23.11.2024 à 17:03
Détroit, The City after property. Sur une étude de Sara Safransky
danah
Texte intégral (4951 mots)
Les processus de gentrification générés par les nouvelles formes de politiques urbaines sont à l’œuvre désormais dans la quasi-totalité des régions du monde. J’avais déjà traduit et commenté quelques extraits du du livre de Melissa Checker, The Sustainability Myth Environmental Gentrification and the Politics of Justice, NYC University Press, 2020, qui porte sur plusieurs quartiers de l’État de New-York. Je voudrais ici évoquer l’étude de Sara Safransky, The City after Property. Abandonment and Repair in Postindustrial Detroit, Duke University Press 2023, consacrée aux politiques urbaines engagées dans la ville de Detroit, et aux formes de résistance à ces politiques de la part des populations habitant la ville. On sait que Detroit est la ville emblématique de la période post-industrielle, mais, à cause précisément de ce caractère emblématique, lui sont accolés des narratifs déclinistes, voire apocalyptiques, que Sara Safransky prend soin d’analyser et contredire. S’il est vrai que la majeure partie de la population “blanche” a fui la ville après la fermeture des usines, il est faux de la considérer pour autant comme un espace désert et abandonné. Certes, le déclin démographique fut spectaculaire : devenue au début des années 60 la quatrième ville la plus peuplée des USA (atteignant jusqu’à 1 850 000 habitants), elle ne comptait plus, en 2020, que 633 000 habitants, et la baisse démographique ne semble pas cesser. (La situation démographique s’est totalement inversée au profit du Comté de Wayne voisin, le plus peuplé de l’État du Michigan : ceux qui avaient les ressources économiques pour quitter la ville se sont installés dans les zones plus rurales adjacentes)
Cependant, il reste des centaines de milliers d’habitants à Détroit – très largement des populations racisées : 82,7% d’Afro-Américains, 6,8% de Latinos et seulement 4% de “blancs”. Et c’est principalement auprès d’elles que l’anthropologue (militante) mène son enquête. Ces
Le titre du livre, extrêmement bien choisi, “The City after Property“, évoque les deux versants de l’étude : elle démontre, premièrement, comment les politiques de la ville se fondent aux États-Unis, et plus largement dans les régimes libéraux et néolibéraux, sur la défense et la préservation de la propriété privée, donnant au marché de l’immobilier une considérable puissance quand il s’agit d’aménager les espaces urbains. Et que le dogme de la propriété privée fonctionne comme une institution racialisée, une idéologie qui découpe l’espace et l’histoire selon des frontières économiques et raciales. Il est bien évidemment au cœur des stratégies, explicites ou implicites, de gentrification (voir extrait n°1). Et, deuxièmement, comment, en résistance à ces politiques d’exclusion et de dépossessions orchestrées par les acteurs dominants du pouvoir, s’inventent des manières alternatives d’imaginer et organiser la vie urbaine (extraits 4 et 5).
De manière extrêmement pertinente, elle souligne aussi comment les narratifs “romantiques” de la ville abandonnée, “retournant à la nature”, ne sont pas exempts d’idéologies racialistes – un trait récurrent de l’environnementalisme américain. Parallèlement, les projets de réaménagements urbains désormais inspirés par les problématiques écologiques – par exemple, réinsérer “l’agriculture dans la ville” ou le verdissement des espaces minéraux, viennent renforcer les imaginaires capitalistes et politiques de rénovation urbaine, qui se traduisent le plus souvent par ce qu’on appelle la “green-gentrification” et donc de nouvelles politiques d’exclusion et le renforcement des frontières raciales. (extraits 2 et 3). Ces politiques, comme Sara Safransky nous en informe dans le cas de Détroit, s’appuient notamment sur des équipes de “planification à court terme” censés nourrir des algorithmes censés mesurer les besoins, les désirs et la confiance des citoyens. Comme les résidents New-Yorkais rencontrés par Melissa Checker, eux aussi mitraillés de réunions d’informations et de discussions conviviales, il va de soi que la parole des concernés ne fait guère le poids confrontée aux plans qu’on a conçus pour eux en haut-lieu.
extrait 1 : Régime de propriété
À la frontière coloniale, la protection de la propriété était la raison d’être de l’État, la raison d’être du gouvernement. La Constitution américaine a rattaché l’idéal de liberté au caractère sacré de la propriété privée, d’abord en convoquant un sujet libéral, puis en conférant à ce nouveau citoyen le droit de porter des armes, en vertu du deuxième amendement, pour protéger sa personne, son domicile et ses biens. Dans la pratique, la forme moderne de la propriété a nécessité et continue de nécessiter des institutions sociales étendues qui accordent des droits et des garanties. C’est ce qui ressort des efforts déployés pour consolider le régime de propriété de Détroit.
Dans la ville moderne, la forme et la fonction de la propriété restent liées à la création de sujets racialisés, de subjectivités politiques et de considérations sur les vies qui ont de la valeur et celles qui n’en ont pas. En effet, le libéralisme et la subjectivité juridique moderne ont longtemps été jugés sur « la capacité de chacun à s’approprier ». Brenna Bhandar montre comment les lois modernes sur la propriété et la rationalité de la propriété privée étaient associées aux schémas raciaux émergents, qui ont déterminé ensemble qui était ou n’était pas apte à posséder des terres. Le statut, comme le montre Bhandar, a été conféré sur la base de rationalités coloniales d’amélioration et justifié par des conceptions « scientifiques » et juridiques portant sur la race servant l’objectif explicite de délimiter le droit, l’utilisation et la jouissance de la terre et d’autres biens immobiliers.
Les modèles de propriété foncière et les disparités de richesse dans la région métropolitaine de Détroit illustrent la façon dont les Blancs ont été dotés d’une capacité largement supérieure à celle des autres groupes raciaux à posséder des biens, établissant ce que la juriste Cheryl Harris appelle un « intérêt de propriété dans la blancheur » (“property interest in whiteness.”) durable. Il s’agit d’un intérêt financier et d’une identité culturelle auxquels de nombreux Blancs s’accrochent farouchement aujourd’hui, que ce soit par des manifestations telles que le fait de brandir des armes à feu ou par des moyens plus discrets tels que l’installation dans des quartiers dotés de « bonnes » écoles. Comme l’affirment depuis longtemps les géographes critiques, cet ordonnancement racial et spatial sert à naturaliser les inégalités produites par le capitalisme au profit des élites. Il a également servi à naturaliser l’individu qui se possède lui-même comme le citoyen idéal.
Comme cela le suggère, si nous voulons comprendre les politiques d’abandon dans le Détroit contemporain, nous devons aller au-delà de la désindustrialisation et de la suburbanisation pour éclairer la façon dont elles sont symptomatiques des logiques structurantes sur lesquelles reposent les régimes de propriété capitaliste raciale et exemplaires de la façon dont les blocs de pouvoir historiques assurent leur domination. En d’autres termes, l’abandon doit être interrogé non seulement comme un état ou une condition d’abandon, mais aussi comme un élément intrinsèque du modèle de propriété lui-même.
La propriété moderne ne repose pas seulement sur la dépossession, comme nous le rappelle Grace Kuyoungown Hong, mais aussi sur l’occultation et la criminalisation d’autres manières d’être en relation avec la terre, la nature et les autres. Une prolifération d’importants travaux de géographie urbaine du début du XXIe siècle, influencés par l’essor des géographies noires, indigènes et latino-américaines, a permis de refonder les questions foncières urbaines en Amérique du Nord et au-delà en mettant en avant les façons dont les communautés opprimées avaient préservé leurs relations à l’espace et au lieu en dehors de la domination. Détroit, ville de colonisation imprégnée par le radicalisme noir et la politique du mouvement ouvrier, a beaucoup à nous apprendre sur le rôle que jouent les imaginaires géographiques alternatifs et les pratiques de création de lieux dans la lutte contre l’abandon et la réalisation de la libération.
(extrait 2) Conjurer le mythe de la Terra Nullius
Prenons par exemple ce billet de blog de 2011, typique des discours sur le réensauvagement (rewilding) :
« Détroit est en train de se transformer en prairie urbaine : l’herbe envahit les trottoirs, de jeunes arbres dominent les clôtures et des lignes électriques qui se disputent les branches des arbres. Les vieilles allées ressemblent à des sentiers de randonnée et les terrains vagues sont couverts de fleurs sauvages. En été, la végétation envahit de nombreuses maisons abandonnées. Des arbres géants poussent sur les toits des gratte-ciel. Les bâtiments abandonnés regorgent de perchoirs à pigeons et de chats sauvages qui contrôlent la population de rats. Des meutes de chiens sauvages parcourent les quartiers, chassant les faisans, les dindes, les opossums, les coqs et les ratons laveurs qui sont revenus en ville. Un ilanthus altissima – également connu sous le nom de « palmier du ghetto » ou d’arbre du paradis – s’est répandu dans toute la ville. Au fil du temps, les maisons restantes seront écrasées par ces arbres plantés par les propriétaires il y a plusieurs décennies. Les murs en plâtre finiront par tomber en poussière. »
Ce passage souligne à la fois les enjeux politiques des métaphores de la nature et les différents types de travail culturel qu’elles peuvent accomplir. Dans les années 1960 et 1970, l’imagerie de la jungle et des batailles signalait la descente de la ville dans l’obscurité (ou la noirceur, « blackness »). En revanche, le retour de la nature suggéré ici constitue son salut. Dans le mythe américain, la prairie évoque l’esprit pionnier, la construction de la nation et la ruée vers la terre des colons. Reproduite dans le contexte urbain, elle recycle un trope colonial qui a longtemps permis de pacifier la violence du génocide indigène et de la spoliation des terres et fait passer la relocalisation des espaces Noirs pour un acte héroïque (it recycles a settler colonial trope that has long pacified the violence of Indigenous genocide and land theft to make the resettlement of Black spaces seem heroic).
Comme les représentations de ruines, les récits de réensauvagement ont minimisé les luttes en cours de centaines de milliers d’habitants de la ville ou, dans de nombreux cas, les ont complètement occultées. Le géographe Nate Millinton a attiré l’attention sur le fait que ces représentations deviennent particulièrement problématiques lorsque la nature renaissante est célébrée comme purificatrice, un discours à connotation raciale. Considérez, par exemple, des commentaires comme celui-ci, cité par Millington, qui a été posté sur un blog à propos des maisons sauvages de Detroit : « I am pulling for mother nature to take back that was used and abused… Consume it and keep marching forward. » (Je demande à Mère Nature de reprendre ce qui a été utilisé et abusé… Consommez-la et continuez d’avancer). Ou encore celui-ci : « Qui peut se plaindre lorsque de vastes étendues du centre-ville de Détroit sont reconquises par la nature ? Comme les anciens temples du Cambodge, la terre gagne toujours contre la volonté des hommes. L’asphalte de la ville se fissure et redevient prairie ; les renards et les cerfs font des centres commerciaux et des parkings leurs nouveaux terrains de chasse. »
L’appel aux qualités transcendantales d’une nature sauvage sublime est depuis longtemps un motif de l’environnementalisme euro-américain, déployé par les citadins aisés au XIXe siècle pour promouvoir l’évasion hors des villes en voie d’industrialisation. Les images de la résurgence bienveillante de la nature à Détroit doivent donc être comprises comme un signal culturel d’une distance spatiale par rapport à la menace de la noirceur (Blackness) et de la pauvreté et, par conséquent, comme un fondement symbolique et psychologique du rajeunissement du capital de la ville.
Ces types de représentations et de discours se sont produits avec une sorte de frénésie qui a attiré les gens vers la ville et a révélé une forte emprise sur elle. En d’autres termes, ils ont rendu un espace, principalement habité par des résidents noirs, vide, sans valeur et disponible pour l’appropriation et de nouveaux modes d’accumulation du capital. Ces tendances ne se limitent pas à Détroit. Comme l’affirment les géographes Adam Bledsoe et Willie Wright, l’accumulation mondiale de capital est rendue possible, en partie, par « l’insistance continue… de la société sur l’inhumanité des Noirs et l’absence de cartographie des Noirs, qui fait des espaces noirs des espaces vides ». Il n’est donc pas surprenant que les représentations du vide se reflètent dans le domaine cartographique.
Extrait 3 : Techniciser la politique urbaine
(…) une des priorités gouvernementales vise à étendre l’analyse de la valeur marchande (MVA = Market Value Analysis) à toutes les villes sous le régime de « l’application du code de la qualité de vie (“Quality of Life Code Enforcement”, ou : syndrome de la fenêtre brisée – « broken window syndrome”) ». L’accent mis sur le renforcement de la sécurité et du maintien de l’ordre n’est pas surprenant, étant donné que la défense des valeurs immobilières est l’une des principales caractéristiques de la ville entrepreneuriale. Pourtant, la normalisation du maintien de l’ordre par une CDFI (Community Development Financial Institution), en fonction de la viabilité du marché, représente un phénomène nouveau. À Détroit, l’application du code constitue une priorité dans les zones de marché stable, en transition et en difficulté, tandis que dans les zones de grande valeur, seule une « certaine activité » est recommandée. Le fait que l’application du code de la qualité de vie soit l’intervention du « syndrome des fenêtres cassées » rappelle l’argument de Fred Moten selon lequel cette politique considère la vie des Noirs comme une « fenêtre cassée », comme une « menace pour l’ordre normatif ». Avant l’émancipation, les esclaves étaient des biens protégés, mais ils constituaient également une menace pour l’idée de propriété, comme l’affirme Moten. Ils pouvaient s’enfuir. Lorsqu’ils ont cessé d’être des biens, de nouvelles formes de contrôle sont apparues, comme les lois du lynchage et, des décennies plus tard, le maintien de l’ordre par des fenêtres cassées. « Réparer une fenêtre cassée », comme le dit Moten, “c’est réparer une autre façon d’imaginer le monde”. Dans le cadre de la MVA, réparer une vitre cassée consiste à imposer une nouvelle qualité de vie par le biais de la surveillance, des assignations et des pratiques punitives. En d’autres termes, il s’agit de discipliner les personnes et les lieux afin qu’ils se comportent de manière à favoriser un « retour sur investissement ».
L’appel à des calculs de risques objectifs semble donner aux bureaucrates un sentiment de sécurité dans un contexte d’austérité. Lors d’un entretien en 2012, un urbaniste de Détroit m’a dit : « Comme les ressources sont limitées et que nous cherchons à avoir plus d’impact, tout le monde s’oriente vers une stratégie ciblée. Le ciblage ne doit pas être une décision politique ». Elle m’a montré un document sur les changements de prestation de services associés aux zones MVA. « Il faut s’appuyer sur des données empiriques. C’est notre réalité ici. J’imagine que mes collègues d’autres villes sont du même avis. Il ne faut pas que les gens disent : « Vous avez choisi ces zones parce que… ».
Son commentaire m’a fait comprendre que le MVA avait une double fonction : c’était la résolution par l’État d’une crise de confiance du public. En même temps, l’État tentait de résoudre sa crise fiscale par une réorganisation territoriale fondée sur des données.
Deux ans plus tard, le chef de cabinet du maire de Saint-Louis a lui aussi fait l’éloge du MVA, qui permet aux fonctionnaires municipaux de s’appuyer sur des « données » (data) plutôt que sur « l’expérience, l’intuition et les impressions ».
De tels sentiments suggèrent comment les algorithmes deviennent « des stabilisateurs de confiance, des assurances pratiques et symboliques que leurs évaluations sont justes et précises, exemptes de subjectivité, d’erreur ou de tentative d’influence », comme l’écrit Tarleton Gillespie, spécialiste en communication. Ils sont considérés comme ayant une « objectivité calculatrice ». Les prescriptions algorithmiques ont toutefois nécessité une certaine finesse dans les relations publiques, du moins dans le domaine de la planification.
