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CHRONIQUES DE L'ANTHROPOCÈNE

Alain GRANJEAN

Transition écologique, économique et financière

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04.12.2024 à 14:31

La Nature au cœur du raisonnement économique : l’émergence d’une nouvelle macroéconomie.

Alain Grandjean

Le rapport Embedded in Nature que le FMI a publié début octobre 2024 constitue une petite révolution dans le monde de la macroéconomie : il présente un cadre conceptuel original dans…

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Texte intégral (11327 mots)

Le rapport Embedded in Nature que le FMI a publié début octobre 2024 constitue une petite révolution dans le monde de la macroéconomie : il présente un cadre conceptuel original dans lequel la Nature se trouve au cœur du système économique. Il serait souhaitable que cette approche conduise à abandonner le recours aux outils de modélisation les plus fréquemment utilisés dans les institutions nationales ou internationales dont les faiblesses structurelles ont été largement démontrées et à en réinventer de nouveaux. 

1. Les nombreuses failles des modèles macroéconomiques

La macroéconomie, en tant que discipline académique, est l’objet récurrent de critiques. Elles sont exprimées soit diplomatiquement comme par le prix Nobel Paul Romer qui se dit « troublé »[1] soit de manière plus radicale comme Steve Keen (qui dénonce une imposture économique[2]). D’autres critiques comme celle de Hyman Minsky sont indirectes, en insistant sur la possibilité de crises financières endogènes, ne pouvant être envisagées par la majorité des modèles utilisés car elles sortent du cadre analytique de ces modèles fondé sur un « équilibre général ». Par ailleurs, les économistes comportementalistes démontrent que les agents économiques ne sont pas rationnels au sens où le présupposent ces modèles. Enfin il est notoire qu’aucun économiste et aucune institution utilisant ces modèles n’a pu prédire la crise financière de 2008.

Cette contestation de la pertinence de la macroéconomie se traduit par une certaine désaffectation vis-à-vis de la discipline et des regains d’intérêt pour l’économie empirique (liée aussi à la croissance des capacités de traitement de données) ou d’autres disciplines comme l’économie écologique. Pourtant, comme nous l’avons mis en évidence dans deux articles publiés par la Chaire énergie et prospérité[3], relatifs aux modèles IAMs, ces modèles macroéconomiques sont toujours utilisés par les gouvernement et grandes institutions et sont déterminants dans la conduite des politiques économiques, qu’elles soient budgétaires, fiscales, monétaires ou commerciales[4].

Donnons quelques exemples. Les trajectoires budgétaires des États membres réalisées par la Commission européenne dans le cadre de la gouvernance économique de l’UE sont calculées à partir de modèles macroéconomiques plutôt rustiques, à base d’une fonction de Cobb-Douglas[5] ; les prévisions budgétaires sont faites en France avec des modèles comme Mésange, Opale (et la plate-forme tresthor), Saphir.

Autre exemple, le NGFS, réseau des banques centrales et superviseurs financiers, qui étudie les impacts du changement climatique sur la stabilité financière a recours à plusieurs modèles macroéconomiques (Remind, Message globiom, Nigem) [6], malgré leurs limites bien connues et rappelés dans la note ci-dessus[7].

Ces modèles ont aussi un rôle central dans les travaux du Giec visant à évaluer économiquement les conséquences du réchauffement climatique et/ou les mesures visant à le limiter.

Dans le rapport Finance in hot house world (2023) Thierry Philipponnat, Chef économiste de Finance Watch, pointe avec acuité le problème que nous soulevons ici : «Avec l’action climatique mondiale actuelle, notre planète est sur la voie d’une augmentation de la température moyenne de +3°C. Elle devient une serre chaude où plus de 3 milliards de personnes devront s’adapter à des conditions de vie progressivement inhabitables . Pourtant, les modèles économiques des décideurs politiques ne prévoient qu’un niveau bénin de pertes économiques dues à ces impacts climatiques. La cause d’un problème de quantification aussi évident est que les théories qui sous-tendent ces modèles économiques reposent sur des données rétrospectives, font des hypothèses sur l’« équilibre » économique et utilisent des fonctions de dommages qui ne sont pas adaptées à la modélisation d’une économie perturbée par le changement climatique. Plus important encore, l’impact du changement climatique résultant de la modélisation économique n’est pas compatible avec la science du climat. Pourtant, les analyses de scénarios climatiques menées par les autorités de surveillance financière utilisent toutes ces modèles»

Nous sommes apparemment dans une impasse : les outils utilisés pour nos raisonnements économiques relatifs aux plus gros enjeux de notre siècle (climat et destruction de la biodiversité) ne sont pas fiables.

Les limites des modèles macroéconomiques « dominants »
1. La plupart de ces modèles n’intègrent pas le rôle de la monnaie ni de la finance alors que leur impact peut être déterminant au plan économique (comme l’a montré notamment Herman Minsky cité plus haut).
2. Beaucoup ne prennent pas en compte les interactions entre la Nature et l’économie ; certains le font en utilisant des fonctions de dommage (climat vers économie) sous estimant fortement ces dommages.
3. La plupart font l’hypothèse (fausse) que le capital artificiel (les machines) peut se substituer sans limite au « capital naturel » et au travail.
4. La plupart repose sur une fonction de production, pour estimer le PIB et sa variation -supposée mesurer le coût économique si elle est négative ou l’accroissement de richesse si elle est positive- en incluant un paramètre arbitraire de productivité totale des facteurs, dont la pertinence est vraiment discutable, et qui rend le PIB partiellement exogène, donc en fait partiellement indépendant des impacts du changement climatique.[8]
5. L’État est bien souvent absent;
6. Les rendements sont considérés comme décroissants ou constants, ce qui est contraire à la réalité économique ;
7. Certains représentent une économie fermée, sans commerce international (ni taux de change) ;
8. Beaucoup sont des modèles d’équilibre au sens néoclassique : la trajectoire converge nécessairement vers un équilibre unique ;
9. La diversité des agents économiques n’est en général pas représentée, les inégalités sociales ne le sont donc pas ;
10. Aucun n’intègre les points de rupture ;
11. La plupart d’entre eux reposent sur des calibrages ad hoc et ne sont pas backtestés ;
12. Les comportements des acteurs sont supposés “rationnels” au sens néoclassique ;
13. Les résultats des modélisations sont en général très sensibles au choix du taux d’actualisation (qui traduit une préférence plus ou moins forte pour le présent) qui est au fond arbitraire.
Pour plus de détails sur les problèmes ci-avant qui sont communs aux modèles macroéconomiques utilisés dans les grandes institutions et aux modèles IAM[9] vous pouvez consultez le Working Paper Les modèles IAMs et leurs limites (2024)
Ce WP présente également les travaux relatifs aux modèles « stock-flux cohérents[10] » ( au plan financier et au plan des ressources naturelles) qui visent à lever certaines des limites ci-dessus (notamment les 1,2, 8, 10 et 12 ) et sur l’initiative IF (de Carbone4 qui se centre sur les limites biophysiques et leur évolution).

Ces outils sont utilisés parce qu’ils sont les seuls approuvés par les revues économiques internationalement les plus reconnues au plan académique, ce qui leur donne une prééminence institutionnelle, renforcée par la puissance des économistes[11] qui les prescrivent ou s’en servent.

Nous les utilisons aussi pour le confort intellectuel apparent qu’ils apportent en étant capables de fournir des chiffres, qui font illusion ; et enfin en raison du coût élevé (et du délai nécessaire) de mise au point de nouveaux outils.

Pour sortir de cette impasse, il faut du courage et accepter de faire table rase de ces outils. On ne peut donc que saluer le rapport du FMI Embedded in Nature: Nature-Related Economic and Financial Risks and Policy Considerations (2024) qui fait un premier pas dans cette direction.

Cette publication propose un nouveau cadre conceptuel[12] (voir schéma ci-après), dans lequel ne peuvent pas s’inscrire, pour des raisons de fond que nous allons expliciter ci-après, la plupart des modèles économiques utilisés par les institutions aujourd’hui.

Nous allons présenter dans un premier temps quelques-unes les avancées les plus notoires explicitées dans cette note, et nous proposerons en deuxième partie celles qui nous semblent devoir être faites pour achever cette révolution (qu’elles soient implicites ou non présentes dans la publication du FMI).

Le nouveau cadre conceptuel proposé par le FMI

Source : Embedded in Nature: Nature-Related Economic and Financial Risks and Policy Considerations (2024). Page 7

Ce schéma est présenté ainsi (page 5) :

« Nous proposons un cadre conceptuel pour analyser les risques liés à la nature et leurs mécanismes de rétroaction. S’inspirant de la revue de Dasgupta, le cadre macroéconomique comporte quatre éléments principaux (figure 3). Premièrement, il relie les quatre types de capital (naturel, social, produit et humain) aux flux économiques et financiers. Deuxièmement, il établit un lien entre ces flux et les états potentiels du monde en fonction de la durabilité de la production dans le temps (durable, non durable et effondrement irréversible), les deux derniers approchant ou dépassant le point de bascule du capital naturel, ce qui risque de provoquer des dommages irréversibles. Troisièmement, il décrit les principaux risques liés à la nature associés à chaque état du monde. Quatrièmement, il décrit les canaux de transmission macroéconomiques qui relient les risques liés à la nature à l’économie réelle – y compris les impacts sur les quantités et les prix – et vice versa, ainsi qu’au secteur financier, en mettant l’accent sur le principe de la « double matérialité » selon lequel les institutions financières affectent et sont affectées par les risques liés à la nature. »

2. Pourquoi le rapport du FMI marque une rupture par rapport à la pensée économique dominante.

A. La Nature et l’économie ressortent de deux ordres différents

L’être humain fait partie de la Nature. L’histoire de la planète est intrinsèquement liée à l’apparition de la vie et de son évolution et réciproquement [13]. Les profondes et spectaculaires interactions entre le vivant et le non-vivant[14] sont de mieux en mieux connues[15]. On sait aussi que l’espèce humaine, fruit de ces 4 milliards d’années de coévolution, a maintenant un impact déterminant sur les conditions d’habitabilité de notre planète pour l’espèce humaine ainsi que pour la majorité des êtres vivants[16]. Nous sommes aujourd’hui en mesure (et sur le point) de faire sortir la planète des plages de variation de certains paramètres[17] ce qui la rendrait inhospitalière à la vie dans son ensemble.

Pour autant la Nature et les services que « nous en tirons » ne sont pas des biens économiques pour trois raisons fondamentales :

  • La Nature ne se fait pas payer. Les échanges économiques se font entre les humains et les entités qu’ils contrôlent. 
  • La Nature a pour nous une valeur d’usage mais surtout une valeur intrinsèque et elle est tout simplement une condition de vie pour nous.
  • Les destructions irréversibles de Nature et le dépassement des limites planétaires n’ont pas d’équivalent au plan économique ; la monnaie se crée ex nihilo d’un jeu d’écritures puis circule et le travail humain se reproduit bon an mal an.

Vouloir « faire rentrer » la Nature dans l’économie (par « l’internalisation des externalités », en monétisant la valeur des services écosystémiques, en considérant la Nature comme un « capital économique ») est un « coup de force théorique » qu’il faut abandonner.

Il repose implicitement sur des équivalences qui ne peuvent être faites : le postulat de durabilité ou soutenabilité « faible » selon lequel le capital artificiel (les machines) peut se substituer au capital naturel[18] est devenu létal.

Ce postulat (fruit de notre sentiment de toute-puissance appuyé sur nos « réussites » technologiques) est totalement illusoire. Il suffit pour s’en convaincre de s’intéresser de près aux interactions à l’œuvre dans les écosystèmes qui sont d’une incroyable complexité et finesse.

Comme écrit dans le rapport (page 25) en citant celui de Dasgupta[19].

« La substituabilité entre le capital naturel et les autres formes de capital est limitée. Les possibilités de substitution entre les principales formes de capital naturel et de capital produit sont faibles, voire inexistantes. »

Soutenabilité forte et faible

Source : La soutenabilité forte comme paradigme pour faire le lien entre économie et science de la durabilité, Adrien Comte, IRD (2023)

« L’approche en soutenabilité faible (A) s’intéresse à la somme totale du capital, incluant le capital social, manufacturé, et naturel, tandis que l’approche en soutenabilité forte (B) place l’atteinte de bon état de l’environnement comme condition essentielle de la soutenabilité. On peut appliquer cette représentation aux objectifs de développement durable (C), où l’atteinte de la soutenabilité repose sur le bon état des quatre objectifs environnementaux (D). »

Abandonner le postulat de soutenabilité « faible » a de multiples conséquence, qui ne sont pas évoquées explicitement dans le rapport du FMI mais sur lesquelles il est important de revenir. En particulier, cela conduit à refuser la monétarisation des services écosystémiques en tant que telle (ce qui n’empêche pas de prendre en compte les conséquences de leur usage ni les coûts économiques de leur destruction ou de leur « réparation/ reconstitution »[20]).

Cela conduit également à rejeter l’application de raisonnements de type « coûts-bénéfices » à des enjeux aussi majeurs que le changement climatique ou à la destruction de la biodiversité.

Cela amène aussi à penser les nécessaires évolutions comptables (de comptabilité privée ou publique) avec circonspection. La Nature ne doit en aucun cas être considéré comme un actif (= comparable à un autre, du point de vue du rendement financier).

