Un long extrait de Queer Phenomenology (Orientations, Objects, Others), Duke University Press, 2006 de Sara Ahmed (traduction maison : il existe une traduction en français par Laurence Brottier publiée aux éditions Le manuscrit, mais j’ai lu le livre dans la langue originale bien avant qu’il ne soit traduit et n’ait pas cette traduction récente sous…
On y retrouve des thèmes qui vont être prépondérants dans le travail ultérieur de Sara Ahmed, qu’on pourrait résumer par cette formule qu’elle propose dans What’s the use ? :
« The more a path is used, the more a path is used. »
C’est, pour le dire autrement, la formule de la répétition (« plus un chemin est emprunté, plus il est emprunté »).
Pour le coup, c’est une des rares expériences qu’on peut sans exagérer considérer comme universelle – les groupes de chasseurs cueilleurs dans les denses forêts tropicales, les éleveurs de rennes semi-nomades en Alaska, les pêcheurs côtiers un peu partout dans le monde, le savent mieux que quiconque. Cette expérience du chemin déjà frayé par d’autres, vaut aussi pour la plupart des animaux (à ma connaissance), au point que les sentes tracées par l’animal, pour de bonnes raisons (parce que le terrain convient aux déplacements récurrents) ont fourni bien souvent, au fil du temps, la trame des chemins que les hommes emprunteront à leur tour.
Il faut bien entendu élargir métaphoriquement comme le fait ici Sara Ahmed cette formule à ce qu’elle appelle les lignes de vie (lifelines).
Contrairement à ce qu’une conception libérale voudrait faire croire, et assène à longueur de temps, nous n’arrivons pas dans le monde dans un état de désorientation initial. Un espace où chacun aurait, librement, à choisir et tracer son propre chemin. « Je me suis fait moi-même », prétendent-ils.
En réalité, chacun hérite d’une topographie cartographiée à grand trait et dont les itinéraires retracent la longue histoire, sans cesse répétées, des stéréotypes biographiques. L’espace est déjà balisé, de larges chemins sont déjà frayés, et la plupart des gens les empruntent sans imaginer qu’il y ait d’autres chemins possibles. Ce monde a d’abord été cartographié par le mâle blanc d’âge mûr, bourgeois et propriétaire. Il trace des itinéraires obligés, préférentiels, mais aussi, dans le même temps, en interdit d’autres. C’est tout le sens de la critique féministe de la « reproduction », d’avoir montré d’une part comment la répétition des récits, l’accumulation des actes, la sédimentation des images, finissent par « coller » aux corps, comme des stigmates, les pré-orientent, déterminent certaines directions tout en obstruant le passage pour d’autres directions. Et, d’autre part, que le monde « normal » cartographié par l’homme blanc d’âge mûr, qui s’adapte à ses besoins et ses désirs, en lui proposant une variété de lignes de vie, et de plaisirs, n’accorde aux femmes, aux racisés, aux personnes souffrant d’un handicap, aux pauvres, etc., que des voies subalternes, des voies de garage, des espaces contraints, mal foutus. Au mieux, pour les subalternes qui envisagent d’emprunter les chemins qui ne sont pas « faits pour eux », il faudra fournir des efforts, franchir des obstacles, lever les doutes, montrer patte blanche.
La fluidité et la richesse des mobilités du mâle blanc bourgeois d’âge mûr ne sont possibles que parce que la mobilité des autres est empêchée, entravée. Dans mon propre livre, je parlerais longuement des systèmes d’apartheid plus ou moins larvés, et des checkpoints. Il est très important de comprendre que le système qui assure aux uns une vie fluide (par exemple dans les smartcities contemporaines), n’est pas juxtaposé aux systèmes de contraintes, mais que ces derniers sont la condition d’existence du premier. C’est parce que les femmes ont accompli le travail de reproduction non payé, parce que les pauvres se sont soumis à leur propre exploitation, que les mâles blancs bourgeois d’âge mur ont pu jouir, génération après génération, du privilège d’une vie plus riche de possibles.
Écoutons maintenant Sara Ahmed : « Pourtant, des rencontres accidentelles ou fortuites se produisent, qui nous réorientent et nous ouvrent de nouveaux mondes. ». C’est à cet endroit précis, celui de la soudaine bifurcation, de la rencontre imprévue (le genre de rencontre que la cartographie mainstream est censée prévenir) qu’intervient le mode queer de mener sa propre vie, ou d’habiter le monde. Ce moment où se fissurent les murs-frontières de l’habitat hétéropatriarcal raciste, où se dessine, à l’orée de cette rencontre, un sentier incertain, qui n’était pas déjà là, qu’on n’avait pas aperçu, dont on avait pris soin de ne rien savoir. Ce moment où la vie « en dette » (ce que le subalterne doit au dominant en raison du corps avec lequel il se meut, suivre ces chemins qu’on lui a enjoints de suivre), devient une ligne de désir (« desire lines »). Cette bifurcation, cette déviation, cette désorientation (qui peut devenir, si l’on insiste, si cette voie étrange n’est pas refusée), Sara Ahmed, avec Judith Halberstam (The Queer Art of Failure (2011, Duke University Press), la pense déjà comme un échec : échouer à suivre les chemins pré-balisés, c’est aussi faire échec à l’idéologie de la famille hétéropatriarcale, à l’éthique du travail capitaliste, à la cartographie mainstream tracée par le mâle blanc d’âge mûr. Il faut se perdre pour perdre un monde, et se donner la chance d’en habiter un autre, plus étrange, plus inconvenant, différemment orienté, « queer ».
Car il est important de se rappeler que la vie n’est pas toujours linéaire, ou que les lignes que nous suivons ne nous mènent pas toujours au même endroit. Ce n’est pas un hasard si les drames de la vie, ces moments de crise qui nous contraignent à prendre une décision, sont figurés par la scène suivante : vous êtes face à une bifurcation et vous devez décider quel chemin prendre : celui-ci ou celui-là. Et vous allez dans une direction en suivant le chemin qu’elle propose. Mais peut-être n’êtes-vous pas si sûr de vous. Plus vous avancez sur ce chemin, plus il est difficile de revenir en arrière, en dépit de votre incertitude. Vous vous vous engagez dans cette direction et plus vous y allez, plus l’engagement est important. Vous continuez à avancer dans l’espoir d’arriver à quelque chose. L’espoir mise sur le fait que les « lignes » que nous suivons nous mèneront quelque part. Lorsque nous n’abandonnons pas, lorsque nous persistons, lorsque nous sommes « sous pression » pour arriver, pour aller quelque part, nous nous abandonnons à cette ligne. Faire demi-tour, c’est risquer de perdre du temps, un temps qui a déjà été dépensé ou abandonné. Si nous abandonnons la ligne à laquelle nous avons consacré notre temps, nous abandonnons plus qu’une ligne, nous abandonnons une certaine vie que nous avons vécue, ce qui peut ressembler à un abandon de soi.
Et c’est ainsi que vous continuez. Il se peut que votre voyage soit encore semé de doutes. Lorsque le doute fait obstacle à l’espoir, ce qui peut souvent se produire en un instant, aussi brusquement que si l’on actionnait un interrupteur, on revient en arrière, on abandonne. On se dépêche même de revenir en arrière, car le temps passé sans espoir est du temps pris sur la poursuite d’un autre chemin. Alors, oui, il arrive que l’on revienne en arrière. Parfois, on y arrive. Parfois, on ne sait tout simplement pas. Ces moments ne se présentent pas toujours comme des choix de vie accessibles à la conscience. Parfois, nous ne savons pas que nous avons suivi un chemin, ou que la ligne que nous avons empruntée est une ligne qui ne nous ouvrait la voie qu’en délimitant des espaces que nous n’habitions pas. Nos investissements dans des itinéraires spécifiques peuvent être cachés, alors qu’ils sont le point de vue à partir duquel nous voyons le monde qui nous entoure. Nous pouvons nous orienter en perdant le sens de cette direction. La ligne devient alors un simple mode de vie, voire une expression de ce que nous sommes.
Ainsi, à un certain niveau, nous ne rencontrons pas ce qui est « hors champ », ce qui est hors de la ligne que nous avons empruntée. Pourtant, des rencontres accidentelles ou fortuites se produisent, qui nous réorientent et nous ouvrent de nouveaux mondes. Parfois, ces rencontres peuvent se présenter sous la forme d’une bouée de sauvetage, parfois non ; elles peuvent être vécues comme une simple perte. Ces moments de dérapage peuvent générer de nouvelles possibilités, ou non. Après tout, c’est souvent la perte qui génère une nouvelle orientation ; lorsque nous perdons un être cher, par exemple, ou lorsque la relation avec un être cher prend fin, il est difficile de simplement garder le cap parce que l’amour est aussi ce qui nous procure une certaine orientation. Ce qui se passe lorsque nous sommes « désorientés » dépend des ressources psychiques et sociales qui se trouvent « derrière » nous. Ces moments (de désorientation) peuvent constituer ou bien un cadeau ou bien le lieu d’un traumatisme, d’une angoisse ou d’un stress lié à la perte d’un avenir imaginé. C’est généralement avec le recul que nous réfléchissons à ces moments où une bifurcation s’ouvre devant nous et où nous devons décider de ce qu’il faut faire, même si le moment ne se présente pas comme une demande de décision. Le « recul » ne nous donne pas toujours un point de vue différent, mais il permet de revisiter ces moments, de les réintégrer, comme des moments où nous changeons de cap.
Je pense que l’une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à m’intéresser à la question de la « direction » est qu’au « milieu » de ma vie, j’ai vécu une réorientation spectaculaire : J’ai quitté un certain type de vie pour en embrasser un nouveau. J’ai quitté le « monde » de l’hétérosexualité et je suis devenue lesbienne, même si cela signifie rester dans un monde hétérosexuel. Pour moi, cette ligne était une bouée de sauvetage, mais elle signifiait aussi que je quittais les sentiers battus. Il est intéressant de noter qu’en architecture paysagère, on utilise le terme « lignes de désir » (“desire lines”) pour décrire les chemins non officiels, ces marques laissées sur le sol qui témoignentdes allées et venues quotidiennes, par où les gens s’écartent des chemins qu’ils sont censés suivre. La déviation laisse ses propres marques sur le sol, qui peuvent même contribuer à générer des lignes alternatives, qui traversent le sol de manière inattendue. Ces lignes sont en effet des traces de désir, là où les gens ont pris des chemins différents pour arriver à tel ou tel point. C’est certainement le désir qui aide à générer un paysage lesbien, un sol qui est façonné par les chemins que nous suivons en déviant de la ligne droite. Et pourtant, devenir lesbienne reste une ligne difficile à suivre. Le corps lesbien ne prolonge pas la forme de ce monde, comme un monde organisé autour de la forme du couple hétérosexuel. Habiter un corps qui n’est pas étendu par la peau du social signifie que le monde acquiert une nouvelle forme et fait de nouvelles impressions. En devenant lesbienne, j’ai appris à connaître le point même de l’orientation de la vie et la manière dont ce « point » est souvent caché. La réorientation, qui implique la désorientation de rencontrer le monde différemment, m’a fait m’interroger sur l’orientation et sur la mesure dans laquelle le fait de « se sentir chez soi », ou de savoir de quel côté nous sommes tournés, est lié à la création de mondes.
(…)
L’espoir de changer de direction réside dans le fait que nous ne savons pas toujours où certains chemins peuvent nous mener : risquer de s’écarter du droit chemin rend possible de nouveaux avenirs, qui peuvent impliquer de s’égarer, de se perdre ou même de devenir queer, comme je l’explique dans le chapitre 2.
