08.04.2024 à 07:56
En quelle langue travaillent-elles ? ≈048
Francis Pisani
Texte intégral (3003 mots)
Bonjour,
Les idées, les prises de position contradictoires ont le mérite d’être stimulantes. Ainsi en va-t-il de certains sentiments, minoritaires, concernant la BNF François Mitterand. Ses partisans sont nombreux et leurs arguments connus.
L'édifice est impressionnant. Nos livres historiques méritent un bel endroit où les conserver et les consulter. Mais combien je regrette (cela a toujours été le cas) qu’on n’aie pas consacré une partie de ces ressources à digitaliser à tour de bras et très tôt (essentiel sur le web) le corpus francophone. Nous serions aujourd’hui dans une situation différente face aux biais linguistiques du web et de l’intelligence artificielle.
Du mauvais usage de la BNF François Miterrand
Les « briques » (les constructions en dur) l’ont emporté sur l’immatériel (comme ils disent) et, aujourd’hui, le digital est à la traîne malgré les plus de dix millions de documents numérisés sur Gallica qui ne sauraient nous tirer d’affaire face à la prolifération des langues sur le web.
Or, je reviens de trois semaines au Mexique, où j’ai vécu 15 ans, et où je me suis retrouvé devant l’évidence concrète, pratique, quotidienne, que les gens pensent différemment dans des langues différentes.
Heureux hasard, je trouve au retour un article de l’excellent Thomas Mahier, cofondateur et actuel CTO de Flint Media, qui nous explique, à propos de l’une d’entre elles : « vous parlez français, elle pense anglais, et vous répond chinois ! »
Comment ça bosse là-dedans ?
Permettez-moi un tout petit nombre de rappels pour commencer :
- Langues les plus parlées dans le monde (dans l’ordre) : anglais, chinois, hindi, espagnol, français, arabe, etc.
- Langues les plus utilisées sur le web (dans l’ordre) : anglais (52%), espagnol (5,5%), allemand, russe, japonais, français (4,3%), portugais etc.
- Mais… entre 80 et 90% des textes utilisés par les plus grandes plateformes d’intelligence artificielle sont en anglais !
Nous ne disposons pas, à ma connaissance, de données précises sur le multilinguisme des plateformes les plus importantes (OpenAI, Google, Anthropic… etc), si ce n’est que Mistral, entreprise créée par trois français, fait des efforts pour inclure des proportions plus grande de langues… européennes.
Chance : l’institut Fédéral Polytechnique de Lausanne (EPFL) vient de rendre publique les résultats d’une recherche approfondie sur le fonctionnement d’un de ces services : LLAMA, le système d’IA de Meta-Facebook.
Multilingue - comme ses semblables - il peut traduire un grand nombre de langues et semble passer de l’une à l’autre sans difficulté. Mais il ne suffit pas, quand on demande comment dire « bonjour » en finnois ou en vietnamien d’avoir une réponse correcte. Il faut y voir clair sur le parcours suivi pour arriver à ce résultat.
Les plus performants d’entre eux fonctionnent avec des technologies dites d’apprentissage profond qui consistent à faire passer les données par de multiples couches de travail (les réseaux neuronaux artificiels inspirés du fonctionnement de notre cerveau un peu comme les ailes d’un avion peuvent nous rappeler celles d’un oiseau).
Ils disent « multilingue » ! Pas faux, pas clair
Pour s’y retouver, les chercheurs de l’IPFL ont suivi, entre autres, toutes les étapes du passage du français au chinois quand on demande à LLAMA comment se dit « fleur » dans le langage de Confucius. Et voilà que processus passe par des couches qui ne sont ni dans la langue du maître chinois, ni dans celle de Victor Hugo, mais dans celle de Shakespeare (ou ce qu’il en reste quand elle est moulinée par les techniques de l’IA).
Dire que LLAMA « pense » en anglais, me semble un peu rapide et je préfère me demander, comme se limite à le faire l’EPFL, « dans quelle langue travaille-t-il ? »
En clair on passe d’à peu près n’importe quelle langue à n’importe quelle autre en transitant par une « langue pivot » : l’anglais.
Quels sont les inconvénients ?
Thomas Mahier estime que l’on risque de perdre des nuances. Il a raison. On voit sans peine où cela peu conduire dans les relations entre peuples et institutions parlant des langues différentes. On a inventé et mené des guerres pour moins que ça.
C’est aussi bien plus grave.