Rappelons que lorsque le DWP (Detroit Works Project) s’est mis en pause, il s’est divisé en deux branches : l’équipe de planification à court terme, qui avait produit le MVA, et l’équipe de « planification participative à long terme ». Au printemps 2012, j’ai assisté à une série de conversations communautaires organisées par l’équipe de planification participative à long terme, qui s’était engagée dans un régime de participation agressif. Leurs stratégies consistaient à reconnaître les erreurs du passé, à assurer aux habitants qu’ils étaient désormais à l’écoute, à organiser des séances de « planification ludiques » et à parcourir la ville avec une « table itinérante » pliable, à partir de laquelle ils diffusaient des informations et stimulaient des conversations détendues plutôt que contentieuses. Lors des réunions publiques, l’équipe chargée de la planification à long terme commençait systématiquement par communiquer des chiffres de participation, indiquant par exemple qu’en huit mois, elle avait touché trente mille personnes et tenu quatre mille conversations intéressantes. Pourtant, il n’a jamais été clair comment cette échelle d’engagement se traduisait (ou non) dans l’élaboration d’un plan à long terme, ce qui a donné le sentiment que les planificateurs étaient plus investis dans la quantification et la performance de l’engagement que dans l’inclusion significative des résidents dans le processus.
extrait 4 : Jardinage et émancipation :
(…) les jardins constituent un moyen essentiel pour les habitants de Détroit de lutter contre les effets de la société postindustrielle et la précarité du travail. Comme l’a dit Faye Moore, une résidente, les jardins sont un moyen d’étendre le contrôle de la communauté sur les moyens de production. « Il n’y a pas d’emplois qui tombent du ciel, et nous avons essayé de devenir une ville casino, une ville de divertissement, et ce n’est clairement pas ça. Entre-temps, la technologie a évolué de manière à nous permettre, à petite échelle, de commencer à produire ce dont nous avons besoin (…) ce qui répondait non seulement aux problèmes de santé personnelle, mais aussi aux questions autour de l’utilisation d’un système de production alimentaire basé sur le pétrole… Quand j’imagine [l’avenir de] Détroit, j’imagine un Détroit de producteurs et de consommateurs qui seraient les mêmes individus. »
La sécurité alimentaire est en tête de liste des raisons pour lesquelles les gens cultivent ; les jardins fournissent un complément nutritionnel essentiel aux personnes pauvres. Sam Johnson, qui s’occupe de trois parcelles de jardin urbain, nous a expliqué dans une interview accordée à Uniting Detroiters que l’agriculture urbaine perpétue une longue tradition de résilience et d’autosuffisance des Noirs. « J’ai grandi dans les environs de Tuskegee [Alabama], entouré d’agriculture. Les garçons et les filles noirs devaient apprendre à cultiver et à survivre. C’est nécessaire pour les Noirs, les Latinos et les autres personnes pauvres de Detroit, mais c’est surtout une bonne chose pour tous ceux qui ont des bons d’alimentation. » Dans de nombreux quartiers de Detroit, les principaux points de vente d’aliments sont les « party stores » (magasins d’alcool qui vendent certains produits alimentaires), les stations-service, les fast-foods et les épiceries connues pour leurs prix abusifs. Ainsi, les défenseurs de la justice alimentaire font valoir que Detroit souffre de la politique d’établissement de la ligne rouge (« red lining ») des supermarchés, ce qui signifie qu’après avoir évalué les risques et les profits, les supermarchés délocalisent ou augmentent les prix. Avec un système de transport public inadéquat et des taux de pauvreté élevés, l’accès à une alimentation nutritionnelle et culturellement appropriée est une question urgente. Pour de nombreux agriculteurs noirs, l’agriculture urbaine était une pratique importante d’autodétermination politique.
La sociologue Monica White a montré comment l’agriculture noire est une stratégie de résistance et comment les fermes urbaines agissent comme des centres communautaires où les participants travaillent pour améliorer de manière constructive l’existence quotidienne des résidents. Malik Yakini, directeur du Detroit Black Community Food Security Network, qui gère une ferme de sept acres appelée D-Town à Red Park, à l’extrême ouest de la ville, explique ainsi son travail : « L’un des principaux messages que nous transmettons est que nous avons la capacité de produire notre propre nourriture, de la distribuer, de la transformer, que nous ne sommes pas seulement des victimes ou des pions sur l’échiquier où ces forces plus puissantes nous déplacent, que nous avons en fait la capacité de définir notre propre réalité. » Cultiver cette capacité implique de développer un système d’agriculture urbaine robuste et contrôlé par la communauté, de remettre en question les inégalités systémiques dans l’accès au capital et aux subventions, et de sécuriser le régime foncier. De nombreux petits agriculteurs louent des terres, ont des accords informels avec les propriétaires, ont des contrats de location avec la municipalité ou, dans certains cas, les squattent. Les inquiétudes des petits exploitants concernant la précarité du régime foncier sont devenues plus prononcées à mesure que le potentiel agricole de la ville a attiré de jeunes agriculteurs idéalistes (principalement blancs) venus de l’extérieur, intéressés par les jardins maraîchers, ainsi que des entrepreneurs-investisseurs, qui voent les terrains condamnés de Détroit comme un emplacement privilégié pour la production à grande échelle de nourriture, de carburant et de fibres.
extrait 5 : Notre Cité (conclusion)
À la fin de l’été 2014, une coalition de plus de trente groupes communautaires organisés sous le nom de Detroiters Resisting Emergency Management (D-REM) a publié une déclaration intitulée « Whose City ? Our City ! » dans laquelle ils insistaient sur le fait qu’il fallait résister aux mesures d’austérité. « Nous devons… utiliser notre pouvoir collectif », ont-ils écrit, « pour créer notre ville, une ville d’autonomie, de responsabilité publique et de protection mutuelle. » « Dans des endroits longtemps abandonnés et oubliés par le développement des entreprises, nous avons mis en place des moyens visionnaires pour répondre aux besoins de notre communauté ». Ces besoins ont été satisfaits grâce à des jardins qui ont favorisé la sécurité alimentaire ; la restauration de maisons, de parcs et d’écoles qui ont rendu les quartiers plus vivables ; la création d’établissements d’enseignement centrés sur la culture Africaine et basés sur le territoire ; des clubs de quartier et des associations qui contribuent à la sécurité publique ; des groupes religieux élaborant des plans locaux pour soutenir les économies locales ; et une myriade de groupes communautaires qui encouragent les jeunes à rester à l’école, se battent pour que les bibliothèques restent ouvertes et collectent des fonds pour que les étudiants puissent étudier au-delà du lycée.
« Whose City ? Our City ! » dessine ce à quoi pourraient ressembler la gouvernance urbaine, la planification et le développement s’ils n’étaient pas liés à la protection des intérêts capitalistes et à la marchandisation des valeurs immobilières et immobilières, mais étaient plutôt basés sur les besoins des plus vulnérables. Il s’agissait d’une proposition visant à ré-imaginer la ville en déconstruisant les structures d’oppression par une reconstruction radicale plutôt qu’en déconnectant les gens des ressources vitales. C’est une vision de la ville d’après la propriété (City after property) – la possibilité d’une nouvelle ville, selon leurs mots, « notre ville », dans laquelle « nous vivrions tous dans la dignité, le respect mutuel et l’amour ».
La déclaration « Whose City ? Our City ! » et la campagne pour l’amour ont toutes deux utilisé l’amour comme fondement spirituel de la libération. Le révérend Dr. Martin Luther King Jr. a utilisé le terme de « communauté bien-aimée » pour nommer une société organisée autour de l’interdépendance et de l’humanité partagée. Son usage du terme « bien-aimé » (beloved) a fusionné les valeurs afro-américaines de connexion communautaire avec les notions bibliques d’amour et de rédemption.
L’agape désigne l’amour au sens large. Mais il se distingue de l’Éros. Ce n’est pas un amour sexuel ou romantique. Ce n’est pas non plus un amour fraternel, ni un amour inconditionnel. Il contient un défi à agir. C’est une exigence de passer de la liberté abstraite à la liberté concrète, un appel à lutter contre l’oppression en luttant pour de nouvelles lois, politiques et structures qui permettent une meilleure vie pour tous. Cela ressemble à une adhésion à des mouvements de masse comme ceux qui sont en cours aujourd’hui pour dé-marchandiser le logement, démanteler la police et repenser la sécurité publique, des mouvements qui soulignent l’importance de lutter contre les politiques, mais dont les visions et les plans dépassent la simple réforme de l’État en inventant une politique anticapitaliste et antiraciste capable de soutenir une gouvernance démocratique radicale. L’exigence de passer d’une liberté abstraite à une liberté concrète est aussi une exigence de reconnaître que la culture est à la base de la structure. Changer la culture nécessite de se souvenir et de favoriser des manières de savoir, d’être et de construire le monde qui nous relient au lieu et les uns aux autres au-delà de la domination. Cela nécessite de reconnaître notre relationnalité, de reconnaître que la liberté enracinée dans l’individu maître de lui-même est un mensonge séduisant, que personne n’est libre tant que le plus petit d’entre nous n’est pas libre. Si le capitalisme racial – et la propriété privée comme forme et fonction – organise l’abandon, et si l’abandon est rendu possible par la rupture de la mutualité, alors, comme le montrent les habitants de Détroit, la réparation radicale et l’amour sont essentiels à la construction d’un monde nouveau.
21.11.2024 à 23:18
Dé-familiariser l’éthique du travail (une lecture de Max Weber par Kathi Weeks)
danah
Texte intégral (1349 mots)
Dégager la dimension fétichiste des objets et des pratiques qui nous semblent “naturels”, “dépolitisés”, autrement dit, dé-familiariser le monde, c’est là une tâche plus que jamais urgente (et ça tombe bien, tout le travail a déjà été fait, des tonnes de bouquins ont été écrits sur chacun de ces objets et des ces pratiques, suffit de les lire !)
J’ai beaucoup parlé ces derniers jours des réseaux sociaux, mais évidemment, il faut envisager le problème de manière plus globale.
Comme toujours, l’analyse critique du capitalisme (sa généalogie si vous préférez) nous rappelle que les choses n’ont pas toujours été telle qu’elles sont aujourd’hui, que ce qui nous paraît naturel est bien souvent le fruit (pourri) d’une décision idéologique, que ce qui ne nous paraît pas faire question s’origine en réalité dans des décisions politiques. Ce pourquoi il faut plus que jamais faire de l’histoire, de la géographie, de l’anthropologie, etc..
On sait (ou on ne sait pas justement, ou on préfère oublier ou passer sous silence) quelles histoires sinistres d’extraction et d’exploitation, de violence et de militarisation, sont attachées à quasiment chaque objet qui peuple notre environnement quotidien. Mais on oublie plus encore comment les pratiques emblématiques du capitalisme, ses articulation idéologiques, les pensées dont nous sommes porteurs et que nous incarnons (que nous y adhérions ou pas), sont devenus comme notre “seconde nature” – y compris le racisme, le masculinisme, le colonialisme etc..
Comme je suis plongé dans la lecture du livre génial de Kathi Weeks, The Problem with Work: Feminism, Marxism, Antiwork Politics and Postwork Imaginaries, Duke University Press 2011, je ne peux m’empêcher de vous donner à lire cet extrait (il faudrait traduire le livre entier tant il est précieux) concernant la “naturalité du travail”. Dans cet extrait, elle revient sur un des aspects de la critique Weberienne de ce que nous appelons parfois la “valeur travail” – ce que Max Weber appelle “l’éthique du travail”, dont il dévoile la généalogie (la dimension historique de l’étude célèbre de Weber a été amplement discutée, mais peu importe ici.)
(ma traduction)
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“Comme le souligne Weber, l’éthique du travail – et cela reste constant au cours de ses transformations historiques – est un discours individualisant. La réussite ou l’absence de réussite économique de l’individu dépend de son caractère et en est le reflet. Ce qui pouvait être considéré comme la responsabilité d’une collectivité devient le devoir de chaque individu ; ainsi, vu sous l’angle de l’éthique puritaine, « le “Celui qui ne veut pas travailler ne mangera pas” de saint Paul, autrefois considéré comme pertinent pour la communauté dans son ensemble, s’applique désormais inconditionnellement à tout le monde ». En d’autres termes, la responsabilité morale incombe désormais à l’individu plutôt qu’à la communauté, et les riches comme les pauvres « ne mangeront pas sans travailler ». Cela s’applique d’autant plus au cours de l’ère industrielle, une fois que le travail salarié devient normatif ; et c’est particulièrement vrai dans la période postindustrielle où la norme du soutien de famille devient de plus en plus universelle, une attente non seulement des chefs de famille, mais aussi de chaque citoyen adulte. Avec moins de cas de dépendance économique ou politique « légitime », « toute dépendance qui subsiste peut donc être interprétée comme la faute des individus » (Fraser et Gordon 1994, 325). L’indépendance est moins liée aux types de relations auxquelles on est soumis qu’à une qualité de caractère. La « dépendance postindustrielle » devient donc à la fois de plus en plus illégitime et « de plus en plus individualisée »
“En tant que discours individualisant, l’éthique du travail remplit la fonction idéologique traditionnelle de rationalisation de l’exploitation et de légitimation de l’inégalité. Le fait que tout travail soit un bon travail, que tout travail soit également désirable et intrinsèquement utile est, comme l’a fait remarquer William Morris, « une croyance commode pour ceux qui vivent du travail des autres » (1999, 128). L’éthique protestante a également « légalisé l’exploitation de cette volonté spécifique de travailler », observe Weber, dans la mesure où elle « a interprété l’activité commerciale de l’employeur comme une vocation ». Dans la perspective de l’éthique du travail, les gouvernements sont considérés comme devant protéger le bien-être des citoyens en défendant leur droit au travail, tandis que les employeurs n’extraient pas tant de la plus-value qu’ils ne répondent aux besoins concrets de leurs employés en matière de travail. Tout comme l’éthique protestante donnait à l’homme d’affaires bourgeois « l’assurance réconfortante que la distribution inégale des biens de ce monde était une dispensation spéciale de la Providence divine », l’éthique du travail offre à toutes les époques une puissante justification de l’inégalité économique. De même que « le refus de travailler est symptomatique de l’absence de grâce » (Weber 1958, 159), l’état de pauvreté, moralement suspect, peut aujourd’hui être attribué au manque d’effort et de discipline de l’individu. Après tout, « Dieu » – aujourd’hui nous pourrions ajouter le marché – « aide ceux qui s’aident eux-mêmes » (115). En tant que discours individualisant, l’éthique du travail évite le soutien institutionnel à ce qui est censé être une responsabilité individuelle et occulte les processus structurels qui limitent son champ d’opportunités.
Mais l’éthique du travail ne remplit pas seulement la fonction idéologique classique qui consiste à faire passer les valeurs et les intérêts d’une classe pour les valeurs et les intérêts de tous. Elle remplit également une fonction plus disciplinaire : au-delà de la fabrication de significations communes, elle construit des sujets dociles. L’éthique du travail ne possède donc pas seulement une force épistémologique, mais une efficacité proprement ontologique. En effet, ce qui est essentiel dans l’éthique du travail, telle que Weber l’a décrite à l’origine, c’est ce qu’elle peut faire : livrer les travailleurs à leur exploitation, non seulement en fabriquant le consentement des sujets à l’exploitation capitaliste, mais en constituant à la fois des sujets exploitants et des sujets exploitables. Selon Weber, la fonction de subjectivation de l’éthique est cruciale. Plus qu’une idéologie, le nouveau discours sur le travail est un mécanisme disciplinaire qui construit les sujets en tant qu’individus productifs. L’impact de l’éthique protestante était comparable à l’existence monastique dans la mesure où cette ascèse mondaine cherchait « un contrôle méthodique sur l’homme tout entier ». Elle était et reste, en ce sens, une force biopolitique, qui rend les populations à la fois productives et gouvernables, augmentant leurs capacités en même temps que leur docilité. Comme l’a décrit Foucault dans sa description de la production de l’individualité disciplinaire, « la discipline augmente les forces du corps (en termes économiques d’utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d’obéissance) » ; elle produit « à la fois un corps productif et un corps soumis ». Le sujet individué est à la fois plus utile et plus maniable ; « l’individu n’est pas, en d’autres termes, le contraire du pouvoir ; l’individu est un des premiers effets du pouvoir » (Foucault 2003, 30).”