Dans le cas de l’orientation sexuelle, il ne s’agit pas simplement d’en avoir une. Devenir hétérosexuel signifie que nous devons non seulement nous tourner vers les objets qui nous sont donnés par la culture hétérosexuelle, mais aussi que nous devons nous « détourner » des objets qui nous font sortir de cette ligne. Le sujet queer au sein de la culture hétérosexuelle dévie donc et est présenté socialement comme un déviant. Ce que je cherche à proposer dans ce livre, c’est un argument selon lequel ce qui est « présent » ou proche de nous n’est pas fortuit : nous n’acquérons pas nos orientations simplement parce que nous trouvons des choses ici ou là. Au contraire, certains objets sont à notre disposition en raison des lignes que nous avons déjà empruntées : nos « parcours de vie » suivent une certaine séquence, qui consiste également à suivre une direction ou à être « dirigé » d’une certaine manière (naissance, enfance, adolescence, mariage, reproduction, mort), comme Judith Halberstam nous l’a montré dans ses réflexions sur la « temporalité » de la famille et l’utilisation du temps familial (In a Queer Time and Place : Transgender Bodies, Subcultural Lives. New York : New York University Press, 2005 : p.152-53). Le concept d’« orientations » nous permet d’exposer comment la vie est orientée de certaines manières plutôt que d’autres, par l’exigence même de suivre ce qui nous est déjà donné. Pour qu’une vie compte comme une bonne vie, elle doit rembourser la dette de sa vie en prenant la direction promise comme un bien social, ce qui signifie imaginer son avenir en termes d’atteinte de certains points le long d’un parcours de vie. Une vie queer pourrait être une vie qui échoue à accomplir de tels gestes en retour.
Au réveil, je me lance de manière assez évasive, en mode Sérendipité (en suivant des liens sur le net et dans des notes en bas de pages de bouquins d’historiens), sur la question des mouvements pacifistes dans l’entre-deux-guerres chez les intellectuels et politiques français. Vaste sujet, casse-gueule s’il en est, et riche de parcours intellectuels…
Texte intégral (2765 mots)
Au réveil, je me lance de manière assez évasive, en mode Sérendipité (en suivant des liens sur le net et dans des notes en bas de pages de bouquins d’historiens), sur la question des mouvements pacifistes dans l’entre-deux-guerres chez les intellectuels et politiques français.
Vaste sujet, casse-gueule s’il en est, et riche de parcours intellectuels surprenants, du point de vue d’un lecteur d’après la seconde guerre mondiale en tous cas. Dans les biographies de la plupart des personnages qui défendront, parfois jusqu’aux derniers instants précédant l’étrange défaite de 1940 – et parfois aussi jusqu’à devenir tout bonnement collaborationnistes, il y a l’expérience de la première guerre mondiale, qu’ils ont vécu en tant que soldats. Un traumatisme s’il en est. S’y ajoutent, notamment à gauche, des positions anticapitalistes (pas forcément exemptes d’antisémitisme, mais pas toujours), la fascination qui peut virer la répulsion (l’exemple de Doriot est flagrant) envers le régime communiste en URSS, mais aussi, comme avec la Ligue des Droits de l’Homme, des engagements indubitables contre le fascisme, voire contre le colonialisme.
Bref, je croise des figures connues comme Jean Giono (et son pacifisme viscéral, y compris pendant l’occupation : « pour ma part j’aime mieux être Allemand vivant que Français mort » 1938), le passionnant, attachant et sincère anarchiste antimilitariste Louis Lecoin, auteur du fameux tract « Paix Immédiate » publié en 1939 (et signé par des pacifistes de toute obédience, comme Giono, Déat, Margueritte, Jeanson, etc.), et d’autres oubliées comme ce Félicien Challaye, vraiment fascinant. Un homme d’une culture remarquable, anticolonialiste (il continuera d’ailleurs à l’être même après la deuxième guerre mondiale), dreyfusard, proche de Péguy, puis admirateur de Jaurès, il voyagera dans bien des parties du monde colonisées en tirant notamment un article retentissant intitulé « Le Congo français » dès 1906 dénonçant les politiques coloniales.
Mobilisé et blessé lors des combats en 1915, il défend déjà une paix avec l’Allemagne (qui lui laisserait l’Alsace Lorraine). Il s’engagera ensuite dans la Ligue de défense des indigènes, la Ligue des Droits de l’homme, le Parti Communiste, Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, etc.
Les deux positions qu’il n’aura jamais cessées de tenir sont, d’une part son anticolonialisme, et d’autre part son pacifisme qu’on dira “intégral”. Il condamne le fascisme et le nazisme de manière claire, mais refuse d’idée d’un conflit avec Hitler ou Mussolini. « Si douloureuse qu’elle puisse être, l’occupation étrangère serait un moindre mal que la guerre. » (1933) et publie dès 1934 un livre (que je n’ai pas trouvé) : « Pour une paix désarmée même face à Hitler » (1934).
Sous l’occupation, on le retrouvera dans les parages du parti collaborationniste de Marcel Déat, ou dans la revue vichyste l’Atelier – avec d’autres militants ayant rejoint la collaboration en raison de leur position pacifiste (intégrale).
Et.. En creusant un peu au hasard, je tombe sur la très éphémère revue L’Espoir, qui ne connut qu’un seul numéro, publié en 1939. Dans le comité de patronage de la revue, on retrouve Challaye, Giono, Maurice Rostand, Margueritte… (qui ont peut-être aussi écrit des “poèmes” au sein de la revue sous des noms d’emprunt). Il s’agit, si j’ai bien compris, d’une entreprise (complètement lénifiante) d’appel à la poésie pour défendre la paix contre la guerre. On est en 1939. Inutile de dire qu’il n’y aura pas de numéro 2.
Je vous laisse méditer sur ces documents.
Une remarque cependant : il faut être extrêmement prudent et précautionneux avant de « tirer des leçons de l’histoire », comme je le rappelais ici.
La situation politique et les engagements des années 30 en Europe sont imprégnés par le traumatisme de la première guerre mondiale – et, bien évidemment, les acteurs de l’époque ne disposent pas du recul de l’histoire. Et un Giono ou un Challaye ne sont pas à mettre dans le même sac qu’un Doriot ou du Déat. À mon sens, s’intéresser à ces mouvements de pensée connus sous le nom de « pacifisme (intégral) », devrait nous inciter à réfléchir aux conditions historiques et politiques qui sont les nôtres, plutôt que de nous précipiter vers des comparaisons ou des analogies souvent grossières. Bref, ce sont des questions que nous devons reprendre, notamment à gauche, à nouveaux frais, sans éviter les cas de conscience, probablement irrésolubles et déchirants, que pose le putain de monde dans lequel nous vivons (sans oublier que ce genre de question se pose depuis des décennies pour des millions d’habitants de cette planète chaque jour que le diable fait – que les Européens (enfin, une partie seulement des Européens) aient vécu en paix depuis la seconde guerre mondiale constitue une exception géographique et historique.
En fait ce qui m’intéresse dans ces biographies de pacifistes des années 20/30, notamment celle assez remarquable de Félicien Challaye, c’est leurs aspects “inattendus”.
J’y reviens brièvement parce que je n’ai pas assez insisté sur ce point. La plupart des chemins, disons, de « convictions politiques » s’offrent à nous. Il est rare que nous soyons les premiers à les ouvrir dans le maquis des idées ou des opinions. Une biographie intellectuelle est en partie une histoire de choix, mais ces choix suivent le plus souvent des voies frayées à l’avance et qui s’offrent à nous en fonction de déterminations sociales, économiques, culturelles, raciales, et genrées. Plus un chemin a été emprunté, plus il est emprunté (« the more a path is used, the more a path is used », dit Sara Ahmed dans une formule assez géniale dans What’s the use ?).
C’est une question cruciale quand on s’intéresse aux raisons pour lesquelles on se sent de gauche ou de droite par exemple, très tôt dans sa vie, parfois dès l’adolescence (et pourquoi pas avant !).
Mais les choix politiques ne se limitent pas à être de droite ou de gauche. Il existe de nombreux autres sentiers, plus ou moins balisés. La biographie de Félicien Challaye illustre bien ce que je veux dire : incontestablement, il est « de gauche », de cette gauche issue de la tradition dreyfusarde. Mais, pour d’autres raisons liées à son histoire personnelle, il suivra également d’autres chemins : le pacifisme, dans une version qu’on dit “intégrale” (radicale en tous cas), chemin assez bien balisé, surtout chez tous ces intellectuels qui ont combattu pendant la première guerre mondiale et en ont vécu le traumatisme. Et l’anticolonialisme, pour le coup, un chemin beaucoup plus rarement emprunté par ses contemporains, même à gauche, et qu’il a pu frayer durant ses séjours dans les colonies aux quatre coins du monde. Ses témoignages sur les horreurs et les injustices du colonialisme français, sont, pour l’époque, des documents assez remarquables.
C’est un homme extrêmement cultivé, intelligent, qui s’engage dans la Ligue de défense des indigènes, la Ligue des Droits de l’homme, le Parti Communiste, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.
Un type bien (selon mes affinités politiques en tous cas)
Et qui finira « plus ou moins » collaborationniste sous le régime de Vichy.
Il y a des pacifistes convaincus dans les années 30 qui ont finalement renoncé à défendre leur position coûte que coûte quand la perspective de la guerre (et sa nécessité) devenait inéluctable. D’autres, comme Challaye (ou Giono) n’ont pas renoncé.
Sara Ahmed, dans l’introduction de Queer Phenoménology, fait une remarque très juste au sujet de la difficulté qu’il y a à « faire demi-tour » quand on s’est trop engagé sur une voie (ma traduction) :
« Vous continuez à avancer dans l’espoir d’arriver à quelque chose. L’espoir mise sur le fait que les « lignes » que nous suivons nous mèneront quelque part. Lorsque nous n’abandonnons pas, lorsque nous persistons, lorsque nous sommes « sous pression » pour arriver, pour aller quelque part, nous nous abandonnons à cette ligne. Faire demi-tour, c’est risquer de perdre du temps, un temps qui a déjà été dépensé ou abandonné. Si nous abandonnons la ligne à laquelle nous avons consacré notre temps, nous abandonnons plus qu’une ligne, nous abandonnons une certaine vie que nous avons vécue, ce qui peut ressembler à un abandon de soi. »
Challaye constitue une sorte d’exemple d’obstination, qui le conduit à sortir brutalement du territoire balisé de l’humanisme qu’il avait frayé jusque-là, précisément parce qu’il ne voulait pas renoncer à suivre l’un des chemins (le pacifisme radical) dans lequel il s’était engagé. Il détestait le fascisme mais refusait plus encore de faire la guerre (même à ses pires ennemis). Notez qu’après 1945, il a continué de militer pour la paix, mais aussi contre le colonialisme.
Ces biographies complexes me paraissent plus riche d’enseignements sur la manière dont se forment des opinions politiques, que les biographies « cohérentes » – qui ne dévient jamais des voies déjà toutes tracées qu’elles ont empruntées.
Je pense par exemple à la très intrigante Alice Weidel, dont la vie privée s’accorde si mal à ses engagements politiques : lesbienne, en couple avec une « personne de couleur », laquelle a porté leurs deux enfants, et « en même temps » (ou « malgré » cela) leader du parti le plus extrémiste qui soit, dont certains membres vouent l’homosexualité aux gémonies. « Elle est contre le mariage pour tous et prend soin de se tenir à distance des défenseurs des droits LGBT et queer qu’elle exècre, dénonçant une « folie woke ».
Certains des chemins que nous empruntons finissent par se confondre (et nous disons, par commodité, que nous sommes de gauche, ou conservateurs, etc.), d’autres semblent n’être que parallèles, étrangers l’un à l’autre jusqu’à sembler parfaitement contradictoires.
