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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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26.11.2024 à 09:26
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Creuse, juin 2024. Les murs de la salle sont couverts de photos et de textes. Certains portent sur l’installation d’un parc photovoltaïque dans les forêts de la montagne de Lure, dans les Alpes-de-Haute-Provence. D’autres annoncent la tenue, quelques jours plus tard durant l’été, de l’assemblée générale du Réseau pour les alternatives forestières (RAF). Dans un coin, une table accueille des brochures, des fanzines et quelques parutions récentes portant sur les forêts, la lutte pour les préserver, leur gestion. Une grande banderole au nom de SOS Forêt est tendue au-dessus des baies vitrées et une large toile peinte faisant figurer la tête d’un lynx entourée d’un massif diversifié, mélangeant feuillus et résineux, surplombe l’estrade. Au-dessus de celle-ci, sur un fond de couleur violette, se détache le titre donné aux retrouvailles qui se sont tenues les 28 et 29 juin dernier : « Assemblée pour des forêts vivantes ».

Nous, c’est-à-dire deux doctorants en sciences sociales et un camarade musicien, tous trois sympathisants des initiatives décrites dans cet article et participant à l’occasion à certaines d’entre elles, assistons ce matin-là à la plénière d’ouverture, deux ans après une première édition à Nestier, dans les Hautes-Pyrénées

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Les prises de parole s’enchaînent et renseignent sur les actualités les plus récentes concernant les forêts françaises, évoquent des initiatives à soutenir et à rejoindre, rappellent le fonctionnement de ces deux jours de rencontres. Des tee-shirts floqués à l’insigne d’Adret Morvan, du Groupe national de surveillance des arbres (GNSA) ou de la Marche pour les forêts organisée quelques années plus tôt par les syndicats de forestiers de l’Office national des forêts (ONF), sont portés pour l’occasion.

C’est au tour de C. de monter sur l’estrade. Elle habite sur le territoire, s’initie depuis un moment aux divers métiers de la forêt ou du bois et vient présenter la grande carte qu’un de ses camarades déplie derrière elle (dont des extraits illustrent cet article, ndlr). Elle commence : « Ici on lit souvent qu’il n’y a pas de culture forestière. Ce n’est pas si évident. Il y a une culture industrielle mais aussi un rapport habitant aux forêts et une histoire de luttes. » Pour l’attester, raconte-t-elle, un petit groupe s’est attaché à récolter des témoignages et à compiler des archives afin de « cartographier des événements et des récits à propos de l’histoire de la forêt sur la Montagne limousine ». Suivons l’invitation et observons la carte de plus près.

Extrait de la carte « Que se passe-t-il dans nos forêts ? », co-éditée par IPNS (Journal d’information et de débat du plateau de Millevaches) et à la criée, CC-BY-SA-NC.

Le territoire représenté est à cheval sur les départements de la Creuse, de la Corrèze et de la Haute-Vienne. Il est tout entier maillé de petites phrases et de vignettes qui illustrent une culture forestière contrastée mais bien présente : une commune est associée à la formation au bûcheronnage qui s’y déroule depuis plusieurs années, une autre à la « tentative désespérée d’empêcher la coupe rase d’une hêtraie ». On lit des histoires de champignons et de cabanes, mais aussi les conséquences sur le milieu et l’emploi de l’industrialisation de l’exploitation forestière. Quatre bêtes fantastiques et menaçantes encadrent ainsi la carte. Elles symbolisent les « usines à bois » qui amputent les forêts de la région – la scierie Farges Bois, le papetier Sylvamo, la société Groupe bois et scieries du Centre ainsi que le projet d’usine de granulés Biosyl

Cartographier les luttes

Deux jours durant, on partage des données, des anecdotes, des témoignages, mais aussi des outils. À plusieurs reprises durant l’Assemblée, la cartographie est apparue comme une pratique pertinente pour rendre compte des « petites et grandes histoires populaires de la forêt », donc, mais aussi pour représenter des lieux à surveiller et à défendre ou pour contester les données fournies par les acteurs dominants de la filière forêt-bois. Ces deux derniers enjeux ont fait l’objet d’un atelier durant lequel des outils récemment élaborés par un groupe forestier local rattaché au Syndicat de la Montagne limousine et par l’association SOS Forêt Dordogne ont été transmis aux participant·es.

Il importe d’être « lucides sur là où il faut taper » : « pas sur les travailleurs », ni sur certains « petits propriétaires forestiers » dont les contraintes peuvent être tout à fait compréhensibles.

L. et T. rappellent le contexte ayant mené à la création de Vigie Feuillus, un protocole de veille sur les coupes rases qui affectent quotidiennement les « forêts désenchantéesCe protocole, lit-on au dos de la brochure, offre quelques bases pour déterminer quelle stratégie d’intervention est la plus judicieuse et adaptée à la situation ». Il s’agit non seulement d’affûter le regard des habitant·es sur l’exploitation forestière dans leur territoire, mais également de s’exercer à les surveiller en identifiant les indices d’activité et à coordonner des actions afin de « créer des précédents sur les alternatives à proposer en cas de coupe rase ». Deux exemples sont convoqués pour illustrer l’éventail de situations qu’il est possible de rencontrer.

Lire aussi sur Terrestres : Adèle Planchard, « Trois saisons en forêt. Contribution au mouvement en cours », juillet 2019.

Le premier cas a fait suite à une alerte donnée sur une probable coupe rase dans la forêt qui jouxte l’habitation de sympathisant·es du Syndicat de la Montagne limousine. Une personne a permis de gagner un temps précieux en s’opposant aux premiers travaux d’abattage, fournissant à l’organisation l’espace pour inviter les parties prenantes à une discussion conjointe, lors de laquelle les propriétaires de la parcelle boisée ont expliqué procéder à une coupe pour des raisons financières. Une issue semble alors possible par le biais du Parc naturel régional (PNR) de Millevaches dans lequel la parcelle est située : une proposition de contrat à hauteur des gains espérés par la coupe est acceptée par les propriétaires et inscrit dans la réglementation Natura 2000. L. conclue son récit en rappelant qu’il importe d’être « lucides sur là où il faut taper » : « pas sur les travailleurs », ni sur certains « petits propriétaires forestiers » dont les contraintes peuvent être tout à fait compréhensibles.

Le second cas présente les effets qu’un outil comme Vigie Feuillus pourrait être susceptible de produire. En janvier 2023, sur la commune de Tarnac, en Corrèze, des travaux d’exploitation sont en passe de commencer sur une parcelle de plusieurs hectares que traverse la Vienne. Plus précisément, une coupe rase est prévue dans ce qui a été identifié comme un « taillis dépérissant de châtaigniers », qui est aussi une belle forêt de feuillus appréciée des riverains. Aussitôt, un comité local se met en place pour défendre la forêt menacée. Très vite est décidée une série d’actions – « surveillance accrue, garde, blocage, occupation » – qui permettent de suspendre le chantier. À la différence de l’exemple précédent, la propriétaire n’a pas besoin d’argent : il s’agit seulement d’appliquer les mesures décidées dans le plan de gestion de sa forêt. Et de les appliquer coûte que coûte, peu importe les offres faites par le PNR ou la région pour lui acheter sa parcelle et ainsi empêcher son déboisement. Le point d’orgue de la contestation est atteint un matin de mars, lorsque les représentant·es de la filière forêt-bois du département, invité·es à un rassemblement sur place afin de soutenir la propriétaire, la coupe et un modèle forestier extractiviste, reçoivent une délégation d’opposant·es. « Le Bois du chat, symbole de la lutte entre deux visions de la forêt » titrera un journaliste présent sur place

Au moment où, son récit terminé, L. s’interrompt, un hélicoptère de la gendarmerie survole le site du rassemblement pendant une longue minute, rappelant qu’ici les forêts sont un sujet sensible. Le bruit des pâles étouffe momentanément les discussions.

Extrait de la carte « Que se passe-t-il dans nos forêts ? », co-éditée par IPNS (Journal d’information et de débat du plateau de Millevaches) et à la criée, CC-BY-SA-NC.

