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La méridienne
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LA MÉRIDIENNE

Mona CHOLLET

Mona Chollet est journaliste et essayiste.

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09.11.2024 à 13:16

La danse de la dystopie et de l'utopie

Mona Chollet

Texte intégral (3042 mots)
Kirsten Raymonde (Mackenzie Davis) et la Symphonie itinérante - « Station Eleven », photo Ian Watson / HBO Max

« Pour les quinze ans de sa fille, Younès avait annoncé à l'hôpital qu'il suspendait ses activités pour six mois. Ça n'avait pas posé problème : la pénurie de soignant-es était depuis longtemps terminée. Avec la mise en place de la semaine de trois jours et la revalorisation des salaires offerts aux métiers essentiels, le secteur du soin était devenu attractif et Younès avait pu être remplacé ; et puis, les fonctions syndicales qu'il avait occupées dans sa jeunesse lui avaient permis de cumuler tellement de points de temps libre qu'il aurait pu partir trois ans s'il l'avait voulu. Ainsi, après plusieurs mois de préparation ayant surtout consisté à rafistoler du matériel de seconde main (tente, sacs de couchage, matelas et vêtements légers), père et fille avaient quitté Nantes à vélo et rejoint Kiev en quelques semaines. »

Après un premier volume sur le même modèle l'année dernière, les éditions La Mer Salée ont demandé à des auteurs-ices d'imaginer comment, dans vingt ans, le monde pourrait avoir changé pour le meilleur, et publient le résultat sous le titre « Les Utopiennes – Bienvenue en 2044 ». Parmi les textes qui m'ont le plus touchée, celui de Camille Teste, intitulé « Le Temps libéré », dont est extrait le paragraphe ci-dessus [1]. J'ai failli fondre en larmes en le lisant, ce qui est sans doute un bon indice de mon niveau de désespoir politique.

« L'espoir radical est un ingrédient fragile ; souvenez-vous, nos imaginaires projettent, autorisent, créent la réalité : ils alimentent notre sentiment d'impuissance, nos peurs, ou bien nourrissent notre joie et notre détermination »

L'éditorial de la revue propose une ligne de conduite qui me paraît d'une justesse absolue, même si je ne me sens pas du tout capable de l'adopter (un jour, peut-être, la sagesse viendra) : « Gardez-vous d'alimenter les pires scénarios même si c'est pour les dénoncer ; pas une once de publicité. Préservez votre lumière. L'espoir radical est un ingrédient fragile ; souvenez-vous, nos imaginaires projettent, autorisent, créent la réalité : ils alimentent notre sentiment d'impuissance, nos peurs, ou bien nourrissent notre joie et notre détermination. Si difficile que soit notre époque, ne lâchez rien : réjouissez-vous. »

En fin de volume, un manifeste intitulé « Avis de mobilisation générale – Rejoignez le camp de l'espoir radical » enfonce le clou : « Affronter l'obscurité, en parler, la fait gonfler, l'impose comme l'imaginaire référent, jetant son ombre sur les autres. Alors, lumiluttons, défendons l'option lumineuse, avec la même vigueur, la même légitimité qui anime nos indignations. »

Que s'est-il passé entre 2024 et 2044 ? Dans son texte, Camille Teste ne dit à aucun moment comment ce monde pacifié qu'elle décrit est devenu réalité ; et, à vrai dire, peu importe : on prend. La contribution de Juliette Quef, intitulée « Chora, là où naît l'information libre », imagine qu'une révolution s'est produite à la suite d'un soulèvement des cols blancs, « gangrenés par la perte de sens, l'écoanxiété et l'accélération du monde » – une hypothèse intéressante.

Mais je l'avoue : avec la catastrophe mondiale que représente la seconde élection de Donald Trump aux États-Unis mardi dernier [2], j'ai encore plus de mal à imaginer qu'un changement de société puisse advenir – s'il doit advenir – autrement que sur les ruines d'un monde capitaliste qui sera allé au bout de sa logique, jusqu'à la combustion, avec toute la violence que cela implique ; autrement que par cet « effondrement », lent ou rapide, qui suscite tant de fantasmes depuis quelques années. Il faut à tout prix continuer à travailler à un avenir qui verrait la fin de la malédiction capitaliste et suprémaciste en nous épargnant une déflagration générale, mais il devient vraiment difficile de ne pas lorgner du côté des scénarios les plus sombres.

Plusieurs séries télévisées récentes ont mis en scène cet effondrement qui nous hante, à commencer par celle de Canal Plus qui porte précisément ce titre. Je pense aussi à Revolution (2012), moins connue en France, efficace quoique un rien kitsch et bourrine. Mais celle qui m'a touchée au cœur, c'est Station Eleven.

Je l'ai vue à sa sortie, en 2021, et elle m'a impressionnée au point d'éclipser dans mon esprit le roman de l'autrice canadienne Emily St. John Mandel dont elle est tirée, et que j'avais pourtant adoré. Je l'aime encore plus après l'avoir regardée une nouvelle fois, ces dernières semaines, en compagnie de quelqu'un à qui j'avais envie de la montrer (et à qui cet article est dédié). Cette fois, elle m'est clairement apparue comme un chef-d'œuvre. S'il fallait lister les séries qu'on aime pour des raisons sans doute très personnelles, en dehors des grands classiques dont tout le monde, ou presque, reconnaît le génie (The Wire, Mad Men, etc.), Station Eleven trônerait au sommet de mon panthéon, à égalité avec The Marvelous Mrs. Maisel. Dans Numerama, Marcus Dupont-Besnard parlait d'ailleurs de cette adaptation comme d'un « joyau d'une beauté saisissante à tout point de vue », et estimait qu'elle n'avait « pas eu la mise en avant qu'elle méritait » [3].

« Station Eleven est un radeau de sauvetage »

La série met en scène un monde où, en deux semaines, une pandémie de grippe foudroyante tue 99% de l'humanité. Elle fait des allers-retours constants entre l'avant – les jours qui ont précédé ou suivi la catastrophe – et l'après – le monde dans lequel les survivant-es ont recréé un semblant de société, vingt ans plus tard. Tout au long de ses dix épisodes, elle orchestre un ballet de personnages complexes, inoubliables, qui échappent à tous les stéréotypes. Certains succomberont à la grippe, tandis que d'autres s'en sortiront et seront amenés à se recroiser, habités par le souvenir de leurs morts – qu'ils ont parfois en commun.

Entre la dystopie et l'utopie, Station Eleven ne choisit pas. La série est terrifiante à beaucoup d'égards, mais elle n'est jamais désespérante ; parce que, ici, il y a un après. Un après qui n'est ni idéal ni cauchemardesque. Il est, simplement, avec ses beautés autant qu'avec ses aspects sombres. La vie se réorganise, cahin-caha, dans les ruines de la civilisation capitaliste : un aéroport perdu au milieu de nulle part devient le lieu de résidence définitif de passager-ères qui y étaient en transit ; une grande surface est transformée en maternité...

« Tout n'est pas rose dans ce futur de bric et de broc, écrivait le critique de Télérama Pierre Langlais en 2022. Il y a des menaces, des peurs, le souvenir traumatique de la pandémie ; mais Station Eleven cherche la lumière, le côté “positif” de ces lendemains de tragédie. » Il concluait : « Faut-il vraiment s'infliger Station Eleven en plein Covid ? Plus que jamais, oui ! » [4] Et Marcus Dupont-Besnard confirmait : « Dystopique ? Déprimant ? Station Eleven n'est certes pas un bonbon feel good, mais elle ne répond en rien à de tels qualificatifs démoralisants. Tout au contraire, Station Eleven est un radeau de sauvetage. »

Jeevan Chaudhary (Himesh Patel) et Kirsten Raymonde (Matilda Lawler)

Les survivant-es de la grippe sont évidemment changé-es à jamais ; elles et ils deviennent autres, et l'un des mérites de la série comme du roman est de montrer l'amplitude inouïe que peut prendre une destinée humaine, les ressources que nous sommes capables de mobiliser, au point de faire tenir plusieurs vies en une. La façon dont passé et présent résonnent, se répondent, se juxtaposent, s'entremêlent plus qu'ils ne se succèdent, tant dans la biographie intime d'une personne que dans les relations qu'elle entretient avec d'autres, est ici magnifiquement rendue.

Comme si l'imaginaire dans lequel baignent les êtres humains les engloutissait, les englobait entièrement

Âgée de huit ans lorsque la pandémie éclate, Kirsten Raymonde (interprétée par deux incroyables actrices, Matilda Lawler et Mackenzie Davis), devenue une jeune femme, rejoint la Symphonie itinérante, une caravane d'acteurs qui joue Shakespeare en se déplaçant en cercle (ce que ses membres appellent « la roue ») dans la région du lac Michigan.

Sans rien éluder des difficultés matérielles que rencontrent les survivant-es, ni de la violence qui éclate inévitablement entre eux, Station Eleven se distingue aussi des autres scénarios post-apocalyptiques par la place essentielle que l'imaginaire conserve pour ses protagonistes. Emily St. John Mandel dit avoir pensé, en écrivant son roman, à ces mots entendus dans Star Trek – Voyager : « Parce que survivre ne suffit pas [5]. » Ainsi, la série s'ouvre sur une représentation du Roi Lear dans le monde d'avant, dans un théâtre de Chicago, et se clôt sur une (extraordinaire) représentation de Hamlet dans le monde d'après.

Une bande dessinée éditée à compte d'autrice, à quelques exemplaires seulement, quelques jours avant l'arrivée de la grippe, devient une sorte d'évangile dans le monde d'après, suscitant chez ses lecteurs-ices une fascination qui peut aller, chez certain-es, jusqu'à une forme d'intégrisme. Elle est signée d'une femme nommée Miranda Carroll (Danielle Deadwyler), qui y a travaillé fiévreusement durant des années, et ce très beau personnage – double d'Emily St. John Mandel elle-même – illustre bien la portée que peut avoir une œuvre d'art lorsqu'elle procède d'une nécessité viscérale. (L'évangile du nouveau monde est donc l'œuvre d'une femme noire, même si la série est bien trop fine – contrairement à moi – pour insister lourdement sur ce symbole.)

Miranda Carroll (Danielle Deadwyler)

Cette bande dessinée s'intitule… Station Eleven. Il n'est pas innocent que le titre du roman comme de la série soit celui d'une fiction qui circule parmi ses personnages. Comme si l'imaginaire dans lequel baignent les êtres humains les engloutissait, les englobait entièrement ; comme s'il était plus vrai, plus décisif que leur réalité même. Un écho aux mots célèbres de Shakespeare dans La Tempête : « Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les songes, et nos petites vies sont cernées de sommeil. »

Ces deux caractéristiques de l'existence des survivant-es – un quotidien haletant, dangereux, où les dures nécessités de la subsistance occupent une place conséquente ; et, en même temps, une capacité intacte à se livrer à la rêverie – se retrouvent dans la structure même de la série. Station Eleven est une production pleine de suspense et de surprises, brillamment scénarisée. Mais, avec ses images ensorcelantes et ses dialogues ciselés, elle peut aussi apparaître comme un très long poème, tant visuel que littéraire (il faut d'ailleurs absolument la voir en version originale pour ne rien perdre de la sublime déclamation des acteurs-ices). À ce titre, de même qu'on peut vouloir lire et relire de la poésie juste pour le plaisir de l'enchantement, pour les effets qu'elle produit sur notre système, cette série me semble pouvoir supporter des visionnages infinis.


[1] Camille Teste anime le podcast Encore Heureux, auquel j'ai eu le plaisir de participer il y a quelques semaines ; elle est l'autrice de Politiser le bien-être.

[2] Même si je suis de celles et ceux qui considèrent que Kamala Harris a fait une campagne à la fois paresseuse et odieuse et qu'elle ne méritait pas de gagner. Cf. par exemple Adam Johnson, « Democrats Chose to Back a Genocide and Turn Right Over Defeating Trump », In These Times, 6 novembre 2024.

[3] Marcus Dupont-Besnard, « Regardez Station Eleven, le joyau dont vous avez aussi besoin si vous aimez The Last of Us », Numerama, 4 février 2023.

[4] Pierrick Allain et Pierre Langlais, « Sérierama : Station Eleven, et si le monde d'après n'était pas un cauchemar ? », Télérama, 13 octobre 2022.

[5] Cité par Sonia Sarfati, « Emily St. John Mandel : viser les étoiles, toucher le cœur », La Presse, 23 août 2016.

Les Utopiennes - Bienvenue en 2044, La Mer Salée, Rezé, octobre 2024.

Sur le sujet du temps libéré, lire absolument les deux romans d'Hadrien Klent Paresse pour tous et La vie est à nous (Le Tripode, Paris, 2021 et 2023).

Emily St. John Mandel, Station Eleven [2014], traduit de l'anglais (Canada) par Gerard De Cherge, Rivages Poche, 2016.

Station Eleven, minisérie créée par Patrick Somerville et réalisée par Hiro Murai, HBO Max, 2021.

14.10.2024 à 19:53

Le génocide invisible

Mona Chollet

Texte intégral (9640 mots)
Sliman Mansour, 2021.

« Tu es restée bien silencieuse le 7 octobre. » Quelques semaines après l'attaque du Hamas contre des soldats et des civils israéliens, il y a un an, une de mes connaissances racontait sur Facebook avoir reçu ce message d'une amie. Je n'ai pas échappé non plus à ce flicage de l'expression de la sympathie pour les victimes israéliennes, la mienne ayant été jugée trop tardive. Horrifiée, je l'étais ; mais j'étais aussi tétanisée, et désespérée.

Tétanisée, parce que je voyais combien le choc provoqué par le massacre du Hamas était immédiatement instrumentalisé, y compris par une surenchère d'allégations mensongères – « bébés décapités », « femme enceinte éventrée », « bébé placé dans un four » –, afin de mieux exciter la soif de vengeance. Il a été utilisé pour justifier les bombardements sur Gaza, qui ont commencé dès le 7 octobre, puis ce qui n'allait pas tarder à devenir le génocide du peuple palestinien. Israël a « transformé le traumatisme en arme de guerre », comme Naomi Klein vient de le décrire dans un article époustouflant [1].

Et désespérée, parce que je comprenais brusquement une chose : la justice pour les Palestiniens, que ne cessaient d'attendre – sans doute naïvement – toutes les personnes qui, comme moi, suivent avec attention la situation en Israël-Palestine depuis trente ans ou plus, cette justice ne viendrait jamais.

Les bombardements sur Gaza et la décimation de familles entières, en particulier en 2008-2009 et en 2014 ; la répression de la Grande marche du retour, en 2018, au cours de laquelle les snipers israéliens, en plus de tuer 223 manifestants, ont pulvérisé des rotules à la chaîne ; le meurtre d'Ahmad Erekat, en 2020, et tant d'autres exécutions sommaires ; l'assassinat de la journaliste Shireen Abu-Akleh, en mai 2022, puis l'attaque de son convoi funéraire par la police israélienne, qui a presque renversé son cercueil (Abu-Akleh était chrétienne) [2] ; Nora Sub Laban expulsée de sa maison de famille à Jérusalem, en juillet 2023, après des années de bataille judiciaire, et l'emménagement immédiat de colons qui ont jeté les meubles dans la rue et accroché des drapeaux israéliens aux fenêtres : rien de tout cela – pour ne citer que quelques faits marquants – n'avait ému l'opinion ou la classe politique.

Absente au cours des années précédentes, l'émotion du grand public a déferlé comme une vague le 7 octobre, puis elle a aussitôt reflué, alors que la descente aux enfers définitive des Palestiniens commençait.

Que l'humanité et la sacralité de la vie ne soient accordées, sur un même territoire, qu'à une partie de la population est un scandale qui n'en finit plus de me bouleverser. Le découpage minutieux par lequel les médias et les dirigeants occidentaux distinguent les victimes dignes d'être pleurées de celles qui ne méritent pas une seconde d'attention me fait penser à ces vieilles photos de l'URSS sur lesquelles la censure effaçait soigneusement les contours des dignitaires tombés en disgrâce.

C'est d'autant plus révoltant que cela brouille totalement la réalité du rapport de forces. On en vient à avoir l'impression que ce ne sont pas les Palestiniens qui sont sous la botte, opprimés, dépossédés, expulsés et tués depuis des décennies, mais les Israéliens. Une amie qui a fait ses études en Allemagne me racontait qu'une autre étudiante lui avait un jour dit très sérieusement : « Tout de même, les Palestiniens ont envahi Israël. » D'où, aussi, les comparaisons aberrantes entre Israël et l'Ukraine – alors qu'Israël est dans le rôle de la Russie (à cette différence près que la Palestine, territoire occupé et morcelé, n'est pas un État souverain comme l'Ukraine).

Un soldat israélien vérifie les papiers d'agriculteurs palestiniens dans un champ près du checkpoint d'Al-Hamra, en Cisjordanie, le 28 janvier 2020. Photo : Jaafar Ashtiyeh/AFP via Getty Images

Depuis un an, celles et ceux qui continuent de suivre la situation en Palestine, essentiellement à travers les journalistes palestiniens présents sur les réseaux sociaux, voient tous les jours des images qui leur retournent l'estomac. Tous les jours, tous les jours, tous les jours : les immeubles pulvérisés ; les enfants blessés allongés sur le sol d'un hôpital ; les corps vivants ou morts coincés sous les décombres ; les blessés dont les bras ou les jambes pendent, presque détachés du reste de leur corps ; les cadavres alignés dans des linceuls, les proches hagards de douleur ; les cohortes d'estropiés [3] ; la jubilation mauvaise des soldats israéliens pillant et saccageant les intérieurs de familles déplacées ou tuées ; les enfants agonisants, squelettiques, en raison du blocus sur la nourriture et l'eau annoncé par le ministre de la défense israélien Yoav Gallant dès le 9 octobre 2023. Je reste aussi hantée par les images, vues à deux reprises, d'enfants au visage intact, mais à la boîte crânienne explosée, béante, complètement vide. Et enfin, ce matin, les images insoutenables de Palestiniens prisonniers des flammes après le bombardement d'abris de fortune installés dans la cour de l'hôpital Al-Aqsa.

Au cours de l'année écoulée, Israël a commis à Gaza l'équivalent d'un massacre du 7 octobre chaque semaine

En octobre, le journaliste Wael Al-Dahdouh apprenait en direct, pendant qu'il travaillait, la mort de sa femme et de deux de ses enfants (en décembre, il a vu son cameraman, Samer Abu Daqqa, mourir à ses côtés, puis, en janvier, il a perdu un autre fils, Hamza Al-Dahdouh, également journaliste). En novembre, il y a eu la vieille femme tuée par un sniper alors qu'elle tenait la main de son petit-fils, le petit Taim Abd Al-Aati, qui agitait un drapeau blanc. Ce même mois, les cadavres décomposés des bébés prématurés de l'hôpital Al-Nasr, que le personnel a été forcé d'abandonner dans leurs couveuses par l'armée israélienne.

En janvier, le meurtre de Hind Rajab, six ans, qui a vu les siens mourir autour d'elle quand leur voiture a été prise pour cible par un char, et qui a supplié les secours de venir la sauver avant d'être à son tour tuée, de même que deux ambulanciers qui tentaient de l'atteindre. (En avril, les étudiants de l'université Columbia à New York, qui occupaient leur campus, ont renommé le Hamilton Hall « Hind's Hall » en son honneur ; c'est également le titre que le rappeur américain Macklemore a donné à sa chanson en soutien au mouvement étudiant pour la Palestine.)

En février, le corps de Sidra Hassouna, petite fille de sept ans, accroché au mur sur lequel il avait été projeté par la déflagration. Le « massacre de la farine », quand l'armée israélienne a ouvert le feu sur les Palestiniens affamés par le blocus qui se pressaient autour d'un convoi d'aide alimentaire, tuant au moins 118 d'entre eux. À l'hôpital Nasser, un prisonnier, Jamal Abu Al-Ola, envoyé par les soldats, les mains liées, pour dire aux patients et au personnel d'évacuer, puis abattu sous les yeux de sa mère. En mars, Razan Muneer Arafat, onze ans, dans un fauteuil roulant, pleurant à chaudes larmes ses jambes perdues.

En mai, le cadavre sans tête d'Ahmad Al-Najar, dix-huit mois, décapité quand l'armée israélienne a bombardé des tentes de personnes déplacées à Rafah, faisant quarante-cinq victimes, la plupart brûlées vives. En juin, le massacre de Nuseirat, lorsque des soldats israéliens ont tué plus de 270 civils palestiniens pour libérer quatre otages – une opération fêtée comme un « grand succès » dans les chancelleries et les médias occidentaux.

En juillet, Muhammed Bhar, jeune homme atteint du syndrome de Down, déchiqueté par un chien de l'armée ; les soldats l'ont laissé agoniser, en empêchant ses proches de lui porter secours. En août, le journaliste Ismail Al-Ghoul, dans sa voiture visée par un tir de drone, vêtu de son gilet « presse », la tête arrachée – tué avec son cameraman Rami Al-Rifi, ce qui portait alors à 165 le nombre de journalistes tués à Gaza en moins d'un an. En septembre, un fœtus sanguinolent tiré des décombres d'un immeuble. Un père embrassant le pied arraché de sa petite fille – tout ce qu'il restait de son corps. Un soldat rigolard fumant une cigarette tandis qu'une mosquée brûle dans son dos. Une effarante accumulation de crimes de guerre, qu'Al-Jazeera a tenté de répertorier dans un documentaire récent [4].

Au cours de l'année écoulée, selon les calculs de Joseph Confavreux dans un article de Mediapart, Israël a commis à Gaza l'équivalent d'un massacre du 7 octobre chaque semaine [5]. Et pourtant… Rien de tout cela ne semble s'être imprimé dans les esprits des gens autour de nous – pas plus que tout ce qui a précédé ne s'y était imprimé. Pour tout le monde, seul existe le massacre du 7 octobre en Israël.

Cette insensibilité explique la grossièreté de ces intervieweurs occidentaux qui reçoivent des Palestiniens endeuillés, ayant perdu plusieurs membres de leur famille (parfois des dizaines), et qui leur lancent d'un seul souffle : « Toutes mes condoléances, est-ce que vous condamnez le meurtre de civils par le Hamas ? » Un sommet d'obscénité a été atteint ce 7 octobre avec l'interview sur BFMTV du journaliste Rami Abou Jamous, qui témoigne chaque semaine sur Orient XXI de l'enfer qu'est devenu Gaza. Il n'a été interrogé que sur le Hamas et le 7 octobre [6]. On parle d'un homme épuisé et traumatisé, dont – pour ne citer qu'un exemple – la belle-sœur a été grièvement blessée par un quadricoptère (un petit drone) qui l'a poursuivie jusque sous sa tente de déplacée [7].

Arwa Mahdawi : « Les mêmes personnes qui nous sommaient de désavouer la violence salivent sur notre mort et célèbrent le meurtre à une échelle inimaginable »

Au fil des mois, déjà, on avait pu mesurer l'ampleur du « deux poids, deux mesures ». Les massacres, les viols [8] : au vu de l'indignation générale soulevée, à juste titre, quand des Israélien·nes en ont été victimes, on avait pu en déduire, naïvement, que ces crimes étaient condamnables en eux-mêmes. Mais l'indifférence, voire l'approbation, rencontrées quand des Palestinien·nes en sont victimes à leur tour nous force à en déduire que ce qui est réellement terrifiant, ce n'est pas d'être violé·e, décapité·e, massacré·e : c'est de l'être par des Arabes. Les mêmes personnes qui s'étranglaient d'indignation à l'idée que le Hamas se soit attaqué à des civils reprennent sans sourciller la rhétorique raciste des « boucliers humains » ou des « victimes collatérales » concernant les morts palestiniens.

Des témoignages de viols au moyen de barres de métal brûlantes et d'autres objets émanent de la prison israélienne de Sde Teiman - information enterrée tout à la fin d'un article du New York Times [9]. Pourtant, quand, fin juillet, dix soldats ont été arrêtés pour avoir violé en réunion un prisonnier – lequel a été hospitalisé –, viol dont la vidéo a fuité, des manifestants d'extrême droite, parmi lesquels des ministres, ont pris d'assaut la prison pour les faire libérer. Le ministre Itamar Ben-Gvir a clamé que tout était permis, même le viol, face à l'ennemi palestinien. Son collègue Bezalel Smotrich a exigé une enquête, non pas sur le viol lui-même, mais sur la fuite de la vidéo. Les soldats ont finalement été libérés, et l'un d'eux a été invité sur les plateaux de télévision pour se défendre [10].

L'idée selon laquelle les crimes du 7 octobre justifient une vengeance aveugle, cruelle, sans limite, sur toute une population (soit exactement ce qui était condamnable dans l'attaque du 7 octobre elle-même), a normalisé les discours sanguinaires, voire génocidaires. La Une jubilante du New York Post après l'attaque des bipeurs au Liban, alors que cette attaque a fait des milliers de victimes civiles, qui ont eu des bras, des yeux arrachés, au point que les hôpitaux libanais ont été débordés par l'afflux des blessés, l'illustre bien. De même que la décomplexion des appels au meurtre sur les plateaux de télévision français. « Qu'ils crèvent tous. Israël fait le travail de l'humanité ici », a par exemple osé déclarer Louis Sarkozy sur LCI le 26 septembre.

« Nous, Palestiniens, n'avons pas le droit d'ouvrir nos bouches sans que quelqu'un nous demande de dénoncer la violence et de condamner le Hamas. Puis on nous ordonne de la fermer et de rester silencieux tandis que les mêmes personnes qui nous sommaient de désavouer la violence salivent sur notre mort et célèbrent le meurtre à une échelle inimaginable », écrit la journaliste palestinienne-américaine Arwa Mahdawi [11].