On sent la députée européenne embarrassée. Et on la comprend. On pourrait retrouver en la lisant les chemins (pour reprendre la grille d’analyse de mon message précédent) qu’elle emprunte en tant que militante de LFI : la défense des services publics (la santé, l’éducation etc) et le refus d’une « économie de guerre », une certain défiance envers les institutions transnationales (L’Otan, L’Europe, mais pas les Nations Unies) lié à ce « patriotisme » typique de LFI qui me fatigue beaucoup, avec cette crainte que le pays perde son « indépendance ». Et s’y ajoute cet autre chemin, qui ressemble à ces positions pacifistes des années 30 : le refus d’entrer en guerre (contre la Russie). Ce qui va jusqu’à se traduire par un refus de « confisquer les avoirs » russes, car ce serait considéré comme « un acte de guerre » (?). Pour autant elle « ne souhaite pas que l’Ukraine soit écrasée » (?). Et en appelle à une « solution diplomatique » (comme si personne n’y avait pensé avant et ne s’y employait depuis 3 ans.)
C’est compliqué, embarrassé, et je doute que les militants (sans parler des opposants à LFI) y aient compris quoi que ce soit. (moi, je n’ai pas compris grand chose).
Je dis cela sans aucune ironie. Je suis complètement perdu, moi aussi. Rien ne me fait plus horreur (sinon la guerre elle-même) que la perspective d’une « économie de guerre » (encore plus brutale que l’économie de guerre économique dans laquelle nous sommes enferrés depuis des lustres). Mais « sacrifier l’Ukraine », comme il vient déjà à l’esprit de pas mal de gens, n’est pas une option – les européens « sacrifient » ou disons laissent en plan et ignorent, nombre de populations dans le reste du monde (voire contribuent à leur destruction comme à Gaza), mais, concernant l’Europe, il y a des précédents fâcheux tout de même. On avait sacrifié les Sudètes, en 1938 (et à cette époque, l’opinion publique française, dans sa large majorité, ne trouvait rien à y redire, au contraire) et quelques mois plus tard etc.. Le « à ce stade la Russie n’est pas une menace militaire directe aux portes de la France » , pour reprendre les mots de Manon Aubry, laisse plus que songeur quand on pense à ces évènements passés.
Bref. Je suis en réalité tout aussi embarrassé‧ Pas forcément pour les mêmes raisons d’ailleurs : les chemins d’opinion que j’ai l’habitude de creuser, sur lesquels je me suis engagé une bonne partie de ma vie ne sont guère pertinents dans la perspective où un Poutine s’aventurait à répandre l’enfer en Europe : mes engagements concernant la perspective de la catastrophe climatique, mon anticapitalisme viscéral, mon anti (néo) colonialisme, la priorité accordée dans toute réflexion au sort des subalternes de ce monde, l’horreur des régimes autoritaires et totalitaires et mon attachement à la démocratie, mes perspectives féministes/queer, ma défiance envers les États-Nations de manière générale, mon refus du nucléaire (civil et militaire), mon antimilitarisme, (j’ai été exempté du service militaire en 1986 pour ça), etc etc.. Toutes ces pistes qui me définissent politiquement, qu’en resterait-il, en termes de « priorité », si une guerre totale menaçait d’éclater en Europe (et donc dans le monde) ?
On se dit souvent que la perspective de la catastrophe climatique, son agenda sinistre, pourrait être tout bonnement rendue caduque, sans objet, si un conflit nucléaire était déclenché. Tout se passe comme si, en vérité, nous vivions déjà dans une économie et une perspective de guerre, et c’est une des raisons pour lesquelles les politiques climatiques sont reléguées au deuxième (voire au dernier plan comme aux États-Unis désormais).
Quand au pacifisme, je dois admettre que je n’avais jamais réellement « rencontré » cette problématique, étant un brave petit blanc européen né bien après la fin de la seconde guerre mondiale, jusqu’à présent. Cela pose, me pose, des dilemmes affreux. Un cas de conscience comme on dit. Je n’arrive pas à me résoudre à l’idée de dire : il faut entrer en guerre contre Poutine. Parce que la guerre en 2025 risque fort d’être une guerre nucléaire (contrairement à la seconde guerre mondiale, avec cette terrifiante exception des bombes A larguées sur le Japon). Et parce qu’il est facile, quand on sait qu’on ne sera pas appelé sous les drapeaux, d’appeler à la guerre tout en sachant qu’on restera bien planqué à l’arrière (si tant est qu’il y ait des places « à l’arrière ») derrière son écran. Et se ranger comme pas mal de gens de gauche en 1939 derrière la bannière de l’Union Nationale. Et pourtant.
Ai médité aujourd’hui sur l’idée de dénuement (un peu toute la journée, quelques pages de notes éparses). Fournirait un point de départ intéressant et paradoxal pour mon investigation sur les relations d’objets – laquelle investigation permet d’introduire l’exposé sur le capitalisme intime – comment les modalités qui nous lient aux objets (et qui vont de…
Texte intégral (863 mots)
Ai médité aujourd’hui sur l’idée de dénuement (un peu toute la journée, quelques pages de notes éparses).
Fournirait un point de départ intéressant et paradoxal pour mon investigation sur les relations d’objets – laquelle investigation permet d’introduire l’exposé sur le capitalisme intime – comment les modalités qui nous lient aux objets (et qui vont de l’usage pur indifférent à l’attachement affectif le plus intense) concourent à l’occultation et à la relégation de leur « biographie » – où l’on reconnaît la structure fétichiste de la marchandise. Cet exposé sur le capitalisme intime constituant la première partie d’une réflexion sur ce que la catastrophe climatique fait à nos pensées (et à nos manières d’habiter le monde).
Le dénuement donc. Beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Hors de question de romantiser le dénuement, même si l’expérience du dénuement choisi, celui de l’ermite par exemple, doit être envisagée. Le dénuement, bien souvent, n’est pas choisi. Il s’impose à celles et ceux qui doivent se contenter de vivre de peu (avec peu d’objets), parce qu’ils sont nés subalternes et n’ont que peu de chance de sortir de cette condition au cours de leur vie. Il devient aussi ce qui vous tombe dessus quand vous avez tout perdu – votre maison est en ruine après un bombardement ou un cyclone. La plupart des objets gisent, difformes, inutilisables. (Vous fouillez dans les décombres à la recherche de quelques objets aimés, à la recherche des reliques de ce qui n’est plus). Il est ce qu’on a volé au migrant durant son voyage : il arrive avec « rien », même ses papiers d’identité lui ont été dérobés. Juste son corps meurtri. Mais le dénuement n’est pas toujours synonyme de pauvreté – songez ici à certaines populations en Amazonie, qui, lorsque leur hutte faite de planches et recouvertes de feuilles de palmier est emporté par la crue d’un torrent, ne s’en émeuvent guère et la reconstruisent en quelques heures à un autre endroit. La forêt est riche, elle procure à celles et ceux qui la connaissent tout ce dont ils ont besoin. Le dénuement n’est pas toujours organisé autour du manque. L’abondance ne dépend pas ici de la quantité d’objets qu’on possède, car on possède infiniment moins que la plupart des gens sur la terre. Le savoir et quelques outils suffisent à jouir de cette abondance (ce que les capitalistes ont bien compris, nous rappelait déjà Marx : la nature s’offre gratuitement à l’extraction et l’exploitation – du Capital engrangé à peu de frais). Les habitats des bidonvilles aussi tirent leur valeur de leur architecture éphémère.
(Remarque adventice : c’est une chose de faire vœu de pauvreté – ah ! l’héroïsation des riches qui choisissent de renoncer aux plaisirs mondains pour adopter une vie ascétique et se voient récompensés en gain de vertu ! –, c’en est une autre d’être pauvre sans l’avoir choisi. On peut, certes, c’est un exercice dont je suis familier, faire contre mauvaise fortune bon cœur, et se fabriquer un récit qui valorise le dénuement quand bien même on ne l’a pas choisi : c’est là encore autre chose. Comme il n’est comparable de perdre un monde quand ce monde était « assuré » (c’est-à-dire au fond, « matériellement remplaçable », si l’on est bien assuré – cela n’empêchera pas le deuil, mais le deuil pourra prendre fin) et de perdre un monde quand nul ne viendra vous sauver, parce que ceux qui ont bombardé votre habitation, enfoui vos souvenirs dans les décombres, ruiné votre passé, font tout ce qu’ils peuvent pour vous faire disparaître, pour qu’il ne reste rien de vous, ni corps ni objet ni pensée.)
Un point de départ donc, qui devrait déjà m’occuper quelques chapitres.
(noter aussi ce chapitre sur l’enfant gâté – étouffant sous les objets qu’il est censé posséder, et n’en aimant aucun.
(et l’étymologie comme toujours, est intéressante : Dénuer est un verbe – mettre à nu, priver quelqu’un de quelque chose, démunir. Dépouiller. Renvoie à une forme de violence : ainsi dans le travail de la pierre – on use et enlève la matière de la surface pour mettre à nu la roche sous-jacente – de ce fait on remonte dans le temps – on purifie. La purification comme violence, l’abstraction comme violence. Penser à la métaphore de l’ascétisme chez Plotin : « Sculpte ta propre statue » (c’est-à-dire : soustrais le surplus, les couches superficielles). Et bien évidemment la nudité, ou, plus exactement, toujours avec cette idée de privation : être rendu visible, c’est-à-dire, non dissimulé – ce qui m’oriente déjà sur la question de l’arrière-plan invisible, ou invisibilisé, silentisé, occulté, des objets. Et :, etc.)
Quelques remarques (intempestives) du matin au sujet de cette nouvelle littérature produite, entièrement ou en partie, par des IA (et vendue chez certains libraires) 1. En tant qu’écrivain sans succès, qui se fiche bien de l’industrie du livre, laquelle industrie du livre me le rend bien, ces livres générés par IA ne changeront rien à…
Texte intégral (1622 mots)
Quelques remarques (intempestives) du matin au sujet de cette nouvelle littérature produite, entièrement ou en partie, par des IA (et vendue chez certains libraires)
1. En tant qu’écrivain sans succès, qui se fiche bien de l’industrie du livre, laquelle industrie du livre me le rend bien, ces livres générés par IA ne changeront rien à ma situation, et je dois même admettre que ça me fait ricaner doucement dans mon coin.
2. Étant donné les ambitions stylistiques de la majorité des livres publiés, je doute que les lecteurs voient une différence flagrante entre les productions d’auteurs et d’autrices en chair et en os et celles des IA. La littérature mainstream, celle qui se vend le mieux et décore les rayons livres des grandes surfaces, s’en trouvera souvent probablement « améliorée » – a fortiori dans la mesure où les IA apprennent à écrire en déchiffrant du Guillaume Musso ou d’autres écrivains à la mode.
3. Ce que je veux dire, c’est que jamais une IA ne pourra produire The Waves (Virginia Woolf), Ulysses (Joyce), Sous le Volcan (M. Lowry), On a marché sur la lande (Arno Schmidt), JR (W. Gaddis), Against the day (T. Pynchon), Extinction (T. Bernhard) et, pas non plus l’Épopée de Gilgamesh ou l’Odyssée (et j’ai quelques milliers de livres en tête qu’aucune IA ne saurait produire). Parce que ces textes ne ressemblent à aucun autre. (et certainement pas à ces innombrables textes qui ressemblent à tous les autres, s’efforçant de ressembler à tous les autres).
