et la détérioration croissante de notre balance commerciale. Tous ces effets ne laissent présager rien d’autres que la décroissance généralisée (à de nombreux pays) de notre bien-être social et…du PIB.

Il faut donc bien financer ces dépenses pour préserver la croissance potentielle, ce qui n’est pas du tout pris en considération dans le raisonnement standard exposé au §1 ci-dessus.

En effet, au plan économique, les investissements en question sont soit vu comme improductifs (comme ceux relatifs à l’adaptation au changement climatique, à la préservation de la biodiversité, au maintien en l’état de la disponibilité des ressources – comme l’eau) soit comme peu rentables (comme la rénovation énergétique des bâtiments, sauf à faire croître massivement le prix de l’énergie, au moins dans sa composante carbone).

Ainsi, ces investissements ne peuvent être financés entièrement par la voie privée puisque ni les calculs de VAN ni les calculs de rendement financier ne permettront de les justifier. La période de vaches budgétaires maigres qui s’annonce aura de plus pour effet de réduire leur financement, même partiel via des subventions, par fonds publics.

4/ Changer de boussole : privilégier la productivité des ressources naturelles (énergie, matière, terre) sur la productivité du travail.

Les dépenses dites improductives le sont à l’aune du travail. Pendant des millénaires, la préoccupation de l’humanité a été la lutte contre la famine, formulée de manière frappante, même si un peu simpliste par Thomas Malthus. La démographie augmente de façon exponentielle alors que les ressources disponibles ne croissent que de manière linéaire. La productivité du travail semble être alors la seule solution pour vaincre cette fatalité. Il faut avoir en tête les gains fabuleux de productivité, chiffrés par  l’économiste Jean Fourastié, pour saisir en profondeur ce que cela veut dire, et ne pas balayer  d’un revers de la main ses progrès considérables. Pour autant, aujourd’hui la ressource rare n’est plus la main d’œuvre, même si l’affaiblissement de la démographie dans les pays développés et certains « émergents » comme la Chine pourrait nous ramener à ce type de problème dans quelques décennies.

Nous sommes face à des tensions croissantes sur les ressources naturelles, causes actuelles de l’inflation et sources prochaines de pénurie si nous n’y prenons pas garde.  Il nous faut donc valoriser leur productivité ; l’agriculture de demain par exemple devra être écologiquement productive et intensive. Ceci veut dire que nous devons changer nos ratios : la numérateur sera toujours la production (de qualité si possible) mais les dénominateurs pertinents ne seront plus la main d’œuvre mais les surfaces au sol, l’énergie, les intrants (eau, engrais, pesticides).

Nous sommes aussi face à des excès d’émissions de gaz à effet de serre et de polluants, ce qui revient à des tensions sur une ou plusieurs limites planétaires (dont la capacité de l’atmosphère et de la biosphère à réguler le climat et dont les ressources vivantes impactées par les pollutions et l’exploitation excessive).

Si les valeurs monétaires de ces ressources et « régulations » résultant du marché sont inadaptées, ces ratios ne seront pas de bonnes boussoles. Il faut donc une intervention publique pour ce faire. Et dans un premier temps cela peut passer par leur financement public, étant entendu qu’il est possible de faire des calculs de valeur économique, non marchand, pour aider le public à faire des arbitrages, sans pour autant que cela se traduise financièrement. Pour prendre l’exemple du carbone, l’État et les collectivités territoriales peuvent utiliser dans leur calcul socio-économique une valeur du carbone telle que calculée par des commissions ad hoc. Cela ne se traduira pas financièrement mais aidera les acteurs publics à orienter leurs dépenses.

5/ Ces dépenses ne peuvent être financées que par création monétaire publique.

Dans cette conjoncture, que Jézabel Couppey-Soubeyran et ses coauteurs appellent le « triangle infernal des finances publiques »[16], la seule solution pour que ces dépenses soient financées, c’est le recours à la création monétaire publique (sans dette à rembourser en contrepartie). C’est le seul moyen qui permette de financer des dépenses sans besoin de remboursement. Le bilan de la banque centrale pourrait être en théorie équilibré (avec à l’actif une dette perpétuelle ou quasi, comme l’ont proposé entre autres Daniel Cohen et Nicolas Théry dans une tribune au Monde[17]). S’il ne l’était pas (en supposant par exemple qu’il faille absolument amortir cette dette) peu importe fondamentalement[18] car une Banque centrale peut fonctionner avec des fonds propres négatifs, précisément parce qu’elle a le pouvoir de création monétaire, auquel les principales banques occidentales ont fait appel dans les opérations de Quantitative Easing[19] . Il y faut seulement bien sûr des limites et un cadre bien défini, du doigté et une bonne communication pour éviter tout risque de spéculation sur la valeur de l’euro en expliquant au marché que les opérations financées sont précisément faites pour rendre la zone Euro plus résiliente et, dans le langage économique habituel, de nature à combler l’output gap qui se creuserait sans ces dépenses.

Nous ne rentrerons pas ici dans la question des modalités qui permettraient de réaliser ce financement tout en restant dans le cadre des traités européens[20].

6/ Bien choisies et dimensionnées, ces dépenses ne sont pas nécessairement inflationnistes et peuvent s’accompagner d’une non-décroissance du PIB voire de sa croissance.

L’idée que la création de monnaie centrale (ou publique) par opposition à la monnaie scripturale créée par les banques commerciales est nécessairement inflationniste, n’est rien de plus qu’un dogme sans fondement dans sa généralité[21].

En un mot, elle repose d’une part sur l’opinion que la création de monnaie serait neutre : elle n’aurait donc aucun autre effet sur les quantités produites et ne se traduirait que par une hausse des prix. Elle repose d’autre part sur l’idée que les citoyens, connaissant et acceptant la validité de l’opinion précédente, anticiperaient donc cette hausse des prix attendue en épargnant annulant ainsi les effets de relance induits par un financement monétaire.

Dans les faits, ces deux assertions sont fausses : tant que les capacités de production ne sont pas saturées une commande publique crée de l’emploi et distribue des revenus qui seront eux-mêmes en partie redépensés (en investissements ou en consommation)[22]. Par ailleurs, dans la pratique, les citoyens n’anticipent pas ces supposés effets futurs.

Un raisonnement plus sophistiqué est parfois mis en avant : des anticipations inflationnistes auraient lieu sur les marchés financiers ce qui ferait croître les taux d’intérêt de long terme[23]. Dès lors, ce financement monétaire se traduirait in fine par une hausse du service de la dette publique, réduisant les marges de manœuvre supposées libérées par le financement monétaire. Là à nouveau l’argument n’est pas convaincant : l’appétit des marchés financiers pour la dette publique repose avant tout sur sa soutenabilité qui serait bien plus assurée par la réalisation des investissements publics envisagés que par l’attentisme et une soi-disant rigueur budgétaire aboutissant au chaos.

Dès lors on peut bien s’attendre à ce que des dépenses dites improductives ainsi financées soit source de croissance du PIB et dans tous les cas susceptibles d’en limiter la baisse, comme on l’a expliqué au paragraphe 3.

Alain Grandjean

Notes

[1] La productivité d’un facteur de production (capital ou travail par exemple) est le rapport entre la production réalisée et le facteur utilisé pour cette production. En pratique, la productivité du travail est plus facile à cerner : c’est le rapport des heures travaillées sur le PIB.
[2] Dans les modèles les plus courants de type « Cobb-Douglas » et à la suite de Robert Solow, les économistes estiment un coefficient dit « productivité globale des facteurs » (PGF). Cette variable n’a pas de réalité concrète et n’est pas observable, contrairement à sa dénomination. Ce n’est en particulier ni un ratio de productivité, ni une moyenne… C’est ce qui a été appelé un « résidu » c’est-à-dire un coefficient nécessaire pour faire coller une fonction de production de type Cobb-douglas avec les données empiriques ; c’est ni plus ni moins un artefact pour masquer notre ignorance, l’équivalent des épicycles dans la théorie géocentrique qui s’imposait avant la révolution copernicienne… La PGF est pourtant couramment utilisée par les économistes comme dans cet article:  https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2022/10/05/chacun-cherche-sa-croissance-potentielle.
[3] Nous ne rentrerons pas ici dans les débats de fond sur l’existence d’un taux de chômage naturel ou d’un taux de chômage ne générant pas d’inflation (le NAIRU) qui sont des concepts abstraits et inobservables pourtant utilisés dans la conception des politiques budgétaires.
[4] Ou ferait passer les travailleurs à temps partiel à temps plein.
[5] Du fait de l’équivalence ricardienne entre endettement public et impôt.
[6] Que rentable soit synonyme de productif se discute évidemment mais nous éluderons ici ce débat pour rester plus global.
[7] Pour comprendre ce qu’est le WACC et la VAN voir la fiche sur le taux d’actualisation sur la plateforme The Other Economy.
[8] Dans le calcul duquel, rappelons-le, les investissements sont comptabilisés comme des dépenses courantes et pas amortis.
[9] Pour en savoir plus sur ce sujet consultez l’article Le PIB n’est pas un bon indicateur de santé économique et sociale sur la plateforme The Other Economy.
[10] Voir cet extrait d’un article de Gilbert Cette et Eric Chaney paru dans Telos : « Dans un célèbre article publié en 2015, Joel Mokyr, Chris Vickers et Nicolas L. Ziebarth ont montré que cette crainte a été récurrente depuis les premières révolutions industrielles. On en trouve par exemple l’expression dès la fin du XVIIIe siècle au Royaume-Uni sous la plume de Thomas Mortimer (1772). Cette crainte a pu d’ailleurs prendre dans le passé des formes assez violentes. La lutte contre les machines qui détruirait des emplois est parfois nommée le « luddisme » ou « néoluddisme », en référence au conflit des années 1811-1812 ayant violemment opposé au Royaume-Uni, dans le secteur du textile, des artisans à des employeurs qui recourraient de plus en plus à des machines économisant des travailleurs. »
[11] L’idée reçue selon laquelle le salaire devrait être égal à la productivité marginale du travail et la rémunération du capital à celle du capital est fausse dans sa généralité. Sa « démonstration » repose sur une représentation simplifiée et fausse de l’économie. Voir par exemple cet article de Philippe Askhenazy, Productivité marginale du travail : entre théories, outils et idéologies. Regards croisés sur l’économie 2020/2 (n° 27), pages 88 à 96
[12] Voir par exemple L’article Le partage global de la valeur ajoutée entre salaires et profit, Lafinancepourtous.com
[13] Dans son ouvrage La machine et le chômage publié en 1980. Il donne parmi bien d’autres l’exemple des porteurs d’eau, très nombreux à Paris au tout début du XXe siècle (il évoque le chiffre de 20 000), dont les emplois ont été détruits par l’installation de réservoirs et canalisations.
[14]  Professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology, co-auteur avec Simon Johnson, de  Power and Progress: Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity, Basic Books, 2023.
[15] Extrait de l’article « Rééquilibrer l’intelligence artificielle », publié dans la revue du FMI Finances & Développement, 2023.
[16] A savoir : la concurrence fiscale européenne qui empêche la hausse des prélèvements les règles budgétaires qui limitent le déficit donc les dépenses publiques, et le ratio d’endettement qui plafonnent le recours à un financement  « externe » privé ou autre. Voir Le pouvoir de la monnaie, transformons la monnaie pour transformer la société. LLL. 2024. Pages 253 et suivantes.
[17] Voir Il faut financer la crise et les investissements climatiques avec une dette de très longue durée à 50 ou 100 ans, voire perpétuelle, Tribune de Daniel Cohen, Le Monde, 200
[18] Voir  l’article « Créer de la monnaie pour surmonter la crise environnementale » paru dans Variances et sa bibliographie. Voir également article de Jézabel Couppey-Soubeyran, Faut-il s’inquiéter des pertes des banques centrales ?, The Conversation (2022)
[19] Voir la fiche Comprendre le quantitative easing  sur la plateforme The Other Economy.
[20] Voir l’article paru dans Variances et sa bibliographie. https://variances.eu/?p=8032
[21] Voir la fiche Inflation et monnaie sur la plateforme The Other Economy.
[22] Pour en savoir plus voir la fiche sur le multiplicateur de dépenses publiques sur la plateforme The Other Economy
[23] Qui ne sont pas fixés par la Banque centrale comme les taux d’intérêt directeurs à court terme mais bien sur les marchés

The post Dépenses improductives, dette publique et création monétaire appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

04.07.2024 à 15:04

Perte du sens commun et néotribalisme

Florence Talabani

L’actualité politique est intense dans le monde tout le long de l’année 2024, la moitié de la population mondiale étant concernée par une élection1, que ce soit en Europe, en Inde, en France, aux États-unis, en Afrique… La montée des régimes dits populistes ou d’extrême-droite est préoccupante. Je vais aborder cette question sous un angle […]

The post Perte du sens commun et néotribalisme appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

Texte intégral (6245 mots)

L’actualité politique est intense dans le monde tout le long de l’année 2024, la moitié de la population mondiale étant concernée par une élection1, que ce soit en Europe, en Inde, en France, aux États-unis, en Afrique… La montée des régimes dits populistes ou d’extrême-droite est préoccupante. Je vais aborder cette question sous un angle a priori déconcertant mais qui me semble fondamental, celui de notre rapport aux vérités « élémentaires », les vérités de fait. J’essaierai de montrer que l’effritement de notre sens commun, celui qui nous fait reconnaître un chat d’un chien, est une cause non négligeable de la montée de ces régimes régressifs, qui constituent une forme de néotribalisme. J’en déduirai un antidote assez évident à ce péril.

L’importance cognitive des évidences tautologiques ou de fait

L’énoncé de la célèbre lapalissade « Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie », et de tautologies du même acabit provoquent parfois un léger sourire de mépris. Ne serions-nous pas bien au-dessus de cette « logique primaire », c’est-à-dire inférieure et à usage du bon peuple, incapable de raisonnements plus sophistiqués, la marque des esprits forts et éduqués ?

Je vais montrer que, bien au contraire, cette logique primaire est d’une part, la fondation de notre appréhension du réel et de notre pensée, et, d’autre part, le ciment de notre cohésion sociale. Les adversaires des « évidences » sont des pourfendeurs de la clarté intellectuelle, les chantres de l’amalgame et du confusionnisme. Et ils contribuent à la constitution de « tribus », de plus en plus incapables de se comprendre voire d’échanger, et, dès lors, à la désagrégation du corps social, ce à quoi contribue la montée des régimes « populistes ».

Commençons par les enjeux cognitifs.

Le langage verbal2, comme la conscience3 dont il est l’expression, sont des attributs humains spécifiques4. Il est source infinie de lapalissades : un chat est un chat et n’est pas un chien etc.