21.11.2024 à 23:08
L’avenir du plastique est dans la poubelle (Max Liboiron)
danah
Texte intégral (1003 mots)
Toutes celles et ceux qui se sont précipités sur la traduction française sortie récemment de “Pollution is Colonialism” de la chercheuse Max Liboiron, auront noté sans doute la manière dont elle introduit la question du déchet plastique (sa spécialité “scientifique”, à partir de laquelle sa pensée critique se déploie avec brio).
L’idée du plastique jetable, à usage unique, et donc destiné à devenir un déchet, n’est pas inhérente ni à la qualité du matériau ni à ses usages. Ce caractère jetable du plastique a été proprement inventé par les producteurs capitalistes à une époque, les années 50, où le marché se trouvait au plus bas, précisément parce que les usagers, qui réutilisaient les sacs en plastique, n’avaient plus besoin d’en acheter de nouveaux. Il a fallu relancer la machine. Ce qui s’est traduit non seulement par une modification du matériau (le rendre moins solide, moins ré-utilisable) mais aussi et surtout par le déploiement d’une propagande visant à inciter les consommateurs à jeter leurs emballages plastiques après usage. C’est là, vous l’avez reconnu, une déclinaison de ce qu’on appelle l’obsolescence programmée, qui s’accompagne toujours d’un marketing massif.
Non, les consommateurs ne se sont pas toujours comportés comme ils le font aujourd’hui, comme des enfants émerveillés dans un magasin de bonbons à l’assortiment toujours changeant. Le marketing nous a proprement infantilisés – et ce n’est pas du tout par hasard que les premières grandes études critiques sur la société de consommation et la psychologie du consommateur datent des années 50 !
Nous sommes les héritiers pathétiques (enfin, quand je dis nous, précisions : “les consommateurs qui ont les moyens de consommer” d’abord, ce qui ne comprend donc pas quelques milliards d’habitants sur cette planète) de nos aïeux et aïeules qu’on a incités à jeter plutôt qu’à conserver. L’extrait ci-dessous, qui introduit le livre de Max Liboiron (je n’ai pas la version française donc je traduis moi-même de l’anglais), dévoile le caractère DÉLIBÉRÉ de ce capitalisme des déchets – dont on sait aujourd’hui où il mène : l’intoxication systématique des environnements, à commencer par ces zones de sacrifice où les habitants crèvent littéralement, générations après générations, de l’accumulation de déchets.
L’accumulation des déchets est non seulement l’envers de l’accumulation du capital, mais un business en soi (y compris dans son versant “recyclage”).
“En 1956, Lloyd Stouffer, rédacteur en chef du magazine américain Modern Packaging, s’adresse aux participants à la réunion de la Société de l’industrie plastique à New York : « L’avenir du plastique est dans la poubelle…. Il est temps pour l’industrie du plastique d’arrêter de penser à la réutilisation des emballages et de se concentrer sur l’usage unique. Car l’emballage qui est utilisé une fois et jeté, comme une boîte de conserve ou un carton, ne représente pas un marché ponctuel de quelques milliers d’unités, mais un marché récurrent quotidien mesuré en milliards d’unités”. Stouffer s’exprimait à une époque où la réutilisation, la débrouille et l’économie étaient des pratiques clés renforcées par deux guerres américaines. Les marchés de consommation étaient saturés. Aujourd’hui, l’emballage est la plus grande catégorie de production plastique, représentant près de 40 % de la production plastique en Europe3 et 33 % au Canada. Les catégories suivantes sont le bâtiment et la construction, avec un peu plus de 20 %, et l’automobile, avec 8 %.5 Le désir de Stouffer ressemble à une prophétie. (C’est du colonialisme, mais nous y reviendrons dans un instant.)
Avant l’appel de Stouffer à l’élimination et avant que les puissances militaires allemandes et américaines n’investissent des sommes considérables et des infrastructures de recherche pour perfectionner le plastique en tant que matériau de guerre dans les années 1940, le plastique était décrit comme un bien environnemental. Imitant d’abord l’ivoire, puis d’autres matériaux d’origine animale tels que la gomme-laque et l’écaille de tortue, le plastique était une substance artisanale qui mettait en valeur l’ingéniosité et les compétences technologiques tout en offrant « à l’éléphant, à la tortue et à l’insecte corallien un répit dans leur habitat d’origine ; il ne sera plus nécessaire de saccager la terre à la recherche de substances qui se raréfient constamment ». L’idée du caractère jetable et de la production de masse des plastiques est relativement récente, puisqu’elle est apparue un demi-siècle après l’invention des plastiques. La plupart des graphiques sur la production de plastique commencent après 1950, ignorant l’histoire des plastiques au dix-neuvième et au début du vingtième siècle, puisque ces matériaux n’existaient pas sous la forme de substances produites en masse que nous connaissons aujourd’hui. Il en a été autrement pour les plastiques.”
21.11.2024 à 23:01
Qui possède Haïti ? (sur des propos ignobles et honteux du président français)
danah
Texte intégral (1012 mots)
LA HONTE ABSOLUE
“Adding insult to injury”, version Macron.
Cette sortie ignoble de Macron envers les Haïtiens, ça me met dans une rage folle.
Pour celles et ceux qui ne comprennent pas pourquoi, voici un extrait de la préface admirable d’Amy Wilentz, tirée d’un ouvrage intitulé : Who Owns Haiti ? PEOPLE, POWER, AND SOVEREIGNTY, Edited by Robert Maguire and Scott Freeman, University Press of Florida, 2017.
(ma traduction) :
“Examinons maintenant la dette que les révolutionnaires haïtiens ont accepté de payer à la France après avoir libéré Haïti de ses maîtres français. Peu de temps après la déclaration d’indépendance de Toussaint L’Ouverture et de Jean-Jacques Dessalines, des navires de guerre français sont descendus dans les eaux de Port-au-Prince et ont fait pression sur Haïti pour qu’il accepte de payer une énorme indemnité pour les biens français perdus pendant la révolution en échange de la reconnaissance de la souveraineté d’Haïti (étrange méthode pour obtenir la reconnaissance de la souveraineté, celle-là). Peu importe que les Haïtiens aient gagné la guerre.
Le monde des négociations fondées sur la race est en dents de scie. Les hommes blancs vaincus exigeaient des vainqueurs noirs qu’ils paient. Et les vainqueurs – ou du moins leur président, Jean-Pierre Boyer – ont accepté, engageant la jeune nation, âgée d’une vingtaine d’années seulement, à effectuer des paiements qui paralyseraient l’économie haïtienne pour le siècle à venir et qui s’élèvent à environ 21 milliards de dollars en dollars d’aujourd’hui.
Et quelle était cette dette d’Haïti envers la France et les anciens planteurs français esclavagistes ? Qu’est-ce que les Haïtiens avaient exactement pris à la patrie ? Les planteurs ont fait valoir qu’ils avaient besoin d’une compensation pour les biens qu’ils avaient perdus pendant la révolution, à savoir leurs plantations, leurs grandes maisons, leurs produits et, ce qui n’est pas le moins important, leurs esclaves. En d’autres termes, pendant plus de 100 ans après la révolution, des générations d’Haïtiens ont payé aux Français le droit de s’approprier leur corps. Ils ont tardivement payé leur servitude, payé leur liberté après que leurs camarades soient morts en grand nombre pour l’obtenir.
Essayez d’imaginer cela non pas à l’échelle nationale, mais à l’échelle individuelle. Vous êtes enchaîné et votre geôlier vous garde, vous nourrit, vous garde à l’abri du toit de la prison, vous oblige à travailler durement pour son profit. Vous lui appartenez. Un jour, vous vous libérez. Tu t’en vas et tu t’installes sur un minuscule terrain de la prison que tu squattes, aux yeux de ton geôlier. Quelque temps plus tard, comme s’il sortait des pages de La Case de l’oncle Tom, votre Simon Legree arrive sur le pas de la porte et vous dit que vous lui devez, disons, 200 000 dollars pour vous être volé à lui.
Vous êtes outré. À qui appartenez-vous ? Certainement à vous-même. Mais pas du point de vue de votre propriétaire. Il refuse de reconnaître qu’en vous évadant de la prison et en vous installant à votre compte, vous avez remis en cause toute sa culture économique. Il exige que vous vous comportiez selon l’ancien système. D’une main, il brandit une arme avec laquelle il tient toute votre famille en otage jusqu’à ce que vous acceptiez ses conditions. Et vous finissez par le faire, et vous finissez par le payer pour le reste de votre vie tandis que vos enfants et petits-enfants sont affamés et pieds nus. C’est Haïti. C’est la France.
En raison de ce remboursement de la dette, la France possédait toujours essentiellement Haïti (tout comme les banques américaines et françaises qui ont prêté au Trésor haïtien les fonds nécessaires au paiement) jusqu’en 1947, date à laquelle la dette a finalement été remboursée. À cette date, grâce à l’occupation d’Haïti par les marines américains, la National City Bank of New York (le dernier prêteur pour les réparations) avait pris possession, au moins au sens figuré, de terres haïtiennes de grande valeur et travaillait activement avec des hommes d’affaires extérieurs pour trouver des méthodes d’exploitation d’Haïti.
(NB : ne nous y trompons, le colonialisme, sous ses formes sans cesse réinventées, n’est pas une histoire passée. Il est le présent, et il est inscrit plus que jamais dans l’agenda futur. Le racisme éclatant dont vient encore une fois de faire preuve le PDG de la France, qui visite en ce moment tout ce que le monde comporte de dirigeants criminels et sanguinaires – ce raciste désormais décomplexé revient d’Argentine où il a fait le beau avec Milei -, est au cœur des politiques internationales. Ce n’est pas seulement lui : c’est nous, nous tous, qui avons bénéficié de la dette payée par Haïti, et c’est nous encore qui bénéficions de l’exploitation coloniale et raciale du capitalisme global)
21.11.2024 à 13:18
L’expérience vécue de la racialisation
danah
Texte intégral (5018 mots)
En guise d’introduction, je citerai deux textes que Sarah Ahmed commente son essai de phénoménologie politique, The Cultural Politics of Emotion (2004, réédition 2014)
D’abord, un souvenir (décisif et déterminant) rapporté par la grande féministe black Audrey Lorde dans son livre Sister Outsider: Essays and Speeches, Trumansburg, NY: The Crossing Press, 1984. La rencontre, alors qu’enfant, elle se trouvait dans le métro en compagnie sa mère, avec une femme blanche.
Sarah Ahmed en donne un long commentaire génial sur lequel je reviendrais. Elle se réfère à Audrey Lorde (mais aussi à Franz Fanon, l’extrait que je cite ci-dessous) pour explorer le racisme en tant qu’expérience vécue, certes fort différemment, aussi bien par le raciste que le racisé – car on est “racisé”, ce qui suppose une forme d’action, a minima la projection à la surface de l’autre d’un récit, de signifiants, qui font du corps de l’autre un “autre autre” (the other other) – c’est-à-dire un autre sur lequel se trouvent comme elle le dit, “collés” (stick), ou sont accolés, un récit, des émotions (le dégoût, la haine, la peur), ce par quoi cet autre corps devient, comme le dit une autre philosophe féministe queer, Laurent Berlant, un “inconvenient other“.
Voici le texte d’Audrey Lorde (ma traduction)
“Le métro AA pour Harlem. Je serre la manche de ma mère, les bras chargés de lourds sacs de courses pour Noël. L’odeur humide des vêtements d’hiver, les soubresauts du train. Ma mère repère un siège libre, pousse mon petit corps couvert de neige vers le bas. À côté de moi, un homme lit un journal. De l’autre côté, une femme coiffée d’un bonnet de fourrure me regarde. Sa bouche tressaille, puis son regard s’abaisse, entraînant le mien. Sa main gantée de cuir s’accroche à la ligne de démarcation entre mon nouveau pantalon de neige bleu et son manteau de fourrure lisse. Elle rapproche son manteau d’elle. Je regarde. Je ne vois pas la chose terrible qu’elle voit sur le siège entre nous – probablement un cafard. Mais elle m’a communiqué son horreur. Vu la façon dont elle regarde, ce doit être quelque chose de très mauvais, alors je rapproche mon habit de neige de moi pour m’en éloigner aussi. Lorsque je lève les yeux, la femme me regarde toujours, le nez troué et les yeux immenses. Soudain, je réalise que rien ne rampe sur le siège qui nous sépare : c’est moi qu’elle ne veut pas que son manteau touche. La fourrure frôle mon visage tandis qu’elle se lève en frissonnant et s’accroche à une sangle dans le train qui file à toute allure. Née et élevée dans la ville de New York, je me glisse rapidement pour laisser la place à ma mère. Aucun mot n’a été prononcé. J’ai peur de dire quoi que ce soit à ma mère parce que je ne sais pas ce que j’ai fait. Je regarde secrètement les bords de mon pantalon de neige. Y a-t-il quelque chose dessus ? Il se passe quelque chose ici que je ne comprends pas, mais que je n’oublierai jamais. Ici, oui. Les narines dilatées. La haine.”
Dans la langue originale pour celles et ceux qui lisent l’anglais :
“The AA subway train to Harlem. I clutch my mother’s sleeve, her arms full of shopping bags, christmas-heavy. The wet smell of winter clothes, the train’s lurching. My mother spots an almost seat, pushes my little snow-suited body down. On one side of me a man reading a paper. On the other, a woman in a fur hat staring at me. Her mouth twitches as she stares and then her gaze drops down, pulling mine with it. Her leather-gloved hand plucks at the line where my new blue snowpants and her sleek fur coat meet. She jerks her coat closer to her. I look. I do not see whatever terrible thing she is seeing on the seat between us – probably a roach. But she has communicated her horror to me. It must be something very bad from the way she’s looking, so I pull my snowsuit closer to me away from it, too. When I look up the woman is still staring at me, her nose holes and eyes huge. And suddenly I realise there is nothing crawling up the seat between us ; it is me she doesn’t want her coat to touch. The fur brushes past my face as she stands with a shudder and holds on to a strap in the speeding train. Born and bred a New York City child, I quickly slide over to make room for my mother to sit down. No word has been spoken. I’m afraid to say anything to my mother because I don’t know what I’ve done. I look at the sides of my snowpants secretly. Is there something on them ? Some-thing’s going on here I do not understand, but I will never forget it. Here yes. The flared nostrils. The hate.”
(Audrey Lorde, op. cit. p. 147–8)
J’ajoute ici ce texte célèbre de Franz Fanon, qui nourrit lui aussi la réflexion de Sarah Ahmed élaborant une phénoménologie du racisme – à même la peau pourrait-on dire (comment les signifiants de l’homme blanc viennent redessiner les contours de l’homme noir) : cet extrait est tiré de Peau Noire, Masques blancs (1952)
« Tiens, un nègre ! » C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire.
« Tiens, un nègre ! » C’était vrai. Je m’amusai.
« Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement.
« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible.
Je ne pouvais plus, car je savais déjà qu’existaient des légendes, des histoires, l’histoire, et surtout l’historicité, que m’avait enseignée Jaspers. Alors le schéma corporel, attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial. Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième personne, mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux, trois places. Déjà je ne m’amusais plus. Je ne découvrais point de coordonnées fébriles du monde. J’existais en triple : j’occupais de la place. J’allais à l’autre… et l’autre évanescent, hostile mais non opaque, transparent, absent, disparaissait. La nausée…
J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a bon banania. »
Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon être-là, très loin, me constituant objet. Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? Pourtant, je ne voulais pas cette reconsidération, cette thématisation. Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. J’aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble édifier.”