M. prend ensuite la parole au nom de SOS Forêt Dordogne pour présenter une contre-expertise cartographique et collaborative menée par son association à la suite d’assises départementales sur la forêt tenues quelques années auparavant, lors desquelles le pourcentage de coupe rase réalisé chaque année leur a paru largement sous-évalué. « On s’est dit que pour parler à ces gens-là, il fallait qu’on ait des chiffres », commence-t-elle. Et d’ajouter : « Vous nous dites qu’il n’y a pas plus de coupes rases qu’auparavant : on a un outil cartographique qui montre le contraire ». Celui-ci se fonde sur l’identification in situ menée par un réseau de correspondant·es volontaires répartis sur l’ensemble du département, là où les chiffres de l’Inventaire forestier national (IFN) dépendent des photographies satellites. Il est simple de s’approprier la méthode proposée : une photo, un point GPS et un référencement sur une carte accessible en ligne suffisent à contribuer à l’effort de contre-cartographie.

De la Meurthe-et-Moselle aux Pyrénées, la défense des forêts suscite l’émergence de groupes locaux, mêlant habitant·es, professionnel·les et associations.

Tous ces exemples nous le rappellent : les forêts et les cartes, c’est toute une histoire

De simples cartes de localisation seraient sans doute utiles, aussi, afin de mieux se retrouver parmi le foisonnement de collectifs forestiers présents lors cette deuxième Assemblée pour des forêts vivantes. La pluralité des espaces géographiques représentés est une force : de la Meurthe-et-Moselle aux Pyrénées, la défense des forêts suscite l’émergence de groupes locaux, mêlant habitant·es, professionnel·les et associations. Mais l’hétérogénéité des situations décrites peut aussi apparaître comme un frein à l’élaboration de mots d’ordre nationaux à même de massifier les mobilisations locales. Se pose, dès lors, la question du besoin d’une coordination nationale pour assurer l’organisation de tels événements.

Adversaires et alliés : identifier les acteurs et les actrices de la forêt

Après un déjeuner où des discussions enforestées ont porté sur les liens à consolider entre l’amont et l’aval de la filière bois et ont suscité l’envie d’aller rencontrer nos voisin·es Suisses pour apprendre de leur modèle sylvicole, il est temps de regagner la salle principale. Sur les bancs en bois ayant servi pour la plénière introductive, une petite vingtaine de personnes attend que commence l’atelier animé par un membre de l’association Canopée – Forêt vivante. La séance est consacrée à l’identification des différents acteurs de la filière forêt-bois, des grandes coopératives forestières aux collectifs d’habitant·es, des sociétés de placement financier aux associations de gestionnaires forestiers.

Par souci stratégique et didactique, ces acteurs, représentés par leur logo imprimé sur des rectangles de papier cartonné, sont placés sur un tableau déterminé par deux coordonnées. L’abscisse indique le positionnement politique de chacun par rapport aux écosystèmes forestiers et socio-professionnels. Plus ils se placent à gauche du tableau, plus ils sont considérés comme éloignés d’une sylviculture et d’une attention forestière privilégiant la vie, la diversité, la santé mentale et physique au travail, la constitution de communs inter-espèces, la subsistance. Ils sont au contraire caractérisés par leurs objectifs de profits à court terme, de maîtrise de la terre, des corps et des ressources, d’inattention écologique, de gestion des flux et d’opportunisme vert. L’ordonnée montre quant à elle le degré d’influence politique des structures et infrastructures. En haut de la ligne se retrouvent celles dont les ressorts sont les plus efficaces – en termes de taille, de capacité d’alliance, de communication, de maîtrise de l’opinion et donc de poids dans les sphères de la haute administration décisionnaire – pour faire peser la balance vers une orientation ou une autre.

Le syndicat des propriétaires forestiers privés contribue à légitimer l’industrialisation forcenée de la filière et la monoculture de résineux.

Chaque participant·e est invité·e à donner son avis sur le placement, au sein du tableau, des rectangle présentés par l’animateur de l’atelier. On apprend ainsi que Fransylva est l’unique syndicat des propriétaires forestiers privés, réduisant par conséquent à une seule liste le choix électoral, le reconduisant tous les six ans. Son président, Antoine de Ponton d’Amecourt, effectue sur ses propres parcelles forestières des coupes rases allant jusqu’à vingt hectares

Par ailleurs, son syndicat contribue à légitimer, par des éléments de langage, l’industrialisation forcenée de la filière, la monoculture de résineux et le rajeunissement des peuplements – ce qui n’est pas pour déplaire à un proche de l’organisation nommé Jean-Michel Servant, ancien président de l’interprofession nationale France bois forêt et encore délégué interministériel à la forêt, au bois et à ses usages en juin dernier. À la lumière de ces informations sur le syndicat, Fransylva trouve une place évidente sur le tableau : très en haut, tout à gauche.

Extrait de la carte « Que se passe-t-il dans nos forêts ? », co-éditée par IPNS (Journal d’information et de débat du plateau de Millevaches) et à la criée, CC-BY-SA-NC.

L’animateur poursuit en mentionnant Pro Silva (à ne pas confondre avec la structure précédente), une association de propriétaires, gestionnaires, professionnel·les et ami·es de la forêt, reconnue d’utilité publique depuis 2013. Elle organise principalement des formations techniques prônant la sylviculture mélangée à couvert continu, pratique fondée sur le temps long, la diversification des essences et des âges. Ses principes sont applicables partout mais le faciès des forêts ainsi gérées n’est jamais le même, et s’oppose en cela au modèle monoculturel. Si Pro Silva a montré, depuis son lancement en 1989, son importance dans la balance politique, sa visibilité médiatique reste encore faible. Elle sera placée dans le quart inférieur droit.

À la cartographie comme outil de lutte succède donc le plan. Les nombreux autres acteurs seront à leur tour présentés et disposés afin de mieux s’orienter dans le paysage institutionnel de la forêt française.

Débrancher les forêts

Au même moment, une discussion consacrée à la rencontre entre « forêt et production d’énergie », ou « comment résoudre l’équation impossible », débute sous un barnum nommé « bouleau » pour l’occasion. Certain·es participant·es feront remarquer qu’il n’y a pas de barnum « douglas », ni « pin maritime », les mal aimés, les pas beaux. C’est pourtant souvent de ces essences dont il est question, en ce qu’elles composent largement les forêts « sous camisole

Quelques personnes préparent l’espace de discussion. Deux intervenants accrochent des photographies de parcs solaires sur la bâche blanche et jaune du barnum. L’un d’eux porte un tee-shirt du Réseau pour les alternatives forestières (RAF), dont il fut l’un des administrateurs. Un slogan y est inscrit : « Ça te branche ? ». La question prend ici une tout autre tournure.

Lire aussi sur Terrestres : Antoine-Aurèle Cohen-Perrot, Antoine Chopot et Camille Besombes, « Lutter ensemble pour des forêts vivantes », mars 2022.

Deux clichés, « avant/après », amènent à constater l’impact forestier de la « centrale industrielle » de Monfort, développée par Engie Green dans les Alpes-de-Haute-Provence. Au-dessus, une cartographie « clandestine et non-exhaustive » permet d’insérer cette prise de vue dans ce qui est qualifié de « mitage en cours ». On comprend vite le sens de cette expression et de ce qu’elle recouvre : si la loi APER de 2023, relative à « l’accélération de la production d’énergies renouvelables », interdit les installations photovoltaïques supérieures à 25 hectares sur des zones forestières lorsque celles-ci nécessitent une autorisation de défrichement, n’amène-t-elle pas à la multiplication de projets certes moins grands, mais toujours aussi vastes dès lors qu’on accède à un aperçu global du phénomène ?

Tour d’horizon des projets contestés et des luttes engagées : centrale à charbon reconvertie en usine à biomasse, usine de bio-kérozène et véritable « déferlante photovoltaïque ».