Il y a trois catégories d’évidences :
1- Les tautologies : si je suis vivant c’est que je ne suis pas mort.
En mathématiques elles sont légion, par exemple : si a=b alors b=a.
2- Les vérités de fait immédiates : cet animal est un chat.
3- Les vérités de fait scientifiques : les corps s’attirent (selon la loi de la gravitation5, éventuellement corrigée des lois de la relativité), la Terre est ronde6, la peste est due à la bactérie Yersinia pestis, le climat se réchauffe depuis quelques décennies, etc. L’établissement de faits scientifiques passe toujours par un important travail préalable de définition précise des termes employés. En mécanique par exemple, il a fallu apprendre à distinguer la vitesse de l’accélération, la masse du poids, la quantité de mouvement de l’énergie cinétique etc. À noter qu’on utilise dans le monde scientifique le terme « evidence based » pour évoquer une position fondée sur des faits scientifiquement établis.

La révolution scientifique, marquée par la découverte de l’héliocentrisme et des lois de la mécanique au XVIè et XVIIè siècles, puis son extension à tous les domaines de la physique et de la biologie, nous ont rendus capables d’esprit critique et de discernement entre savoirs, opinions ou croyances, et hypothèses7.

Elle est aussi à l’origine de la réalisation du rêve prométhéen qui hante notre culture occidentale, celui de devenir maître et possesseur de la Nature. Et en effet la puissance qu’a acquis l’espèce humaine est devenue extraordinaire, grâce à la science – et c’en est même l’une des preuves les plus patentes de l’adéquation des procédures scientifiques à la connaissance du réel. Elles ont été mobilisées en vue de la réalisation de ce rêve prométhéen, dont nous découvrons tardivement le caractère funeste, mais cela n’est en rien une nécessité (de nombreuses sciences ont pour but essentiel de comprendre les phénomènes naturels, pas d’agir sur la Nature), ni une fatalité.

Mais cette révolution scientifique est aussi une révolution culturelle et politique. Elle nous a permis de ne plus être soumis à une autorité humaine, dépositaire de la vérité, qu’elle soit religieuse, ethnique ou politique. Nous sommes devenus capables de reconnaître des faits, qu’ils soient d’observation (qu’on pense à l’anatomie, l’astronomie ou la botanique), ou d’expériences (comme en mécanique ou en physique des particules), et ce indépendamment de la personne -et de son pouvoir- qui énonce les dits faits.

Pour autant, dans les pays raisonnablement démocratiques8, nous ne sommes pas irréversiblement rentrés dans l’ère de la raison, opposée à celle de l’obscurantisme qui la précédait et où l’on pouvait croire profondément à la sorcellerie et applaudir à l’exécution des sorcières et autres hérétiques9. D’une part, dans de nombreux domaines, comme celui des sciences humaines et sociales -économie comprise- règnent toujours les opinions plus ou moins étayées ou étoffées d’argumentations ad hoc10.
D’autre part et plus généralement, ces dernières décennies nous ont montré qu’il s’agissait d’une conquête collective jamais définitive. L’ex-président des Etats-Unis, Donald Trump, s’est fait le champion des « faits alternatifs », c’est-à-dire de la contestation des faits d’évidence ; l’exemple bien connu est celui de sa cérémonie d’investiture dont il a déclaré qu’elle a attiré « la plus grande audience à avoir assisté à une investiture, point final. » Or toutes les données disponibles démontraient que cette affirmation est indiscutablement fausse.

Les fake-news et les besoins de « débunkage » n’ont jamais été aussi élevés. Mais ce mouvement ne se limite pas aux vérités de fait. Il concerne aussi le sens des mots et le refus de la logique primaire. L’amalgame et la confusion s’installent de plus en plus dans nos esprits si nous n’y prenons pas garde. Les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans cet abrutissement11, à la fois en répandant des contre-vérités et des confusions, et en contribuant à la création de communautés (voir point suivant).
Enfin ce mouvement régressif concerne aussi les faits scientifiques ; il existe des « platistes » revendiqués, des collectifs niant le voyage de l’homme sur la Lune, ou croyant à l’idée que les traînées d’avion (les « chemtrails »12) sont toxiques, tout comme des négateurs du réchauffement climatique ou des effets destructeurs des pesticides. La liste est longue des faits scientifiques contestés par des groupes humains qui s’échinent à en démontrer la fausseté, même quand ils sont établis solidement depuis longtemps et après avoir subi tous les tests possibles de réfutation.

Cette contestation des faits scientifiques n’est pas anecdotique ; pour le changement climatique c’est même une cause de tragédie annoncée ; dans d’autres domaines, comme par exemple le refus de prendre en considération les preuves de l’efficacité de certains vaccins, cela devient un problème de santé publique etc.

Il ne s’agit pas ici de donner à penser que les scientifiques ont toujours raison et qu’il faut suivre aveuglément leurs conclusions. Il s’agit d’attirer l’attention sur l’importance parfois vitale de la reconnaissance de faits scientifiquement établis.

Le néotribalisme

Le refus des évidences se fait toujours dans des communautés humaines (physiques ou virtuelles -via les réseaux sociaux) qui le partagent. À mesure que ces communautés se constituent, que ses membres se reconnaissent et échangent ensemble, elles s’isolent des autres (dans leur domaine de conviction ou de croyance), au point de ne plus pouvoir dialoguer, voire jusqu’à s’insulter, se haïr et s’entre-déchirer. Les gourous de tous poils savent isoler leurs disciples des influences extérieures, familiales pour commencer, et ont un talent quasi surnaturel pour les conserver sous leur emprise. Les chefs de gangs ou de clans mafieux savent faire régner la terreur et la loi du silence dans le même but. Au sein des réseaux sociaux, les adeptes d’une thèse ne cessent de se nourrir de propos qui les confortent dans leurs opinions, et se rassurent mutuellement par l’effet de « tribu ». Ces comportements sont amplifiés par les gestionnaires de réseaux car, comme le dit Gaël Giraud13 : « Les algorithmes de sélection de l’information et de « nudges » (c’est-à-dire, de « coups de pouce » destinés à orienter votre comportement devant l’écran) polarisent les internautes dans des « bulles » digitales, identitaires, peu reliées entre elles et dont la violence mimétique ‒ quelques « influenceurs » dictent au plus grand nombre de la tribu ce qu’il faut penser ‒ finit par tenir lieu de « débat » démocratique. »14

Cette tendance au tribalisme ou re-tribalisation15, selon le terme proposé par Amin Maalouf16, est une forme de retour à une situation sociale si ce n’est originelle à l’humanité, au moins largement généralisée pendant des siècles voire des millénaires. Les communautés primitives (pour autant qu’on puisse le savoir en observant les peuples premiers) sont structurées en tribus, dont les relations mutuelles sont variées. Ce tribalisme n’est évidemment pas né du refus de la logique primaire mais est, d’une part, issu des organisations sociales animales antérieures17 et, d’autre part, de besoins spécifiques aux humains18. L’être humain est en effet caractérisé, et c’est un point sur lequel le sociologue Bernard Lahire19 insiste fortement, « par une « altricialité » primaire (le nouveau-né n’est pas immédiatement compétent et a besoin du soutien de son entourage, le cerveau à la naissance atteignant à peine 25 % de sa taille adulte), mais aussi par une altricialité secondaire, c’est-à-dire que la croissance du cerveau s’effectue essentiellement après la naissance et durant une période relativement longue (presque le dixième de sa durée moyenne globale). Cette spécificité d’Homo sapiens a une portée anthropologique capitale. Elle expose si fortement les cerveaux des êtres humains aux influences de leur environnement qu’ils deviennent naturellement des êtres hyper-sociaux et hyper-culturels. »20 Le soin aux bébés et aux enfants nécessite clairement une vie en groupe / tribu.

Le néotribalisme à l’ascension duquel nous assistons s’appuient sur les deux leviers, un levier émotionnel et un levier cognitif. J’insiste ici sur le levier cognitif.

Prenons quelques exemples dans l’actualité politique.

Si la peur de l’autre et le racisme ont une composante émotionnelle, ils reposent aussi sur le refus des évidences. La notion de race n’a pas de contenu biologique21 et n’a aucun sens, mais le racisme s’exprime aujourd’hui de manière plus débridée que jamais.
Le débat public fait confondre arabes et musulmans et terroristes islamistes ; juifs, Israéliens et sionistes. Toute critique de l’action du premier ministre israélien, même fondée sur les faits, est considérée comme de l’antisémitisme. Toute critique d’actions terroristes effectuées et revendiquées par des radicaux islamistes l’est comme une critique des arabes ou de l’islam. L’extrême droite se revendique d’une Histoire de la France complètement réinventée, que ce soit dans sa construction, que dans son passé plus récent. Si l’Histoire n’est pas une science exacte au sens où l’est la physique, elle permet de reconstituer des faits incontestables et de mettre en évidence, notamment, que ce pays a bénéficié d’influences extrêmement diverses (judaïques, chrétiennes, grecques, latines, germaniques, arabes etc.). La notion de français de souche n’a aucun sens. Etc.
Plus prosaïquement, la lutte du RN pour ne pas se faire étiqueter d’extrême droite, ou d’identifier le Nouveau Front Populaire à l’extrême gauche, est significative d’une dérive sémantique évidente.
Enfin, le climato-scepticisme et le refus de prendre à bras le corps la lutte contre la dérive climatique procèdent du même registre.

Dès lors que le pouvoir politique s’appuie sur un fonctionnement tribal, c’est la fin du « sens commun » et réciproquement. Le pouvoir tribal s’appuie sur le refus du sens commun et sur l’autorité du chef politique. Bienvenue dans le monde de 198422, dont voici un célèbre extrait23.

Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l’exigeait. Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existence même d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L’hérésie des hérésies était le sens commun. Et le terrible n’était pas que le Parti tuait ceux qui pensaient autrement, mais qu’il se pourrait qu’il eût raison.

Après tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou que la gravitation exerce une force ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit est susceptible de recevoir des directives ? Alors quoi ? […]

Le Parti disait de rejeter le témoignage des yeux et des oreilles. C’était le commandement final et le plus essentiel. Son cœur faiblit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux subtils arguments qu’il serait incapable de comprendre, et auxquels il serait encore moins capable de répondre. Et cependant, il était dans le vrai. Le Parti se trompait et lui était dans le vrai. L’évidence, le sens commun, la vérité, devaient être défendus. Les truismes sont vrais. Il fallait s’appuyer dessus. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau humide, et les objets qu’on laisse tomber se dirigent vers le centre de la terre.

Avec la sensation qu’il s’adressait à O’Brien, et aussi qu’il posait un important axiome, il écrivit :

La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit.

Conclusion

L’attention portée au sens des mots, la distinction des opinions, des hypothèses, et des faits, le respect des résultats scientifiques établis, sont des valeurs essentielles de la communauté humaine dans son entièreté. Perdre ce sens commun, c’est se risquer à vivre sous des régimes tribaux -de plus ou moins grande envergure24– dont l’Histoire nous a montrés la violence et l’enfermement25. On pourrait penser qu’aujourd’hui, les gouvernements d’extrême droite sont de natures variées26, et se dire que celui de Giorgia Meloni, par exemple, n’est pas complètement enferré dans « l’ère de la post vérité ». On dira aussi que l’extrême droite n’en a pas le monopole. À cela deux réponses.

Tout d’abord, rappelons la phrase célèbre du même Georges Orwell : « Le pouvoir n’est pas un moyen, c’est une fin. » Rappelons ensuite que si le pire n’est jamais certain, un pouvoir qui se fonde sur le refus de la réalité finit par refuser toute opposition, puis finit par dissoudre les libertés, au premier chef desquelles la liberté d’opinion, pour rétablir l’ordre.

Faisons tout pour ne pas perdre le sens commun. « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit. »

L’exigence permanente de l’emploi de termes précis, de la rigueur des raisonnements, le refus de positions idéologiques s’opposant aux vérités de faits, sont l’antidote le plus efficace au néotribalisme et le meilleur ferment de la construction d’un monde en commun27.