En comptabilité d’entreprise, elle pourrait être éventuellement considérée comme un passif : c’est l’option prise dans les travaux de « comptabilité multi-capitaux[21] » qui sont aujourd’hui en pleine ébullition, sans qu’on puisse affirmer aujourd’hui qu’ils sont la meilleure solution au plan comptable[22].

En comptabilité publique, proposer que les pays mesurent leur richesse en incluant non seulement le capital physique (comme les infrastructures) et le capital humain (l’éducation, la santé), mais aussi le capital naturel est dangereux. C’est ce qui a été proposée par la Banque mondiale en mettant au point l’indicateur d’épargne nette ajustée ou « épargne véritable », qui est calculée pour la France par l’Insee[23]. Certes ces ajustements montrent que le patrimoine public est moins élevé qu’on ne le pense quand on inclut les dégradations dues aux effets de la dérive climatique. Mais les résultats dépendent fortement des valeurs monétaires retenues pour faire ces ajustements (qui sont contestables et reposent nécessairement sur des modèles). L’usage de cet indicateur ouvre la porte à des arbitrages entre « capitaux » qui ne sont pas acceptables dans une logique de soutenabilité forte. Prenons un seul exemple : un hectare de forêt « naturelle » en France « vaudra » économiquement toujours moins que s’il est constructible[24]. Pour protéger la forêt des besoins de construire ou des appétits économiques, il faut réglementer.

B Les limites planétaires et les points de bascules écologiques sont au cœur du cadre conceptuel proposé dans le rapport du FMI[25].

Comme on vient de le voir les activités humaines font sortir certains paramètres vitaux de plages autorégulées depuis des millions d’années. C’est ce qu’on appelle les limites planétaires. Le cas emblématique est celui de la concentration de l’atmosphère en CO2 qui dépasse maintenant la concentration atteinte il y a 3 millions d’années[26].

Les processus qui se mettent en marche sont non-linéaires et peuvent conduire à des catastrophes majeures lors des franchissements de ce que les scientifiques appellent des points de bascule, c’est-à-dire des seuils qui une fois franchis provoquent un emballement du système naturel concerné[27].

L’économie est incapable de modéliser et encore plus de donner un prix ou une valeur économique à un système aussi complexe. Les raisons en sont axiologiques (ce n’est pas à elle de le faire) et méthodologique (l’économie n’a pas les outils pour le faire). Le problème de fond provient de la confusion, chez la majorité des économistes néoclassiques, entre ce qui relève de l’analyse économique et ce qui relève de l’éthique ou du politique. Depuis Léon Walras ce courant de pensée est normatif[28] dans le sens ou la dimension descriptive du système économiques s’accompagne de recommandations de politiques publiques. Or il s’agit de distinguer les deux.

Dit autrement, le problème des limites relève par définition d’un cadre dogmatique, au sens que lui donne le juriste Alain Supiot[29]. C’est ce cadre qui légitime les institutions, les normes, les prix publics, la répartition entre le public, le privé, les communs etc. Le cadre pertinent pour penser le problème des limites est donc celui de la décision politique, collective et pas le cadre analytique restreint de l’économie. L’économie ne peut intervenir qu’une fois que le cadre a été posé.  

Ce nouveau cadre de raisonnement conduit à proposer des politiques publiques en termes d’interdictions acceptées internationalement et pas uniquement en termes d’objectifs négociables. La note du FMI explicite ainsi cette position :

« En théorie, il devrait être possible pour les sociétés de définir un ensemble de valeurs essentielles, y compris la conservation de la nature et l’inversion de la perte de biodiversité, sur lesquelles les citoyens peuvent s’unir. Un tel accord aurait pour corollaire l’interdiction des activités qui détruisent la nature, à l’instar du protocole sur la protection de l’environnement annexé au traité sur l’Antarctique, des négociations actuelles des Nations unies sur la réglementation de l’exploitation minière des grands fonds marins et des lois qui interdisent la traite des êtres humains et d’autres activités illégales. »

C’est l’acceptation des limites planétaires qui fondent la nécessité du principe de précaution[30] qui continue à être mal compris en étant confondu avec un principe d’inaction ou d’anti-innovation alors qu’il vise tout simplement à « ne pas jouer aux apprentis sorciers ».

C. Il faut abandonner le recours à des fonctions agrégées de production pour projeter le PIB et aux fonctions de dommage pour évaluer le cout du changement climatique.

Les modèles macroéconomiques utilisés par les institutions internationales (et ceux dont le GIEC fait la synthèse des résultats) utilisent des fonctions de production agrégées. La pertinence de cette représentation a été critiquée très tôt, c’est ce que les économistes appellent la controverse des deux Cambridge des années 1960. Le point de vue « critique » (alors incarné par Joan Robinson et Piero Sraffa) est sans aucun doute le plus cohérent, ce que Paul Samuelson (qui était leur opposant avec Robert Solow) a fini par reconnaitre. Il est d’ailleurs maintenant largement reconnu[31] y compris par des économistes influents (comme par exemple Jérémy Rudd[32], membre du Board de la Fed).

Cette remarque d’apparence technique est fondamentale dans la représentation des interactions entre l’économie et la Nature. C’est en effet à partir de ces fonctions de production que les projections de PIB sont faites. Comme ces fonctions de production n’ont pas réussi à rendre compte de l’évolution réelle du PIB, elles ont été « complétées » par un facteur, la Productivité Totale des Facteurs (PTF) dont Jérémy Rudd écrit que « même les estimations les plus soigneusement construites de la productivité totale des facteurs seront dénuées de sens».

Dans la plupart des modèles macroéconomiques, cette PTF est généralement retenue autour de 1 à 2% par an[33]. Cela conduit à penser que le PIB va continuer à croître de manière exponentielle quel que soit l’état de la planète.

Quand les économistes tentent d’évaluer l’impact du réchauffement climatique sur la croissance du PIB, ils calculent une fonction de dommage qui relie un certain niveau de hausse de la température globale de la planète à une perte de PIB. Cette fonction de dommage vient ensuite corriger la croissance du PIB dans un « scénario de référence » (dans lequel le réchauffement climatique n’existe pas) qui est calculé selon la méthode décrite ci-avant : c’est-à-dire avec une croissance de 1 à 2% par an et pour toujours.

Ainsi, comme l’énonce le NGFS, réseau des banques centrales et superviseurs financiers, dans son rapport de 2024 sur les fonctions de dommages[34] :

« L’économie mondiale devrait croître de plus de 300 % d’ici la fin du siècle (c’est-à-dire qu’elle devrait plus que quadrupler). Même en supposant un taux de croissance beaucoup plus prudent de 1 % par an, l’économie mondiale devrait encore croître de plus de 120 %. La perte de 30 %[35] doit être interprétée en tenant compte de ces chiffres de croissance de base. »

On comprend bien le biais massif introduit par ce type de modélisation : à partir du moment où on pose que le PIB va croitre de façon exponentielle tout au long du XXIè siècle, les pertes de PIB liées au réchauffement climatique (qui sont drastiquement sous-estimées à ce stade) n’induisent même pas une récession. A noter que cette même méthode est utilisée pour les services écosystémiques[36].

Dès lors on ne peut que saluer la position défendue dans la note du FMI et traduite ici :

« Malgré l’utilisation répandue de la fonction de production agrégée dans les modèles macroéconomiques, nous choisissons de ne pas l’utiliser en raison de son manque de fondements théoriques et empiriques robustes. Au niveau théorique, il a été démontré que la production globale est simplement une identité comptable pour mesurer la valeur ajoutée globale et qu’elle ne contient aucune information sur les relations technologiques au sein de l’économie (Rudd 2024, Shaikh 1974, Simon 1979). Fisher (1971) montre que l’offre de l’économie ne peut être décrite à l’aide d’une fonction de production que dans des conditions très irréalistes. Empiriquement, Shaikh (1974) et Fisher (1993) montrent que l’adéquation aux données fournies par une fonction de production Cobb-Douglas agrégée à rendements d’échelle constants, pour n’importe quelles données, est une conséquence mathématique du paramètrage de la fonction, un résultat empirique qui est simplement dû à une loi d’algèbre. En ce qui concerne la productivité totale des facteurs (PTF), Rudd (2024) note que « les agrégats de travail et de capital qui sont pertinents pour la production ne peuvent exister que dans des conditions qui ont peu de chances d’être jamais réunies dans une économie réelle », ce qui signifie que « même les estimations les plus soigneusement construites de la productivité totale des facteurs seront dénuées de sens ». Pour ces raisons, nous n’introduisons pas de fonction de production agrégée ou de PTF dans notre cadre. »

Quant aux fonctions de dommage qui relient la croissance de la température moyenne planétaire au PIB, elles sont critiquables et critiquées, pour deux raisons fondamentales. D’une part, leur estimation repose sur des modèles économiques incapables de prendre en considération la complexité des écosystèmes et des effets de leur dégradation actuelle sur l’économie. D’autre part, les impacts du changement climatique (et de l’effondrement de la biodiversité) étant non linéaires et susceptibles de « bascules », il est impossible aux économistes de projeter ces fonctions dans un monde significativement plus chaud.

La note du FMI (page 6) met en garde assez clairement sur les limites des estimations publiées à ce jour sur les impacts des dégradations climatiques et écologiques sur l’économie et en donne plusieurs explications dont celle-ci : « L’une des principales raisons est l’incapacité des modèles à représenter les interactions complexes entre les services écosystémiques et entre les services écosystémiques et l’économie. La plupart des modèles sont orientés vers la capture de certains services écosystémiques liés à la fourniture de nourriture, d’eau et de bioénergie[37]. » 

D. Il faut redéfinir la productivité

Selon la majorité des économistes, la croissance économique (celle du PIB par habitant) d’un pays résulte de celle de la productivité des facteurs de production[38], due aux progrès scientifiques et techniques et à ceux de l’organisation du travail. On vient de voir que les économistes[39] modélisent ces progrès par une PTF dont l’estimation est en toute rigueur impossible.

Mais la notion de productivité pose un problème plus profond que la note du FMI met en lumière. Pour le dire simplement, elle est supposée résulter de mécanismes « hors sol » c’est-à-dire sans tenir compte de la pression sur les écosystèmes.

Du coup, les auteurs de la notes écrivent (page 28) :

« Nous définissons la productivité comme l’efficacité de la production, sous réserve de la préservation de la base matérielle nécessaire à la création de valeur économique, qui englobe la nature. Cette définition implique qu’une augmentation de la productivité du travail ou du capital associée à la perte ou à la dégradation de la nature est un gain de productivité apparent plutôt qu’un gain réel (c’est-à-dire qu’elle surestime les gains de productivité), car elle a un impact négatif sur les conditions matérielles dont dépend la création de valeur économique elle-même. »

Cette remise en cause de la productivité va plus loin que l’abandon des fonctions de production qu’on vient d’évoquer. Elle met en cause le « paradigme dominant » selon lequel il nous faut toujours faire croître la productivité pour accroître les richesses produites et, par conséquent, la satisfaction de chacun d’entre nous.

J’ai abordé ce sujet sous un angle un peu différent dans un post récent[40] dans lequel je plaide pour la prise en considération de « valeurs non marchandes » ainsi que de la productivité des ressources naturelles au sens large pour tenir compte des raretés potentielles des dites ressources. L’économie de demain doit vraiment devenir extrêmement parcimonieuse vis-à-vis de sa « consommation de Nature et ne plus chercher à optimiser le rendement du travail humain et/ou de ses « équipements » sans tenir compte des capacités limitées de la Nature (y compris dans sa capacité à se reproduire).

E. Il faut remettre en cause les présupposés du libre-échange

L’analyse faite dans cette note des difficultés voire des impasses de certains pays en développement remet en cause les vertus théoriques du libre-échange.

Citons-en un extrait (Annexe Box 1. page 39) :

« Les économies en développement dépendent souvent fortement d’exportations qui dégradent la nature pour obtenir des devises, comme indiqué précédemment. Compte tenu de la structure productive de ces économies et de la perte de nature inhérente à leurs activités économiques notamment dans leurs exportations (Dasgupta et Levin 2023[41]), une des conséquences des chocs et crises répétés de la dette souveraine et extérieure sera d’augmenter les investissements dans- et de verrouiller- les infrastructures associées à des activités induisant une perte de Nature (ainsi qu’une forte intensité carbone). Par exemple, la croissance des secteurs orientés vers l’exportation comme la production du soja ou l’activité minière– visant en grande partie à répondre aux besoins de la balance des paiements – ont conduit à la déforestation et la perte de nature en Argentine et en République démocratique du Congo, respectivement (Dempsey et autres 2024[42]). Bien que des efforts soient déployés dans le domaine de la gouvernance mondiale sur la nature et le climat pour prendre en compte ces liens et contraintes internes liés à l’architecture monétaire et financière internationales, il faut faire davantage. »

Cette analyse, combinant pour les pays en développement des contraintes financières extérieures, des risques de verrouillage dans les modèles économiques aux effets sur la Nature des choix économiques qui en résultent, nous éloigne fortement des visions idéalisées des relations commerciales internationales des analyses économiques standards.

F. Des propositions de politiques publiques sont exprimées essentiellement de manière qualitative en remettant en cause certains dogmes.

Plusieurs propositions de politiques publiques sont faites au sein de la note. En voici quelques exemples.

1 En théorie, il devrait être possible pour les sociétés de définir un ensemble de valeurs essentielles, y compris la conservation de la nature et l’inversion de la perte de biodiversité, sur lesquelles les citoyens peuvent s’unir. Un changement institutionnel de cette ampleur imposerait des limites aux actions des institutions financières (page 19).