L’expérience vécue du racisme
Ce n’est pas pour rien que les transports en commun sont un des espaces privilégiés de l’expérience vécue du racisme, comme en témoigne le récit d’Audrey Lorde, ou la remarque de Franz Fanon : le blanc qui s’écarte précautionneusement de la personne racisée à côté de laquelle il s’est assis, se lève, change de place. Cet écart institue une frontière affective et émotionnelle, mais tout aussi chargée de fantasmes, d’idéologie – la « séparation des races », pour reprendre un titre de C.F. Ramuz –, frontière qui se dessine dans la relation de promiscuité des corps, et s’incarne dans des pratiques, des rituels, des rictus, des grimaces, des paroles, des insultes, et parfois des crachats, voire le viol, le lynchage, le meurtre. La rencontre des corps se trouve investie, et pré-investie, par des signes projetés sur le corps de « l’autre/autre », qui n’est pas n’importe quel autre, mais un autre altérisé, redoublé dans sa différence d’avec soi. Et pas tant qu’avec soi, qu’avec un nous, un « nous » produit et reproduit, renforcé, par cette altérisation : le raciste qui s’écarte du corps racisé, se réfère (et produit en s’y référant) dans le même temps à un « nous » – celui de la « White Nation » par exemple (ou de l’ethnie racialement déterminée). Ce « nous », que revendiquent et défendent contre la « menace » qu’incarne ce corps altérisé les suprématistes raciaux, se matérialise dans l’expérience individuelle de l’écart, du refus de la promiscuité, de la mise à distance, et confirme « des légendes, des histoires, l’Histoire », qu’évoque Franz Fanon, inscrivant sur la peau même du corps noir la responsabilité « de ma race, de mes ancêtres », l’instituant dès lors comme « peuple noir ». La personne blanche qui fait un pas de côté rejoint, comme le dit Sarah Ahmed, le cercle de celles et ceux qui se reconnaissent dans ce « nous » : elle rejoint ses « semblables » en se détachant de ces dissemblables.
Checkpoints.
Ce n’est pas pour rien non plus que les régimes d’apartheid (institutionnalisés ou implicites) interdisent l’accès, préviennent la promiscuité, limitent les frictions, et régulent la mobilité, selon des critères raciaux. Je prendrais ici l’exemple des topographies urbaines (et rurales) organisées autour des checkpoints, lesquels sont rarement figurés sur les cartes de géographie. Cette absence est symptomatique de l’état d’esprit du cartographe, de sa participation au projet d’une construction d’un espace dépolitisé, fluidifié, réservé aux usagers privilégiés, abstrait donc. Étudiez les cartes du Kashmir par exemple, une des zones les plus militarisées au monde : vous n’y verrez pas les innombrables checkpoints qui parsèment l’espace – de même les plans d’Ürümqi destinés aux touristes, dans le Xinjiang Chinois, ressemblent à ceux de n’importe quelle aire urbaine moderne. En réalité, dans la vie quotidienne des autochtones Kashmiri, comme dans celle des Ouïghours, ces checkpoints marquent autant d’interruptions dans la mobilité. Si vous faites partie de l’ethnie pour la régulation de laquelle ces checkpoints ont été mis en place, alors ils signifient l’arrêt, le contrôle d’identité, et le risque de l’interrogatoire et de l’arrestation, voire de la torture, du viol et parfois de la mort. Ils sont des points d’exception à la loi, des lieux d’impunité de l’exercice du pouvoir, des manifestations omniprésentes de « l’État d’Urgence » permanent. Les figures emblématiques de la nécroplitique (pour rependre le concept d’Achille Mbembé). Ils recouvrent la ville d’une couche d’angoisse pour les subalternes visés par les politiques de ségrégation. Les Huan au Xingiang ou les Hindous au Kashmir, devant ces mêmes checkpoints, ne courent aucun risque : c’est même pour leur sécurité, c’est-à-dire pour garantir la non-promiscuité d’avec le corps suspect des musulmans, et leur propre liberté de mouvement, pour confirmer leur privilège en tant qu’ethnie dominante, que les checkpoints sont installés à tous les coins de rue. Empêchement des uns. Fluidité pour les autres. Ou, mieux encore, l’empêchement des uns garantit la fluidité des autres. Le checkpoint opère comme un filtre racial. Il (ethno-)racialise l’espace et les corps – encore une fois, gardons à l’esprit le sens actif de « racialisé ». Il politise l’espace, le découpe selon des lignes idéologiques et fantasmatiques. Il exclut en même temps qu’il inclut (selon une logique à l’œuvre aussi dans les réaménagements qu’on décrit sous le terme de « gentrification »).
Apartheids
Ces espaces d’apartheid institutionnels ou larvés ne sont pas l’apanage des régimes explicitement racistes ou des zones militarisés. Les démocraties n’en sont pas exemptes. On connaît les discriminations à l’entrée de certains espaces publics, à l’embauche, au logement, etc. Ces filtrages aux entrées fonctionnent tout à fait comme les checkpoints : ils autorisent ou refusent, empêchent ou facilitent. Il faut montrer « patte blanche » (« Montrez-moi patte blanche, ou je n’ouvrirai point » écrivait Jean de la Fontaine dans la fable « Le Loup, la chèvre et le chevreau »), refouler l’indésirable, l’ « inconvenient other » dont parle Lauren Berlant dans son ultime ouvrage (On the Inconvenience of Other People, 2022). La liste des indésirables, ou des « inconvenient », dont la seule présence suscite peur, dégoût, haine, ne se limite pas aux racisés : toutes celles et ceux dont le corps, le vêtement, la langue, le prénom, le nom, rendent suspect‧e‧s, auxquels s’attachent, se collent, comme le dit Sarah Ahmed (« stick »), et viennent adhérer les signes de la stigmatisation, vivent ce quotidien d’être perçu comme « embarrassants ». Votre corps dérange, non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’un autre en perçoit, qui « se sent perturbé et dérangé ». Et c’est précisément dans la répétition sociale de cette expérience de « dérangement » que s’opère comme le dit Franz Fanon, cette modification du « schéma corporel » qui, « attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial »
Répétition
J’insiste sur l’importance de la répétition de l’expérience quotidienne vécue de la racialisation (et des autres stigmatisations, qui affectent les « corps qui dérangent »), dans le courant des théories féministes queer, et notamment de ce qu’on appelle les Affects Studies, parce que le racisme n’est pas seulement une affaire de discours. S’il ne s’agissait que de cela, on pourrait comme tente de s’en convaincre l’enfant évoqué par Franz Fanon, « s’en amuser ». Le racisme n’est pas une abstraction, mais il s’incarne. C’est précisément la stratégie des promoteurs de la société post-raciale (quelles qu’aient été leur intention, bonne ou mauvaise) d’avoir abstrait de la question du racisme les récits de ses incarnations quotidiennes (ou de les avoir relégués dans la marge des témoignages, juste bons à émouvoir et indigner, comme des « fictions »). Les corps, les âmes, les sujets eux-mêmes, dans leur plus profonde intimité, sont affectés, pas seulement les idées. Pour autant, ces idées s’incarnent et fabriquent l’expérience vécue, en se répandant comme signes, stigmates, émotions, affects, à la surface même des corps. Formant comme un écran qui s’interpose dans la relation et la détermine, l’appauvrit, voire l’interdit : la couleur, l’odeur, le bruit, ne viennent pas des corps mais de l’appareil épistémique qui enveloppe ces corps soumis à la perception du raciste.
Le récit vient d’ailleurs, de la White Nation, du Suprématisme Blanc (conscient ou inconscient, revendiqué ou pas), il est importé dans l’expérience et assigne le corps à cette différence a priori par la projection sans cesse répétée des signes, affects et émotions devenus le véhicule des idées racistes dans le monde sensible. Sarah Ahmed insiste sur cette répétition. Une expérience isolée ne suffit pas à « devenir noir ou musulman » (vous compléterez la liste, fort longue : elle ne suffit pas à non plus, ont dit et répété les féministes, à « devenir une femme » au sens où ce « une femme » est « conçu » par les masculinistes et structurellement inscrit dans l’organisation sociale, économique, morale et politique, etc.)
Ceux qui croient, ou continuent de croire à cette fable de la société post-raciale, où le racisme ne serait plus qu’une idée abstraite, une lubie d’extrémistes, et les « actes racistes » que les anomalies déplorables, mais exceptionnelles, émanant de quelques individus incorrigibles, cette fable instaurée précisément par les biopolitiques et les nécropolitiques, pour passer sous silence, refouler et minimiser, la dimension structurelle du racisme dans l’organisation capitaliste du monde, ceux-là ne vivent certainement pas dans la peau d’un‧e racisé‧e.
NB : On pourrait aller plus loin, en faisant écho aux réflexions de Laurent Berlant notamment en décrivant comment, même celle ou celui qui n’est pas raciste, c’est-à-dire qui n’est pas dérangé par le corps de l’autre, n’en est pas moins épargné, bien souvent, par les signifiants racistes – il ou elle ne peut s’empêcher d’être hanté par le récit “qui s’accole” à la surface de la rencontre des corps. Cela peut se traduire, à l’inverse du rejet ou de l’écart du raciste, par une affection ostentatoire, plus marquée en tous cas, que s’il s’agissait d’un autre sans la surdétermination raciale.
NB(2) : Il me semble que dans les années 70/80, et notamment sous l’impulsion d’associations militantes (SOS Racisme par exemple en France), le problème du racisme était médiatisé d’abord dans ce qu’on pourrait appeler des collections de témoignages. On collectait et rendait publique des “situations vécues” au quotidien, les cas de discriminations, etc… Certaines associations aujourd’hui continuent de constituer ces “archives”, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles ne sont ni encouragées par l’État, ni relayées par les médias de masse.
C’est qu’entre temps a été instauré ce qu’on a appelé (notamment dans le courant des Critical Racial Studies) “la société post-raciale“. Je recopie ici deux paragraphes d’un texte que j’ai publié récemment à ce sujet :
De fait, comme le disent beaucoup de chercheurs des Critical Racial Studies, à commencer par David Theo Goldberg, le récit multiculturaliste ou, si l’on préfère, de l’avènement d’une société « post-raciale » (prétendant que le racisme était bel et bien derrière nous, emporté par cet autre récit, plus global, d’un progrès irrésistible des valeurs humanistes etc, etc.), ce récit a obscurci (avec les meilleures intentions du monde certes) la manière dont nos sociétés demeuraient structurellement racistes – en faisant passer dès lors toute manifestation de racisme pour un épisode exceptionnel, une aberration, un regrettable excès, une déviance passagère (le fait d’un citoyen mal informé, mal éduqué, dont le délire momentané ne signifie rien d’autre que l’acte impulsif d’une brebis galeuse – et ne devrait surtout pas dévoiler quoi que ce soit du « système »).
On s’est rendu aveugle à la persistance structurelle du racisme, dans les inégalités socio-économiques, les institutions, jusqu’à, d’une manière somme toute extraordinaire, écarter du domaine du racisme les politiques migratoires, l’édification violente, sanglante, létale, de la forteresse européenne. Comme si ces corps noyés dérivant dans la méditerranée ou la Manche, n’avaient rien à voir avec le racisme (les catégories du « migrant », du « demandeur d’asile », du « réfugié », venant oblitérer leur caractère racial). Sans parler du harcèlement continu et quotidien des racisés dans ce pays, de la violence sélective des forces de l’ordre, des discriminations persistantes – transformant certaines enclaves en ghettos, en zones d’exception où règne un apartheid larvé à l’abri du regard des blancs.
On pourrait m’objecter que les gouvernements (pas seulement en France), tiennent au contraire des statistiques précises sur les actes d’agression et de violence à caractère antisémite, et ce depuis l’attaque perpétrée par le Hamas en octobre 2023. Sauf que, de manière très symptomatique, ce décompte n’est pas présenté comme élément à charge prouvant la persistance du racisme en France. Au contraire, dans l’agenda “post-racial” (auquel plus grand monde ne croit sincèrement) des gouvernants, il s’agit ni plus ni moins que d’effacer les agressions racistes “habituelles, qui sont le quotidien de bien des personnes “de couleur” et/ou les musulmans, en mobilisant certains victimes au détriment des autres. Ces choix raciaux qui font le partage de manière sinistre entre un racisme tolérable (parce que passé sous silence, occulté) et un racisme intolérable (qu’on met en avant), n’ont rien de nouveau. Il s’agit toujours de constituer un “nous”, et cette constitution, ici envisagée au niveau d’un récit “national”, opère de manière sélective, inclut et exclut dans le même mouvement. Certains doivent être sauvés et défendus parce qu’ils appartiennent à la nation – d’autres peuvent être occultés et punis parce que leur présence sur le sol national est problématique (tout musulman, depuis le 11 septembre 2001, est considéré d’emblée comme une menace potentielle, ce pourquoi son appartenance à la nation ne va plus du tout de soi). J’illustre souvent cette procédure d’inclusion/exclusion en prenant l’exemple de la manière dont les Irlandais sont “devenus blancs” :
Dans la Grande-Bretagne victorienne, la blancheur ne conférait pas, a priori, la civilisation. Comme pour les Afrikaners, le monde racial britannique ne se contente pas de dépeindre les Irlandais comme des êtres inférieurs, mais les déshumanise parfois à l’aide d’images proches de celles des singes. Ce vitriol transcende les appartenances politiques. D’un côté, Friedrich Engels admire la résistance irlandaise mais, d’un autre côté, reproche aux immigrants irlandais d’avoir grandi presque sans civilisation et d’avoir contaminé la classe ouvrière de la révolution industrielle. À l’autre extrémité, Benjamin Disraeli a déclaré que les Irlandais “haïssent notre île libre et fertile. Ils détestent notre ordre, notre civilisation, notre industrie entreprenante… notre religion pure. Cette race sauvage, insouciante, indolente, incertaine et superstitieuse n’a aucune sympathie pour le caractère anglais….Leur histoire décrit un cercle ininterrompu de bigoterie et de sang”.
(Caroline Elkins, Legacy of Violence: A History of the British Empire)
M’engageant sur ce terrain miné en ce moment, je dois préciser deux choses (à une autre époque, je n’aurais même pas eu besoin de la préciser, tant c’était évident. Le contexte actuel est tellement irrationnel qu’il vaut mieux clarifier ici mes positions).
Premièrement : il fait peu de doute que les actes antisémites aient effectivement augmenté en France depuis octobre 2023 comme le rappelle régulièrement le Ministère de l’Intérieur. Certains de ces actes s’inscrivent dans un antisémitisme persistant dans les sociétés européennes, notamment à l’extrême droite. Le problème, concernant les chiffres du Ministère, c’est de savoir ce qui est mesuré exactement et quels sont les critères qui permettent de qualifier l’antisémitisme : il ne faut pas être grand clerc ici pour deviner comment ce “thermomètre” est instrumentalisé afin d’inclure dans la liste toutes les prises de position, même simplement discursives, dans la question palestinienne (par exemple dénoncer le caractère génocidaire de la guerre menée par le gouvernement israélien d’ultra-droite et explicitement raciste). La qualification antisémite de bien des éléments “collectés” par le Ministère pose certainement problème. Mais les médias de masse ne se posent que rarement se genre de problèmes.
Secondement, les juifs, durant des siècles, ont vécu dans leur chair (et à la surface de leur corps) ce que j’ai essayé de décrire dans le texte ci-dessus concernant l’expérience du racisme. Cette expérience de racialisation, par laquelle on se découvre soudain (ou qu’il est rappelé, de manière répétée), sous le regard stigmatisant de l’autre, appartenant à une “race”, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils/elles la connaissent, sous un mode absolument tragique. Comme le corps et l’âme noirs héritent de l’histoire de l’esclavage, le corps et l’âme des hommes et des femmes juifs héritent aussi d’une histoire qui a commencé bien avant la Shoah et a continué bien après. Ce ne sont pas les mêmes histoires, mais d’un point de vue phénoménologique, ou, disons, de l’expérience de racialisation vécue, ces mises à l’écart, ces distances prises avec dégoût par le raciste alors qu’on se trouve confiné dans le même espace, les discriminations, l’apartheid explicite ou implicite, tous les racisés l’ont en partage.
Qu’on me comprenne bien: il n’est pas question ici de rabattre toute l’histoire du racisme (et son présent), sous un même schème universel qui effacerait les infinies différences de l’existence sous des régimes racistes. Ce qu’ont vécu et vivent encore les Rohingyas en Birmanie, les habitants du Kashmir sous la férule du colonialisme nationaliste Hindou, les Ouïghours sous le régime totalitaire instauré par le pouvoir Chinois, ou les Palestiniens soumis à la violence infinie du gouvernement israélien (violence qui ne date pas d’hier), toutes ces modalités du racisme ne reposent pas sur les mêmes narratifs necropolitiques. Mais l’expérience quotidienne de racialisation n’en reste pas moins jusqu’à un certain point commune, comme en témoignent bien des récits produits par les personnes qui sont soumises à cette racialisation.