4. On me rétorquera : oui, mais en littérature, le style ne fait pas tout. Et on aura raison ! Il y a aussi l’imagination, et aussi l’idée, voire la thèse (plus ou moins géniale). Je concède aisément que certains livres, qui n’ont pas d’ambitions stylistiques ou formelles particulières, n’en restent pas moins inimitables, parce que l’autrice ou l’auteur l’ont extrait du fonds de leur personnalité, elle-même hors du commun. Ce qui augmente sérieusement la liste des livres inimitables par une IA. (N’oublions pas toutefois le cas, assez fréquent, de ces écrivain‧e‧s qui, surfant sur la vague d’un premier succès, parfois un texte de grande qualité, très personnel, passent le restant de leur existence à s’imiter eux-mêmes, s’offrant dès lors plus aisément au risque d’être imités à leur tour, et pourquoi pas par une IA.
5. Un mot pour les amateurs de poésie dont je vois les doigts délicats se lever au fond de la salle, près de la fenêtre qui donne sur le jardin : je ne vous oublie pas (pour une fois). Ce que j’ai dit plus haut vaut évidemment pour Walt Whitman, T.S. Eliot, Saint-John Perse, ou René Char – pas demain la veille qu’une IA sortira tout de go et sur demande des vers comme ceux-ci :
« Ah! toutes choses de mémoire, ah! toutes choses que nous sûmes, et toutes choses que nous fûmes, tout ce qu’assemble hors du songe le temps d’une nuit d’homme, qu’il en soit fait avant le jour pillage et fête et feu de braise pour la cendre du soir! – mais le lait qu’au matin un cavalier tartare tire du flanc de sa bête, c’est à vos lèvres, ô mon amour, que j’en garde mémoire. »
6. La vraie question, à mon humble avis (qui se fiche donc, pour des raisons de vengeance personnelle, de l’effondrement probable de l’industrie du livre dans les décennies à venir), c’est : pourquoi ça ne dérange pas et ne dérangera pas les lecteurs et lectrices de lire des ouvrages produits par les IA – qu’iels le sachent ou non d’ailleurs. Parce qu’iels ne verront pas la différence avec les livres qu’iels ont l’habitude de lire. Leur plaisir sera le même. Et croyez-moi, je dis cela sans aucune condescendance. Il m’arrive de lire des livres qui n’ont pas d’ambition littéraire particulière, et dont la narration ne brille pas spécialement par son univers imaginaire ou les idées qu’elle porte (j’en ai même écrit un !). Je les lis pour me détendre, comme on regarde une série télévisée dont le narratif est dénué de toute surprise, qui ronronne, se répète. Ça fait du bien, et c’est parfois tout ce qu’on demande à la littérature – la plupart des lecteurs et lectrices que je connais ne lisent que des livres de ce genre.
7. Si maintenant on voulait défendre la littérature écrite par des auteurs/autrices contre la production des IA, alors il faudrait je crois commencer par interroger, ce qui distingue les deux types de texte. On serait peut-être amené à invoquer de vieux concepts, qu’il faudrait sans doute dépoussiérer dans ce nouveau contexte, comme l’originalité, la personnalité, l’inimitable, l’ambition littéraire (« l(es)’ histoire(s) de la littérature » aussi), voire, dans une perspective plus queer, l’inconfortable, le dérangeant, l’étrangement familier, le troublant. Et ce faisant – et là, bien sûr, je prêche pour ma chapelle – il faudrait diffuser « l’art de lire autrement » – pour d’autres motifs que la détente par exemple : s’il s’agit de « se détendre », je crains que les IA fassent l’affaire.
(La littérature générée par IA trouve assez logiquement sa place dans une économie des mondes de la culture centrée sur le profit, sur le versant de la valeur « mercantile » des oeuvres (échangées comme des marchandises). On n’est pas regardant sur les moyens et les secrets de fabrication dans le business de manière générale)
Les remarques ci-dessus valent bien évidemment pour la musique, les arts visuels etc… Il deviendra de plus en plus difficile de distinguer dans la production musicale et artistique mainstream ce qui vient d’une IA (en totalité ou partiellement) et ce qui n’en vient pas.
Au point que dans quelques décennies, la question deviendra absurde, ne se posera même plus (d’ici là, me direz-vous, l’industrie du livre et des arts se sera tout bonnement effondrée, ne ressemblera en tous cas plus du tout à celles que nous connaissons aujourd’hui, et une bonne moitié de l’humanité aura vraiment d’autres trucs plus urgents à penser que le statut des artistes etc.. genre survivre – c’est déjà le cas du reste pour une bonne partie de ladite humanité)
NB :
La vrai catastrophe de l’IA c’est le caractère exponentiel de sa croissance.
Cette histoire d’IA dans les librairies c’est du pipi de chat.
À un point que nous sommes incapables de concevoir.
Le prix à payer, environnementalement, socialement, politiquement, etc.. est déjà, et sera chaque jour, plus effarant.
On parle souvent de la période d’après 1945 comme l’ère de l’accélération (de l’extraction des ressources humaines et non-humaines et de la production de marchandises etc) comme de la « grande accélération ».
Mais là, c’est encore autre chose.
Ça ne se joue pas sur un demi-siècle.
Mais quelques années.
Le moins qu’on puisse dire c’est que nous ne sommes pas prêts. Même les thuriféraires de la secte IA n’ont aucune idée des effets de cette croissance exponentielle.
Ça rebat tellement les cartes que toute la littérature scientifique ou SHS produites dans la perspective de la catastrophe climatique ou de l’hyper-capitalisme global est à mon sens d’ores et déjà obsolète. (et du coup, c’est embêtant, parce que le livre que j’essaie d’écrire sur le sujet depuis des lustres est complètement dépassé – faut que je recommence une centième fois)
Je ne parle pas du tout de la croissance financière ou de bulle spéculative, mais de la croissance des usages – le fait que les organisations sociales, politiques, productives (et économiques) sont en train de se redéployer autour des possibilités techniques promises (et réelles) de l’IA (dans la foulée du redéploiement numérique) et d’accepter d’en dépendre quasiment totalement.
Ce qui a des conséquences qu’on sait déjà : environnementalement ok, mais aussi et surtout au niveau du travail et de l’existence quotidienne (accroissant encore l’écart dramatique entre ceux qui travaillent dans les zones d’extraction et subissent les dommages toxiques de ces zones de sacrifice, et ceux à qui est promise la jouissance d’une vie facilitée et rendue encore plus fluide par le recours aux IA, l’un n’allant pas sans l’autre), et des tas de conséquences qu’on ne voit pas encore (notamment au niveau politique, ou dans les rapports de force internationaux)
Une des applications les plus évidentes des IA, c’est le domaine de la surveillance, et de la répression. Ça c’est parfaitement réel, ça n’a rien d’une bulle spéculative. Des populations entières sont plongées en enfer pour ça :
J’avais déjà parlé du livre fascinant de l’architecte Stephen Graham, Vertical, paru aux excellentes éditions Verso en 2016. (S. Graham est Professeur à l’école universitaire d’architecture de Newcastle, travaille sur les villes et les sociétés les paysages et les planifications urbaines contemporains. Il est aussi l’auteur de : Telecommunications and the City and Splintering Urbanism…
Texte intégral (2679 mots)
J’avais déjà parlé du livre fascinant de l’architecte Stephen Graham, Vertical, paru aux excellentes éditions Verso en 2016. (S. Graham est Professeur à l’école universitaire d’architecture de Newcastle, travaille sur les villes et les sociétés les paysages et les planifications urbaines contemporains. Il est aussi l’auteur de : Telecommunications and the City and Splintering Urbanism (avec Simon Marvin) et Cities, War and Terrorism, Disrupted Cities: When Infrastructures Fail, Cities Under Siege: The New Military Urbanism.
Vertical, The City from Satellites to Bunkers, est un ouvrage fascinant dans lequel l’auteur élabore une autre géographie, non pas horizontale, mais verticale.
Chaque chapitre décrit de manière panoramique les étages de cette verticalité en explorant un aspect particulier. de haut en bas, si l’on peut dire : l’orbite de la terre engorgé de satellites, la militarisation du ciel, bombes, drones, hélicoptères, les élévations urbaines, les bidonvilles accrochés aux collines qui font face aux gratte-ciels des hyper riches, les appartements luxueux sur le toit des immeubles et les technologies d’ascension, l’ascenseur notamment, sans oublier les « étagements » de la pollution et de la toxicité dans ces villes à multiples niveaux. Puis, dans une seconde partie, l’exploration s’enfonce sous la surface du sol, la géologie, l’excavation archéologique, l’extraction minière, les réseaux d’égouts, de tunnels, les bunker, etc.. Tout autant de frontières que la géographie « horizontale » classique tend à négliger, mais qui constituent en réalité les véritables nouvelles frontières du capitalisme global extractiviste.
En émerge un tableau de la structure globale de mondes contemporains traversés et découpés par les hiérarchies techno-politiques du capitalisme global – ce qu’il faut bien appeler une nécropolitique, avec ses inégalités et sa violence structurelles.
L’extrait traduit ci-dessous vient du chapitre 3, consacré à l’usage des drones dans la « war on terror » engagé au début du millénaire par les américains suite aux attentats du 11 septembre 2001, et qui s’est étendue au point qu’elle est désormais la justification centrale de la plupart des opérations militaires et de répression – pas seulement d’ailleurs dans l’agenda des pays occidentaux – la Chine et l’Inde et bien d’autres États, ne sont pas en reste pour mener cette guerre totale contre cet ennemi racialisé qu’est le musulman contemporain.
Le texte de Graham a été écrit avant 2016. L’utilisation d’algorithmes de reconnaissance, d’identification et d’analyses des comportements dans les opérations de répression et de guerre n’a fait que se généraliser depuis, ainsi que l’usage des drones. On fait grand cas dans l’opinion publique des risques liés au déploiement de l’Intelligence Artificielle « générative », mais la fascination/répulsion qu’elle exerce, largement entretenue par les pouvoirs capitalistes, occulte des usages beaucoup plus dramatiques et qui sont déployés depuis longtemps sur les territoires militarisés du monde contemporain, destinés à répandre la mort, la destruction et soumettre nombre d’habitant‧es de cette planète à la terreur.
Plutôt que d’être le résultat de capteurs omniscients capables d’identifier les insurgés armés et de les exécuter avec précision, les réalités de la guerre des drones révèlent une dangereuse absence de connaissances sur les personnes ciblées loin dans le ciel.
Tout en discutant de leurs règles d’engagement, les pilotes de drones parlent volontiers de l’esthétique puissante et séduisante de leur travail – ainsi que de l’ennui. Dans le film d’Omer Fast, 5 000 Feet Is the Best, un pilote anonyme explique que cette altitude est la plus agréable pour patrouiller.