Une dizaine de personnes a pris place – il y en aura une vingtaine lors de la session suivante. Quelques-unes étaient présentes aux Résistantes, les « rencontres des luttes locales et globales » qui ont eu lieu sur le plateau du Larzac l’année précédente. L’impact des parcs photovoltaïques sur les espaces agricoles ou forestiers y avait été discuté lors d’une table-ronde, à l’issue de laquelle une coordination nationale s’était créée

Un nouveau « tour d’horizon des projets contestés et des luttes engagées » commence donc. Un intervenant venu des Bouche-du-Rhône aborde le cas de Gardanne, où l’avenir de la centrale à charbon reconvertie en usine à biomasse reste encore incertain. On estime sa consommation à 850 000 tonnes de bois par an. Ses propos sont ensuite complétés par un témoin des Pyrénées-Atlantiques, qui détaille pour sa part le projet BioTJET – une usine de bio-kérozène située à Lacq, censée alimenter les besoins de l’aéronautique en carburant à partir du bois. La production s’appuie sur l’électrolyse, un procédé lui-même très coûteux en énergie. Drôle de transition, pense-t-on, que celle nécessitant de nouvelles unités de production d’électricité, de nouvelles lignes de transports et, qui sait, de nouveaux panneaux solaires en forêt.

Beaucoup attestent sur ce point d’une véritable « déferlante photovoltaïque » dans les milieux forestiers, que ce soit en Dordogne, en Franche-Comté, en Gironde ou dans les Alpes-de-Haute-Provence. La pression sur les espaces concernés est parfois double. Sur la Montagne de Lure, l’association Elzeard a dénombré plus de 1 000 hectares de zones naturelles convoitées par l’industrie photovoltaïque. Or, cette montagne fait déjà partie de la Zone d’Approvisionnement Prioritaire de la centrale de Gardanne.

Là comme ailleurs, la pression s’intensifie par le biais d’un nouvel outil conçu par la loi APER : les Zones d’Accélération. Les communes doivent désormais identifier des sites jugés propices à l’installation d’unités de production et rapidement en fournir une cartographie. D’où l’organisation de balades « botanovoltaïque » dans le Buëch, comme nous l’a expliqué un membre du Collectif citoyen pour un autre photovoltaïque dans les Alpes du Sud. En se promenant sur ces terres convoitées et soumises à une spéculation nouvelle, il est sûrement possible de découvrir ce que la superposition de données oublie ou ne sait dire de la forêt.

Extrait de la carte « Que se passe-t-il dans nos forêts ? », co-éditée par IPNS (Journal d’information et de débat du plateau de Millevaches) et à la criée, CC-BY-SA-NC.

Une membre du Collectif Citoyens Résistants Champagnole est venue témoigner de ce qui aurait dû être le plus gros parc photovoltaïque de Franche-Comté dans les forêts de Loulle et de Mont-sur-Monnet. La voilure a dû être revue à la baisse. C’est également le cas en Gironde, ce dont témoignent des opposant·es au projet Horizeo, grand vainqueur de cette course au gigantisme. Les porteurs du projet envisagent l’installation de 700 hectares de panneaux photovoltaïques dans la forêt des Landes girondines, au sud de Bordeaux, au lieu des 1 000 hectares prévus initialement. Mais ce projet, qui serait alors le plus important en France, a toutefois du plomb dans l’aile. Il fut récemment désavoué par le même gouvernement qui avait adapté la loi APER à son calendrier, rendant ainsi possible le dépôt des demandes d’autorisation avant que l’interdiction des sites de plus de 25 hectares soit effective.

L’industrialisation de la forêt est tout à fait compatible avec la « transition énergétique ».

Si les projets s’accumulent en entrent en concurrence, l’espace dédié à la compensation forestière également – une aubaine, malgré tout, pour des coopératives forestières attentives à l’expansion de leur domaine d’intervention, transformant des forêts de « faible valeur » en hectares compensateurs. Alors, les hectares en forêts se font plus chers, et c’est le foncier agricole qui apparaît comme une solution miracle.

Nous l’avons vu, même si les argumentaires et les conditions matérielles sur lesquelles s’appuient ces projets varient en fonction des territoires, ils s’inscrivent néanmoins dans des dynamiques globales. Un chercheur qui enquête depuis Bruxelles sur le lobbying européen des grandes entreprises, notamment sur l’industrie de la biomasse, nous le raconte. Il rappelle l’intérêt de comprendre les directions de l’Union pour appréhender le contexte national et ses répercussions sur nos milieux de vie. Les contraintes sont fortes et les pénalités financières bien réelles. La France, seul État membre à n’avoir pas atteint ses objectifs de production d’énergie renouvelable en 2020 et dont la trajectoire a été jugée insuffisante, s’est vu infliger une amende de l’ordre de 500 millions d’euros.

Lire aussi sur Terrestres : Lionel Maurel, « La propriété privée au secours des forêts ? », juin 2020.

L’industrialisation de la forêt, largement évoquée lors de ces journées, est tout à fait compatible avec la « transition énergétique » telle qu’elle nous a été témoignée. En fait, cette mise au travail des forêt permet au moins deux choses. D’une part, elle garantit la pérennité et la progression d’une ressource en bois qui doit s’adapter à de nouveaux besoins : la production d’une énergie « verte » et « décarbonnée ». D’autre part, elle assure à cette production un espace dédié où pourront être implantées les infrastructures nécessaires à la transformation des ressources, qu’il s’agisse de bois ou de soleil. Pour ce faire, l’industrie emploie un argumentaire qui opère comme une épée à double tranchant. À la fois capable d’écologiser la forêt – un bien renouvelable pour une énergie propre – elle n’hésite pas à nier son existence quand cela l’arrange – au mieux elle est en dépérissement, au pire ce n’est pas une vraie forêt. Dans tous les cas, il s’agit de la couper pour satisfaire l’envolée d’une demande en énergie rarement ou jamais questionnée.

Face à cette industrialisation de la forêt, une éclosion de luttes territorialisées est soucieuse de se mettre en lien. S’il convient de distinguer les nombreux domaines que couvrent la question de l’énergie (biomasse, photovoltaïque, biocarburants, etc.), ce travail de témoignages, de partages d’expériences et de réflexions ouvre à des prises de positions, enquêtes et actions communes aux participant·es. C’est toute une culture qui se construit, là où les développeurs, nous l’avons entendu, croient souvent tomber sur des « incultes », des habitant.es peu informé.es, et pensent bénéficier de causes parfois considérées comme indéfendables : il est compliqué de concevoir qu’un projet dit « de transition énergétique » puisse être contesté. « On l’entend dans la presse : les écolos attaquent les écolos ».

Extrait de la carte « Que se passe-t-il dans nos forêts ? », co-éditée par IPNS (Journal d’information et de débat du plateau de Millevaches) et à la criée, CC-BY-SA-NC.

Démanteler le complexe sylvo-industriel

Défendre les forêts conduit donc bien souvent à en sortir pour comprendre ce qui les menace. Quitte à remonter pour cela une ligne à grande vitesse ou à suivre le parcours d’un camion chargé d’arbres fraîchement abattus. Depuis plusieurs mois, le collectif Méga-Scierie Non Merci lutte contre l’extension de la scierie Farges-Bois, en Corrèze, à Égletons – une lutte qui, pour l’heure, est sur la bonne voie : les procédures judiciaires en cours à l’encontre de l’industriel l’ont contraint à suspendre momentanément son projet d’extension. Et ce malgré l’achat récent de la propriété d’une riveraine et opposante par l’industriel, suite à l’expropriation de l’habitante par la communauté de communes Ventadour-Égletons-Monédières

Cette histoire nous est racontée par deux membres du collectif. Ils reviennent sur les raisons de leur implication contre l’extension de la plus grosse scierie limousine, qui a pu être visitée lors de portes-ouvertes mémorables en septembre 2023

Une enquête est menée sur le monde discret des plus grosses scieries françaises, dans une démarche proche de celle qui a mené l’Atelier paysan à écrire le livre « Reprendre la terre aux machines ».