2 Éliminer rapidement les activités économiques, les politiques et les financements nuisibles (page 20).

3 Reconnaître les effets systémiques du franchissement des limites planétaires et l’existence de points de bascule biophysiques dans les cadres politiques (page 23).

4 Créer un consensus social et politique sur l’abandon des activités économiques non durables ; réorienter les politiques pour donner la priorité à la transformation rapide de la structure productive de l’économie afin de s’aligner sur les limites planétaires (page 23).

5 Conduire des recherches supplémentaires sur les implications de la perte de nature pour la viabilité de la dette publique, le rôle des contraintes économiques et financières nationales liées à l’architecture monétaire et financière internationale dans l’enfermement des pays dans des modèles de croissance dégradant la nature, et le développement du concept d’un ‘’moment Minsky de la nature’’ (page 24).

On voit bien que ces propositions ne peuvent résulter d’un « cadrage » initial standard ; elles ne relèvent pas d’une analyse coûts-bénéfices mais s’expriment en termes de limitations d’activités, d’interactions profondes entre la Nature et l’économie qui ne se résument pas à un raisonnement en termes d’externalités négatives.

2. D’autres avancées à faire

La note du FMI marque des avancées substantielles ; il me semble nécessaire d’aller encore plus loin.

A. Robustesse versus optimisation

Les économistes néoclassiques ont l’habitude de raisonner en termes d’optimisation (d’une fonction d’utilité intertemporelle, d’un arbitrage coûts-bénéfices ou coûts-efficacité ) au motif que l’économie vise précisément à optimiser l’usage de ressources rares.

Dès lors que l’on reconnait (paragraphe 1.A ci-dessus) que l’économie ne peut représenter correctement le fonctionnement des écosystèmes pourtant décisifs dans les productions et services qu’ils permettent, il est illusoire de chercher un optimum économique. Quel est-il et quel sera-t-il pour l’agriculture d’Espagne du Sud quand cette région sera transformée en désert ? Quel sera-t-il dans les régions où la « température humide » sera si élevée qu’elle sera létale pour les humains ?

Je rejoins Olivier Hamant[43] qui affirme que la recherche de performance de l’humanité a produit la crise socio-économique que nous vivons. Nous allons habiter un monde de plus en plus fluctuant et incertain. C’est ce que fait la vie depuis son apparition. Comment a-t-elle fait sur une durée si longue ? Non pas en cherchant des optimisations mais la robustesse, qui permet le maintien d’un système stable malgré les fluctuations. Par exemple, la photosynthèse, qui existe depuis 3, 8 milliards d’années, a un rendement énergétique « très peu performant » de 0,3 à 0,8%. Ce faible rendement permet aux plantes de gérer des fluctuations lumineuses et biologiques et leur permet donc d’être robustes.

En termes macroéconomiques cela veut dire que nous ne devons pas chercher l’optimisation mais la capacité de nos systèmes socio-économiques à résister face aux fluctuations à venir.

Cela veut dire que la « nouvelle économie » doit se concentrer sur les marges de sécurité par rapport aux limites planétaires et chercher les indicateurs définissant non pas un optimum théorique mais un état acceptable et vraiment durable.

Nous n’avons pas besoin pour cela de données précises avec 2 chiffres après la virgule mais d’ordres de grandeur. Cela concerne en priorité les données biophysiques qui définissent notre terrain de jeu et les données socioéconomiques qui définissent un état social acceptable (en termes de santé, d’accès à des biens et services de base qu’ils soient privés ou publics, d’inégalités sociales (monétaires et non monétaires, etc.).

B. Abandonner le PIB comme indicateur de bien-être social et sa baisse comme mesure du coût économique.

Malgré des critiques constantes depuis plusieurs décennies, le PIB[44] continue à être l’indicateur clef au plan économique. Il est par exemple utilisé pour démontrer que l’Europe décroche des Etats-Unis. Comme c’est écrit dans cet article du journal le Monde : « En 2008, la zone euro et les États-Unis avaient un produit intérieur brut (PIB) à prix courants équivalent de 14 200 milliards et 14 800 milliards de dollars respectivement (13 082 milliards et 13 635 milliards d’euros). Quinze ans après, celui des Européens est à peine au-dessus de 15 000 milliards, tandis que celui des États-Unis s’est envolé à 26 900 milliards. » L’analyse d’autres indicateurs (espérance de vie, consommation de drogue, obésité et alimentation, investissement dans les infrastructures, dépenses de santé par habitant) donnent cependant une image nettement moins glorieuse des Etats-Unis[45].

Les modèles macroéconomiques qui visent à comparer le « coût économique » de l’action climatique à celui de l’inaction le font en comparant les pertes de PIB générées dans divers scénarios. Le coût économique c’est donc, dans cette approche, la perte de PIB. C’est une vision extrêmement limitée de la notion de coût qui fait perdre de vue l’essentiel comme nous l’expliquons dans la fiche Qu’est-ce qu’un coût ? de la plateforme The Other Economy. Nous renvoyons également à cet article plus ciblé[46] sur les coûts d’atténuation.

Il est temps d’abandonner l’usage de cet indicateur pour cette fin (le PIB étant utile pour d’autres objectifs comme celui des calculs de recettes fiscales), et d’évaluer le bien-être et son évolution par des indicateurs socio-écologiques (comme la santé[47]). C’est ce qu’a fait l’ONU en promouvant  les Objectifs de développement durable, avec néanmoins un défaut notoire, celui de tenter de classer les pays en adoptant une note agrégée représentant l’ensemble des ODD[48] .

Notons bien qu’il ne s’agit pas de nier le fait que des hausses de revenus sont corrélées à un sentiment de satisfaction (et inversement que la pauvreté est rarement bien vécue) ; un indicateur de revenu net[49] (complété de sa distribution pour tenir compte des inégalités) est utile.

Il s’agit surtout de ne pas réduire l’évaluation de la situation d’un pays à son PIB ni celle des coûts d’une action ou de l’inaction relative à la Nature en termes de PIB. Réaffirmons qu’on ne fera pas de PIB sur une planète à + 5°C ou sans vie.

C. Le rejet du dogme de l’équilibre général et de l’efficience des marchés

Même si c’est implicite dans le texte, le dogme de l’équilibre général (sous-jacent à tous les modèles d’équilibre général néoclassique[50] et DSGE) n’est pas rejeté explicitement. Or ce dogme est non seulement contraire aux faits mais dangereux, en faisant croire à ses thuriféraires que l’économie revient spontanément à l’équilibre après un choc.

Ce n’est évidemment pas vrai (les grandes crises financières de 1929 et de 2008 suffisent pour s’en convaincre) mais surtout, du fait de cette croyance, nous ne portons pas assez attention aux déséquilibres que nous pouvons constater. Nous devons bien au contraire savoir assez clairement quelles sont les marges à l’intérieur desquelles notre système écolo-socio-économique peut fonctionner (en termes de déficit commercial, dettes privés et publiques, tolérance aux inégalités sociales, prélèvements sur la nature, pollutions …) pour en déduire quand la puissance publique doit intervenir pour permettre au système de rester à l’intérieur de ces marges.

Certes, dans cette conception de l’efficience des marchés, certaines des « défaillances » des marchés sont reconnues, tout comme les problèmes qui en résultent. Mais la « solution » proposée pour corriger ces défaillances consiste à mettre en place des dispositifs, tels qu’une taxe carbone pour la dérive climatique, qui permettraient aux marchés de résoudre les problèmes posés. La puissance publique, mal informée ou sous-informée, ne pourrait les  résoudre mieux. Cette vision dogmatique doit être combattue. Même si les marchés ont leur utilité, ils ne peuvent sans régulation et encadrement forts de la puissance publique permettre d’atteindre des objectifs socialement ou écologiquement désirables.

D. Le recours non pas à des prévisions mais à des scénarios qui dessinent, dans ces grandes lignes, un avenir possible

Les modèles économiques dont nous venons de parler font porter l’attention sur les chiffrages dans un cadre de raisonnement devenu obsolète.

Il nous faut porter l’attention sur un nouveau cadre de raisonnement que nous avons esquissé dans les pages précédentes. La méthode la plus efficace (et d’ailleurs employée par le NGFS) est de recourir à des scénarios pour nous faire voir et si possible ressentir quels sont les futurs possibles.

En revanche, ces scénarios ne devraient pas être utilisés pour évaluer des coûts liés à la dérive climatique ou aux pertes de nature, mais pour vérifier que les limites planétaires sont respectées et sous quelles conditions.

E. Le recours à des modélisations biophysiques et à des « toy models » pour l’économie

La prétention des modèles à reproduire les données économiques et à les projeter dans un monde de plus en plus déstabilisé au plan écologique et social est vaine comme nous venons de le voir. Pour autant, il n’est pas inutile de disposer de simulations limitées à une question donnée et à un horizon temporel donné. A cette fin la priorité est à donner aux simulations biophysiques[51] qui permettent d’explorer la « distance aux limites » de l’économie, dans divers scénarios.

Par ailleurs, il est bien sûr possible d’utiliser des modèles ciblés qui n’ont pas vocation à représenter l’intégralité d’une réalité bien trop complexe mais d’un de ses aspects. Ils peuvent être conceptuels (ce qu’on appelle des « toy models ») ou calibrés avec des données empiriques (comme le sont les modèles énergétiques par exemple).

Conclusion

Nous venons de mettre en valeur et en perspective une note du FMI qui nous semble faire une avancée notable dans la direction indispensable pour que la macroéconomie dont nous avons besoin pour piloter nos économies sur le moyen et long terme prennent en compte de manière sérieuse la Nature et les limites planétaires. Nous avons suggéré quelques pistes pour aller plus loin. Le travail est loin d’être terminé et il va demander courage et persévérance face à la force des habitudes et des positions acquises. Mais il est absolument indispensable face aux périls auxquels nous sommes tous confrontés.

Alain Grandjean


Notes

[1] Voir l’article The Trouble with Macroeconomics, Paul Romer, 2016.

[2] Voir son livre L’imposture économique les éditions de l’atelier, 2018 et The New Economics: A Manifesto, Polity, 2021.

[3] Voir Alain Grandjean, Les modèles IAMs et leurs limites, Chaire Energie et Prospérité, 2024 et Alain Grandjean et Gaël Giraud, Comparaison des modèles météorologiques, climatiques et économiques, 2017.

[4] L’évaluation des politiques commerciales et des effets d’accords de libre-échange repose souvent sur des modèles macroéconomiques dont certains sont des modèles d’équilibre général calculables. L’exemple le plus connu est le modèle du Global Trade Aanalysis Project

[5] Voir la Fiche fondement analytique et limites des règles budgétaires européennes sur la plateforme The Other Economy.

[6] Voir Climate macroeconomic modelling handbook, NGFS, 2024

[7] Voir Alain Grandjean, Les modèles IAMs et leurs limites, Chaire Energie et Prospérité, 2024

[8] Pour en savoir plus voir l’article La croissance du PIB n’est pas expliquée par les modèles macroéconomiques les plus utilisés sur la plateforme The Other Economy.

[9] Les Modèles IAM (pour « Integrated Assessment Models » Modèles d’évaluation intégrée en frnaçais) ont pour objectif d’aider à comprendre les interactions entre sociétés humaines, développement économique et climat sur le temps long. L’évaluation est dite intégrée car ces modèles ambitionnent de décrire à la fois le système économique et des systèmes naturels en couplant des modules représentant l’économie, le système énergétique, le climat (et parfois d’autres systèmes naturels).

[10] Citons ici le modèle GEMMES créé par Gaël Giraud et développé maintenant par l’équipe d’économistes de l’AFD dirigé par Antoine Godin. Citons aussi les travaux de Yannis Dafermos (qui a codéveloppé le modèle SFC  DEFINE et ceux de Tim Jackson.

[11] Sans rentrer dans une analyse institutionnelle qui dépasse le cadre de cette note. Voir Pierre Alayrac – les économistes, une noblesse d’Europe ? Eu !radio, Nov. 2024

[12] Elle s’appuie sur de nombreux travaux dont le rapport The Economics of Biodiversity: The Dasgupta Review (2021) de Sir  Partha Dasgupta, mais le rapport du FMI va plus loin voire est parfois en rupture avec comme nous le verrons ici.

[13] Voir le livre de Philippe Bertrand et Louis Legendre Earth, Our living Planet – The Earth System and its Co-evolution With Organisms, Springer, 2021. Voir aussi les Attracteurs de Gaia, Editions Publibook, 2008, Philippe Bertrand.

[14] Que ce soit les réactions chimiques, les forces géologiques, l’énergie interne de la planète due en partie à la radioactivité, son magnétisme,  le volcanisme, la tectonique des plaques mais aussi l’attraction du soleil et des planètes du système solaire, (d’où résulte la précession des équinoxes -limitée par la présence de la lune, et les grands cycles climatiques) etc.

[15] Gaz dominant de l’air, l’oxygène est maintenant indispensable et indissociable de la vie. Il a cependant été produit par le vivant -qui a inventé la photosynthèse qui produit de l’oxygène à partir de gaz carbonique et de l’eau- dans un environnement pour lequel il représentait un violent toxique : les premiers organismes vivants étaient anaérobies et pas armés pour résister à sa puissance oxydante. Or la production d’oxygène est le fait du vivant. En 2 milliards d’années, l’accumulation de stocks fut suffisante pour modifier le dosage en oxygène dans l’atmosphère et ainsi passer de 1% à 21%, le niveau actuel. Les grands cycles (carbone, phosphore, azote etc. voir le livre Les attracteurs de Gaia) sont tous liés à des interactions entre le vivant et le non-vivant.