15.11.2024 à 21:28
Note aux médias anti-Trump et anti-Musk qui ne quittent pas Twitter
danah
Texte intégral (1012 mots)
(Coup de calcaire daté du 15 novembre 2024 : j’espère que ces médias que je cite auront déserté X/Twitter après un temps de réflexion, disons, dans les semaines à venir)
Alors, comme je suis un garçon perfide.. je constate que la plupart des médias ont (bien timidement) relayé l’information comme quoi The Guardian ou Vanguardia, NPR aux States depuis déjà avril 2023, désertaient Twitter.
Parmi lesquels bien des médias de “gauche” et/ou qui crachent sur Trump et son idéologie depuis des lustres.
Et qui sont encore, à l’heure où je vous parle, encore sur Twitter.
Qui publient donc gentiment des messages anti-Trump sur une plate-forme dirigée par Elon Musk et ses copain masculinistes suprématistes blancs.
Aux tendances fascistes assumées.
ALORS QUOI ???
On se réveille ?
Ou pas.
Je vais vous dire, jusqu’à ce que les choses aient changé, je décide de ne plus relayer d’articles de ces médias de gauche qui n’ont pas encore quitté Twitter (vous aurez votre liste mais, au hasard : salut Libé, salut Blast, salut Basta !, salut le Monde Diplomatique, l’Humanité, Mediapart, Politis, et j’en passe et des meilleurs, ou des moins pires !). Et de les boycotter.
La dissonance cognitive, ça les empêche pas de dormir en tous cas.
PS : je m’en tape le coquillard qu’ils ouvrent ou pas un compte ailleurs ou sur Mastodon, mais Twitter, non. Là c’est pas possible.
Et ça vaut aussi pour les mouvements politiques de gauche, les mouvements antifascistes, féministes, etc… Et leurs militants !
J’arrive même pas à imaginer comment ils font dans les salles de rédac ou dans les officines des partis pour continuer à publier leur entrefilets sur Twitter. Je comprends pas. Dénoncer le Diable sur le réseau qui appartient au Diable. Et si les USA sombrent dans le fascisme, ils seront encore là à écrire sur Twitter : “o la la, regardez, les USA sombrent dans le fascisme !” Y’aurait eu Twitter dans l’Allemagne ou l’Italie des années 30, les mecs seraient encore inscrits ?? (enfin non, tout les gens de gauche étaient soit mort, soit emprisonné, soit en exil, soit se cachaient, c’est vrai..)
C’est juste débile.
Les mêmes zigopuces qui te publient de longs articles sur la résistance au fascisme, la révolution anticapitaliste, la lutte contre les idées d’extrême droite, et qui sont incapables de commencer eux-mêmes pas RENONCER – ô !! quel drame, renoncer, quel sacrifice, quel héroïsme !!, à ces plates-formes qui incarnent précisément la puissance des ennemis qu’ils prétendent combattre..
Ben je vous dis, la résistance, la révolution, la lutte, faudra pas trop compter sur eux quand même hein…
Alors je suis sans doute vieux jeu, et trop influencé par la philosophie grecque antique (“le sage se voit à la manière dont il mène sa vie, en accord avec ses pensées) ou les philosophes engagé.e.s du siècle dernier, mais joindre la parole aux actes, considérer que ce qu’on dit a du sens et doit se traduire dans le réel, pour moi, ça compte voyez-vous. Et vos putains de xxxxx followers sur twitter, Facebook et toutes ces merdes, qu’ils les gardent : ce sera désormais sans moi.
NB :
Et vous croyez que les suprématistes blancs en ont quelque chose à cirer de la présence de médias de gauche sur Twitter ? Ou que la présence de ces médias de gauche sur Twitter (le supposé “contre-pouvoir qui agit de l’intérieur des enfers) change quoi que ce soit au succès des extrêmes droites partout dans le monde ? Si tel était le cas, comment ça se fait que Trump vient d’être élu triomphalement, en partie grâce à ses soutiens sur les réseaux ?
Comme disait un vieux professeur de philosophie : la preuve du pudding, c’est qu’on le mange. Quand bien même certains illuminés ont été assez naïfs (ou malhonnêtes) pour se raconter cette jolie histoire de “la résistance à l’intérieur du système”, et y croire !, ben ils peuvent aujourd’hui reconnaître qu’ils avaient tort, que ça n’a pas marché, qu’il est grand temps de faire autre chose.
Mais là je m’en branle en fait de ces stratégies pourraves et ces justifications de lâches : parce que, la preuve, c’est que ça n’a pas marché, c’est le moins qu’on puisse dire. Demain, l’AfD va taper dans les 30% aux légilsatives en Allemagne, en 2027, le Rn aura un président en France, et on sera encore là à se toucher la nouille en se disant : oui, mais peut-on abandonner Twitter ?
J’imagine des gens comme Sartre et Beauvoir, Adorno, Foucault, Baudrillard, etc.. dans une telle situation ! ça n’aurait pas fait un pli, y’a longtemps qu’ils auraient publié des tribunes bien plus dures que celle que je publie ci-dessus.
On s’est fait nické, mais alors gravement. Et on est ridicule. Les mecs, là, à l’extrême droite, les Musk, les TRump, ils doivent se fendre la poire en voyant tous ces soi-disant opposants poster des messages sur Twitter.
C’est quand même pas compliqué (parfois, pas toujours) de s’accorder avec ses idées. Certains, et pas des moindres (The Guardian, c’est pas n’importe quel média quand même !) l’ont fait.
14.11.2024 à 19:43
Some thoughts on the (speculative) political significance of the 4B movement’s slogans.
danah
Texte intégral (1897 mots)
Two remarks on the American post-Trump version of the 4B movement (I’m leaving aside the “original” South Korean version, which takes place in a different – and very interesting – context).
You might want to read for starters (among many other gateways) @emmiehine’s very thought-provoking piece on her blog:
https://dair-community.social/@emmiehine/113475534341120269
https://ethicalreckoner.substack.com/p/er-32-on-womens-communes-and-the
In particular, Emmie looks back at the experiences of lesbian separatism in the 60s and 70s, and what she calls a “communal” movement – this “boycott of men” resulted in exile “outside men’s society”. Obviously, the current movement, in reaction to Trump’s election, but, long before that event, to the now-mainstream masculinist discourses in the US (and elsewhere), is unfolding above all on the internet. which Emmie Hine sees as an advantage:
“4B has an advantage over the commune movement because it is virtual, and that means it will stay with us. A movement that exists online rather than in isolated rural communes can simmer unnoticed by most for a long time until the algorithm resurfaces it and brings it back into the public consciousness. And as a form of virtual separatism, a way to cope via meme, it’s likely to persist.”
I’ve read quite a few texts and messages from activist circles: inevitably, a lot of issues emerge, sometimes leading to aporias that I feel are crucial at a time when identities and sexualities – what we might call worlds of desire – are being recomposed. They are part of an already long and complex history (on this subject, I always recommend reading this text by Sarah Ahmed, and her books!, on the relevance of feminist reflections from the “past”: https://feministkilljoys.com/2014/04/08/dated-feminists/ ), but also respond to the current context: the violence that is not only verbal, but also physical, social, economic and political, unfolding in the promises of American white supremacists (and not only them). Admittedly, as I often say, Trump and his clique are merely making explicit the structural violence on which patriarchal capitalist society rests (the model of the “middle-aged white man” as Senator J. Howard in 1866: https://outsiderland.com/danahilliot/le-type-representatif-de-la-race-humaine/), but this now unabashed affirmation increases the threat to all subalterns and the “already oppressed”, and women in the first instance.
I’d just like to add two reflections, which appear in filigree in the comments I’ve read here and there, and which make this movement, at least in theory, or from a speculative political perspective, a brilliant and truly incisive offensive against both the capitalist machine and white supremacism. It touches them at the heart, if we can speak of heart here, at the very heart of the ideology that structures them.
1. Let’s start with white supremacist ideology. One of the obsessions of white supremacists (in the United States, but also in Europe: Anders Breivik and Renaud Camus are sinister examples of this, inspiring American theorists as Alexander Laban Hinton reminded us in It can happen here, White Power and the Rising Threat of Genocide in the US, NYU, 2021, a work that resonates terribly today: https://outsiderland. com/danahilliot/suprematisme-blanc/) is the reproduction of the white race, which they address through themes such as the birth rate (and its corollary, abortion rights), demographics, “migratory submersion”, the celibacy of white males, the loss of male hegemony, “deviant” sexualities, the invocation of a “natural” order of things, etc., etc., etc. The future of the white race is threatened by the sexual power attributed to racialized others – this theme of irrepressible (and irresistible) impulses attributed to black bodies is a cliché of slave literature – and, as Saidiya Hartman has shown in her masterpiece Scenes of Subjection, it legitimizes both the “threat” to the damaged reproductive capacity of white bodies, but also the systemic rape of black women by plantation owners (Cf. my presentation: https://outsiderland.com/danahilliot/saidiya-hartman-scenes-of-subjection-extraits-traduits/).
Note that this anxiety about the animal/desirable body of the other, which translates into its inverted projection (or “projective identification”, in Melanie Klein and W.R. Bion’s theory) as a radically “undesirable” body (“inconvenient other”, as Laurent Berlant would say), now focuses not only on the black body, but also on that of other racialized people (designated as Muslims, Latinos, etc.). It’s easy to see why Incels, those single men who can’t find a “woman”, find their place on the list of racial supremacist martyrs: they are the victims of both women’s indifference towards them and a rival seductive power: that of racialized bodies. These others with their irresistible sexuality threaten, as we can read explicitly in certain texts, not only white women who “allow themselves to be seduced” (no doubt because of their “lustful nature”), but also white men, condemned to solitude, that is, to renounce contributing to the reproduction of the race (to be understood here in the sense of a reinforcement of a genetic heritage – admittedly completely fantasized, like everything the supremacists say). I won’t go any further in describing the fabulous narrative (in the sense of a myth) of racial supremacism. But these few aspects are enough to understand why the slogans of the 4B movement constitute a particularly pertinent response, both brutal and ironic, to the sexualist delusions of the white nation. Beyond the refusal to procreate with males (in general, of course), the refusal to enter into relationships with all males, as a matter of principle, directly affects the narcissism of the white supremacist male, which has already been wounded to the quick: it’s not even rivalry with other, more attractive males that’s at stake, but a renunciation of entering into this narrative of the reproduction of the species, which is not just natalistic, but, even more profoundly, cultural. We need to be able to live, say activists, apart from masculinist culture. It’s an intensely deceptive motion: we women are no longer interested in playing the roles you, males, expect of us: the functions of care, generally speaking – taking care of you, your useless penises and worried souls, your children, your culture, consoling you, reassuring you, giving you pleasure and so on. This is exactly what terrifies the white supremacist male: that we no longer love them, that we prefer another man, or, even worse, another woman !
2. How does this offensive by the 4B movement also touch on a crucial point, and even the Achilles’ heel, of the capitalist system? Because it undermines that hidden part of the capitalist machinery, the part of “reproduction”, i.e. women’s unpaid work, the care they take of their offspring – which is destined, in fine, to supply the workforce needed by the capitalist Leviathan, but not only: all the work that can be grouped under the concept of “care”, which I won’t go into here, but which has been a central theme of the feminist perspective since at least the 1980s. The first outline of the revelation of “reproductive labor” can be found in Marx’s Capital, and you can read a remarkable synthesis of these issues in the little book by eco-feminist Stefania Barca that I mentioned here:
Refusing to have children, and to participate more broadly in the “society of men”, to the point of not associating with them, for example, in the world of work, no longer taking care of them (and, very concretely, no longer providing them with the “narcissistic consolation” without which he risks sinking into depression, for example, and no longer be in a position to take their place socially and economically), undoubtedly “ruins” many men, leaving them helpless in the face of tasks they avoid performing within the gendered division of labor. And, even more profoundly, it would jeopardize that secret and carefully concealed spring of capitalist accumulation, one of the resources that capitalists monopolize without paying a penny: women’s unpaid work (which, as we all know, goes far beyond caring for the future exploited). Here again, the radical program of the 4B movement (or Lysistrata, as it’s also known in the USA, in reference to Aristophanes’ comedy) hits the nail on the head (consciously or unconsciously, depending on the feminist culture of the activists).
(NB: the logic of racial suprematism, I would point out, is not specific to “white-skinned” populations – it can be found at work in India with the politics of Hindutva (nationalist Hinduism) – the violence of which can be seen, for example, in the oppressive regime to which Muslims are subjected, in Kashmir, in China with the primacy given to the Hans, and the racialization of Muslim populations, notably the Uyghurs, in Xinjiang, or in Israel, where a terrifying genocide is being carried out in the name of racial hierarchy. And in other parts of the world).
(NB 2: the refusal to participate in the great game of reproduction is at the very principle of the queer “position” (or “non-position”, deliberately mobile and precarious). I learned this by reading queer feminists, Lauren Berlant, Sarah Ahmed and many others. I summarized my point of view in an article here:
“when I speak of non-reproduction here, it’s not just about embarrassing the distribution of gendered identities, or disrupting sexual crispations, but also, for example, the refusal to integrate into the system of wage exploitation, the refusal to become a disposable, disposable commodity, like the precarious worker of the neoliberal wage system, the refusal of social and racial hierarchies, the desire to de-familiarize what seems to be taken for granted, the sacredness of the family, of patriarchy, of spaces of apartheid. It means making one’s life a work designed to undermine norms, to create uncertainty and doubt, but also new joys, surprising interruptions that suspend the course of social time, opening up other paths, other possible ways of inhabiting the world, deploying other sources of wealth, more and better desiring.
This is what I call the refusal of reproduction (for example, it’s not so much a question of “not having children”, as of refusing to increase the herd exploitable by capitalism)”.
https://outsiderland.com/danahilliot/paradoxe-du-spectacle-queer/
14.11.2024 à 18:33
Quelques réflexions sur la portée politique (spéculative) des slogans du mouvement 4B.
danah
Texte intégral (2159 mots)
Deux remarques sur le mouvement 4B version américaine post-trump (je laisse de côté la version “originale” sud-coréenne, qui s’inscrit dans un contexte différent – et très intéressant).
Vous pourriez lire pour commencer (parmi beaucoup d’autres portes d’entrée) le texte très stimulant de @emmiehine sur son blog :
https://dair-community.social/@emmiehine/113475534341120269
https://ethicalreckoner.substack.com/p/er-32-on-womens-communes-and-the
Emmie revient notamment sur les expériences de séparatisme lesbien dans les années 60/70, et ce qu’elle appelle un mouvement « communal » – ce « boycott des hommes » s’est traduit par un exil « hors de la société des hommes ». Évidemment, le mouvement actuel, en réaction à l’élection de Trump, mais, bien avant cet évènement, aux discours masculinistes désormais mainstream aux États-Unis (et ailleurs), se déploie avant tout sur internet. ce qu’Emmie Hine considère comme un avantage :
« 4B has an advantage over the commune movement because it is virtual, and that means it will stay with us. A movement that exists online rather than in isolated rural communes can simmer unnoticed by most for a long time until the algorithm resurfaces it and brings it back into the public consciousness. And as a form of virtual separatism, a way to cope via meme, it’s likely to persist. »
J’ai lu pas mal de textes ou de messages provenant des groupes activistes militantes : inévitablement, beaucoup de problématiques émergent, qui débouchent parfois sur des apories à mon sens cruciales à l’époque où se recomposent les identités et les sexualités – ce qu’on pourrait appeler les mondes du désir. Elles s’inscrivent à la fois dans une histoire déjà longue et complexe (je conseille toujours à ce sujet de lire ce texte de Sarah Ahmed, et ses livres !, sur la pertinence des réflexions féministes du “passé” : https://feministkilljoys.com/2014/04/08/dated-feminists/), mais répondent aussi au contexte actuel : la violence non seulement verbale, mais aussi physique, sociale, économique et politique qui se déploie dans les promesses des suprématistes blancs américains (et pas qu’eux). Certes, comme je le dis souvent, Trump et sa clique ne font que rendre explicite la violence structurelle sur laquelle repose la société capitaliste patriarcale (le modèle de « l’homme blanc d’âge mûr » comme disait le Sénateur J. Howard en 1866 : https://outsiderland.com/danahilliot/le-type-representatif-de-la-race-humaine/), mais cette affirmation désormais décomplexée accroît la menace qui pèse sur tous les subalternes, les « déjà opprimé.e.s », et les femmes en premier lieu.