« Vous disposez de plus de précision, et à 5 000 pieds, je peux vous dire quel genre de chaussures vous portez à un kilomètre de distance ! Je peux vous dire quel type de vêtements porte une personne, si elle porte une barbe, la couleur de ses cheveux et tout le reste… Nous avons l’IR, l’infrarouge, que nous pouvons activer automatiquement et qui capte toute signature thermique ou froide… Si quelqu’un s’assoit, disons, sur une surface froide… et se lève… cela ressemble à une fleur blanche, qui brille vers le ciel. »
Parlant de la séquence de ciblage par laquelle les opérateurs de drones lancent leurs missiles mortels Hellfire, le pilote souligne à la fois son sentiment de puissance verticale omnisciente et la beauté esthétique du processus :
« Nous appelons [le drone] et nous recevons toutes les autorisations nécessaires [pour tirer], toutes les approbations et tout le reste, puis nous faisons ce que l’on appelle la lumière de Dieu… les Marines aiment l’appeler la lumière de Dieu. Il s’agit d’un marqueur de ciblage laser. Nous envoyons un faisceau laser et lorsque les troupes [sur le terrain] mettent leurs lunettes de vision nocturne, elles voient cette lumière qui semble venir du ciel. Juste à l’endroit [où le missile va frapper], venant de nulle part, du ciel. C’est très beau. »
L’anthropologue canadien Gastón Gordillo souligne que les décès de civils à grande échelle sont le résultat inévitable de la politique américaine de déploiement de drones meurtriers lorsqu’elle est soutenue par des mythes selon lesquels les opérateurs de drones bénéficient d’une omniscience semblable à celle de Dieu. Malgré les caméras numériques de vidéosurveillance à haute résolution, les capteurs de chaleur, les systèmes de détection de mouvement et autres capteurs, Gordillo souligne que la masse d’images et de données signifie souvent que les contrôleurs de drones sont complètement surchargés de données à traiter ou à interpréter lorsqu’ils prennent la décision de tirer. Rien qu’en 2009, les drones américains ont collecté l’équivalent de vingt-quatre années de séquences vidéo ; le système Argus de la DARPA, déjà mentionné, peut générer huit années de vidéo en continu à partir d’une seule journée d’opérations.
En outre, l’immensité des territoires étrangers ciblés par les pilotes de drones signifie que ces derniers ignorent souvent la culture des personnes qu’ils ciblent et tuent. Surtout, ils n’ont aucun moyen de distinguer de manière fiable les insurgés armés du reste de la population environnante. C’est pourquoi ils s’efforcent d’associer à des indices visuels peu fiables – des personnes tenant des objets ou « flânant » de manière suspecte, par exemple – les intentions imaginaires et violentes nécessaires pour lancer leurs missiles conformément aux règles d’engagement habituelles.
Comme les enregistrements des conversations des pilotes d’hélicoptères d’attaque évoqués dans le chapitre suivant, les transcriptions des conversations des pilotes de drones montrent à plusieurs reprises leur désespoir et l’usage des clichés orientalistes. Cet appareil de connaissance impérialiste peut transformer n’importe quel aspect de la vie civile normale en une preuve évidente qu’ils observent des « insurgés » ou des « terroristes » sur lesquels on peut tirer à volonté. Le langage des opérateurs de drones enrôle effectivement tous les hommes adultes à proximité des frappes de drones en tant que « combattants » en les qualifiant d’« hommes en âge de servir dans l’armée ». Même l’armée américaine a admis qu’une telle terminologie encourageait les frappes de drones contre des civils parce qu’elle « implique que les individus sont des forces armées et donc des cibles légitimes ». En conséquence, les États-Unis ne considèrent pas les hommes adultes morts comme des « civils » à moins qu’il n’y ait des renseignements posthumes clairs prouvant qu’ils le sont.
Des efforts constants sont également déployés pour assimiler les autres Afghans, Pakistanais ou Irakiens présents sur les écrans à des cibles légitimes. Les preuves évidentes que des images d’enfants ou de civils innocents remplissent leurs écrans sont souvent volontairement ignorées ou – pire encore – interprétées comme une preuve supplémentaire de malveillance, car on suppose qu’elles ont été délibérément placées là par des « terroristes » ou des « insurgés » pour contrecarrer la capacité des pilotes de drones à tuer. Comme toujours, un entraînement intensif vise à déshumaniser les « ennemis » qui se trouvent en dessous, tout en glorifiant et en célébrant le processus de mise à mort. « Vous est-il déjà arrivé de marcher sur des fourmis sans y penser ? » Michael Hass, un ancien opérateur de drone américain, a déclaré en novembre 2015 :
« C’est ainsi que l’on vous fait considérer les cibles – comme de simples taches noires sur un écran. Vous commencez à faire cette gymnastique psychologique pour vous faciliter la tâche – elles l’ont mérité, elles ont choisi leur camp. Il faut tuer une partie de sa conscience pour continuer à faire son travail tous les jours – et ignorer les voix qui vous disaient que ce n’est pas bien. »
L’analyse de Grégoire Chamayou sur une opération de surveillance et d’attaque de trois heures contre un convoi de trois SUV qui a tué des civils en Afghanistan en février 2010 montre un cas notoire. Tout au long de l’opération, on sent le désespoir des contrôleurs de drones de détruire les gens et leurs véhicules – quelle que soit la preuve de leur nature clairement civile. La transcription regorge de déclarations telles que « ce camion ferait une belle cible » ; « Oh, jolie cible ! » ; « Les hommes semblent se déplacer de manière tactique » ; et « Ils vont faire quelque chose de néfaste ». Le contrôleur de mission aperçoit plus tard un « adolescent à l’arrière du SUV ». « Eh bien », répond l’opérateur, « les adolescents peuvent se battre !… un enfant de douze ou treize ans avec une arme est tout aussi dangereux ! » (Les enfants sont souvent qualifiés de « terroristes de petite taille » par les opérateurs de drones.)
« Le caméraman a dit qu’il y avait au moins un enfant près du SUV », dit le coordinateur à une autre occasion. « Des conneries ! Où ? », répond l’opérateur du capteur. « Je ne pense pas qu’il y ait des enfants dehors à cette heure-ci… Pourquoi sont-ils si prompts à appeler des putains de gosses mais pas à appeler un putain de fusil ? »
Sur la base d’une prétendue observation d’« arme », la décision est alors prise de tirer des missiles Hellfire depuis des hélicoptères armés à proximité appelés sur les lieux ; le premier et le troisième véhicule du convoi sont détruits. Les pilotes du Predator volent immédiatement pour évaluer le carnage. En regardant une scène d’hommes, de femmes et d’enfants morts et mutilés, l’observateur de sécurité remarque « Aucun moyen de le savoir, mec. » L’opérateur de caméra est d’accord : « Aucun moyen de le savoir d’ici. »
Les responsables militaires américains ont admis qu’à cette occasion les missiles ont tué seize hommes civils et gravement blessé une femme et trois enfants. Cependant, des anciens afghans des villages d’origine des victimes ont déclaré dans des entretiens ultérieurs que les attaques avaient tué vingt-trois personnes, dont deux garçons, Daoud, trois ans, et Murtaza, quatre ans. Comme c’est souvent le cas dans de tels cas, l’armée américaine a indemnisé les familles des victimes à hauteur de 4 800 dollars pour chaque proche tué. Chaque survivant a reçu 2 900 dollars.
Soulignant le caractère inévitable de tels meurtres, Gastón Gordillo poursuit son analyse cruciale. « Le regard qui guide les drones », écrit-il, « suit une logique binaire qui cherche à distinguer une « activité normale » d’une « activité anormale » au sein d’un univers spatial extrêmement hétérogène et complexe. » Dans un tel contexte, il souligne que l’énorme pression exercée sur les pilotes de drones pour interpréter ce qu’ils considèrent comme une « activité insurrectionnelle », combinée au fait que les opérateurs de drones n’ont aucun moyen fiable de distinguer les civils des « insurgés », signifie que le meurtre d’un grand nombre de civils n’est en aucun cas un « accident » ou une « erreur ». Dans tous ces cas, « les opérateurs et les analystes d’images qui parcouraient [les images reçues] ont « vu » des objets ordinaires comme des « fusils », des personnes en train de prier comme un signe qu’elles étaient des « talibans » ou des enfants comme des « adolescents » potentiellement hostiles. »
Le fait de regarder la vidéo granuleuse du drone et de lancer un missile sur des humains en contrebas crée un sentiment de puissance extraordinaire chez les opérateurs de drone. L’un d’eux admet qu’il s’est parfois senti « comme un Dieu lançant des éclairs de loin ». Un autre raconte qu’« on voit beaucoup de détails… on le ressent, peut-être pas au même degré [que] si on était réellement là, mais ça nous affecte… Quand on lâche un missile », poursuit-il, « on sait que c’est la vraie vie, il n’y a pas de bouton de réinitialisation. » Certains rapports font même état de pilotes de drones aux prises avec un syndrome de stress post-traumatique après avoir tué des civils, en particulier des enfants. De plus, contrairement aux pilotes de bombardiers, les opérateurs de drones restent longtemps après l’explosion et voient leurs effets sur le corps humain dans les moindres détails.
Vous aurez certainement noté que le dernier livre de Johann Chapoutot s’intitule Les Irresponsables (qui a porté Hitler au pouvoir ?) Dans son introduction (note 32) il fait explicitement référence au texte d’Hermann Broch, Les irresponsables, (DIE SCHULDLOSEN, 1950), Traduit de l’allemand par Andrée R. Picard, Gallimard, 1961. Une sorte d’hommage donc, sinistre. L’allusion de…
Texte intégral (2231 mots)
Vous aurez certainement noté que le dernier livre de Johann Chapoutot s’intitule Les Irresponsables (qui a porté Hitler au pouvoir ?)
Dans son introduction (note 32) il fait explicitement référence au texte d’Hermann Broch, Les irresponsables, (DIE SCHULDLOSEN, 1950), Traduit de l’allemand par Andrée R. Picard, Gallimard, 1961. Une sorte d’hommage donc, sinistre.
L’allusion de l’historien français du nazisme est très clair. La différence est que Broch a publié son texte après guerre (et que c’est un assemblage de fictions et de poèmes, pas un livre d’historien). Et que les années 20 (30) de Broch ne sont pas « nos » années 20.
Mais l’histoire ne se répète pas. Et il n’est pas si évident de « tirer des leçons de l’histoire ». Parce que le récit historique dont on hérite n’est en rien un récit unique qui s’imposerait irrésistiblement à tous et à toutes. Il n’y a rien de tel que l“Histoire” avec un grand H. Cette dernière proposition n’a rien à voir avec le relativisme : comme disait Clemenceau, à qui l’on demandait comment les historiens du futur analyseraient les responsabilités dans le déclenchement de la première guerre mondiale : « ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne ».
Si vous ne connaissez pas le texte célèbre où Hannah Arendt réfléchit à la question de l’Histoire et de la Vérité, en voici un extrait ici :
Il est difficile de tirer des leçons de l’histoire, parce que l’histoire n’est pas, et ne doit pas être, un corpus de récits définitivement figé dans le temps. Ce qui est figé dans le temps, le récit dont nous héritons, celui qui s’impose dans les programmes d’enseignement, et pour tout dire, le récit dominant, mainstream, s’avère être le plus souvent en retard de quelques décennies sur le travail de recherche des historiens contemporains.
Le problème, en somme, c’est de savoir de quelle histoire prétend-on tirer des leçons ?
Particulièrement à l’heure où sévit une double occultation du travail de recherche des historiens :
Premièrement, celle à laquelle s’emploient de manière brutale les leaders conservateurs (et réactionnaires), les nationaux-populistes qui ont désormais les faveurs d’une grande partie des médias et des populations, occupé à asséner un grand Récit National censé régénérer la Nation, pour ne pas dire « la Race », comme l’assument sans complexe les Suprématistes blancs (et d’autres suprématismes ailleurs dans le monde). Écoutez par exemple Trump réactiver le récit de la conquête de la “frontière” par les pionniers blancs.
Je parle régulièrement ici de ce livre de Priya Satia, Times Monster. History, Conscience and Britains Empire (Havard University Press 2020), dans lequel l’historienne américaine analyse la manière dont les historien‧nes britanniques, durant la période impériale et postcoloniale, ont non seulement interprété les événements politiques majeurs de leur époque, mais les ont aussi rendus sinon possibles, du moins « pensables », « justifiables », et somme toute « tolérables » pour la conscience libérale.