L’étude, dont la méthode devra être appliquée à d’autres modèles d’IA, met à jour le fait qu’il ne s’agit pas seulement de quantité de données (majoritairement en anglais) mais que dans certains cas on fait passer les traductions entre les autres langues par celle-ci.
La mécanique du biais est dans le fruit. Les langues ça mène loin.
Cité par Benoît Raphaël (l’autre cofondateur de Flint.media), Sam Altman, patron de OpenAI (à qui nous devons ChatGPT) ne voit-il pas dans la course vers des intelligences artificielles toujours plus sophistiquées « une gigantesque lutte de pouvoir » ?
Pour qui aurait besoin de plus…
Qui souhaite en savoir plus sans s’égarer dans les sources scientifiques trouvera dans ce post de mon ami Benoît Raphaël un « guide ultime des chatbots d’IA en 2024 » et dans le billet conjoint de Thomas Mahier des explications plus complètes sur le biais linguistique reposant sur l’étude de l’IPFL mentionnée dans ce billet.
Je m’en tiens, pour ma part à l’objectif de Myriades qui est de rendre accessible au plus grand nombre - ce que j’appelle « culturation » ou acquisition douce d’une culture nouvelle - les enjeux des technologies de l’information à l’heure de l’IA.
Autre chose : Fantomas est-il de retour ?
Les hommes ont de plus en plus souvent la boule à zéro. Il suffit de s’arracher à son portable dans un lieu public pour le constater.
On pourrait craindre que Fantomas - le maléfique centenaire - soit de retour. A moitié en tous cas car, s’il a bien la boule à zéro, il est plus souvent mal rasé aujourd’hui que totalement glabre.
Que se passe-t-il ?
Essayons de répondre par une autre question : et si c’était la faute à la tech tout autant qu’une question de mode ?
Souriez et pensez-y !
Bien différentes des rasoirs électriques traditionnels les tondeuses récentes permettent d’exercer, sur notre système pileux, un contrôle jadis réservé au coiffeur. En moins cher et plus rapide puisqu’on ne se rase même plus tous les matins.
Pareil qu’avec les technologies perturbatrices.
Nous sommes loin de l’intelligence artificielle (pour le moment) mais au coeur d’un sujet déterminant : les outils que nous inventons, les technologies que nous innovons nous façonnent.
Souriez mais pensez-y !
19.03.2024 à 08:20
Pour rester à jour il faut apprendre ≈047
Francis Pisani
Texte intégral (2933 mots)
Bonjour,
En prenant l’ascenseur récemment, j’ai trouvé une dame à cheveux blancs secouant son téléphone avec exaspération. Elle n’arrivait pas à y trouver le nombre de pas faits la veille. J’avoue, pour ma part, avoir beaucoup tâtonné pour modifier un clavier sur mon iPad. Soyons honnêtes, cela nous arrive à tou.te.s, à un niveau ou un autre, plus souvent que nous n’aimons le reconnaître.
Or, cette dame, comme vous et moi, sait quand et comment utiliser le feu, l’électricité ou les chemins de fer, comment préparer ses repas chauds, rendre visite à ses enfants pour Noël, quand ne pas mettre ses doigts sur une flamme ou dans une prise et, j’espère, quand ne pas se mettre devant un train bolidifié. Elle sait. C’était inclus dans son éducation.
Que doit-elle, que devons-nous savoir des technologies digitales omniprésentes et indispensables aujourd’hui ? La réponse n’est pas la même pour chacun.e et il me semble indispensable, pour avancer de distinguer entre groupes et situations.
Commençons par un apparent détour, une conférence sur l’intelligence artificielle générative (IAG) organisée par Netexplo (avec laquelle je collabore depuis plusieurs années) pour les entreprises. Il s’agissait, en l’occurence de boîtes suffisamment grandes (plusieurs dizaines de milliers d’employés chacune) pour qu’elles soient obligées d’affronter le problème à tous les niveaux. Nous pouvons en apprendre quelque chose.
Panorama de l’IA générative
J’ai été frappé, par le fait que deux grandes entreprises dans lesquelles les ingénieurs jouent un grand rôle (ils sont 20.000 chez Safran) commencent leurs formations par ce qu’elles appellent « l’acculturation » du personnel dans son ensemble. Pour Vincent Lecerf d’Orange, il s’agit de « mettre un maximum de personnes sur le sujet, de le populariser ». Anne Farah, de Safran, parle de « sensibiliser » l’ensemble du personnel.