Je voudrais juste ajouter deux réflexions, qui apparaissent d’ailleurs en filigrane dans les propos que j’ai lus ici et là, et qui font de ce mouvement, au moins en théorie (dans une perspective politique “spéculative “), une offensive géniale et réellement incisive portée à la fois contre la machine capitaliste et le suprématisme blanc. Il les touche au cœur, si l’on peut parler de cœur ici, au cœur même de l’idéologie qui les structure.
1. Commençons par l’idéologie suprématiste blanche. Une des obsessions des suprématistes blancs (aux États-Unis, mais aussi en Europe : Anders Breivik ou Renaud Camus en sont de sinistres exemples, qui inspirent d’ailleurs les théoriciens américains comme le rappelait Alexander Laban Hinton, It can happen here, White Power and the Rising Threat of Genocide in the US, NYU, 2021, ouvrage qui résonne aujourd’hui d’une manière terrible : https://outsiderland.com/danahilliot/suprematisme-blanc/), c’est la reproduction de la race blanche, qu’ils déclinent sous l’angle de thèmes comme la natalité (et son corollaire, le droit à l’avortement), la démographie, la « submersion migratoire », le célibat des mâles blancs, la perte de l’hégémonie masculine, les sexualités « déviantes », l’invocation d’un ordre « naturel » des choses, etc, etc. Le futur de la race blanche est menacé par la puissance sexuelle attribuée aux autres racisés – cette thématique des pulsions irrépressibles (et irrésistibles) attribuées aux corps noirs est un cliché de la littérature esclavagiste – et, comme l’a montré Saidiya Hartman dans son chef-d’œuvre, Scenes of Subjection, il légitime à la fois la « menace » qui pèse sur la capacité lésée de reproduction des corps blancs, mais aussi le viol systémique des femmes noires par les propriétaires de plantations (Cf ma présentation : https://outsiderland.com/danahilliot/saidiya-hartman-scenes-of-subjection-extraits-traduits/).
On notera que cette angoisse du corps animal/désirable de l’autre, qui se traduit par sa projection inversée (ou « identification projective” pour reprendre la terminologie de Melanie Klein et W.R. Bion) dans un corps éprouvé comme radicalement « indésirable » (« inconvenient other », dirait Laurent Berlant), se porte désormais non pas seulement sur le corps noir, mais aussi celui des autres racisés (désignés comme musulmans, latinos, etc.). On comprend pourquoi les Incels, ces hommes célibataires qui ne trouvent pas de « femmes », ont pris place dans la liste des martyrs du suprématisme racial : ils sont les victimes à la fois de l’indifférence des femmes à leur égard et d’une puissance séductrice rivale : celles des corps racialisés. Ces “autres” à la sexualité irrésistible menacent, comme on peut le lire explicitement dans certains textes, non seulement les femmes blanches qui se « laissent séduire » (en raison sans doute de la « nature lascive »), mais aussi les hommes blancs, condamnés à la solitude, c’est-à-dire, à renoncer à contribuer à la reproduction de la race (qu’il faut entendre ici au sens d’un renforcement d’un patrimoine génétique – certes complètement fantasmé, comme tout ce que racontent les suprématistes). Je n’irai pas plus loin dans la description du récit fabuleux (au sens d’un mythe) du suprématisme racial. Mais ces quelques aspects suffisent à comprendre pourquoi les slogans du mouvement 4B constituent une réponse particulièrement pertinente, à la fois brutale et ironique, aux délires sexualistes des Thuriféraires de la white nation (les suprématistes sont littéralement obsédés par la sexualité, comme les puritains). Au-delà du refus de procréer, le refus d’entrer en relation avec tous les mâles, par principe, touche directement le narcissisme, déjà largement blessé à vif, du mâle blanc suprématiste : ce n’est même plus la rivalité avec d’autres mâles plus séduisants qui est en jeu, mais le fait que les femmes blanches puissent renoncer à entrer dans ce narratif de la reproduction de l’espèce, narratif pas seulement nataliste, mais, plus profondément encore, culturel. On doit pouvoir vivre, affirment les militantes, à l’écart de la culture masculiniste. C’est une motion déceptive intense : nous, les femmes, ne sommes plus intéressées pour jouer les rôles que vous les mâles voulez nous faire jouer : assumer les fonctions du care – prendre soin de vous, de vos pénis inutiles et de vos âmes inquiètes, de vos enfants, de votre culture, vous consoler, vous rassurer, vous donner du plaisir, etc. C’est exactement ce qui terrifie le mâle suprématiste blanc : qu’on ne les aime plus, qu’on leur préfère un autre, ou, pire encore, une autre !
2. En quoi cette offensive du mouvement 4B touche-t-elle aussi un point crucial, et même le talon d’Achille, du système capitaliste ? Parce qu’il révèle l’importance cette part occultée de la machinerie capitaliste, la part de la « reproduction », c’est-à-dire le travail non payé des femmes, le soin qu’elle prenne à leur progéniture – laquelle est destinée, in fine, à alimenter la main d’œuvre dont a besoin le Leviathan capitaliste, mais pas seulement : tout le travail qu’on peut ranger sous le concept de « care » que je ne détaillerai pas ici, mais qui constitue un thème central de la perspective féministe depuis au moins les années 80. On trouve la première ébauche de la révélation du « travail de reproduction » dans le Capital de Marx, et vous pourrez lire une remarquable synthèse sur ces questions dans le petit livre de l’éco-féministe Stefania Barca dont j’ai parlé ici :
Refuser de faire des enfants, et de participer plus largement à la « société des hommes », jusqu’à ne pas les fréquenter par exemple dans le monde du travail, ne plus prendre soin d’eux (et, très concrètement, ne plus leur fournir la « consolation narcissique » sans laquelle il risque de sombrer dans la dépression par exemple, et ne plus être en mesure de tenir leur place socialement et économiquement), c’est « ruiner » sans doute beaucoup d’hommes, les laisser désemparés devant des tâches qu’ils évitent d’accomplir dans le cadre de la division du travail sexué (ce qui mettrait en danger leur virilité déjà fort précarisée). Et, plus profondément encore, mettre en péril ce ressort secret et soigneusement occulté de l’accumulation capitaliste, une des ressources que s’accapare sans rien débourser le capitaliste, le travail non payé des femmes (qui va bien au-delà, on l’aura compris, du fait de prendre soin des futurs exploités). Là encore, le programme radical du mouvement 4B (ou Lysistrata, comme on l’appelle aussi aux USA, en référence à la comédie d’Aristophane) touche juste (consciemment ou inconsciemment, selon la culture féministe des militantes).
(NB : la logique du suprématisme racial, je le signale, n’est pas spécifique aux populations « blanches de peau » – on la trouve à l’œuvre en Inde avec la politique de l’hindutva (l’hindouité) – dont la violence se manifeste par exemple dans le régime d’oppression auxquels sont soumis les musulmans, notamment au Kashmir, en Chine avec la primauté accordée notamment aux Hans, et la nécropolitique appliquée aux populations musulmanes, notamment les Ouïghours, au Xinjiang, ou encore en Israël, où se déploie au nom de la hiérarchie raciale un génocide terrifiant. Et en d’autres endroits du monde.)
(NB 2 : le refus de participer au grand jeu de la reproduction est au principe même de la position (ou de la non-position, délibérément mobile et précaire) du queer. Je l’ai appris en lisant les féministes queer, Lauren Berlant, Sarah Ahmed et bien d’autres. J’avais résumé mon point de vue dans un article ici :
« quand je parle de non-reproduction ici, il ne s’agit pas seulement d’embarrasser la distribution des identités genrées, ou de perturber les crispations sexuelles, mais aussi, par exemple, le refus de s’intégrer dans le système de l’exploitation salariale, le refus de devenir une marchandise, disposable, jetable, comme le travailleur précaire du salariat néolibéral, le refus des hiérarchies sociales et raciales, la volonté de dé-familiariser ce qui semble aller de soi, la sacralité de la famille, du patriarcat, les espaces d’apartheid. C’est faire de sa vie une œuvre destinée à saper les normes, fabriquer de l’incertitude, du doute, mais aussi des joies nouvelles, des interruptions surprenantes, qui suspendent le cours du temps social en ouvrant d’autres sentiers, d’autres manières possibles d’habiter le monde, déployer d’autres sources de richesses, plus et mieux désirantes.
C’est ce que j’appelle le refus de la reproduction (par exemple, il ne s’agit pas tant « de ne pas faire d’enfants », que de refuser d’augmenter le cheptel exploitable par le capitalisme) »
https://outsiderland.com/danahilliot/paradoxe-du-spectacle-queer/
)
12.11.2024 à 15:25
Nécropolitiques
danah
Texte intégral (925 mots)
Necropolitiques
Je n’arrête pas de penser aux livres d’Omer Bartov aujourd’hui. (mais c’est chez moi un très vieux cauchemar. Enfant déjà, j’étais terrifié par la possibilité du lynchage : dans la cité HLM où j’ai grandi, je vivais dans la crainte – et cette angoisse ne m’a jamais quitté : “quite an experience to leave in fear isn’t it ?”)
Comme beaucoup d’autres ici, chaque jour que le diable fait, j’essaie de démonter la structure du capitalisme global, d’en extraire l’idéologie sous-jacente, qu’un Trump et que les leaders d’extrême droite nationaux populistes ne font que rendre explicite.
Ce qui est toujours occulté dans le narratif mainstream des capitalistes (démocrates ou pas) : ses articulations racistes, masculinistes, coloniales, sans laquelle il n’y aurait jamais eu d’accumulation possible (et comme les eco-feministes, j’ajoute à la liste des exploités : les non-humains).
Encore occultée (et plus que jamais !) son Histoire, des plantations esclavagistes aux génocides coloniaux, à la déshumanisation délibérée des racisés, les accaparements, les spoliations, la longue et interminable, et certainement pas achevée, toujours présente, histoire de la violence, du viol, du massacre de masse, des bombardements et de la destruction.
Occulté toujours l’avidité extractiviste, et son pendant toxique, les déchets éternels, des mines antipersonnelles aux déchets radioactifs. Et la catastrophe climatique comme l’apogée de cette politique de la mort.
La logique profondément nécropolitique (expression que nous devons à Achille Mbembé) qui est au cœur du capitalisme : séparer soigneusement (par des barbelés, des forteresses, des zones d’apartheid) ceux qui seront sauvés, de ceux qui seront sacrifiés (précisément pour que les premiers soient sauvés) – le suprématisme banc n’est pas une lubie d’Anders Breivik, et la forteresse européenne n’a pas été fabriquée par des régimes fascistes, mais par des démocrates propres sur eux.
L’arrogance de l’universalisme moral dont se targuent les élites blanches, la vertu de l’homme blanc d’âge mûr multi-propriétaire, celui POUR QUI ce monde est conçu – rien d’étonnant puisqu’il l’a formé à son image.
Comme beaucoup d’autres, je m’efforce d’extraire du narratif lénifiant des élites ce sinistre récit.
Et j’essaie de comprendre pourquoi une partie croissante de la population (pas seulement en Occident) répond à cette politique de la mort en adoubant des leaders qui la rendent explicite – cette nécropolitique qui, dans le narratif mainstream, est soigneusement occultée.
Je vous passe ici les hypothèses (elles sont plurielles et vous les connaissez toutes, et surtout, elles s’inscrivent dans des histoires locales, des expériences régionales, et sont difficilement généralisables – oubliez la sempiternelle influence des médias s’il vous plait : je connais des tas de subalternes et de précaires qui regardent la télévision, mais ont toujours eu en horreur le racisme et le masculinisme, merci pour eux)
MAIS
Arrive un moment où ceux là-même qu’on s’efforçait de comprendre, et qu’avec une certaine arrogance il faut bien l’admettre, on dépouillait de leur “agency” (leur agentivité si vous voulez), et tout au moins de la possibilité d’une adhésion consciente et réfléchie à ces politiques de la haine (en la ramenant aux problèmes de structures), arrive un moment donc où cette compréhension prend fin. Parce qu’il faut juste les fuir. Ou les combattre. Ou succomber sous leur haine.
Quand les voisins soudain sont pris d’un accès de violence et s’en vont molester, détruire, lyncher. Quand vous êtes agressés sans prévenir dans la rue, devant vos gosses, et que personne ne lève le petit doigt pour vous défendre. Quand à l’aube, les policiers que vous saluiez hier encore dans la rue, viennent fracasser la porte d’entrée de votre appartement. Quand ils vous arrêtent pour un oui ou pou un non au checkpoint installé à l’entrée du quartier. Quand vous êtes convoqués au commissariat pour vous expliquer sur certains messages que vous avez publiés sur les réseaux ou votre blog. Quand presque partout on vous regarde comme un suspect, une menace, un être “inconvenient” comme dirait Lauren Berlant. Quand le simple fait d’aller d’un point A à un point B ressemble à une course d’obstacles, une série d’empêchements. Quand il faut toujours faire la preuve de je ne sais quelle loyauté envers je ne sais qui. Et surtout quand il faut se méfier de tout le monde, parce qu’ils sont vigilants, vous surveillent, et vous dénonceront dès qu’ils en auront l’occasion.
J’avais traduit ici un extrait d’un livre de Bartov sur ce qu’il appelle les “massacres communautaires” en Europe de l’Est, dans les années 30 et 40. Si vous avez le cœur un peu trop sensible, ne lisez pas cet extrait. Mais il dit bien ce que je veux dire. Et il ne s’agit pas là de divagations paranoïaques. Mais de faits. Historiques. Attestés.
11.11.2024 à 15:48
Terror Capitalism : sur un livre de Darren Byler au sujet des Ouïghours au Xinjiang
danah
Texte intégral (6698 mots)
Il existe une littérature désormais abondante sur la situation dramatique des Ouighours dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, la plus vaste de Chine : enquêtes journalistiques, témoignages, textes littéraires, travaux de chercheuses et de chercheuses. Le livre de l’anthropologue Darren Byler, Terror Capitalism, Uyghur Dispossession and Masculinity in a Chinese City, Duke University Press 2022, fera date pour au moins deux raisons. La première, c’est qu’il révèle l’ampleur du projet Chinois de re-colonisation du Xinjiang, le narratif qui l’accompagne, ses méthodes radicales et ses finalités. La seconde, c’est qu’il constitue une des études les plus intéressantes dans le domaine anthropologique sur l’importance de l’amitié (ici, l’amitié masculine entre les jeunes hommes ouïghours qui sont la cible principale de la violence de l’État) comme lien vital sous des régimes d’oppression.
Le système de gouvernance qui s’applique aux populations Ouïghours (et les autres minorités musulmanes originaires d’Asie Centrale) depuis une quinzaine d’années a toutes les caractéristiques d’une système totalitaire. Darren Byler le qualifie ainsi : une entreprise coloniale de repeuplement d’abord, qui incite les Hans à s’installer au Xinjiang pour contribuer à l’essor économique, extractiviste et industriel de la région, en échange d’avantages et de privilèges, à commencer par la mise à disposition d’une main d’œuvre corvéable à merci, à très bas salaire (voire sans salaire du tout quand il s’agit de travailleurs internés dans les camps). Ce repeuplement, qui s’accompagne de processus d’accaparement de l’espace et de gentrification (notamment dans la capitale, Ürümqi, et les grandes villes) se fonde sur un ethno-racisme institutionnalisé, qui cible les Ouïghours. Cette politique de ségrégation, d’exclusion et même d’enfermement des populations “natives”, qui se distingue fortement de ce qu’on observe dans d’autres contextes de “settler colonialism” (colonialisme de peuplement), où les “natives” sont ou bien tout bonnement exterminés, ou bien assimilés et déculturés (parfois les deux stratégies se succèdent dans le temps), vise à créer un réservoir de travailleurs dociles pour garantir le processus d’accumulation capitaliste. Le Xinjiang, de ce point de vue, est une incarnation de ce capitalisme des frontières (frontier capitalism), qui a pour originalité de se déployer au sein même de l’État Chinois.