  1. Voir La moitié de la planète concernée par des élections en 2024, Europe 1, 19 janvier 2024. ↩
  2. Par opposition au langage musical, corporel, au langage dansé des abeilles, etc. ↩
  3. Au sens « psychologique », en anglais consciousness. Les animaux ont certes des bribes de conscience, ce ne sont pas des machines ou des objets inanimés, considérations essentielles des collectifs humains sensibles au bien-être animal et des « antispécistes ». Mais l’ampleur et la finesse de la conscience humaine n’est pas partagée par les autres espèces et elle est permise par le langage. Voir [Conscience des animaux] Quels consensus scientifiques ? Sylvie Berthier, entretien avec Pierre Le Neindre, Sesame, 2019. ↩
  4. On doit à Confucius l’affirmation selon laquelle « le langage est ce qui nous distingue des bêtes ». Voir cet article Le langage est-il le propre de l’humain ?, Cédric Sueur, 2023. ↩
  5. J’invite celles et ceux qui douteraient de l’exactitude de cette loi de la vérifier en sautant par-dessus la balustrade du premier étage de la tour Eiffel. Quant à ceux qui seraient pris d’un doute au nom de l’idée que la science est une construction sociale, je les invite à réfléchir à la précision extraordinaire des GPS qui résulte de corrections relativistes aux trajectoires entre le GPS et les satellites et à la précision non moins extraordinaire des horloges quantiques. Voir GPS : localisation et navigation par satellites, Françoise Duquenne, Serge Botton, François Peyret, David Bétaille, Pascal Willis, Ed. Lavoisier, 2005. ↩
  6. Il s’agit d’un raccourci pour dire qu’elle est de forme quasi-sphérique, c’est un fait un « geoïde ». ↩
  7. Une hypothèse diffère d’une croyance ou d’une opinion car elle est posée de manière telle qu’elle puisse être vérifiée ou invalidée. L’expression d’une opinion ou d’une croyance n’appelle pas ce processus, et c’est même souvent l’inverse chez ceux qui les chérissent. Quant aux savoirs, leur production, pour ceux qui ne sont pas « immédiats », est l’objet de processus spécifiques et collectifs. Dans le domaine scientifique, leur conquête est lente et difficile, et suppose en général un travail méthodique et méticuleux d’une communauté de chercheurs. ↩
  8. Dans les pays dictatoriaux ou totalitaires, on exécute les opposants au pouvoir religieux et/ou politique pour blasphème, comportement « licencieux » ou pour critiques du régime politique. ↩
  9. Le philosophe Giordano Bruno a été brûlé en 1600 pour hérésie. Galilée a échappé de peu à l’exécution car il était protégé (par le pape Urbain VIII, qu’il finit quand même par trahir) et qu’il a accepté de se rétracter, condition mise par l’Inquisition pour qu’il échappe au bûcher. ↩
  10. Le philosophe Karl Popper a bien mis en évidence les stratagèmes que mettent en place les tenants d’une thèse qu’ils veulent étayer, et non réfuter, pour les immuniser contre les critiques. Ces stratagèmes ne résistent pas à l’épreuve des faits, pour autant qu’ils soient reconnus, ce qui est précisément le point que je soulève ici. ↩
  11. Voir le livre de David Chavalarias, Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions, Ed. Flammarion, 2023. Et cet article du même auteur, relatif à un exemple d’actualité très parlant relatif aux techniques d’influence russe : Minuit moins dix à l’horloge de Poutine, 2024. ↩
  12. Voir la page Wikipédia Théorie conspirationniste des chemtrails. ↩
  13. Voir Sur les causes profondes de la tribalisation de la société belge, Gaël Giraud, En Question, 2024. ↩
  14. Voir Anne Alombert et Gaël Giraud, Le Capital que je ne suis pas, Fayard, 2024 ; Anne Alombert, La culture numérique comme alternative aux idéologies de la Silicon Valley, propos recueillis par Jean-Baptiste Ghins dans la revue En Question, n°145, été 2023, pp. 40-44. ↩
  15. La fondation « Ceci n’est pas une crise » fait une enquête annuelle sur la réalité de ce phénomène en Belgique. ↩
  16. Selon l’institut de recherche en sociologie, Survey and Action, l’expression « tribalisation », empruntée à Amin Maalouf, recouvre à la fois l’appel à l’autorité d’un chef, la survalorisation de la tradition, l’homogénéité (ethnique, culturelle, linguistique et religieuse), la méfiance vis-à-vis de l’extérieur perçu comme menaçant et de l’étranger « envahisseur », et même l’adhésion au retour de la peine capitale. Voir l’article de Gaël Giraud cité dans la note 13. ↩
  17. De nombreuses espèces de singes vivent en hordes ou en groupes. Voir par exemple Vies de singes, Hans Kummer, Odile Jacob, 1993. Les structures sociales humaines ne sont pas sans rapport avec celles des sociétés animales mais s’en distinguent assez fondamentalement. Voir le livre récent de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, en 2023, et son entretien au Monde, Bernard Lahire, sociologue : « Les structures des sociétés humaines n’apparaissent que lorsqu’on les compare aux sociétés animales », 29 août 2023. ↩
  18. Voir le livre récent de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, en 2023. ↩
  19. Voir l’interview de Bernard Lahire dans Le Monde, Bernard Lahire, sociologue : « Les structures des sociétés humaines n’apparaissent que lorsqu’on les compare aux sociétés animales », 29 août 2023. ↩
  20. Extrait de l’article Wikipedia Altricialité. ↩
  21. Voir la page Existe-t-il différentes races d’humains ? sur le site du Muséum Nationale d’Histoire Naturelle. ↩
  22. 1984, Georges Orwell, livre publié en 1949. ↩
  23. George Orwell: 1984 – Première Partie – Chapitre VII ↩
  24. Les dictateurs communistes dominaient environ 200 millions d’habitants ; Xi Ping en domine 1,4 milliards. ↩
  25. Karl Popper a écrit un livre révélateur sur ce sujet La société ouverte et ses ennemis, publié en français aux éditions Points en 2018. ↩
  26. Les partis d’extrême droite en Europe n’arrive d’ailleurs pas à former un groupe uni et comporte deux camps, l’ECR, le plus radical, auquel appartient un député de Reconquête ; et l’ID auquel appartient le RN, qui a décidé d’en exclure l’AFD allemand, et des “divers”. ↩
  27. Voir le livre de Gaël Giraud, Composer un monde en commun, Une théologie politique de l’anthropocène, Seuil, 2022. Et notamment son analyse des biens publics, privés, communs et tribaux. ↩

The post Perte du sens commun et néotribalisme appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

18.06.2024 à 15:29

Idéologie, macroéconomie, investissements publics et règles budgétaires

Billet invité

Depuis le traité de Maastricht (1992), les règles visant à faire respecter une discipline budgétaire aux États membres se trouvent au cœur de la gouvernance économique européenne. A l’issue de plus de quatre ans de travaux, le processus de révision de ces règles vient enfin d’aboutir[1]. Malheureusement, la logique préexistante donnant la prééminence aux deux […]

The post Idéologie, macroéconomie, investissements publics et règles budgétaires appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

Texte intégral (2812 mots)

Depuis le traité de Maastricht (1992), les règles visant à faire respecter une discipline budgétaire aux États membres se trouvent au cœur de la gouvernance économique européenne. A l’issue de plus de quatre ans de travaux, le processus de révision de ces règles vient enfin d’aboutir[1]. Malheureusement, la logique préexistante donnant la prééminence aux deux indicateurs fixés il y a plus de trente ans (déficit public < 3% de PIB et dette publique < 60% du PIB) n’a pas été remise en cause. La plupart des critiques qui avaient été formulées au début du processus de révision, n’ont pas été adressées. En particulier, les nouvelles règles resteront un frein aux investissements européens, notamment ceux dans la transition écologique. C’est ce qui ressort d’une récente étude de la Commission européenne selon laquelle les investissements publics seraient défavorables à la soutenabilité de la dette. Dans ce post, Ollivier Bodin, fondateur de l’ONG Greentervention, nous présente les principales conclusions de cette étude et nous montre à quel point elles dépendent des hypothèses pour le moins contestables qui ont été posées en entrée.

——

“We find , however, that economists whose main area of research is macroeconomics, public economics, international economics and financial economics are among those with the largest ideological bias.”

M. Javdani et H-J. Chang, Who said or what said ? Estimating ideological bias in views among economists, 2023, Cambridge Journal of Economics, 47, 309-339

La DG Économie et Finances (DG ECFIN) de la Commission européenne vient de publier « Les implications des investissements publics sur la soutenabilité de la dette”. La date de cette publication n’est évidemment pas fortuite. Elle intervient au moment où les nouvelles règles budgétaires du Pacte de stabilité entrent en vigueur. Le titre n’est pas fortuit non plus. Alors qu’au début du processus de consultation, l’une des critiques adressées aux règles budgétaires était leurs conséquences négatives sur l’investissement public, c’est désormais la question de l’impact des investissements sur la dette qui est posée.

Les nouvelles règles budgétaires vont imposer dans de nombreux États membres des programmes de consolidation budgétaires massifs. Les États peuvent négocier de la flexibilité. Mais ils devront montrer que le programme de réformes et d’investissement qu’ils doivent soumettre avant le 20 septembre est compatible avec les objectifs de la réduction du ratio dette sur PIB et de déficit imposés par les nouvelles règles. Les pays qui ne respectent pas une des deux limites fixées respectivement au ratio dette / PIB (60%) ou au déficit budgétaire (3% du PIB) reçoivent de la Commission avant le 20 juin une trajectoire budgétaire « de référence » qui doit leur servir à orienter leur propre programme.

1. En adoptant « les hypothèses macroéconomiques habituelles », les investissements conduisent à une augmentation du ratio dette/PIB

Le message principal relayé par la DG ECFIN dans l’annonce de sa publication est que les investissements même s’ils augmentent la productivité ne s’autofinancent pas

« En l’absence d’ajustements budgétaires compensatoires[2] par le biais du solde budgétaire primaire (c’est-à-dire le solde hors intérêts), une augmentation temporaire de l’investissement public implique une augmentation durable du ratio dette/PIB. »

Dans le texte même de la publication, il est cependant spécifié que ceci vaut « sous les hypothèses habituelles ».

Une lecture attentive de la publication et une attention aux « hypothèses habituelles » conduisent cependant à relativiser la validité de l’énoncé. Il apparait que ces hypothèses comportent leur lot d’arbitraire et d’incertitudes et masquent souvent des choix politiques. Il ne s’agira pas ici de faire une discussion complète des hypothèses sous-jacentes au modèle utilisé, mais de pointer le doigt sur celles qui semblent les plus importantes pour le résultat tout en étant contestables et contestées.

Pour l’essentiel, il s’agit des hypothèses sur le coût de financement de la dette publique dans le long terme, sur la croissance tendancielle du PIB et sur les réactions de la politique monétaire à une demande accrue. Une discussion de ces hypothèses suggère la possibilité de choix portant respectivement sur un accès à des financements privilégiés de la banque centrale pour des investissements publics, notamment verts, sur les objectifs fixés en matière d’emplois et sur les objectifs de la politique monétaire.

Pour plus de détails voir partie 3.

2. Des règles budgétaires mal conçues et particulièrement inadaptées aux circonstances actuelles  

La publication de la DG ECFIN souligne dans ses conclusions P. 20 deux autres limites de l’approche qui méritent d’être citées in extenso (traduction de l’auteur) car elles constituent en soi une critique sévère des règles budgétaires en vigueur dont la focale n’est que le niveau de la dette:

« Le fait que les investissements publics doivent être financés par des excédents primaires ultérieurs ne diminue en rien leur capacité à améliorer le bien-être de la société. Cela pourrait être particulièrement vrai pour les investissements qui facilitent la transition verte et contribuent à éviter les scénarios climatiques extrêmes. Si le rendement futur des investissements productifs en termes de production supplémentaire par heure de travail est supérieur au sacrifice de consommation et de temps de loisir qui doit être fait dans le présent pour réaliser l’investissement, la société s’en porterait mieux, même si l’investissement entraîne un coût fiscal au sens étroit du terme. L’analyse de ces implications en termes de bien-être est un domaine important pour des recherches ultérieures, dans lequel la présente publication ne s’est pas aventurée.

En outre, la comptabilisation appropriée des investissements climatiques nécessiterait un cadre différent. Nos résultats de simulation sont exprimés par rapport à un scénario d’équilibre bénin, alors que dans le cas des investissements verts, le scénario contrefactuel pertinent devrait sans doute présenter des dommages climatiques plus drastiques. Le choix d’un autre contrefactuel pourrait affecter la dynamique du modèle, et donc nos résultats, d’une manière non linéaire. Notre analyse actuelle ne peut saisir ces avantages environnementaux supplémentaires que de manière stylisée, en faisant varier la productivité du capital. »

Les conclusions que l’on peut tirer de la lecture de cette publication de la DG ECFIN rejoignent celles de notre analyse des modalités de mise en œuvre des nouvelles règles budgétaires (voir le blog et la note d’analyse, P. 9 à 10). Ces règles sont mal conçues et particulièrement mal adaptées aux circonstances actuelles. Ceci n’est pas étonnant car le modèle utilisé par la DG ECFIN dans sa publication appartient à la même classe de modèle « néo-keynésien » que celui définissant les modalités de mise en œuvre de règles budgétaires (même  s’il est plus sophistiqué dans l’appréhension du court terme et des politiques de stabilisation). L’hypothèse centrale est qu’il existe des valeurs d’équilibre sur le long terme autour desquelles le taux d’intérêt et le taux de croissance du PIB fluctuent. Les hypothèses sur la valeur de ces paramètres sont un déterminant décisif de l’évolution de la dette. Mais ces hypothèses sont contestables et contestées. En outre, le noyau dur des règles budgétaires ne prend pas en compte le fait qu’il puisse être profitable de faire des investissements même au prix d’une hausse du taux d’endettement nécessitant de dégager ultérieurement un excédent budgétaire pour couvrir les intérêts. Ni il ne prend en compte la rétroaction entre investissements climatiques et réduction des risques et coûts de scénarios catastrophiques.

La publication de la DG ECFIN porte sur un agrégat européen. Les règles budgétaires s’appliquent au niveau national mais leur mise en œuvre s’appuie sur un modèle présentant les mêmes failles. Les réflexions qui précèdent montrent que l’élaboration des plans nationaux ne peut pas être cantonnée à des discussions entre experts des administrations publiques, mais doit bénéficier d’une délibération pluridisciplinaire et incluant des points de vue divers, y compris universitaires et de la société civile. 

3. Trois « hypothèses habituelles » contestables et contestées

La publication de la DG ECFIN souligne à raison que l’une des « hypothèses habituelles » nécessaires pour valider l’énoncé est que le coût de financement de la dette publique (le taux d’intérêt à long terme) soit dans le long terme supérieur au taux de croissance tendanciel du PIB. Dans ce cas, toute détérioration même temporaire du solde budgétaire engendre un effet « boule de neige », la dette augmentant du fait des intérêts plus vite que le PIB. Cet effet doit être compensé par un excédent budgétaire supplémentaire durable.

Dans la simulation utilisée pour fonder l’énoncé, la DG ECFIN s’est rapportée aux hypothèses qu’elle utilise « habituellement » pour les projections à long terme et agréées dans des groupes de travail avec les États membres ((voir Ageing report 2024, Underlying assumptions and projection methodology, P.63-75). L’hypothèse est que le coût moyen du refinancement de la dette publique est dans le long terme égal à 2% plus le taux d’inflation auquel est assigné un objectif de 2%, soit un taux d’intérêt de 4%. Le taux de croissance du PIB en volume à long terme retenu comme hypothèse est égal à 1,2%, soit en valeur 3,2%.

 L’hypothèse sur les taux à long terme est loin de faire l’unanimité chez les économistes et va par exemple à l’encontre d’une analyse récente du FMI (FMI, Avril 2023, Perspectives de l’économie mondiale, Chapitre 2). Elle mérite en tout état de cause d’être débattue alors qu’elle a des implications majeures sur l’orientation qui est donnée aux politiques budgétaires. Par ailleurs des solutions peuvent être envisagées pour dissocier le coût du financement d’investissements publics, notamment verts, des taux d’intérêt du marché. Ceci pourrait prendre la forme d’un accès direct ou indirect à un taux privilégié des Trésors publics aux financements par la BCE.

Le calcul de la croissance tendancielle nécessite de faire des projections démographiques (y compris flux migratoires), des hypothèses sur les taux de participation à l’emploi des différentes catégories de population (par âge et sexe), sur la définition du taux de chômage correspondant au « plein emploi » et sur l’évolution de la productivité. Ces calculs ont déjà donné lieu à des débats entre les économistes de la DG ECFIN et des économistes universitaires. Des contributions récentes continuent à alimenter le débat sur la définition du « plein emploi » en montrant que cette définition est toujours associée à un choix politique.

D’autres hypothèses méritant débat sont celles sur la politique monétaire. Dans le modèle, la séquence est la suivante : la hausse des investissements publics a un premier effet inflationniste ; la politique monétaire réagit à la hausse du taux d’inflation et à l’accélération de la croissance par une hausse des taux d’intérêt à court terme; ceci renverse la poussée inflationniste tout en freinant les investissements privés (voir les graphiques P. 19 de la publication de la DG ECFIN reproduits ci-dessous). L’éviction des investissements privés et le recul de l’inflation modèrent la croissance du PIB (toujours selon le modèle) ce qui pousse à la hausse le ratio dette sur PIB : « Toutefois, à mesure que les capacités d’offre s’accroissent, des pressions à la baisse sur l’inflation se développent, inversant la hausse initiale des prix induite par la demande. Cet effet modère la hausse du PIB nominal, affaiblissant l’effet dénominateur. En outre, la politique monétaire réagit à l’inflation initiale dans la zone euro en augmentant les taux d’intérêt nominaux à court terme. » (P. 11 de la publication de la DG ECFIN- traduction de l’auteur). Beaucoup dépend donc en particulier de la validité des liens estimés entre taux d’inflation demande et offre macroéconomiques, taux d‘intérêt et investissements privés Au-delà, l’opportunité d’une politique monétaire plus accommodante est aussi en discussion (voir par exemple, la position de O. Blanchard  ou la note de l’OFCE).