Orange distingue trois niveaux de formation : culture (digitale), outil, métier. Les chiffres correspondants à chaque groupe illustrent parfaitement leur dimension. Ils concernent, dans l’ordre, 3O.000, 5.000 et 300 personnes aujourd’hui.
Presque tous les intervenants ont insisté sur le fait qu’il s’agit tout autant d’un sujet humain que technique et que tout le monde est concerné même s’il faut prendre en compte les besoins différents selon les générations.
L’erreur serait de croire que les trois groupes mentionnés n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Ils doivent être envisagés comme des cercles concentriques. En clair : tous ces gens employés dans de grandes entreprises ont besoin de culture digitale même ceux qui ne s’occupent ni d’algorithmes, ni de data, même quand cela ne les concerne pas directement.
« Culture digitale »
Nous ne pouvons pas nous permettre de tout ignorer et n’avons pas les moyens de tout savoir. Mais tout le monde a besoin de culture digitale actualisée sans qu’elle implique une connaissance approfondie de la technologie.
Distinguons trois niveaux.
Aisance et familiarité - Il s’agit simplement de se mettre à jour, d’inscrire l’intelligence artificielle telle qu’elle évolue sous nos yeux dans la continuité de la révolution digitale qui s’est introduite dans nos vies avec l’ordinateur, l’internet et le web ainsi que le téléphone mobile.
Outils - Les spécialistes ne sont pas les seuls à être amenés à s’en servir. Comme pour les autres étapes, celle-ci implique d’apprendre à utiliser quelques dispositifs nouveaux (essentiellement des logiciels genre ChatGPT ou des applications qui intègrent l’IAG comme le proposent Microsoft et Google). Ils peuvent être utiles et nous gagnerons en apprenant à nous en servir.
Enjeux - Nous avons besoin et intérêt à comprendre les enjeux sociétaux de la vague de transformation qui vont de l’IA for good (un vrai mouvement) aux dangers connus comme la surveillance ou la guerre en passant par des formes d’organisation et de gouvernance à tous les niveaux.
Il ne s’agit pas de formation mais toute formation passe par là.
Cette fois ce sont les ingénieurs et les managers qui auraient tort de croire qu’ils peuvent s’en passer. L’IA générative n’est pas seulement faite de joujoux merveilleux à inventer, ni d’efficacité ou de productivité. La société toute entière est concernée : entreprises, éducation des enfants, gestion de la municipalité, associations et gouvernement.
Acquérir cette « culture digitale » et en comprendre les enjeux est aussi important que de se préoccuper de crise climatique et de diversité. Elle permet d’agir avant qu’il ne soit trop tard et de développer des usages positifs, dans la santé par exemple.
Danser sous la pluie
Il s’agit donc de créer une nouvelle PAIDEIA, terme qui désignait dans la Grèce antique « le corpus de connaissances fondamentales dont doit disposer un bon citoyen ». Une idée relativement courante aujourd’hui.
La déferlante arrive comme nous l’avons vu récemment et nous avons le choix entre couler, flotter, surfer ou naviguer. Voire mieux si nous faisons cas des jolis propos de Laurie Bonin, co-fondatrice d’Artpoint, à la conférence Netexplo : « L’IA est comme la pluie, on peut ne pas l'aimer mais on ne pourra empêcher qu'il pleuve alors dansons sous la pluie. » D’autant plus volontiers, il me semble qu’elle présente plein d’aspects positifs et d’opportunités, comme la pluie d’ailleurs, en quantité raisonnable, ou contrôlée, voire endiguée…
Googlez : paideia artificial intelligence et paideia intelligence artificielle
Bientôt - Un journal télévisé entièrement IA
Trouvé sur le site du québécois Bruno Guglielminetti ce test d’un journal télévisé entièrement réalisé par l’IA à partir de sources médiatiques vérifiées. Impressionnant comme vous le verrez très vite.
Cliquez > Chanel1.ai L’arrivée des infos 100% IA
Bonne semaine…
06.03.2024 à 08:10
Canaliser, orienter les intelligences artificielles ≈046
Francis Pisani
Texte intégral (3110 mots)
Plus je lis ce livre, plus j’ai envie de le relire.
Je parle de La déferlante, (voir Myriades : La déferlante, ce livre qui me fait changer d’attitude ≈035) écrit par Mustafa Suleyman un des créateurs des IA qui l’ont emporté sur les meilleurs joueurs d’échecs et de Go avant de réussir à déplier les protéines pour en révéler la configuration. Sa proposition de contenir, voire d’endiguer le développement de l’intelligence artificielle et de la vague technologique qu’elle entraîne est d’autant plus remarquable qu’elle s’accompagne d’une stratégie à multiples niveaux. C’est ce qui m’a secoué.