Deuxièmement, le capitalisme néolibéral est structurellement fondé sur ce que j’appelle la des-historicisation (et la décontextualisation) : il s’agit de lire les évènements présents, à commencer par les crises et les catastrophes, comme des « coups du sort » venus de nulle part, mais dont personne, et particulièrement les acteurs majeurs du capitalisme colonial, n’est responsable. L’occultation du passé sert avant tout à déresponsabiliser (ceux qui travaillent sur la catastrophe climatique le savent fort bien).
Le problème de l’histoire, c’est qu’elle n’est pas, contrairement à la conception simpliste et naïve qu’on s’en fait le plus souvent, une suite de faits qui se seraient produits dans le passé et dont on pourrait tranquillement, en appliquant des méthodes de recherches fiables, faire un récit fidèle dans le présent – et un récit plus juste que celui que les historiens du passé étaient en mesure de produire.
Le problème, c’est que l’histoire ne vient pas du passé, mais du présent, que ceux qui écrivent aujourd’hui, les historien‧nes en premier lieu, travaillent depuis l’époque où iels se situent. Il n’y a que très peu d’objectivité “pure” en histoire, excepté les faits bruts dont parlait Clémenceau sans doute : chaque récit constitue un enjeu pénétré par une dimension de sens (donner du sens) conscient ou inconscient, assumé ou non. Et s’inscrit donc dans une rivalité parfois brutale entre « diseurs de vérité ». Pour en prendre la mesure, vous pouvez par exemple relire ou visionner les débats menés par des historiens comme Laurent Joly concernant les falsifications nationalistes de l’histoire de Vichy par Zemmour et ses sbires.
(c’est absolument passionnant, ça a occupé une bonne partie de mon “confinement” :
Le problème, c’est que le passé continue dans le présent, que l’esclavage, l’impérialisme colonial, l’extraction et l’exploitation généralisée, les idéologies qui les ont justifiés et rendus possibles, y compris les récits des historiens du passé, produisent encore aujourd’hui (avec la même vigueur criminelle) leurs effets sur les générations contemporaines, continuent de structurer le monde dans lequel « nous » vivons. Les récits antérieurs creusent les chemins disponibles de l’interprétation d’aujourd’hui. Quand on fait de la recherche, et bien avant d’espérer « tirer des leçons de l’histoire », il importe de rendre conscients ces frayages préétablis, ces découpages de l’espace et du temps, et de s’efforcer de ne pas en être (trop) dupes.
Les pièges disposés sur ces chemins de recherche sont nombreux. J’ai parlé des politiques délibérées d’occultation des épisodes de l’histoire qui n’arrangent pas les dominants (les nationalistes ou les capitalistes par exemple, dont l’alliance « contre l’histoire » n’a rien de contingent). Mais, de manière encore plus profonde, il y a l’irrésistible persistance des thématiques « classiques » héritées du passé, à commencer par cette histoire européocentrisme. Les vainqueurs écrivent l’histoire, c’est bien connu, mais il faut prendre la mesure de cette imprégnation intime en nous de ces récits des vainqueurs. Les empires coloniaux sont encore présents dans ces privilèges accordés au point de vue des blancs européens (toutes celles et ceux qui travaillent sur le colonialisme vivent quotidiennement avec ce problème, qu’iels s’efforcent de démonter).
Le récit des « autres » (et notez la racialisation flagrante ici) n’est reléguée, au mieux que dans les périphéries de la géographie et les marges de l’histoire. Quand on daigne leur accorder une « histoire » (songez aux peuples réputés « sans histoire », ou au concept purement ethnocentriste de « peuple non contacté » ! Même en Amazonie, on sait aujourd’hui qu’il y eut, bien avant l’arrivée des blancs, une longue histoire indienne).
Dans les sphères de pensée décoloniales et bien au-delà, on s’efforce de tisser aujourd’hui une « histoire globale » – déjouant le monopole épistémique (Walter Mignolo) de l’histoire écrite par les blancs européens notamment. Dipesh Chakrabarty avait appelé à « Provincializing Europe » (Postcolonial Thought and Historical Difference, 2000). Partout dans le monde, on verse au corpus des récits historiques, d’autres récits écrits depuis d’autres perspectives. Multiplier les points de vue, complexifier l’histoire, quand c’est possible évidemment – quand le travail de l’historien ne mène directement pas en prison (ce qui est le cas dans de nombreux pays du monde : on comprend pourquoi !).
Ce que ces histoires fragmentées (et hybrides, car il n’y a pas plus d’histoire nationale ethniquement « pures » dans les anciennes colonies qu’en Europe) nous apprennent, c’est qu’il n’y a pas un « sens de l’histoire », que les évènements ne se succèdent pas selon un ordre qui aurait été inscrit dans je ne sais quelle rationalité transcendantale. Les choses auraient pu être se dérouler autrement, et elles pourraient se dérouler autrement aujourd’hui. (et il n’y a certainement rien de tel qu’une « fin de l’histoire » contrairement à ce qu’une certaine tradition hégélienne a supposé, ou un Fukuyama).
Silencing the past.
« (…) Nous savons désormais que les narratifs sont faits de silences, qui ne sont pas tous délibérés ni même perceptibles en tant que tels dans le temps de leur production. Nous savons aussi que le présent n’est pas plus clair que le passé.
Aucune de ces découvertes n’implique une absence de but. Elles n’impliquent certainement pas l’abandon de la recherche et de la défense des valeurs qui distinguent l’intellectuel du simple érudit. Les positions n’ont pas besoin d’être éternelles pour justifier une défense légitime. Ne pas tenir compte de ce point, c’est ignorer l’historicité de la condition humaine. Toute recherche d’éternité nous condamne à l’impossible choix entre fiction et vérité positiviste, entre nihilisme et fondamentalisme, qui sont les deux faces d’une même pièce. En cette fin de millénaire, il sera de plus en plus tentant de rechercher le salut par la foi seule, maintenant que la plupart des actes semblent avoir échoué.
Mais nous devrions garder à l’esprit que les actes et les paroles ne sont pas aussi distincts que nous le supposons souvent. L’histoire n’appartient pas seulement à ses narrateurs, professionnels ou amateurs. Alors que certains d’entre nous débattent de ce qu’est ou était l’histoire, d’autres la prennent en main (ou : l’accomplissent). »
Un extrait de Silenting the past, de Michel-Rolph Trouillot :
Michel-Rolph Trouillot, “The Presence in the Past,” chapter 5 of Silencing the Past : Power and the Production of History (Boston : Beacon Press, 1995)
« (…) We now know that narratives are made of silences, not all of which are deliberate or even perceptible as such within the time of their production. We also know that the present is itself no clearer than the past.
None of these discoveries entails an absence of purpose. They certainly do not entail an abandonment of the search and defense of values that distinguish the intellectual from a mere scholar. Positions need not be eternal in order to justify a legitimate defense. To miss this point is to by pass the historicity of the human condition. Any search for eternity condemns us to the impossible choice between fiction and positivist truth, between nihilism and fundamentalism, which are two sides of the same coin. As we move though the end of the millennium, it will be increasingly tempting to seek salvation by faith alone, now that most deeds seem to have failed.
But we may want to keep in mind that deeds and words are not as distinguishable as we often presume. History does not belong only to its narrators, professional or amateur. While some of us debate what history is orwas, others take it in their own hands. »
Pour celles et ceux qui aimeraient découvrir l’œuvre du grand philosophe, anthropologue, historien haïtien, Rolph-Michel Trouillot, un des esprits les plus aiguisés de notre temps (disparu en 2012), je conseille vivement le volume d’extraits de livres et de conférences et articles réunis par ses élèves, Yarimar Bonilla, Greg Beckett, and Mayanthi L. Fernando (dont les travaux sont eux aussi passionnants !), sous le titre : Trouillot Remix, paru aux Duke University Press en 2021 :
The endless debates on intersectionality over the last few decades, since Kimberlé Williams Crenshaw proposed this perspective in 1989 (although the question of the “convergence of struggles” was already raised in the struggles of the 60s and 70s), have no doubt exhausted the concept, making it difficult to use it without caution. Today, militant demands…
Texte intégral (511 mots)
The endless debates on intersectionality over the last few decades, since Kimberlé Williams Crenshaw proposed this perspective in 1989 (although the question of the “convergence of struggles” was already raised in the struggles of the 60s and 70s), have no doubt exhausted the concept, making it difficult to use it without caution.
Today, militant demands against discrimination of all kinds seem to be trapped in an inescapable fragmentation: each movement focuses first on its own struggle, and it’s only later that the question of the link with other struggles arises. Demands are focused on sexism, validism, homophobia, transphobia, racism, islamophobia, class inequalities, etc… each of which may or may not obtain a small piece of the rights granted to it by those in power (or, more broadly, by the city) (admittedly, in today’s powerfully reactionary atmosphere, these rights are threatened with regression just about everywhere).
But as soon as we try to put in place a broader perspective, capable of embracing these different struggles in a common platform, conflicts arise, as if everyone is trying to looking after number one. There’s a kind of identity-based tension that unfortunately seems to me to be very symptomatic of the contemporary world, and could even be considered as a production of hyper-individualistic neoliberal ideology.
As soon as we try to propose broader perspectives – ecomarxism, ecofeminism – or timidly slip in a word like capitalism, many activists turn their heads away in embarrassment. It’s as if this solidarity had to be built, painstakingly won, on incompatible or conflicting starting positions.
Now, more than ever, I believe we should all, as a matter of urgency, whatever our motivating causes, adopt a common platform. If we fail to do so, if we are content to defend our own territory while ignoring those of our neighbors, we are playing into the hands of those in power and capitalists who love nothing more than “divide and conquer”.
(note : Dans un de ses bouquins, Sara Ahmed dit que dans l’idéal, l’intersectionnalité devrait être la position première, le point de départ : mais il n’est évidemment pas question de renoncer aux luttes particulières !! Le problème, qui ne date pas d’aujourd’hui (mais auquel les militants se confrontent depuis toujours !) c’est qu’en consacrant toute son énergie à une lutte en particulier, on risque de devenir indifférent à toutes les autres luttes. Chacun développe sa langue, sa grammaire, et au moment où se poserait la question de converger, il faut d’abord faire un effort de traduction gigantesque. C’est épuisant.
J’aime beaucoup (je l’ai dit et redit ici) les efforts en ce sens d’une Stefania Barca, parmi beaucoup d’autres, pour dégager une plate-forme commune, à la fois ancrée dans l’histoire (qui reconnaît l’historicité des luttes) et la perspective présent et future de la catastrophe climatique :
La sortie de Trump aujourd’hui, suite à l’accident d’avion sur le fleuve Potomak, condamnant les politiques d’inclusion et de diversité, je cite : ‘La FAA recrute activement des travailleurs souffrant de graves déficiences intellectuelles, de problèmes psychiatriques et d’autres troubles mentaux et physiques dans le cadre d’une initiative de recrutement axée sur la diversité et…
Texte intégral (883 mots)
La sortie de Trump aujourd’hui, suite à l’accident d’avion sur le fleuve Potomak, condamnant les politiques d’inclusion et de diversité, je cite : ‘La FAA recrute activement des travailleurs souffrant de graves déficiences intellectuelles, de problèmes psychiatriques et d’autres troubles mentaux et physiques dans le cadre d’une initiative de recrutement axée sur la diversité et l’inclusion, décrite sur le site web de l’agence ».
Et il ajoute : « Seules les personnes les plus aptes, les plus intelligentes et psychologiquement supérieures devraient être autorisées à devenir contrôleurs aériens. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’un travail qui nécessitait une intelligence supérieure ».