Ollivier Bodin, Ancien haut fonctionnaire international, Fondateur de l’ONG Greentervention

Notes

[1] Le 30 avril 2024 les nouvelles règles budgétaires ont été promulguées au Journal Officiel de l’Union européenne. Il s’agit du Règlement 2024/1263 relatif à la surveillance budgétaire multilatérale,  du Règlement 2024/1264 sur la correction des déficits excessifs et de la Directive 2024/1265 sur le cadre budgétaire des États européens.
[2] Note de l’auteur : cela signifie en l’absence de nouvelles taxes ou de coupe dans les dépenses publiques.

The post Idéologie, macroéconomie, investissements publics et règles budgétaires appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

08.02.2024 à 16:59

La course au volume est-elle favorable aux agriculteurs ?

Billet invité

Les agriculteurs sont descendus dans la rue pour exprimer leur colère et leurs multiples motifs de mécontentements. Comment expliquer que des agriculteurs qui travaillent beaucoup n’arrivent pas à dégager un revenu suffisant pour couvrir leurs charges ? Comment expliquer que les plus gros céréaliers qui poussent depuis des années à produire toujours plus, se retrouvent également […]

The post La course au volume est-elle favorable aux agriculteurs ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

Texte intégral (3103 mots)

Les agriculteurs sont descendus dans la rue pour exprimer leur colère et leurs multiples motifs de mécontentements. Comment expliquer que des agriculteurs qui travaillent beaucoup n’arrivent pas à dégager un revenu suffisant pour couvrir leurs charges ? Comment expliquer que les plus gros céréaliers qui poussent depuis des années à produire toujours plus, se retrouvent également dans cette situation ? Le discours de la FNSEA est de longue date de développer la production pour gagner plus. Cela ne semble pas être toujours gagnant. Il faut se demander si le modèle de développement promu par l’État et les organisations professionnelles majoritaires[1] n’est pas dans une impasse. Nous allons voir dans ce billet que la réponse est positive sans équivoque et qu’il existe des alternatives bien meilleures économiquement, socialement et écologiquement.

L’échec du modèle agricole dominant

Les agriculteurs travaillent beaucoup (plus de 80 heures par semaine). Si évaluer le revenu des agriculteurs n’est pas aisé[2], les prélèvements privés par actif non salarié travaillant sur l’exploitation[3] est l’indicateur qui se rapproche le plus de ce que serait un salaire. Ils s’élevaient en 2021 à 30k€ en moyenne par exploitation avec cependant une très forte hétérogénéité : ce revenu n’est que de 14k€ dans les plus petites exploitations (ce qui est très insuffisant pour vivre décemment) et plus de 46k€ chez les plus gros exploitants[4]. Cette forte différence s’explique par les aides de la PAC qui, depuis 1992, sont versées en fonction de la taille de l’exploitation (nombre d’ha) ou du nombre d’animaux présents. De ce fait, en 2020, 17% des exploitations françaises ont reçu 50 % des aides. Ainsi, le président actuel de la FNSEA, reçoit plus de 170k€ pour les près de 700ha qu’il exploite via diverses sociétés dans le Bassin parisien[5], alors qu’en moyenne une exploitation céréalière reçoit 33k€[6]. Ces aides européennes sont indispensables pour la plupart des exploitations. D’après la publication de référence Graph’agri 2022, publiée par le service statistique du ministère de l’agriculture «  les subventions d’exploitation versées en 2020 représentent en moyenne, pour les bénéficiaires, 16,7 % des produits courants et 46,5 % de l’EBE »[7].

Le discours des organisations agricoles et des industries agro-alimentaires est d’encourager les agriculteurs à produire toujours plus, pour avoir plus d’aides et améliorer leur revenu. L’objectif est d’aider les exploitations à grossir pour réduire les charges par unité produite. Ceci implique, par ailleurs, un agrandissement régulier des exploitations au détriment de la reprise des fermes par les jeunes.

Les manifestations actuelles montrent que l’objectif d’amélioration du revenu n’est pas atteint dans la majorité des cas. Il est facile de comprendre pourquoi : pour produire plus les exploitations s’endettent pour acheter du matériel plus performant, plus d’engrais pour augmenter les volumes produits, plus de pesticides pour lutter contre les maladies. Pour produire plus, elles augmentent les surfaces, ce qui fait progresser les charges de structures mais aussi les charges opérationnelles notamment de carburant. Des machines plus puissantes, plus lourdes, équipées de logiciel d’aides à la gestion des épandages consomment plus de fuel. L’agrandissement conduit les agriculteurs à faire plus de kilomètres en tracteur, ce qui expliquent leur revendication pour atténuer les taxes sur le carburant au détriment de la réduction des émissions de GES.

Malgré tous ces moyens techniques, les rendements ne progressent plus car les sols ont perdu de leur fertilité, de leur humus. Les sols s’appauvrissent et les intrants coûteux ne parviennent plus à compenser la baisse de qualité du sol. Des sur- investissements, surtout dans le matériel, expliquent que malgré plus de volumes produits les agriculteurs ne voient pas leur revenu progresser. En 2020, l’endettement moyen des exploitations françaises est de près de 43%[8]. Les exploitations qui espéraient gagner plus voient une part de leur résultat aller vers les banques, vers les industries agroalimentaires ou les coopératives d’approvisionnement.

Certes, certains agriculteurs obtiennent le résultat escompté en cumulant un certain nombre d’atouts : une situation de départ favorable (ferme des parents déjà de taille importante et bien structurée), une excellente qualité agronomique des sols, des débouchés industriels sécurisés, des conditions de financement améliorées du fait de la taille et bien sûr une bonne compétence technique du chef d’exploitation. Dans le Bassin parisien ou dans la région Hauts-de-France, vue la qualité des terres, les incidents climatiques moins nombreux que dans d’autres régions plus centrales ou méridionales, la course au rendement peut être gagnante, même si aujourd’hui dans ces régions les exploitants constatent un plafonnement et même parfois une réduction des rendements[9]. Dans les zones intermédiaires de la périphérie du bassin parisien, en Bourgogne, en centre Val de Loire ou dans les régions du Sud-ouest, la qualité des terres moindre, des variations climatiques plus importantes ne permettent pas, le plus souvent , d’atteindre l’objectif de revenu.

Beaucoup de travail, un capital à gérer très important et des revenus qui progressent peu dans le temps : nous sommes face à une agriculture très capitalistique difficilement reprenable. Les exploitations de grandes tailles, fortement équipées sont très coûteuses et la reprise par des jeunes est difficile.

D’un point de vue environnemental, ce modèle a montré son échec : perte de fertilité des sols, réduction drastique de la biodiversité, ressource en eau réduite et polluée, conséquence négative sur la santé par l’exposition des agriculteurs et des riverains aux pesticides.

Ce schéma est-il universel et irréversible ? Heureusement, non. Les injonctions du syndicat dominant ne sont pas nécessairement suivies. Des agriculteurs de longue date ont choisi de revenir à des modèles reposant plus sur l’agronomie, sur la meilleure utilisation des ressources naturelles et locales. Plutôt que de suivre un modèle unique, ils s’appuient sur leur environnement proche, observent les conditions climatiques, les possibilités du sol, tirent profit des interactions positives avec le milieu naturel. Ils ne cherchent pas à produire plus mais à produire mieux en faisant reposer leur revenu sur un chiffre d’affaires moindre et des charges opérationnelles et de structures moins importantes.

L’équilibre financier repose sur un nouvel équilibre, qui n’est pas facile à faire comprendre aux banquiers. Une ferme avec un chiffre d’affaires modeste peut-elle être durablement rentable ?

Gagner plus en produisant moins, c’est possible.

Nous pouvons nous appuyer sur l’exemple[10] d’un éleveur laitier breton. Originaire du milieu agricole, il a repris en 2012, à 23 ans, la ferme de ses parents. Son projet d’installation était très classique : 350 000 litres de lait conventionnel, 69 hectares de maïs/céréales/herbe, des vaches produisant 7 500 litres par année. Le troupeau est monté rapidement à 35 vaches pour 70 heures de travail par semaine. Le système était bien maîtrisé avec des achats d’intrants optimisés. Il dégageait un bon Excédent Brut d’Exploitation, mais pas de trésorerie du fait des annuités de 55 000 euros à rembourser.

En 2017, à l’installation de sa conjointe, le couple décide de changer l’objectif de l’exploitation. L’objectif principal est devenu de produire le lait au moment où il coûte le moins cher à produire. Deux raisons ont poussé à ce changement d’orientation : améliorer le revenu en produisant du lait au moindre coût et travailler moins pour mieux vivre.

Ce changement fondamental a nécessité une remise en question rapide. En trois ans, toutes les surfaces sont passées en prairies. Le parcellaire bien groupé[11] avec 58 hectares autour du bâtiment et 10 hectares à trois kilomètres a permis de tirer profit au mieux de l’herbe. La suppression du maïs et des céréales a entrainé une forte réduction des frais de culture notamment des consommations de fuel.

Les exploitants ont accepté de voir la production par vache baisser. La ferme produit aujourd’hui autant de lait qu’avant le changement de système mais avec 10 vaches de plus. Les 47 vaches vêlent toutes au printemps du 1er mars à mi-avril. Elles produisent annuellement 4 200 litres de lait bio et ne sont traites qu’une fois par jour, ce qui réduit le travail sans effet néfaste sur les animaux. La salle de traite est fermée pendant deux mois (de mi-décembre à mi-février), afin de prendre des congés en famille. Aucun aliment n’est acheté en dehors du sel et des minéraux.

Au plan économique, la situation s’est considérablement améliorée. Tout d’abord, la vente des machines devenues inutiles (des travaux de culture ayant été supprimés) a permis de rapporter 50 000 euros de trésorerie au moment de la transition. Et les annuités d’emprunt se sont fortement réduites. La suppression des charges d’achat d’aliments complémentaires, d’engrais, de phytos et de semences a permis d’économiser 70 000 euros par an. Les deux exploitants fournissent, en moyenne sur l’année, et à eux deux, quarante heures de travail par semaine et leur EBE est pour chacun de 55 000 euros. En 2022, l’exploitation a dégagé 80 000 euros de revenu pour une production de 156 000 euros.

Ce système nécessite d’observer attentivement la pousse de l’herbe et de décider de faire brouter ou de faucher au bon moment. Le travail change et repose sur des passages réguliers dans les prairies et de tenir compte finement des conditions climatiques. Bien entendu, ce système fonctionne bien car il est adapté aux conditions climatiques humides avec une pluviométrie assez régulière.

L’exploitation s’est engagée dans la production bio et s’est intéressée également à l’amélioration des conditions environnementales : 2 km de haies ont été replantées avec des espèces locales. Ces haies sont utiles pour la reprise de la biodiversité et sont utiles aussi aux vaches qui peuvent trouver de l’ombre l’été ou se protéger du vent l’automne.

Au total, le chiffre d’affaires a baissé mais avec un travail réduit et en respectant l’environnement. Par contre, le revenu disponible s’est fortement accru : (80 k€ au lieu de 30k€ en moyenne comme on l’a vu plus haut). Certes, il est moins profitable aux fournisseurs d’intrants et aux banques qui ont moins d’investissements à financer…

Cet exemple montre qu’une autre agriculture et possible. Elle permet aussi d’assurer la souveraineté alimentaire, (elle produit autant avec plus d’animaux[12]), de mieux vivre et de respecter l’environnement.

Dans tous ces systèmes « durables » l’agriculteur doit tenir compte de son milieu et ne peut plus appliquer une recette valable pour tous dans toutes les conditions.

Les agriculteurs qui pratiquent cette agriculture durable[13] sont déjà nombreux (en ordre de grandeur ils représentent 10% du total) mais ont du mal à se faire entendre des pouvoirs publics[14]. Ce type d’agriculture moins équipée en matériel, moins capitalistique peut paraitre peu dynamique, mais ses résultats sont probants. Le syndicalisme majoritaire pousse à accroître le Chiffre d’affaires ce qui convient bien aux intermédiaires de l’agriculture (fournisseurs d’aliments, de machines, d’engrais, de phytos) qui en profitent pour développer leur propre activité. Le système intensif fait tourner l’amont de l’agriculture, mais le producteur lui ne s’y retrouve que rarement. Les systèmes durables replacent le revenu de l’agriculteur comme la variable principale.

En outre et c’est fondamental aujourd’hui, ces modèles sont plus facilement transmissibles et peuvent assurer l’avenir des exploitations sur le territoire. Dans la course à l’agrandissement et à la productivité la France sera, sans aucun doute, perdante car il y a d’autres pays dans le monde qui peuvent avoir de très grands espaces avec des charges faibles et des conditions sociales moins bonnes.