Il voit dans la contention « un moyen, en théorie, d'échapper au dilemme de la maîtrise des technologies les plus puissantes de l'histoire. » « En théorie » parce que personne n’est certain que ça marche. Quant au dilemme, il est plus facile à résumer qu’à résoudre : il veut que la vague de technologies développées en ce moment apporte les bienfaits promis, mais pas n’importe comment.
Foncer, comme tout arrêter, est également risqué.
enti’idon lée d’endiguer fait hurler bien des acteurs quand il est pris dans le sens le plus étroit (mettre entre des murs, des digues, des murailles, les parois d’une boîte).
C’est plus compliqué et bien plus intéressant.
Ces imparables incitations à foncer : états, entreprises, egos
Le livre est sorti plusieurs semaines avant la crise d’OpenAI, la société créatrice de ChatGPT (voir Myriades ≈034 Games of AI : c’est qui les pions) qui apparaît comme une illustration parfaite de sa thèse avec la victoire de ceux qui veulent foncer (dont Sam Altman et Microsoft) sur ceux qui appellent à un peu de retenue.
Aucun doute pour Suleyman que « le profit est le moteur de la vague à venir, » mais les seuls tenants d’une position éthique doivent comprendre qu’il n’y a pas que ça. il faut aussi prendre en compte :
La compétition entre grandes puissances. « Choisir de limiter le développement technologique lorsque des adversaires perçus avancent, c'est, dans la logique d'une course aux armements, choisir de perdre. »
L’écosystème mondial de la recherche, avec ses rituels bien ancrés qui récompensent la publication ouverte, la curiosité et la quête d'idées nouvelles à tout prix.
Sans oublier l’ego des chercheurs si bien illustré par le film consacré à Robert Oppenheimer. Mais c’est John von Neumann, mathématicien d’origine hongroise ayant participé au développement de l’arme nucléaire, qui en explique le fonctionnement : « il serait contraire à l'éthique, du point de vue des scientifiques, de ne pas faire ce qu'ils savent être faisable, quelles que soient les terribles conséquences que cela pourrait avoir ».
Aucune mesure isolée ne peut suffire pour contenir ces « imparables incitations ».
Endiguer, se contenir, organiser l’intervention de l’État
Suleyman commence par demander aux créateurs eux-mêmes de faire le premier pas et de s’imposer des limites, des contraintes qui seront d’autant plus efficaces qu’elles figureront dès la conception de l’outil au lieu d’intervenir après coup c’est-à dire, presque toujours, trop tard.
Et mieux vaut ne jamais laisser les enthousiastes seuls. « La technologie a profondément besoin de critiques - à tous les niveaux, mais surtout en première ligne. » Ceinture et bretelles : il est prudent de faire auditer de l’extérieur leurs travaux en cours.
Ça risque de les ralentir ? Quelle excellente chose dit Suleyman qui les invite à prendre le temps de tester, à ne pas se précipiter pour mettre leurs découvertes sur le marché.
L’auteur, dont l’entreprise DeepMind a été rachetée par Google, a bien tenté de faire bouger cette BigTech de l’intérieur… sans succès. L’endiguement gagnerait à compter sur des fondateurs de startups et des patrons soucieux « d’apporter une contribution positive à la société. Il a également besoin de quelque chose de beaucoup plus difficile. Il a besoin de politique, » tant au niveau national qu’international. Il demande donc l’intervention des gouvernements et des États.
En clair, tout le monde doit s’y mettre à tous les niveaux, tout de suite. Ça fait beaucoup.
« L’endiguement doit être possible »
Ce titre de l’avant-dernier chapitre m’a inquiété. Ça n’est jamais parce qu’elle est nécessaire ou bonne qu’une proposition, une action, un programme sont réalistes. « Je comprends parfaitement. Cela semble à peine réel à première vue, » reconnaît-il. Mais nous y sommes bien parvenus - jusqu’à un certain point - pour les voitures, les avions et les médicaments, par exemple. Avec un coût élevé en victimes et toujours bien tard.
Et la réglementation, régulièrement invoquée par les mieux intentionnés, ne suffit pas. La technologie bouge de semaine en semaine alors qu’il faut des années pour faire adopter une loi.