Elle m’a rappelé un témoignage que j’avais lu l’année dernière dans le Times :
(Je n’ai pas la force de traduire cette ignominie)
Trump, conformément à son programme de campagne, est engagé dans une lutte radicale contre la diversité. C’est du suprématisme blanc version hard – si une telle chose est pensable (qu’il y ait des degrés dans le suprématisme).
La diversité, ce sont donc les gens de couleur (a priori suspects, disposables et expulsables, voire pire), les femmes qui ne se comportent pas comme les bonnes épouses dévouées américaines, toutes celles et ceux dont les orientations sexuelles et/ou le genre s’écartent de l’idéal de la famille hétéronormée, et les personnes handicapées (mentales et physiques, les disable people).
Ces représentant‧es de la diversité (et celles et ceux qui les soutiennent) constituent en fait « tous les autres », qui ne peuvent pas être inclus dans la nation américaine, le « nous » américain (ou plus exactement les « other others » – ceux qui, parmi les autres, ne sont définitivement pas comme « nous » et « nous » menacent – de submersion, de déculturation, de disparition).
Et l’anthropologie du suprématisme version Trump ne reconnaît en définitive qu’une seule personne qui ait de la valeur, qui mérite d’être sauvée, et de bénéficier des politiques économiques, et sociales fédérales : « l’homme blanc d’âge mûr » ( de préférence le bourgeois mâle blanc d’âge mûr) : il reprend ainsi cette phrase que je cite régulièrement du sinistre Senator Jacob Howard, prononcé au Congressional Globe, 39th Congress, 1st Session (1866), alors qu’il était question de l’extension des droits (chichement) accordés aux anciens esclaves.
« En tous lieux, l’homme d’âge mûr est le type représentatif de la race humaine » disait le sénateur.
Howard aurait dû ajouter, mais c’était tellement évident qu’il s’en est abstenu : « blanc » – l’homme blanc d’âge mûr – et multi-propriétaire va également de soi.
Cité par Saidiya Hartman, Scenes of subjection. Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America.
On répète (enfin, je répète après d’autres) souvent que le capitalisme fabrique un « nous » au détriment de tous les autres – que le racisme au sens large est au cœur même de la structure du capitalisme, sans laquelle aucune exploitation (et même aucune extraction) n’est pensable. On peut dire aussi que la société capitaliste se fonde sur l’exclusion – qui est précisément le contraire de l’inclusion que déteste Trump. On se souvient chez nous que dans les années 80 et 90, les politiques (de gauche) n’avaient que « la lutte contre l’exclusion » à la bouche – cette lutte n’allait pas bien loin, mais tout de même, elle témoignait au moins d’une certaine lucidité quant aux effets du néolibéralisme en cours et d’une volonté de les corriger, certes, timidement et à la marge. On finançait quelques actions, on cherchait à « inclure ». On voit bien que cette politique, même modeste, est désormais reléguée dans les oubliettes du contrat social (pas seulement aux États-Unis, et pas seulement en France)
Trump lui, assume explicitement les inégalités. Il n’a aucun scrupule. Mieux encore, il désire la discrimination. Il en fait son cheval de bataille.
Il applique consciemment ce que Achille Mbembé avait appelé le programme nécropolitique (en dramatisant Foucault), c’est-à-dire, une politique de mort, qui distingue « ceux qui seront sacrifiés pour que les autres soient sauvés ».
Un truc qui me frappe dans toute cette littérature que j’avale consciencieusement, et dont j’essaie de vous livrer régulièrement quelques extraits plus ou moins digérés, tous ces ouvrages de chercheuses et chercheuses dans des tas de domaines (cf. mon blog) qui dressent des tableaux apocalyptiques des injustices, des structures morbides, toxiques et létales du capitalisme,…
Texte intégral (2692 mots)
Un truc qui me frappe dans toute cette littérature que j’avale consciencieusement, et dont j’essaie de vous livrer régulièrement quelques extraits plus ou moins digérés, tous ces ouvrages de chercheuses et chercheuses dans des tas de domaines (cf. mon blog) qui dressent des tableaux apocalyptiques des injustices, des structures morbides, toxiques et létales du capitalisme, de l’extension raciale de l’extractivisme et de l’exploitation généralisée, de la catastrophe climatique, sans oublier le régime universel de la guerre et le triomphe du suprématisme racial, ce que Sara Ahmed appelle quelque part « les archives du malheur », tous ces livres donc, inévitablement, ou quasiment inévitablement, se concluent par un dernier chapitre (il faut bien un dernier chapitre me direz-vous) dans lequel l’autrice ou l’auteur s’efforce, malgré toute cette horreur, de dégager quelques pistes d’espérance, sinon d’espoir.
C’est très frappant.
Et, la plupart du temps, peu concluant (même s’il faut bien conclure) de mon point de vue : on invoque des luttes couronnées (ou non) de succès, ici et là, des modalités alternatives de relations au monde (qui donc mettent directement à l’épreuve l’affirmation péremptoire du capitalisme : « il n’y a pas d’alternative »), toutes localisées dans l’espace et dans le temps. Et au fond, plus grand monde n’ose imaginer une révolution globale – d’autant plus à une époque où les populations qui auraient tout intérêt à se révolter embrassent plus souvent qu’à leur tour le pire, c’est-à-dire s’apprêtent à porter au pouvoir des milliardaires fascistes délirants.
Au final, on compte (sans vraiment le dire explicitement) sur une forme de capillarité internationale : telle lutte en Inde se relierait à telle autre lutte au Brésil, etc. (je fais vite là, j’aurais beaucoup à dire à ce sujet). Il existe un véritable problème d’échelle auquel se heurtent par exemple des ouvrages qui tentent de proposer une sorte d’agrégat de ces luttes – je pense, parmi d’autres exemples à la dernière partie du Grand Livre du Climat que Greta Thunberg et ses ami‧es avaient publié il y a quelques années, ou au “pluriverse” d’Arturo Escobar dans une perspective décoloniale.
Ce problème d’échelle, le passage du niveau local au niveau global, constitue vraiment un point d’achoppement difficilement dépassable : sous le double effet du capitalisme mondialisé (et donc de l’inter-dépendance induite pour quasiment tout habitant de la terre vis-à-vis des structures extractivistes, qu’on en bénéficie ou qu’on ne soit victime) et de la catastrophe climatique forcément globale (qui exige une visée internationale à tout le moins), les initiatives régionales, quand elles ne sont pas réprimées dans le sang, semblent relever d’une échelle inappropriée. Non, contrairement à ce que disait l’autre allumé (réactionnaire qui plus est), les petits ruisseaux, en politique, ne font pas les grandes rivières : si ça marchait, ça se saurait depuis le temps.
D’un autre côté, quand je pense à écrire mon propre livre apocalyptique (ou pré-apocalyptique), je ne peux pas m’empêcher de songer déjà à ce dernier chapitre « porteur d’espérance », aussi timide soit-elle – déjà parce que je ne voudrais surtout pas qu’on en déduise que la seule perspective qui nous reste soit une forme de survivalisme stupide – l’apogée pour le coup de l’idéologie néolibérale ! J’y songe, à présenter ces éclats d’espoir, non seulement pour mes lectrices et lecteurs dont in fine, je dois prendre soin (le travail de “care” du chercheur ?), mais aussi pour moi-même (car à quoi bon écrire s’il n’est plus rien à espérer ?)
Ça n’a pas grand-chose à voir avec l’optimisme (qui me paraît souvent être une manière de faire l’autruche et qui arrange bien les pouvoirs en place). Non, il s’agit bien de « continuer à penser », « continuer malgré tout à imaginer », à tisser des liens, et, j’allais dire dans mon l’élan, à explorer des manières queer d’être-au-monde.
Même si l’on sait, ou que l’on craint, ou que l’on « craint savoir »‘ (?) que l’horreur est devant nous quoi qu’il advienne (si l’on considère que ce “nous” est composé de la communauté mondiale des subalternes, de toutes celles et ceux qui ont été, sont, et seront sacrifié‧e‧s sur l’autel du capitalisme mondialisé.
Je pousse un peu plus loin mes méditations sur ces derniers chapitres « irrésistiblement espérant » :
Je songeais pendant la promenade cet après-midi à ces courants de pensée d’après-guerre, qui ne concédaient guère d’espoirs, trop occupés qu’ils étaient ou bien à approfondir la critique du monde contemporain, le capitalisme, la technique, etc. (par exemple les philosophes de la tradition critique de l’école de Francfort, Walter Benjamin, Günter Anders) ou bien à souligner l’absurdité de la condition humaine (je pense ici principalement aux existentialistes les plus pessimistes, ou bien à des poètes comme Cioran, Paul Celan ou Ingeborg Bachmann et tant d’autres).
On est là dans les années 50. Une génération traumatisée par deux guerres mondiales, les fascismes, le nazisme, et Hiroshima (sans parler des guerres (dé)coloniales). Ce n’est pas pour rien que dans les décennies qui suivent, c’est surtout en langue allemande qu’on lira les textes les plus sombres, hantés par ces pages d’histoire, chez Thomas Bernhard, Wolfgang Hildesheimer, Elfriede Jelinek, Fassbinder, et plus tard Peter Handke, Werner Kofler ou W.G. Sebald (ou encore Hans Markus Enzensberger ou Alexander Kluge).
Mon pessimisme ou, disons, ma défiance spontanée envers les manifestations d’espérance un peu trop enthousiastes (dans la mesure où, le plus souvent, elles émergent d’une critique assez superficielle, pas suffisamment approfondie à mon goût) vient évidemment de la fréquentation de ces autrices et auteurs. Toute mon œuvre s’ancre dans cette tradition de pensée et d’écriture (et c’est une des raisons pour lesquelles quasiment personne aujourd’hui ne s’y intéresse : je ne suis pour ainsi dire pas lu).
Et je me disais : d’une certaine manière, cette génération « pouvait se permettre » d’être pessimiste ou de conclure sur des notes de désespoir sans faire l’effort de « prendre soin » de leur lectorat en dégageant, in fine, et malgré ces tableaux désespérants, quelques raisons d’espérer. La plupart étaient des blancs qui vivaient confortablement (pas tous, mais la plupart) issus de milieu bourgeois (même si c’est moins vrai de la littérature allemande – ce qui fait une sacrée différence avec la littérature française par exemple, largement organisée autour des intérêts bourgeois, mais ceci est un autre sujet que Georges-Arthur Goldschmidt avait relevé en son temps) – d’où aussi la position exceptionnelle d’un Franz Fanon par exemple, mais là aussi c’est une autre histoire.
Ils pouvaient se le permettre parce que, d’une certaine manière, le pire semblait derrière eux, même si les écrivains allemands ne cessaient de dénoncer la persistance du passé dans le présent, et que la bombe atomique projetait son ombre sur le futur – c’est encore le cas, le saviez-vous ? (et un petit coup de poing dans la tronche des pronuke, si tant est qu’il en reste encore parmi mes lecteurs). Je ne suis pas sûr qu’ils aient réellement que leur pugnacité critique puisse être réellement couronnée de succès, qu’elle suffise à renverser le capitalisme par exemple, mais il y avait cette sorte de « tranquillité » tout de même à disposer d’un temps devant soi pour penser. D’une certaine manière, il n’y avait pas urgence, au sens où, devant la catastrophe climatique, nous sommes, un demi-siècle plus tard confronté à cette forme de temporalité délirante, une urgence qui insiste alors même qu’il est déjà trop tard (pour reprendre le titre d’un livre de Werner Kofler : Trop Tard)
Je note en passant qu’un de mes écrivains préférés, Wolgang Hilesheimer, a renoncé à la littérature à l’orée des années 80, pour se consacrer à des conférences sur la dégradation de l’environnement et du climat. Il était en avance sur son temps (et n’a jamais cessé de l’être).