Lina Mounzer : « Nos quartiers ne sont pas des endroits où nous avons joué, grandi, élevé des enfants et rendu visite à des amis : ce sont des “bastions” »

Une analyse de la presse américaine publiée par le média indépendant The Intercept en janvier dernier a montré que des termes chargés d'émotion, comme « massacre » ou « horrible », étaient réservés aux victimes israéliennes [12]. On observe le même phénomène dans la presse française, par exemple avec ce titre du Monde : « 7 octobre 2023 : une journée atroce, une année tragique » (5 octobre 2024 ; c'est moi qui souligne). L'atrocité, ce sont les crimes du Hamas, et eux seuls ; ce qui a suivi est simplement « tragique » – autrement dit : ce n'est réellement la faute de personne. L'analyse de The Intercept mettait aussi en lumière la façon dont les journaux américains multiplient les contorsions pour éviter de nommer le perpétrateur israélien, ce qui produit des titres en forme de haïkus étranges, dont l'insurpassable et énigmatique « Lives ended in Gaza » – « Des vies ont pris fin à Gaza » –, dans le New York Times (2 mars 2024).

Ancienne responsable du bureau du New York Times à Jérusalem, Jodi Rudoren assume ce choix lexical : « Il y a eu un massacre le 7 octobre. Des atrocités ont été commises. Elles étaient barbares. La réponse a été… intense [sic], elle a impliqué beaucoup de mort, de destruction et de déplacement, mais je ne suis pas sûre que “massacre”, “atrocités” et “barbare” soient des termes appropriés, en tout cas pas pour la guerre dans son ensemble (…). Vous parlez de deux choses très différentes, qui nécessitent des adjectifs différents [13]. » Je l'avoue, ces mots, et la décontraction avec laquelle ils sont prononcés, me donnent envie de hurler. Le post du dessinateur libanais Mazen Kerbaj (ci-dessous) traduit, je crois, l'état d'esprit de beaucoup.

Mazen Kerbaj, Instagram, 2 octobre 2024.

Dans un article brillant, l'autrice libanaise Lina Mounzer a parfaitement décrit le désespoir que l'on peut ressentir devant ces yeux qu'aucune souffrance palestinienne ou libanaise ne semble assez grande pour dessiller. « Nos quartiers ne sont pas des endroits où nous avons joué, grandi, élevé des enfants et rendu visite à des amis : ce sont des “bastions”, écrit-elle. Les corps de nos hommes ne sont pas les poitrines bien-aimées contre lesquelles nous nous appuyons, ni les mains que nous tenions ou par lesquelles nous étions tenus, ni les bras forts qui nous portaient, ni les lèvres douces qui nous embrassaient pour nous souhaiter une bonne nuit. Ce sont des “suspects”, des “militants”, des “terroristes”, et leur mort est toujours justifiable parce qu'ils sont des hommes et nos hommes sont mauvais, et c'est comme ça que ça a toujours été, c'est comme ça que nous avons toujours été pour eux. »

Elle observe : « L'Occident cherche à préserver l'image de sa propre humanité en effaçant complètement la nôtre. Comment peuvent-ils être coupables de meurtre si ceux qu'ils tuent ne sont que des “terroristes” ou des “animaux humains” ? En fait, non seulement ils ne sont pas coupables de meurtre, mais ils sont des héros qui nettoient le monde. Je ne sais pas quel langage il est possible d'employer avec des gens qui ne vous verront jamais comme un être humain. Qui entendront toujours un animal braire lorsque vous parlez. » [14]

Le soutien massif à Israël dans un paysage politique et médiatique français qui penche de plus en plus nettement vers l'extrême droite – une évolution très loin de se cantonner aux médias Bolloré – n'a guère de quoi étonner. Nous avons globalement quitté la normalité (si relative qu'elle ait pu être) : il faut rappeler que, depuis quelques mois, nous ne vivons plus en démocratie. Cela implique de s'exposer à quelques désagréments quand on a la mauvaise idée de vouloir plaider la cause des Palestiniens. Dernier cas en date : celui de Yannis Arab, doctorant en histoire et auteur de plusieurs ouvrages sur la Palestine, arrêté et perquisitionné par la gendarmerie le 8 octobre pour « apologie du terrorisme ».

Pour ma part, j'y suis résignée. Ce que peuvent penser de moi des gens qui défendent un génocide m'est complètement indifférent. Ma seule préoccupation est désormais de ne pas décevoir ou trahir celles et ceux – chrétien·nes, juif·ves, musulman·es, athées ou croyant·es – dont je partage la sensibilité sur ce sujet. Comme l'écrit encore Lina Mounzer, le niveau de violence mis en œuvre par Israël dès octobre 2023 était « si bouleversant qu'il a immédiatement divisé le monde en deux : entre ceux qui savaient ce qui se passait et ceux qui le niaient ».

Les anglophones ont un acronyme pour cela : PEP, ou « progressive except for Palestine » – « progressiste, sauf sur la Palestine »

Ce qui est réellement douloureux, cependant, c'est de se heurter aux mêmes préjugés, au même hermétisme, chez des journalistes et des personnalités de gauche, dont on se sent politiquement proche, que l'on estime, avec qui l'on est par ailleurs d'accord sur à peu près tout. Les anglophones ont un acronyme pour cela : PEP, ou « progressive except for Palestine » – « progressiste, sauf sur la Palestine ».

Ainsi, dans une interview à Télérama, en avril, à l'occasion de la publication de son livre sur le choc du 7 octobre, l'avocat Arié Alimi expédiait en quatre lignes la question des agissements de l'armée israélienne à Gaza : « Soyons clairs, je suis aussi révolté par une forme d'insensibilité à ce qui est en train de se passer à Gaza ; par le fait qu'aujourd'hui, il y a un risque plausible de génocide – et de plus en plus de traces laissent penser qu'un jour cette qualification sera retenue [15]. » Pardon, mais si on pense sincèrement qu'un génocide risque de se dérouler, cela ne justifierait-il pas d'en faire son sujet principal ?

De même, plus récemment, dans sa critique du livre remarquable de Didier Fassin, Une étrange défaite, qu'elle disqualifie d'un « Bof », Valérie Lehoux reproche à l'auteur d'user de procédés malhonnêtes pour « mieux affirmer que le drame gazaoui est un génocide – il est tout à fait possible que la justice le reconnaisse un jour comme tel – qu'il est honteux de ne pas arrêter ». Elle aussi admet donc l'hypothèse d'un génocide… mais, à nouveau, entre tirets, sans en tirer aucune conséquence [16]. Un génocide est donc moins grave qu'un massacre ?

La conviction profonde selon laquelle il est moins grave de s'en prendre à des colonisés qu'à des colons

Autre exemple, qui me semble révélateur des hésitations d'une gauche par ailleurs impeccable sur tant de sujets. Dans l'article de Joseph Confavreux déjà cité plus haut, et par ailleurs excellent, quelques lignes me font sursauter : « Certes, d'un point de vue anthropologique, le théâtre de la cruauté déployé par le Hamas durant les massacres d'octobre dernier n'est pas similaire, terme à terme, avec les actes commis par l'armée israélienne depuis un an. »

Je me frotte les yeux. Si la mutilation de dix enfants par jour en moyenne, les parents tués devant leurs enfants et inversement, l'agonie durant des heures ou des jours sous les décombres d'un immeuble (des milliers de cadavres y sont ensevelis), les enfants visés à la tête par des snipers [17], les civils désarmés poursuivis et pulvérisés par des tirs de drone, le fait de priver toute une population d'eau et de nourriture (mais aussi de produits d'hygiène, de sorte que les maladies de peau se propagent), de diffuser ses crimes de guerre sur TikTok avec des musiques entraînantes, ne relèvent pas également d'un « théâtre de la cruauté », et cette fois à l'échelle de tout un peuple, j'aimerais vraiment savoir comment il faut les qualifier.

Quelques jours après la parution de l'article, ce passage a été modifié. On lit désormais : « Les façons de mettre à mort, les projets plus larges dans lesquels les meurtres s'inscrivent, l'intentionnalité de tuer des civils, la volonté d'effrayer et/ou d'éliminer une population sont aussi à prendre en compte. Tout ne se mesure pas avec le décompte macabre des cadavres. » J'avoue que j'y perds mon latin. Faut-il en déduire que l'armée israélienne n'a pas de « projet plus large » ? Qu'elle n'a pas de volonté de « tuer des civils » ou « d'effrayer et/ou d'éliminer une population » ? Que tous ces crimes relèvent d'une touchante maladresse ?

Difficile de ne pas déceler ici la conviction profonde selon laquelle il est moins grave de s'en prendre à des colonisés qu'à des colons. Cela me rappelle ce que m'avait raconté il y a quelques mois l'une de mes amies, qui est algérienne et qui enseigne dans une université américaine. Alors qu'elle évoquait le cas d'un colon violemment battu lors d'une révolte au XIXe siècle en Algérie, ses étudiants s'étaient mis à pousser des exclamations horrifiées. Exaspérée, elle leur avait lancé : « Mais enfin, je viens de vous parler d'enfumades et d'autres atrocités, et vous n'avez pas bronché ! »

Une incapacité à renoncer à l'image vertueuse d'Israël

L'indulgence irréelle manifestée envers l'armée israélienne procède aussi, je crois, d'une réticence persistante à renoncer à l'image d'Israël comme un État vertueux, peuplé de gens cultivés, progressistes, démocrates, humanistes, en refusant de voir que ces Israéliens, s'ils existent bien, sont aujourd'hui une toute petite minorité, dans un pays que des décennies de racisme institutionnalisé et d'impunité internationale ont mené au fanatisme, avant que le 7 octobre le radicalise encore davantage.

Ainsi, beaucoup de gens veulent croire que les manifestations parfois massives contre le gouvernement Netanyahou qui se déroulent en Israël ces temps-ci concernent aussi les crimes commis à Gaza, alors que ce n'est pas le cas. « Netanyahou est peut-être méprisé par la moitié de la population, mais sa guerre contre Gaza ne l'est pas, et, selon des sondages récents, une majorité substantielle d'Israéliens pensent que sa riposte est appropriée, voire qu'elle n'est pas allée assez loin », écrivait Adam Shatz en juin [18].

Partout s'exprime cette « obsession de la symétrie » que Joss Dray et Denis Sieffert pointaient déjà il y a plus de vingt ans [19]. Si on dit un peu de mal des Israéliens, alors on s'empresse d'en dire aussi des Palestiniens pour faire bonne mesure ; si on dit un peu de bien des Palestiniens, alors on s'empresse d'en dire aussi des Israéliens. On ne manque pas de souligner qu'un deuil est toujours une tragédie, qu'une vie vaut une vie, que chaque vie est précieuse, que « les chiffres ne disent pas tout », en renvoyant à leur supposée mesquinerie ceux qui pointent la folle disproportion du bilan des victimes entre le camp de l'occupé et celui de l'occupant.

Est-il vraiment si difficile d'appeler à l'arrêt des massacres, au lieu d'aligner des propos creux sur « la valeur de chaque vie », « l'empathie » ou « la paix » ?

Oui, bien sûr, sur le plan intime et privé, c'est vrai : un deuil est toujours une tragédie. Mais on ne devrait pas se servir de cette vérité pour occulter une réalité politique. Cette réalité n'est pas celle de « deux peuples qui se déchirent depuis très longtemps pour une même terre sans qu'on y comprenne grand-chose », comme on l'entend si souvent, mais celle d'un État qui pratique le nettoyage ethnique et le massacre depuis sa création, qui occupe un autre peuple militairement et qui s'emploie actuellement à le rayer de la surface de la Terre sans rencontrer aucun frein.

À l'heure où j'écris, le massacre continue imperturbablement à Gaza ; la Cisjordanie est elle aussi à feu et à sang ; le tourbillon de souffrances infligées à la Palestine s'étend au Liban ; Israël bombarde Beyrouth, rase des villages entiers au Sud-Liban, attaque les casques bleus de l'ONU. Est-il vraiment si difficile d'appeler à l'arrêt de tout cela, au lieu d'aligner des propos creux sur « la valeur de chaque vie », « l'empathie » ou « la paix » ? Comme le rappelait Rob Grams, rédacteur en chef adjoint de la revue Frustration, sur X, l'empathie pour les otages israéliens est « tout à fait présente, médiatique, officielle. Celle pour les Palestiniens est criminalisée ». Est-il si difficile de le souligner ? « Pourquoi Gaza a-t-elle disparu derrière des sophismes, des approximations, des murmures désolés ? », interroge à raison l'écrivain palestinien Karim Kattan.

« Mourir en un seul morceau est devenu un luxe à Gaza »

Même si l'on s'en tient au plan intime et privé, ces déclarations bien-pensantes négligent une autre différence de taille. Les Israéliens qui ont perdu un proche l'année dernière ont la possibilité de vivre leur deuil, qui est respecté et partagé dans tout l'Occident et au-delà. (Même les soldats d'une armée génocidaire sont honorés dans les médias occidentaux comme des héros.) Les Palestiniens, traumatisés par des deuils multiples, obligés d'assurer quotidiennement leur survie, n'en ont pas les moyens. Certains n'ont pas de corps à pleurer : leurs proches ont disparu dans une prison, ou sont restés ensevelis sous les décombres de leur immeuble. Parfois, ils sont contraints de rassembler leurs restes dans des sacs en plastique. (Cette année, on a aussi vu, en mars, le garçon qui transportait dans son sac à dos le corps de son petit frère.)

Parmi les enfants rencontrés à Gaza par la journaliste et écrivaine Susan Abulhawa (toujours dans le documentaire d'Al-Jazeera), certains lui ont confié qu'ils voulaient mourir, mais qu'ils espéraient seulement rester entiers. « Mourir en un seul morceau est devenu un luxe à Gaza », confirme Mariam Mohammed Al Khateeb [20]. Le 25 septembre, l'armée israélienne – qui a par ailleurs ravagé plusieurs cimetières, à Gaza mais aussi au Liban – a envoyé à Gaza un camion contenant des dizaines de corps, sans aucun document permettant de les identifier. Les proclamations vertueuses sur la valeur égale des vies, auxquelles je n'ai rien à redire, me semblent un peu vaines si on ne commence pas par dénoncer cette situation.

L'Orient vu comme un espace abstrait, insignifiant, appropriable ; comme une annexe de la scène européenne

L'image bienveillante d'Israël que conservent beaucoup de gens à gauche procède pour une large part du fait qu'ils transposent telle quelle la réalité de l'oppression historique subie par les juifs en Europe dans le contexte du Proche-Orient [21]. Par là, ils reproduisent à leur insu la désinvolture du rapport colonial à une terre étrangère, l'habitude de la traiter comme un espace abstrait, insignifiant, appropriable ; comme une annexe de la scène européenne.

C'est cette désinvolture qu'Edward Saïd, dans L'Orientalisme, mettait en exergue chez Lamartine lors de son voyage en Orient, entrepris en 1833. L'écrivain français envisageait ce voyage comme un « grand acte de [s]a vie intérieure » : il s'agissait de projeter des fantasmes, plutôt que de rencontrer une autre réalité. Saïd observe : « Ses pages sur la pensée arabe, sur laquelle il disserte avec une confiance suprême, ne laissent paraître aucune gêne quant à son ignorance totale de la langue. »

Le voyageur s'enthousiasme : « Cette terre arabe est la terre des prodiges, tout y germe, et tout homme crédule ou fanatique peut y devenir prophète à son tour. » Il traite l'Orient comme une « province personnelle », selon les mots de Saïd, qui résume plus loin : « La Palestine était considérée – par Lamartine et par les premiers sionistes – comme un désert vide qui attendait de fleurir ; les habitants qu'il pouvait avoir n'étaient, pensait-on, que des nomades sans importance, sans véritable droit sur la terre et, par conséquent, sans réalité culturelle ou nationale. »

Après avoir toujours clamé que la Palestine n'existait pas, certains colons israéliens affirment aujourd'hui que « le Liban n'existe pas » et rêvent d'y implanter des colonies. L'automne dernier, peu après le 7 octobre, j'ai encore été effarée par la façon dont des gens pouvaient discuter, sur X, du pays arabe où il conviendrait d'expulser les Palestiniens. Il ne leur venait pas à l'idée, visiblement, que les Palestiniens étaient chez eux sur leur terre. Cela me donnait une furieuse envie d'envoyer mes interlocuteurs vivre sous une tente dans une banlieue de Turin ou de Copenhague – au hasard ; après tout, tous ces gens sont des Européens, ce sont plus ou moins les mêmes, non ?

Croire qu'on peut réparer l'écrasement d'un peuple en cautionnant l'écrasement d'un autre

Ainsi, en espérant réparer l'écrasement d'un peuple, nos amis de gauche pro-israéliens cautionnent, sans même s'en apercevoir, l'écrasement d'un autre. Dans un livre saisissant, l'universitaire américain d'origine palestinienne Saree Makdisi souligne ce fait qui dit tout : depuis le Mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, dédié aux victimes de la Shoah, on aperçoit les ruines du village palestinien de Deir Yassin, théâtre d'un massacre en avril 1948, lors de la fondation de l'État d'Israël, qui vit l'expulsion de quelque 750 000 Palestiniens [22] – la Nakba, ou « catastrophe », toujours en cours, aujourd'hui plus que jamais.

« Si des juifs avaient simplement voulu vivre en Palestine, cela n'aurait pas été un problème, écrivait soixante-dix ans après, en 2018, la juriste palestinienne-américaine Noura Erakat. En fait, juifs, musulmans et chrétiens avaient coexisté pendant des siècles dans tout le Moyen-Orient. Mais les sionistes voulaient la souveraineté sur une terre où d'autres gens vivaient. Leur ambition requérait non seulement la dépossession et le déplacement des Palestiniens en 1948, mais aussi leur exil forcé, leur effacement juridique et le déni qu'ils aient jamais existé [23]. »

Comme le remarque Saree Makdisi, les innombrables élus démocrates américains qui clament leur attachement à un État « juif et démocratique » oublient – ou feignent d'oublier – la contradiction contenue dans cette formule : soit Israël est un État juif, qui, pour se maintenir comme tel, doit opprimer, expulser, tuer, et dans ce cas il n'a rien de démocratique ; soit il est réellement démocratique, et alors il doit accorder les mêmes droits et les mêmes libertés aux populations musulmanes et chrétiennes présentes sur son sol.

La forêt plantée pour dissimuler les ruines du village palestinien de Saffourieh, détruit en 1948 lors de la Nakba. Photo : Jason Bechtel, Interface Peace-Builders, 2010

Si la vision vertueuse d'Israël persiste à gauche, c'est aussi en raison des stratégies de relations publiques mises en œuvre par cet État afin de dissimuler son racisme structurel, que détaille Saree Makdisi dans son livre. Il raconte notamment comment, dès 1948, sous l'égide du Fonds national juif (FNJ), Israël a planté des arbres afin de recouvrir les ruines des villages palestiniens détruits – stratégie qui continue aujourd'hui avec les villages bédouins dans le Néguev.

Kamala Harris en 2017 : « Quand je me suis rendue en Israël pour la première fois, j'ai vu que l'ingéniosité israélienne avait réellement fait fleurir le désert »

Le paysage naturel palestinien, avec ses oliviers, ses figuiers de barbarie et ses citronniers, a été éradiqué à coup d'herbicides et remplacé par des monocultures de conifères qui donnent à certains lieux des allures de paysage alpin. Depuis 1967, environ 800 000 oliviers ont été déracinés sur les territoires occupés cette année-là (ces derniers temps, cependant, la tendance est à l'appropriation plutôt qu'à la destruction) [24]. Et quand un hôte de marque arrive dans le pays, on l'invite à planter un arbre : un geste pacifiste, écologiste, humaniste, dont personne ne songerait à questionner l'innocence.

C'est peu dire que cette stratégie de séduction fonctionne. En 2017, lors d'une conférence de l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac), Kamala Harris déclarait : « Ayant grandi dans la baie de San Francisco, je me souviens avec tendresse de ces boîtes du Fonds national juif que nous utilisions pour collecter les dons afin de planter des arbres pour Israël. Des années plus tard, quand je me suis rendue en Israël pour la première fois, j'ai vu les fruits de ces efforts, et que l'ingéniosité israélienne a réellement fait fleurir le désert. »

Le livre de Saree Makdisi vient de paraître, mais il a été écrit avant le 7 octobre 2023. Dans sa conclusion, l'auteur observe que, « à l'époque des Trump, Bolsonaro, Duterte, Modi et cie », les autorités israéliennes semblent estimer qu'elles peuvent abandonner leurs campagnes de communication destinées à se concilier le public occidental progressiste, et assumer désormais ouvertement leur racisme. Ce que confirment les bonnes relations entre Netanyahou et Trump – qui, durant son mandat, fit déplacer l'ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem, un geste hautement symbolique.

De fait, en persistant dans leur soutien à Israël, Joe Biden et Kamala Harris ignorent le tournant pro-palestinien de plus en plus marqué qui s'opère dans l'électorat démocrate, tandis que la droite, et en particulier la droite évangélique, violemment islamophobe (et antisémite !), s'affirme, elle, comme fanatiquement pro-israélienne. Il est dommage, alors, que tant de progressistes français s'accrochent encore à leur sympathie pour Israël. Sympathie qui est d'ailleurs le pire service à rendre y compris à Israël lui-même, enfermé dans une spirale sans issue de haine et de folie destructrice.

« Nous avons découvert l'étendue de notre déshumanisation, à tel point qu'il n'est plus possible de fonctionner dans le monde de la même façon »

Cela ne m'amuse pas particulièrement de critiquer mes amis politiques. Mais je le fais parce que je crois que nous avons besoin de serrer les rangs. Le génocide en Palestine opère aussi comme une scène sur laquelle se joue, par procuration, le passage à l'acte d'un racisme anti-Arabes qui travaille à peu près toutes les sociétés occidentales. Avec l'afflux de doubles nationaux dans l'armée israélienne, la Palestine semble être devenue le stand de tir de tous les islamophobes de la Terre. En soutenant le carnage (ce génocide est américain au moins autant qu'israélien), les dirigeants occidentaux envoient aussi un clair message d'abandon, pour ne pas dire plus, à leurs citoyens d'origine arabe.

« Le niveau de traumatisme créé chez les Palestiniens-Américains par la normalisation du meurtre de leurs proches a laissé une communauté en lambeaux », écrit le journaliste Azad Essa [25]. « C'est comme être dans une relation abusive avec le monde », témoigne Nada al-Hanooti, qui vit à Dearborn, la ville américaine (dans le Michigan) où cette communauté est le plus présente [26]. Lina Mounzer lui fait écho : « Demandez à n'importe quel·le Arabe quelle prise de conscience a été la plus douloureuse cette année, et il ou elle vous répondra : nous avons découvert l'étendue de notre déshumanisation, à tel point qu'il n'est plus possible de fonctionner dans le monde de la même façon [27]. »

La hantise de beaucoup – et notamment de Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens – semble être que la violence déchaînée, en plus de détruire la Palestine, ne s'arrête ni aux limites de ce territoire, ni à celles des communautés arabes. La légitimation d'un tel degré de barbarie devrait inquiéter tout le monde. Et rend d'autant plus urgente une clarification des positions de la gauche.


[1] Naomi Klein, « How Israel has made trauma a weapon of war », The Guardian, 5 octobre 2024.

[2] Forensic Architecture et Al-Haq, « Mort de Shireen Abu Akleh : comment l'armée israélienne a sciemment exécuté une journaliste », Mediapart, 22 septembre 2022.

[3] Cf. Kaoutar Harchi, « Israël-Palestine : handicaper est une politique coloniale », L'Humanité, 3 septembre 2024.

[4] « Investigating war crimes in Gaza », Al Jazeera English, 3 octobre 2024.

[5] Joseph Confavreux, « Crimes israéliens, complicité occidentale », Mediapart, 30 septembre 2024.

[6] Cf. Daniel Schneidermann, « BFM : Victime palestinienne, accusez-vous ! », Arrêt sur images, 10 octobre 2024.

[7] Rami Abou Jamous, « “Apparemment, on n'a pas le droit de rêver ici” », Orient XXI.info, 29 août 2024. Le 12 octobre 2024, au prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre, trois trophées ont été décernés à Rami Abou Jamous – une première en trente-et-une éditions.

[8] Sur la question des violences sexuelles commises le 7 octobre, lire l'enquête publiée en avril par le quotidien israélien Haaretz : Liza Rozovsky, « 15 Witnesses, Three Confessions, a Pattern of Naked Dead Bodies. All the Evidence of Hamas Rape on October 7 », Haaretz, 18 avril 2024.

[9] « Inside the Base Where Israel Has Detained Thousands of Gazans », The New York Times, 6 juin 2024.

[10] Cf. Simon Speakman Cordall, « 'Everything is legitimate' : Israeli leaders defend soldiers accused of rape », Al-Jazeera, 9 août 2024.

[12] Article traduit ici : Adam Johnson et Othman Ali, « La couverture de la guerre de Gaza par le New York Times et d'autres grands journaux a fortement favorisé Israël, selon une analyse », Agence Médias Palestine, 9 janvier 2024.

[13] « Inside Western media's reporting on Gaza », « The Listening Post », Al-Jazeera English, 5 octobre 2024.

[14] Lina Mounzer, « A Year of War Without End », The Markaz Review, 4 octobre 2024.

[18] Adam Shatz, « Israël dans l'abîme de Gaza », Orient XXI, 24 juin 2024.

[19] Joss Dray et Denis Sieffert, La Guerre israélienne de l'information. Désinformation et fausses symétries dans le conflit israélo-palestinien, La Découverte, « Sur le vif », Paris, 2002.

[20] Mariam Mohammed Al Khateeb, « The luxury of death », We Are Not Numbers, 10 juin 2024.

[21] Qualifier le massacre du 7 octobre en Israël de massacre antisémite, ou de pogrom, relève de la même logique. À ce sujet, lire le texte de Tsedek !, « 7 octobre : un massacre antisémite ? », 12 février 2024.

[22] Saree Makdisi, Tolerance Is a Wasteland : Palestine and the Culture of Denial, University of California Press, 2024.

[23] Noura Erakat, « Palestinians have no choice but to continue the struggle », The Washington Post, 16 mai 2018.

[24] Cf. également l'article d'Aïda Delpuech, « En Israël, l'arbre est aussi un outil colonial », Le Monde diplomatique, octobre 2024 ; et Rob Goyanes, « The Ecological War on Gaza », Jewish Currents, 9 septembre 2019.