Annexe : comparaison sur la formation du revenu en système conventionnel et en système durable.

comparaison-modeles-agricoles-civam

Source : CIVAM

Michel Auzet, ingénieur agronome, directeur du master Management des politiques environnementales et soutenables , Institut Catholique de Paris

Notes

[1] Rappelons  qu’en agriculture on assiste depuis les années 1960 à une cogestion des décisions politiques entre l’État et les deux syndicats FNSEA et JA. Cette situation est vraiment originale et particulière. Les syndicats ouvriers ne cogèrent pas avec le ministère du travail, pas plus que les syndicats enseignants avec celui de l’éducation nationale. Cela peut donc porter à sourire quand la FNSEA appelle à manifester contre une politique qu’elle soutient de longue date.
[2] Voir la fiche sur l’évolution du revenu des agriculteurs sur la plateforme The Other Economy
[3] c’est-à-dire l’agriculteur ou l’agricultrice ainsi que son conjoint et les éventuels aidants familiaux. Cet indicateur est exprimé en équivalent temps plein.
[4] Source : Les Résultats économiques des exploitations agricoles en 2021 – RICA
[5] Voir Arnaud Rousseau, un poids lourd de l’agrobusiness pour diriger la FNSEA, Mediapart (mars 2023)
[6] Voir Graph’Agri 2022 – Agreste, site de la statistique du ministère de l’agriculture (p. 69).
[7] L’EBE (Excédent brut d’exploitation) correspond au flux de ressources généré, au cours de l’exercice, par la gestion courante de l’exploitation (ou de l’entreprise) sans tenir compte de sa politique d’investissements (amortissements) et de sa gestion financière (frais financiers. Voir la définition de l’EBE sur Agreste le site de la statistique du ministère de l’agriculture.
[8] Graph’Agri 2022 – Agreste, site de la statistique du ministère de l’agriculture (p. 75).
[9] Voir Encyclopédie de l’Académie d’agriculture de France – Évolution du rendement moyen annuel du blé France entière de 1815 à 2021
[12] Les émissions de méthane par litre de lait sont donc supérieures. Mais, d’une part nous continuerons à manger de la viande et du lait en 2050 même dans un scénario de neutralité carbone. D’autre part, il est bien préférable sur tous les plans que ce lait soit produit ainsi (par des animaux pâturant l’herbe). Enfin, le bilan GES complet d’une telle exploitation doit intégrer le stockage du carbone par les prairies, la réduction de N2O et d’usage de fioul.
[13] Sans rentrer dans la bataille des labels, une agriculture durable est une agriculture économe en intrant qui vise l’autonomie. Elle met en avant le lien au sol et prône la sobriété énergétique.
[14] Les pouvoirs publics accordent peu de soutien aux mesures environnementales. Les Mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC) financées en partie par la PAC et la France ne sont pas suffisantes. L’État n’apporte pas les budgets pour financer ces mesures écologiques qui doivent accompagner la transition, plus de haies, respect des sols…

The post La course au volume est-elle favorable aux agriculteurs ? appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

05.02.2024 à 11:43

Enjeux économiques de la transition climatique, commentaires sur le rapport de la DGT

Alain Grandjean

La Direction générale du Trésor vient de publier un rapport sur les enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone. Ce rapport est bienvenu après celui de Jean Pisani et Selma Mahfouz sur les incidences économique de l’action pour le climat. Il est en effet important de continuer à approfondir la question des impacts […]

The post Enjeux économiques de la transition climatique, commentaires sur le rapport de la DGT appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

Texte intégral (7055 mots)

La Direction générale du Trésor vient de publier un rapport sur les enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone. Ce rapport est bienvenu après celui de Jean Pisani et Selma Mahfouz sur les incidences économique de l’action pour le climat. Il est en effet important de continuer à approfondir la question des impacts économiques de la transition. Il est également appréciable de disposer d’un rapport intermédiaire ce qui permet d’exprimer des remarques susceptibles d’être prises en compte dans le rapport final ou au moins discutées. La note qui suit se limite à quelques remarques et ne constitue en rien une appréciation d’ensemble.

1/ Les impacts à terme du changement climatique sur le PIB sont très sous-évalués

Le rapport expose la difficulté de l’évaluation des impacts du changement climatique par rapport à un scénario contrefactuel « sans changement climatique » et les limites de la littérature existantes. Il est très clair sur le fait qu’il n’existe aucune méthode fiable permettant de chiffrer ex ante l’impact économique du changement climatique sur l’économie (Tableau 2, p. 22)[1] et il souligne à la fois le risque élevé de sous-estimation et le degré élevé d’incertitude de toute estimation (voir encadré ci-après).

Malgré toutes ces précautions, le rapport finit par citer (comme tous les autres documents abordant ce sujet) quelques résultats issus des travaux portant sur l’évaluation économique des dommages climatiques, qui sous estiment très largement les impacts.

Le rapport cite ainsi les conclusions des rapports du NGFS, le réseau de réflexion des banques centrales et superviseurs financiers sur le climat, selon lesquels une trajectoire de réchauffement menant à + 3°C en 2100 au niveau mondial (soit environ +2°C en température en 2050) se traduirait, en 2050, par une baisse du PIB de la France de 8%. Il est important de comprendre que cette baisse est envisagée par rapport à ce que le PIB aurait été sans réchauffement, l’hypothèse sur ce dernier point étant celle d’un croissance continue. Ce qui est envisagé ce n’est donc pas une baisse du PIB en valeur absolue d’ici 2050 mais un ralentissement de sa croissance.[2] Par exemple, au lieu d’une croissance du PIB sans réchauffement de 1% par an d’ici 2050, on aurait une croissance du PIB de seulement 0,7% an. A titre de comparaison, le coût des seules inondations de 2021 dans la vallée de l’Ahr en Allemagne est estimé à 40 Mrd d’Euros, soit environ 1% du PIB de l’Allemagne[3].

Le rapport évoque également le GIEC qui retiendrait dans son dernier rapport de synthèse, qu’ « un réchauffement des températures d’environ 4°C en 2100 entraînerait un déclin du PIB mondial compris entre 10 % et 23 % à cet horizon[4] » (par rapport à un PIB sans réchauffement).

Les risques de sous-estimation des impacts économiques du changement climatique et leur degré d’incertitude sont élevés.

Le rapport décrit les raisons de la sous-estimation de chacune des méthodes utilisées pour estimer les dommages climatiques  : la méthode énumérative ne prend pas en compte de certains secteurs ; dans les modèles d’équilibre[5], l’éloignement entre l’ancien et le nouveau point d’équilibre décrédibilise l’hypothèse de stabilisation par un ajustement des prix ; les méthodes économétriques[6] posent problème en raison notamment de leur linéarité.

Quelle que soit la méthode, le manque d’observations pertinentes pour estimer des phénomènes inédits crée une incertitude majeure sur la qualité des chiffrages, sur le périmètre des dommages à prendre en considération et sur la régularité des liens entre différents phénomènes. En outre, l’estimation de l’impact du changement climatique s’articule nécessairement autour d’un scénario d’émissions de gaz à effet de serre (et donc de politiques mondialement menées) et de ses conséquences sur la hausse des températures. Même en fixant le scénario central pour les émissions de gaz à effet de serre, les sources d’incertitude, ce que « l’on sait ne pas savoir », restent nombreuses :

A) Incertitudes liées à l’impact physique du réchauffement climatique sur la biosphère :

  •  La relation entre émissions et hausse des températures,
  • Les points de bascule potentiels (accélération du dégel du permafrost, des hydrates de méthane océaniques, réduction de la couche de neige,…)
  • La déclinaison continentale et nationale d’une hausse globale moyenne des températures
  • L’impact sur la biosphère et les écosystèmes[7]

B) Incertitudes liées aux impacts sur les systèmes socio-économiques

  • Selon le périmètre géographique, développements chez les partenaires commerciaux
  • Production agricole mondiale et européenne et sécurité des chaines alimentaires
  • Déstabilisation politique et sociale chez les partenaires
  • Risques sociaux internes

Tout en mentionnant certains chiffrages, le rapport indique dans sa conclusion du chapitre 1.2 : « Cependant, ces estimations restent très incertaines, dépendent fortement des options de modélisations choisies. Elles n’incluent pas les enjeux non-monétaires détaillés au début de cette section, comme certains effets sur la santé ou le bien-être, ainsi qu’une partie des services écosystémiques rendus par la biodiversité. »

 

Il importe de s’interroger sur la cohérence de messages qui communiquent en même temps sur des impacts possibles et reconnaissent que ce chiffrage est hautement incertain[8]. Le risque est double car les chiffres se retiennent plus facilement que la liste des caveat.

D’une part, l’écart entre les risques clés décrits par le GIEC qui affecteront directement ou indirectement la France et l’Union européenne et des chiffrages moyens très bas qui circulent dans la sphère publique décrédibilisent les travaux des climatologues tout en faisant disparaître les disparités régionales et sociales.

key-climate-risks-ipcc2022

Source : IPCC Sixth Assessment Report, Impacts, Adaptation and Vulnerability, Chap. 13. Graph. 13.28, P. 1874

D’autre part, ces chiffrages vont guider les montants que les acteurs économiques (les administrations, les entreprises financières et non financières et les ménages) seront prêts à investir dans l’adaptation et pour respecter les engagements internationaux de réduction de gaz à effet de serre. Tenter de s’organiser pour adapter l’économie et la société françaises à un réchauffement de 4°C est une précaution légitime, même si elle a de fortes limites[9]. Mais un chiffrage faible des impacts d’un tel réchauffement est de nature à ralentir l’action : faire face à un tel niveau de réchauffement peut sembler tout-à-fait gérable au cas par cas avec un taux de croissance de 1 à 2% par an. La prudence élémentaire impliquerait non seulement de ne pas passer sous silence le coût humain (santé et mortalité) mais aussi de ne pas sous-estimer les impacts économiques et donc sociaux. Sinon, cela conduit à démobiliser les acteurs surtout dans un contexte social où les difficultés de la transition pour certains acteurs sont mises en avant.

Devant cet immense défi il faut avoir le courage de constater que les modèles macroéconomiques existants ne sont pas bien adaptés pour faire ces travaux et que la fiabilité de leurs chiffrages est faible, indépendamment des critiques génériques qui peuvent leur être faites[10] pour représenter des situations nouvelles, en rupture et à fort niveau d’incertitude. Il est nécessaire d’explorer dans les meilleurs délais d’autres approches.

2/ L’insuffisante prise en compte des risques de transition conduit à une impasse sur le bouclage avec le système financier.

La considération à apporter au bouclage avec le système financier est mentionné – incidemment – dans le rapport du Trésor à quatre endroits. Une première fois, pour indiquer que le secteur bancaire et assurantiel fera partie des cinq secteurs les plus affectés avec l’énergie, le tourisme, les infrastructures et l’agriculture[11]. Une deuxième fois, pour mentionner que « l’impact économique dépendra aussi de la réaction du système financier » (p.18). Une troisième fois, indirectement, pour noter que les études d’impact du changement climatique ne prennent en général pas en compte le coût des actifs dévalorisés (ce qui ne manquera pas d’impacter le système financier) ; une quatrième fois, pour répéter que la « stabilité macroéconomique et financière sera une condition nécessaire à une transition réussie » (p.44).

Il ne fait pas de doute que le système financier et sa réglementation font partie de la solution en complément indispensable des politiques budgétaires. Le système financier interagit avec le climat dans les deux sens : le changement climatique fait peser des risques de transition et des risques physiques sur le système financier et la majorité des activités financées émettent des gaz à effet de serre. Pour les acteurs économiques et financiers, c’est le terme de « double matérialité » qui est employé pour caractériser ces deux effets. L’Union européenne a commencé à intégrer cette double problématique dans la réglementation financière[12]

Le Réseau des banques centrales pour Verdir le Système Financier (NGFS) distingue, à la suite de Mark Carney[13], deux types de risques :

  • les risques physiques qui sont la conséquence directe des impacts du changement climatique sur les actifs (inondations, sécheresse, tempêtes etc.)
  • les risques de transition qui concernent les effets sur les acteurs économiques d’une modification inattendue de la réglementation et des politiques publiques, des préférences des consommateurs ou des innovations dans la perspective de réaliser une économie zéro carbone. Dans la mesure où ni les tendances actuelles ni les politiques annoncées ne suffiront à tenir les engagements climatiques les risques de transition ne sont pas nuls[14].

Le NGFS envisage sept scénarii qui, en fonction des politiques menées dans le monde et du réchauffement climatique qui en découle, combinent à des degrés divers les risques de transition et les risques physiques[15]. Ils fournissent un cadre dans lequel il est possible d’évaluer les politiques nationales de prévention des risques.

ngfs-scenario-2023

Source : NGFS scenarios for central bank and supervisors, Novembre 2023

Le rapport de la direction du trésor semble se focaliser sur le scénario mondial « hot house » qui postule de faibles risques de transition[16] et des risques physiques considérés comme élevés (même si largement sous-estimés), mais se matérialisant dans « longtemps ». L’adaptation du secteur assurantiel et bancaire se limiterait alors à la gestion de risques physiques accrus via des hausses des primes ou des déclarations de non-assurabilité[17].

Deux autres scénarios au niveau mondial mériteraient cependant une attention particulière :

  • le scénario d’une « transition tardive = politiques de transition brutalement accélérées au niveau mondial autour de 2030 à la suite d’une multiplication de catastrophes et/ou pressions politiques » ;
  • le scenario « monde fragmenté » = avec des politiques de transition divergentes entre grands blocs.

Dans de tels scénarios, la matérialisation de risques de transition par dévalorisation rapide de certains actifs et, en conséquence, de déstabilisation du système bancaire et financier ainsi que par des tensions sur les prix voire réduction de la disponibilité des énergies fossiles importées doit être considérée comme possible dès « demain » avec une probabilité qui augmente avec le temps, mais non estimable par manque d’observations passées pertinentes. Or il nous semble que c’est en insistant sur les risques de transition et en soulignant qu’ils sont de court/moyen terme que l’on augmente les chances d’une accélération « ordonnée » de politiques nationales d’atténuation, de réduction de dépendance aux énergies fossile et des risques de transition, y compris au travers d’une réglementation financière rigoureuse[18].

Focaliser sur le scénario du pire en termes physiques, le scénario « hot house » tend paradoxalement à retarder les efforts (soit par un raisonnement fataliste « tout est perdu » soit par un effet passager clandestin) d’autant plus que ses impacts macroéconomiques semblent gérables. Ceci incite aussi à privilégier des solutions dont les effets porteront dans plusieurs années et dont le coût politique/social ou de compétitivité est faible à court terme. Mais ces choix devront tôt ou tard être révisés sous la pression des conséquences inéluctables du changement climatique.

Pour réfléchir à ce type de scénarios que ce soit au niveau mondial ou national, les modèles macroéconomiques qui négligent les risques d’instabilité du système financier (en particulier, les modèles d’équilibre général) sont inadaptés par construction. L’objectif des politiques publiques ne doit pas être une optimisation sous contrainte et une recherche des « moindres coûts », mais a recherche de la résilience ou de la robustesse, comme le suggère Olivier Hamant[19], de nos sociétés à des chocs répétés, inattendus, et de diverses origines (météorologiques, épidémiques, géopolitiques, sociaux etc.). Dès lors la démarche à adopter devrait être d’abord de nature plus prospective et qualitative en identifiant les rares zones de certitude assez solidement établie et les divers grands aléas possibles. Les conclusions opérationnelles à viser sont plutôt de l’ordre de la prévention, de la précaution et de la préparation à l’adaptation plutôt que de l’ordre du moindre coût.

Il faut espérer que le rapport final inclura ces aspects, gages de la stabilité financière, dans ses réflexions.

3/ Comment réfléchir à la question de la soutenabilité des finances publiques ?

L’analyse précédente n’implique pas que nous suggérons de revenir au « quoi qu’il en coûte » et  de ne tenir aucun compte des contraintes dues à notre endettement public.

Néanmoins force est de constater que l’approche retenue par les règles européennes  (dans leur version actuelle ou dans les propositions de réforme en cours de discussion ) est étroitement comptable. Pourtant, les investissements permettant de réduire les risques climatiques pour nos sociétés et économies[20] limitent de facto aussi les risques pour les finances publiques, puisqu’ils sont de nature à réduire aussi les risques sur la hausse de la dette publique. Ce sont donc des éléments d’appréciation de l’évolution de sa soutenabilité.