[16] Ce n’est pas pour rien que le pape François parle de notre maison commune (voir son encyclique Laudato Si)

[17] Pour ne prendre que l’exemple de l’oxygène, sa proportion (de 21%) dans l’air est très stable depuis 10 à 15 millions d’années (voir Glasspool, I. J., & Scott, A. C. (2010). Phanerozoic concentrations of atmospheric oxygen reconstructed from sedimentary charcoal, Nature Geoscience). Il est maintenant avéré que la biosphère actuelle assure en retour la stabilité chimique de notre atmosphère. Mais sa composition varie depuis notre propension à brûler massivement des énergies fossiles. Et l’on sait aussi qu’une élévation de 2 à 3% de la teneur en oxygène de l’atmosphère suffirait, en multipliant les incendies, à déclencher une instabilité suffisante pour menacer nos conditions de survie.

[18] Ce postulat est implicite dans le raisonnement de Robert Solow et ses critiques bien connues du rapport Meadows. Pour en savoir plus voir les articles « La poursuite infinie de la croissance économique serait possible » et « Il suffirait de remplacer les ressources naturelles par du capital artificiel (des machines) » sur la plateforme The Other Economy

[19] Page 328.

[20] Voir la Fiche Doit-on donner un prix à la nature, sur la plateforme The Other Economy

[21] Voir les travaux relatifs au référentiel CARE et ceux de la chaire comptabilité écologique et le module sur L’entreprise et sa comptabilité de la plateforme The Other Economy.

[22] Les réflexions sur l’évolution des référentiels comptables et de leur application sont nombreuses ; mais il s’agit dans tous les cas de sujets techniques et de grande ampleur (les règles comptables s’appliquent de manière obligatoire dans le monde à des centaines de millions d’entreprises).

[23] Voir L’épargne nette ajustée des effets liés au climat est négative en France. Insee Analyses n° 98. Novembre 2024. Et Croissance, soutenabilité climatique, redistribution : qu’apprend-on des « comptes augmentés » ? Blog de l’Insee, Nov. 2024

[24] Le rapport L’approche économique de la biodiversité et des services liés aux éco systèmes réalisé en 2009 à la demande du gouvernement français a évalué qu’un hectare de forêt naturelle pourrait valoir 35000 euros par ha (en actualisant 970 euros de valeur annuelle par ha) avec une fourchette d’un rapport 4 (entre 15000 et 60000 euros environ). Le terrain constructible en France vaut 1000000 euros l’hectare en moyenne.

[25] cf. Figure 3, p. 7, et Annex Figures 1.1 à 1.3, pp. 32-34.

[26] Depuis environ 800 000 ans, la concentration en CO2 de l’atmosphère s’était stabilisée entre 180 et 300 ppm. Elle dépasse aujourd’hui les 400 ppm.

[27] Notre climat, par exemple, comprend de nombreux points de bascule qui une fois franchis provoqueront des réactions en chaine menant à un emballement du réchauffement planétaire: arrêt des courants océaniques, fonte du Groenland, fonte des glaciers continentaux etc. De la même manière, les équilibres de la biodiversité sont complexes et une pression relativement plus forte peut conduire à un effondrement brutal de la population d’une espèce.

[28]Rappelons cette phrase bien connue : « M. Pareto croit que le but de la science est de se rapprocher de plus en plus de la réalité par des approximations successives. Et moi je crois que le but final de la science est de rapprocher la réalité d’un certain idéal ; c’est pourquoi je formule cet idéal. » Auguste et Léon Walras, Œuvres économiques complètes, Vol. XIII. p. 567 (Walras L. Œuvres diverses) – Pierre Dockès, Claude Mouchot et Jean-Pierre Potier, Economica.

[29] Dans son livre Homo juridicus,Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Le Seuil, 2009, dont voici un extrait du résumé proposé par l’éditeur « L’aspiration à la justice est, pour le meilleur et pour le pire, une donnée anthropologique fondamentale, car les hommes ont besoin pour vivre ensemble de s’accorder sur un même sens de la vie, alors qu’elle n’en a aucun qui puisse se découvrir scientifiquement. La dogmatique juridique est la manière occidentale de lier ainsi les hommes. Le Droit est le texte où s’écrivent nos croyances fondatrices : croyance en une signification de l’être humain, en l’empire des lois ou en la force de la parole donnée. »

Alain Supiot suit ainsi sur ce plan Pierre Legendre selon qui, dans toutes les sociétés, la raison humaine a des fondements dogmatiques. Voir V. P. Legendre, De la Société comme texte, Linéaments d’une anthropologie dogmatique, Fayard, 2001.

[30]Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel, Parer aux risques de demain: Le principe de précaution, Seuil, 2009.

[31] Pour une vue d’ensemble de la littérature sur les fonctions de production agrégées, voir Felipe et Fisher, Aggregation in Production Functions: What Applied Economists should Know, Metroeconomica, 2003.

[32] A Practical Guide to Macroeconomics, Jeremy B. Rudd, Cambridge University Press,  2024.

[33] Récemment un peu moins pour les pays développés mais plus pour les pays émergents pour lesquels la PTF peut atteindre 2 à 4%.

[34] Voir Damage functions, NGFS scenarios, and the economic commitment of climate change An explanatory note, NGFS 2024, page 29 ; et Climate macroeconomic modelling handbook, NGFS, 2024.

[35] Cette perte de 30% est l’évaluation retenue à ce stade par le NGFS des dommages dus au changement climatique et évalués avec une fonction de dommage.

[36] Des auteurs comme Giglio et al (Giglio, Stefano, Theresa. Kuchler, Johannes Ströbel, and Olivier Wang. 2024. “The Economics of Biodiversity Loss.” CEPR Discussion Paper DP19277, National Bureau of Economic Research, Cambridge, MA.) modélisent la production de services écosystémiques agrégés à l’aide d’une fonction de production agrégée.

[37] Mathilde Salin, Katie Kedward, and Nepomuk Dunz. “Assessing Integrated Assessment Models for Building Global Nature-Economy Scenarios.” Banque de France. Working Paper No. 959. 2024.

[38] La productivité d’un facteur de production (capital ou travail par exemple) est le rapport entre la production réalisée et le facteur utilisé pour cette production. En pratique, la productivité du travail est plus facile à cerner : c’est le rapport des heures travaillées sur le PIB.

[39] Nous simplifions ici, il existe un courant théorique puissant, dit de la croissance endogène qui reconnait que la croissance ne vient pas de « nulle part » mais est explicable par l’éducation, la recherche et l’innovation. Mais dans la pratique, du fait de la complexité du sujet et de la difficulté de mesurer précisément certains de ses paramètres (comme le taux d’innovation ou le retour sur investissement en capital humain), les modèles macro utilisés par les institutions sont à base de fonction de production et de PTF…

[40] Dépenses improductives, dette publique et création monétaire, Chroniques de l’Anthropocène, 2024

[41] Dasgupta, Partha and Levin, Simon, Economic Factors Underlying Biodiversity Loss (February 1, 2023). Philosophical Transactions of the Royal Society B, forthcoming , Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=4372379 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.4372379

[42] Dempsey, Jessica, Audrey Irvine-Broque, Tova Gaster, Lorah Steichen, Patrick Bigger, Azul Carolina Duque, Amelia Linett, and others. 2024. “Exporting Extinction: How the International Financial System Constrains Biodiverse Futures.” The Centre for Climate Justice, Climate and Community Project, and Third World Network, University of British Columbia.

[43] Voir le TEDx La révolution de la robustesse  et son livre « La troisième voie du vivant » Odile Jacob, 2022.

[44] Certaines sont justifiées, d’autres non. Pour en savoir plus sur le PIB, la façon dont cet indicateur est construit, ce qu’il représente et ses limites, vous pouvez consulter le module sur Le PIB, la croissance et les limites planétaires de la plateforme The Other Economy.

[45] Voir Etats-Unis : Pourquoi Trump ? 10 chiffres clefs sur une société cassée, Le Grand Continent (02/11/24) et Dette, inégalités, démocratie malade : des failles made in America, Alternatives Economiques (27/09/27)

[46] Köberle, A.C., Vandyck, T., Guivarch, C. et al. The cost of mitigation revisited. Nat. Clim. Chang. 11, 1035–1045 (2021).

[47] Voir à ce sujet le livre d’Eloi Laurent Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance. Les Liens qui libèrent. 2021.

[48] Voir le classement des pays du monde selon leur note globale relatives au ODD sur le site du Sustainable report 2024.

[49] Mais il faut tenter de corriger certains des défauts bien connus du PIB  qui n’intègre pas la plupart de ce qui n’est pas monétarisé par exemple le travail domestique ou le bénévolat. Déterminer s’il faut corriger le PIB pour intégrer cela ou s’il faut structurellement accorder de la valeur à ce qui n’a pas de prix est un débat de fond.

[50] Les modèles néokeynésiens introduisent des rigidités sur les marchés à court terme mais convergent vers un équilibre général à long terme.

[51] C’est ce qui est fait par l’initiative IF de Carbone4.

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08.11.2024 à 18:52

Seul un nouveau contrat social déjouera le populisme

Alain Grandjean

Dans son livre Déjouer le populisme : bâtir le contrat social du XXIe siècle, Julien Marchal met en évidence l’impératif d’établir un nouveau contrat social français et européen fondé sur trois valeurs socles : l’autonomie stratégique, la préservation des biens communs et la cohésion sociétale. Il montre en quoi il s’agit d’une…

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Texte intégral (3092 mots)

Dans son livre Déjouer le populisme : bâtir le contrat social du XXIe siècle, Julien Marchal met en évidence l’impératif d’établir un nouveau contrat social français et européen fondé sur trois valeurs socles : l’autonomie stratégique, la préservation des biens communs et la cohésion sociétale. Il montre en quoi il s’agit d’une rupture par rapport à la société de consommation mondialisée de la fin du XXe siècle et en quoi nous avons partiellement amorcé ce tournant depuis l’épidémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine.

Dans ce post, l’auteur nous présente les grandes lignes de cet ouvrage dont la force réside dans la description d’un chemin de transformation possible dans une dizaine de secteurs économiques (énergie, santé, alimentation, information, industrie, éducation)  ; et dans le fait de montrer en quoi ce nouveau contrat social serait porteur, un sens qui fait cruellement défaut à la société de consommation mondialisée actuelle.

———

Etats-Unis, Italie, Royaume-Uni, Pologne, Argentine, Brésil : la liste des démocraties vaincues par le populisme s’allonge. La France, cernée par ses extrêmes, peut-elle y échapper ?

Notre niveau de vie matériel n’a jamais été aussi élevé ; les droits dont nous bénéficions (éducation et santé largement gratuites, assurance chômage, droits à la retraite, tarifs sociaux sur nombre de produits…) sont parmi les plus élaborés au monde ; nous faisons partie d’un continent largement envié par le reste de la population mondiale.  Et pourtant la colère et le sentiment de déclin prédominent de plus en plus ; la défiance est élevée envers les institutions politiques mais aussi scientifiques[1] :  39% des Français se déclarent d’accord avec le fait « d’avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement, ni des élections[2] ».

Comment en est-on arrivé là ? Comment éviter de sombrer vers le populisme ?

La société de consommation mondialisée est à bout de souffle, un nouveau contrat social est nécessaire

Répondre à ces questions renvoie à la vision que nous portons pour la France et pour l’Europe.

Depuis la chute de l’Union soviétique, notre contrat social a glissé progressivement vers la maximisation du pouvoir d’achat à travers trois valeurs : le consumérisme, l’individualisme et la mondialisation. Si ce modèle a permis d’accéder à quantité de biens -nous sommes tous familiers des produits low cost made in Asia– il arrive à bout de souffle et s’avère inadapté aux défis du XXIe siècle. D’une part, il entre en conflit avec les limites planétaires (climat, biodiversité, ressources naturelles) ; d’autre part, il a créé des dépendances géopolitiques majeures vis-à-vis de puissances totalitaires (Chine, Russie, Moyen-Orient) qui ont conduit à la fois à la déshérence de territoires autrefois industriels et aussi à limiter la capacité de l’Europe à faire valoir ses valeurs. Enfin, il n’est porteur ni de sens, ni d’un projet collectif, à une époque où la sécularisation de nos sociétés et la crise du covid-19 ont laissé un vide aspirationnel important, particulièrement visibles chez les jeunes[3].

Autonomie stratégique, cohésion sociétale et préservation des biens communs : les trois piliers du contrat social du XXIe siècle

Pour surmonter les défis du XXIe siècle et retrouver confiance en l’avenir, il nous faut fonder un nouveau contrat social basé sur trois valeurs radicalement différentes de celles du tournant du siècle : l’autonomie stratégique, la préservation des biens communs et la cohésion sociétale.

Bien que la vision d’ensemble fasse encore défaut, la transformation vers ce nouveau modèle de société est déjà engagée depuis l’épidémie de covid-19 et la guerre en Ukraine.