[26] Yasmine El-Sabawi, « 'Unlike anything' : A year of collective grief for Palestinians in the West over Gaza », Middle East Eye, 7 octobre 2024.

[27] Lina Mounzer, « A Year of War Without End », art. cit.

25.06.2024 à 09:48

L'éléphant dans la pièce

Mona Chollet

Texte intégral (5814 mots)
Jérôme Gilles / NurPhoto via AFP

« L'antisémitisme de gauche connaît une résurgence incontestable et il est instrumentalisé pour décrédibiliser le Nouveau Front populaire » : quelle consternation – et quelle déception, aussi –, à la lecture de cette tribune de l'avocat Arié Alimi et de l'historien Vincent Lemire, qui soutiennent le Nouveau Front populaire comme la corde soutient le pendu, en entérinant l'idée qu'il serait réellement antisémite [1].

Encore plus désastreux : une autre tribune, signée par une cinquantaine d'intellectuels et d'universitaires (dont l'historienne féministe Michelle Perrot, hélas), prétend qu'« une partie de la gauche radicale a disséminé un antisémitisme virulent et subverti les valeurs qu'elle prétend défendre [2] ».

Accablement total, aussi, devant cet éditorial du Monde intitulé « L'antisémitisme de droite ou de gauche, un même poison » [3], qui renvoie dos à dos les forces progressistes de ce pays et un parti cofondé par un ancien Waffen-SS.

Difficile de le dire mieux que Caroline De Haas dans l'émission spéciale de Mediapart, le 11 juin dernier : « Il ne faut pas qu'on se mente : la gauche n'est pas parfaite. Sur l'antisémitisme, ce n'est pas parfait ; sur le racisme, ce n'est pas parfait ; sur les violences sexistes et sexuelles, ce n'est pas parfait du tout. Mais, très sincèrement, moi, le 8 juillet au matin, je préfère batailler avec Jean-Luc Mélenchon, ou avec François Ruffin, ou avec Clémentine Autain, qui seront au gouvernement, pour leur dire “faites mieux”, plutôt que de batailler avec l'extrême droite. (…) Je préfère ne pas lâcher Clémentine Autain [présente avec elle sur le plateau] que m'approcher de Jordan Bardella. » Un appel à la raison malheureusement bien peu entendu, ce que nous risquons tous de payer d'un prix incalculable.

Que le feu roulant des accusations d'antisémitisme vienne des médias Bolloré, ce n'est pas étonnant, puisque le programme économique de lutte contre les inégalités du Nouveau Front populaire, si raisonnable soit-il, et le soutien à la Palestine d'une partie de ses composantes, ne peuvent que révulser le milliardaire et ses laquais. Au Royaume-Uni, il y a quelques années, le dirigeant travailliste Jeremy Corbyn avait subi le même traitement pour les mêmes raisons et avait dû démissionner [4]. Mais que d'autres médias, ou des personnalités censées être progressistes, aient l'irresponsabilité de s'y joindre, c'est désespérant.

Enfermez le génocide des Palestiniens dans la boîte de l'« électoralisme », et voilà que l'énormité de l'événement, sa monstruosité, son poids dans la conscience du monde, disparaissent comme par magie

Si La France insoumise (LFI) subit une telle campagne de diffamation, c'est donc parce qu'elle dénonce avec constance, depuis des mois, le génocide qui se déroule en Palestine. Parler d'« antisémitisme » ou de « haine des juifs » pour cette raison ne traduit qu'une chose : le mépris abyssal pour la vie des Palestiniens, dont l'extermination – une population soumise à une famine organisée et bombardée avec une régularité impitoyable, des lignées familiales entières rayées de la surface de la Terre [5] – est apparemment un non-événement absolu. Sous un abord vertueux, les accusations d'antisémitisme ne sont ici que le paravent d'un racisme anti-Arabes inouï, racisme qui s'exprime autant de manière inconsciente, par la condescendance et la paresse intellectuelle, que par une revendication active.

S'élever contre un génocide perpétré sous nos yeux avec la complicité (idéologique, politique, militaire [6]) de la France : on aurait pu penser que c'était là un devoir absolu, une question d'honneur. Au lieu de cela, même des commentateurs de bonne foi parlent d'une démarche « électoraliste » ou « communautariste » de la part de LFI. Enfermez le génocide des Palestiniens dans la boîte de l'« électoralisme », et voilà que l'énormité de l'événement, sa monstruosité, son poids dans la conscience du monde, disparaissent comme par magie.

Pour nos éditorialistes, l'annihilation d'un peuple arabe ne saurait évidemment émouvoir que d'autres Arabes ; si on est d'extraction plus digne, on est censé s'en moquer (heureusement, les inlassables manifestations qui se déroulent dans le monde entier, jusqu'en Corée du Sud, attestent que ce n'est en rien le cas). Au passage, cela démontre l'efficacité des catégories mentales créées par vingt ans de matraquage islamophobe, ainsi que leur évolution de plus en plus délirante : désormais, « communautariste » [7] en est venu à signifier « qui considère les Arabes comme des êtres humains ». Certains reprochent même à LFI une « obsession » pour Gaza : être « obsédé » par le meurtre de quelques dizaines de milliers de sauvages, quelle drôle d'idée, en effet.

Suhail Nassar (sur Instagram), Gaza, mai 2024

Si des individus veulent prendre prétexte des événements en Palestine pour exprimer leur violence et leur haine, ils n'ont pas besoin de LFI

Imputer à la LFI la responsabilité du viol, accompagné de paroles antisémites en lien avec la situation en Palestine, d'une fillette de douze ans à Courbevoie [8] le 15 juin, comme l'ont fait les macronistes, est d'une mauvaise foi totale. Si des individus veulent prendre prétexte des événements en Palestine pour exprimer leur violence et leur haine, ils n'ont pas besoin de LFI. Les images sont partout ; elles inondent les réseaux sociaux. On l'a beaucoup dit : ce génocide est le premier à être diffusé en direct à la fois par ses victimes – les journalistes palestiniens, au péril de leur vie – et par ses bourreaux – les soldats israéliens qui filment leurs crimes [9] et en font des vidéos rigolardes.

Gaza transformée en paysage lunaire, rendue inhabitable pour au moins une génération [10] ; les carnages quotidiens, les blessés que les secours tentent (parfois en vain) de dégager des décombres de leur immeuble, les cohortes d'amputés, les civils marchant paisiblement sur un chemin et pulvérisés par un drone, les personnes déplacées brûlées vives par les bombardements sur leurs tentes, les enfants au crâne fracassé ou mourant de malnutrition, la grand-mère visée par un sniper alors qu'elle marchait en tenant la main de son petit-fils, les prisonniers amaigris et hagards après leur libération, les 274 civils massacrés pour libérer quatre otages israéliens [11] : tout cela, le monde entier le voit.

Que faudrait-il faire, dès lors, pour empêcher les amalgames antisémites ? Imposer un black-out total sur ces atrocités afin qu'elles se poursuivent tranquillement à huis clos – dans la lignée de ce que fait déjà le gouvernement israélien en interdisant l'accès des journalistes internationaux à Gaza ? Cette voie est totalitaire. Mais ce n'est probablement pas ce détail qui arrêtera nos gouvernements, si le génocide doit se poursuivre. Aux États-Unis, la classe politique rêve ouvertement d'interdire TikTok, réseau sur lequel le soutien aux Palestiniens est le plus massif (sur Facebook et Instagram, la censure de Meta [12] veille). Un pas que le gouvernement français, lui, a déjà franchi en mai en Nouvelle-Calédonie, dans un autre contexte colonial.

Il y a quelques mois, incrédule devant la surenchère dans l'horreur apparemment infinie des crimes perpétrés jour après jour à Gaza, j'avoue avoir pensé que le soutien occidental ne pouvait pas durer, que c'était intenable, que politiciens et journalistes allaient forcément ouvrir les yeux, reconnaître leur erreur, faire marche arrière. Puis j'ai compris ma naïveté. Nos dirigeants et leurs relais médiatiques ne lâcheront jamais le gouvernement israélien. Ils ont choisi le jusqu'au-boutisme dans leur complicité, quelles qu'en soient les conséquences, quitte à nous entraîner dans un désastre généralisé. Et cela implique une répression sans faille de toute opposition.

Le journaliste Murtaza Hussain l'observait en mai dans un article pour The Intercept : longtemps, dans les cercles diplomatiques américains, on disait que le monde arabe ne pouvait pas avoir la démocratie parce que ce serait mauvais pour Israël ; désormais, les États-Unis non plus ne peuvent pas l'avoir [13]. En témoigne le traitement réservé aux étudiants qui se sont mobilisés pour un cessez-le-feu à Gaza – matraqués, tabassés, diffamés, inscrits sur des listes noires par certains employeurs – et, plus largement, à toutes les personnes qui s'indignent de l'oppression des Palestiniens, et qui perdent souvent leur emploi. Le recul des libertés est déjà bel et bien là. Le soutien à Israël fait office d'accélérateur de la fascisation qui travaillait de longue date les sociétés américaine et européennes. Toujours est-il que, pour l'instant, en attendant des mesures plus drastiques pour nous en empêcher, nous voyons.

Ce ne sont pas ceux qui dénoncent les crimes israéliens qui alimentent l'antisémitisme : ce sont ceux qui les couvrent et les justifient

Les amalgames antisémites ou racistes sont toujours de la faute de celles et ceux qui les pratiquent. Il n'est pas question d'exonérer les deux jeunes violeurs de Courbevoie de la responsabilité de leurs actes – ce que feraient presque, pourtant, les commentateurs si prompts à accuser LFI. Mais il est certain que la guerre à Gaza souffle sur les braises de l'antisémitisme [14], créant un contexte très dangereux.

Cependant, ce ne sont pas ceux qui dénoncent les crimes israéliens qui alimentent l'antisémitisme : ce sont ceux qui les couvrent et les justifient. Ce sont eux qui s'acharnent à maintenir à tout prix l'équivalence entre Israéliens et juifs, et vice-versa. « Quand on entend des membres du gouvernement, des membres de la majorité présidentielle, de la droite dite républicaine, parler toute la journée d'antisémitisme, ce qu'ils font, c'est qu'ils mettent en permanence les juifs au milieu de l'espace de discussion. Et c'est quelque chose qui finit par être fragilisant », disait la productrice Judith Lou Lévy sur le plateau de Mediapart le 18 juin. De même, assimiler l'antisionisme à de l'antisémitisme, afin d'interdire la dénonciation de la politique israélienne, c'est faire coïncider à toute force sionisme et judaïsme, à rebours de l'histoire et encore plus du présent.

« Je suis plus âgée que l'État d'Israël. Le judaïsme est possible au-delà du sionisme. » / « Les juifs disent stop au génocide des Palestiniens. » Université Northwestern (Illinois), avril 2024 ; Jewish Voice for Peace

Car cette équivalence est éminemment contestable. Des organisations juives de seize pays viennent de réaffirmer leur « attachement à la justice pour les Palestiniens ». Désormais, le soutien des Américains juifs à Israël paraît bien entamé : nombre d'entre eux ont organisé des mobilisations spectaculaires pour un cessez-le-feu, ou ont participé aux campements de solidarité avec Gaza dans les universités [15]. Le journaliste Aaron Gell juge très probable que, aux États-Unis, la désolidarisation ait atteint un point de non-retour [16]. En 2013, déjà, une étude du Pew Research Center [17] affirmait que, dans le pays, le soutien à Israël était proportionnellement plus fort chez les protestants évangéliques que chez les juifs. De même, en France, ce soutien s'exprime dans tout le spectre politique et médiatique : il est déterminé par le fanatisme colonial et le racisme anti-Arabes, et non par la confession.

Les soutiens d'Israël ont absolument besoin d'insister sur la prétendue dimension religieuse. Car, sans elle, l'écrasement des Palestiniens apparaît dans toute sa nudité insupportable

De très nombreux Palestiniens le répètent : c'est une situation coloniale, pas un conflit religieux. Sarah Katz, qui est française et juive, a vécu deux ans à Gaza sans entendre ne serait-ce qu'une remarque douteuse. Le poète et auteur Remi Kanazi le disait encore récemment sur X : « Les Palestiniens ne résistent pas parce que les Israéliens sont juifs. Les Palestiniens résistent parce que les Israéliens sont des colons, et que l'État institutionnalise l'occupation militaire, l'apartheid et le nettoyage ethnique. La question, c'est la colonisation de peuplement, pas la religion de ceux qui la mènent. » (On parle ici de la résistance de la société civile, on ne parle pas du Hamas.)

Cela devrait tomber sous le sens. Mais les soutiens d'Israël – sans même parler du gouvernement israélien lui-même – ont absolument besoin d'insister sur la supposée dimension religieuse. Car, sans elle, la prétention de cet État à l'innocence s'écroule. Sans elle, l'écrasement des Palestiniens apparaît dans toute sa nudité insupportable.

« Le point de fascination de la bourgeoisie occidentale, c'est l'image d'Israël comme figure de la domination dans l'innocence. (…) Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. Car “dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales” », écrivait Frédéric Lordon en avril, citant une conversation avec l'écrivaine Sandra Lucbert [18].

Cette revendication d'innocence repose sur une essentialisation des juifs pas moins raciste que l'habituelle diabolisation antisémite : ils ne seraient pas, comme les autres êtres humains, capables de toute la gamme du bien et du mal, susceptibles d'être autant victimes que bourreaux (ou ni l'un ni l'autre, fort heureusement), mais ils seraient toujours innocents, quoi qu'ils fassent.

Selon ce postulat aberrant, parce qu'ils ont été, au cours de leur histoire, victimes du plus grand des crimes, ils seraient toujours des victimes, indépendamment de tout contexte réel, et seraient constitutivement incapables de commettre le mal. Cette conviction est si forte que les images venues de Palestine depuis des décennies ont été impuissantes à l'ébranler, alors même qu'elles ne cessaient de démontrer son inanité (prévisible).

Cela explique les épisodes orwelliens auxquels nous assistons, par exemple quand, en octobre dernier, au début du bain de sang à Gaza, des défenseurs américains des Palestiniens ont manifesté devant une usine d'armement israélienne dans le New Hampshire : sur X, une sénatrice de cet État a dénoncé cette action comme antisémite. S'ils sont israéliens, les marchands d'armes sont des agneaux sans défense.

Naomi Klein : « Le sionisme est une fausse idole qui a trahi toutes les valeurs juives »

Ainsi, l'insistance sur la religion de l'occupant israélien autorise la prolongation infinie de crimes qui, sans cela, auraient été stoppés depuis longtemps ; et, de surcroît, elle expose et met en danger les juifs du monde entier, en menaçant sans cesse d'activer l'antisémitisme présent dans les sociétés occidentales.

On m'objectera peut-être que de nombreux juifs ont un attachement religieux sincère et de bonne foi à Israël, en plus, bien souvent, de liens familiaux et affectifs avec ce pays. Et c'est vrai. Mais rien ne pourra leur épargner le dilemme qu'ils vont devoir affronter tôt ou tard (et je parle ici de leur âme et conscience ; il n'est pas question de prétendre qu'il y aurait une obligation de prise de position publique).

L'État d'Israël a échoué à réaliser son projet, c'est-à-dire à devenir un refuge sûr pour les juifs. À partir du moment où il a estimé que cette sécurité impliquait de dominer et de spolier un autre peuple, sans même parler de la corruption morale que génère une telle entreprise, il devait s'assurer que la porte du cachot était bien fermée, et que les opprimés étaient bien privés de toute possibilité de vengeance. Malgré tous les efforts investis en ce sens, avec la construction du mur de séparation en Cisjordanie, de la clôture militarisée de Gaza et du Dôme de fer (qui arrête la plupart des roquettes lancées depuis l'enclave), le 7 octobre a démontré que c'était impossible. (D'où le mot d'ordre génocidaire « Finissez-les » qui circule actuellement en Israël et aux États-Unis.)

En outre, cet État est devenu indéfendable sous sa forme actuelle. On ne peut désormais plus le soutenir sans assumer d'adhérer à un projet colonialiste, raciste et génocidaire. « Le sionisme est une fausse idole qui a trahi toutes les valeurs juives », déclarait l'essayiste canadienne Naomi Klein dans un discours intitulé « Nous avons besoin d'un exode du sionisme », prononcé dans les rues de New York en avril dernier [19]. La légitimité de la présence juive en Palestine est incontestable. La dépossession et le massacre des habitants d'autres confessions – musulmans et chrétiens –, la destruction de la société palestinienne, sont injustifiables.

Aimé Césaire : « Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis »

Ces lignes saisissantes d'Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, 1950) ont beaucoup circulé ces derniers mois : « Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent. »

Commettre un génocide, ou le justifier, ou l'accepter, implique toujours de déshumaniser la victime afin de faire apparaître son meurtre comme une broutille, voire comme un service rendu à l'humanité. Ce fut le cas lors de la Shoah – La Zone d'intérêt, le puissant film de Jonathan Glazer, l'a encore rappelé récemment. Quand les sociétés qui ont été autrices ou complices du génocide prennent conscience de l'humanité des victimes, quand cette éclipse de la morale prend fin, le réveil est terrible. Ce réveil adviendra-t-il un jour pour les Palestiniens ? Pour le moment, la période est si noire, le racisme si banalisé en Occident, qu'on a du mal à l'imaginer.

« Votre silence sera étudié par vos petits-enfants ». Manifestation en Californie pour un cessez-le-feu à Gaza, date et auteur inconnus

Un clivage radical traverse les sociétés occidentales : d'un côté, ceux dont la tranquillité n'est en rien troublée par ce crime ; de l'autre, ceux qui ont retenu les leçons de l'histoire et qui, horrifiés, se mobilisent pour Gaza. « Votre silence sera étudié par vos petits-enfants », clament leurs pancartes. Une lucidité partagée par ceux qui, en France, ces dernières semaines, ont manifesté contre l'extrême droite avec le slogan « L'histoire nous regarde ».

Il faut se rendre à l'évidence : en dépit des efforts de ces manifestants, la promesse de l'après-seconde guerre mondiale, « Plus jamais ça », est une nouvelle fois trahie. Nous recommençons ; nous sommes en train de recommencer, à la fois en cautionnant un nouveau génocide et, très probablement, en portant l'extrême droite au pouvoir. Nos sociétés sont toujours incapables d'enrayer ces engrenages. C'est un échec collectif terrible.

L'« ensauvagement » dont parlait Césaire nous menace aujourd'hui. Concentrez-vous sur le seul danger réel. Ne vous laissez pas avoir par les calomnies contre LFI : votez pour le Nouveau Front populaire. Il est minuit moins une.


[4] Cf. Daniel Finn, « Antisémitisme, l'arme fatale », Le Monde diplomatique, juin 2019.

[7] Cf. Sylvie Tissot, « Qui a peur du communautarisme ? Réflexions critiques sur une rhétorique réactionnaire », Les mots sont importants, 28 octobre 2019.

[12] « Meta : censure de contenus pro-palestiniens », Human Rights Watch, 21 décembre 2023.

[14] Elle souffle aussi sur les braises du racisme anti-Arabes. En plus de gonfler les voiles de tous les partis d'extrême droite islamophobes d'Occident, la situation au Proche-Orient encourage les passages à l'acte individuels. Après le meurtre d'un petit garçon près de Chicago en octobre, puis les tirs sur trois étudiants dans le Vermont en novembre, en mai, une femme a essayé de noyer les deux enfants d'un couple américain d'origine palestinienne dans une piscine au Texas.

[15] Cf. Sarah Emily Baum, « Jewish Students Are Bringing Their Faith to University Pro-Palestine Protests », Teen Vogue, 26 avril 2024.

[16] Aaron Gell, « Has Zionism Lost the Argument ? », The New Republic, 3 mars 2024.

[17] Michael Lipka, « More white evangelicals than American Jews say God gave Israel to the Jewish people », Pew Research Center, 3 octobre 2013.

[18] Frédéric Lordon, « La fin de l'innocence », La pompe à phynance, Les blogs du Diplo, 15 avril 2024.

[19] Naomi Klein, « We need an exodus from Zionism », The Guardian, 24 avril 2024, traduit sur le site de l'Union juive française pour la paix (UJFP).

26.05.2024 à 22:50

Julie Quéré : « Je n'ai pas pensé mon combat comme féministe. Je sauvais ma peau »

Julie Quéré

Texte intégral (5837 mots)

« Pas du tout le genre de gars à inviter dans un talk-show consensuel et feutré. C'est un colosse ventru, rugueux, hirsute. Un sac à bière avec une trogne dionysiaque. Un mélange de Bérurier et de Bukowski. Un gibier de choix pour les ligues de vertu informelles qui surveillent notre société. » C'est en ces termes que le journaliste François Caviglioli décrivait, en 2005, le cinéaste Jean-Claude Brisseau, accusé d'avoir fait subir à des dizaines d'actrices des « essais » pornographiques. Quatre d'entre elles avaient porté plainte. Ce procès, douze ans avant #MeToo, fut la première grande affaire de violences sexuelles à éclater dans le cinéma français.

Ces lignes de Caviglioli, comme bien d'autres de celles que l'on pouvait alors – et que l'on peut encore – lire dans la presse, synthétisent la façon dont le milieu culturel et médiatique a naturalisé et légitimé la prédation des Grands Artistes. Ce que ce milieu appelle « érotisme », c'est un monologue complaisant, d'une misogynie virulente ou sournoise, dans lequel les actrices, réduites à des poupées aguicheuses, sont instrumentalisées cyniquement ; une vision assimilée à l'Art, avec le prestige et l'autorité incontestable que cela suppose, et imposée au public. « L'un des meilleurs cinéastes français », assénait d'emblée Antoine de Baecque dans Libération, avant de donner la parole à Brisseau sur une page et demie pour qu'il se défende [1] ; seul un petit encart, signé d'un autre journaliste, détaillait les plaintes [2].

Comme les autres, l'article de Caviglioli niait complètement les rapports de pouvoir à l'œuvre : « Certaines [des actrices « auditionnées »] se prennent au jeu, d'autres non. Question de tempérament, de tabous, d'humeur. » [3] À la mort du cinéaste, en 2019, Libération publiait une nécrologie signée Camille Nevers qui parlait d'une « œuvre impitoyable et magnifique qu'on n'a pas fini de réhabiliter », et qui brocardait « les faux nez du féminisme quand il sert d'alibi vertueux aux trissotins et aux tricoteuses » [4].

« Il y a un grand mouvement contre les hommes non homosexuels en ce moment », analysait finement Brisseau un an avant sa mort, après l'éclatement de #MeToo. La journaliste Karelle Fitoussi, qui le rencontrait pour Paris Match, écrivait : « Le règne des béni-oui-oui l'inquiète. Cette période où tout un chacun peut devenir juge virtuel et mélanger, dans un même gloubiboulga de hashtags, véritables affaires d'agressions et chasse aux sorcières, le sidère. » Il tempêtait : « On est en plein maccarthysme ! En plein hitlérisme ! À la limite d'un régime fascisant ! » [5]

À l'époque de son procès, le seul tort qu'il admettait était de « ne pas avoir fait signer de décharges aux actrices avant chaque essai. C'est sans doute ma naïveté, ma coupable innocence », soupirait-il dans son entretien avec Antoine de Baecque. Dans cette même veine de victimisation de l'agresseur, en novembre 2005, une pétition de soutien à l'« artiste blessé », signée par le gratin du cinéma et de la critique, avait été lancée [6].

Première à avoir porté plainte contre Brisseau, en 2001, Noémie Kocher a pris la parole publiquement [7] au cours des dernières années, et surtout des derniers mois, lors de la grande vague de remise en question initiée par les témoignages de Judith Godrèche et d'autres actrices contre Benoît Jacquot.

Condamné en 2005 pour les faits commis à l'encontre de deux des quatre plaignantes seulement, Brisseau a été reconnu coupable en appel, en décembre 2006, d'agression sexuelle (en réalité, un viol) sur une troisième. Cette plaignante, c'est Julie Quéré, qui, elle, ne s'est pas exprimée publiquement. Étant entrée en contact avec elle par hasard, je lui ai demandé si elle souhaitait le faire. Elle m'a alors confié le texte qui suit, pour lequel je la remercie de tout cœur. [M. C.]

Julie Quéré.

I — De la violence du rire

Raconter la violence, ne rien taire et dire, en réaction à la pression des temps que nous traversons. Je doute. Que se passe-t-il quand on remue la boue ? Je m'exécute pourtant. Écrire. Ce dont je me souviens. La mémoire a effacé beaucoup, une protection qu'elle me fait. J'écris, plus rien à craindre, hormis peut-être de moi-même.

En 2002, pendant quelques mois, j'ai fait le trajet entre la Basse-Normandie et Paris pour venir passer des « essais » avec le réalisateur Jean-Claude Brisseau. Ma tante, une actrice, me l'a présenté, il était de ses amis. J'étais en confiance. Je suis allée dîner chez lui. Sa femme, la monteuse de ses films, était là. Il préparait un long-métrage sur le désir féminin. J'étais étudiante aux Beaux-Arts et je travaillais sur l'érotisme dans l'art. J'avais vu quelques-uns de ses films. Ça m'intéressait. J'avais vingt ans et je ne connaissais pas grand-chose de la fabrication d'un film. Il n'avait pas de scénario. Il voulait que les comédiennes qu'il choisirait soient ses coscénaristes, qu'elles lui racontent leurs fantasmes.

Je ne sais plus combien d'« essais » pornographiques j'ai passé. Quatre, cinq peut-être. Dans des appartements ou des chambres d'hôtel, après m'être (fait) saoulée au bar, de vin et de ces paroles de réalisateur de cinéma d'auteur, cultivé, intelligent, à la fragilité redoutablement efficace. Les « essais », toujours avec d'autres comédiennes, pendant lesquels il se masturbait derrière son caméscope pour « faire sortir la tension, l'excitation et pouvoir se concentrer ». J'évitais de regarder. Je faisais ce qu'il me disait. Coucher avec les filles, fermer les yeux, ouvrir la bouche. Aucun plaisir. Et pas de jeu – pas du jeu, mais le faire quand même. Pourquoi ? Et pourquoi y retourner alors que c'était dégueulasse ? Pour avoir un rôle ? Oui, sans doute. J'ai dû rencontrer trois ou quatre comédiennes. Je ne me souviens que de Claude [une autre plaignante] et d'une blonde aux longs cheveux ondulés. Ni leurs noms, ni leurs visages.