En décembre 2022, plus de 200 personnes ont manifesté dans les rues d’Égletons pour protester contre le projet d’extension et elles étaient autant à participer à la première réunion d’information organisée par les opposants au début de l’année 2024. Aujourd’hui, le public de l’atelier est beaucoup plus clairsemé : l’outil industriel, sa logique de standardisation, de capitalisation et d’investissement, son rapport de prédation à la ressource en bois ne sont peut-être pas les sujets les plus séduisants de cette Assemblée pour des forêts vivantes. Le même après-midi, il est en effet possible de composer des vers ou des haïkus pour les déclamer ensuite en forêt, ou de s’initier à la grimpe d’arbre avec des membres du GNSA. Difficile, aussi, de trouver des failles chez des groupes composés de plusieurs centaines de salarié·es et qui bénéficient d’un soutien politique fort au-delà de la seule – et nécessaire – opposition.

C’est notamment pour cette raison que A. et A. ont commencé à enquêter sur le monde discret des plus grosses scieries françaises. Mieux connaître ses réalités donne des prises pour envisager une riposte un tant soit peu suivie d’effets. Une démarche proche de celle qui a mené l’Atelier paysan à écrire le livre Reprendre la terre aux machines, dans lequel un retour critique sur la modernisation agricole et la constitution d’un complexe agro-industriel précède une série de propositions concrètes à l’adresse du monde paysan. Une heure durant, ils relatent leur cheminement, convoquent l’histoire récente du territoire et celle de l’industrie forestière avant d’ouvrir le débat sur quelques questions simples : comment démanteler de tels sites industriels ? Par où commencer ? Et qu’est-ce que démanteler, dans ce cas, veut dire ?

Extrait de la carte « Que se passe-t-il dans nos forêts ? », co-éditée par IPNS (Journal d’information et de débat du plateau de Millevaches) et à la criée, CC-BY-SA-NC.

Tandis que l’atelier prend fin, la discussion se poursuit avec trois personnes mobilisées contre le rachat et l’agrandissement d’une scierie à proximité de leur lieu de vie. Dans la grande salle, un chœur entame des chants, vite repris par le public. Nous mettons quelques chaises à l’écart pour recueillir le récit de G., X et E., trois membres d’un collectif situé autour de Brassac, dans le Tarn, qui se mobilise contre le projet porté par le groupe SIAT, propriétaire de la plus grosse scierie française, située en Alsace. Celui-ci entend faire d’une scierie moyenne, déjà reprise mainte fois, l’une des plus importantes d’Occitanie. Quelques semaines plus tôt, une petite délégation issue du collectif Méga-Scierie Non Merci est allé à leur rencontre pour entamer une collaboration militante. Des connexions commencent à se faire.

« Nous, on habite à côté ». G. et M. ont assisté à l’émergence et la croissance de la scierie installée en face de chez eux, à Brassac, depuis 1997, jusqu’à son rachat récent par le groupe SIAT. Ils n’en sont pas à leur premier combat pour la sauvegarde de terres agricoles et naturelles : voilà une dizaine d’années qu’ils posent des recours pour contester le changement d’affectation des sols autour de chez eux, quelles que soient les sociétés concernées.

Néanmoins, un changement d’échelle est cette fois à prévoir : « L’argument de SIAT est de dire qu’ils vont faire un site miroir de celui qu’ils ont en Alsace. Donc on a voulu savoir comment c’était en Alsace ». Une visio-conférence organisée avec des riverains du site d’Urmatt dans le Bas-Rhin a fini de convaincre les trois opposant·es : s’il se réalise, ce méga-projet industriel produira un niveau de nuisances et de pollutions invraisemblables pour les riverain·es, ainsi qu’une pression accrue sur des forêts déjà soumises à une exploitation importante et des perturbations climatiques de plus en plus intenses.

Dès lors, dans le Tarn comme ailleurs, tous les moyens sont bons pour convaincre les habitant·es concerné·es qu’il est impératif de s’opposer à ce qui les attend. Des festivités se sont ainsi tenues le 22 septembre 2024 à Brassac dans l’espoir de faire changer d’échelle la lutte locale contre l’implantation du groupe SIAT. Un événement d’une tout autre ampleur, appelé par nombreux collectifs, associations et syndicats du Limousin a rassemblé le premier week-end d’octobre plus de 3 000 personnes à Guéret, dans la Creuse, là où le groupe Biosyl entend installer une usine à granulés qui menace les forêts de feuillus des environs. Cette journée de mobilisation populaire massive, soutenue aussi bien par des syndicats agricoles et de travailleurs que des associations environnementales, a été une véritable réussite.


Image d’accueil : Paul Cézanne, Sous-bois, 1890-92, Wikipedia.

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Notes

22.11.2024 à 15:10
Alessandro Pignocchi
Texte intégral (637 mots)
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15.11.2024 à 15:43
Patrick Tort  ·  Charles Darwin
Texte intégral (7711 mots)
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Le texte qui suit est une version abrégée de la préface de Patrick Tort à la traduction nouvelle de Charles Darwin, La Formation de la terre végétale par l’action des vers, avec des réflexions sur leurs habitudes, trad. A. Berra, sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de Patrick Tort, « Un regard vers la terre ». Vol. XXVIII des Œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles Darwin International, Genève, Slatkine, 2016. L’œuvre de Darwin est aujourd’hui publiée aux éditions Champion, coll. « Champion Classiques », Essais, Paris.

Un extrait de La Formation de la terre végétale par l’action des vers clôt et complète cette préface.


The Formation of Vegetable Mould, through the Action of Worms, with Observationson their Habits, publié à Londres chez John Murray le 10 octobre 1881, est le dernier livre de Darwin, qui le fit parvenir à l’imprimeur vers la mi-avril, dix mois avant de s’éteindre à Down House le 19 février de l’année suivante, et d’être inhumé, sans en avoir jamais conçu le souhait, à l’abbaye de Westminster. Le succès du livre est attesté par les six tirages successifs de mille exemplaires qui marquent la première année de sa carrière.

Cette réussite ne s’explique pas seulement par la notoriété de Darwin, peu accrue au cours d’une dernière décennie de travail brillamment inaugurée par la publication de The Descent of Man (1871) et de The Expression of the Emotions (1872), qui connurent en aussi peu de temps des chiffres de vente comparables, ce qui en revanche ne fut pas le cas des grandes monographies botaniques intermédiaires.

L’intérêt d’un tel ouvrage en agriculture pourrait être l’une des raisons de son succès au début des années 1880 dans un pays où la question agraire a été longtemps débattue, et tranchée du reste, en vertu d’une rationalité strictement économique, au cours de trente-cinq années de libre-échange durant lesquelles l’Angleterre a choisi de privilégier l’exportation de ses produits miniers et manufacturés, l’urbanisation, et l’importation de plus de la moitié de son blé, moins coûteuse que sa production sur le sol national. Cette évolution eut pour conséquences une réorientation de l’activité des agriculteurs vers l’élevage pour le lait et la viande, ainsi que vers l’horticulture, l’un et l’autre plus rentables sur le marché intérieur. Les pâturages et les cultures maraîchères grandirent ainsi aux dépens de la grande exploitation céréalière, ce qui de toute évidence dut modifier l’aspect des zones rurales et accentuer, dans le cadre plus étroit des jardins, l’attention portée par l’exploitant aux caractéristiques du sol cultivé et à la population de ses hôtes, parfois indûment condamnés comme répugnants, inutiles, intempestifs ou nuisibles. Cette injustice devait être réparée.

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Une très ancienne histoire

L’autre raison probable du succès de l’ouvrage de 1881 réside dans la pluralité disciplinaire de ses centres d’intérêt. L’ouvrage se tient en effet, d’une manière rigoureusement indissociable, au croisement de la géologie, de la zoologie, de l’éthologie, de l’écologie, de l’archéologie et de l’étude des paysages.