  • En matière d’énergie et de climat, les quatre piliers de la stratégie nationale bas carbone, à savoir l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, le nucléaire et l’électrification des usages, ont pour but à la fois de préserver le climat et de mettre fin à nos dépendances pétrolières et gazières. La volonté de réimplanter des usines de fabrication de panneaux solaires et de batteries participe également à l’autonomie stratégique (ne pas dépendre de la Chine pour ses équipements) mais reste à traduire en actes concrets.
  • En matière d’industrie, la volonté récente de réindustrialisation française et européenne marque un changement majeur par rapport à la doxa néolibérale mondialiste des années 2010. Au-delà de subventions à l’implantation d’usines que permet le Green deal européen et le Net Zero industry Act, il reste à parvenir à réinstaurer des barrières douanières et commerciales au niveau européen[4], et à réancrer dans les mentalités le fait qu’acheter est un geste militant (made in France et qualité environnementale du produit acheté).
  • En matière d’agriculture le secteur reste prisonnier de la société de consommation mondialisée. La reculade du printemps 2024 sur le renforcement des normes environnementales (renforcement de la jachère, fin de l’exonération de taxation du gazole agricole) montre l’impasse actuelle : compte-tenu de la concurrence internationale il est en effet déraisonnable de renforcer les normes environnementales de nos agriculteurs, sauf à majorer encore plus les aides de la PAC[5], ce à quoi une majorité d’Etat européens s’opposent. La mise en place de clauses-miroirs dans les accords de libre-échange peut constituer la première étape de transformation.
  • En matière de santé, un mouvement s’opère en faveur de plus de prévention mais il se confronte avec la vision consumériste des soins qui prévaut depuis le tournant du siècle. Des progrès majeurs restent à établir et nécessitent de modifier en profondeur nos habitudes : réduire le temps d’écran, accroitre l’activité sportive, pénaliser les produits trop gras, salés, sucrés, instaurer une prise en charge obligatoire des enfants en surpoids dès l’école maternelle… De manière imagée, le choix reste encore à faire entre une société à l’américaine combinant surpoids + médicament coupe-faim ou une société véritablement axée sur la prévention.
  • En matière géopolitique, la montée en puissance des puissances émergentes, génère un monde multipolaire gouverné par des rapports de force entre grandes puissances. Le consumérisme, l’individualisme et le libre-échange débridé du tournant du siècle passé se révèlent inadaptés et ont conduit l’Europe dans une impasse stratégique criante ; les clauses miroirs, les droits de douanes à l’importation des véhicules chinois, l’établissement un prix du carbone robuste aux frontières de l’Europe constituent les prémices d’u conditionnement de l’accès au marché européen au respect de nos normes sociales et environnementales.
  • En matière d’information, l’émergence des réseaux sociaux et la glorification individuelle du succès[6] traduisent un glissement dangereux vers l’individualisme : comment faire Nation à l’heure des influenceurs et de la glorification du culte de soi-même ?  Comment assurer une qualité d’information et un prisme de lecture suffisamment convergent quand presque la moitié des Français déclarent s’informer principalement par les réseaux sociaux (qui ne sont pas faits pour informer mais pour exposer le plus longtemps possible à la publicité) et à l’heure des algorithmes de ciblage et des ingérences étrangères. Une politique publique nouvelle destinée à assurer la qualité de l’information est nécessaire dont le Digital Act européen constituera un des premiers maillons.

Accepter d’augmenter le coût de production pour des raisons environnementales et de souveraineté

Si la transformation vers ce nouveau modèle de société est déjà engagée, de nombreuses difficultés persistent. Une des plus grandes est notamment que l’autonomie stratégique et la préservation des biens communs conduisent à renchérir le coût de production !

Relocaliser la production de paracétamol en France plutôt qu’en Asie conduit à court terme renchérir son coût de production ; élever un poulet bio en plein air en France revient plus cher qu’élever un poulet en batterie en Europe centrale. Après des années à promouvoir le pouvoir d’achat maximal grâce à la mondialisation, ce renchérissement du coût pour des raisons morales et physiques constitue une véritable rupture sociétale !

Cette hausse du coût de production est-elle inéluctable ? Il est tentant de convoquer le progrès technologique pour assurer que les technologies vertes seront rapidement aussi peu chères que les technologies conventionnelles. Ou encore que, grâce à la robotisation et à l’intelligence artificielle, une usine installée en France pourrait avoir un coût de production similaire à la même usine en Asie.

Le solaire et l’éolien ne sont-ils pas d’ailleurs des exemples frappants : après une dizaine d’année d’innovation et d’industrialisation, leur coût de production est désormais inférieurs à celui des centrales thermiques !

Hélas, cette vision techno-solutionniste se heurte à la réalité. L’agriculture est le secteur où le mirage se dissipe le plus facilement : difficile de prétendre qu’un poulet bio élevé en plein air sera un jour moins cher qu’un poulet d’Europe centrale élevé en cage ; difficile d’imaginer que le coût de production du blé ou des betteraves diminuera à mesure que les pesticides seront remisés. Le même constat peut être tiré dans les usages industriels utilisant de la chaleur, soit environ un tiers de la consommation d’énergie mondiale : une chaudière utilisant la biomasse est plus chère qu’une chaudière gaz et le recours à l’électricité ou à l’hydrogène semble coûteux également. Il en va de même pour les carburants : le kérozène fabriqué à partir d’hydrogène, qui est à un stade de maturité faible aujourd’hui, semble voué à être 5 à 10 fois plus cher que le kérozène fossile dans les prochaines décennies. Personne ne se hasarde non plus à dire que le bioplastique sera prochainement moins cher que le plastique classique ! Enfin, il est évident que la préservation de la biodiversité, la lutte contre les pollutions et l’artificialisation des sols vont renchérir les coûts de production : par définition, il s’agit de contraintes nouvelles ou renforcées par rapport à la situation qui prévalait, et ces contraintes vont peser sur le coût de production (coût du foncier, coût des traitements des effluents et des fumées, majoration du coût de la ressource en eau, etc). Dans son livre « Réindustrialiser, le défi d’une génération »[7], Olivier Lluansi fait part d’un surcoût de production actuel de l’ordre de 20 à 30% pour une entreprise française par rapport à un concurrent asiatique en raison des exigences sociales et environnementales en vigueur en France.

La hausse de coût de production induite par le verdissement de l’économie et la relocalisation des biens stratégiques doit être payée par le consommateur

Après plusieurs décennies à promouvoir la mondialisation et le pouvoir d’achat dopé aux produits à bas coûts made in somewhere, est-il possible de faire accepter une hausse des coûts pour des raisons environnementales et d’autonomie stratégique ?

Ce défi politique majeur fait face au triangle d’incompatibilité énoncé notamment par le regretté économiste Philippe Martin : « il n’est pas possible à court terme de (i) réaliser la transition écologique ; (ii) préserver le pouvoir d’achat ; (iii) préserver les comptes publics ». Triangle d’impossibilité qui se décline de manière identique en matière de relocalisation industrielle.

Compte-tenu du déficit public conséquent en France, il semble peu probable de parvenir à faire prendre en charge le surcoût de production par le budget de l’Etat. Ethiquement, une telle décision serait par ailleurs discutable puisqu’elle revient à ce que le consommateur bénéficie du produit vert et made in France en payant le coût du produit conventionnel et made in Asia (le même consommateur étant aussi un citoyen contribuable repaierait via ses impôts l’écart de coût de production ; mais avec une redistribution propre à l’imposition, tous les ménages ne s’acquittant pas de la même proportion d’impôt).

C’est pourtant la voie suivie en partie par l’Union européenne et les Etats-Unis via les subventions massives à la relocalisation d’usines et les aides aux technologies vertes. C’est aussi historiquement la voie prise en Europe avec la Politique Agricole.

Cette voie semble condamnée à finir en impasse ! D’une part, elle devrait conduire à l’épuisement budgétaire ou au ras-le-bol fiscal, notamment compte-tenu de l’ampleur du surcoût à prendre en charge si elle s’applique à un vaste panel de technologies vertes ou de relocalisation[8]. D’autre part, elle risque d’attiser une guerre économique entre puissances continentales, chacune ayant intérêt à annoncer toujours plus de subventions pour attirer ou retenir les facteurs de production : à ce jeu, les Etats-Unis, parce qu’ils sont les seuls à pouvoir vivre avec un déficit public record, seront probablement gagnants !

Dès lors que réaliser la transition et renforcer l’autonomie stratégique sont considérés comme des impératifs, la seule issue consiste à faire payer le surcoût du verdissement et de la relocalisation par les consommateurs !

L’heure du choix a sonné : veut-on se diluer dans la mondialisation consumériste ou veut-on retrouver un sens individuel et collectif ?

Guerre en Ukraine, volonté hégémonique industrielle et économique chinoise, repli isolationniste américain[9], vieillissement démographique, crise climatique et effondrement de la biodiversité : toutes ces crises traduisent que nous arrivons à l’heure du choix : souhaitons-nous conserver le modèle consumériste mondialisé du tournant du siècle et par là même les dépendances envers des puissances autoritaires ? Souhaitons-nous changer de modèle.

Nous avons le devoir d’être optimiste : un nouveau contrat social est à la fois porteur de sens ainsi qu’un vecteur de prospérité à long terme ; un sens qui semble faire structurellement défaut à la société de consommation mondialisée. La racine du populisme ne serait-elle pas dans cette vacuité de sens et la solitude du chacun pour soi ?

Nous sommes à l’heure du choix : voulons-nous nous diluer dans le consumérisme mondialisé et le populisme ; ou voulons-nous retrouver un sens et un élan collectif et faire de l’Europe le continent où il fait le mieux-vivre ensemble au XXIe siècle ?

Julien Marchal

Notes

[1] Seulement 54% des Français considèrent que la démocratie fonctionne bien ; sondage Harris Interactive, Les Français et la démocratie, décembre 2021

[2] « Le Baromètre de la confiance politique », Cevipof, 2022.

[3] les 18-24 ans étaient 20,8 % à être concernés par la dépression en 2021, contre 11,7 % en 2017. Source : Santé publique France.

[4] La récente décision de maintenir des droits à l’importation de batteries et véhicules chinois montre les progrès accomplis depuis 10 ans.

[5] Les aides à la PAC représentent déjà 30 à 50% des revenus des agriculteurs et éleveurs ce qui en fait certainement les professions les plus subventionnées. Source : Marie Guiton, « Qui touche les aides de la PAC ? », touteleurope.eu

[6] Particulièrement visible dans la glorification des start-uppeurs à succès et la peopolisation de la vie politique

[7] Olivier Lluansi, Réindustrialiser, le défi d’une génération, , Libres d’écrire, 2024.

[8] En sus des aides à l’investissement pour construire l’usine, des aides au fonctionnement de l’usine chaque année seront en effet nécessaires afin d’aligner le coût de production de l’usine française avec celle de ses concurrents mondiaux.

[9] Ce repli est notamment visible à travers l’Inflation reduction act ; il est aussi visible dans le discours de moins en moins favorable à la mondialisation commerciale et au repli identitaire américain.

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17.07.2024 à 22:32

Dépenses improductives, dette publique et création monétaire

Alain Grandjean

L’idée de recourir à la création monétaire pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique se heurte à plusieurs croyances économiques. Certaines sont  relatives au rôle de la monnaie. Nous avons tenté de les décrypter dans l’article Créer de la monnaie pour surmonter la crise environnementale. D'autres, relèvent de…

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Texte intégral (5071 mots)

L’idée de recourir à la création monétaire pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique se heurte à plusieurs croyances économiques. Certaines sont  relatives au rôle de la monnaie. Nous avons tenté de les décrypter dans l’article Créer de la monnaie pour surmonter la crise environnementale. D’autres, relèvent de l’idée reçue courante chez les macroéconomistes selon laquelle ces investissements ne seraient pas prioritaires car ils ne contribueraient pas à l’amélioration de la productivité, considérée comme la principale source de croissance économique. Au contraire, ils auraient même un impact négatif car ils alourdiraient la dette publique. Cet article vise à remettre en cause cette idée reçue.

1/ Croissance et productivité : le discours économique.

Selon la majorité des économistes, la croissance économique (celle du PIB par habitant) d’un pays résulte de celle de la productivité des facteurs de production[1], due aux progrès scientifiques et techniques et à ceux de l’organisation du travail. A leurs yeux, les dépenses publiques à réaliser dans un pays ne devraient être que des dépenses dites « productives », où contribuant à cette croissance de la productivité[2].

Pourquoi privilégier les dépenses « productives » ?

L’idée s’explique simplement : supposons que l’économie soit au « plein emploi » des capacités productives (toutes les personnes qui souhaitent travailler ont un emploi ; dans les usines, les machines tournent à plein régime). Le PIB ne peut pas croitre plus vite que la croissance démographique sans gain de productivité.

La notion de « croissance potentielle » est liée à ce raisonnement : si le plein emploi n’est pas atteint, il y a une « réserve » de croissance ou un « écart de croissance » entre la croissance mesurée et la croissance « potentielle », (en anglais « output gap »). Cet écart peut être comblé mais en levant les freins et les rigidités qui sont supposés, dans cette vision, s’opposer à ce plein emploi (comme par exemple un SMIC trop élevé, ou des conditions trop généreuses d’aides aux chômeurs). Quant au « plein emploi » précisons qu’il ne correspond pas à un taux de chômage nul ou à un taux d’emploi de 100%, car du fait de frictions diverses, il y a un taux de chômage minimal[3] sous lequel il n’est pas possible de passer en pratique, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas toujours possible de passer instantanément d’un emploi à un autre.

Dans cette vision de l’économie, la croissance économique de moyen – long terme (toujours considéré comme un objectif central de la politique économique) résulte uniquement de ces gains de productivité.