Un soir, après des heures d'« essais », il a voulu continuer seul avec moi, dans un hôtel. Je n'ai pas eu la force de dire non. Je me souviens du regard de pitié du garçon de la réception me prenant pour une pute. Dans la chambre, Brisseau n'a même pas fait semblant de brancher la caméra. « Pas la peine. » Il s'est allongé à côté de moi. Il a dit : « T'inquiète pas, je ne te pénétrerai pas, j'ai trop peur des maladies. » Il a mis son doigt dans mon sexe. J'ai simulé la jouissance pour que ça s'arrête le plus vite possible. Je ne pensais à rien d'autre que fuir. J'avais froid. Je suis rentrée en taxi chez ma tante, à travers la nuit de décembre.

Comme il me le demandait, je ne parlais à personne de ce que nous faisions lors des « essais », me contentant de dire, si on m'interrogeait, que ça se passait bien.

Quelques jours plus tard, ma tante m'apprend qu'il ne peut plus me contacter directement car une plainte a été portée contre lui et que la police va sans doute m'appeler pour que je témoigne à mon tour. Je pense : « Okay, c'est pas grave, tout va bien, je ne dirai rien. » Je le protège.

Les flics me convoquent.

L'interrogatoire avec le policier chargé de l'enquête est la première délivrance. Il me fait comprendre que nous ne sommes pas trois ou quatre comédiennes à passer des « essais », mais des dizaines, que cela dure depuis des années. Il cite les paroles de Brisseau (que j'ai oubliées), les mêmes pour toutes les filles. Un système. Une organisation bien rodée. Toujours pareil. Le flic dit qu'on me reconnaît facilement sur les bandes à cause de mon tatouage. Je m'effondre. Je parle. Je dis ma vérité. Sur ses conseils, devant son air satisfait de trouver un crime dans les faits de mon témoignage, je porte plainte.

Le lendemain, le producteur m'appelle pour me dire que j'ai le rôle. Il ne sait pas encore que j'ai parlé.

Je raconte tout à ma tante et mon oncle. Ils rient. Ils se moquent de moi.

Je rencontre une avocate, commise d'office. Je fais une demande d'aide juridictionnelle. Je ne sais plus quand je rencontre pour la première fois Noémie [Kocher] et Véronique [H.], les actrices à l'origine de la plainte ayant provoqué l'enquête, mais nous ne nous fréquentons pas. Je suis seule, avec Claude.

Le jour de la confrontation avec Brisseau, devant la juge d'instruction, arrive. Il est assis derrière moi. Il s'énerve, il invective. Je suis pétrifiée. La juge décide de requalifier le viol en agression sexuelle. Il échappe ainsi aux assises. Était-ce plus facile de me défendre avec la notion d'agression ou l'a-t-elle simplement protégé ? Je m'interroge toujours...

Brisseau a continué de faire passer des « essais » à des comédiennes. J'ai fait ma vie en me protégeant du cinéma

J'ai rencontré, à l'époque, des journalistes, et des personnalités du cinéma m'ont appelée. Du voyeurisme surtout. Une pétition pour défendre l'artiste blessé, avec des grands noms du cinéma, enflamme la presse ; une contre-pétition (initiée par la Maison du film court) lui fait face. Et moi, j'essaye de me débattre au milieu de tout ça.

Au procès, salle comble. Des journalistes partout. Ma tante est là pour soutenir Brisseau. (Je ne les ai jamais revus.) Il est reconnu coupable de harcèlement sexuel et d'escroquerie sur Noémie et Véronique, mais Claude et moi sommes déboutées. La chèvre et le chou d'un procès médiatique. Contenter aussi le pauvre coupable, au détriment de la vérité.

Je fais appel du jugement. Pas Claude, qui ne peut plus suivre psychologiquement. Une comédienne et un comédien m'aident à trouver une avocate dans un grand cabinet qui « se paye » du prestige de plaider dans une affaire médiatique.

Procès, intérieur jour, deuxième. C'est pas du cinéma. La salle est vide. Brisseau n'est pas là. Je témoigne encore. Raconter les faits, la honte qui va avec. Et je vois de la compréhension dans les yeux de la juge. Mon avocate aussi fait bien son boulot. Nous gagnons.

Brisseau a continué de faire passer des « essais » à des comédiennes, jusqu'à sa mort en 2019. Il a continué de faire des films qui justifient sa façon de faire. J'ai fait ma vie en me protégeant du cinéma, sans transcender cette histoire dans une forme artistique. Pas trouvé l'art et la manière d'en faire quelque chose de beau ou qui élève. Pas d'envie pour ce sujet-là.

II — Rire est le propre de la femme

Retour sur un texte destiné à Libération (et qui n'a jamais été publié), écrit d'un trait le 3 janvier 2007 en réaction à un article de Louis Skorecki.

* * *

« Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera. » Ouf ! Aujourd'hui c'est mercredi, jour des enfants et du cinéma. Je me gondole déjà. 3 janvier 2007. Nouvelle année, nouvelle vie. Ce matin, je me dis : « Chouette, c'est aujourd'hui que sort le film de Laurent Achard Le Dernier des fous. » J'ouvre Libé, qui lui consacre presque deux pages. Mais je m'arrête net, devant ma potée bavaroise dans le troquet de la Mouff'. Parce que juste à gauche de l'article, y a un truc qui me concerne aussi, et, égoïstement, je le lis en premier. C'est la note de Louis Skorecki sur le film Noce blanche [8]. Je ne suis pas surprise, oh, non ! Je crois même que je ris du bout des lèvres. Parce que depuis cinq ans, le réalisateur dudit film est entré dans ma vie. Et je file la métaphore, je pèse mes maux, j'avale un peu de chou. Je lis donc, entre parenthèses dans le texte : « Riez, mégères, les vagues charrieront vos cadavres. » C'est bizarre, je me sens un peu visée, je ris à en crever.

Avec mes copines chipies, on l'appelait « pervers pépère ». Mais depuis un mois, je lui préfère le surnom de « Grand Méchant B. » Faut bien rire un peu.

Je me marrais bien quand j'avais vingt ans… D'ailleurs, qu'est-ce qu'on s'est poilées pendant les « essais »… Mais la nuit où je me suis retrouvée entre les mains du grand méchant B., là, ce n'était pas pour de rire. Tiens, en cherchant dans le Robert, je jaunis de trouver ce proverbe : « Qui a besoin de feu, avec le doigt il le va querre. » Mais je m'égare…

Aux larmes aussi devant le policier pendant ma déposition, et aux éclats de me rendre compte que je me suis fait avoir comme une gamine. Tout ça m'a permis de rire de bon cœur avec ma tante Risette (Rosette, pardon !), une amie du Grand Méchant B., qui me l'a gentiment présenté. Je finis ma potée. À en faire pipi dans sa culotte, devant la juge et devant le Grand Méchant B. pendant la confrontation. Je me suis tordue pendant toutes les années d'attente et d'enquête. Je pouffais avec ma psy ! Quand un ami m'a suggéré, un matin, que le Grand Méchant B., en fait, me connaissait depuis longtemps déjà, depuis Le Rayon vert d'Éric Rohmer – j'avais deux ans, j'étais la petite fille blonde qui court à poil dans le jardin d'une autre de mes tantes à Cherbourg (où je suis née) : il avait trouvé le mot pour rire. C'est pour ça, la mer, c'est mon élément, alors oui, qu'elles m'emportent les vagues, qu'elles se moquent aussi, qu'elles me mènent en bateau ou en baleine…

Je n'ai pas oublié mes rêves. J'y travaille, même

Je me suis bien bidonnée, aussi, le jour du procès devant le tribunal, vous l'avez vu, vous y étiez, ma tante aussi, d'ailleurs, est venue soutenir son ami. Mais c'est vrai, j'oubliais que « plus on est de fous, plus on rit… ». Et je sais que de me voir débouter, y en a qui riaient sous leurs capes. J'attaque la mousse au chocolat. Sans rire, j'étais flattée d'apprendre qu'un des personnages du film Les Anges exterminateurs (pour lequel je passais les « essais » rigolos) s'appelle Julie. Film du reste que je ne suis pas allée voir, faut pas pousser mémé dans les orties. Cette expression me boyaute, c'est bête…

Mais c'est seule avec les avocats que, à gorge déployée, je riais le jour du procès en appel. Vous n'y étiez pas. Le Grand Méchant B. non plus, d'ailleurs… Et ma tante ? À se tenir les côtes.

Mais là, j'avoue, le jour où je me suis vraiment dilaté la rate, c'est quand j'ai envoyé par mail à Libération (Louis Skorecki, Antoine de Baecque et aux pages « Rebonds »), entre autres, ce qui suit :

« Objet : Affaire Brisseau : suite et fin…

Je souhaitais vous informer de cette décision de justice, afin qu'éventuellement votre journal la relaye, et surtout afin de pouvoir exprimer ma reconnaissance aux personnes qui nous ont soutenues dans cette affaire qui aura duré près de cinq ans.

Suite à la procédure en appel à l'encontre de Jean-Claude BRISSEAU, la 10e Chambre du tribunal correctionnel de Paris a déclaré le 6 décembre 2006 que
« à la différence des premiers juges, [la Cour] considère que les faits d'agressions sexuelles reprochés à BRISSEAU Jean-Claude sur la personne de QUÉRÉ Julie sont établis » et que
« les éléments constitutifs du délit d'atteinte sexuelles avec menace, violence, contrainte ou surprise sur la personne de Julie QUÉRÉ […] avec cette circonstance que les faits ont été commis par une personne ayant abusé de l'autorité conférée par ses fonctions, commis courant décembre 2002 sont réunis à l'encontre de BRISSEAU Jean-Claude, fait prévus et punis par les articles 222-22, 222-27, 222-28, 2228-44, 222-45 et 222-47 du Code pénal […] Condamne BRISSEAU Jean-Claude à payer à QUÉRÉ Julie, partie civile, les sommes de 4 000 euros au titre de son préjudice moral et 1 000 euros au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale ».

Commentaire de Me Fanny Colin, avocate de la partie civile : « La sanction pour Brisseau n'est que financière, mais elle est l'expression de ce que la Cour l'a reconnu coupable des faits. »

Je reste à votre disposition pour de plus amples renseignements. Merci de me contacter si vous souhaitez donner suite. Cordialement, Julie Quéré. »

Je me suis rie de ne pas avoir de réponse. Du moins de Libé, parce que Didier Jacob, du Nouvel Observateur, en a fait état sur son blog. C'est le seul.

Ce matin, était-ce une réponse ? Je n'aime pas ce dicton qui dit « Rira bien… » Bon, il est 18 h 30, je passe chez vous déposer ceci et je file au [cinéma le] Saint-André des Arts, Le Dernier des fous y passe à 20 h 10. Histoire de me « détacher de moi-même dans le noir… » et de faire une entrée le jour de la sortie du film de Laurent Achard. Ce matin, je n'aurais pas eu besoin de menaces de mort (de rire) pour aller au cinéma, de toute façon. Je n'ai pas oublié mes rêves. J'y travaille, même.

Nouvelle année, … Laissez-moi rire. Dans quelques jours, j'aurai vingt-cinq ans et encore des dents de lait. La vie me sourit. Et, aujourd'hui, j'arrive encore à rire aux anges.

***

Ce texte, cette réponse à la violence et à l'injustice, volontairement non retouché, est peut-être indigeste dans l'accumulation compilatoire des proverbes, qui révèle l'écœurement, mon état d'alors. Mais j'ai toujours aimé les dictons populaires. La réaction épidermique, le rire jaune, cette ironie que je n'aime pas, était ma seule défense face à l'agressivité qui, malgré la « justice » passée, continuait. J'étais déjà échaudée depuis cet autre article-là (un parmi d'autres). Parce que même si les pratiques dont il parle sont courantes, connues et protégées dans le cinéma, à l'image de notre société, nous en avons été les victimes, conditionnées à une acceptation de ces violences par des siècles de complicité avec le patriarcat et les jeux des rapports de force et de pouvoir.

Alors que j'ai quatorze ans, ma tante m'invite à prendre le thé avec Éric Rohmer. Elle me demande de mettre une jupe. J'y suis allée en jean

Je reviens maintenant sur le parcours de celle que je suis devenue, avec cette expérience malheureuse, une épreuve inéluctable de ma vie de femme, un abîme dont il faut sortir pour aspirer à « vivre bien ».

III — Rire comme acte émancipateur

Mona Chollet me propose d'écrire pour son blog. Elle me dit « le problème d'amnésie dans le féminisme, que nous sommes souvent desservies par l'effacement des combats passés ». Et j'y trouve un endroit de justesse, l'espace où ma parole peut reprendre maintenant. Que dire désormais, au milieu de ce flot continu, de cette nécessité qui se fait jour où plus aucun·e ne doit se taire, où « la parole se libère » ? S'il y a vingt ans Internet et les réseaux sociaux existaient déjà, le combat mené alors n'a pas pris la résonance qu'il suscite aujourd'hui. Question d'époque et de temps.

Alors que j'ai quatorze ans, ma tante m'invite à venir prendre le thé avec Éric Rohmer, dans son bureau des Films du Losange. Avant de nous y rendre, elle me demande de mettre une jupe. J'y suis allée en jean. J'avais la détermination de ma rébellion adolescente.

À vingt ans, je ne me souciais pas du féminisme, élevée dans la classe moyenne supérieure, affranchie par une approche intellectuelle bourgeoise (pléonasme ?) ; je le prenais pour acquis. J'étais libre dans mon ignorance et je me pensais libre.

Cette histoire, la manipulation et le viol, je l'ai dite au tribunal et aux journalistes. Celle qui fut relatée dans la presse fut différente. La violence à notre encontre infusait dans les médias et dans le monde du cinéma. Qui doit se justifier ? Et comment ? J'ai déployé une force vive pour aller à la rencontre de ceux qui ne voyaient en nous que des actrices prêtes à coucher pour un rôle. L'énergie de la révolte, de la colère, m'a permis de tenir et m'a reconstruite, autant que la décision de la justice de me reconnaître comme victime. Un mauvais rôle, limité et limitant. Le besoin de reconnaissance jouxte celui de sortir de ce statut, et peut-être faire de son combat une cause commune, universelle.

La parole venait aussi de l'amour que je portais à un homme, pour lequel je voulais avoir la tête haute, pouvoir me sentir propre. Il m'a soutenue. Ils n'étaient pas nombreux. La conscience de lutte, de résistance, je l'ai réellement découverte à ce moment-là, dans les récits de sa famille bretonne communiste et ses figures de femmes courageuses, respectées. Nana, née en 1899, la grand-mère paternelle, petite et « raide comme un coup de trique », à la bonté et la force exemplaires, qui faisait la galette de blé noir sur le billig dans l'âtre. Pierrette, la mère, une femme joyeuse qui fredonne Piaf ou Fréhel. Bonniche à quatorze ans qui, après son mariage et deux enfants en étant concierge à Paris, deviendra travailleuse sociale en banlieue. Le temps des manifs, où les femmes tenaient le haut du pavé. Je voulais être digne d'elles et ne pas le décevoir, lui.

Je me suis donc réparée grâce à ces femmes que je n'ai jamais connues, dans le regard d'un homme (je devrais aussi réfléchir à ça) et au contact de l'histoire des luttes. De l'autre côté - ma famille, simplement dire que le viol arrive au même âge que celui de ma mère, incestée trente ans auparavant, et qu'elle a non-dit jusqu'au moment où je l'ai questionnée, parce que je sentais que quelque chose m'échappait. Héritage des violences transgénérationnelles. Ma mère, une femme cultivée, n'a pas jugé utile de me transmettre ni ce qu'elle avait subi ni l'enseignement du féminisme. Et je n'ai pas pensé comme tel mon combat de l'époque. Je sauvais ma peau. Cela fait une grande différence, entre la lutte conscientisée, politisée, et le simple instinct de survie.

Ici, dans mon histoire, c'est encore la victime qui se place dans la position de compréhension de l'agresseur. C'est elle qui fait le travail nécessaire à l'acceptation du mal et qui agit pour la reconstruction

Le réveil actuel doit être, je l'espère, un fondement sur lequel les femmes peuvent s'appuyer, sur lequel on ne devrait plus revenir, une construction inscrite dans nos mémoires et que l'on essaie de transmettre à nos enfants. Je veux croire que tous les chemins ne mènent pas à la violence. Je veux croire que la parole peut être un outil. Une arme pour se défendre. Parole entendue, martelée. Que les agresseurs sachent que nous ne laisserons plus rien passer. Ne plus avoir honte, ni peur. Ce combat durera tant que le patriarcat existe... L'éviter ou laisser faire serait rajouter de la honte au malheur.

La part de monstruosité que nous portons chacun·e m'interroge encore. Ni meilleur·e ni pire qu'un·e autre, s'en rendre compte oblige à essayer de faire autrement, un peu mieux... Quelle volonté faut-il pour ne pas succomber au monstre de soi-même ? Quelle lucidité permet d'y faire face et de ne pas le laisser faire en nous, avant que d'entraîner l'autre dans ses gouffres ? La compréhension permet de replacer l'humain dans son entier et de pouvoir faire la part des choses au moment de dire que celui-ci est coupable. L'Homme, quelles que soient sa fonction, son statut, et d'où qu'il vienne, est avant tout un individu qui, au moins dans nos sociétés, est l'égal de l'autre, et, à ce titre, doit rendre des comptes quand il s'agit de nuire à autrui.

Ici, dans mon histoire, c'est encore la victime qui se place dans la position de compréhension de l'agresseur. C'est elle qui fait le travail nécessaire à l'acceptation du mal et qui agit pour la reconstruction. N'y a-t-il pas là encore injustice et double peine ? Je m'interroge sur la capacité des prédateurs à assumer leurs fautes et à les reconnaître, sur la complicité, le laisser-faire. Sur la facilité du déni, où la noirceur de l'âme flirte avec le profit. Comprendre, défaire les mécanismes, les mettre au jour, pouvoir ainsi prévenir et protéger. Se protéger. La reconstruction ne peut avoir lieu qu'après la reconnaissance. Devant les failles de la justice, on peut trouver de l'aide dans des associations qui sont nombreuses [9] et font un travail remarquable. Aujourd'hui, à leur contact, je reprends espoir. Ne pas être seul·e. Je m'apaise enfin, dans le sentiment d'appartenir à un tout, imparfait mais conscient, et qui essaye d'œuvrer via une pratique (dé)constructive. Être ensemble, à côté, en écho, des sœurs et frères de lutte – des camarades.

Depuis cette histoire, j'ai vécu – l'amour, le chagrin, les enfantements, la poésie, le doute, le cinéma, la perte des idéaux, la fuite, la maladie, le travail, le silence, les espoirs torturés, la renaissance, et fait beaucoup de pas qui s'effacent dans le sable. Aujourd'hui, j'ai encore quelques dents de lait... Rire, je le veux – réussir à être une joie ou un rayon de soleil pour quelques-un·es que j'aime, quelque chose d'éphémère et précieux, dire sans trop se regarder au risque de se taire, pour mettre du sens sur l'individuel qui sert le collectif, écrire, faire ce qui donne de la force, agir, qui poursuit la bataille sans fin vers la lumière.


[1] Antoine de Baecque, « “C'est un procès en perversité” », Libération, 11 février 2005.

[2] Fabrice Tassel, « “L'alibi de la recherche esthétique” ». Un autre article signé Dominique Simonnot devait sauver un peu l'honneur : « La caméra lubrique de Brisseau », 4 novembre 2005.

[3] François Caviglioli, « Les étranges castings de Jean-Claude Brisseau » (pas en ligne), Le Nouvel Observateur, 3-9 novembre 2005.

[4] Camille Nevers, « Brisseau périlleux », Libération, 12 mai 2019. Lire aussi Emmanuelle Walter, « Mort de Brisseau : oublis, embarras et déchirements de la presse », Arrêt sur images, 16 mai 2019.

[5] Karelle Fitoussi, « Jean-Claude Brisseau est mort, Paris Match l'avait rencontré », Paris Match, 12 mai 2019.

[6] Lire à ce sujet « La preuve par Céline et Julie ? », Les mots sont importants, 18 mars 2024.

[7] Cf. en particulier : Doan Bui, « Affaire Brisseau : le jour où l'actrice Noémie Kocher a brisé l'omerta sur le harcèlement », Le Nouvel Obs, 20 octobre 2017 ; Lénaïg Bredoux, « Noémie Kocher, victime de Brisseau : “On a tellement été niées” », Mediapart, 20 novembre 2019 ; Nassira El Moaddem, Adèle Bellot et Antoine Streiff, « Violences sexuelles dans le cinéma : “Nous, médias, avons été partie prenante de ce système” », Arrêt sur images, 16 février 2024 ; Mathilde Blottière, « “C'est bouleversant” : vingt ans après avoir brisé le silence, l'actrice Noémie Kocher réagit au #MeToo français », Télérama, 27 février 2024 ; Mathieu Magnaudeix et Marine Turchi, « #MeToo dans le cinéma : “C'est une révolution, ils ne peuvent plus l'empêcher” », Mediapart, 12 février 2024 (émission en accès libre).

[8] Noce blanche, film de Jean-Claude Brisseau (1989) avec Vanessa Paradis et Bruno Cremer. « La mère de Vanessa Paradis a rapporté “un incident”, selon l'ordonnance de renvoi, au cours du tournage. Jean-Claude Brisseau avait demandé à l'actrice, alors qu'elle était mineure, de se masturber devant lui et sa compagne. Vanessa Paradis s'était plainte de subir un harcèlement moral. » (Fabrice Tassel, « “L'alibi de la recherche esthétique” », Libération, 11 février 2005.)

[9] Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), Association Des Acteur.ices (ADA), Actrices & Acteurs de France Associés (AAFA), #MeTooMedia... Je ne cite que celles dont je suis proche.

Merci à Philippe Rivière (M. C.).

08.03.2024 à 14:54

« Histoire d'un secret », une mémoire de l'avortement clandestin

Mona Chollet

Texte intégral (1824 mots)

Je republie ici un article (écrit pour le magazine suisse Femina à la sortie du film, en 2003) sur le magnifique documentaire de Mariana Otero Histoire d'un secret.

Clotilde Vautier, « Tricoteuse endormie », 1967, huile sur toile, 73 x 92 cm © Les amis du peintre Clotilde Vautier

C'était à la fin des années 1960, dans un petit village de Bretagne. On avait d'abord dit aux deux fillettes : « Votre maman est partie à Paris. » Mais Clotilde n'est jamais revenue, et elles ont fini par comprendre qu'elle était morte. « D'une appendicite », leur a-t-on dit : il leur a bien fallu se satisfaire de cette explication. Les fillettes ont grandi. Leur père, Antonio, fils de républicains espagnols réfugiés en France, ne leur parlait jamais de leur mère, sinon pour leur répéter qu'elle avait été une femme et une peintre extraordinaire – le jeune couple s'était rencontré aux Beaux-Arts, à Rennes. Les tableaux de Clotilde étaient enfermés dans un placard, et ses affaires personnelles, dans un coffre posé au milieu du salon. Sur les photos de famille où figuraient plusieurs visages féminins, Mariana, la cadette, âgée de quatre ans à sa mort, était incapable de reconnaître le sien.

Entrée à l'école du Théâtre national de Strasbourg, Isabel, l'aînée, est devenue comédienne : on l'a découverte dans Derborence, le film de Francis Reusser, en 1984. Aujourd'hui, elle apparaît régulièrement dans des séries policières à la télévision. Mariana, elle, est devenue réalisatrice de documentaires. La première n'a eu de cesse d'interroger sa propre histoire, ce qui l'a amenée à entamer une psychanalyse. La seconde, au contraire, lui a tourné le dos pour s'intéresser surtout, de par son métier, à la vie des autres. Vers la fin de son analyse, Isabel, mère d'une petite fille, a connu une période où, bien qu'ayant une contraception, elle tombait enceinte, et devait subir des avortements à répétition. Sur les conseils de son analyste, elle a alors demandé à son père s'il y avait eu des avortements dans la famille.

Antonio lui a répondu par la négative. Mais, un soir, quelque temps plus tard, il a invité ses filles au restaurant. Et là, alors qu'elles avaient toutes deux la trentaine, elles ont enfin su de quoi était réellement morte leur mère : d'une septicémie consécutive à un avortement clandestin pratiqué sur elle-même. Le jeune couple tirait le diable par la queue, elle ne voulait pas de troisième enfant à ce moment-là, elle voulait peindre. Ses derniers mots ont été : « Et ce bateau, où est-ce qu'il va ? » Elle avait vingt-huit ans.