Dans la décennie suivante, en Europe comme aux États-Unis, et dans nombre de pays “décolonisés” (politiquement sinon économiquement), le ton change : l’heure est aux luttes, les ouvriers, les étudiants, la guerre du Vietnam, la condition des noirs, la deuxième vague féministe, etc. Lutter implique, cela paraît évident, qu’on a de l’espoir, ou, à tout le moins, qu’on est poussé par l’énergie du désespoir. Il y avait urgence. Mais on avait encore, d’une certaine manière, du temps devant soi. On était en droit d’espérer le succès dans la lutte, la satisfaction (au moins partielle) de la demande, faire reculer l’adversaire, obtenir des avancées.
Je suis d’une génération, né en 1968 (!!), qui a grandi en imaginant sérieusement que le monde d’après ne pouvait qu’être meilleur que le précédent. Au tournant des années 80, j’avais douze ans, et je pensais qu’on (?) mettrait fin aux famines, à la pauvreté, que la démocratie finirait par s’imposer dans tous les pays du monde, qu’on (?) mettrait un terme aux destructions environnementales, etc. Je n’étais pas naïf. Ce sentiment était partagé par la plupart des gens, un peu partout dans le monde. Mais Reagan et Thatcher ont mis en place des politiques néolibérales et décrété qu’il n’y avait pas d’alternatives. On s’est fait avoir en beauté – les bourgeois et les classes moyennes se sont convertis sans trop de peine à ces promesses de prospérité, les plus pauvres sous la contrainte mais avec tout de même le vague espoir que leur tour viendrait de goûter aux fruits de la croissance. On s’est fait avoir. Pour rester poli.
J’allais dire, ce qui nous manque aujourd’hui, c’est le temps. Mais je dois corriger immédiatement. Ce “nous” qui manquerait de temps n’est que le produit de l’illusion induite par le capitalisme mondialisé. Qui nous fait croire que tous les habitants de la terre vivent dans la même temporalité, le même rythme, qu’ils en sont tous au même point vis-à-vis de l’échéance de la catastrophe climatique (pour le dire grossièrement : je ne détaille pas ici)
C’est totalement faux. De la même manière que, si tous les humains sont pris dans les filets du capitalisme global, ils sont empêtrés extraordinairement différemment – selon la logique nécropolitique : beaucoup sont sacrifiés (exploités jusqu’à l’épuisement) afin que d’autres en jouissent – les temporalités sont multiples : pour certains, généralement les mêmes qui sont sacrifiés sur l’autel de la prospérité des classes les plus aisées, le temps n’est plus à l’attente angoissée de la catastrophe – la catastrophe est déjà le présent, quand elle n’est pas déjà le passé. Pour d’autres au contraire, elle demeure une sorte d’horizon d’angoisses abstraites – il leur reste du temps avant d’être affectés – et certains comptent bien se servir de ce temps qui leur reste pour s’en sortir, sauver leur peau, fut-ce au détriment de la peau de tous les autres. La sinistre logique survivaliste étendue au “nous” des suprématistes – les miens d’abord et les autres peuvent (et doivent) crever.
Ce rapport au « temps qui reste » est à mon sens fondamental et il est ce qui rend parfois indécents les appels à l’optimisme. Car il n’est pas très difficile de montrer que ceux à qui il reste du temps (et des ressources pour se sortir à peu près d’affaire, ou espérer s’en sortir) pour être optimistes et espérer, sont aussi ceux qui jouissent déjà de tous les privilèges du capitalisme mondialisé.
Se décentrer, adopter la perspective des subalternes qui crèvent littéralement pour que les nantis puissent extraire ce dont ils ont besoin pour pérenniser leur « style de vie » (celui dont G.W. Bush Jr disait qu’il n’était pas “négociable”, anticipant la violence des déclarations de Trump aujourd’hui), voilà une pensée inconfortable – généralement, quand on l’assène aux optimistes de chez nous, en Europe, l’argument met un terme à la discussion : se mettre, même imaginairement, à la place des subalternes, voilà qui marque (et détermine en même temps) les limites du “nous” qui espère (et qui doit espérer, comme si c’était là un devoir sacré, qu’on est bien en peine de justifier).
Et pourtant, il y a ces irrésistibles derniers chapitres – et le fait que moi-même, je ne conçoive pas de conclure mes archives du malheur autrement que par un chapitre « porteur (plus ou moins timidement) d’espérance ».
Mais s’agit-il là de la même espérance que celle dont étaient nourries les luttes des années 70 ? Est-elle relative au même désespoir dans lequel les intellectuels d’après guerre se morfondaient ?
Sans doute pas. Les expériences ne sont pas ici transférables.
Il y aurait beaucoup à dire par exemple de la comparaison entre l’angoisse de la guerre nucléaire, qui teintait les récits des années 50, et celle engendrée par la catastrophe climatique. Parce que la guerre nucléaire totale n’a pas encore eu lieu, alors que la catastrophe climatique a déjà commencé – et qu’elle est inexorable désormais. On ne peut plus s’en prévenir. Il est trop tard. Bien sûr, il est possible, sinon probable, qu’un conflit nucléaire d’envergure vienne mettre un terme “prématurément” (on se demande bien qu’est-ce qui serait prématuré d’ailleurs dans ce cas) à la vie humaine sur terre – et rende par conséquence l’échéance de la catastrophe climatique impertinente (quelle action humaine plus puissante qu’une guerre nucléaire totale pour (re-)bouleverser le climat ?)
Cependant, les deux temporalités (le temps qui reste) n’ont pas grand-chose à voir. La guerre nucléaire totale est comme la menace d’une météorite géante qui s’écraserait sur la terre : elle ne dépend pas de nous (si l’on exclut de ce nous les quelques abrutis finis qui appuieront sur le bouton). Alors que la catastrophe climatique se déploie sur le long terme – bien qu’elle s’aggrave aussi, à l’échelle de l’histoire humaine, sans parler des temps géologiques) sur une durée extrêmement brève. Toujours est-il que nous ne pouvons nous empêcher de penser (sans doute en partie à tort mais peu importe) qu’il “nous” (qui ça “nous” ?) reste dans ce domaine un peu d’agency. Même si le véritable ennemi, en réalité, nous dépasse par sa puissance, d’autant plus qu’il n’est pas qu’extérieur mais inscrit au plus intime de nos vies quotidiennes (et là encore, pensez à relativiser ce “nous”).
Je pensais à cette dame âgée à laquelle j’avais consacrée naguère un fragment de récit (voir : Sauver sa Peau, 2016) , celle qui compilait des archives du malheur (ne les appelais pas encore ainsi à l’époque), des mauvaises nouvelles du monde, qu’elle rediffusait sur les réseaux. Qui en était tombé malade, après quoi elle…
Texte intégral (969 mots)
Je pensais à cette dame âgée à laquelle j’avais consacrée naguère un fragment de récit (voir : Sauver sa Peau, 2016) , celle qui compilait des archives du malheur (ne les appelais pas encore ainsi à l’époque), des mauvaises nouvelles du monde, qu’elle rediffusait sur les réseaux. Qui en était tombé malade, après quoi elle s’était contenté de prendre soin de ses plantes et de ses chats, en s’épargnant d’apprendre quoi que ce soit de nouveau sur le monde.
J’ai toujours pensé que je lui ressemblais. Sauf qu’à la différence d’elle, j’essaie d’organiser ces malheurs dans une perspective plus globale, leur donner du sens, tracer une sorte de généalogie du mal. Par cet effort de transformation par la pensée de ces fragments d’horreur, il m’est sans doute plus tolérable, ou moins intolérable, de m’y confronter. Donner du sens, penser, est un travail de transformation, comme dirait W.R. Bion. Le tableau qui émerge de cet agrégat raisonné n’en est sans doute que plus accablant, mais le travail effectué sur cette matière affreuse, cette mise en récit, modère peut-être son impact brut – et permet de sortir du cycle infini des indignations réitérées, et de la succession d’oublis et de sidérations que leur violence engendre.
Chacun fait comme il peut avec le malheur. Faire l’autruche, continuer comme si de rien n’était, comme si le malheur ne nous concernait pas vraiment, qu’il était toujours « loin de nous », comme s’il pouvait toujours être repoussé dans un futur incertain, prendre soin de ses plantes et de ses chats et faire taire les « mauvaises pensées », quoi de plus normal. Une force de conservation nous anime, qui veut irrésistiblement que demain soit semblable à aujourd’hui, que le malheur n’arrive qu’aux autres.
Et puis vous tombez gravement malade, des bombes s’abattent sur le quartier où vous habitez, un typhon dévaste les environs, votre maison brûle, la famine s’installe, une couleur de peau, une religion, un affinité politique, deviennent soudainement des motifs de suspicion et vous voilà soudainement menacé, le malheur soudain n’est plus seulement une « nouvelle du monde », il vous accable.
Le monde alors se réduit, se contracte, le temps de même, il faut survivre, il faut se cacher, se défendre, il faut quitter sa maison en ruine et fuir. On n’a plus alors le loisir de tenir les archives du malheur, encore moins de les transformer en système de pensée. Il ne reste pas assez de temps pour se permettre le luxe d’écrire un livre et pas assez d’espace libre pour se poser sereinement. L’angoisse et la peur ont consumé le temps qu’on pensait avoir devant soi, tronqué le monde dans lequel on s’imaginait habiter. L’expérience immédiate de l’existence frappée par la terreur n’est plus commensurable avec celle des gens qui vivent en paix, qui ne craignent ni la faim, ni la police, ni la guerre. Il faut bien entendu se sauver soi-même et prendre soin de celles et ceux qu’on aime. Vous devenez d’une certaine manière une ligne de plus dans les archives du malheur.
Une partie de moi aimerait avoir grandi dans une Cité antique libre sur les rives de la Méditerranée Orientale, ou dans une micro-société de chasseurs-cueilleurs dans une forêt tropicale, ou d’éleveurs nomades en Sibérie, ne connaissant du vaste monde que le peu qu’on en apprend des voyageurs de passage, des colporteurs, des tribus voisines. Le monde réduit à ce qu’on pouvait en voir, en toucher, à la mesure de l’homme comme disait C.F. Ramuz. Je crois avoir tenté d’exprimer cette idée dans Moldanau, en évoquant ce gros bourg oublié dans de lointaines montagnes, cette ville que nul n’a jamais portée sur une carte de géographie – oublié des promoteurs immobiliers, des extractivistes, des offices de tourisme et des généraux. Une ville sans église, ni mosquée, ni synagogue. C’est une des choses que j’ai essayées de dire dans ce livre que personne n’a lu (comme s’il n’avait jamais existé, pas plus que la ville qu’il décrit. Mais n’est-ce pas finalement normal qu’un livre portant sur le non-être n’ait pas beaucoup plus de réalité que son objet ? Si quelqu’un s’intéressait un jour à ce que j’essaie d’écrire, qu’il y pense.)
Peut-être un jour, si je tombais malade par exemple, ou si je devenais la cible des services de renseignement (après tout, dans bien des pays, nombre de messages que nous publions sur ces réseaux aujourd’hui nous vaudraient la prison, à tout le moins des menaces !), en viendrais-je à renoncer à tenir ces archives du malheur ? C’est probable. Le pire est là, irrésistible, et les milliers de livres qu’on aura écrit pour en retracer la généalogie n’y peuvent rien, n’ont eu pour ainsi dire aucun effet. Et pourtant, en attendant la fin, la mienne pour commencer, je ne me vois pas faire autre chose que d’en ajouter quelques autres, des livres, à la pile de tous les livres qui donnent à penser mais n’y changent rien.