Il est parfois avancé que la question de l’endettement public est indépendante de la nature de la dépense financée[21]. L’État français n’a jamais levé autant de dette (285 milliards prévus pour 2024) et il est parfois affirmé que du fait du niveau actuel de son endettement total, il court le risque que les agences de notation dégradent sa note, ce qui conduirait à un renchérissement des taux et alourdirait encore la charge de la dette et le déficit public. Cet argument est à prendre avec précaution.

D’une part la dette publique française reste très appréciée par les marchés, du fait en particulier des taux d’intérêt qui rendent ce placement attractif, mais surtout du fait qu’elle reste un placement sûr[22] par rapport aux alternatives.

D’autre part, si les risques évoqués ci-dessus sont réels il est difficile de croire qu’ils ne seront pas finalement pris en considération par les investisseurs, de même que les mesures prises pour les « réduire » pourraient être appréciées. Il est à l’évidence plus soutenable que la dette publique croisse un peu plus à court terme[23] pour éviter sa flambée que l’inverse – une dette apparemment maîtrisée à court terme mais potentiellement explosive.

Il est essentiel de sortir du schéma martelé par certains de nos partenaires européens selon lequel nous serions les « mauvais élèves de l’ Europe ». L’Allemagne a ralenti la transition en Europe et sur son propre sol par des politiques budgétaires beaucoup trop restrictives. Le gouvernement Scholz a été obligé de revenir sur ses engagements en matière d’investissements dans la transition parce qu’un jugement du tribunal constitutionnel ne permet plus d’accommoder les contraintes comptables de cette absurdité économique qu’est le frein à l’endettement, une disposition encore plus restrictive que les règles européennes.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer l’effet macroéconomique des investissements de la transition notamment du fait qu’ils contribuent à terme à la réduction des importations de pétrole et de gaz. A ce sujet les modèles utilisés pour évaluer l’impact macroéconomique de la transition sont peu adaptés pour la prise en considération de cet effet positif. On y reviendra plus loin.

4/ Atténuation : l’emphase sur la taxe carbone est trop forte même si la nécessité d’un policy mix est bien mise en avant.

Le rapport mentionne bien la nécessité de combiner divers instruments de politique publique (chapitre 2.1) mais insiste sur le fait que le signal-prix via une taxe carbone ou un dispositif de quotas est l’instrument le plus efficace, celui qui permet de réaliser la transition à moindre coût. La question fait couler beaucoup d’encre en France depuis le Grenelle de l’environnement.

Sans faire l’exégèse de tous les travaux limitons-nous à quelques considérations.

Tout d’abord, si l’on suit une logique de robustesse et non d’optimisation la question des coûts d’une mesure n’est pas une priorité absolue. En l’occurrence les auteurs du rapport en prennent acte en proposant une règle ABCD (dont on pourrait discuter dans le détail mais l’essentiel ici est l’esprit du raisonnement) pour les coûts d’abattement.

Ensuite, le rapport d’Alain Quinet sur La valeur de l’action pour le climat (2019) montre que le niveau que doit atteindre le signal-prix à lui seul (250 euros la TCO2 en 2030 et jusqu’à 775€ en 2050) est inaccessible politiquement. Les épisodes successifs des bonnets rouges, des gilets jaunes et la révolte des agriculteurs de début 2024 témoignent bien de la difficulté de l’exercice, alors qu’on est encore très loin des niveaux souhaités. Plus fondamentalement, les sociologues mettent en avant que le signal-prix ne peut être le seul levier quand les agents sont insérés dans un ensemble de contraintes structurelles matérielles ou immatérielles (infrastructures, contraintes budgétaires, normes sociales, etc.).

Enfin, la question de la transition juste ne cesse de se poser et nécessite des approches plus adaptées. Si l’on veut décarboner l’économie, dans le contexte et avec les objectifs rappelés ci-dessus au point 2, il faut admettre qu’il est nécessaire de recourir à un dispositif d’ensemble (infrastructures publiques, régulation de la publicité, aides et subventions, mécanismes de redistribution adaptées). Le rapport fait état d’ailleurs de la nécessite de prendre en considération les enjeux de redistribution.

La priorité mise à la fiscalité carbone dans le rapport n’est évidemment pas sans rapport avec la nécessaire maîtrise de la dette publique. La taxe carbone rapporte au budget de l’État et le sujet est d’autant plus sensible que les revenus issus de la distribution des énergies fossiles sont amenés à baisser comme le rappelle opportunément le rapport. Il faut donc reprendre la question dans son ensemble et chiffrer l’impact sur les comptes publics d’un ensemble de mesures cohérent dont la taxe carbone (et sa croissance lente éventuelle) pourrait faire partie.

Rappelons que le bouclier tarifaire a coûté environ 100 milliards aux finances publiques en 2 ans et que ce dispositif décidé dans l’urgence était clairement inadapté en permettant aux citoyens aisés d’en profiter et en les désincitant à réduire leur consommation d’énergie. D’autres solutions semblent à la fois moins coûteuses et plus efficaces[24] pour réduire les émissions de GES.

5/ La régulation des échanges internationaux est à approfondir sans se limiter au seul Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières.

L’évolution du contexte international est préoccupante à bien des titres. Pour ce qui concerne la transition écologique trois de ses aspects nécessitent d’être soulignés.

Premièrement, la disponibilité à bon prix des énergies fossiles en Europe pourrait être remise en cause pour diverses raisons. La guerre de l’Ukraine a fait l’effet d’un électrochoc en la matière mais la décision prise de suréquiper l’Europe en terminaux GNL étaient inadaptée pour ne pas dire plus, comme l’a montré alors le cabinet Carbone 4. La récente décision de l’administration Biden de suspendre l’autorisation de construction de terminaux GNL, issue de considérations climatiques et de politique intérieure, montre bien qu’on ne peut rester campé dans des certitudes sur cette question.

Deuxièmement, la montée des protectionnismes (et des plans d’envergure comme l’IRA de la même administration Biden) doit faire évoluer très fortement et rapidement nos modes de raisonnement. La fermeture décidée très rapidement de certaines usines en Europe doit nous alerter.

Enfin, l’impact sur la balance commerciale de la France et de l’Europe de la transition (qu’elle soit ordonnée ou pas !) est une question centrale. Si la dette publique est un sujet à ne pas ignorer ceux de notre dépendance et de notre balance commerciale sont d’une part encore plus sensibles et d’autre part fortement liées à l’ampleur des conséquences de la hausse de la dette publique. Si nous vivons au-dessus de nos moyens, c’est d’abord sur le terrain de la balance commerciale que cela s’apprécie et se mesure. Inversement, si notre balance commerciale se redresse, nous serons moins dépendants des approvisionnements extérieurs en capitaux pour financer notre dette publique.

En conclusion, nous ne pouvons plus prendre comme référence central un optimum collectif qui serait le libre-échange qu’il faudrait seulement tempérer dans certains cas[25]. Nous ne pouvons pas non plus prendre la politique de l’offre comme le cœur de notre raisonnement. Cette politique considère que la balance commerciale dépend au premier ordre de la compétitivité de nos entreprises. Ce n’est pas entièrement faux, bien sûr, mais la politique de l’offre a tout simplement échoué. La liste est longue[26] des disparitions ou contritions d’industries ou de services qui n’ont pas résisté au tsunami de la mondialisation libre-échangiste. Et cela ne peut que se poursuivre voire s’amplifier. Le risque que la France devienne un lieu de villégiature pour les gagnants de la guerre économique mondiale est élevée. Nous serons vertueux sur notre territoire en matière écologique mais aurons fait disparaître toutes nos industries.

Nous devons mettre la question de la sobriété au centre de notre raisonnement économique comme le suggère le politiste Benjamin Brice.

Le rapport intermédiaire mentionne la question internationale mais ne le traite pas exhaustivement. Il indique à juste titre qu’« Il est difficile d’anticiper les impacts de la transition pour la balance commerciale de la France. » (page 39). En effet, si l’on accélère la réduction de notre dépendance aux fossiles (pour satisfaire nos engagements climatiques mais aussi pour les raisons économiques et géopolitiques rappelées ci-dessus) cela aura un effet positif sur notre balance commerciale qui pourrait cependant être contrebalancé par les effets rappelés dans le rapport (fuites carbone, importations de composants et de technologies bas-carbone et d’intrants critiques).

Insistons ici sur un point. Le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières qui a été décidé est une mesure « qui va dans le bon sens » comme tout dispositif de « mesures miroir ». Grâce à lui, les industriels concernés voient les conditions de la concurrence internationale aux portes de l’Europe redevenir plus justes sans passer par des allocations gratuites de quotas qui ne les incitent pas à se décarboner. Mais les industries exposées à la concurrence internationale qui n’en bénéficient pas voient leurs prix d’achat des matières soumises au MACF croitre. Il faut rapidement corriger ce biais en l’attente d’une généralisation du MACF.

Par ailleurs, cet outil ne répond pas à l’ampleur du défi rappelé ci-dessus ; il faut une nouvelle politique industrielle et commerciale en Europe et en France. Plusieurs instruments doivent être mobilisés : un moratoire européen sur les accords de libre-échange, le refus de signer l’accord UE-Mercosur et des taxes aux frontières pour les marchandises, les services (dont les transferts de données) et les capitaux.

Plus fondamentalement, comme le suggèrent David Edgerton et le collectif, Foundational economy[27] il s’agit de mettre au cœur de la réflexion les infrastructures et les marqueurs du bien-être quotidien.

6/ La rénovation du bâtiment public : un enjeu clef aux plans climatique et financier

Le rapport aborde, à juste titre car c’est un sujet important, la question de la rénovation du logement.

Pour autant celle du tertiaire public ne doit pas être mise de côté. Les enjeux sont significatifs en termes d’investissements : 400 millions de m2, un coût évalué à 4 à 500 milliards d’euros, a priori supporté par les finances publiques, ce qui n’est tout simplement pas possible au vu des politiques budgétaires annoncées. C’est également un enjeu important en termes d’émissions de GES (les émissions directes des bâtiments publics sont de l’ordre de 12 millions de tonnes de CO2) et la facture énergétique de ces bâtiments pèse chaque année sur les finances publiques. Le bâtiment a par ailleurs une valeur patrimoniale substantielle. L’estimation par la DIE de la valeur du patrimoine immobilier de l’État est de l’ordre de 70 milliards d’euros[28]. Il ne semble pas qu’il y ait d’estimations solides pour celle du patrimoine des collectivités territoriales (qui est en surface trois plus important) mais elle ne peut être inférieure à 200 milliards d’euros[29]. Enfin, elle concerne les salariés de la fonction publique qui vivent dans des bâtiments majoritairement dégradés ou au moins mal entretenus.

La rénovation du bâtiment public peut être aussi un levier majeur de réussite de la rénovation de l’immobilier en général. Les opérations peuvent être importantes[30], mobiliser les grandes entreprises du bâtiment qui peuvent structurer une filière qui reste dans le domaine de la rénovation trop fragmentée pas assez nombreuse et insuffisamment formée dans le domaine énergétique. Des propositions ont été faites dans le cadre des travaux de l’IFD pour accélérer ce chantier.

Alain Grandjean et Ollivier Bodin, co-fondateur de l’ONG Greentervention

Notes

[1] Ce qui est confirmé par Figure Cross-Working Group Box ECONOMIC.1 (IPCC 2022, WG 2 P. 2497)
[2] Pour plus d’explications sur les méthodes et les résultats des économistes qui font ces estimations voir la Fiche Réchauffement climatique : quel impact sur la croissance ? sur la plateforme The Other Economy.
[3] Les inondations de la vallée de l’Ahr en Allemagne (2021) ont couté la vie à plus de 200 personnes.
[4] Une lecture attentive de la synthèse faite par le GIEC conduit à une fourchette plus élevée, jusqu’à près de -40% pour une hausse de 4°C. Voir la figure Figure Cross-Working Group Box ECONOMIC.1 (IPCC 2022, WG 2 P. 2497). Le graphique est d’ailleurs reproduit dans le rapport du Trésor même, graphique 5 p. 23.
[5] L’estimation du rapport PESETA cité P. 21 combine une approche énumérative avec l’usage d’un modèle d’équilibre. Pour la liste des impacts qui ne sont pas pris en compte (beaucoup plus longue que celle de ceux pris en compte) voir p. 59 du rapport PESETA ou la note de Greentervention.eu (2020), P.4.
[6] Ces dernières projettent des observations historiques de l’impact de différences de températures entre pays ou d’un même groupe de pays à différentes dates.
[7] Voir par exemple The Economic Case for Nature, Wolrd Bank Group (2021).
[8] Voir aussi la Fiche Réchauffement climatique : quel impact sur la croissance ? sur la plateforme The Other Economy et la note La représentation de la question climatique par la Commission européenne. Un biais contre-productif ? Greentervention (2020)
[9] Voir l’article Les quatre degrés de l’Apocalypse, Alain Grandjean, Claude Henry & Jean Jouzel, Le Monde diplomatique (décembre 2023).
[10] Voir Comparaison des modèles météorologiques, climatiques et économiques, Alain Grandjean et Gaël Giraud , Chaire Energie et Prospérité (2017)
[11] «  Dans les secteurs bancaire et assurantiel, l’augmentation de la sinistralité des biens assurés aurait pour conséquence une augmentation des cotisations d’assurance et pourrait aboutir à la non-assurabilité de certains risques, tandis que les placements financiers touchés par un événement climatique extrême verraient leur valeur se déprécier »
[12] Voir La CSRD: une opportunité pour construire une stratégie environnementale robuste, Carbone4 (2023)
[13] Mark Carney alors président du conseil de stabilité financière et gouverneur de la Banque centrale d’Angleterre a introduit cette distinction dans un célèbre discours à la Lloyds en 2015. En plus des 2 risques mentionnés, il a également introduit le risque de responsabilité (les procès). Pour en savoir plus, voir l’article Le climat est source de risques systémiques avérés, sur le site de la plateforme The Other Economy
[14] Sur la relation entre l’efficacité des politiques de transition et la stabilité financière voir aussi le rapport de la BCE Climate change and sovereign risk, (2023)
[15] Les scénarios peuvent aussi se décliner au niveau national ou européen. Voir rapport du Trésor, P. 34, pour comparer différents scénarios de transition en France à contexte international donné.
[16] peu d’actif échoués (stranded assets), c’est-à-dire d’actifs (usines, centrale à charbon, pipeline) qui seront fermés avant la fin de leur durée de vie.
[17] Les assureurs prennent dores et déjà de telles décisions. Et la surprime qui finance le régime des catastrophes naturelles des assureurs français sera augmentée à partir du 1er janvier 2025, passant de 12 % à 20 % pour les habitations. C’est très problématique au plan social.
[18] Voir Conceptual note on short-term climate scenarios, NGFS, Oct. 2023
[19] Voir ses livres La troisième voie du vivant et Antidote au culte de la performance, La robustesse du vivant. 
[20] Sur l’impact des investissements dans l’adaptation sur les risques et coûts, voir par exemple P. 16 du rapport du GIEC 6, Groupe de travail II
[21] Du fait de la tautologie suivante « une hausse de la dette est une hausse de la dette, quelle que soit la nature de la dépense financée ».
[22] La dette française est vue comme sure par les marchés financiers car la capacité fiscale des gouvernements est considérée comme solide mais aussi parce que la Banque centrale, financeur en dernier ressort, ne peut, au vu de la taille relative de l’économie française laisser tomber la France comme elle a menacé de le faire pour la Grèce.
[23] C’est clairement la position exprimée par les auteurs du rapport Pisani Mahfouz sur les incidences économiques de l’action pour le climat. Voir page 116 : « Retarder au nom de la maîtrise de l’endettement public des investissements nécessaires à l’atteinte de la neutralité climatique n’améliorerait que facialement la situation, sans aucun bénéfice sur le fond. »
[24] Citons par exemple la proposition de Christian de Perthuis et Marc Maindrault parue dans Le Monde Transition énergétique : « L’instrument à établir à la place du bouclier tarifaire doit être une véritable composante du revenu versé aux ménages » en janvier 2024.
[25] Le rapport recommande par exemple (page 41) de mettre en place une aide de type crédit d’impôt aux industries françaises des pompes à chaleur. Ce type de dispositif au cas par acas est souhaitable mais nettement insuffisant.
[26] Sidérurgie, papeterie, scierie, raffineries, et même l’apiculture…
[27] Collectif de chercheurs apparu au Royaume-Uni au début des années 2010. Voir l’article Capitalisme politique contre politique socialiste, David Edgerton, Le Grand Continent (2023)
[28] Le chiffre de 66 milliards d’euros pour l’année 2019 est cité dans le rapport d’activité 2020-2021 du Conseil de l’immobilier de l’État.
[29] Le chiffre de 1000 milliards d’euros est mentionné dans le livre « Gestion de l’immobilier public » paru aux éditions du Moniteur en 2017.
[30] Cela ne se fait pas spontanément, il peut être nécessaire d’organiser des regroupements. De ce point de vue, la création de foncières publiques est une voie de solution.