Mariana Otero : « Je voulais créer un espace commun entre l'intimité du spectateur et la mienne, entre son imaginaire et le mien »

Pour Isabel, la révélation du secret est la dernière pièce qui manquait à son puzzle. Mariana, en revanche, voit l'édifice de sa vie sérieusement bousculé. Elle imagine, bouleversée, la détresse et la solitude dans lesquelles sa mère est partie, sans avoir pu dire adieu aux siens. Il lui faudra encore dix ans (entre-temps, elle aura eu un petit garçon) avant de réaliser Histoire d'un secret. « On sent bien, dans le film, observe-t-elle, qu'Isabel est plus dans la légèreté, et moi dans la gravité. Par rapport à moi, elle est à un autre moment de l'histoire. »

Sur l'écran, les tableaux de Clotilde Vautier, parmi lesquels beaucoup de superbes nus féminins, charnus et éclatants de vie, réapparaissent en pleine lumière, enfin exhumés. Circulant au milieu d'eux, une restauratrice, à qui la réalisatrice s'est bien gardée de dire qu'il s'agissait de l'œuvre de sa mère, analyse finement la technique de l'artiste. Mariana filme ses conversations avec sa sœur, avec son père, avec son oncle et sa tante, avec sa grand-mère, avec les anciens modèles et amis de Clotilde…

Une réparation symbolique ? Oui. Une thérapie ? Surtout pas. Intimiste et chaleureux comme un tableau de sa mère, nimbé d'une atmosphère poétique, romanesque, le film de Mariana Otero réussit à rendre palpable la présence des disparus, des absents, et atteint à ce fragile point d'équilibre où l'expérience la plus personnelle devient ce qu'il y a de plus partageable. Si elle ne savait jamais ce qui allait surgir des scènes avec ses proches avant de les tourner, elle avait en revanche minutieusement préparé le cadre, travaillant sur la lumière, le décor, la place occupée par chacun… « Ma hantise, explique-t-elle, c'était de faire un film de famille. Je voulais créer un espace commun entre l'intimité du spectateur et la mienne, entre son imaginaire et le mien. Je voulais qu'il s'y retrouve, qu'il puisse projeter ses propres secrets, ses propres fantômes, ses propres silences. Pour cela, il fallait absolument éviter le naturalisme, l'improvisation. »

Sorti en France en octobre 2003, le film a reçu un accueil ému de la critique et du public. « J'ai fait environ quatre-vingts projections-débats, et j'ai pu constater que les gens s'étaient vraiment approprié le film. Certaines femmes revenaient le voir en emmenant leur fille, ou leur mère, ou leur sœur… Parfois, il leur permettait de se dire des choses qu'elles ne s'étaient jamais dites : c'est une histoire qui relance d'autres histoires. Même celles qui n'ont jamais subi d'avortement, ou qui n'ont pas perdu leur mère, sont touchées, parce qu'elles aussi cherchent comment concilier leur désir de s'accomplir en tant que femmes et leur désir d'être mères. Les hommes, eux, s'identifient à mon père… »

Mariana et Isabel Otero dans « Histoire d'un secret »

Le film fait aussi ressurgir toute une histoire collective dont on se rend compte qu'elle était passée à la trappe. Devant la caméra de Mariana Otero, la gynécologue Joëlle Brunerie-Kaufmann, militante historique de la lutte pour le droit à l'avortement, évoque ses souvenirs de jeune interne : les femmes qui arrivaient à l'hôpital dans des états épouvantables, qui se faisaient engueuler, et qu'on renvoyait chez elles, tant que c'était possible, encore enceintes ; les jeunes médecins que l'on terrorisait en leur rappelant ce qu'ils risquaient s'ils les aidaient à avorter… Et puis toutes celles qui en mouraient, donc, et sur qui pèse un lourd silence.

Lorsque Mariana Otero l'a contacté pour son film, le gynécologue de Clotilde lui a d'abord conseillé, raconte-t-elle, de « ne pas remuer la merde » : « Il prétendait que le cas de ma mère était unique à Rennes, ce qui est évidemment impossible. » Comment expliquer que les jeunes générations, aujourd'hui, aient l'impression que les histoires d'avortements clandestins remontent au XIXe siècle, ou, à la limite, à la dernière guerre, alors qu'elles datent d'il y a moins de trente ans ? « Je crois qu'avec l'arrivée de la pilule, en 1969, puis la légalisation de l'avortement en 1975 [le cas de la Suisse, où la libéralisation des pratiques a devancé celle de la loi, est plus compliqué], on a surtout eu envie de profiter de la liberté sexuelle incroyable dont on disposait tout d'un coup, et plus tellement de parler du passé. Si bien que toute cette histoire a été occultée, et qu'aujourd'hui, on voit les tabous revenir en force. »

Histoire d'un secret est en effet sorti dans un contexte critique : alors en discussion à l'Assemblée nationale, l'amendement Garraud, qui, depuis, a été rejeté, prévoyait d'instaurer un « délit d'interruption de grossesse », passible d'un an de prison, lorsque celle-ci avait été provoquée par une négligence ou une maladresse : une manière de conférer au fœtus le statut juridique d'une personne. « Et moi qui croyais avoir fait un film sur le passé… », grimace la réalisatrice. En France, les femmes ont de plus en plus de mal à exercer leur droit à l'IVG, car de nombreux médecins invoquent la clause de conscience pour refuser de pratiquer un acte jugé « peu gratifiant ».

« Je suis invitée bientôt à montrer mon film à des étudiants en médecine, dit Mariana Otero, j'espère que cela pourra faire un peu bouger les choses… Mais il est évident que nous sommes en nette régression. En discutant avec le public, j'ai fini par comprendre que l'on faisait une confusion. Si une IVG est toujours douloureuse, c'est parce qu'elle oblige à regarder sa vie en face : c'est le moment où on se rend compte que son compagnon, contrairement à ce qu'on croyait, n'est pas prêt à assumer la paternité, par exemple ; ou alors, qu'on approche de la quarantaine et qu'on laisse peut-être passer sa dernière chance de donner la vie… Mais, au lieu de ça, les gens s'imaginent que si on souffre, si on doit souffrir, c'est parce qu'on commet un crime ! Il faudrait discuter davantage de cette question : en quoi, exactement, un avortement est-il un choix difficile ? Comme on n'en parle pas, les militants anti-avortement progressent sur le terrain psychologique, intérieur, et cela, c'est très inquiétant. »

Histoire d'un secret, documentaire (1h 35min) de Mariana Otero, avec Jean-Jacques Vautier, Thérèse Vautier, Isabel Otero. Le film est disponible en VOD.

Voir aussi la fiche de Clotilde Vautier sur le site de l'association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions).

19.12.2023 à 10:50

Le monde d'après

Mona Chollet

Texte intégral (5009 mots)
Jessie (@seedsofspells) sur Instagram

« Tous les jours, des patients s'effondrent dans mon cabinet à cause de Gaza », disait un jeune psychiatre rencontré l'autre soir chez des amis.

Comment ne pas les comprendre ?

Il y a cette violence meurtrière qui semble ne jamais devoir s'arrêter, et il y a la violence symbolique qui la redouble. Jour après jour, depuis plus de deux mois, nous assistons à la boucherie d'un peuple, à la destruction de la société palestinienne, tant à Gaza qu'en Cisjordanie, avec la complicité de la France et le soutien fanatique, obscène, sans cesse réitéré, de la puissance américaine. Jour après jour, il faut supporter les images des corps vivants ou morts ensevelis sous les décombres, des parents cassés en deux de douleur, incapables de se résoudre à refermer le linceul de leur enfant, des blessés gisant à même le sol d'un hôpital, des mutilations atroces, des quartiers entiers réduits en cendres, le calvaire d'une population affamée et assoiffée, privée de toit, de soins et de tous les biens de première nécessité. Mais il faut supporter en plus, dans la majeure partie des médias français, la minimisation ou la justification permanente de cet immense crime.

Il y a tous ces gens pour qui le 7 octobre reste le scandale unique, pour qui le temps semble s'être arrêté ce jour-là, et qui ignorent purement et simplement, ou balaient d'un revers de main, un massacre déjà au moins vingt fois plus important. Il faut entendre répéter sur toutes les antennes les arguments les plus malhonnêtes, les plus invraisemblables, les plus racistes, visant à nier, à relativiser ou à excuser le carnage, ou à en imputer la responsabilité à tout le monde, sauf à l'État qui assiège et bombarde.

Il faut supporter d'entendre un élu français affirmer sur un plateau de télévision qu'un bébé mort serait en réalité une poupée en plastique. Il faut supporter d'entendre un réalisateur franco-israélien rire des souffrances des Palestiniens, en qualifiant ceux-ci de « bons communicants ». De voir des Israéliens faire des « Arab faces » – c'est-à-dire se « déguiser » en stéréotypes racistes d'Arabes – sur TikTok pour mimer la douleur des Gazaouis sous les bombes. De découvrir ce que l'analyste Muhammad Shehada appelle la « pop culture génocidaire » – comme, en 2014, déjà, des habitants de Sderot étaient allés installer des chaises sur une colline pour « admirer » les bombardements sur Gaza en mangeant du pop corn.

Kaoutar Harchi : « L'“humanitaire”, c'est dire : “Nous vous tuons et une fois que vous serez morts, nous vous aiderons” »

Il faut supporter la prosternation devant la force, la révérence sacrée que suscitent toutes les actions israéliennes : on s'indigne que les pays arabes ne veuillent pas accueillir de réfugiés, comme s'il était normal et inéluctable que les Palestiniens soient chassés de chez eux ; on parle de l'« aide humanitaire » à envoyer à Gaza, comme si l'enclave subissait une catastrophe naturelle, et non un siège impitoyable doublé d'un pilonnage intensif. « L'“humanitaire”, écrivait Kaoutar Harchi sur X (ex-Twitter) le 4 novembre, c'est ce que réserve l'impérialisme occidental à tous ceux qu'il a expulsés de l'humanité. C'est dire : “Nous vous tuons et une fois que vous serez morts, nous vous aiderons.” »

Implicitement ou explicitement, on accorde à Israël un droit à la vengeance aveugle et illimitée, qu'aucune conscience un peu digne ne saurait légitimer – ou alors, il faudrait accorder le même au Hamas. Et, même dans cette logique, on se trompe : le gouvernement israélien ne se venge pas ; son traitement des otages, ainsi que la polémique dans le pays au sujet des « tirs amis », a montré le mépris qu'il porte à sa propre population civile. Il ne fait pas non plus la « chasse au Hamas » [1]. Il s'est engouffré cyniquement dans la brèche créée par l'attaque du 7 octobre et saisit cette occasion unique d'en finir avec les Palestiniens, en en massacrant le plus grand nombre possible – d'anciens officiers du renseignement parlent d'une « usine d'assassinats de masse » [2] –, en détruisant Gaza en tant que terre palestinienne [3] et en accélérant encore la colonisation et la dépossession en Cisjordanie. D'ores et déjà, un promoteur immobilier israélien annonce des projets de maisons en bord de mer sur le charnier de Gaza.

Un petit moment de joie dans un océan de folie. Gaza, novembre 2023, par Suhail Nssar sur Instagram

Toute la circulation de la compassion est détraquée dans cette guerre. Le dispositif idéologique qui s'est mis en place exige constamment des soutiens des Palestiniens qu'ils fournissent des preuves de leur empathie pour les civils israéliens tués, tout en semblant s'acharner, simultanément, à essayer de décourager cette compassion. En la refusant obstinément aux Palestiniens, d'abord, et ce, depuis des décennies. Et puis, en instrumentalisant le massacre des civils israéliens – à travers la mise en circulation de faits bien réels, évidemment, mais aussi d'inventions [4], dont certaines reprises jusqu'à la Maison Blanche – pour justifier l'apocalypse déclenchée à Gaza ou pour en détourner l'attention. Les Palestiniens de la diaspora assistent en direct à la liquidation de leur peuple, mais ils sont sans cesse sommés de « condamner le Hamas », de « montrer patte blanche », comme le dit Elias Sanbar.

Quoi qu'il en soit, notre compassion ne suffit jamais ; elle n'est jamais jugée assez prompte, assez sincère, assez convaincante. On a l'impression qu'on attend d'autres choses de nous ; des choses qu'il est raisonnablement impossible d'accorder. Il faudrait ne parler que du 7 octobre. Il faudrait dire que des violences sexuelles sont plus graves que la destruction d'une société entière, et qu'elles la justifient ; ce que même la féministe la plus zélée, et la plus révoltée par ces violences, ne peut pas faire. Il faudrait acquiescer à l'idée d'une violence du Hamas qui serait d'une autre nature, plus grave, que celle exercée par l'armée israélienne ; une sauvagerie propre aux Arabes, qui justifierait un amalgame entre les assaillants et l'ensemble de la population palestinienne.

C'est visiblement l'effet que recherche l'armée israélienne avec les projections du film des horreurs du 7 octobre qu'elle organise dans toutes les capitales occidentales (j'avoue ne même pas comprendre qu'on puisse répondre à l'invitation d'une armée elle-même engagée dans des horreurs à une échelle encore plus grande). Si la transformation de Gaza en enfer sur Terre, et les abominations qui se multiplient depuis le début de l'attaque terrestre - sans même parler de celles qui ont jalonné des décennies d'occupation - n'y suffisaient pas déjà, la révélation par Haaretz de l'existence d'une chaîne Telegram, visiblement gérée par des militaires israéliens, diffusant des vidéos de meurtres sadiques de Palestiniens (« En train d'exterminer les cafards », « Sur celle-ci on peut entendre leurs os craquer »…), dément cependant cette idée raciste d'une exceptionnalité dans la barbarie. Il est hors de question de se montrer fataliste face à des atrocités ; mais, clairement, personne n'en a l'exclusivité - y compris pour les violences sexuelles.

La Palestine, seule situation d'oppression dans laquelle ce n'est pas l'oppression qui fait scandale, mais sa dénonciation

L'un des effets du 7 octobre aura été de criminaliser définitivement l'identité palestinienne. Le simple fait que les Palestiniens existent, qu'ils revendiquent leur histoire et leur identité, est perçu comme une provocation, une agression. À Harvard, l'épouse d'un professeur peut descendre de voiture pour suivre et harceler une étudiante portant un keffieh, en lui reprochant de « menacer la tranquillité des familles du voisinage », sans réaliser apparemment que si quelqu'un menace la tranquillité des autres, c'est uniquement elle. Un couple se vante d'avoir effectué une descente à la New York Public Library pour en retirer de dangereux albums pour enfants racontant l'expérience palestinienne, et protéger ainsi les petits New-Yorkais de l'« endoctrinement ». Sur Instagram, la diffusion d'images montrant la situation à Gaza est dénoncée à la modération comme « discours de haine ». La Palestine est la seule situation d'oppression du monde dans laquelle ce n'est pas l'oppression qui est considérée comme un scandale, mais sa dénonciation.

Dessin d'Amneh Abdul Ghaffar, Palestinien de quatorze ans, 1975 - The Palestinian Museum

Cette diabolisation a des conséquences très directes. Le 14 octobre, un petit garçon américano-palestinien de six ans a été tué de vingt-six coups de couteau par le propriétaire de l'appartement que ses parents louaient près de Chicago ; sa mère, blessée, a survécu. À Burlington, dans le Vermont, le 25 novembre au soir, un homme a tiré sur trois étudiants portant des keffiehs qui se rendaient à un dîner. L'un d'eux est resté paralysé.

Une alliance permettant de cibler les Palestiniens là-bas, les Arabes et les musulmans ici, en les nazifiant, en faisant d'eux le nouveau mal absolu

Parallèlement, en Europe et aux États-Unis, un ordre politique dystopique se met en place, ou se renforce. Au début des années 2000, au cours de la deuxième intifada, on commençait à voir se multiplier les accusations d'antisémitisme contre ceux qui défendaient les Palestiniens ; simultanément, l'antisémitisme de l'extrême droite blanche et chrétienne restait une menace prise au sérieux. Mais, dans le monde de l'après-7 octobre, la notion d'antisémitisme est en train d'être entièrement recodée.

Non seulement l'antisionisme est systématiquement assimilé à de l'antisémitisme, mais seul l'antisionisme est encore considéré comme de l'antisémitisme. Désormais – conformément à ce préjugé raciste attribuant un antisémitisme congénital aux Arabes qui, matraqué depuis vingt ans, s'est imposé dans l'opinion comme une évidence –, il ne peut y avoir de réel antisémitisme sans un élément « arabe ». N'importe quelle référence à la Palestine est considérée comme antisémite : en Allemagne, on prétend que « Free Palestine » serait « le nouveau “Heil Hitler” ». Ces derniers jours, une élue trumpiste – et, à ce titre, assurément bien placée pour donner des leçons de lutte contre l'antisémitisme – est parvenue à faire assimiler les références à l'intifada (« soulèvement ») dans les manifestations de soutien à la Palestine sur les campus américains à des « appels au génocide des juifs ».

En revanche, l'antisémitisme de l'extrême droite blanche occidentale, lui, est maintenant démonétisé, perçu comme inoffensif. On voit défiler contre l'antisémitisme un élu du Rassemblement national qui, dans sa jeunesse, chantait des hymnes au Zyklon B. Et quand le collectif de juifs de gauche Golem essaie de s'opposer à la présence de Marine Le Pen dans le cortège parisien, c'est lui qui est vu comme le fauteur de trouble. L'extrême droite manifeste avec des saluts nazis devant le Panthéon, mais on nous dit que le rassemblement s'est déroulé « sans incident » – ah, tout va bien, alors. « Pour moi, un parti d'extrême droite ne peut être appelé d'extrême droite que s'il est antijuif », déclare Serge Klarsfeld, ancien chasseur de nazis qui adoube le Rassemblement national [5].

Le soutien à un gouvernement aussi crûment colonialiste et raciste [6] que le gouvernement israélien accélère jusqu'au vertige l'extrême-droitisation déjà à l'œuvre dans beaucoup de pays occidentaux [7]. On communie dans la haine, dans la désignation des Arabes comme les nouveaux ennemis intérieurs prioritaires. Une amie me raconte avoir entendu une femme déclarer dans un lieu public, également à Paris, il y a deux semaines : « Israël fait le sale boulot pour tout le monde. » Le 15 novembre, le chercheur Peter Harling écrivait sur X-Twitter : « La façon dont on comprend Gaza dans mon entourage est assez simple. Les États-Unis et certaines parties de l'Europe tirent un trait sur les Arabes et les musulmans, y compris leurs propres citoyens, comme s'ils étaient tous des terroristes en puissance, comme s'ils n'avaient ni droits, ni histoire, ni cause, ni droits de vote, ni voix. »

Les discours ouvertement génocidaires se multiplient, et pas seulement au sommet de l'État israélien. « Finissez-les », clame un autocollant sur une voiture en Israël. Dans une interview radiophonique relayée par le Jerusalem Post, le chef du conseil d'une localité du nord du pays estime qu'il faudrait « faire en sorte que Gaza ressemble à Auschwitz ». « Israël, ils seront vivants, et ils vont vous tuer, ils vont vous exterminer ! », crie une cliente face à des manifestants menant une action d'appel au boycott dans un supermarché Carrefour à Paris. Et tous les mécanismes politiques qui devraient arrêter cette folie sont grippés.

Le 9 décembre à Cologne, hommage au poète et universitaire gazaoui Refaat Alareer, tué trois jours plus tôt dans une frappe ciblée avec son frère, l'un de ses fils, sa sœur, trois enfants de celle-ci et un voisin. (Photo : Ying Tang/ NurPhoto via Getty Images)

Pilier moral et politique de nos sociétés, l'héritage de la seconde guerre mondiale est bradé, mis à l'encan pour être transformé en une propagande grossière, voire grotesque, permettant de cibler les Palestiniens là-bas, les Arabes et les musulmans ici, en les nazifiant, en faisant d'eux le nouveau mal absolu, contre lequel on peut donc se déchaîner sans scrupules – contre lequel on a même le devoir de se déchaîner. Ainsi, non seulement on reproduit la déshumanisation, la désignation d'une population comme bouc émissaire (un processus dont les Allemands, en particulier, aux avant-postes de cette opération en Europe, devraient pourtant se rappeler la dangerosité), mais, en tronquant leur histoire, on prive aussi les sociétés occidentales de leurs dernières défenses immunitaires contre la menace de l'extrême droite.

Candice Breitz : « Le musée demande que j'établisse une équivalence entre l'Holocauste et l'attaque du 7 octobre. Autrement dit, il me demande de relativiser l'Holocauste »

Ce délire collectif produit des situations aberrantes, comme celle de l'artiste sud-africaine Candice Breitz, elle-même juive, dont un musée allemand a annulé une exposition en lui reprochant d'avoir signé un appel en faveur du boycott d'Israël (ce que, apparemment, elle n'a même pas fait). « Pour présenter mon travail, le musée demande que j'établisse une équivalence entre l'Holocauste et l'attaque du 7 octobre, témoigne-t-elle. Autrement dit, il me demande de relativiser l'Holocauste. Il faudrait pour cela que je trahisse ma compréhension fondamentale de la Shoah comme d'un événement historique unique. Faut-il vraiment que j'épilogue sur l'absurdité de voir des Allemands dicter à des juifs comment ils doivent réagir au massacre haineux d'autres juifs aux mains de terroristes [8] ? »

On attribue en général le jusqu'au-boutisme pro-israélien de l'Allemagne à son sentiment de culpabilité lié à la Shoah. Mais pour un autre artiste sud-africain, le photographe Adam Broomberg, dont presque toute la famille a été assassinée par les nazis, ce qui est à l'œuvre ici n'est pas la culpabilité : « C'est le désir d'avoir un pays blanc, chrétien, nationaliste [9]. » Candice Breitz souligne elle aussi que « les accusations creuses d'antisémitisme sont communément déployées pour réduire au silence, stigmatiser, marginaliser et déprogrammer non seulement les juifs progressistes, mais aussi les Palestiniens, les musulmans, les Arabes et tous ceux qui sont “autres” par rapport à l'Allemagne blanche ».

Aux États-Unis, l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac) prévoit de tout mettre en œuvre pour empêcher la réélection au Congrès, en 2024 [10], de la « Squad », c'est-à-dire cette poignée d'élues de l'aile gauche du Parti démocrate, essentiellement des femmes de couleur, qui, en 2021, s'étaient élevées contre les bombardements israéliens sur Gaza [11] : Alexandria Ocasio-Cortez [12], Ilhan Omar, Rashida Tlaib (qui est d'origine palestinienne), Ayanna Pressley…

Sliman Mansour, « Espoir », 1985

Avec cette légitimation définitive de l'extrême droite à la faveur des événements au Proche-Orient, toutes les minorités présentes dans les sociétés occidentales se retrouvent à découvert : Arabes, Noirs, musulmans, juifs rétifs à l'embrigadement guerrier et à l'assimilation désormais obligatoire entre judaïsme et sionisme [13] (mais, à terme, tous les juifs, n'en doutons pas) ; et, plus largement, toutes les catégories que l'extrême droite déteste : les minorités sexuelles, les féministes, les « woke »… En France, seuls quelques fragiles relais politiques et journalistiques résistent encore à la déferlante du racisme et de la fascisation. Nous sommes tout seuls, ou presque. Et il ne faut pas nier l'angoisse considérable que cela génère.

Tant qu'à faire, autant ne pas perdre de vue ce que nous voulons, même si – ou d'autant plus que – la situation semble désespérée. Avant tout, et de manière immédiate, on veut le cessez-le-feu à Gaza, la fin du calvaire pour ses habitants, la garantie de leur droit à vivre sur leur terre, le retour des otages. On veut aussi la fin de la colonisation et de l'occupation, causes premières de toutes les haines, de toutes les violences ; la liberté et l'égalité pour tous les peuples du Jourdain à la Méditerranée, la sécurité et la tranquillité pour les juifs et les musulmans de France et d'ailleurs, la disparition du terrorisme. Un jour, peut-être, de l'autre côté de ce cauchemar.


[1] Jeremy Scahill, « This Is Not a War Against Hamas », The Intercept, 11 décembre 2023.

[2] Florian Gouthière et Alexandre Horn, « Comment l'armée israélienne utilise l'intelligence artificielle pour bombarder Gaza », CheckNews, Libération, 2 décembre 2023.

[3] Ryan Grim, « Netanyahu's Goal for Gaza : “Thin” Population “to a Minimum” », The Intercept, 3 décembre 2023.

[4] Cédric Mathiot, Florian Gouthière et Jacques Pezet, « Israël, 7 octobre : un massacre et des mystifications », CheckNews, Libération, 11 décembre 2023.

[5] Olivier Faye, « Serge Klarsfeld, le chasseur de nazis qui n'a plus peur du RN », Le Monde, 16 décembre 2023.

[6] Isaac Herzog, président d'Israël : « Cette guerre vise à sauver les valeurs de la civilisation occidentale. » Olivier Rafowicz, porte-parole francophone de l'armée israélienne : « Les Arabes comprennent la force ; nous utilisons le langage qu'ils comprennent. »

[7] Lire Alain Gresh et Sarra Grira, « Antisémitisme. L'extrême droite blanchie par son soutien à Israël », Orient XXI, 19 décembre 2023.

[8] Philip Oltermann, « ‘A frenzy of judgement' : artist Candice Breitz on her German show being pulled over Gaza », The Guardian, 7 décembre 2023.

[9] Alexander Durie, « Beyond guilt : How pro-Palestine Jews are resisting Germany's 'McCarthyist' crackdown », The New Arab, 4 décembre 2023.

[10] Alexander Sammon, « The Squad Is About to Fight for Its Political Life », Slate, 15 novembre 2023 ; Alexis Buisson, « Aux États-Unis, le lobby pro-israélien se met en ordre de bataille pour 2024 », Mediapart, 17 décembre 2023.

[11] « “The Squad,” Part 3 : The Last Gaza War », The Intercept (podcast), 15 décembre 2023.

[12] Cf. Mathieu Magnaudeix, Génération Ocasio-Cortez. Les nouveaux activistes américains, La Découverte, Paris, 2020.

[13] Cf. Dominique Vidal, « Ces juifs partisans d'une vision universaliste », Orient XXI, 16 décembre 2023.

Merci à Guillaume Barou, Akram Belkaïd et Thomas Lemahieu.

27.10.2023 à 14:32

Le conflit qui rend fou

Mona Chollet

Texte intégral (6952 mots)
« Plus jamais ça pour mon peuple » - « Plus jamais ça pour AUCUN peuple ». Manifestation de Jewish Voice for Peace (« Une voix juive pour la paix ») aux États-Unis pour un cessez-le-feu à Gaza, 16 octobre 2023.

Colère, accablement face à l'accumulation des souffrances insoutenables qui défilent sur nos écrans, sentiment d'injustice torturant, panique devant le déferlement de la propagande de guerre, angoisse mortelle devant ce cataclysme et ses probables répercussions : ces deux dernières semaines, rivée aux informations en provenance d'Israël-Palestine, j'ai eu plusieurs fois l'impression – comme beaucoup, je crois – de perdre la tête.

Il y a d'abord ce télescopage permanent entre deux grilles de lecture contradictoires, qu'on pourrait appeler la grille « héroïque » et la grille « coloniale ».