Dans cette énumération, la géologie n’est pas première par hasard. Quarante-quatre années auparavant, le 1er novembre 1837, le jeune Darwin, qui n’avait pas encore vingt-neuf ans, installé temporairement à Londres, déjà transformiste et consacrant toute son activité à la publication des résultats scientifiques et du récit de son voyage autour du monde, avait lu devant la Geological Society un court mémoire intitulé « On the Formation of Mould », que publièrent ensuite les Proceedings de cette Société (1838, vol. 2, p. 574-576). Le 9 mars 1838, dans un rapport consacré à la communication de Darwin, le géologue et théologien William Buckland (1784-1856) avait émis à son propos un avis très favorable, la jugeant « valide dans tous ses aperçus » et recommandant fortement de la publier aussi dans les Transactions de la même Société « en tant qu’établissant une théorie nouvelle et importante pour expliquer des phénomènes dont l’occurrence est universelle à la surface de la Terre – en fait, une nouvelle force géologique ».

L’ouvrage de Darwin se tient au croisement de la géologie, de la zoologie, de l’éthologie, de l’écologie, de l’archéologie et de l’étude des paysages.

C’est ainsi qu’obéissant à la suggestion de Buckland, les Transactions of the Geological Society publièrent sous le même titre, deux ans plus tard, le même texte (1840, vol. 5, p. 505-509), dont fut seulement retiré l’énoncé d’une intuition de Darwin – jugée « très discutable » par le même Buckland et présente dans la version de 1838 – sur une possible analogie entre la formation de la terre végétale et celle des récifs de corail, énoncé que Darwin maintiendra toutefois l’année suivante au chapitre XXII de son Journal.Enfin, une note rectificative sur le mémoire de 1838 intitulée « On the Origin of Mould » fut insérée en 1844 dans le Gardener’s Chronicle(n° 14, 6 avril, p. 218). Pour Darwin, c’est l’époque de la maturation rapide de sa théorie (premier Carnet sur la « transmutation » en 1837, première Esquisse en 1842, seconde en 1844), d’une fréquentation soutenue du géologue Charles Lyell, de sa propre élection (le 16 février 1838) au poste de Secrétaire de la Geological Society– qu’il occupera pendant trois ans –, et de la publication (en 1842) de son étude sur la formation des récifs coralliens. On notera enfin une nette préoccupation de Darwin au cours des années 1844 (surtout) et 1845 en faveur des Vers, marins et terrestres, de leur action sur l’environnement, et de la chimie des sols.

Une géologie nouvelle

Cette emprise des sciences de la Terre n’est pas seulement un phénomène relevant d’une mode scientifique. La jeune géologie, incarnée en Angleterre, contre la tradition biblique, le catastrophisme cuviérien et les multiples cosmogonies diluvianistes, par Charles Lyell (1797-1875), possédait en effet des vertus heuristiques exportables vers l’histoire des organismes. Il est devenu banal de rappeler que Darwin emporta avec lui sur le Beagle,à la fin de l’année 1831, le premier volume paru des Principles of Geology, dont il reçut le deuxième volume – contenant un exposé critique du lamarckisme – l’année suivante à Montevideo. Lyell était en effet, en Angleterre, le plus célèbre représentant de la nouvelle géologie uniformitariste, adaptation de l’actualisme ou théorie des « causes actuelles » de certains géologues du continent : les changements terrestres ne sont pas dus, comme le croyaient Cuvier et ses disciples, à des cataclysmes universels.

Portrait du géologue britannique Charles Lyell en 1863. Crédits : Ernest Edwards, State Library of New South Wales.

Les causes naturelles qui interviennent actuellement et d’une manière observable dans la production des processus géologiques sont les mêmes qui ont toujours modelé la surface de la Terre. Ses premiers représentants furent l’Allemand Karl von Hoff (1822) et le Français Constant Prévost (1787-1856), dont les intuitions anti-catastrophistes remontent à la même époque, et qui influença directement Lyell. Lorsque Darwin observa les transformations actuelles des organismes domestiques pour en induire l’idée d’un processus analogue se déployant depuis l’apparition des premières formes vivantes au sein de la nature, il suivit, lui aussi, une démarche actualiste. L’idée de base de l’actualisme, infiniment séduisante par sa simplicité, et que l’on retrouve transposée dans la théorie darwinienne de l’accumulation des petites variations, était que des causes apparemment infimes et accessibles à une observation quotidienne, mais accumulées à l’échelle des temps géologiques, produisent dans la durée des effets constatables au niveau des plus vastes configurations. C’est très précisément l’idée que développe et démontre Darwin à propos des Vers de terre.

L’idée de base de l’actualisme est que des causes apparemment infimes et accessibles à une observation quotidienne, mais accumulées à l’échelle des temps géologiques, produisent dans la durée des effets constatables au niveau des plus vastes configurations.

Et cette idée est ancienne. Car en Argentine, sur les sites des gisements de grands Mammifères fossiles, Darwin a creusé la terre, et il est probable qu’il y a rencontré aussi des organismes vivants. Mais c’est à son oncle maternel Josiah II Wedgwood, héritier des célèbres faïenceries et autre grand évideur de terre, que Darwin, au sein de ses deux contributions jumelles de 1838 et 1840, ainsi que dans l’introduction de sa monographie, fait l’hommage de la première suggestion explicative qui lui fut transmise au sujet de l’action d’enfouissement accomplie par les Vers : le transport en surface d’une grande quantité de terre affinée grâce à son passage à travers leur canal alimentaire. Ainsi, c’est à Maer Hall, vers le début de l’automne 1837, au cours de l’un de ces moments de villégiature qu’il aimait tant, et auprès de l’homme qui avait persuadé son père de le laisser s’embarquer à bord du Beagle,que le jeune naturaliste Darwin adopta et développa la nouvelle théorie – la « Maer Hypothesis » évoquée par sa future belle-sœur Elizabeth Wedgwood dans une lettre qu’elle lui adressa le 10 novembre 1837 – qui devait constituer, environ un demi-siècle plus tard, le sujet de son dernier ouvrage.

Éloge du Ver

L’interférence dynamique de l’inorganique et de l’organique dans le mouvement de l’évolution constitue la clé d’une perspective globale qui est celle de la réflexion écologique moderne, dont la naissance se confond avec l’élaboration de la théorie darwinienne. Or ce dernier livre de Darwin, écrit à soixante-douze ans, exprime avec une rare limpidité l’interaction des trois Règnes de la nature: le minéral, le végétal et l’animal. L’ouvrage se compose de sept chapitres, le premier et le deuxième consacrés à l’éthologie, l’anatomie, la chimie organique et les facultés mentales des Vers, le troisième aux mesures physiques de leur apport de terre végétale en surface, le quatrième aux conséquences que l’on en tire pour l’archéologie, les cinquième et sixième à un aspect de leur action géologique (dénudation des terrains par l’action du vent et des eaux sur les particules de terre affinée) et, de nouveau, à leur chimie organique. Le septième est la Conclusion, résumé revenant notamment sur le thème de l’intelligence des Lombrics.

Au sein de leur habitat sillonné par les galeries qu’ils y creusent, les Vers terrestres se signalent d’abord par l’incidence de leurs fonctions locomotrice et digestive. Leurs déplacements contribuent au brassage, à l’ameublissement et à l’aération du sol (laquelle à son tour favorise la reproduction bactérienne), et leur activité manducatoire participe à la fertilisation, au recyclage et à l’affinement de la terre végétale, à la formation de l’humus par l’absorption et la décomposition des feuilles, à la désagrégation des particules rocheuses et à la production d’une masse sans cesse renouvelée de déjections friables éparpillées par les pluies et l’action des vents dominants. Dotés d’un équipement sensoriel limité, d’un système nerveux moyennement développé, d’une bonne circulation et d’un appareil musculaire puissant, dépourvus d’organes respiratoires spéciaux – la peau remplissant cet office –, les Vers de terre sont capables de demeurer sous l’eau pendant de longues périodes. Hermaphrodites, ils s’accouplent cependant. Dépourvus d’yeux, ils paraissent toutefois quelque peu affectés par les diverses intensités de la lumière, dont Darwin suppose qu’elle pourrait agir directement – il ignore encore la présence des cellules photo-réceptrices – sur leurs deux ganglions cérébroïdes. Ils semblent plus sensibles au froid qu’à la chaleur, et sont absolument sourds, mais réagissent instantanément aux vibrations d’un corps solide. La réactivité des Lombriciens à toute espèce de contact paraît être le fait le plus saillant, leur sensibilité olfactive semblant se limiter à la détection d’aliments appréciés d’eux, ce qui ne laisse en revanche aucun doute sur leur capacité de différencier les goûts. Ils sont dotés de comportements instinctifs susceptibles de se combiner avec des éléments d’intelligence investis dans des conduites d’apprentissage, comme il paraît ressortir du travail d’obturation de leurs galeries. Omnivores, ils dissolvent les substances nutritives (graisse, viande, amidon, cellulose) au moyen d’une sécrétion digestive de même nature que le suc pancréatique. Dans la partie inférieure de l’œsophage, en amont du jabot, trois paires de volumineuses glandes calcifères, sécrétrices de carbonate de chaux, servent apparemment à neutraliser les acides intestinaux développés par les feuilles végétales en cours de décomposition. Enfin, de minuscules fragments de pierre séjournant dans le gésier et le canal intestinal paraissent agir comme autant de meules dans la trituration des aliments ingérés.