The post Enjeux économiques de la transition climatique, commentaires sur le rapport de la DGT appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

04.01.2024 à 14:07

Les leviers d’action de la BCE pour le climat

Alain Grandjean

Depuis la mise en évidence en 2015 par Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, des risques financiers systémiques liés au climat, les banques centrales ont peu à peu pris conscience des enjeux et de leur rôle dans la lutte contre le changement climatique et pour l’adaptation des acteurs publics et privés aux impacts de […]

The post Les leviers d’action de la BCE pour le climat appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

Texte intégral (6393 mots)

Depuis la mise en évidence en 2015 par Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, des risques financiers systémiques liés au climat, les banques centrales ont peu à peu pris conscience des enjeux et de leur rôle dans la lutte contre le changement climatique et pour l’adaptation des acteurs publics et privés aux impacts de ce changement dont certains sont désormais inévitables. Ce rôle ne peut en rien se substituer à celui des États-Membres, de l’Union européenne et des collectivités publiques, et aux diverses politiques à impulser (fiscalité écologique et assimilé, aides publiques et subventions,  plans d’investissements, normes et règlements, publicité, communication, formation …) mais il n’en est pas moins significatif.

D’abord focalisées sur la mesure des risques, certaines banques centrales ont commencé à intégrer l’enjeu climatique dans leurs politiques. C’est ainsi que le Réseau des Banques centrales et des superviseurs pour la finance verte (NGFS) a été créé en 2017. En 2021, la Banque centrale européenne (BCE) a adopté un programme d’action[1] visant à aligner ses opérations avec les impératifs climatiques. Elle a notamment intégré des critères climatiques dans ses rachats de dettes d’entreprise, dépassant ainsi la “neutralité de marché”[2] qui constituait jusqu’à récemment une doctrine immuable guidant son action.

A la suite des hausses des taux directeurs en réponse à l’inflation et de chocs énergétiques, il incombe au banques centrales de poursuivre et accélérer le verdissement de leurs politiques, tant sur le volet monétaire – surtout dans un contexte où elles envisagent une stabilité voire une baisse des taux- que sur celui de la supervision des banques.

Cette note écrite avec Stanislas Jourdan a pour objet d’exposer les leviers à la main de la BCE pour stimuler l’action en faveur du climat des banques et plus généralement de tous les acteurs économiques. Nous allons ainsi détailler les modalités de mesures répondant à cet objectif qui pourraient être mise en œuvre (certaines l’étant déjà en partie) dans le respect des traités européens et du mandat de la BCE.

Télécharger la note en PDF 

———

Cette note n’aborde pas des enjeux de gouvernance et en particulier pas les questions relatives à l’articulation avec les politiques publiques des États-membre et de l’Union Européenne.

Elle a bénéficié des commentaires et suggestions d’Ollivier Bodin, Michel Cardona, Marion Cohen, Julien Marchal, Eric Monnet, William Oman, Thierry Philipponnat. Nous les en remercions chaleureusement, tout en assumant l’intégralité de son contenu et des erreurs ou manques résiduels.

Les banques centrales peuvent activer trois leviers pour l’action climatique

La BCE et les banques centrales nationales ont trois rôles principaux qui peuvent avoir un effet sur l’action climatique des banques. Les deux premiers sont relatifs à la politique monétaire et le troisième à la politique prudentielle[3] et son rôle dans la supervision des banques.

1. Le monopole de l’émission de monnaie centrale[4] se traduit par la fourniture de liquidité soit par prêts aux banques (en contrepartie d’un collatéral) soit par acquisition de titres sur le marché secondaire (le fameux “quantitative easing” ou assouplissement quantitatif).

2. La fixation du taux d’intérêt directeur applicable sur les prêts de la banque centrale aux banques. Le taux directeur est une référence pour les banques, qu’elles répercutent sur l’ensemble des crédits bancaires aux ménages et aux particuliers (les banques prêtent à un taux plus élevé que le taux de la BCE pour se faire une marge).

3. Dans le cadre de sa mission de supervision et de stabilité financière, la BCE et les banques centrales nationales surveillent étroitement l’évaluation des risques dans le bilan de chaque banque. La BCE peut par exemple imposer[5] des exigences de fonds propres plus élevées que la réglementation si elle observe qu’une banque ne maîtrise pas assez ses risques. On verra plus loin que les banques centrales nationales pourraient aussi dans le cadre cette mission, imposer des restrictions aux crédits bancaires destinés aux entreprises pétrolières.

La BCE peut agir sur ces trois leviers pour faciliter l’action climatique.

Levier 1 : injection de monnaie centrale dans l’économie

Les traités européens interdisent[6] à la BCE de financer directement des dépenses publiques favorables au climat, quel que soit le mécanisme envisagé[7] (dotation à des institutions publiques existantes ou à créer, prêt sans intérêt et non remboursable aux États ou à des agences publiques etc.). Nous n’évoquons pas ces pistes dans la suite de cette note, même si nous considérons qu’elles devraient vraiment être approfondies et articulées avec les enjeux budgétaires considérables que pose la transition énergétique.

Il est en revanche possible à la BCE d’être plus sélective sur les actifs financiers qu’elle accepte en contrepartie de ses refinancements aux banques (le “collatéral”) ou dans le cadre de rachat d’actifs sur le marché secondaire (quantitative easing).

  • En 2022, la BCE a par exemple adopté un principe de “bonus-malus”, dans le cadre du programme de rachat d’obligations d’entreprises (CSPP, Corporate Sector Purchase Programme). Concrètement, la BCE ajuste les volumes de rachat d’obligations d’entreprises en fonction d’un score climat attribué aux entreprises émettrices, selon une méthodologie qu’elle a définie[8]. Cette méthode favorise donc les obligations « vertes » au détriment des obligations les plus carbonées, plutôt que d’acheter les obligations de façon rigoureusement symétrique à leur taille relative sur le marché (neutralité de marché). Mais ce programme, qui a représenté jusqu’à 345 milliards d’euros d’actifs au bilan de la BCE est aujourd’hui en train d’être clôturé (puisque la BCE réduit la taille de son bilan)[9]. Dans ce contexte, cette mesure de verdissement n’est donc plus aussi pertinente. Elle aurait cependant du sens si les réinvestissements voire les achats nets reprenaient.
  • Le verdissement des règles d’éligibilité des actifs au collatéral est indépendant du quantitative easing puisque ce mécanisme fonctionne aussi bien quand la BCE resserre ou assouplit sa politique monétaire. La BCE pourrait par exemple exclure les actifs émis par les entreprises fossiles du collatéral éligible, ou du moins en limiter l’utilisation possible par les banques à un certain pourcentage de leurs refinancements par la banque centrale[10]. Une autre option serait d’appliquer une décote (“haircut”) sur les actifs carbonés et/ou sur les dettes des « entreprises fossiles » [11], ce qui conduiraient les banques à obtenir un financement moindre de la banque centrale que la valeur nominale de l’actif utilisé comme collatéral.

Ces mesures peuvent sembler très techniques, mais leur impact potentiel est significatif. En effet, la possibilité pour une banque de refinancer un actif au guichet de la banque centrale est un gage de liquidité pour cet actif, ce qui encourage donc les acteurs financiers à le détenir[12].

Ce type de mesures est parfaitement en phase avec le mandat de la banque centrale, qui lui impose de se protéger autant que possible des risques financiers à son bilan[13]. Les titres les plus porteurs de risques (de transition) seront décotés ou exclus. D’ailleurs la BCE a d’ores et déjà prévu d’évaluer l’opportunité et les modalités d’une prise en compte des risques climatiques dans ses règles d’éligibilité au collatéral en 2024[14].

Levier 2 : fixer un taux d’intérêt vert

Le taux d’intérêt est vu comme le principal outil de politique monétaire : il est mis en priorité au service de la fixation du niveau souhaité d’inflation. C’est la BCE qui fixe les taux directeurs auxquels les banques se refinancent. Notons cependant qu’une fois que ce taux est ramené à 0 (comme cela a été le cas de 2016 à 2022 dans la zone euro) il n’est évidemment plus mobilisable. C’est la raison pour laquelle les banques centrales font alors appel à des politiques dites « non conventionnelles » (évoquées dans le levier 1).

Dans les années 2010, l’inflation étant considérée comme trop basse trop basse, la BCE a ramené les taux d’intérêts à zéro comme rappelé ci-avant[15]. Elle a en plus mis en place un programme intitulé TLTRO, de prêts extrêmement généreux mais conditionnés[16] pour les banques, afin que celles-ci octroient davantage de crédits peu chers aux acteurs économiques.

Depuis juin 2022, le taux directeur a été relevé de 0% à 4,5 % (en septembre 2023) pour lutter contre une inflation considérée comme trop élevée[17]. Mais il est notoire que la hausse des taux d’intérêt engagée par la BCE (et qui a été stoppée récemment) a un effet négatif notamment sur les opérations de rénovation énergétique des bâtiments et sur les énergies renouvelables[18] etc. car elles en alourdissent le coût[19]. La politique monétaire restrictive de la BCE, qui se discute étant donné que l’inflation récente est surtout due à des facteurs liée à l’offre, risque donc de freiner la transition énergétique.

Pour éviter cet effet de bord, Il serait possible de différencier[20] les taux d’intérêt en fonction des emprunteurs et des projets : c’est l’idée d’un “TLTRO vert”[21] que Christine Lagarde a défendue à plusieurs reprises[22] et qu’a évoquée dans un récent discours[23] Frank Elderson , membre du comité exécutif de la BCE.

Concrètement, il s’agirait d’appliquer des taux d’intérêts moins élevés sur les volumes de prêts bancaires alloués à la transition énergétique[24]. Une telle approche pourrait être mise en place immédiatement pour les prêts à la rénovation énergétique des bâtiments dans la mesure où les banques déclarent déjà aux superviseurs leurs volumes de prêts à la rénovation[25]. Un tel programme inciterait les banques à déployer des offres de prêts à la rénovation, à taux moins élevés tout en s’articulant avec des dispositifs nationaux existants (comme par exemple l’éco-PTZ en France, les Contrats de Performance Énergétiques) dont le coût se verrait diminuer sensiblement par l’apport des taux bonifiés par la BCE.

En renforçant le financement de la transition énergétique, la BCE contribuerait à réduire la dépendance de l’économie européenne aux énergies fossiles importées, ce qui réduirait les facteurs de risques inflationnistes liés aux chocs des prix de l’énergie. Cette perspective est donc en phase avec le mandat de stabilité des prix de la BCE. Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE déclarait d’ailleurs en 2022 que des facilités de prêts vertes pourraient être envisagées lorsque la politique monétaire pivotera de nouveau vers une baisse des taux[26]. 

Leviers 3 : mobiliser la politique prudentielle

Dans le cadre du mécanisme de supervision unique (MSU), la BCE supervise directement 113 banques européennes systémiques, tandis que les autres banques, plus petites, sont supervisées par les banques centrales nationales. Dans ce cadre, la BCE a publié en 2020 ses recommandations sur la façon dont les banques devraient prendre en compte les risques climatiques[27], et elle a récemment annoncé son intention d’appliquer des sanctions aux banques qui ne les appliquent pas suffisamment[28].

Dans le cadre de son mandat, la BCE pourrait :

  • Améliorer les analyses de scénarios climatiques qu’elle conduit[29] pour tester la résilience du système financier en renouvelant la panoplie de modèles utilisés, qui est très contestable et très contestée[30] du fait de la sous-estimation évidente des risques climatiques qu’elle conduit à faire (que ce soit les risques de transition, les risques physiques et surtout dans tous les cas les risques de perturbation de l’économie[31]).
  • Proposer des renforcements de fonds propres[32] des banques en fonction de leur exposition aux secteurs fossiles (ou largement dépendants des fossiles).
  • Augmenter le niveau d’exigence des plans de transition bancaires (qui sont en passe de devenir obligatoires par le paquet bancaire (CRR/CRD) ainsi que la directive CSDDD en cours d’adoption)[33].