En Europe et aux États-Unis, l'État israélien reste perçu au seul prisme de la Shoah, comme le refuge des victimes de l'antisémitisme européen, de sorte qu'un halo d'innocence inamovible, systématique, irréel, entoure toutes les actions de son appareil gouvernemental et de son armée. Quoi qu'il puisse faire, cet État est le héros ou la victime, il incarne la vertu, la pureté, et toute critique à son encontre ne peut se comprendre que comme une manifestation d'antisémitisme.

En revanche, le monde arabe – qui n'est pour rien, lui, dans le génocide des juifs d'Europe – et le Sud en général voient Israël tel qu'il est aussi. C'est-à-dire, plus prosaïquement : un État surarmé, soutenu inconditionnellement par la première puissance mondiale, fondé sur le colonialisme [1], sur le massacre ou l'expulsion, en 1948, d'une grande partie des Palestiniens ; un État qui occupe illégalement la Cisjordanie et Gaza [2] en ignorant les résolutions de l'ONU et qui y mène une politique d'apartheid (« développement séparé ») en multipliant les exactions et les confiscations de nouvelles terres, de nouvelles maisons. Si terrible qu'elle ait été, l'attaque du Hamas n'a rien changé à ce rapport de forces radicalement déséquilibré entre occupant et occupé.

La mémoire du colonialisme – et non la solidarité religieuse – est déterminante dans le soutien des pays arabes aux Palestiniens (c'est le cas en Algérie, en particulier). Ce soutien s'explique aussi parfois par une expérience directe, concrète, des conflits du Proche-Orient. Il y a quelques années, une de mes amies, une artiste libanaise qui vit en France et qui a gardé un stress post-traumatique des années de guerre, avait été invitée à participer à un festival en Israël. Elle m'avait demandé pensivement : « Est-ce que tu crois que je peux leur dire que je leur en veux quand même un peu d'avoir bombardé ma maison ? »

Comme le résume le chercheur Gilbert Achcar, « en dehors du monde occidental, on ne voit pas les Israéliens – je ne parle pas des juifs en général, mais bien des Israéliens – comme des héros ou des victimes, mais comme des colons, protagonistes d'un colonialisme de peuplement. Il faut donc sortir un peu de cette vision occidentale et essayer de voir les choses comme les autres peuvent les voir – ces autres qui sont la majorité de la planète [3] ».

La grille de lecture du Sud est partagée en Occident par de nombreuses personnes qui font elles-mêmes l'expérience du racisme et/ou qui portent une mémoire familiale du colonialisme, et, plus largement, par des militants politiques de gauche – dont de nombreux juifs [4]. Tous ces gens sont sensibilisés à l'injustice que vivent les Palestiniens, mais ils sont conscients aussi de ce que la politique menée jusqu'ici a de désastreux y compris pour les Israéliens.

Encourager ces derniers à s'accrocher à la grille de lecture héroïque, c'est en effet les pousser à se fourvoyer toujours plus, comme un voyageur à qui on donnerait une carte délibérément tronquée du pays qu'il est amené à traverser. Ce n'est pas du « soutien », c'est un cadeau empoisonné. En 2001, sous le titre « Ils ne font pas le lien », la journaliste israélienne dissidente Amira Hass avait rapporté une anecdote très parlante. À un checkpoint, en Cisjordanie, un de ses amis palestiniens, en voiture avec son fils de dix ans, avait été interpellé par un soldat qui lui avait lancé en agitant son arme : « Voulez-vous la paix ? Voulez-vous la paix ? » Surpris, l'homme avait balbutié : « Oui, évidemment. » Avant qu'il ait eu le temps d'expliquer ce qu'il entendait par « paix », le soldat lui avait répliqué : « Alors pourquoi ton fils me regarde avec autant de haine ? » Effectivement, on ne peut pas comprendre le regard de haine d'un jeune garçon, on ne peut pas comprendre correctement sa propre situation, si on se perçoit comme l'innocence incarnée alors qu'on est un soldat d'une armée d'occupation qui terrorise et humilie toute une population.

Un écran vertueux derrière lequel le refoulé colonial peut se déchaîner

Pour l'Occident, cependant, la grille de lecture « héroïque » est une aubaine. Elle permet de faire coup double, voire triple : en soutenant fanatiquement la politique israélienne, les Européens délèguent à cet État le rôle – sacrément risqué – de gardien de leurs intérêts au Proche-Orient ; ils se dédouanent (ou croient se dédouaner) à bon compte de leur culpabilité dans la Shoah ; et, à l'abri de cet écran vertueux, ils peuvent donner libre cours à leur refoulé colonial sans aucune limite, à travers leur perception et leur traitement des Palestiniens.

La vision idyllique d'Israël, combinée à un racisme anti-Arabes phénoménal, conduit ses alliés occidentaux à mépriser ou à diaboliser les Palestiniens, et à justifier – voire à approuver – leur écrasement, perçu comme de la légitime défense de la part de l'occupant. À les écouter, on a l'impression que c'est la Palestine qui occupe Israël, et non l'inverse. Alors qu'il y avait déjà à Gaza le triple du nombre des victimes israéliennes de l'attaque du Hamas, alors qu'une population prisonnière subissait un blocus impitoyable et un déluge de bombes, la présidente de l'Assemblée nationale française, Yaël Braun-Pivet, parlait encore du « droit d'Israël à se défendre », affirmant : « Il y a un attaquant et des attaqués » (22 octobre).

Cette distorsion de la réalité a de quoi vous plonger dans la folie. « Israël veut vous faire croire qu'il est la victime. Avoir affaire à Israël, c'est comme être en couple avec un pervers narcissique : il vous fout en l'air et il vous fait croire que c'est de votre faute ! », lançait l'humoriste égyptien Bassem Youssef – marié à une Gazaouie –, invité du présentateur britannique conservateur Piers Morgan, le 17 octobre.

Hala Alyan : « Nous restons éveillés la nuit, cherchant la vidéo, la photo qui prouvera qu'un enfant est un enfant »

Les Palestiniens se retrouvent ainsi piégés dans une sorte de trappe de la conscience occidentale. « Nous sommes les victimes des victimes, les réfugiés des réfugiés », constatait en 1999 l'intellectuel américano-palestinien Edward Said [5] – une formule amère restée célèbre. Dans un effort désespéré pour les libérer de cette trappe, pour dessiller les yeux de l'Occident, les tenants de la grille de lecture coloniale sont parfois tentés de jeter sur la place publique les atrocités commises par l'armée israélienne ou par les colons.

Lors des bombardements sur Gaza de 2008-2009, le quotidien communiste L'Humanité, soutien historique des Palestiniens, avait ainsi mis à sa une (7 janvier 2009) la photo de la tête d'une fillette tuée, reposant au milieu des gravats, maculée de poussière et de sang. Un choix sensationnaliste et évidemment indéfendable, puisqu'on ne profanerait jamais de cette manière un corps blanc [6], mais révélateur. « Nous restons éveillés la nuit, à la lueur vacillante de nos téléphones, cherchant la métaphore, la vidéo, la photo qui prouvera qu'un enfant est un enfant, écrit l'autrice américano-palestinienne Hala Alyan. Quelle est l'image qui marchera finalement ? Celle de cette moitié d'enfant sur un toit ? Celle de cette petite fille croyant reconnaître le corps de sa mère parmi les morts [7] ? » Cependant, ces efforts sont interprétés par ceux qu'ils voudraient convaincre comme le signe d'un acharnement, d'une fixation antisémite et d'une volonté malsaine de diaboliser Israël. Ils produisent donc l'effet inverse à celui qui était recherché : ils renforcent encore la grille de lecture héroïque. Un cercle vicieux parfait.

Plage de Gaza, juillet 2015. Photo : Mohammed Salem / Reuters

Quand ils ne sont pas diabolisés, perçus comme une horde indistincte et barbare, congénitalement violente et « terroriste », les Palestiniens sont traités comme quantité négligeable. Leur invisibilisation vient de loin ; elle vient du mensonge premier, du slogan des débuts du sionisme : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » [8]. L'accusation d'antisémitisme systématique contre les défenseurs des Palestiniens dit aussi cela : ceux qui la profèrent n'imaginent même pas qu'on puisse sérieusement se soucier de ces gens ; la critique d'Israël ne peut donc s'expliquer que par l'antisémitisme. Le mur de séparation en Cisjordanie et la clôture high-tech de Gaza traduisent de la manière la plus concrète le refus de les voir, de les prendre en compte, d'admettre leur existence.

Starhawk : « Quand un peuple entier est effacé du récit, la tentation devient irrésistible de l'effacer complètement »

Au cours des années 2000, la militante de gauche américaine et « sorcière néopaïenne » Starhawk a mené de nombreuses actions de solidarité en Palestine. Juive « de naissance et d'éducation », dit-elle, elle est venue au monde en 1951, peu après la seconde guerre mondiale. Dans un texte écrit lors des bombardements sur Gaza de 2008-2009, elle se souvenait du récit mythologique de la création d'Israël qui avait bercé son enfance. Et elle commentait : « C'est une histoire puissante, émouvante. Elle ne présente qu'un seul défaut : elle oublie les Palestiniens. Elle doit les oublier, parce que, si nous devions admettre que notre patrie appartenait à un autre peuple, elle en serait gâchée. (…) Golda Meir disait : “Les Palestiniens, qui sont-ils ? Ils n'existent pas.” » [9] Une affirmation que le ministre des finances actuel, Bezalel Smotrich, l'un des chefs de file de l'extrême droite israélienne, qui vit dans une colonie de Cisjordanie, a réitérée en mars dernier à Paris, créant un petit scandale.

Le 18 octobre dernier, Starhawk a publié une version remaniée de son texte de 2008, et elle y a ajouté cette remarque : « Quand un peuple entier est effacé du récit, la tentation devient irrésistible de l'effacer complètement. » Et, en effet, l'invisibilisation des Palestiniens, nécessaire à la préservation du mythe national, rend possible une logique génocidaire. Les Gazaouis sont aujourd'hui massacrés d'une telle manière que de plus en plus de voix prononcent le mot « génocide » : le philosophe Étienne Balibar en France, le Centre américain pour les droits constitutionnels, l'organisation américaine If Not Now, des experts de l'ONU, un journaliste britannique qui a couvert le génocide rwandais, une ministre espagnole, la philosophe américaine Judith Butler (membre du bureau de Jewish Voice for Peace), le président brésilien

Ce qui définit un génocide selon la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, ce sont des actes commis « dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Le massacre d'environ huit mille hommes par l'armée serbe à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, en juillet 1995, est ainsi considéré comme un génocide.

Ici, le fait de priver toute une population d'eau, de nourriture, d'électricité, le vocabulaire déshumanisant utilisé par le ministre de la défense israélien, Yoav Galant, qui disait le 9 octobre : « Nous nous battons contre des animaux humains », la déclaration du président Isaac Herzog rejetant, le 12 octobre, l'idée que les civils gazaouis soient innocents [10], ainsi que les mots du porte-parole de l'armée Daniel Hagari, le lendemain, selon lesquels ce qui était recherché était « les dégâts et non la précision » – une franchise tout à fait nouvelle –, pourraient indiquer qu'on se trouve bien dans ce cas de figure. Le 24 octobre, 42 % des habitations de Gaza avaient été détruites.

Les mêmes éléments de langage sont repris ad nauseam, leur absurdité étant compensée par leur matraquage illimité

Dans un XXIe siècle hyperconnecté, exterminer – ou laisser exterminer – une population oblige à investir autant dans la communication que dans les armes, afin de persuader l'opinion occidentale de l'approuver, ou au moins de l'accepter sans broncher. Cela implique de persuader les spectateurs qu'ils ne sont pas réellement en train de voir ce qu'ils sont en train de voir. Dans un article du site Arrêt sur images, Thibault Prévost rappelle que, « pour étouffer le récit d'occupation gazaoui, l'État israélien dispose d'un véritable arsenal technique et humain dédié aux “psyops”, la guerre psychologique et informationnelle [11] ». Les utilisateurs de YouTube et de X-Twitter en ont eu un aperçu quand des bannières « publicitaires » se sont invitées sur leurs écrans pour justifier les bombardements sur Gaza en soulignant l'horreur de l'attaque du Hamas – quitte à trahir la mémoire de certaines des victimes, qui étaient des militants pour la paix.

Alors même qu'elle pilonne des civils, l'armée israélienne est présentée comme une bande de braves gars pleins de bonne volonté et de combattantes valeureuses et sexy ; des journalistes français relaient sans aucun recul la parole de ses représentants, toute déontologie jetée aux orties.

Les discours affirmant la supériorité civilisationnelle de l'Occident (« C'est un combat des enfants de la lumière contre les enfants des ténèbres », a déclaré Benyamin Netanyahou le 16 octobre) sont particulièrement pénibles, alors même que la soif de vengeance indistincte qui s'exprime partout, en Israël, aux États-Unis ou en France, reproduit précisément la logique animant les membres du Hamas.

Comme lors des précédentes campagnes de bombardements intenses sur Gaza, en 2008-2009, puis en 2014 [12] – ce que les généraux israéliens appelaient « tondre le gazon » –, les mêmes éléments de langage sont repris ad nauseam, leur absurdité étant compensée par leur matraquage illimité. Cette fois, la puissance de ce rouleau compresseur est encore décuplée, en France, par la bollorisation du paysage médiatique (les chaînes d'information en continu, en particulier), et plus généralement par l'extrême-droitisation accélérée du climat politique. Les arguments en carton censés justifier la destruction des vies palestiniennes ont été pulvérisés par Bassem Youssef dans son entretien avec Piers Morgan, ce qui explique probablement la viralité phénoménale de sa prestation. Quand vous vous cognez de façon aussi répétitive au mur de la bêtise, du dogmatisme et de l'ethnocentrisme borné, la dérision peut être la dernière solution pour éviter de devenir fou.

En quelques minutes, Bassem Youssef a renvoyé la propagande à ce qu'elle est : un vaste bullshit. « Israël a la seule armée du monde qui avertit les gens avant de les bombarder. Qu'est-ce que c'est mignon ! C'est tellement sympa de leur part ! » ; « Hassan, le cousin de ma femme, c'est un bon à rien, il n'arrive jamais à garder un boulot, il a raté l'entretien pour devenir bouclier humain » ; « Est-ce que chacun des quatorze mille civils déjà tués ou blessés dissimulait une cible militaire ? Parce que, si c'est le cas, ça fait beaucoup d'armes. Le Hamas est blindé ! » ; « Oh, alors ce sont des “dommages collatéraux” ? Très bien, dans ce cas, pas de problème. Ça se défend. »

L'argument des « boucliers humains » est aberrant quand on sait que la bande de Gaza est l'une des zones les plus densément peuplées du monde, que ses habitants ne peuvent pas en sortir et qu'ils ne disposent pas d'abris souterrains. Par ailleurs, on peut supposer que si des terroristes se cachaient à Paris, par exemple, et si la moitié de la ville était transformée en paysage lunaire et sa population massacrée sous prétexte de les atteindre, l'argument des « dommages collatéraux » passerait avec un peu moins de facilité.

La vision des Gazaouis en Occident, un « effet Homeland »

Dans un précédent billet, j'ai écrit qu'il était plus facile pour les Occidentaux de s'identifier aux Israéliens, au mode de vie très semblable au leur, qu'aux Palestiniens. J'aurais dû préciser que toute identification avec ces derniers était activement découragée par le discours gouvernemental israélien. Il y a vingt ans, l'entourage d'Ariel Sharon martelait déjà cet argument pour justifier son refus de négocier avec l'Autorité palestinienne : « Il faut prendre la mesure de ce que représente un attentat en Israël. Quarante morts là-bas, c'est comme s'il y en avait quatre cents en France. » À l'époque, le journaliste de Politis Denis Sieffert [13] faisait observer qu'on ne tentait jamais le même rapport avec les Palestiniens : « Plus de deux mille morts sur trois millions d'habitants en deux ans, cela n'équivaut-il pas à quarante mille en France ? » (Télérama, 15 janvier 2003.) Mais la communication israélienne n'envisageait pas que des Français puissent avoir l'idée saugrenue de s'imaginer à la place des Palestiniens.

Même invisibilisation, même déshumanisation, il y a quelques jours, quand le compte X-Twitter d'Israël a admonesté Greta Thunberg, qui venait de clamer son soutien aux Gazaouis bombardés, en lui répondant que les jeunes Israéliens fauchés par le Hamas lors du festival de musique auraient pu être ses amis. C'est vrai, bien sûr. Mais pourquoi n'aurait-elle pas aussi pu être amie avec les jeunes Gazaouis tués ?

Il y a, dans la vision méprisante qu'on se fait généralement des Gazaouis en Occident, ce qu'on pourrait appeler un « effet Homeland ». En 2015, l'épisode 2 de la saison 5 de cette série d'espionnage américaine avait suscité l'atterrement ou l'hilarité dans le monde arabe. Il était censé se dérouler à Beyrouth, mais la capitale libanaise avait été représentée comme un dédale de ruelles poussiéreuses, une succession de gargotes et de gourbis louches – là où, dans la réalité, il y avait plutôt des Starbucks. Chargés d'orner les murs de ce faux Beyrouth de graffitis, les décorateurs arabophones avaient trollé la production en y inscrivant : « Homeland est raciste ».

De la même manière, loin des fantasmes, il se trouve que, en dehors du fait qu'ils sont parqués sur une étroite bande de terre, entre la Méditerranée et une clôture barbelée, et qu'ils sont gouvernés par le Hamas, ce détestable produit de l'occupation, les Gazaouis sont des gens ordinaires, ni plus ni moins « modernes » que d'autres sociétés. Le regretté Anthony Bourdain l'avait bien montré quand, en 2013, il était allé y tourner un épisode de son émission Parts Unknown, au cours duquel il avait évoqué la cuisine palestinienne en compagnie de la journaliste culinaire Laila El-Haddad [14]. Amira Hass – qui y a vécu de 1993 à 2003 [15] – et son confrère Gideon Levy ont longtemps maintenu eux aussi un lien avec la « normalité » gazaouie.

Le rapport entre le nombre de victimes d'un attentat en Israël et ce qu'il représenterait en France ou aux États-Unis aura donc été martelé jusqu'à ce qu'il y ait non plus quarante morts, mais mille quatre cents, et environ sept mille morts palestiniens. C'est à désespérer. De la même manière, après le lancement en 2005 de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), qui vise à mettre fin à l'occupation par des moyens pacifiques, une répression féroce a été menée contre les citoyens qui soutenaient le mouvement partout dans le monde – y compris en France, par la voie judiciaire.

À l'initiative, notamment, de l'organisation Canary Mission, les étudiants américains qui y prenaient part ont été affichés comme antisémites et inscrits sur des listes noires destinées à leurs employeurs potentiels. Peut-être que si on avait laissé ce mouvement aboutir, il ne serait pas nécessaire aujourd'hui de recourir à des représailles encore plus énormes contre les étudiants de Harvard qui ont signé une déclaration attribuant la responsabilité de l'attaque du Hamas au gouvernement israélien.

Leurs noms et photos ont été affichés, sous l'intitulé « Les plus grands antisémites de Harvard », sur les flancs d'un camion qui a paradé dans les rues de Cambridge, la ville où se trouve l'université. « Les client assis en terrasse, les étudiants qui regardaient par la fenêtre de leur dortoir, les passants qui allaient à la gare pouvaient me voir, avec tout un panel d'autres étudiants, désignés comme antisémites. J'ai vomi dans la cour de l'université », témoigne une jeune femme [16].

Si les États-Unis avaient forcé Israël à mettre fin à l'occupation il y a trente ans...

Fred Sochard

Or ce nouveau maccarthysme, qui sévit en France aussi et qui fait pleuvoir les accusations d'antisémitisme de façon de plus en plus indistincte et délirante, se met en place – ou s'accentue – au moment où le soutien à la politique israélienne semble permettre, ou accompagner, une grande décharge non seulement du refoulé colonial, mais aussi du refoulé antisémite. Comme le rappelle le collectif Tsedek !, en France, ces dernières années, le gouvernement d'Emmanuel Macron a multiplié les hommages aux figures historiques de l'extrême droite (le maréchal Pétain, Charles Maurras, Jacques Bainville) ; un ministre – Gérald Darmanin – a écrit pour l'Action française et relayé les thèses antisémites de Napoléon. La semaine dernière, Charlie Hebdo a publié une caricature représentant les otages israéliens du Hamas avec des nez crochus. L'un des succès de la rentrée littéraire 2023 est un livre présentant une collabo ayant dénoncé ses voisins juifs pendant la guerre comme une « femme libre ».

Une bonne partie de l'extrême droite se range derrière le gouvernement israélien, et certains juifs de France acceptent son soutien, ce qui, comme le résumait bien Waly Dia dans une chronique, est à peu près aussi prudent que de « faire du bouche-à-bouche à un cobra ». En 2018, lors du déménagement en grande pompe de l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, décidé par Donald Trump – un geste majeur de soutien aux extrémistes israéliens –, une prière avait été dirigée par des pasteurs évangéliques qui avaient tous deux un lourd passif de déclarations antisémites incendiaires [17].

On a le vertige en pensant à la quantité de violence qui aurait pu être évitée si les États-Unis avaient obligé Israël à mettre fin à l'occupation il y a trente ans. Maintenant, il est peut-être trop tard. Il est bien possible que les « soutiens » d'Israël aient condamné les Palestiniens à subir de manière définitive le même sort que les Amérindiens, parqués dans des réserves, décimés, diabolisés, méprisés, et les Israéliens à devenir les nouveaux cow-boys de ce nouveau Far West, des geôliers éternels – un destin sordide qui marquerait un échec historique terrible, alors que des pans entiers de leur société sont déjà défigurés par la haine anti-Arabes et l'intégrisme religieux.

« Les Occidentaux ont toujours fait cela avec les indigènes. Vous les traitez d'abord comme des sauvages – les Amérindiens, les Aborigènes : “Ce sont des sauvages ! Tuez tous les sauvages !” Et puis, quand ils sont presque éteints, vous commencez à avoir pitié d'eux. Comme avec les animaux », a lancé Bassem Youssef chez Piers Morgan. Et la violence risque de se répandre dans le reste du monde : déjà la guerre menace de gagner le Liban ; le risque terroriste se renforce ; les agressions et incidents antisémites et islamophobes se multiplient.

L'intenable hypocrisie de l'administration Biden

La seule lueur d'espoir, on peut la trouver dans l'indécence de plus en plus voyante du soutien américain, qui pourrait finir par le faire éclater sous le poids de ses contradictions (rêvons un peu). Le 20 octobre, Joe Biden a demandé au Congrès de débloquer une aide de 14 milliards de dollars pour Israël. Il a fait valoir que cet argent « reviendrait en partie aux usines d'armement aux États-Unis ». Le lendemain, le département d'État publiait cette déclaration : « Notre message aux Palestiniens, à Gaza, en Cisjordanie et partout dans le monde, est clair : nous vous voyons, nous pleurons avec vous, nous portons le deuil pour chaque perte d'une vie innocente. Les civils ne sont pas à blâmer et ne devraient pas souffrir à cause de l'horrible terrorisme du Hamas. »

Autrement dit : « On va remettre un jeton dans la machine de mort qui vous broie, mais on vous aime, sans rancune. » Le 19 octobre, alors que Gaza était déjà écrasée sous les bombes, Biden affirmait : « Ce qui nous distingue des terroristes, c'est que nous croyons à la dignité fondamentale de chaque vie humaine. » Le problème, commente le journaliste Elie Mystal, c'est que « tous les actes de Biden hurlent qu'il accorde plus d'importance à un enfant israélien qu'à un enfant palestinien ». Ce qui pourrait lui aliéner les électeurs non blancs, dit Mystal (lui-même noir), et lui coûter sa réélection…, permettant le retour de Trump [18]. (D'accord, j'avoue : ma note d'espoir n'en était pas vraiment une.)

Me voyant effarée par le sort réservé aux étudiants de Harvard, un ami me fait remarquer : « En même temps, il y a vingt ans, jamais des étudiants de Harvard n'auraient critiqué la politique israélienne. » Effectivement, certaines sensibilités changent. Ce qui, en retour, intensifie encore la désinformation et l'intimidation. Les partisans d'une paix juste – une paix qui ne soit pas celle des cimetières – vont devoir s'accrocher plus que jamais.


[1] Cf. le rappel historique proposé par la chaîne YouTube « Histoires crépues » : « L'histoire coloniale derrière la guerre Israël-Palestine », 18 octobre. Lire aussi Gilbert Achcar, « La dualité du projet sioniste », Manière de voir, n° 157, février-mars 2018 ; Henry Laurens, « De Theodor Herzl à la naissance d'Israël », Manière de voir, n° 98, avril-mai 2008.

[2] L'un des éléments de langage du gouvernement israélien prétend que Gaza ne serait plus occupée : « Il n'y a plus un seul Israélien à Gaza depuis 2005. » Ce qui revient à affirmer qu'un prisonnier serait libre parce qu'il n'y aurait plus aucun geôlier dans sa cellule.

[3] « Dans ce choc des barbaries, on ne peut pas rester neutre », entretien avec Anne-Sylvie Sprenger, Protestinfo, 17 octobre 2023.

[4] Parfois regroupés dans des collectifs comme Tsedek ! en France, ou If Not Now et Jewish Voice for Peace aux États-Unis.

[5] Edward Said, « The One-State Solution », The New York Times Magazine, 10 janvier 1999.

[6] Rappelons que les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont tué presque trois mille personnes et qu'on n'a pas vu un seul corps.

[7] Hala Alyan, « Why Must Palestinians Audition for Your Empathy ? », 25 octobre 2023.

[8] Pour mesurer combien c'est faux, on peut lire par exemple Sirine Husseini Shahid (mère de Leïla Shahid, ancienne déléguée de la Palestine en France), Souvenirs de Jérusalem, Fayard, 2005.

[9] Starhawk, « On Gaza », 30 décembre 2008.