On peut en conclure que c’est bien pour cela que la généreuse idée de Suleyman ne peut réussir. L’auteur le dit clairement : « L’endiguement de cette déferlante n’est, je crois, pas possible dans le monde actuel. » Il faut des citoyens plus conscients, des entreprises et des entrepreneurs plus soucieux du bien social, des gouvernements plus agiles, des relations internationales plus détendues… etc. etc.
Autant repousser notre attente de solution à la saint-glinglin.
Pourquoi ce livre m’a secoué
La déferlante propose une approche trans-disciplinaire des technologies qui se développent le plus vite aujourd’hui. Il prend en compte les responsabilités à tous les niveaux, des individus aux grandes puissances, et contient une proposition ouverte, modifiable à mesure que nous agissons, à condition d’agir bien entendu.
Il n’y a ni mot, ni solution miracle et Suleyman le dit clairement. Il propose, ce qui est plus difficile à vendre, une méthode, voir une attitude.
Elle vaut pour l’intelligence artificielle et la biologie synthétique, mais aussi pour l’autre problème majeur auquel l’humanité est confrontée, toujours de son fait : le réchauffement de la planète.
L’un et l’autre sont, en paraphrasant une des formules du livre, des « hyper-objets qui dominent l’existence des humains ». Suleyman met en cause nos responsabilités et le système dans lequel nous nous sommes enfermés nous-mêmes, sans tomber dans l’opposition binaire entre pour et contre, entre croissance et décroissance. J’y vois une vraie position politique. Et vous ?
Époustouflantes images - Gemini de Google, un jumeau peu fiable… (bis)
Premier incident majeur au moment du lancement de Gemini par google… Plutôt que de la décrire, je vous invite à regarder cette époustouflante vidéo sensée montrer ce qu’elle est sensée pouvoir faire (sic).
Impressionnant, n’est-ce-pas… sauf que… allez, un petit effort : googlez : canard gemini. Vous allez bien rire.
Et, plus récemment, les images bien pensantes de Gemini quand on lui demande celles d’un pape…
googlez gemini woke pour aller plus loin…
Bonne semaine…
29.02.2024 à 08:05
Le nucléaire de Poutine contre l’IA ≈045
Francis Pisani
Texte intégral (2863 mots)
Politiciens et médias ne cessent de rivaliser à qui nous fera le plus peur. Un jeu auquel excelle Mike Turner, président de la Commission permanente sur le renseignement de la Chambre des représentants. C’est à lui que nous devons l’annonce d’une utilisation possible de l’arme nucléaire par la Russie dans l’espace. C'est vraisemblable et inquiétant. Mais ça révèle aussi une faiblesse radicale de Poutine : l’intelligence artificielle, notamment militaire.
Sujet d’actualité, s’il en est, on parle beaucoup du recours à l’IA dans les guerres, notamment à propos des drones utilisés en Ukraine. Après un premier usage d’appareils trouvables dans le commerce et bricolés, les solutions utilisées des deux côtés sont de plus en plus « intelligentes ».
Contrairement à la formule médiatique consacrée, le vrai danger n’est pas le « killer drone » (capable de décider de tuer). La vraie révolution dans les affaires militaires (Revolution in Military Affairs dans le jargon professionnel international) ne se situe pas au niveau d’armes spécifiques. Elle dépend plutôt des plateformes capables de réunir, de traiter des quantités considérables d’informations en temps réel puis, éventuellement de prendre des décisions avec ou sans intervention humaine. Voir Myriades IA, politique et mythes grecs ≈014.
De tels dispositifs sont conçus pour recueillir toutes les données possibles concernant un grand espace d’affrontements (le Moyen Orient, l’Europe, l’Asie de l’Est ou, pourquoi pas, la planète toute entière). Ce à quoi se consacrent de très grosses boîtes comme Lockheed ou IBM et, plus particulièrement des entreprises plus récentes comme Palentir, Anduril et, bientôt, OpenAI.
Le recours au nucléaire par Poutine : De quoi s’agit-il ?
Tout indique que le programme russe existe véritablement (malgré les dénégations de Moscou auxquelles plus personnes n’a de raison de croire). D’après mes recherches, il semble qu’on puisse distinguer deux hypothèses : bombe lancée depuis la terre le moment voulu, ou appareil nucléaire (bombe ou satellite) préalablement mis en orbite et déclenchable à volonté.
« Dans le vide spatial, » explique The Economist, « les radiations sont déterminantes. L'impulsion électromagnétique créée par une explosion orbitale pourrait endommager l'électronique des satellites un peu partout dans le ciel. »
Si les appareils militaires américains sont généralement équipés pour résister à de telles attaques, ce n’est pas le cas des commerciaux tels ceux lancés par Starlink, l’entreprise d’Elon Musk qui a contribué aux succès des Ukrainiens face à l’agression russe des deux dernières années.