Tube digestif d’un ver de terre. De haut en bas : bouche, pharynx, œsophage, glandes calcifères, œsophage, jabot, gésier, sommet de l’intestin. Crédits : Charles Darwin: The formation of vegetable mould, through the action of worms, with observations of their habits. London: John Murray, 1881. Auteur : Ray Lancester

Les trois raisons qui président ainsi à la réhabilitation des Vers sont donc clairement, pour Darwin, leur action physico-chimique de surface, leur intelligence présumée et leur aptitude à illustrer d’une manière exemplaire et expérimentable, à un niveau inattendu, le bien-fondé de la géologie uniformitariste.

Observation, expérimentation, mesures et projections

Soient, dans un pays caillouteux, deux champs limitrophes, l’un récemment labouré, l’autre demeuré en pâturage : ce dernier ne présente à la vue aucun caillou, tandis que le champ labouré étale sur sa superficie une multitude de pierres. On peine à concevoir que la seule végétation qui recouvre le pâturage puisse expliquer une telle différence entre deux portions de terre voisines et de composition identique. Tel est le raisonnement de Darwin dès l’ouverture de sa brève communication de 1837. Suivent l’évocation de l’oncle Josiah et la constatation de l’enfouissement sous une épaisseur de terre fine, en quelques années, à une profondeur de plusieurs pouces au-dessous de la strate herbacée, d’un lit de chaux, et même d’une couche de marne brûlée et de cendres, répandus sur un champ. La seule explication plausible d’un tel phénomène est qu’un agent animal ait effectué cette translation et cet affinement par une action véhiculaire à la fois mécanique et physiologique. La « terre végétale » serait alors mieux nommée « terre animale ».

Exemple de galeries dans une colonne de sol après 28 jours montrant la drilosphère et la matrice du sol. La texture différente du matériau autour des galeries est due aux moulages des vers de terre et montre que l’excrétion a lieu dans tous les terriers. La drilosphère est la fraction de terre qui a traversé le tube digestif des vers de terre, ou la paroi d’un terrier de vers de terre. Crédits : Wiebke Mareile Heinze, Denise M. Mitrano, Elma Lahive, John Koestel and Geert Cornelis. CC BY­SA 4.0.

L’hypothèse principale de Darwin, ici formulée pour la première fois, ne changera plus. C’est elle qui constituera l’axe de son traité de 1881, et qui trouvera ses confirmations dans l’étude physico-chimique des sols agricoles et forestiers aussi bien que dans le lent enfouissement des objets et monuments qu’étudie l’archéologie, tandis que l’on verra l’action des « travailleurs de la terre » inexorablement mesurée, plus tard, par la « Pierre aux Vers » qui sera déposée sur le gazon de Down House. Les observations rapportées par Darwin dans son dernier ouvrage rassemblent d’anciens souvenirs – ceux de Maer Hall, ceux du voyage, ou ceux, plus récents, de fouilles archéologiques effectuées en Angleterre, comme celles entreprises durant l’été 1877 à Abinger Hall dans le Surrey, à la demande de son ami et hôte Sir Thomas Farrer, pour exhumer les restes d’une villa romaine. Elles se nourrissent également d’emprunts à une multitude d’observateurs naturalistes antérieurs et contemporains

L’activité majeure du Ver consiste à se protéger du froid et des prédateurs en creusant dans le sol des galeries qu’il isole en revêtant leurs parois d’une couche de matière fine issue de ses déjections et enduite de mucus, puis à attirer dans ces galeries une nourriture .

Mais c’est sans doute à son propre travail expérimental, très proche, dans ses diverses démarches, de celui de von Hensen, que Darwin doit la corroboration de ses hypothèses fondamentales sur la capacité mécanique et l’intelligence probable de ces Annélides terricoles Oligochètes – c’est-à-dire pourvues d’un petit nombre de soies locomotrices dont la fréquence et la disposition sur les faces dorsale et ventrale des anneaux sont une indication pour les classificateurs – qu’il a pour sa part inlassablement observées dans la nature comme dans son cabinet de naturaliste. De par leur taille et leur relative impassibilité comportementale, les Vers de terre présentent en effet l’avantage de pouvoir être placés et examinés dans des conditions de vie aisément reconstituables, au sein d’espaces restreints (terrariums ou bocaux transparents) et de milieux aux composantes rigoureusement mesurées. Si c’est à l’extérieur que Darwin appréhende toujours la vitesse d’enfouissement des gros objets, c’est aussi bien dans la nature et sur sa table de travail qu’il suit la captation en surface des débris organiques, leur entraînement dans les galeries, la formation de l’humus et la remontée de la terre végétale affinée sous la forme des déjections des Lombrics, ou qu’il soumet à leur capacité de saisie et de traction des triangles de papier aux formes et aux dimensions diverses.

Excréments de vers de terre. Crédits : Muhammad Mahdi Karim. CC BY-NC-SA 2.5

L’activité majeure du Ver consiste à se protéger du froid et des prédateurs en creusant dans le sol des galeries qu’il isole en revêtant leurs parois d’une couche de matière fine issue de ses déjections et enduite de mucus, puis à attirer dans ces galeries une nourriture – composée pour l’essentiel de feuilles qu’il vient saisir en surface, et au moyen desquelles il tapisse leur vestibule et obture leur entrée comme avec un tampon. L’activité d’enfouissement est donc – en tant que destinée à la nourriture et à la protection – l’industrie majeure du Ver terrestre, celle dans laquelle il dépense l’essentiel de sa force musculaire, et celle dont dépend sa survie. Il était de ce fait naturel de faire l’hypothèse qu’il y dépensait aussi l’essentiel de ses ressources instinctuelles et d’une éventuelle capacité mentale dont il restait à faire la preuve en distinguant ses opérations de celles qui relèvent d’une propension élémentaire et aveugle à saisir un fragment de nourriture par n’importe quel point de sa bordure ou de sa superficie.