Les dépenses publiques « improductives » n’auraient aucun effet sur l’activité économique

Cela veut dire a contrario que dans une économie en sous-emploi, un gouvernement qui mettrait au travail ces chômeurs[4] en mobilisant l’argent public pour des dépenses considérées par les économistes comme « improductives » (par exemple des travaux d’intérêt général) n’engendrerait qu’un feu de paille en termes de croissance : ces dépenses ne pourraient que creuser le déficit et la dette publics, se traduisant à terme par de l’inflation ; elles finiraient par alourdir les prélèvements obligatoires[5] et affaibliraient la compétitivité de l’économie. Seules des dépenses productives, relevant le niveau de la croissance potentielle, seraient bénéfiques. Notons que ce raisonnement s’applique aussi en creux au temps de travail : la baisse du temps de travail ne pourrait être bénéfique à l’économie que si elle se traduisait par des gains de productivité du travail.

Comment savoir qu’une dépense ou un investissement est productif ?

Il doit être « rentable [6]». Dans le secteur privé le calcul financier permet d’objectiver la notion. Un investissement est rentable pour une entreprise si son rendement financier est supérieur au coût pondéré du capital (WACC) ou si sa Valeur Actualisée Nette (calculée avec un taux d’actualisation égal au WACC ) est positive ou nulle[7].

Dans le cas des investissements publics cette rentabilité résulte d’un calcul socio-économique qui aboutit lui aussi à une VAN (voir la fiche sur le taux d’actualisation (partie 2) de la plateforme The Other Economy). En pratique néanmoins, le ministère des finances tient compte aussi du retour financier car un investissement public dont la VAN est positive ou nulle peut avoir un rendement financier négatif et peser sur le déficit et la dette publics. Le ministère des finances peut être encore plus restrictif (et ça va être le cas dans les prochaines années en France si la trajectoire budgétaire est respectée) et s’opposer même à des investissements rentables à moyen terme, s’ils pèsent trop à court terme sur le déficit[8]

2/ La croissance du PIB ne dépend pas que de la productivité des facteurs de production.

Comme nous allons maintenant le voir, la croissance du PIB, dont nous ne discuterons pas ici de la pertinence en tant qu’indicateur de « bien-être social »[9], n’est pas toujours due à la productivité des facteurs de production qui, inversement, peut ne pas générer de croissance.

2.1 La productivité des facteurs de production peut ne pas se traduire en croissance économique.

La mécanisation et plus généralement le progrès technique (automatisation, informatisation, robotisation) ont deux effets immédiats, toutes choses égales par ailleurs :

  • ils suppriment des emplois,
  • ils réduisent la part des salaires dans la production.

Ce n’est pas pour rien qu’ils ont toujours suscité[10] l’angoisse de la destruction d’emplois et de l’augmentation du chômage. Mais l’histoire a aussi montré que les choses ne sont pas « égales par ailleurs ».

i/ Les gains de productivité ont été en partie partagés (entre les patrons et les salariés, et grâce aux combats des salariés et de leurs représentants) et du coup ont généré une croissance du pouvoir d’achat. Mais cette répartition n’est pas une loi naturelle[11] et peut se déformer fortement en défaveur des salariés (c’est ce qu’on constate dans les vingt dernières années en Europe[12] ).

ii/ Les entreprises ont inventé des nouveaux produits et services permettant à ce pouvoir d’achat de se transformer en consommation et créant de nouveaux emplois. C’est ainsi que la part de la population active occupée dans l’agriculture s’est réduite massivement dans les pays « développés » et que nombre de « petits métiers » ont disparu, remplacé par des machines, tandis que nombre de nouveaux secteurs et métiers sont apparus. C’est ce qu’Alfred Sauvy a nommé le « déversement[13] ».

iii/ La durée effective du travail par actif a considérablement été réduite aux XIX e et XX e siècles.

Mais ces trois mécanismes ne sont pas automatiques.

Dès lors, il se peut que les gains de productivité ne se traduisent pas en « déversement » et ne s’accompagnent pas de croissance du PIB. Citons les économistes Daron Acemoglu[14] et Simon Johnson, qui ont approfondi ce sujet : « Contrairement à la croyance populaire, la croissance de la productivité ne se traduit pas nécessairement par une augmentation de la demande de main d’œuvre. (…) Au cours des quatre dernières décennies, l’automatisation a augmenté la productivité et multiplié les bénéfices des entreprises, mais elle n’a pas conduit à une prospérité partagée dans les pays industrialisés. »[15]

2.2 La croissance s’explique par d’autres facteurs que la productivité des facteurs de production.

Il n’y a en fait pas de théorie unifiée explicative de la croissance économique. Nous allons nous limiter ici à quelques faits.

-Pendant des siècles et dans de nombreux pays, il n’y a pas eu de croissance du PIB (ou assimilée dans le cas où le PIB n’était pas formellement établi par l’appareil de statistiques publiques). Elle suppose là où elle est observée, la réalisation de nombreuses conditions sur de nombreux registres : scientifique, technologique, éducatif, culturel, juridique, social, institutionnel et politique, mais aussi en termes d’infrastructures et bien sûr en termes d’accès aux ressources naturelles au premier rang desquelles l’énergie.

-Elle suppose donc de fait beaucoup de dépenses « improductives » (les dépenses publiques courantes dans l’éducation, la santé, la sécurité…) et aussi des transferts sociaux qui le sont tout autant.

-La croissance du PIB peut résulter de destructions du capital naturel ou du capital artificiel comme on l’observe dans les périodes de reconstruction après des guerres, des séismes ou autres catastrophes naturelles. Elle s’accompagne par ailleurs aujourd’hui très généralement de prélèvements détruisant le capital naturel.

-Elle peut s’observer dans une économie de guerre, particulièrement improductive dans tous les sens du terme : les armes et le matériel militaire ne sont évidemment pas facturés aux ennemis contre lesquels ils sont utilisés ; et ils détruisent des humains, du capital productif et des ressources naturelles. Ces destructions de capital sont en outre autant d’opportunités d’activités en sortie de conflits.

3/ Des dépenses dites « improductives » doivent être financées, en particulier pour limiter l’ampleur et les impacts du changement climatique et de la destruction du vivant.

Nous vivons un tournant dans l’histoire économique et sommes face à une véritable bifurcation. Si nous n’investissons pas pour transformer nos économies de sorte qu’elles soient sobres, bas-carbone et résilientes au changement climatique, nous connaîtrons des catastrophes, des désordres politiques et des désastres humanitaires, des conflits sociaux et des guerres. Les causes en sont le changement climatique, la destruction des ressources naturelles dont nous dépendons pour nous nourrir et plus généralement pour toute notre vie économique, notre dépendance aux énergies carbonées et la détérioration croissante de notre balance commerciale. Tous ces effets ne laissent présager rien d’autres que la décroissance généralisée (à de nombreux pays) de notre bien-être social et…du PIB.

Il faut donc bien financer ces dépenses pour préserver la croissance potentielle, ce qui n’est pas du tout pris en considération dans le raisonnement standard exposé au §1 ci-dessus.

En effet, au plan économique, les investissements en question sont soit vu comme improductifs (comme ceux relatifs à l’adaptation au changement climatique, à la préservation de la biodiversité, au maintien en l’état de la disponibilité des ressources – comme l’eau) soit comme peu rentables (comme la rénovation énergétique des bâtiments, sauf à faire croître massivement le prix de l’énergie, au moins dans sa composante carbone).

Ainsi, ces investissements ne peuvent être financés entièrement par la voie privée puisque ni les calculs de VAN ni les calculs de rendement financier ne permettront de les justifier. La période de vaches budgétaires maigres qui s’annonce aura de plus pour effet de réduire leur financement, même partiel via des subventions, par fonds publics.

4/ Changer de boussole : privilégier la productivité des ressources naturelles (énergie, matière, terre) sur la productivité du travail.

Les dépenses dites improductives le sont à l’aune du travail. Pendant des millénaires, la préoccupation de l’humanité a été la lutte contre la famine, formulée de manière frappante, même si un peu simpliste par Thomas Malthus. La démographie augmente de façon exponentielle alors que les ressources disponibles ne croissent que de manière linéaire. La productivité du travail semble être alors la seule solution pour vaincre cette fatalité. Il faut avoir en tête les gains fabuleux de productivité, chiffrés par  l’économiste Jean Fourastié, pour saisir en profondeur ce que cela veut dire, et ne pas balayer  d’un revers de la main ses progrès considérables. Pour autant, aujourd’hui la ressource rare n’est plus la main d’œuvre, même si l’affaiblissement de la démographie dans les pays développés et certains « émergents » comme la Chine pourrait nous ramener à ce type de problème dans quelques décennies.

Nous sommes face à des tensions croissantes sur les ressources naturelles, causes actuelles de l’inflation et sources prochaines de pénurie si nous n’y prenons pas garde.  Il nous faut donc valoriser leur productivité ; l’agriculture de demain par exemple devra être écologiquement productive et intensive. Ceci veut dire que nous devons changer nos ratios : la numérateur sera toujours la production (de qualité si possible) mais les dénominateurs pertinents ne seront plus la main d’œuvre mais les surfaces au sol, l’énergie, les intrants (eau, engrais, pesticides).

Nous sommes aussi face à des excès d’émissions de gaz à effet de serre et de polluants, ce qui revient à des tensions sur une ou plusieurs limites planétaires (dont la capacité de l’atmosphère et de la biosphère à réguler le climat et dont les ressources vivantes impactées par les pollutions et l’exploitation excessive).

Si les valeurs monétaires de ces ressources et « régulations » résultant du marché sont inadaptées, ces ratios ne seront pas de bonnes boussoles. Il faut donc une intervention publique pour ce faire. Et dans un premier temps cela peut passer par leur financement public, étant entendu qu’il est possible de faire des calculs de valeur économique, non marchand, pour aider le public à faire des arbitrages, sans pour autant que cela se traduise financièrement. Pour prendre l’exemple du carbone, l’État et les collectivités territoriales peuvent utiliser dans leur calcul socio-économique une valeur du carbone telle que calculée par des commissions ad hoc. Cela ne se traduira pas financièrement mais aidera les acteurs publics à orienter leurs dépenses.

5/ Ces dépenses ne peuvent être financées que par création monétaire publique.

Dans cette conjoncture, que Jézabel Couppey-Soubeyran et ses coauteurs appellent le « triangle infernal des finances publiques »[16], la seule solution pour que ces dépenses soient financées, c’est le recours à la création monétaire publique (sans dette à rembourser en contrepartie). C’est le seul moyen qui permette de financer des dépenses sans besoin de remboursement. Le bilan de la banque centrale pourrait être en théorie équilibré (avec à l’actif une dette perpétuelle ou quasi, comme l’ont proposé entre autres Daniel Cohen et Nicolas Théry dans une tribune au Monde[17]). S’il ne l’était pas (en supposant par exemple qu’il faille absolument amortir cette dette) peu importe fondamentalement[18] car une Banque centrale peut fonctionner avec des fonds propres négatifs, précisément parce qu’elle a le pouvoir de création monétaire, auquel les principales banques occidentales ont fait appel dans les opérations de Quantitative Easing[19] . Il y faut seulement bien sûr des limites et un cadre bien défini, du doigté et une bonne communication pour éviter tout risque de spéculation sur la valeur de l’euro en expliquant au marché que les opérations financées sont précisément faites pour rendre la zone Euro plus résiliente et, dans le langage économique habituel, de nature à combler l’output gap qui se creuserait sans ces dépenses.

Nous ne rentrerons pas ici dans la question des modalités qui permettraient de réaliser ce financement tout en restant dans le cadre des traités européens[20].

6/ Bien choisies et dimensionnées, ces dépenses ne sont pas nécessairement inflationnistes et peuvent s’accompagner d’une non-décroissance du PIB voire de sa croissance.

L’idée que la création de monnaie centrale (ou publique) par opposition à la monnaie scripturale créée par les banques commerciales est nécessairement inflationniste, n’est rien de plus qu’un dogme sans fondement dans sa généralité[21].

En un mot, elle repose d’une part sur l’opinion que la création de monnaie serait neutre : elle n’aurait donc aucun autre effet sur les quantités produites et ne se traduirait que par une hausse des prix. Elle repose d’autre part sur l’idée que les citoyens, connaissant et acceptant la validité de l’opinion précédente, anticiperaient donc cette hausse des prix attendue en épargnant annulant ainsi les effets de relance induits par un financement monétaire.

Dans les faits, ces deux assertions sont fausses : tant que les capacités de production ne sont pas saturées une commande publique crée de l’emploi et distribue des revenus qui seront eux-mêmes en partie redépensés (en investissements ou en consommation)[22]. Par ailleurs, dans la pratique, les citoyens n’anticipent pas ces supposés effets futurs.

Un raisonnement plus sophistiqué est parfois mis en avant : des anticipations inflationnistes auraient lieu sur les marchés financiers ce qui ferait croître les taux d’intérêt de long terme[23]. Dès lors, ce financement monétaire se traduirait in fine par une hausse du service de la dette publique, réduisant les marges de manœuvre supposées libérées par le financement monétaire. Là à nouveau l’argument n’est pas convaincant : l’appétit des marchés financiers pour la dette publique repose avant tout sur sa soutenabilité qui serait bien plus assurée par la réalisation des investissements publics envisagés que par l’attentisme et une soi-disant rigueur budgétaire aboutissant au chaos.

Dès lors on peut bien s’attendre à ce que des dépenses dites improductives ainsi financées soit source de croissance du PIB et dans tous les cas susceptibles d’en limiter la baisse, comme on l’a expliqué au paragraphe 3.