[10] « C'est toute une nation qui est responsable. Ce n'est pas vrai cette rhétorique selon laquelle les civils ne sont pas conscients et ne sont pas impliqués, c'est absolument faux. »

[11] Thibault Prévost, « Casser Internet », Arrêt sur images, 22 octobre 2023 (réservé aux abonnés).

[12] Sur la guerre de 2014, voir le webdocumentaire d'Anne Paq et Ala Qandil Obliterated Families (Familles décimées).

[13] Auteur avec Joss Dray de La Guerre israélienne de l'information. Désinformation et fausses symétries dans le conflit israélo-palestinien, La Découverte, 2002.

[15] Cf. Amira Hass, Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996, préface d'Arlette Farge, La Fabrique, 2001.

[16] Tristane Chalaise, « Doxxing, listes noires : à Harvard, les étudiants solidaires de la Palestine harcelés », Révolution permanente, 24 octobre 2023.

[18] Elie Mystal, « Biden's Israel-Palestine Policy Could Cost Him the Election », The Nation, 23 octobre 2023.

Merci à Guillaume Barou, Akram Belkaïd et Thomas Lemahieu.

11.10.2023 à 14:00

Sortir de l'enfer

Mona Chollet

Texte intégral (2761 mots)
Rula Halawani, série "Jerusalem Calling", 2015.

Quand on a, comme moi, des liens familiaux et sentimentaux avec la Palestine et qu'on suit au jour le jour l'actualité au Proche-Orient, il se crée, dans les moments de guerre ouverte comme celui, particulièrement atroce, que nous vivons depuis le 7 octobre, un décalage et une incompréhension mutuelle pénibles avec une grande partie de mon entourage. Je suis désespérée que beaucoup d'amis et de connaissances, avec qui je suis sur la même longueur d'ondes sur tant d'autres sujets, ne voient pas ce qui me semble évident. Et je sens qu'eux, de leur côté, me regardent avec un certain effarement – et une certaine suspicion, voire de l'hostilité. Comme s'ils voyaient soudain surgir en moi une sauvage, une barbare hystérique dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. C'est ce dialogue de sourds que je voudrais tenter de dépasser ici. Peut-être en vain, mais essayons.

Comme tout le monde, je suis glacée par les récits et les images de l'attaque du Hamas. Dans ce contexte, ceux qui privilégient l'émotion pure passent pour les seules personnes humaines et sensées, et ceux qui tentent de contextualiser, de livrer une analyse politique, pour des monstres. Pardon, mais, en réalité, c'est l'inverse [1].

Les imbéciles bellicistes et fanatiques qui voudraient nous faire croire qu'« expliquer, c'est justifier », qui interdisent toute pensée en instrumentalisant de la manière la plus abjecte la peur existentielle créée par le génocide des juifs d'Europe, ne font que nous enfoncer un peu plus dans cet enfer. Ils veulent nous faire oublier cette vérité toute simple, que rappelle la cinéaste Simone Bitton dans un entretien à Télérama : « La solution existe, et tout le monde la connaît : il faut cesser l'occupation ! »

Même s'ils ont une vague notion de l'existence d'une occupation militaire et d'une colonisation, beaucoup de mes amis français n'ont pas vu comme moi défiler chaque jour sur leur fil d'infos, au cours des années et des mois passés, les démolitions de maisons palestiniennes en Cisjordanie, les familles de Jérusalem expulsées de celles où elles vivaient depuis des générations, les enfants et les adolescents jetés en prison ou tirés comme des lapins, l'avancée inexorable de la colonisation, les terres confisquées, le harcèlement et les attaques des colons, la situation intenable dans la gigantesque cage qu'est Gaza, les discours de haine d'un gouvernement d'extrême droite qui parle ouvertement d'annexion et de « transferts » de populations. Dès lors, l'attaque menée par le Hamas le 7 octobre leur apparaît comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, une agression unilatérale et gratuite ; ils adhèrent à la lecture du « choc des civilisations », selon laquelle elle serait motivée par la haine de la démocratie, de la liberté, des « valeurs occidentales » dont Israël serait la pointe avancée dans l'Orient barbare. Cette lecture est une catastrophe. Elle nous laisse pour seul horizon la guerre totale et l'extermination.

Combien de milliers de vies
seront encore sacrifiées
à ce projet colonial
morbide et délirant ?

La prétendue « solution à deux États » est morte depuis des années, rendue impossible par la réalité du terrain ; elle n'a d'ailleurs jamais été qu'un mirage, malgré la mascarade des accords d'Oslo, puisque la colonisation n'a jamais cessé de progresser. Tous les observateurs un peu sérieux le disent : la seule solution viable et réaliste serait un État binational où tous les citoyens auraient les mêmes droits indépendamment de leur confession, et où tous, Palestiniens comme Israéliens, pourraient enfin connaître une vraie liberté et une vraie sécurité – ni l'enfermement et l'oppression pour les premiers, ni la conscience permanente d'une menace mal contenue pour les seconds. Une démocratie au Proche-Orient, enfin.

Mais plus personne ne parle de solution. Plus personne ne fait même semblant. Le seul projet des gouvernements américain et français semble être de soutenir inconditionnellement le régime israélien dans son entreprise de vengeance, un crime de guerre répondant au crime de guerre du Hamas. Les dirigeants israéliens ont désormais devant eux une autoroute pour mener à leur terme l'écrasement et la spoliation totale des Palestiniens. « L'idée de mort, de meurtre, de massacre est moins effrayante que l'idée d'accorder à l'autre l'égalité et la liberté qu'il réclame : c'est ça, le colonialisme, observait l'écrivaine Kaoutar Harchi sur Twitter (10 octobre). Des personnes peuvent bien mourir tant que le colonialisme, lui, ne meurt pas. » Des personnes israéliennes autant que palestiniennes. Combien de milliers de vies seront encore sacrifiées à ce projet colonial morbide et délirant, au Proche-Orient et peut-être ailleurs dans le monde ?

Avant le 7 octobre, on considérait que c'était une période « calme », puisque les Israéliens vivaient (plus ou moins) en paix, et tout le monde se foutait de la violence quotidienne que subissaient les Palestiniens. Quand ils manifestaient pacifiquement pour leurs droits, comme lors de la « Marche du retour » de 2018-2019 le long de la clôture de Gaza, ils se faisaient abattre ou mutiler par les snipers de l'armée israélienne, dans l'indifférence générale. Et depuis que le Hamas a forcé leur retour sur la scène internationale par des moyens ultraviolents, samedi dernier, ses crimes sont utilisés pour les diaboliser dans leur ensemble et pour livrer les civils de Gaza – aussi innocents des agissements du Hamas que les civils israéliens sont innocents des agissements de leur gouvernement – à un déluge de feu.

Il n'y a tout simplement aucune issue pour eux. Ce qu'on leur demande, c'est de crever en silence. Il est clair désormais qu'ils ont été (du moins en Occident) expulsés définitivement de l'humanité. Ce n'est jamais, et ce ne sera sans doute jamais, le moment pour leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Leur souffrance n'aura jamais droit de cité. J'avoue que cette réalisation m'a fait un immense choc.

Amira Hass :
« En quelques jours,
les Israéliens ont vécu
ce que les Palestiniens
expérimentent de manière routinière
depuis des décennies »

« En quelques jours, écrit la journaliste israélienne Amira Hass dans Haaretz (10 octobre), les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens expérimentent de manière routinière depuis des décennies : les incursions militaires, la mort, la cruauté, les assassinats d'enfants, les corps empilés dans les rues, le siège, la peur, l'angoisse pour des êtres chers, le fait d'être la cible d'une vengeance, un feu indiscriminé sur les combattants et les civils, une position d'infériorité, la destruction de bâtiments, les célébrations religieuses bafouées, la faiblesse et l'impuissance face à des hommes en armes, et une humiliation cuisante. »

L'immense élan de sympathie suscité est ô combien légitime. Mais que ce même élan soit refusé aux Palestiniens a de quoi rendre folle toute personne qui se soucie un tant soit peu d'eux. Quand ce sont les Palestiniens qui le subissent, rien de tout cela n'existe dans les consciences occidentales. Personne ne s'en émeut. Personne ne semble même le voir. L'Occident est perdu dans une réalité parallèle. Moi qui n'ai qu'un lien ténu avec la Palestine, l'ignorance délibérée de cette réalité, l'obscénité de ce « deux poids, deux mesures », le racisme inouï qu'il traduit [2], me rendent malade, ils me mettent dans un état second, alors je n'imagine même pas comment ils doivent affecter ceux dont ils façonnent la réalité quotidienne. Comment ne pas être exaspérée devant ce diplomate palestinien sommé par une journaliste de la BBC de condamner les attaques du Hamas en préalable à toute discussion, comme s'il devait d'abord dissiper le soupçon de son inhumanité, alors qu'il vient lui-même de perdre des proches à Gaza et qu'aucun journaliste, jamais, n'exige d'un invité israélien qu'il condamne les bombardements sur Gaza ?

« Ce n'est pas une quelconque tragédie éloignée, a déclaré Joe Biden le 10 octobre. Les liens entre Israël et les États-Unis sont profonds. C'est personnel pour tant de familles américaines qui ressentent la douleur de cette attaque autant que les cicatrices laissées par des millénaires d'antisémitisme et de persécution des juifs. » Sur Twitter, Beth Miller, directrice politique de l'organisation Jewish Voice for Peace, commentait : « Je suis tellement furieuse. La douleur m'étouffe. Chaque vie est précieuse. Chaque enfant israélien ou palestinien représente le monde entier pour quelqu'un. Mais Biden ne valorise que les vies israéliennes. Il se moque des Palestiniens-Américains. Beaucoup d'entre eux ont pourtant eu des proches tués par des soldats ou des colons israéliens ces trois derniers jours, cette dernière année, ces soixante-quinze dernières années. Ils ont été réduits au silence par Biden lui-même quand ils ont osé parler de leur douleur. Il y a des Palestiniens-Américains qui ont été brutalement tués par les forces israéliennes et Biden ne s'en est jamais soucié, ne leur a jamais offert ce genre de sympathie. Jamais. »

En me voyant incrédule devant la carte blanche donnée à Benyamin Netanyahu par les gouvernements européens et américain, au mépris du droit international, pour déchaîner sur Gaza la vengeance la plus brutale (et faire oublier au passage les défaillances et l'incurie désastreuses de son gouvernement [3]), un proche a tenté de me rassurer en me disant : « Il y aura sûrement une réaction quand les massacres à Gaza deviendront trop insoutenables. » Or, à l'heure où j'écris, les massacres sont déjà insoutenables. Et, en dehors de personnes qui ont un lien avec le monde arabe, ça n'émeut (presque) personne en Occident. En tout cas, ça ne pèse d'aucun poids politique.

« Pourquoi une bombe
lâchée sur un immeuble de Gaza,
ça ne te fait rien ?
Tu crois que c'est plus doux ? »

Je sais bien. Moi aussi, spontanément, de par mon vécu, mon mode de vie d'Occidentale, je m'identifie plus facilement à une Israélienne qui participe à un festival et qui voit sa vie insouciante basculer dans l'horreur quand elle est prise en otage par un assaillant du Hamas qu'à une habitante de Gaza, au quotidien très éloigné du mien, qui subit les bombardements. Peut-être que si je n'avais pas ce lien avec la Palestine, moi aussi, je m'identifierais seulement à la première. Mais je suis atterrée par le refus de beaucoup de gens – progressistes sur tous les autres sujets – de fournir cet effort élémentaire de reconnaissance de l'humanité de quelqu'un qui ne leur ressemble pas. « Pourquoi une bombe lâchée sur un immeuble de Gaza, ça ne te fait rien ?, demandait l'autre jour une amie arabe à un Français de son entourage bouleversé, à juste titre, par l'attaque du Hamas, mais totalement indifférent au reste. Tu crois que c'est plus doux ? » C'est une vraie question.

« D'une manière globale, je trouve que l'international est de moins en moins présent dans les discours de gauche. Chez les jeunes générations, l'internationalisme n'est pas toujours une évidence comme il l'était pour des générations plus anciennes », disait récemment la députée de La France insoumise Clémentine Autain à Mediapart, à propos d'une autre cause : la cause arménienne. C'est une explication possible. Mais on voit aussi (et ici je demande pardon à mes lecteur-ices concerné-es pour la brutalité du constat, même si je me doute que je ne leur apprends rien) les effets de longues années de déshumanisation et de diabolisation des musulman-es. Lentement mais sûrement, l'islamophobie et ses innombrables relais ont fait leur office, ils ont émoussé les sensibilités.

Comme à chaque explosion de violence au Proche-Orient, certaines voix qui, en France, défendent la politique israélienne réclament qu'on taise les injustices et l'hécatombe subies par les Palestiniens, qu'on criminalise leur dénonciation. Moi aussi je tremble à l'idée que des juifs soient victimes d'agressions ou d'attentats en France. Mais c'est de la folie de penser qu'on pourrait conjurer ce risque en balayant sous le tapis la réalité palestinienne. C'est éthiquement monstrueux, et c'est impossible dans la pratique. Seule la fin de l'occupation et de la colonisation peut assurer la sécurité des juifs de France et du monde entier, ou en tout cas l'améliorer considérablement. La haine raciale existera malheureusement toujours ; mais, si injuste soit-elle, la haine liée à des événements particuliers, et à leur totale absence de relais et d'issue politique, peut être désamorcée. La violence et l'injustice ne peuvent pas être étouffées. Tant qu'elles existeront, elles se répandront d'une manière ou d'une autre. Pas de justice, pas de paix. Ce n'est pas un mot d'ordre : seulement un constat.


[1] Cf. Rob Grams, « Palestine – Israël : pourquoi le contexte compte, même face aux horreurs ? », Frustration, 11 octobre 2023.

[2] Cf. Moustafa Bayoumi, « The double standard with Israel and Palestine leaves us in moral darkness », The Guardian, 11 octobre 2023.

[3] Il faut aussi rappeler que les gouvernements israéliens ont favorisé l'essor du Hamas pour évincer le nationalisme laïc de l'OLP de Yasser Arafat.

Merci à Thomas Lemahieu.

29.05.2023 à 14:14

Comment je me suis sortie de la merde, par Anya Berger

Anya Berger

Texte intégral (4324 mots)

Parmi les facteurs qui peuvent provoquer l'invisibilisation d'une femme, il y a le simple oubli (l'un des défis du féminisme est d'empêcher que les explorations, analyses, expériences et revendications des générations précédentes soient perdues), mais aussi le fait qu'elle ait vécu dans l'ombre d'un « grand homme ». Ce sont ces deux malédictions que je voudrais essayer de conjurer en publiant ce texte d'Anya Berger, qui a été la compagne de l'écrivain britannique John Berger de la fin des années 1950 aux années 1970.

Née en 1923 à Harbin, en Mandchourie, d'un père russe et d'une mère autrichienne, cette brillante intellectuelle et critique littéraire, qui parlait russe, allemand, anglais et français, a traduit Trotsky, Wilhelm Reich, Lénine, Marx ou encore Aimé Césaire. Son travail de traductrice, estime le critique littéraire Tom Overton, qui prépare une biographie de John Berger, « a défini l'horizon de la gauche anglophone sur les questions de race, de genre et de classe [1] ». En publiant un portrait d'elle, en 2017, il estimait « réparer une injustice », mais Anya Berger avait un autre point de vue : « Être reconnu n'a pas fait grand bien à John, alors qu'être ignorée ne m'a fait aucun mal », disait-elle [2].

Sa vie ressemble à un roman. Dans son enfance, la petite Anya Zissermann, qui parlait alors chinois, russe et allemand, développa un bégaiement. Ses parents écrivirent aux membres de la famille de sa mère, à Vienne, pour leur demander de consulter leur voisin du dessus, un médecin spécialiste du cerveau. La réponse arriva quelques mois plus tard : « Le docteur Freud suggère de supprimer provisoirement une langue. »

En 1936, Anya regagna Vienne avec sa mère. Mais, après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, en 1938, la famille Zissermann, qui était juive, dut fuir. Anya gagna seule l'Angleterre et obtint une bourse pour étudier les lettres modernes à Oxford. Elle y rencontra son premier mari et le père de ses deux premiers enfants, Stephen Bostock, un officier du renseignement britannique qu'elle accompagna en Inde durant quelques années. Après la guerre, le couple éclata et elle partit à New York travailler pour les Nations unies récemment fondées. Son ex-mari, resté au Royaume-Uni, fit kidnapper leurs enfants, déclenchant une longue bataille judiciaire pour leur garde.

De retour à Londres, Anya travailla pour la presse et l'édition, fréquentant un cercle d'intellectuels tels qu'Eric Hobsbawm ou Doris Lessing. Elle rencontra John Berger au cours des années 1950 et joua notamment un grand rôle dans l'élaboration de la série télévisée consacrée à l'art (également devenue par la suite un livre) qui allait le rendre célèbre, diffusée sur la BBC en 1972 : Voir le voir (Ways of Seeing).

« Il n'est pas exagéré d'affirmer que cette série télévisée, à l'origine humblement programmée comme une émission polémique de fin de soirée, aura agi comme un détonateur sur le développement fulgurant des études culturelles à l'université et dans la politisation, aujourd'hui considérée comme acquise, de la culture visuelle », écrit Joshua Sperling [3]. On y trouve en particulier ces mots qui ont, depuis, été cités dans d'innombrables ouvrages féministes : « Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s'observent en train d'être regardées. Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation de la femme à l'égard d'elle-même [4]. »

Après que John Berger l'a quittée, en 1973, Anya Berger a vécu à Genève, où elle a travaillé à l'ONU. Elle y a élevé seule leurs deux enfants et elle y est morte en 2018. Le texte qui suit date de 1974, époque où elle était membre du Mouvement de libération des femmes (MLF). Écrit en anglais, il a été traduit par sa fille, Katya Berger, que je remercie vivement (et qui, le jour où sa mère s'est « sortie de la merde », avait donc la grippe).

***

La première chose qui me vient à l'esprit alors que je me mets à raconter cette histoire est : elles vont me trouver stupide, gâtée, prétentieuse et moralisatrice.

Voici quatre ans que je fais partie du Mouvement de libération des femmes, et le « elles » ci-dessus se rapporte aux autres femmes. Cela en dit long sur le mouvement, ou sur les femmes, ou peut-être simplement sur moi-même – je n'en suis pas sûre.

Pensez-ce que vous voudrez, je vais raconter mon histoire quand même. Elle s'est passée le week-end dernier. Mais d'abord, il vous faut quelques informations à mon sujet.

J'ai 51 ans, je ne dépends financièrement de personne – ce depuis toujours –, j'ai élevé des enfants et vécu avec des hommes. Le dernier d'entre eux est parti il y a un an. Il était celui auquel j'ai été attachée le plus longtemps, et quand il est parti, ça a fait mal. Je commence peu à peu à m'en remettre.

Quand je dis que je ne dépends de personne, je veux dire que j'ai toujours gagné raisonnablement bien ma vie, assise à un bureau. Je sais à peu près cuisiner et tenir une maison (la bonne santé de mes enfants le prouve), mais pas spécialement bien non plus. Je ne couds pas de robes et mes gâteaux sortent du four humides à l'intérieur. Quand je mets la table, quelqu'un doit se lever au moins trois fois pour aller chercher ce qui manque – et c'est généralement moi.

Tant qu'il y avait un homme (et jusqu'à l'année passée, il y en a toujours eu un), j'étais consciente de ces défauts et m'en faisais le reproche. Tu n'es pas une femme accomplie, me suis-je répété à plusieurs reprises.

Depuis que l'homme est parti, je me dis que coudre des robes et réussir ses gâteaux n'est pas si important que cela. De toute façon, je n'en aurais plus le temps aujourd'hui. C'est fou ce que ça occupe d'être l'unique adulte salarié dans une famille de trois.

Ce qui m'inquiète actuellement serait plutôt que je n'ai pas la moindre idée de comment effectuer un boulot typiquement masculin. (À part gagner son pain, je veux dire.) Les problèmes d'électricité, les petites réparations, l'installation d'une étagère. Je réalise soudain que je ne me suis jamais frottée à ces choses-là. Plein de femmes les font très bien, je le sais, mais j'ai toujours appartenu à la catégorie des Marie plus que des Marthe [5], et en ai même tiré une certaine fierté.

Ce qui nous amène au week-end dernier.

La lunette des WC, chez moi, consiste en un siège en plastique avec un couvercle par-dessus. Alors que nous emménagions voici dix-huit mois, l'homme est monté dessus pour visser une ampoule au plafond, et le couvercle s'est cassé. Il était censé le remplacer, seulement il est parti.

Ce samedi, je ne pouvais pas sortir comme je le fais habituellement (on habite près de la campagne et j'aime bien marcher) parce que mes enfants étaient malades. L'un se remettait d'un accident, l'autre avait la grippe. Alors je me suis dit, OK, tu vas faire le repassage (qui attend depuis un mois), et tu vas aussi changer la lunette des WC. Je suis allée en acheter une au supermarché.

D'abord, je n'ai pas réussi à comprendre comment elle tenait à la cuvette. J'ai un peu tiré dessus, mais rien n'a bougé et je n'étais pas plus avancée. Je suis allée poser la question à Marcelline qui habite l'étage du dessus. À l'arrière de la cuvette, il y a une partie plate, m'a-t-elle dit, passe la main en-dessous et tu sentiras deux vis. Je me suis exécutée. Les vis étaient assez grosses avec des écrous papillon, mais, papillon ou pas, ils ne tournaient pas. En plus, mes doigts s'étaient couverts d'une matière brune en les touchant. De la rouille, ai-je pensé, mais non : c'était de la merde.

Du moment que j'avais compris cela, je ne pouvais plus céder à la tentation grandissante de laisser tomber l'affaire. De la merde ainsi exposée dans vos chiottes est inacceptable, elle relève de votre échec en tant que femme, vous ne pouvez ni juste la laisser là, comme ça, ni demander à quelqu'un d'autre de s'en occuper, hormis peut-être votre homme s'il se trouve que vous êtes en très bons termes avec lui. Je n'aurais sans doute pas honte de parler de la vieille merde présente dans mes toilettes aux autres femmes du groupe, mais je ne leur demanderais certainement pas de m'aider à l'enlever - elles ont bien assez de leurs propres soucis. Je ne devais compter que sur moi-même. Il n'y avait pas d'autre solution.

Mes toilettes sont assez étroites, et je suis une femme charpentée. À genou, j'ai essayé de faire pression sur l'écrou en tenant un chiffon. En vain. Je me suis essuyé les mains au chiffon et suis allée ouvrir la boîte à outils. Elle était en désordre et aucun outil ne me semblait le bon.

Dans mon travail, je manie les mots. J'en connais beaucoup, plein de noms, et en principe je sais les utiliser, mais je reste souvent dans le vague quant aux objets que ces noms désignent. Contemplant le chaos de ma boîte à outils, j'ai réalisé qu'en dehors du marteau, du tournevis, de la scie et de quelques autres, je ne pouvais associer aucun nom d'outil aux outils dans la caisse, et encore moins celui qui manquait, mais dont je pensais avoir besoin. Des tenailles ressemblent-elles à ceci JPEG - 2.9 kio ou à cela JPEG - 2.6 kio ?

Et ceci JPEG - 2.3 kio s'appelle-t-il une clé anglaise ? Si oui, je devais avoir besoin d'une clé anglaise. L'avantage de retourner au supermarché, c'est que ça m'évitait l'embarras d'avoir à poser la question. Je suis ressortie aux magasins (par chance ils se trouvent à deux pas de notre immeuble), j'ai porté mon choix sur un JPEG - 2.3 kio qui semblait assez costaud, et acheté également un petit flacon d'huile. Le JPEG - 2.3 kio avait un trou à l'extrémité de son manche. J'y insérerais le tournevis et le tordrais.

De retour à l'appartement, j'ai rempli une bassine d'eau, trouvé des chiffons supplémentaires, retroussé mes manches, et je me suis mise au travail.

D'abord, j'ai nettoyé la vis à l'aide d'un chiffon mouillé (récoltant une quantité surprenante de merde), j'y ai versé un peu d'huile, puis j'ai fixé – on va dire la clé anglaise pour gagner du temps, même si ce n'est pas le bon mot – sur l'écrou papillon le plus proche, j'ai enfoncé le tournevis dans le trou au bout du manche, et j'ai poussé. L'écrou a bougé un tout petit peu, mais s'est aussitôt bloqué. Et la clé a glissé.

J'ai réitéré le processus plusieurs fois, mais l'écrou n'a pas bougé à tous les coups. Comme je devais chaque fois replacer la clé et que le tournevis ne reprenait jamais la même place qu'avant et que je n'arrivais pas à approcher ma tête assez près pour y voir clair à cause du manque d'espace, je n'étais pas tout à fait sûre du sens dans lequel je devais tourner le tournevis : j'essayais dans le sens des aiguilles d'une montre, jusqu'à ce que ça bloque, puis dans l'autre sens aussi loin que possible, me traitant d'idiote, faisant tomber tel ou tel objet, allant chercher d'autres chiffons encore, changeant l'eau de la bassine, et devenant à mesure de plus en plus sale et transpirante. Tout ceci prenait du temps, et la puanteur augmentait.

Les enfants sont venus à la porte des toilettes me demander ce que diable j'étais en train de faire. Ne me posez pas la question, j'ai répondu, je vous dirai plus tard, allez-vous en s'il vous plaît. Ils sont retournés au lit.

Au bout d'un moment, je me suis dit que je laisserais tomber ce côté pour essayer l'autre. Mystérieusement, l'autre côté a cédé sans difficulté. C'est alors que j'ai commis ma grande erreur. Enivrée de succès, j'ai dévissé l'écrou, retiré la longue vis qui traversait le bout plat à l'arrière de la cuvette (de plus gros morceaux de merde, mélangés à l'eau et à l'huile, sont tombés par terre en éclaboussant les murs) et j'ai secoué à nouveau la lunette. À ma surprise, elle s'est retirée sans difficulté.

Un triomphe ? Oui, d'une certaine façon. Mais la première vis était encore en place, avec seulement un petit élément carré à son extrémité. Maintenant que le siège n'était plus là pour l'empêcher de tourner, j'avais soudain besoin de quatre mains. Je n'en avais que deux, couvertes de merde, glissantes à cause de l'huile et douloureuses d'avoir tant travaillé.