Ces plans de transition bancaires devraient détailler la stratégie des banques pour sortir du financement des industries fossiles, mais également faciliter la transition de secteurs économiques clés tels que le transport et le bâtiment[34]. Par exemple, ces plans de transition pourraient aboutir à la définition d’objectifs en termes de performance énergétique des portefeuilles de prêts immobiliers, comme proposé par la Commission européenne dans une autre directive[35]. Dans le cadre du processus de surveillance et d’évaluation prudentielle (Supervisory Review and Evaluation Process, SREP), la BCE et les superviseurs nationaux suivraient étroitement la performance des banques, et pourraient proposer des mesures correctrices, le cas échéant[36]. À l’inverse, les banques qui remplissent leurs objectifs pourraient se voir accorder des rabais supplémentaires sur les taux d’intérêts applicables dans le cadre d’un programme de “TLTRO vert” (voir ci-dessus). L’autorité bancaire européenne va être mandatée prochainement pour définir plus précisément le contenu des plans de transition bancaires. De notre point de vue, ces plans ne devraient pas se limiter à une gestion du risque, mais intégrer aussi l’impact des financements bancaires sur l’environnement.

  • Dans le cadre de leur mandat « macro-prudentiel[37]» les banques centrales nationales pourraient, par l’obligation d’une surcharge en capital, inciter les banques à limiter leurs prêts aux entreprises pétrolières.

Celles-ci font en effet peser un risque systémique au système financier car elles détiennent des actifs dont la valeur s’effondrera – ce seront des actifs échoués- dans un scénario respectant l’accord de Paris. Finance Watch propose de fixer un ratio maximal entre le prêt accordé et la valeur de l’actif financé[38] (loan-to-value en anglais), à l’instar de ce qui existe sur le marché de l’immobilier : si vous achetez un appartement, la banque ne vous prête pas quatre fois plus que sa valeur, ni même l’intégralité de sa valeur, vous devez apporter des fonds propres. Finance Watch suggère que les superviseurs imposent aux banques une surcharge en capital quand ce ratio dépasse une valeur estimée à 23 % (soit la part des réserves prouvées actuelles qui peuvent être consommées si l’on respecte l’accord de Paris).

Conclusion

La COP28 et le premier bilan mondial sur l’action climatique mettent en évidence que les acteurs privés et publics agissent mais beaucoup trop lentement ; sans avoir à se substituer aux gouvernements, les banques centrales ont un pouvoir et une responsabilité très significatifs pour peser sur les banques et par voie de conséquence sur l’économie réelle. La BCE est résolument engagée à avancer sur ce chemin, et Christine Lagarde a réaffirmé récemment la détermination de la BCE de continuer d’explorer de nouvelles options[39]. Cette note expose ici les principaux leviers à disposition de la BCE et suggère des pistes aussi accessibles que possible dans le cadre politique et juridique actuel.

Alain Grandjean et Stanislas Jourdan

Notes

[1] Voir le CP de la BCE annonçant le plan d’action (08/07/21) et le programme mis à jour en 2022.
[2] La neutralité de marché est une doctrine selon laquelle les banques, y compris les banques centrales, ne doivent pas privilégier un secteur économique plutôt qu’un autre et ne doivent pas orienter le développement de l’économie productive. Ce sujet est très bien expliqué dans l’article de Kempf, Hubert. « Verdir la politique monétaire », Revue d’économie politique, vol. 130, no. 3, 2020 (télécharger le WP ici )
[3] Rappelons que les accords de Bâle relatifs au cadre de la régulation prudentielle des banques classent les outils possibles en 3 piliers : pilier 1, exigences minimales de fonds propres ; pilier 2, supervision et éventuelles surcharges de capital imposées aux banques ; pilier 3, obligations de transparence financière. La mission de la Banque centrale comporte deux volets s’inscrivant dans ces accords (la supervision et la transparence). En Europe, c’est la Commission européenne qui propose l’application des règles du comité de Bâle qui sont ensuite votées par le Parlement et le Conseil Européen. Les dernières règles du comité de Bâle (appelées Bâle 3 ou Bâle 4) ont ainsi donné lieu à la réglementation CRR3/CRD6. L’autorité chargée par la Commission européenne de proposer des changements est l’EBA (Autorité bancaire européenne) qui vient de publier un rapport avec ses recommandations pour intégrer les risques environnementaux et climatiques dans les exigences en capital (Pilier 1) des banques.
[4] Pour plus d’informations, voir le livre « Une monnaie écologique » (Alain Grandjean, Nicolas Dufrêne, chez Odile Jacob) et le module sur la monnaie et la fiche sur le quantitative easing de la plateforme The Other Economy
[5] Le rôle de la BCE est d’assurer le respect de la réglementation prudentielle (cf note 3), mais elle ne peut changer les règles, qui sont validées au niveau européen. La BCE peut dans le cadre du SREP (Supervisory Review and Evaluation Process) imposer des pénalités, ou demander du capital additionnel (Pilier 2 qui vient s’ajouter au capital réglementaire Pilier 1) si elle observe que la banque ne respecte pas la réglementation ou ne maîtrise pas suffisamment ses risques.
[6] Si une réforme des Traités était à l’ordre du jour, il serait bien sûr concevable et souhaitable de libérer certaines de ces contraintes pour faciliter le financement de l’action climatique, mais ce n’est pas dans ce cadre que nous nous plaçons ici.
[7] La BCE pourrait probablement refinancer des banques publiques au-delà de leur pur besoin de liquidité mais cette possibilité fait l’objet d’interprétations diverses (voir le livre Une monnaie écologique).
[8] ECB provides details on how it aims to decarbonise its corporate bond holdings, 19 Septembre 2022
[9] De 2016 à 2022, l’Eurosystème a procédé à des achats nets d’obligations du secteur privé dans le cadre du programme (avec une interruption de janvier à octobre 2019). A partir de juillet 2022, l’Eurosystème s’est orienté vers la clôture du dispositif en arrêtant les achats nets d’actifs et en se contentant de réinvestir les paiements en principal des titres arrivant à échéance d’abord intégralement, puis partiellement. L’Eurosystème a cessé tous les réinvestissements des titres CSPP à partir de juillet 2023. En savoir plus sur le CSPP sur le site de la BCE.
[10] Cette option a notamment été explorée par la Banque de France dans ce papier de Oustry, Erkan, Svartzman et Weber Climate-related Risks and Central Banks’ Collateral Policy: a Methodological Experiment (2020)
[11] Ces 2 options sont distinctes et nécessiteraient de rentrer dans des considérations plus techniques.
[12] Selon l’expression célèbre de Kjell Nyborg ” si la monnaie de la banque centrale n’était disponible que contre des igloos, ou des titres adossés à des igloos, alors des igloos seraient construits”
[13] L’article 18 des statuts de la BCE prévoit que la BCE doit “effectuer des opérations de crédit avec des établissements de crédit et d’autres intervenants du marché sur la base d’une sûreté appropriée pour les prêts.”
[14] Cf point 7 du programme d’action de la BCE pour le climat
[15] Et des taux de dépôt négatifs.
[16] Les TLTRO (targeted longer-term refinancing operations, opérations ciblées de refinancement à plus long terme) sont des prêts de long terme consentis aux banques par la BC à des taux d’intérêt faibles voire négatifs, conditionnés au fait que les banques prêtent en retour aux agents économiques. Ces taux d’intérêts ne sont pas considérés comme faisant partie des taux directeurs des banques centrales.
[17] Source : voir sur le site de la Banque de France. Il s’agit ici du taux directeur des opérations principales de refinancement.
[18] La Fédération néerlandaise des énergies renouvelables (NVDE) estime que la hausse des taux d’intérêts de la BCE augmente d’au moins 17 milliards le coût des projets. Voir ici. Les opérateurs spécialisés dans les énergies renouvelables estiment que la hausse des taux de 4 % a fait croître le prix du MWh de 20 euros, ce qui est loin d’être négligeable, sans être bien sur suffisant. Cet outil est donc utile sans être La solution au changement climatique. Des évaluations économiques complémentaires doivent être faites pour dimensionner les écarts de taux à mettre en place.
[19] La décarbonation de l’économie est intensive en capital car il faut investir pour créer des équipements qui ne consomment pas d’énergie fossile.
[20] Dans un discours à la COP 28, le président de la République française a plaidé pour une telle différenciation sans évoquer le rôle possible de la Banque centrale : « L’atténuation des changements climatiques et l’adaptation et les réponses à leurs effets requièrent un accroissement conséquent des financements, notamment ceux à un taux préférentiel ».  Il a également repris cet argument dans une tribune parue en décembre dans le journal Le Monde « Nous devons accélérer en même temps sur le plan de la transition écologique et de la lutte contre la pauvreté« . 
[21] L’idée a été conceptualisée par Positive Money Europe dans l’article « targeting a sustainable recovery with green tltros » de Jens Van’t Klooster et Rens Van Tilburg. Voir également l’article de Kempf, Hubert. « Verdir la politique monétaire », Revue d’économie politique, vol. 130, no. 3, 2020 (télécharger le WP ici ).
[22] Lagarde seeks ECB green targeted lending, Green Central Banking, 10 Juin 2022
[23] Frank Elderson, Monetary policy in the climate and nature crises: preserving a “Stabilitätskultur Le 22 novembre 2023. BCE. Libre traduction d’un extrait :« Chaque fois qu’il sera nécessaire à l’avenir, en matière de politique monétaire, de reconsidérer les opérations ciblées de refinancement à long terme des banques, il existe des raisons impérieuses d’envisager sérieusement de les rendre plus écologiques.(…) Des stratégies de ciblage similaires peuvent être envisagées pour soutenir les prêts verts ou exclure les prêts non verts à l’avenir, à condition qu’un processus de validation opérationnellement efficace soit réalisable. »
[24] Les critères permettant de dire si un prêt est alloué à la transition énergétique ou pas doivent être précisés et ne peuvent entièrement être du ressort de la BCE; la taxonomie verte européenne peut être utilisée mais de manière dynamique et dans une logique de transition car la part de l’économie européenne actuellement alignée avec la taxonomie est très faible. Voir ce rapport de Finance Watch sur la contribution de l’économie au Net Zero
[25] En vertu de l’application de l’article 8 de la taxonomie et des règles de reporting ESG liées au pilier 3 du cadre de supervision bancaire. Cf note de Stanislas Jourdan: The usability of the EU green taxonomy for ECB Renovation-Targeted Refinancing Operations (à paraître).
[26] Isabel Schnabel, Monetary policy tightening and the green transition, Janvier 2023, Extrait: “Green targeted lending operations, for example, could be an instrument worth considering in the future when policy needs to become expansionary again, provided the underlying data gaps are resolved.”
[27] Guide on climate-related and environmental risks, BCE, November 2020
[28] La BCE annonce des sanctions en cas de prise en compte insuffisante des risques liés au climat et à l’environnement, AEF Info, 14 Novembre 2023
[29] La BCE peut réaliser seule des stress-tests (comme en 2022), mais elle exécute en règle générale ceux de l’EBA (European Banking Authority) qui a reçu mandat de la Commission européenne pour développer des scénarios et des dispositifs de stress tests. L’EBA vient de lancer une nouvelle analyse de scenario « one-off fit-fo-55 climate risk scenario analysis » auprès des 110 banques européennes les plus significatives afin d’évaluer la résilience du secteur financier en ligne avec le paquet réglementaire Fit-for-55, et mesurer la capacité du système financier à soutenir la transition vers une économie bas carbone sous conditions de stress. La collecte des données commencera en décembre et s’achèvera en mars. L’exercice sera conduit en coopération avec les autres autorités de supervision européennes (EIOPA et ESMA), la BCE et l’ESRB (European Systemic Risk Board).
[30] Voir le papier de Camille Souffron et Pierre Jacques : The European Green Deal requires a renewed economic modelling toolbox et l’appel qu’ils ont lancé :
[31] Thierry Philipponnat, “Finance in a hot house world”, Finance Watch, octobre 2022 ; voir aussi la fiche Réchauffement climatique : quel impact sur la croissance ? sur le plateforme The Other Economy
[32] Ces renforcements sont limités (cf note 5) et relatifs au pilier 2 des accords de Bâle. Il faudrait une modification d’ordre législatif du règlement CRR3 pour que ces renforcements soient plus conséquents (et cohérents avec les risques systémiques potentiels de ce secteur d’activité), mais les parlementaires européens ne l’ont pas voté. Voir Finance Watch amendments proposal to CRR and Solvency II
[33] Cf La position du parlement européen sur l’article 449 de la CRR: “Institutions shall disclose (…) (b) climate targets and transition plans, including absolute carbon emission reduction targets, submitted in accordance with Article 76(2) of Directive 2013/36/EU, and the progress made towards implementing them”
[34] Mettre en place des plans de transition prudentiels pour les banques : quels sont les impacts attendus ?, Décembre 2022, I4CE – Institute for Climate Economics
[35] Dans le cadre de la révision de la Directive sur la performance énergétique des bâtiments (Directive EPBD, Energy performance of buildings), la Commission européenne propose à l’article 15 l’instauration de “mortgage portfolio standards” (normes afférentes aux portefeuilles de prêts hypothécaires) qui obligerait les banques à améliorer le niveau de performance énergétique médian des actifs sous-jacents à leurs portefeuilles immobiliers.
[36] Il est bien sûr indispensable, là aussi, que soit précisé ce qui fait qu’un plan de transition bancaire est suffisant ou pas.
[37] On distingue la régulation micro-prudentielle qui traite des risques pris par les banques considérées séparément et la régulation macro-prudentielle qui traite des risques systémiques. En France, la politique macro-prudentielle est pilotée par le Haut Conseil de Stabilité Financière (HCFS), qui inclut la Banque de France mais est présidée par le Ministre des finances.
[38] Thierry Philipponnat, “Finance in a hot house world”, Finance Watch, octobre 2022
[39] “I can also tell you that we need to look at other measures and more measures in order to make sure going forward that we will remain Paris-compliant. (…) there will be work done by staff to propose options in order to remain Paris compliant.” Conférence de presse de la BCE du 14 septembre 2023

The post Les leviers d’action de la BCE pour le climat appeared first on Chroniques de l'Anthropocène.

6 / 10
 Persos A à L
Mona CHOLLET
Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
Michel GOYA
Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Michel LEPESANT
Frédéric LORDON
LePartisan.info
 
 Persos M à Z
Henri MALER
Christophe MASUTTI
Romain MIELCAREK
Richard MONVOISIN
Corinne MOREL-DARLEUX
Timothée PARRIQUE
Emmanuel PONT
Nicos SMYRNAIOS
VisionsCarto
Yannis YOULOUNTAS
Michaël ZEMMOUR
 
  Numérique
Binaire [Blogs Le Monde]
Christophe DESCHAMPS
Louis DERRAC
Olivier ERTZSCHEID
Olivier EZRATY
Framablog
Francis PISANI
Pixel de Tracking
Irénée RÉGNAULD
Nicolas VIVANT
 
  Collectifs
Arguments
Bondy Blog
Dérivation
Dissidences
Mr Mondialisation
Palim Psao
Paris-Luttes.info
ROJAVA Info
 
  Créatifs / Art / Fiction
Nicole ESTEROLLE
Julien HERVIEUX
Alessandro PIGNOCCHI
XKCD
🌓