Alain Grandjean

Notes

[1] La productivité d’un facteur de production (capital ou travail par exemple) est le rapport entre la production réalisée et le facteur utilisé pour cette production. En pratique, la productivité du travail est plus facile à cerner : c’est le rapport des heures travaillées sur le PIB.
[2] Dans les modèles les plus courants de type « Cobb-Douglas » et à la suite de Robert Solow, les économistes estiment un coefficient dit « productivité globale des facteurs » (PGF). Cette variable n’a pas de réalité concrète et n’est pas observable, contrairement à sa dénomination. Ce n’est en particulier ni un ratio de productivité, ni une moyenne… C’est ce qui a été appelé un « résidu » c’est-à-dire un coefficient nécessaire pour faire coller une fonction de production de type Cobb-douglas avec les données empiriques ; c’est ni plus ni moins un artefact pour masquer notre ignorance, l’équivalent des épicycles dans la théorie géocentrique qui s’imposait avant la révolution copernicienne… La PGF est pourtant couramment utilisée par les économistes comme dans cet article:  https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2022/10/05/chacun-cherche-sa-croissance-potentielle.
[3] Nous ne rentrerons pas ici dans les débats de fond sur l’existence d’un taux de chômage naturel ou d’un taux de chômage ne générant pas d’inflation (le NAIRU) qui sont des concepts abstraits et inobservables pourtant utilisés dans la conception des politiques budgétaires.
[4] Ou ferait passer les travailleurs à temps partiel à temps plein.
[5] Du fait de l’équivalence ricardienne entre endettement public et impôt.
[6] Que rentable soit synonyme de productif se discute évidemment mais nous éluderons ici ce débat pour rester plus global.
[7] Pour comprendre ce qu’est le WACC et la VAN voir la fiche sur le taux d’actualisation sur la plateforme The Other Economy.
[8] Dans le calcul duquel, rappelons-le, les investissements sont comptabilisés comme des dépenses courantes et pas amortis.
[9] Pour en savoir plus sur ce sujet consultez l’article Le PIB n’est pas un bon indicateur de santé économique et sociale sur la plateforme The Other Economy.
[10] Voir cet extrait d’un article de Gilbert Cette et Eric Chaney paru dans Telos : « Dans un célèbre article publié en 2015, Joel Mokyr, Chris Vickers et Nicolas L. Ziebarth ont montré que cette crainte a été récurrente depuis les premières révolutions industrielles. On en trouve par exemple l’expression dès la fin du XVIIIe siècle au Royaume-Uni sous la plume de Thomas Mortimer (1772). Cette crainte a pu d’ailleurs prendre dans le passé des formes assez violentes. La lutte contre les machines qui détruirait des emplois est parfois nommée le « luddisme » ou « néoluddisme », en référence au conflit des années 1811-1812 ayant violemment opposé au Royaume-Uni, dans le secteur du textile, des artisans à des employeurs qui recourraient de plus en plus à des machines économisant des travailleurs. »
[11] L’idée reçue selon laquelle le salaire devrait être égal à la productivité marginale du travail et la rémunération du capital à celle du capital est fausse dans sa généralité. Sa « démonstration » repose sur une représentation simplifiée et fausse de l’économie. Voir par exemple cet article de Philippe Askhenazy, Productivité marginale du travail : entre théories, outils et idéologies. Regards croisés sur l’économie 2020/2 (n° 27), pages 88 à 96
[12] Voir par exemple L’article Le partage global de la valeur ajoutée entre salaires et profit, Lafinancepourtous.com
[13] Dans son ouvrage La machine et le chômage publié en 1980. Il donne parmi bien d’autres l’exemple des porteurs d’eau, très nombreux à Paris au tout début du XXe siècle (il évoque le chiffre de 20 000), dont les emplois ont été détruits par l’installation de réservoirs et canalisations.
[14]  Professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology, co-auteur avec Simon Johnson, de  Power and Progress: Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity, Basic Books, 2023.
[15] Extrait de l’article « Rééquilibrer l’intelligence artificielle », publié dans la revue du FMI Finances & Développement, 2023.
[16] A savoir : la concurrence fiscale européenne qui empêche la hausse des prélèvements les règles budgétaires qui limitent le déficit donc les dépenses publiques, et le ratio d’endettement qui plafonnent le recours à un financement  « externe » privé ou autre. Voir Le pouvoir de la monnaie, transformons la monnaie pour transformer la société. LLL. 2024. Pages 253 et suivantes.
[17] Voir Il faut financer la crise et les investissements climatiques avec une dette de très longue durée à 50 ou 100 ans, voire perpétuelle, Tribune de Daniel Cohen, Le Monde, 200
[18] Voir  l’article « Créer de la monnaie pour surmonter la crise environnementale » paru dans Variances et sa bibliographie. Voir également article de Jézabel Couppey-Soubeyran, Faut-il s’inquiéter des pertes des banques centrales ?, The Conversation (2022)
[19] Voir la fiche Comprendre le quantitative easing  sur la plateforme The Other Economy.
[20] Voir l’article paru dans Variances et sa bibliographie. https://variances.eu/?p=8032
[21] Voir la fiche Inflation et monnaie sur la plateforme The Other Economy.
[22] Pour en savoir plus voir la fiche sur le multiplicateur de dépenses publiques sur la plateforme The Other Economy
[23] Qui ne sont pas fixés par la Banque centrale comme les taux d’intérêt directeurs à court terme mais bien sur les marchés

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04.07.2024 à 22:32

Perte du sens commun et néotribalisme

Alain Grandjean

L’actualité politique est intense dans le monde tout le long de l’année 2024, la moitié de la population mondiale étant concernée par une élection1, que ce soit en Europe, en Inde, en France, aux États-unis, en Afrique… La montée des régimes dits populistes ou d’extrême-droite est préoccupante. Je vais aborder cette question sous un angle […]

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Texte intégral (6357 mots)

L’actualité politique est intense dans le monde tout le long de l’année 2024, la moitié de la population mondiale étant concernée par une élection1, que ce soit en Europe, en Inde, en France, aux États-unis, en Afrique… La montée des régimes dits populistes ou d’extrême-droite est préoccupante. Je vais aborder cette question sous un angle a priori déconcertant mais qui me semble fondamental, celui de notre rapport aux vérités « élémentaires », les vérités de fait. J’essaierai de montrer que l’effritement de notre sens commun, celui qui nous fait reconnaître un chat d’un chien, est une cause non négligeable de la montée de ces régimes régressifs, qui constituent une forme de néotribalisme. J’en déduirai un antidote assez évident à ce péril.

L’importance cognitive des évidences tautologiques ou de fait

L’énoncé de la célèbre lapalissade « Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie », et de tautologies du même acabit provoquent parfois un léger sourire de mépris. Ne serions-nous pas bien au-dessus de cette « logique primaire », c’est-à-dire inférieure et à usage du bon peuple, incapable de raisonnements plus sophistiqués, la marque des esprits forts et éduqués ?

Je vais montrer que, bien au contraire, cette logique primaire est d’une part, la fondation de notre appréhension du réel et de notre pensée, et, d’autre part, le ciment de notre cohésion sociale. Les adversaires des « évidences » sont des pourfendeurs de la clarté intellectuelle, les chantres de l’amalgame et du confusionnisme. Et ils contribuent à la constitution de « tribus », de plus en plus incapables de se comprendre voire d’échanger, et, dès lors, à la désagrégation du corps social, ce à quoi contribue la montée des régimes « populistes ».

Commençons par les enjeux cognitifs.

Le langage verbal2, comme la conscience3 dont il est l’expression, sont des attributs humains spécifiques4. Il est source infinie de lapalissades : un chat est un chat et n’est pas un chien etc.

Il y a trois catégories d’évidences :

  1. Les tautologies : si je suis vivant c’est que je ne suis pas mort.
    En mathématiques elles sont légion, par exemple : si a=b alors b=a.
  2. Les vérités de fait immédiates : cet animal est un chat.
  3. Les vérités de fait scientifiques : les corps s’attirent (selon la loi de la gravitation5, éventuellement corrigée des lois de la relativité), la Terre est ronde6, la peste est due à la bactérie Yersinia pestis, le climat se réchauffe depuis quelques décennies, etc. L’établissement de faits scientifiques passe toujours par un important travail préalable de définition précise des termes employés. En mécanique par exemple, il a fallu apprendre à distinguer la vitesse de l’accélération, la masse du poids, la quantité de mouvement de l’énergie cinétique etc. À noter qu’on utilise dans le monde scientifique le terme « evidence based » pour évoquer une position fondée sur des faits scientifiquement établis.

La révolution scientifique, marquée par la découverte de l’héliocentrisme et des lois de la mécanique au XVIè et XVIIè siècles, puis son extension à tous les domaines de la physique et de la biologie, nous ont rendus capables d’esprit critique et de discernement entre savoirs, opinions ou croyances, et hypothèses7.

Elle est aussi à l’origine de la réalisation du rêve prométhéen qui hante notre culture occidentale, celui de devenir maître et possesseur de la Nature. Et en effet la puissance qu’a acquis l’espèce humaine est devenue extraordinaire, grâce à la science – et c’en est même l’une des preuves les plus patentes de l’adéquation des procédures scientifiques à la connaissance du réel. Elles ont été mobilisées en vue de la réalisation de ce rêve prométhéen, dont nous découvrons tardivement le caractère funeste, mais cela n’est en rien une nécessité (de nombreuses sciences ont pour but essentiel de comprendre les phénomènes naturels, pas d’agir sur la Nature), ni une fatalité.

Mais cette révolution scientifique est aussi une révolution culturelle et politique. Elle nous a permis de ne plus être soumis à une autorité humaine, dépositaire de la vérité, qu’elle soit religieuse, ethnique ou politique. Nous sommes devenus capables de reconnaître des faits, qu’ils soient d’observation (qu’on pense à l’anatomie, l’astronomie ou la botanique), ou d’expériences (comme en mécanique ou en physique des particules), et ce indépendamment de la personne -et de son pouvoir- qui énonce les dits faits.

Pour autant, dans les pays raisonnablement démocratiques8, nous ne sommes pas irréversiblement rentrés dans l’ère de la raison, opposée à celle de l’obscurantisme qui la précédait et où l’on pouvait croire profondément à la sorcellerie et applaudir à l’exécution des sorcières et autres hérétiques9. D’une part, dans de nombreux domaines, comme celui des sciences humaines et sociales -économie comprise- règnent toujours les opinions plus ou moins étayées ou étoffées d’argumentations ad hoc10.
D’autre part et plus généralement, ces dernières décennies nous ont montré qu’il s’agissait d’une conquête collective jamais définitive. L’ex-président des Etats-Unis, Donald Trump, s’est fait le champion des « faits alternatifs », c’est-à-dire de la contestation des faits d’évidence ; l’exemple bien connu est celui de sa cérémonie d’investiture dont il a déclaré qu’elle a attiré « la plus grande audience à avoir assisté à une investiture, point final. » Or toutes les données disponibles démontraient que cette affirmation est indiscutablement fausse.

Les fake-news et les besoins de « débunkage » n’ont jamais été aussi élevés. Mais ce mouvement ne se limite pas aux vérités de fait. Il concerne aussi le sens des mots et le refus de la logique primaire. L’amalgame et la confusion s’installent de plus en plus dans nos esprits si nous n’y prenons pas garde. Les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans cet abrutissement11, à la fois en répandant des contre-vérités et des confusions, et en contribuant à la création de communautés (voir point suivant).
Enfin ce mouvement régressif concerne aussi les faits scientifiques ; il existe des « platistes » revendiqués, des collectifs niant le voyage de l’homme sur la Lune, ou croyant à l’idée que les traînées d’avion (les « chemtrails »12) sont toxiques, tout comme des négateurs du réchauffement climatique ou des effets destructeurs des pesticides. La liste est longue des faits scientifiques contestés par des groupes humains qui s’échinent à en démontrer la fausseté, même quand ils sont établis solidement depuis longtemps et après avoir subi tous les tests possibles de réfutation.

Cette contestation des faits scientifiques n’est pas anecdotique ; pour le changement climatique c’est même une cause de tragédie annoncée ; dans d’autres domaines, comme par exemple le refus de prendre en considération les preuves de l’efficacité de certains vaccins, cela devient un problème de santé publique etc.

Il ne s’agit pas ici de donner à penser que les scientifiques ont toujours raison et qu’il faut suivre aveuglément leurs conclusions. Il s’agit d’attirer l’attention sur l’importance parfois vitale de la reconnaissance de faits scientifiquement établis.