L’autre aspect frappant de ce système d’oppression, c’est qu’il s’appuie sur une infrastructure non seulement policière, militaire et économique, mais aussi numérique. Comme on le lira dans les extraits suivants, le Xinjiang constitue un véritable laboratoire grandeur nature pour le déploiement des technologies de contrôle des populations et de surveillance généralisée. Je cite Darren Byler :
En Chine, l’introduction de discours sur le terrorisme mondial et la surveillance numérique a catalysé une nouvelle séquence de racialisation de l’ethnicité, rendant les corps et les biens des musulmans non chinois susceptibles de faire l’objet de formes intensifiées d’expropriation allant de l’occupation des terres et du déplacement à la détention de masse et à la collecte de données, en passant par la reconfiguration de la reproduction sociale dans des conditions de surveillance automatisée.
Le recours par la propagande chinoise au récit de la “guerre contre le terrorisme” ne doit pas nous étonner. Depuis la déclaration de cette guerre (potentiellement universelle) par G.W. Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, ce récit s’est répandu chez la plupart des gouvernements dans le monde (puisque c’est dans l’actualité, je rappelle que c’est au nom de la “war on terror“, que l’autocrate azerbaïdjanais Ilham Aliyev justifie l’annexion du Haut-Karabagh). La menace à détruire peut varier selon les contextes géographiques et historiques (sans parler des intérêts économiques), mais, dans une très large majorité de cas, les populations musulmanes sont visées, et pas seulement les minorités (c’est vrai même dans certains pays où l’Islam est la religion dominante). Dans le narratif de justification chinois, l’opportunité aura été fournie par des manifestation ayant dégénéré en émeutes de la part de certains groupes ouïghours en juillet 2009 (l’étincelle ayant été le lynchage de deux ouvriers à Shaoguan – mais la sinisation de la Province était déjà largement à l’œuvre à l’époque, marqué par la stigmatisation ethno-raciale, avec la précarisation de l’existence des familles ouïghours, forcées à la relégation spatiale par des politiques de gentrification croissante).
Le gouvernement chinois, comme on ne le sait que trop, maîtrise à merveille l’art de l’euphémisation. La mise en place du régime de terreur auquel sont soumis les populations musulmanes non-chinoises se traduit par exemple dans un récit de “réduction de la pauvreté”, qui prétend “améliorer” le sort de ces populations forcément arriérées – parce que musulmanes, parce que turcophones, parce qu’ethniquement et racialement différentes. La métaphore “médicale et thérapeutique” fait aussi partie du panel de la propagande et de l’euphémisation : les camps d’internement, où s’entassent dans des conditions abominables des prisonnier.es qui, dans leur immense majorité, n’ont aucune idée de la raison pour laquelle ils/elles ont été incarcéré.es, où il s’agit de briser littéralement l’esprit et le corps, sont décrits comme des camps de “ré-éducation”, de sinisation.
La réalité, c’est que sous couvert d’une biopolitique de mise au pas et de conversion forcée aux valeurs de la “culture chinoise”, l’objectif est de fabriquer un nouveau lumpenprolétariat, une masse de travailleurs précaires disponibles pour les capitalistes chinois : du travail non-libre et peu payé (dont, soit-dit en passant, les consommateurs du monde entier bénéficieront en achetant sur internet tel ou tel produit textile fabriqué au Xinjiang pour un prix extrêmement bas). C’est la raison pour laquelle, comme souvent, il vaudrait mieux parler ici de nécropolitique (avec Achille Mbembe) que de biopolitique (avec Michel Foucault), ou bien, comme le disent les géographes du capitalisme global, d’une zone de sacrifice (qui touche des millions de personnes !). Une destruction systématique du tissu social, des attachements religieux et culturels, de toute une communauté, autrement dit un génocide culturel (à tout le moins – et vu le nombre de disparus, on ne devrait pas hésiter à parler de génocide au sens létal du terme)
Extrait 1 (Ch. 1) : Technologies politiques du génocide culturel (l’art de la propagande par euphémisation)
En 2017, les autorités de l’État et les entreprises technologiques ont intensifié cette stratégie. Plutôt que de doubler simplement la sécurité, le bannissement et la détention sélective – ce que l’on a appelé une politique de « coups durs » (Ch : yanda) –, un nouveau secrétaire régional du parti nommé Chen Quanguo a généralisé l’approche de la « rééducation » (Ch : zai jiaoyu) des cœurs et des esprits des Ouïghours. Comme le montrent les documents théoriques sur la police chinoise (Byler, 2019), cette approche s’inspire en partie d’une version de ce que le général américain David Petraeus (Petraeus, Amos et McClure, 2009) a décrit comme « gagner les cœurs et les esprits » de ceux dont la société a été détruite. Cette transformation devait être réalisée en détenant les segments indignes de confiance de la population et en les formant à l’idéologie chinoise et politique, tout en affectant de force le reste de la population à des emplois faiblement rémunérés dans des usines. Dans une forme ethno-raciale et coloniale d’« assistance répressive » utilisée ailleurs en Chine (Pan 2020), ces efforts de « désextrémisation » (Ch : qu’jiduanhua) et ces projets de « réduction de la pauvreté » (Ch : fupin) ont tenté d’enfermer la population, en éliminant les éléments religieux et culturels indésirables de leur vie sociale. Dans le même temps, le système a introduit des formes de dépendance en forçant de nombreux Ouïghours à signer des contrats de travail ou à s’exposer à l’internement dans des camps. Dans le tristement célèbre manuel de terrain de Petraeus, la contre-insurrection est présentée comme une transformation essentiellement politique, ou un changement de régime, qui s’accompagne de renseignements à spectre complet et de détentions systématiques et, parfois, d’assassinats. Pour Chen, le projet Petraeus a été considérablement facilité par le fait qu’il n’y avait pas d’insurrection armée statistiquement significative parmi les insurgés supposés, les Ouïghours, et qu’il disposait d’une réserve permanente de millions de colons Han et d’Ouïghours que les mandataires de l’État et des entreprises pouvaient mobiliser en tant que travailleurs du renseignement et rééducateurs.
Fait important, les autorités de l’État chinois et les théoriciens du maintien de l’ordre ont imaginé que la contre-insurrection pouvait être poussée beaucoup plus loin dans ce contexte (Brophy 2019 ; Byler 2019). Elle pouvait produire non seulement un changement de loyauté politique, mais aussi une transformation épistémique de la socialité ouïghoure elle-même. Les autorités de l’État et les entrepreneurs qualifiaient continuellement les Ouïghours de « séparatistes, extrémistes, terroristes » et exigeaient que les travailleurs de l’État et les membres de la communauté fournissent des « renseignements sur l’ennemi » (Ch : diren qingbao) au sujet des Ouïghours qu’ils rencontraient. Pourtant, contrairement à la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis, en Chine, l’ennemi n’avait pas d’armes, n’avait pas d’organisation formelle et ne bénéficiait que d’un faible soutien international. Dans une large mesure, les Ouïghours étaient l’ennemi simplement en raison de leur différence inassimilable – leur allégeance à l’islam, leur attachement à des identifications turques fondées sur la terre, l’altérité de leur physionomie – et de la peur que tout cela inspirait.
Au Xinjiang, les fonctionnaires ont utilisé des euphémismes de santé publique pour tenter d’atteindre leurs objectifs de transformation. Les autorités locales ont commencé à décrire le séparatisme, l’extrémisme et le terrorisme comme trois maladies idéologiques interdépendantes nécessitant un traitement (Roberts, 2018). Afin de détecter la propagation de la maladie et d’exciser les cellules cancéreuses, elles ont déclaré avoir besoin d’une précision chirurgicale (Grose 2019). La propagation virale de l’islam turc étant si profonde et enracinée, ils ont réalisé qu’ils avaient besoin d’un système d’enceintes numériques spécialement conçues pour détecter la croissance de l’islam et de l’identité politique ouïghours et diagnostiquer le niveau de traitement nécessaire, qui allait de l’emprisonnement à la rééducation. Plutôt que de se contenter de surveiller et de prévenir le terrorisme potentiel, les autorités ont tenté de transformer les Ouïghours eux-mêmes en éliminant ce que les fonctionnaires ont appelé les « tumeurs » des éléments « indignes de confiance » (Ch : bu fangxin) par le biais d’un processus de recyclage et de rééducation.
Ce virage vers la transformation a coïncidé avec l’essor des percées technologiques chinoises dans le domaine des systèmes de surveillance par ordinateur assistés par l’IA. S’appuyant sur des recherches soutenues par l’État, la startup chinoise Meiya Pico a commencé à commercialiser auprès des gouvernements locaux et régionaux des programmes et des équipements capables de détecter des textes en langue ouïghoure et des symboles islamiques incrustés dans des images. Elle a également mis au point des programmes permettant d’automatiser la transcription et la traduction des messages vocaux en ouïghour. D’autres entreprises, telles que Dahua, Hikvision, Yitu, Sensetime et Cloudwalk, ont fait de la publicité pour des logiciels et des équipements destinés aux gouvernements et aux entreprises de sécurité, qui tentaient d’automatiser l’identification des visages ouïghours sur la base de phénotypes physiologiques. La technologie assistée par l’IA qui a été introduite en 2017 visait à la fois à intensifier le système de clôture numérique et à libérer le personnel de sécurité pour d’autres tâches : le travail de transformation. Selon un porte-parole de Leon Technology, ces systèmes d’IA pouvaient, « à l’échelle de quelques secondes », signaler automatiquement des comportements suspects tels que des tenues islamiques illégales ou des personnes figurant sur des listes de surveillance spéciales. Ces systèmes permettaient d’effectuer des recherches dans les historiques Internet des Ouïghours à la recherche d’éléments signalés tels que le mot Allah, des images d’une personne en train de prier ou des messages envoyés à une personne dont un membre de la famille vivait à l’étranger. Ils ont rapproché ces données sur le comportement personnel des dossiers bancaires et scolaires, des antécédents professionnels, des antécédents médicaux et des antécédents en matière de planification familiale, à la recherche de prédicteurs de comportements aberrants allant du fait d’avoir trop d’enfants à celui de quitter sa maison par la porte de derrière. Ces technologies recherchaient des modèles inhabituels de consommation d’électricité ou de conduite d’une voiture immatriculée au nom de quelqu’un d’autre. La plateforme s’est nourrie du comportement personnel et des archives des vies individuelles, les transformant en données biométriques et en code numérique, afin de continuer à apprendre les modèles et les variations de la vie des Ouïghours et de devenir plus robuste en tant que système de sécurité universel fonctionnant au niveau de la vie sociale d’une population entière.
Les politiques d’incarcération systématique des Ouïghours par les autorités chinoises s’appuient sur un réseau de surveillance hyper sophistiqué : on dit de la région qu’elle est un laboratoire du capitalisme de surveillance, dans lequel se sont investies, avec les encouragements du PCC, des entreprises high-tech florissantes. Les Ouïghours constituent évidemment les cobayes de ces technologies d’oppression – qui, j’en parlerais plus longuement dans mon papier, relèvent du génocide culturel (pour ne pas dire plus).
Le smartphone est l’objet fétiche ambivalent et emblématique de ces techno-necro-politiques. Ne pas avoir de smartphone suffit à faire de vous un suspect – et il est de toutes façons indispensable dans la vie quotidienne ne serait-ce que pour les déplacements les plus habituels : il faut montrer patte blanche (et la connotation raciale ici doit être entendue !) au nombreux checkpoints qui empêchent, entravent et compliquent l’existence des Ouïghours (alors que, pour les Hans, ces même checkpoints facilitent et fluidifient au contraire l’existence). Mais il est aussi ce qui a permis, jusqu’à l’aggravation de la répression au milieu des années 2010, de développer un réseau de relations personnelles, pour ne pas dire de résistance, au système coercitif chinois. Les données accumulées dans la période antérieure au déploiement de l’empire de la surveillance deviennent autant de preuves à charge : ce pourquoi il est d’usage d’enterrer sa carte SIM dans le désert, ou de la détruire, afin d’éviter qu’elle soit analysée par la police. Ce qui ne suffit pas toujours. Lors des interrogatoires, on vous incite à révéler où vous avez caché vos anciennes données : le fait d’enterrer sa carte SIM fait de vous un suspect.
Pour vous donner une idée de la manière dont les compagnies de techno-surveillance utilisent les données qu’elles siphonnent littéralement sur les smartphones des Ouïghours, sachez qu’il existe un algorithme riche de pas moins de 53 000 signes spécifiques “d’extrémisme” :
(extrait traduit
Extrait 2 (Ch. 1) : Piégé dans l’enclos numérique
Au centre où il fut envoyé, Alim – dont j’ai raconté l’histoire dans l’introduction de ce chapitre – a été privé de sommeil et de nourriture, et soumis à des heures d’interrogatoire et de violence verbale. « J’étais tellement affaibli par ce processus qu’à un moment donné de mon interrogatoire, je me suis mis à rire de façon hystérique », a-t-il déclaré lors de notre entretien. D’autres détenus rapportent avoir été placés dans des positions de stress, torturés avec des décharges électriques et soumis à de longues périodes d’isolement. Lorsqu’il n’était pas interrogé, Alim était enfermé dans une cellule de quatorze mètres carrés avec vingt autres hommes ouïghours, alors que les cellules de certains centres de détention peuvent accueillir plus de soixante personnes. D’anciens détenus ont déclaré qu’ils devaient dormir par roulement, car il n’y avait pas assez d’espace pour que tout le monde puisse s’allonger en même temps. « Ils n’éteignent jamais la lumière », m’a dit Mihrigul Tursun, une femme ouïghoure qui a passé plusieurs mois en détention.
Les transgressions religieuses et politiques de ces détenus ont souvent été découvertes grâce aux applications de médias sociaux de leurs smartphones. Leur numéro de contact figurait peut-être dans la liste des abonnés à WeChat du téléphone d’un autre détenu. Peut-être avaient-ils publié, sur leur mur WeChat, une image d’un musulman en prière. Il se peut qu’au cours des années passées, ils aient envoyé ou reçu des enregistrements d’enseignements islamiques correspondant aux indicateurs de 53 000 signes spécifiques d’extrémisme que les algorithmes ont tenté de détecter (Byler 2020b). Peut-être qu’un membre de leur famille a déménagé en Turquie ou dans un autre pays à majorité musulmane et les a ajoutés à leur compte WeChat à l’aide d’un numéro étranger. Le simple fait d’avoir un membre de la famille à l’étranger ou de voyager en dehors de la Chine, comme l’avait fait Alim, entraînait souvent une détention.
Une autre de ces anciennes détenues, Gulbahar Jelilova, une commerçante de navettes transfrontalières d’origine ouïghoure du Kazakhstan, a déclaré dans une série d’entretiens que, dans les cellules où elle était détenue dans la capitale de la région ouïghoure, Ürümchi, les femmes étaient âgées de quatorze à soixante-dix-huit ans (Byler, 2018c). Alors que les femmes d’âge moyen de sa cellule, comme elle-même, étaient souvent déclarées coupables d’avoir leur numéro WeChat inscrit sur les téléphones d’autres détenus, les femmes plus jeunes étaient souvent déclarées coupables de partager des images de pratiques islamiques ou des versets du Coran sur les médias sociaux. Une jeune femme a expliqué à Gulbahar qu’elle avait été arrêtée parce qu’elle avait posté une photo d’une personne en train de prier. Elle lui a dit : « J’ai juste aimé cette photo et je l’ai mise sur mon WeChat ». Une jeune femme de vingt-cinq ans a déclaré que ses interrogateurs lui avaient montré qu’ils avaient trouvé quatre images extrémistes sur son compte WeChat. Elle a déclaré à Gulbahar : « Je les ai supprimées il y a longtemps, mais ils les ont rétablies d’une manière ou d’une autre. Il ne s’agissait que de photos de femmes voilées. Sur l’une d’entre elles, une petite fille lève les mains pour prier. Cette femme se trouve maintenant dans un centre de détention pour avoir été associée à des images qu’elle pensait avoir supprimées des années avant que la traque des images religieuses assistée par l’IA ne devienne une possibilité.