Demander de l'aide à l'un des enfants ? Juste pour tenir une pince (si c'est son nom) sur ce petit écrou plat et empêcher ainsi la vis de tourner ?

Pourquoi pas ?

Eh bien, pour deux raisons. Une rationnelle (ils n'aimeraient pas la merde), l'autre pas. À ce stade, c'était devenu extrêmement important que j'accomplisse la tâche à moi toute seule, du début à la fin.

Je fais partie de ces gens qui vivent par anticipation. Je suis bourrée de craintes quant à l'avenir, ce qui est une faiblesse. Mais j'ai aussi une capacité plutôt développée à anticiper des choses positives (à me réjouir), ce que je sais être une force. Maintenant que ma vie n'est plus tellement paisible ni douillette et que je dois me rassurer comme je peux, j'essaie de tirer le maximum de cette faculté, cette force. Du coup, j'avais déjà commencé à me réjouir de la satisfaction que j'éprouverais une fois le sale boulot achevé, et par moi seule, avec ça.

Bon. J'ai ajusté la clé sur la pièce fixée à la vis, l'ai saisie de ma main gauche, enroulé le chiffon autour de l'écrou papillon en-dessous et très lentement, avec les doigts de ma main droite endolorie, j'ai commencé à desserrer de part et d'autre, car je n'étais toujours pas très sûre de la bonne direction.

Ça m'a littéralement pris des heures. En comptant les brèves interruptions pour gicler une dose d'huile (j'en ai sûrement mis trop, mais j'étais devenue superstitieuse : l'huile était ma seule amie). Au bout d'un moment, j'avais terminé.

Je n'allais cependant pas céder à mon exultation tant que je n'avais pas tout nettoyé (les trous qui tenaient les vis étant encroûtés de merde, j'y ai enfilé encore un autre chiffon que j'ai retiré par l'autre côté, plusieurs fois de suite), désinfecté la bassine en plastique, frotté mes mains, installé le nouveau siège, ôté tous mes vêtements pour les mettre à la machine, lavé mes bras jusqu'aux épaules, frotté mes mains à nouveau avant de les enduire de crème et de remettre des habits propres.

Mon samedi après-midi s'était envolé, il était l'heure de penser au dîner. Mais d'abord, je me verserais un verre de vin, je m'allumerais une cigarette, et je savourerais mon triomphe. J'avais réussi ! J'avais accompli une tâche que je n'aurais même pas tenté d'accomplir auparavant. Elle s'était avérée dix fois plus difficile et dégoûtante que je ne l'avais imaginé, et malgré tout j'en étais venue à bout.

Et puis, ça avait été un boulot d'homme. Nettoyer les fesses d'un bébé qui a la diarrhée est tout à fait autre chose. Réaliser une tâche ingrate pour quelqu'un d'autre – réaliser quoi que ce soit pour en retirer un bénéfice secondaire (y compris pour gagner sa vie) – est un boulot de femme. Les hommes, avais-je appris, s'attellent à une tâche juste pour l'excitation d'en sortir grandis ; ils se mesurent aux montagnes comme aux machines. Mon duel avec la lunette des WC m'avait rapprochée de l'exploit sportif plus qu'aucune autre activité en cinquante et un ans d'existence. Il avait été mes Jeux olympiques rien qu'à moi.

L'euphorie commençait à s'installer, et j'ai pensé aux femmes de mon groupe du MLF qui passent leur temps à me prévenir (et, je pense, à se prévenir elles-mêmes à travers moi) des dangers de l'euphorie. Certaines sont agacées par ma tendance naturelle, d'autres la tolèrent parce qu'elles m'aiment bien, mais aucune ne la partage. Elles ont peur que l'euphorie n'entame leur sentiment d'utilité.

N'ai-je pas le droit de savourer ma victoire contre la merde ?, me demandais-je en sirotant mon vin, sans devoir d'abord reconnaître à quel point cette victoire était infime et insignifiante ?

Bien sûr que je sais cela, de même que je sais qu'il n'y a rien à célébrer dans le fait d'effectuer une à une les tâches féminines en plus des masculines. L'émancipation est un fruit au goût âpre quand elle implique de dormir seule, de n'avoir personne avec qui partager ses responsabilités ou ses rares moments d'euphorie, de faire la course contre la montre toute la journée, de n'avoir jamais du temps pour soi, de vieillir prématurément, d'être rejetée par les hommes (et les femmes hors du mouvement) comme étant une fauteuse de trouble, une emmerdeuse ou, au mieux, une « forte personnalité ».

Mais je me suis dit, mes chères sœurs, que je ne vous laisserais pas me détourner de ma joie. Tout comme je ne laisse pas vos remarques imaginaires m'empêcher d'écrire ici le récit de mon combat. Je ne veux vous faire aucune leçon. D'ailleurs, je ne crois pas aux leçons données par une personnes tierce, seulement à celles que l'on tire soi-même de son expérience vécue. Cela dit, l'expérience gagne à être mutualisée.

a) J'ai appris plusieurs choses de l'expérience de cet après-midi : il n'y a aucun mystère dans le maniement des outils. Même une imbécile maladroite telle que moi peut le faire.

b) Il n'y a pas de boulots masculins ou féminins. Il y a une attitude typique des femmes vis-à-vis du travail, qui consiste à minimiser toute jouissance immédiate à l'accomplir et à souligner la satisfaction indirecte contenue dans son utilité ; et il y a une attitude typique des hommes, qui fait mousser le plaisir gratuit (la « créativité ») et maintient à distance l'aspect secondaire, ancillaire. Les deux sexes sont capables des deux attitudes, et chacune des deux attitudes est incomplète.

c) Ma véritable amie, dans ma lutte contre le siège des chiottes, n'était pas l'huile, visqueuse et intrusive comme l'est tout intermédiaire, mais la vis elle-même [6]. Je me rappelle que, pendant un bon bout de temps, je ne savais pas dans quel sens tourner l'écrou, mais je le tournais malgré tout, des deux côtés. Peu à peu, la bonne direction s'est imposée, jusqu'à que finalement la vis qui s'était maintenue là, toujours plus crottée, depuis la construction de l'immeuble (ou le début des temps ?) se libère entièrement.

À ce stade, vous me demandez de ne pas verser dans la prétention. Mais je vais le dire quand même. Je sais que je ne suis pas – que nous ne sommes pas – encore sortie(s) de la merde, loin s'en faut. La plupart du temps, nous ne savons même pas de quel côté tourner. Au lieu de faire mumuse avec mon jeu de lego domestique, au lieu de rédiger ce petit tract, ne ferais-je pas mieux, par exemple, de consacrer mes samedis après-midis à militer contre le scandale des maris respectables qui s'abstiennent de subvenir aux besoins de leurs enfants, préférant charger leurs ex-femmes du fardeau ?

Notre libération est un boulot lent, difficile et ingrat, et il y aura un nettoyage colossal à faire une fois qu'il sera terminé. Nous serions folles de nous y attaquer si nous avions quelqu'un d'autre pour le faire à notre place. Or, mes chères sœurs, il n'y a personne. Et quand nous arriverons au bout – car, tout comme pour mes foutues vis, un dénouement viendra, j'en suis sûre –, je vous garantis un moment d'exultation. Avant qu'une nouvelle tâche ne nous réclame.


[1] Tom Overton, « Life in the Margins », Frieze, 27 février 2017.

[2] Tom Overton, « Anya Berger (1923-2018) », Frieze, 27 février 2018.

[3] Joshua Sperling, « John Berger, la vie du monde », Ballast, 18 avril 2019.

[4] John Berger, Voir le voir [1972], traduit de l'anglais par Monique Triomphe, Éditions B42, Paris, 2014.

[5] Dans le Nouveau Testament, Marthe et Marie sont deux femmes à qui Jésus aime rendre visite. Un jour, Marthe, qui s'active pour servir le repas, se fâche contre sa sœur qui ne l'aide pas suffisamment et qui se contente d'écouter Jésus. Jésus prend la défense de Marie.

[6] À noter qu'en anglais, screw signifie à la fois « vis » et « baise » (ou « visser » et « baiser »).

Merci à Guillaume Barou pour l'aide technique.

21.01.2023 à 15:10

Paulina Porizkova, ou quand une déesse descend de son piédestal

Mona Chollet

Texte intégral (4318 mots)

« C'est l'âge d'or des top models », écrit Géraldine Dormoy, qui se penche sur son adolescence dans L'Âge bête (Robert Laffont, 2022). « Elles deviennent mes héroïnes. Je lis avec avidité tout ce qui les concerne. Je connais leur taille, leur poids, leurs hobbies, comment elles ont été découvertes, les sports qu'elles pratiquent. J'ai beau savoir que je n'ai ni les mensurations ni la photogénie pour devenir mannequin, une partie de moi, irrationnelle et fantasque, se projette dans leur métier porté aux nues par la presse et la télé. Moi aussi, je veux être repérée, choisie, magnifiée sur des shootings, suivie par des caméras, habillée par les plus grands couturiers. Moi aussi, je veux voyager à travers le monde, dormir dans des palaces, gagner des millions. Moi aussi, je veux être le centre de l'attention et le cœur du système. »

Ayant été adolescente à peu près à la même période que Géraldine Dormoy, dans les années 1980-1990, je me reconnais totalement dans la fascination qu'elle décrit. À l'époque, il n'y avait ni Internet ni réseaux sociaux, et tout ce que l'on savait des top models provenait de leurs interviews ultra lisses et convenues dans la presse féminine et les magazines de mode. Elles apparaissaient comme des créatures plus divines qu'humaines. Après avoir été « découvertes » – dans un aéroport (Kate Moss), dans une boîte de nuit (Claudia Schiffer) : les récits mythiques abondaient –, elles semblaient avoir été propulsées dans un univers parallèle où tout n'était que luxe et volupté, et où elles ne faisaient plus que recueillir les gratifications infinies auxquelles leur beauté exceptionnelle leur donnait droit, évoluant dans des paysages de rêve au bras d'un chanteur, d'un acteur ou d'un homme d'affaires.

Les stars des années 1980-1990,
condamnées à la performance
du « bien-vieillir »

Quelques décennies plus tard, l'unique fonction qu'elles conservent dans l'univers médiatique est de répondre à la terreur que suscite le vieillissement chez l'ensemble des femmes en donnant leurs secrets pour « rester en forme » – le principal de ces secrets étant probablement qu'elles sont riches, ce qui le rend difficilement partageable. Cette semaine, sous le titre « Bien vieillir : les routines des tops », Elle nous offre même un tir groupé avec les conseils de Cindy Crawford, Claudia Schiffer, Amber Valletta, Paulina Porizkova et Naomi Campbell. On imagine le désarroi quand l'une des techniques mises en œuvre au service de cette performance du « bien-vieillir » échoue et produit des effets inverses à ceux escomptés, comme c'est arrivé à Linda Evangelista [1] : au-delà de l'atteinte corporelle subie, cela représente un important manque à gagner en termes d'exposition et de revenus, et probablement une forte humiliation quand on a un itinéraire de vie et une identité sociale entièrement fondés sur la beauté. Il est d'ailleurs exaspérant de constater que l'écrasante majorité des actrices célèbres de plus de cinquante ans (Philippine Leroy-Beaulieu, Monica Bellucci, Jennifer Lopez…) n'existent plus dans l'espace médiatique que sous le prisme de leur âge [2] et de la façon dont elles le « défient » (et ce n'est pas le présent article qui va changer cet état de fait, il faut bien l'avouer). Elles sont constamment interrogées sur ce sujet, alors que leurs homologues masculins, eux, peuvent exister simplement en tant que… eux-mêmes.

Mais il se trouve aussi que les étoiles de la mode des années 1980-1990 vieillissent à une époque qui est à la fois celle des réseaux sociaux et d'un renouveau du féminisme. Cela permet à celles qui le souhaitent de prendre la parole et de témoigner de leur expérience, passée et présente. Il y a quelque chose de réconfortant et de jubilatoire à voir des femmes dont l'image a été utilisée pour nous donner des complexes et pour nous faire dépenser notre argent se mettre soudain à revendiquer leur humanité et à balancer tous azimuts. C'est ce que fait Paulina Porizkova – restée célèbre pour le contrat de 6 millions de dollars signé en 1988 avec la marque Estée Lauder –, à la fois sur son compte Instagram et dans son livre No Filter, publié en novembre 2022.

« Soyons claire, être considérée
comme l'une des plus belles
femmes du monde
n'avait rien de désagréable.
Mais j'avais l'impression d'être un objet
dans une nature morte »

Née en Tchécoslovaquie en 1965, Porizkova a d'abord été confiée à sa grand-mère tandis que ses parents fuyaient en Suède ; elle ne les y a rejoints qu'à l'âge de neuf ans, au terme d'un feuilleton médiatisé qui a fait d'elle la « petite réfugiée communiste » exemplaire. Elle a alors expérimenté pour la première fois le fossé entre l'image qu'on donnait d'elle et la réalité de sa vie : alors qu'elle était censée vivre un happy end dans le monde libre, sa grand-mère lui manquait, ses parents se séparaient et ses camarades de classe suédoises avaient fait d'elle leur souffre-douleur. Plus tard, elle a retrouvé cette sensation en tant que mannequin : « J'étais utilisée pour vendre des produits. Les photos et les vidéos de moi étaient invariablement retouchées pour mettre en scène le mieux possible ce que je vendais. Aux yeux du public, j'étais une image fabriquée, pas une vraie personne. Soyons claire, être considérée comme l'une des plus belles femmes du monde n'avait rien de désagréable. Mais j'avais l'impression d'être un objet dans une nature morte. Mon vrai moi n'avait pas voix au chapitre. » La découverte d'Instagram et de la possibilité de s'exprimer sans intermédiaire a été une révélation pour elle.

Je perds le compte des exemples et des citations que j'aurais pu utiliser si son livre était sorti plus tôt : son expérience du mannequinat m'aurait été très utile pour Beauté fatale ; sa réflexion sur le vieillissement des femmes, pour Sorcières ; et son récit de ses relations avec les hommes de sa vie, pour Réinventer l'amour.

Les souvenirs de Porizkova confirment l'omniprésence de la prédation dans le mannequinat, dénoncée dès 1995 par le journaliste Michael Gross dans son livre Top model. Les secrets d'un sale business (A Contrario) et confirmée ces dernières années par les affaires autour de Jean-Luc Brunel [3] – proche de Jeffrey Epstein – ou de Gérald Marie, ex-patron de l'agence Elite en France et ex-mari de Linda Evangelista (laquelle a soutenu les femmes qui l'accusaient de viol) [4]. Elle raconte par exemple l'un de ses premiers shootings, alors qu'elle avait quinze ans. Le photographe, dont elle mentionne seulement qu'il était français (cocorico !), était venu la voir alors qu'elle se faisait maquiller. Se postant derrière elle, il avait sorti son pénis – le premier qu'elle voyait de sa vie – et l'avait posé sur son épaule. « La maquilleuse secoua légèrement la tête et haussa les sourcils, comme pour dire : “Voilà qu'il recommence !” », écrit-elle. Ce genre d'épisodes devait vite devenir la routine : « Si ce n'était pas le photographe, c'était un client, ou le neveu d'un client, ou l'ami d'un client. En fait, si un photographe réputé pour être glauque ne tentait rien, je me sentais mal à l'aise, déstabilisée. Cela voulait dire que je n'étais pas aussi attirante que les autres filles. De façon perverse, le harcèlement était devenu une confirmation de la désirabilité. »

En 2018, alors que #metoo atteignait le monde de la mode et que les témoignages d'agressions et de harcèlement se multipliaient, Karl Lagerfeld avait lancé : « Si vous ne voulez pas qu'on vous arrache votre culotte, ne devenez pas mannequin. Entrez plutôt au couvent [5] ! » En somme, le mannequinat, comme la prostitution, vous ferait perdre votre droit à votre intégrité sexuelle et à votre libre arbitre. Les récits de Porizkova et de tant d'autres rendent franchement grotesques les propos tenus par Carla Bruni en 2017 selon lesquels la mode était un « environnement sain » [6]. Ils révèlent la double fonction de la starisation des mannequins dans les années 1980-1990 : écouler des quantités ahurissantes de produits auprès des femmes ordinaires, que cet univers faisait rêver et complexait tout à la fois, tout en fournissant à tous les hommes qui étaient assez malins pour graviter dans ce milieu un vivier de jeunes femmes (et de jeunes hommes) en position de faiblesse.

« J'ai vendu des crèmes antirides
à des femmes de l'âge de ma mère
à une époque où ma peau était
naturellement ferme »

Il s'avère aussi que ces déesses dont les photos sublimes s'étalaient dans les magazines et sur les affiches publicitaires, dont l'image était travaillée de façon à donner une impression de souveraineté, de pouvoir, et dont le public supposait qu'elles devaient forcément avoir une confiance illimitée en elles-mêmes, étaient elles aussi accablées de complexes entretenus par leur entourage professionnel. « On me faisait honte de ne pas avoir le corps d'Elle Macpherson, les seins de Cindy Crawford, les dents de Christie Brinkley », énumère Paulina Porizkova.

Leur âge, aussi, garantissait leur docilité. Sur l'idéal de la jeunesse, Porizkova livre une analyse incisive : « On m'avait dit que les mannequins devaient être jeunes parce qu'une peau lisse reflète mieux la lumière. Mais je suspecte qu'il existe une autre raison, plus sombre, pour laquelle on fait vanter des crèmes antirides par des filles de dix-sept ans. Toutes les mannequins, quel que soit leur âge, sont appelées des “filles” et jamais des “femmes”. Pourquoi n'y a-t-il pas de femmes dans ce métier ? Parce qu'une fille ne sait pas dire non. Une fille ne connaît pas son propre pouvoir. Une fille ne connaît pas sa propre valeur. Comme elle veut qu'on l'aime, elle s'accommode de choses dont elle ne devrait jamais s'accommoder. (…) Nous avons créé une industrie géante de produits anti-âge et un business de la chirurgie esthétique qui prospèrent sur nos insécurités. J'y ai moi-même participé, en vendant le rêve de la jeunesse à un monde qui en était friand. J'ai vendu des crèmes antirides à des femmes de l'âge de ma mère à une époque où ma peau était naturellement ferme. J'ai vendu des calendriers déshabillés à des hommes assez vieux pour être mon père à un âge où je commençais à peine à habiter ce corps qu'on exposait. (…) Et maintenant, alors que j'ai la cinquantaine, que j'ai bien vécu et beaucoup appris, je découvre que je serais encore censée ressembler à la fille qui ne savait pas ce qu'était un pénis. (…) Si la femme idéale a dix-sept ans, alors la femme idéale est naïve, inexpérimentée, malléable, sans discernement. La femme idéale n'est pas une femme. Elle est une fille. »

Ses réflexions sur sa grande taille (1 m 81) et sur les expériences qu'elle lui a values m'auraient été très utiles pour le passage consacré à ce sujet dans Réinventer l'amour. À l'âge de quatorze ou quinze ans, ayant réussi à se faufiler dans une boîte de nuit avec une copine pour la première fois de sa vie, elle est assise dans un coin quand un type vient l'inviter à danser. Tout heureuse, elle saisit sa main avec le sentiment d'être « une princesse Disney » et se lève. Il apparaît alors que son cavalier lui arrive à peine à l'épaule. Le type tire la gueule et la plante simplement là. Alors qu'il retourne à la table où ses amis rient de la scène, elle l'entend leur lancer : « Même pas sûr que ce soit vraiment une fille. » Comment mieux dire que, pour beaucoup, la féminité se définit par l'infériorité ? À l'inverse, un acteur avec qui elle dut un jour prendre la pose, la voyant se voûter légèrement, lui chuchota : « Ne vous diminuez pas pour moi. » Elle n'en dit pas moins s'être sentie « absolument féminine » auprès de son mari, Ric Ocasek, chanteur du groupe The Cars, qui, en plus d'avoir vingt-et-un ans de plus qu'elle, était aussi plus grand : « Pour la première fois de ma vie, je me sentais délicate. J'adorais cela. »

Devenir « un assemblage
des pensées et des désirs
de quelqu'un d'autre »

Elle avait dix-neuf ans quand elle rencontra Ric Ocasek. Ils vécurent trente ans de relation fusionnelle et d'adoration mutuelle ; elle le laissa avoir un ascendant total sur elle et la modeler à sa convenance. Ce qu'elle raconte de leurs arrangements financiers aurait particulièrement de quoi intéresser Titiou Lecoq. Avant leur mariage, il refusa tout net de signer un accord prénuptial, et elle se rangea à son avis : « Le fait qu'il ait déjà divorcé deux fois aurait pourtant pu me mettre la puce à l'oreille. » Elle congédia son conseiller financier pour laisser celui de son mari gérer leurs affaires. Elle déclina tous les engagements qui déplaisaient à Ocasek, comme « n'importe quel film avec une scène d'amour », et prit en charge entièrement la gestion du quotidien (ils eurent deux fils). Elle crut longtemps que l'argent noble, « sérieux », dans leur famille, provenait de son activité à lui, jusqu'au jour où ils durent réduire leur train de vie parce que ses engagements de mannequin avaient diminué. Lorsque Ocasek mourut brusquement, en 2019, ils étaient séparés mais continuaient de vivre sous le même toit et restaient très proches. À la lecture du testament, elle eut le choc de découvrir que son mari l'avait déshéritée parce qu'il lui reprochait de l'avoir « abandonné ».

Néanmoins, elle dresse un bilan nuancé de son mariage. En dépit de tous les regrets qu'elle peut avoir, de son impression de s'être sacrifiée, parfois au point de perdre son identité, elle a protesté quand certains ont déduit de son récit qu'elle avait été maltraitée. Elle a défendu la façon dont elle avait vécu cette relation : comme une très belle histoire d'amour qui avait donné sens à sa vie. Elle a réclamé qu'on respecte ce ressenti. De fait, elle montre bien quel homme drôle et tendre pouvait être Ocasek, et la profonde complicité qui les liait. Elle dit avoir compris, désormais, qu'« être possédée ne signifie pas être aimée ». Elle a compris que se réduire à « un assemblage des pensées et des désirs de quelqu'un d'autre » impliquait de n'avoir de valeur que « pour la personne qui vous a assemblée » et « aussi longtemps que vous fonctionnez selon les règles qu'elle vous impose ». Mais elle ne peut pas remonter le temps : la sorte d'amour que son mari lui a donné lui convenait au moment où elle l'a rencontré. Leur relation était fortement inégalitaire, mais il lui procurait le sentiment de sécurité dont elle avait besoin, et elle était prête à en payer le prix, dit-elle.

La difficulté
de devenir invisible
« quand toute votre vie
a été fondée sur la visibilité »

Désormais, à cinquante-sept ans, elle ne cache pas le fait qu'elle essaie toutes les crèmes antirides qui sortent sur le marché. Elle raconte son combat intérieur pour accepter et assumer son visage vieillissant, malgré l'épouvante qu'il lui inspire parfois. Cette épouvante peut paraître invraisemblable, tant Paulina Porizkova est « toujours » une femme d'une beauté spectaculaire. Mais manifester du scepticisme reviendrait à négliger la force avec laquelle les femmes intègrent l'interdiction de vieillir, et la sévérité avec laquelle elles se jugent elles-mêmes, même quand elles savent apprécier la beauté du vieillissement de leurs semblables. On aurait tort de sous-estimer la disqualification que Porizkova subit du fait de son âge, surtout dans un milieu où l'apparence et la jeunesse sont les valeurs suprêmes. Elle dit combien il est difficile de se sentir devenir invisible « quand toute votre vie a été fondée sur la visibilité ». Dans sa révolte contre sa propre dévaluation, elle joint ses forces à celles de l'actrice américaine Justine Bateman, autrice du formidable Face [7] .

Elle cite le commentaire furieux reçu sur Instagram d'une femme qui lui reprochait de critiquer le système maintenant qu'il la rejette, après en avoir bien profité. Pour ma part, je trouve plutôt touchant de voir une ancienne déesse descendre parmi les simples mortelles pour leur livrer les réflexions suscitées par une condition qu'elle partage désormais. Ainsi, elle établit et développe une distinction entre « être attirante » et « être belle ». « Nous avons été conditionnés à négliger la beauté pour lui préférer la joliesse, la fraîcheur, la jeunesse, écrit-elle. Mais, alors que la joliesse décline et que ce que nous croyons être la laideur de l'âge émerge, nous voyons en réalité le caractère, la beauté physique, apparaître sur les visages. Sur tous les visages. » Écrire un jour ces lignes n'était-il pas ce qui pouvait arriver de mieux à la fille superlativement jolie et fraîche des pubs Estée Lauder ?


[1] Sabrina Champenois, « Mode : Linda Evangelista, mannequin piégée par la cryolipolyse », Libération, 23 septembre 2021

[2] À ce sujet, il faut lire le livre brillant de Murielle Joudet La Seconde Femme. Ce que les actrices font à la vieillesse (Premier Parallèle, 2022), qui passe en revue avec une sagacité rare les cas de Brigitte Bardot, Bette Davis, Isabelle Huppert, Nicole Kidman, Frances McDormand, Thelma Ritter, Meryl Streep et Mae West.

[4] Elisa Covo et Catherine Robin, « Gérald Marie : les mannequins et l'ogre », Elle, 7 septembre 2021 ; Lucy Osborne, « Linda Evangelista praises women accusing her ex-husband of rape », The Guardian, 16 octobre 2020.

[6] Géraldine Dormoy, « Harcèlement sexuel : pour Carla Bruni-Sarkozy, la mode “est un environnement sain” », L'Express, 18 octobre 2017.

[7] Justine Bateman, Face : One Square Foot of Skin, Akashic Books, 2022. Cf. Jessica Radloff, « Justine Bateman Is Aging. She No Longer Cares What You Think About That », Glamour, 6 avril 2021.

Paulina Porizkova, No Filter : The Good, the Bad, and the Beautiful, Penguin Life, 2022.

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