Le néotribalisme

Le refus des évidences se fait toujours dans des communautés humaines (physiques ou virtuelles -via les réseaux sociaux) qui le partagent. À mesure que ces communautés se constituent, que ses membres se reconnaissent et échangent ensemble, elles s’isolent des autres (dans leur domaine de conviction ou de croyance), au point de ne plus pouvoir dialoguer, voire jusqu’à s’insulter, se haïr et s’entre-déchirer. Les gourous de tous poils savent isoler leurs disciples des influences extérieures, familiales pour commencer, et ont un talent quasi surnaturel pour les conserver sous leur emprise. Les chefs de gangs ou de clans mafieux savent faire régner la terreur et la loi du silence dans le même but. Au sein des réseaux sociaux, les adeptes d’une thèse ne cessent de se nourrir de propos qui les confortent dans leurs opinions, et se rassurent mutuellement par l’effet de « tribu ». Ces comportements sont amplifiés par les gestionnaires de réseaux car, comme le dit Gaël Giraud13 : « Les algorithmes de sélection de l’information et de « nudges » (c’est-à-dire, de « coups de pouce » destinés à orienter votre comportement devant l’écran) polarisent les internautes dans des « bulles » digitales, identitaires, peu reliées entre elles et dont la violence mimétique ‒ quelques « influenceurs » dictent au plus grand nombre de la tribu ce qu’il faut penser ‒ finit par tenir lieu de « débat » démocratique. »14

Cette tendance au tribalisme ou re-tribalisation15, selon le terme proposé par Amin Maalouf16, est une forme de retour à une situation sociale si ce n’est originelle à l’humanité, au moins largement généralisée pendant des siècles voire des millénaires. Les communautés primitives (pour autant qu’on puisse le savoir en observant les peuples premiers) sont structurées en tribus, dont les relations mutuelles sont variées. Ce tribalisme n’est évidemment pas né du refus de la logique primaire mais est, d’une part, issu des organisations sociales animales antérieures17 et, d’autre part, de besoins spécifiques aux humains18. L’être humain est en effet caractérisé, et c’est un point sur lequel le sociologue Bernard Lahire19 insiste fortement, « par une « altricialité » primaire (le nouveau-né n’est pas immédiatement compétent et a besoin du soutien de son entourage, le cerveau à la naissance atteignant à peine 25 % de sa taille adulte), mais aussi par une altricialité secondaire, c’est-à-dire que la croissance du cerveau s’effectue essentiellement après la naissance et durant une période relativement longue (presque le dixième de sa durée moyenne globale). Cette spécificité d’Homo sapiens a une portée anthropologique capitale. Elle expose si fortement les cerveaux des êtres humains aux influences de leur environnement qu’ils deviennent naturellement des êtres hyper-sociaux et hyper-culturels. »20 Le soin aux bébés et aux enfants nécessite clairement une vie en groupe / tribu.

Le néotribalisme à l’ascension duquel nous assistons s’appuient sur les deux leviers, un levier émotionnel et un levier cognitif. J’insiste ici sur le levier cognitif.

Prenons quelques exemples dans l’actualité politique.

Si la peur de l’autre et le racisme ont une composante émotionnelle, ils reposent aussi sur le refus des évidences. La notion de race n’a pas de contenu biologique21 et n’a aucun sens, mais le racisme s’exprime aujourd’hui de manière plus débridée que jamais.
Le débat public fait confondre arabes et musulmans et terroristes islamistes ; juifs, Israéliens et sionistes. Toute critique de l’action du premier ministre israélien, même fondée sur les faits, est considérée comme de l’antisémitisme. Toute critique d’actions terroristes effectuées et revendiquées par des radicaux islamistes l’est comme une critique des arabes ou de l’islam. L’extrême droite se revendique d’une Histoire de la France complètement réinventée, que ce soit dans sa construction, que dans son passé plus récent. Si l’Histoire n’est pas une science exacte au sens où l’est la physique, elle permet de reconstituer des faits incontestables et de mettre en évidence, notamment, que ce pays a bénéficié d’influences extrêmement diverses (judaïques, chrétiennes, grecques, latines, germaniques, arabes etc.). La notion de français de souche n’a aucun sens. Etc.
Plus prosaïquement, la lutte du RN pour ne pas se faire étiqueter d’extrême droite, ou d’identifier le Nouveau Front Populaire à l’extrême gauche, est significative d’une dérive sémantique évidente.
Enfin, le climato-scepticisme et le refus de prendre à bras le corps la lutte contre la dérive climatique procèdent du même registre.

Dès lors que le pouvoir politique s’appuie sur un fonctionnement tribal, c’est la fin du « sens commun » et réciproquement. Le pouvoir tribal s’appuie sur le refus du sens commun et sur l’autorité du chef politique. Bienvenue dans le monde de 198422, dont voici un célèbre extrait23.

Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l’exigeait. Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existence même d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L’hérésie des hérésies était le sens commun. Et le terrible n’était pas que le Parti tuait ceux qui pensaient autrement, mais qu’il se pourrait qu’il eût raison.

Après tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou que la gravitation exerce une force ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit est susceptible de recevoir des directives ? Alors quoi ? […]

Le Parti disait de rejeter le témoignage des yeux et des oreilles. C’était le commandement final et le plus essentiel. Son cœur faiblit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux subtils arguments qu’il serait incapable de comprendre, et auxquels il serait encore moins capable de répondre. Et cependant, il était dans le vrai. Le Parti se trompait et lui était dans le vrai. L’évidence, le sens commun, la vérité, devaient être défendus. Les truismes sont vrais. Il fallait s’appuyer dessus. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau humide, et les objets qu’on laisse tomber se dirigent vers le centre de la terre.

Avec la sensation qu’il s’adressait à O’Brien, et aussi qu’il posait un important axiome, il écrivit :

La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit.

Conclusion

L’attention portée au sens des mots, la distinction des opinions, des hypothèses, et des faits, le respect des résultats scientifiques établis, sont des valeurs essentielles de la communauté humaine dans son entièreté. Perdre ce sens commun, c’est se risquer à vivre sous des régimes tribaux -de plus ou moins grande envergure24– dont l’Histoire nous a montrés la violence et l’enfermement25. On pourrait penser qu’aujourd’hui, les gouvernements d’extrême droite sont de natures variées26, et se dire que celui de Giorgia Meloni, par exemple, n’est pas complètement enferré dans « l’ère de la post vérité ». On dira aussi que l’extrême droite n’en a pas le monopole. À cela deux réponses.

Tout d’abord, rappelons la phrase célèbre du même Georges Orwell : « Le pouvoir n’est pas un moyen, c’est une fin. » Rappelons ensuite que si le pire n’est jamais certain, un pouvoir qui se fonde sur le refus de la réalité finit par refuser toute opposition, puis finit par dissoudre les libertés, au premier chef desquelles la liberté d’opinion, pour rétablir l’ordre.

Faisons tout pour ne pas perdre le sens commun. « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit. »

L’exigence permanente de l’emploi de termes précis, de la rigueur des raisonnements, le refus de positions idéologiques s’opposant aux vérités de faits, sont l’antidote le plus efficace au néotribalisme et le meilleur ferment de la construction d’un monde en commun27.


  1. Voir La moitié de la planète concernée par des élections en 2024, Europe 1, 19 janvier 2024. ↩
  2. Par opposition au langage musical, corporel, au langage dansé des abeilles, etc. ↩
  3. Au sens « psychologique », en anglais consciousness. Les animaux ont certes des bribes de conscience, ce ne sont pas des machines ou des objets inanimés, considérations essentielles des collectifs humains sensibles au bien-être animal et des « antispécistes ». Mais l’ampleur et la finesse de la conscience humaine n’est pas partagée par les autres espèces et elle est permise par le langage. Voir [Conscience des animaux] Quels consensus scientifiques ? Sylvie Berthier, entretien avec Pierre Le Neindre, Sesame, 2019. ↩
  4. On doit à Confucius l’affirmation selon laquelle « le langage est ce qui nous distingue des bêtes ». Voir cet article Le langage est-il le propre de l’humain ?, Cédric Sueur, 2023. ↩
  5. J’invite celles et ceux qui douteraient de l’exactitude de cette loi de la vérifier en sautant par-dessus la balustrade du premier étage de la tour Eiffel. Quant à ceux qui seraient pris d’un doute au nom de l’idée que la science est une construction sociale, je les invite à réfléchir à la précision extraordinaire des GPS qui résulte de corrections relativistes aux trajectoires entre le GPS et les satellites et à la précision non moins extraordinaire des horloges quantiques. Voir GPS : localisation et navigation par satellites, Françoise Duquenne, Serge Botton, François Peyret, David Bétaille, Pascal Willis, Ed. Lavoisier, 2005. ↩
  6. Il s’agit d’un raccourci pour dire qu’elle est de forme quasi-sphérique, c’est un fait un « geoïde ». ↩
  7. Une hypothèse diffère d’une croyance ou d’une opinion car elle est posée de manière telle qu’elle puisse être vérifiée ou invalidée. L’expression d’une opinion ou d’une croyance n’appelle pas ce processus, et c’est même souvent l’inverse chez ceux qui les chérissent. Quant aux savoirs, leur production, pour ceux qui ne sont pas « immédiats », est l’objet de processus spécifiques et collectifs. Dans le domaine scientifique, leur conquête est lente et difficile, et suppose en général un travail méthodique et méticuleux d’une communauté de chercheurs. ↩
  8. Dans les pays dictatoriaux ou totalitaires, on exécute les opposants au pouvoir religieux et/ou politique pour blasphème, comportement « licencieux » ou pour critiques du régime politique. ↩
  9. Le philosophe Giordano Bruno a été brûlé en 1600 pour hérésie. Galilée a échappé de peu à l’exécution car il était protégé (par le pape Urbain VIII, qu’il finit quand même par trahir) et qu’il a accepté de se rétracter, condition mise par l’Inquisition pour qu’il échappe au bûcher. ↩
  10. Le philosophe Karl Popper a bien mis en évidence les stratagèmes que mettent en place les tenants d’une thèse qu’ils veulent étayer, et non réfuter, pour les immuniser contre les critiques. Ces stratagèmes ne résistent pas à l’épreuve des faits, pour autant qu’ils soient reconnus, ce qui est précisément le point que je soulève ici. ↩
  11. Voir le livre de David Chavalarias, Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions, Ed. Flammarion, 2023. Et cet article du même auteur, relatif à un exemple d’actualité très parlant relatif aux techniques d’influence russe : Minuit moins dix à l’horloge de Poutine, 2024. ↩
  12. Voir la page Wikipédia Théorie conspirationniste des chemtrails. ↩
  13. Voir Sur les causes profondes de la tribalisation de la société belge, Gaël Giraud, En Question, 2024. ↩
  14. Voir Anne Alombert et Gaël Giraud, Le Capital que je ne suis pas, Fayard, 2024 ; Anne Alombert, La culture numérique comme alternative aux idéologies de la Silicon Valley, propos recueillis par Jean-Baptiste Ghins dans la revue En Question, n°145, été 2023, pp. 40-44. ↩
  15. La fondation « Ceci n’est pas une crise » fait une enquête annuelle sur la réalité de ce phénomène en Belgique. ↩
  16. Selon l’institut de recherche en sociologie, Survey and Action, l’expression « tribalisation », empruntée à Amin Maalouf, recouvre à la fois l’appel à l’autorité d’un chef, la survalorisation de la tradition, l’homogénéité (ethnique, culturelle, linguistique et religieuse), la méfiance vis-à-vis de l’extérieur perçu comme menaçant et de l’étranger « envahisseur », et même l’adhésion au retour de la peine capitale. Voir l’article de Gaël Giraud cité dans la note 13. ↩
  17. De nombreuses espèces de singes vivent en hordes ou en groupes. Voir par exemple Vies de singes, Hans Kummer, Odile Jacob, 1993. Les structures sociales humaines ne sont pas sans rapport avec celles des sociétés animales mais s’en distinguent assez fondamentalement. Voir le livre récent de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, en 2023, et son entretien au Monde, Bernard Lahire, sociologue : « Les structures des sociétés humaines n’apparaissent que lorsqu’on les compare aux sociétés animales », 29 août 2023. ↩
  18. Voir le livre récent de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, en 2023. ↩
  19. Voir l’interview de Bernard Lahire dans Le Monde, Bernard Lahire, sociologue : « Les structures des sociétés humaines n’apparaissent que lorsqu’on les compare aux sociétés animales », 29 août 2023. ↩
  20. Extrait de l’article Wikipedia Altricialité. ↩
  21. Voir la page Existe-t-il différentes races d’humains ? sur le site du Muséum Nationale d’Histoire Naturelle. ↩
  22. 1984, Georges Orwell, livre publié en 1949. ↩
  23. George Orwell: 1984 – Première Partie – Chapitre VII ↩
  24. Les dictateurs communistes dominaient environ 200 millions d’habitants ; Xi Ping en domine 1,4 milliards. ↩
  25. Karl Popper a écrit un livre révélateur sur ce sujet La société ouverte et ses ennemis, publié en français aux éditions Points en 2018. ↩
  26. Les partis d’extrême droite en Europe n’arrive d’ailleurs pas à former un groupe uni et comporte deux camps, l’ECR, le plus radical, auquel appartient un député de Reconquête ; et l’ID auquel appartient le RN, qui a décidé d’en exclure l’AFD allemand, et des “divers”. ↩
  27. Voir le livre de Gaël Giraud, Composer un monde en commun, Une théologie politique de l’anthropocène, Seuil, 2022. Et notamment son analyse des biens publics, privés, communs et tribaux. ↩
 

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01.07.2024 à 14:14

Le climat aux oubliettes du Rassemblement national – Les Échos (Tribune)

Alain Grandjean

Alors que la décennie est décisive en matière de lutte contre le dérèglement climatique, le Rassemblement national persiste à vouloir freiner le développement des énergies renouvelables et à remettre la responsabilité de la pollution à l’extérieur des frontières. Une position dangereuse, s’alarment Alain Grandjean et Christian de Perthuis.

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18.06.2024 à 15:29

Idéologie, macroéconomie, investissements publics et règles budgétaires

Billet invité

Depuis le traité de Maastricht (1992), les règles visant à faire respecter une discipline budgétaire aux États membres se trouvent au cœur de la gouvernance économique européenne. A l'issue de plus de quatre ans de travaux, le processus de révision de ces règles vient enfin d'aboutir. Malheureusement, la logique préexistante…

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