Extrait 3 (ch. 1) : Avoir ou ne pas avoir de smartphone
Le simple fait de ne pas utiliser son smartphone et de ne pas utiliser les réseaux sociaux était également signalé lors des contrôles aux points de contrôle. Il en était de même pour le fait de tenter de détruire une carte SIM ou de ne pas avoir de smartphone sur soi. En désespoir de cause, certains Ouïghours enterraient leur téléphone dans le désert ; d’autres attachaient de petits sacs de cartes SIM pour téléphones qu’ils avaient utilisés dans le passé en haut des arbres et mettaient des cartes SD contenant des textes et des enseignements islamiques dans des boulettes de pâte et les congelaient, en espérant qu’elles ne seraient pas retrouvées et qu’elles pourraient éventuellement être récupérées. D’autres renonçaient à préserver les connaissances islamiques et brûlaient secrètement des cartes de données. Il n’était pas possible de se contenter de jeter des appareils numériques. Ils pouvaient être retrouvés et remonter jusqu’à leur utilisateur. Les détenus étaient souvent obligés de révéler les noms des extrémistes répertoriés dans leurs téléphones et de révéler l’emplacement des cartes SD ou des smartphones cachés. Comme dans les processus de restitution de la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis, l’objectif de cette phase du processus n’était pas tant de déterminer la culpabilité du détenu que d’isoler les individus, de briser toutes les formes de soutien restantes et de recueillir autant d’informations que possible sur le réseau social du détenu. Beaucoup ont tout simplement disparu ou ont été psychologiquement brisés au cours de cette phase du processus. Les jeunes hommes en âge de servir dans l’armée étaient particulièrement susceptibles de disparaître. Compte tenu de la ségrégation entre les sexes dans les camps eux-mêmes, il est clair que plus des deux tiers des personnes capturées étaient des hommes. L’encerclement qui visait Mihrigul, Gulbahar, Alim et les nombreux suspects de terrorisme qu’ils rencontraient dans les centres de détention les a éloignés, ainsi que les entrepreneurs musulmans qui mettaient en œuvre le système, des formes librement choisies de relations sociales.
Extrait 4 (ch. 1) : Usines Carcérales
Depuis 2017, les usines se sont ruées vers le Xinjiang pour profiter des parcs industriels nouvellement construits dans le cadre du système de camps de rééducation, ainsi que de la main-d’œuvre bon marché et des subventions qui les accompagnent. En fait, comme décrit dans la préface, fin 2018, le principal ministère du développement de la région a diffusé une déclaration affirmant que les camps ou « centres d’éducation et de formation professionnelle » étaient devenus un « vecteur » (en chinois : zaiti) de stabilité économique (Xinjiang Reform and Development Commission 2018). Grâce à ce système, le Xinjiang a attiré « d’importants investissements et constructions de la part d’entreprises chinoises basées sur la côte ». C’était particulièrement le cas dans les industries chinoises liées au textile et à l’habillement, puisque la Chine s’approvisionne à plus de 80 % en coton au Xinjiang (Gro Intelligence 2019). Dans un effort motivé au moins en partie par la hausse des coûts de la main-d’œuvre chez les travailleurs migrants Han sur la côte est, l’État prévoit de transférer d’ici 2023 plus d’un million d’emplois dans l’industrie du textile et de l’habillement dans la région. S’ils y parviennent, cela signifiera qu’un emploi sur onze dans l’industrie du textile et de l’habillement en Chine se trouvera au Xinjiang.
Presque tous les gants fabriqués par les détenus dans l’usine satellite de la Luye Shuozidao Trading Company sont vendus à l’étranger. Le site de distribution Alibaba de l’entreprise vend les gants à des prix de gros allant de 1,50 $ à 24,00 $ la paire. Certains sont distribués par la boutique haut de gamme Bread n Butter basée à Hong Kong, qui a des points de vente dans toute l’Asie de l’Est où ils sont vendus beaucoup plus cher. Dans tous les cas, le prix auquel ces gants sont vendus est au moins dix fois supérieur au salaire que les travailleurs reçoivent par paire. Dans des louanges adressées au complexe industriel, un responsable du comté de Ghulja a écrit que, lorsque les agriculteurs et les éleveurs musulmans turcs sont arrivés à l’usine, ils « ont enlevé leurs chaussures en herbe, ont mis des chaussures en cuir et sont devenus des ouvriers industriels ». L’image contrefactuelle de la minorité « arriérée » (en chinois : luohou), à qui l’on a offert le « don » de la discipline d’usine par le biais de l’enclosure, capture précisément le processus de retrait des travailleurs des moyens de production, les rendant entièrement dépendants des usines carcérales.
Extrait 5 (Ch.4) : Institutions racialisées
Les institutions que Ablikim a rencontrées étaient orientées autour de la Hanité. Comme le souligne Sara Ahmed, les institutions racialisées « prennent la forme de “ce” qui réside en elles » (2006, 132). Dans ce type d’espaces homogènes, les corps de la majorité sont des « normes somatiques » qui font que les corps non majoritaires se sentent « “hors de propos”, comme des étrangers » (Ahmed 2006, 133). Comme dans les espaces racialisés ailleurs, les corps des hommes minoritaires du Xinjiang étaient considérés comme à la fois dépendants et violents, incompétents et prédateurs (Kimmel 2004). Bien qu’Ablikim ne puisse jamais se faire passer pour Han, il était néanmoins appelé dans ces espaces construits autour du pouvoir et de l’influence des corps Han. Lorsqu’Ablikim est entré dans ces institutions, il m’a dit qu’il avait l’impression que son corps était arrêté et fouillé à maintes reprises, non seulement par les gardes de sécurité à l’entrée des institutions, mais aussi par tous les bureaucrates et autres travailleurs et étudiants Han qu’il a rencontrés. Beaucoup des histoires qu’il m’a racontées et à Batur portaient sur ce sujet. Il avait l’impression que chaque conversation, chaque rencontre dans les institutions chinoises était remplie de questions : Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Il avait l’impression d’être rejeté par les institutions et d’être forcé de retourner dans le sud du Xinjiang « là où il appartient ». Comme me l’a dit un étudiant en droit ouïghour d’origine rurale :
« J’ai très vite compris [après avoir commencé mes études de droit] que les Ouïghours étaient accusés beaucoup plus lourdement que les Han pour le même crime. Dans les hôpitaux et au tribunal, nous ne recevons souvent pas le même traitement que les Han. Souvent, ils nous escroquaient et nous faisaient payer plus cher. Nous avons donc toujours essayé d’éviter ces endroits. Tout le monde le sait. Le système juridique et le système de santé n’ont pas été faits pour nous. Nous l’acceptons tout simplement. »
Comme dans d’autres contextes de racialisation et d’appauvrissement, les Ouïghours considéraient l’État et les institutions à majorité Han comme des espaces indifférents, exploiteurs et violents (Gupta 2012).
Lauren Berlant utilise l’expression « mort lente » (slow death) pour décrire « l’usure physique d’une population et la détérioration de ses membres, laquelle devient presque une condition déterminante de leur expérience et de leur existence historique » (2011, 95). Pour elle, l’essentiel ici est la manière dont « l’atténuation physique massive » résulte de la vulnérabilité de la violence sociale et du déplacement. Pour les Ouïghours, ce sentiment n’est pas seulement une condition de l’exploitation et de l’expropriation capitalistes, comme c’était principalement le cas dans l’exemple de Berlant. Il s’agit aussi d’une relation de dépossession coloniale matérielle et épistémique plus profonde et plus large. Pour cette raison, une « mort lente » est vécue comme une « soustraction » – une usure physique et une disparition qui définissent leur existence historique – par les institutions et les entreprises dirigées par le capital d’État, et par les systèmes de surveillance mis en œuvre par les entrepreneurs de la police et les colons Han. Ces systèmes d’enfermement et de dévaluation les empêchent de trouver un emploi ou de travailler sur leurs propres terres ; les empêchent de se déplacer sauf sur ordre direct ; les obligent à regarder la télévision d’État, à censurer leur discours et à proclamer leur loyauté éternelle à l’État ; Les détenus sont soumis à des contrôles de sécurité permanent, on leur impose les vêtements qu’ils sont autorisés à porter, leur coupe de cheveux, et leur réseau social numérique est scruté pour déterminer qui doit être détenu. Le manque de fiabilité de la connaissance de la vérité sur ce qui se passe, les capacités des systèmes de surveillance qui les traquent et le caractère apparemment arbitraire du choix des personnes à détenir fait peser sur les épaules de l’individu la charge de raconter ce processus. Il n’existe aucune institution qui puissent les aider à évaluer la vérité sur le processus en cours. Les expériences d’Ablikim sont donc souvent symptomatiques des expériences de quelqu’un qui tente de vivre tout en étant soustrait à la vie sociale, un thème sur lequel je reviendrai dans le dernier chapitre de ce livre.
Extrait 6 (ch. 6) : Politiques de soustraction et précarité des politiques mineures (relationnelles) de résistance)
Les paramètres du système de surveillance étant programmés pour reconnaître les marqueurs raciaux et les signes de la socialité ouïghoure, presque tous les Ouïghours sont désormais considérés comme coupables de tendances extrémistes et vivent sous la menace de la détention et des camps de rééducation. En conséquence, des centaines de milliers de Ouïghours, en particulier des hommes de moins de cinquante-cinq ans, ont été placés en détention indéfinie ou « soustraits » : une forme de disparition forcée qui coexiste avec une vie sociale continue. Comme les familles ouïghoures ne sont la plupart du temps pas informées du lieu de détention de leur proche, des charges retenues contre lui, de la durée de sa détention ou de la possibilité de le revoir un jour, les Ouïghours décrivent souvent les personnes enlevées comme demeurant dans un état de « non-existence » (Uy : yoq) ou qu’elles ont été « soustraites » (Uy : kımeytti). Il est important de noter que ce processus de disparition diffère d’autres formes de violence génocidaire où les corps indésirables sont simplement tués et enterrés dans des fosses communes. Dans ce contexte, les autorités de l’État et les mandataires privés s’efforcent de rendre les Ouïghours productifs par soustraction en récoltant leurs données et en les soumettant à un travail forcé.
Comme je l’affirme tout au long de ce livre, la soustraction des Ouïghours a été calculée comme un élément stratégique de la frontière terroriste-capitaliste et coloniale de trois manières distinctes. Tout d’abord, un calcul numérique a été mis en place pour déterminer le pourcentage de la population à rééduquer. Dans toute la région, les autorités de l’État ont utilisé des subventions et des sanctions pour mettre en œuvre des quotas de renseignement et de détention numérotés qui visaient une proportion tirée de l’ensemble de la population adulte ouïghoure et d’autres minorités musulmanes de la région, avec un accent particulier sur les jeunes hommes ouïghours (Leibold, 2019). Deuxièmement, la soustraction a maintenu ceux qui n’avaient pas encore été physiquement soustraits dans un état de suspension et d’action non libre, une forme de dépossession qui s’est traduite par l’expropriation du travail et des données. L’absence des disparus organisait la vie des autres, les mobilisant dans le travail de la police et dans le travail performatif, motivé par la peur, visant à prouver son patriotisme et sa loyauté envers l’État. Troisièmement, la valeur incalculable de la vie des Ouïghours est convertie par un calcul numérique qui réduit leur vie à des données, à des formes de police racialisée, à la programmation d’une main-d’œuvre rééduquée dans les usines, et au travail affectif de gratitude envers leurs colonisateurs. Leurs vies ont été transformées en code, insérées dans le regard biaisé des caméras et des sous-traitants de la police. L’apprentissage automatique les a enfermés, les transformant en modèles comportementaux, et a fait d’eux une nouvelle frontière de l’accumulation capitaliste dirigée par l’État. La dynamique du capitalisme de la terreur a d’abord dévalorisé leurs connaissances et leurs pratiques et les a dépossédés de leur autonomie par l’utilisation de nouvelles technologies et infrastructures, puis a rapidement soustrait l’autonomie sociale de leurs corps en traçant cette utilisation.
Dans ce chapitre, j’ai décrit l’émergence d’une fragile autonomie relationnelle vers laquelle les migrants ouïghours se tournaient en s’identifiant comme musapir ou voyageurs. En s’identifiant comme de pieux musulmans sans foyer, ils se sont tournés vers un type d’islam quotidien favorisé par les réseaux sociaux numériques. Ces réseaux répondaient à la domination coloniale de leur vie, mais, paradoxalement, ils ont aussi fait d’eux des cibles de l’enfermement numérique. En fin de compte, l’autonomie des voyageurs est devenue la raison même de leur internement. L’appartenance à la communauté matérielle et virtuelle du « musapir » ouïghour a fourni les bases d’une politique temporaire de maintien de la vie alors même qu’elle était en train de leur être enlevée. Les deux exemples que j’ai évoqués dans ce chapitre, celui du couple âgé Emir et Bahar et celui du jeune homme Hasan, qui a été soustrait, se situent aux extrémités opposées du spectre de l’économie religieuse de la communauté musapir. Le couple plus âgé avait construit une maison en ville au cours des trente dernières années et n’était pas très investi dans les groupes de discussion en ligne. Pourtant, comme Hasan – qui n’était là que depuis cinq ans et avait une personnalité pieuse en ligne – dans le climat du capitalisme de la terreur, la communauté n’a pu maintenir son mode de vie que pendant un court laps de temps. Malgré l’échec final de la communauté à soutenir leur existence, les migrants ouïghours qui vivaient dans les décombres des bidonvilles d’Ürümchi jouissaient néanmoins d’une certaine forme d’autonomie.
Il est cependant important de noter que cette autonomie n’a pas émergé d’un projet politique choisi, comme ce fut le cas pour Chen Ye dans le chapitre 5. C’est en partie pour cette raison que le mot ouïghour « musapir » n’a pas la même signification que le terme chinois « mangliu » de Chen Ye. Les deux termes peuvent être traduits par « voyageur » ou « vagabond aveugle », mais ils sont issus de formes de pensée culturelle et de positions sociales très différentes au sein de la nation chinoise. Pour les ouïghours, le mode de vie d’un vagabond peut se traduire par une forme de stabilité économique à court terme suivie d’une soustraction sociale, comme dans le cas de Hasan, tandis que pour les han, un mode de vie tout à fait similaire peut se traduire par une stabilité économique à long terme, comme je l’ai indiqué au chapitre 2, et dans certains cas, par ce que j’ai décrit comme une « politique mineure » (minor politic) intentionnelle. Pour les migrants ouïghours, le fait de devenir un musapir découlait de leur manque d’accès à un logement permanent, à un emploi et à la liberté de religion ; en général, ce n’était pas le cas pour les migrants han. Cette distribution différentielle découle des formes coloniales d’enfermement et d’évaluation qui régissent leur vie à la ville comme à la campagne.
En même temps, l’autonomie de la communauté « musapir » était similaire à ce que la politique mineure a fait pour Chen Ye et ses compagnons Han « vagabonds aveugles » dans la mesure où, dans les deux cas, il y a eu une distanciation ou un retard du pouvoir direct du système de surveillance techno-politique pour déterminer comment les gens devraient vivre ensemble. Cette similitude démontre que, malgré les disjonctions en matière d’autonomie, les communautés de migrants ouïghours et han ont détourné leur attention de l’autorité de l’État chinois et des capacités de surveillance des entreprises technologiques privées chinoises pour se tourner vers d’autres formes de stabilité existentielle, d’autres façons de s’accommoder de la situation donnée. L’intérêt croissant de Hasan et d’Emir pour les formes pieuses de l’islam leur a permis de modifier leur statut au sein de la communauté et de prolonger leur séjour dans la ville. Dans les deux cas, bien qu’à des degrés différents, ils démontraient des exemples de ce que Millar (2014) décrit comme « un art de vivre à travers le présent précaire, comme ce qui rend possible une existence continue et partagée dans des temps délicats » (2014, 48).
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