En d’autres termes, il s’agissait pour Darwin de mettre en évidence une procédure préférentielle, résultant éventuellement d’une expérience acquise de la facilitation des opérations d’enfouissement par un apprentissage des moindres résistances visant à l’économie de l’énergie déployée. L’hypothèse de l’instinct aveugle et de la saisie au hasard s’accommode naturellement d’une indifférence statistique dans l’emploi des multiples modalités de préhension et d’enfouissement : le Ver saisirait la feuille par n’importe quelle extrémité – ou par n’importe quel point de son contour ou de sa surface – pour l’entraîner tant bien que mal dans sa galerie. L’hypothèse de l’intelligence suppose au contraire le choix dominant d’une stratégie de saisie capable d’obéir à un principe fixe, quelles que soient la nature et la forme singulières du fragment enseveli. L’objectivité de la conclusion repose dès lors sur le comptage des réponses, préalablement répertoriées d’après l’observation, qui seront données au problème d’enfouissement. Darwin expérimente d’abord avec des feuilles végétales, et observe qu’une proportion fortement dominante de celles-ci, quelle que soit leur provenance, sont saisies par leur extrémité la plus effilée. Darwin éprouve alors le besoin de procéder à une sorte d’épuration de l’expérience en remplaçant les feuilles végétales aux contours irréguliers par des triangles de papier présentant une figure et des dimensions normalisées, donnant ainsi aux Vers l’occasion d’exprimer techniquement leurs choix de préhension sur des formes géométriques stables et nettement caractérisées. Le matériel expérimental (entendons celui qui sera effectivement transporté par les Vers au terme de l’expérience) se compose de 303 triangles de papier à écrire, enduits de graisse crue afin de leur assurer une résistance relative à l’humidité. Tous ont des côtés de trois pouces [7,62 cm] de long. 120 d’entre eux ont une base d’un pouce [2,54 cm] et 183 une base d’un demi-pouce [1,27 cm] seulement, ces derniers étant évidemment plus étroits. Une expérience comparative préliminaire a été effectuée à l’aide de pinces saisissant « en différents points et à tous les degrés d’incidence possible » des triangles identiques humidifiés, et les entraînant à l’intérieur d’un tube de verre court à deux ouvertures et au diamètre proche du diamètre moyen d’une galerie de Lombric. Elle a rendu sensible le fait que la résistance à l’introduction est plus forte lorsque les triangles sont entraînés par les régions de la base et des angles de la base que lorsqu’ils sont entraînés par la région du sommet.

Les choix de préhension des feuilles que les Vers enfouissent dans leurs galeries ne s’opèrent pas au hasard : ils possèdent probablement une capacité de reconnaissance tactile des formes géométriques, ce qui témoigne de leur intelligence.

L’expérience réelle donnera, pour les deux sortes de triangles, une proportion beaucoup plus considérable (62 % du total) de triangles entraînés dans les galeries par la région apicale, celle offrant lors de la traction la moindre résistance, en dépit des surfaces beaucoup plus larges présentées par les régions basales, qui leur conféraient des chances beaucoup plus considérables d’être saisies. Il s’ensuit que les choix de préhension ne s’opèrent pas au hasard, et que les Vers possèdent probablement une capacité de reconnaissance tactile des formes géométriques, ainsi que l’aptitude à choisir des modes de saisie de ces formes susceptibles de faciliter les opérations d’enfouissement. Dans peu de cas seulement, les triangles portaient les marques d’une trituration indiquant un essai d’entraînement antérieur du côté de la base, ce qui s’oppose à l’hypothèse d’une procédure généralisée par essais et erreurs. Enfin, l’hypothèse d’un comportement strictement « instinctif » (lequel n’exclut du reste jamais, chez Darwin, la composante, originairement non distincte, de l’« intelligence ») est réfutée par sa variabilité relativement grande suivant les situations.

En 1975, l’expérience du zoologiste Peter Rietschel permit de conclure que le pesage des tortillons d’excréments déposés sur un mètre carré d’une bonne prairie a révélé qu’il y en avait 4,4 à 8 kilogrammes par année.

Intelligents et travailleurs, les Vers de terre constituent donc un excellent matériel expérimental. Étant donné qu’il est possible de mesurer avec précision la quantité de terre végétale affinée apportée par eux en surface dans un espace, des conditions et un temps donnés, il est également possible de calculer la quantité de terre recyclée qui sera déposée par eux au cours de longues périodes sur une unité traditionnelle de mesure des surfaces. Les projections mathématiques effectuées sur des moyennes conduisent alors à des évaluations quantitatives fiables des résultats de l’action géologique des Vers. C’est en évoquant exactement la même procédé que Peter Rietschel pourra écrire par exemple, en 1975, que « Le pesage des tortillons d’excréments déposés sur un mètre carré d’une bonne prairie a révélé qu’il y en avait 4,4 à 8 kilogrammes par année », ce qui, ajoute-t-il, illustre bien le proverbe « les petits ruisseaux font les grandes rivières »11, lequel pourrait être la devise vulgarisée de l’actualisme en géologie.

Corps ensevelis, monuments et sépultures

Ces créatures triviales, dont tous les traités et dictionnaires de sciences naturelles de la première moitié du XIXe siècle ont réduit l’intérêt à leur usage, également trivial, pour la pêche de rivière, suscitent en chaque esprit une association banale avec la mort et la décomposition. Il n’est évidemment pas insignifiant que Darwin utilise les derniers mois de sa vie à écrire et publier un livre sur les Vers. Que la méditation de la mort chez un homme âgé et malade ne soit pas étrangère à ce souci thématique apparaîtra comme une idée bien peu contestable, quoique, sans doute, elle aussi absolument triviale, comme peut l’être la mort elle-même pour un penseur matérialiste. C’est-à-dire simple et froide comme le sentiment d’un savant qui connaît l’effet du temps, et qui ne croit ni à la survie de l’âme, ni à aucune forme d’immortalité personnelle, hormis celle qui s’attache à une œuvre de pensée utile, transformatrice et durable. Pour qui la connaissance du vivant conduit inexorablement à reconnaître la nécessité cyclique de sa dissolution. Et pour qui la seule instance pérenne est celle de la matière, où s’effectuent les trajets indéfiniment réitérés et variables de la vie et de ses traces.

Crédits : photo de Doina Gavrilov sur Unsplash

L’archéologie n’avait jusqu’alors intéressé Darwin qu’en tant que ses monuments conservaient des informations sur les êtres vivants, attestant par exemple l’ancienneté de la domestication d’un animal au sein d’une civilisation. Dans l’ouvrage de 1881, et au cours des années qui en précèdent et préparent la rédaction, l’archéologie devient intéressante en tant que ce sont des êtres vivants qui conservent et protègent sa mémoire. De simples fossoyeurs, les Vers deviennent ainsi conservateurs des archives de l’humanité, ajoutant leur strate protectrice à l’étage géologique de la civilisation.

En 1877, Sir Thomas Henry Farrer (1833-1884), qui avait épousé en secondes noces, quatre ans auparavant, la fille d’un cousin de Darwin en ligne maternelle, Hensleigh Wedgwood, l’avant-dernier enfant de l’oncle Josiah, invite Charles et son épouse Emma à séjourner dans sa propriété du Surrey, à Abinger Hall. Juriste versé dans la vie publique, Farrer, futur Lord,n’en est pas moins un passionné de botanique, d’horticulture et d’entomologie qui consulte régulièrement Darwin sur la fécondation florale ou les maladies des plantes. Le 20 août 1877, Darwin assiste à l’ouverture de fouilles entreprises sur la propriété de Farrer à la suite de la découverte fortuite de vestiges romains lors du creusement d’une cour de ferme à la fin de l’automne précédent. Farrer poursuivra pour le compte de Darwin les observations commencées avec lui sur le passage des Vers de part et d’autre d’un sol bétonné en lente désagrégation, et pourra suivre ainsi le travail régulier de perforation de ce sol dur et d’apport de déjections à sa surface. Trois ans plus tard, il apparaîtra clairement que l’affaissement dû à l’effondrement des galeries au-dessous de ce sol additionne ses effets à celui du dépôt de terre fine en surface, confirmant ainsi la validité du mécanisme d’ensevelissement lent qu’a imaginé Darwin. L’enfouissement de l’abbaye de Beaulieu (Hampshire), celui d’une villa romaine à Chedworth (Gloucestershire) et à Brading (île de Wight), ou d’une autre pourvue d’une basilique à Silchester (Hampshire), et celui des ruines romaines de Wroxeter (Shropshire) mettent globalement en évidence le même phénomène.

Section à travers une des « pierres druidiques » tombées à Stonehenge, montrant combien elle s’est enfoncée dans le sol par l’action répétée des vers (creusement des galeries en-dessous qui finissent par s’effondrer et dépôt de terre fine en surface).

La symbolique du Ver fonctionne ainsi chez Darwin, à la veille de sa mort, dans le registre de la dissolution organique, de la décomposition, de l’ensevelissement et de l’oubli, mais aussi, d’une manière opposée et complémentaire, dans celui de la fertilisation, du recyclage, de la remontée de la vie et de sa mémoire, voire de la régénération elle-même, si l’on s’attache à cette faculté développée en eux plus qu’en beaucoup d’autres organismes. Les tombeaux où l’on inhume les vivants (l’abbaye de Westminster) seront à leur tour ensevelis (l’abbaye de Beaulieu ou la basilique de Silchester) par des organismes capables durant des siècles de s’attabler à un festin de pierre. Dans l’assimilation du marbre à la chair rêvée au siècle précédent par Diderot se logeait déjà cette idée des transferts particulaires et chimiques, unifiant dans l’histoire récente de l’humanité la pensée des représentants du grand continuisme matérialiste, qui sait que la vérité se loge au sein de la terre, et s’y inscrit. Et que la vie, comme un corail, bâtit inlassablement son histoire sur un socle de vie morte qu’elle continue à engloutir sous son perpétuel affleurement.

Lire aussi sur Terrestres : Paul Guillibert, « Le fond de terre est rouge », septembre 2024.


Depuis la parution en 1859 de L’origine de l’homme, Darwin a fait l’objet d’un nombre incalculable de caricatures. En 1881, à l’occasion de la parution du nouveau livre de Darwin, Linley Sambourne dessine cette caricature « L’homme n’est qu’un ver » : le ver de terre, point de départ sortant du « chaos », et Darwin, point d’arrivée de l’évolution, en passant évidemment par toutes les formes de singe.

Extraits de Charles Darwin La Formation de la terre végétale par l’action des vers (p. 93-96).

Nous en venons maintenant au sujet plus immédiat de ce volume, à savoir la quantité de terre qui est remontée par les vers de dessous la surface, et est ensuite répandue plus ou moins complètement par la pluie et le vent. […]

Une pièce de terre inculte et marécageuse fut clôturée, drainée, labourée, hersée et recouverte en 1822 d’une couche épaisse de marne brûlée et de cendres. On y sema des graines d’herbe, et elle fournit à présent un pâturage d’une qualité passable, mais grossier. On creusa des trous dans ce champ en 1837, soit 15 ans après son défrichement, et nous voyons dans le dessin ci-après (Fig. 5), réduit de moitié par rapport à la taille réelle, que le gazon avait ½ pouce [1,27 cm] d’épaisseur, et qu’au-dessous se trouvait une couche de terre végétale de 2 pouces ½ [6,35 cm] d’épaisseur. Cette couche ne contenait aucune sorte de fragments ; mais au-dessous se trouvait une couche de terre, ayant 1 pouce ½ [3,81 cm] d’épaisseur, pleine de fragments de marne brûlée, aisément repérables par leur couleur rouge, dont l’un près du fond avait un pouce [2,54 cm] de long ; et d’autres fragments de cendres de charbon mêlés à quelques cailloux de quartz blancs. Sous cette couche, à une profondeur de 4 pouces ½ [11,43 cm] de la surface, on rencontra le sol originel, noir, tourbeux, sablonneux, avec quelques cailloux de quartz. En l’occurrence, les fragments de marne brûlée et de cendres avaient donc été recouverts en l’espace de quinze ans par une couche de fine terre végétale, de seulement 2 pouces ½ [6,35 cm] d’épaisseur, sans compter le gazon. On réexamina ce champ 6 ans ½ plus tard, et l’on trouva cette fois les fragments entre 4 et 5 pouces [10,16 et 12,7 cm] sous la surface. De sorte que dans cet intervalle de 6 ans ½, environ 1 pouce ½ [3,81 cm] de terre s’était ajouté à la couche superficielle. Je suis étonné qu’une plus grande quantité n’ait pas été remontée durant le total des 21 années ½, car dans le sol sous-jacent noir et tourbeux, fort proche, se trouvaient de nombreux vers. Cependant, il est probable qu’auparavant, lorsque le terrain demeurait pauvre, les vers étaient rares ; et la terre devait alors s’accumuler lentement. L’accroissement annuel moyen pour l’ensemble de la période est de 1,9 pouce [4,82 cm].


Un ouvrage collectif sur l’œuvre de Patrick Tort a été publié en août 2024 : Darwinisme et Sciences sociales, L’œuvre de Patrick Tort, Analyses et entretien, Champion Classiques, 320 p.


SOUS LA DIRECTION DE PATRICK TORT

aux éditions Slatkine (édition de luxe) et Champion (édition de poche)

ŒUVRES COMPLÈTES DE CHARLES DARWIN

Chronologie des volumes parus

– Charles Darwin, Esquisse au crayon de ma théorie des espèces (Essai de 1842), trad. M. Benayoun, M. Prum et P. Tort. Précédé de P. Tort, « Un manuscrit oublié ». Volume X des œuvres complètes de Darwin (P. Tort, dir.). Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2007. Rééd. Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2024.

– Charles Darwin, La Variation des animaux et des plantes à l’état domestique, trad. sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « L’épistémologie implicite de Charles Darwin ». Vol. XXI-XXII des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2008.

– Charles Darwin, La Variation des animaux et des plantes à l’état domestique, même édition que ci-dessus, format poche, Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2015.

– Charles Darwin, L’Origine des espèces [édition du Bicentenaire], trad. A. Berra sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « Naître à vingt ans. Genèse et jeunesse de L’Origine ». Vol. XVII des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2009.

– Charles Darwin, L’Origine des espèces [édition du Bicentenaire], même édition que ci-dessus, format poche, Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2009.

– Charles Darwin, Journal de bord (Diary) du Beagle, trad. Marie-Thérèse Blanchon et Christiane Bernard sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, avec la collaboration de Claude Rouquette, « Un voilier nommé Désir ». Vol. I des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2011.

– Charles Darwin, Journal de bord (Diary) du Beagle, même édition que ci-dessus, format poche, Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2012.

– Charles Darwin, La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, trad. sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « L’anthropologie inattendue de Charles Darwin ». Vol. XXIII-XXIV des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2012.

– Charles Darwin, La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, même édition que ci-dessus, format poche, Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2013.

– Charles Darwin, Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle. Première partie : Mammifères fossiles, trad. Roger Raynal sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « L’ordre des successions ». Vol. IV, 1 des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2013.

– Charles Darwin, Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle. Deuxième partie : Mammifères, trad. Roger Raynal sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « L’ordre des coexistences ». Vol. IV, 2 des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2014.

– Charles Darwin, Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle. Troisième partie : Oiseaux, trad. Roger Raynal sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « L’ordre des migrations ». Vol. V des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2015.

– Charles Darwin, La Formation de la terre végétale par l’action des vers, avec des réflexions sur leurs habitudes, trad. A. Berra, sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « Un regard vers la terre ». Vol. XXVIII des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2016.

– Charles Darwin, Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle. Quatrième partie : Poissons, trad. Roger Raynal sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « Négocier avec la Providence ». Vol. VI, 1 des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, 2018.

– Charles Darwin, Zoologie du voyage du H.M.S. Beagle. Cinquième partie : Reptiles, trad. Roger Raynal sous la direction de P. Tort, coord. par M. Prum. Précédé de P. Tort, « Le secret de l’iguane ». Vol. VI, 2 des œuvres complètes de Darwin. Travaux de l’Institut Charles-Darwin international, Genève, Slatkine, septembre 2019.

– Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’Homme et les animaux, traduction et édition savante par P. Tort. Précédé de P. Tort, « L’origine de la sympathie ». Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2021.

– Charles Darwin, L’Autobiographie, traduction et édition sous la direction de P. Tort avec la collaboration de M. Prum. Précédé de P. Tort, « Darwin ou la confidence restituée. Hommage à Nora

– Charles Darwin, Esquisse au crayon de ma théorie des espèces (Essai de 1842), trad. M. Benayoun, M. Prum et P. Tort. Précédé de P. Tort, « Un manuscrit oublié ». Format poche, Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2024.


Photo d’ouverture : Julian Zwengel sur Unsplash. Pour lire l’étude scientifique sur le déclin des vers cité dans le chapô, voir ici.


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