Ce qui fait conclure à la publication britannique qu’un tel geste désespéré dans la mesure où il risquerait d’affecter toute l’économie mondiale, y compris celle de la Russie et de ses alliés, « semble mieux adaptée aux États desperados comme la Corée du Nord et l'Iran, qui ont peu de capacités spatiales propres à protéger et qui, en cas de crise, peuvent estimer qu'ils n'ont rien à perdre. »
Mais peut-être Poutine n’a-t-il rien à perdre en matière d’intelligence artificielle ?
Rien à perdre : la vérité sur la menace russe
Depuis quelques mois, le président russe multiplie les interventions sur l’importance de l’IA et l’effort à faire pour se hisser au plus haut niveau. Or, entre autres difficultés, l’excellence reconnue de ses concitoyens en mathématiques ne suffit pas quand au moins 10% des spécialistes de ce domaine ont quitté le pays au cours des deux dernières années.
Alors que faire ? Prendre le problème par l’autre bout, s'est dit le maître du Kremlin !
Les IA reposent sur 1) d’incroyables quantités de données, 2) des algorithmes sophistiqués, mais aussi sur 3) des communications fluides entre data centers, labs, utilisateurs, capteurs (sensors en anglais) etc. Ces derniers, dont le chiffre était estimé à une quinzaine de milliards en 2022 (et qui pourrait doubler d’ici à 2027, en 5 ans), sont les sources indispensables d’informations précises actualisées à tout instant.
En retard sur les deux premiers points, Poutine peut se concentrer sur la paralysation du troisième chez les autres, même si ça l’affecte lui aussi.
Le joker nucléaire spatial (qui n’est pas une plaisanterie) apparaît ainsi comme un aveu d’impuissance là où ça se joue : l’avancée des Chinois et des Américains dans le développement de leurs capacités en matière d’intelligences artificielles.
La coupure d'une partie des communications mondiales de façon indiscriminée ne peut que gêner le fonctionnement des plateformes militaires. En particulier pour les États-Unis qui ont choisi la prolifération en s’appuyant sur des entreprises privées et la mise en orbite de satellites commerciaux sans protection particulière. Elle plongerait la planète dans une crise économique généralisée, redoutable pour ses rivaux plus riches et plus puissants
Incapable de rentrer par la porte le jour où s’engageront des négociations sérieuses entre Chinois et Américains, Poutine tente de se donner les moyens de s’imposer par la fenêtre, en cassant tout sur son passage s’il le faut.
Signe de force ou aveu de la faiblesse ? Inévitable ambigüité.
Mais c’est aussi, pour nous, une bonne occasion de réfléchir à cette troisième composante essentielle des intelligences artificielles, les communications digitales…
Concret : soyez gentil.le avec votre chatbot, vous aurez de meilleurs résultats
Si vous posez vos questions gentiment, vous aurez de meilleures réponses et, le système se conduira mieux avec tout le monde signale le site d’information Axios.
C’est vrai pour le japonais - on pouvait s’y attendre -, mais aussi pour l’anglais et le chinois révèle une étude de l’Université de Cornell.
Aucune raison que ça ne vaille pas pour le français… mais ne me dites pas que c’est trop vous demander…
PS - N’en rajoutez pas une couche dans le genre “lèche bot”, il vous donnera des réponses plus longues.
21.02.2024 à 07:40
L’extension du domaine digital-IA ≈044
Francis Pisani
Texte intégral (2035 mots)
Certains évènements de la semaine dernière m’ont poussé à me demander si nous prêtons assez d’attention au rôle joué par le digital dans l’actualité, à son impact multiforme. Je ne parle pas ici de sites ou de rubriques spécialisés, mais des infos qui nous arrivent sur la France, l’Europe ou même plus loin. Prêtons-nous suffisamment attention à l’extension du domaine digital dans les mouvements sociaux, la politique, la culture, la guerre ou les affaires internationales ?
Quelques exemples…
Mouvements sociaux : “La radicalité d’une « grève Facebook »”
Tel est le titre utilisé par Le Monde pour rendre compte du mouvement des contrôleurs SNCF de samedi et dimanche dernier. Ils se sont, en effet, servis des réseaux sociaux pour s’organiser directement sans passer par les structures syndicales.
Pourquoi c’est important ? Parce que c’est un exemple de ce que les institutions hiérarchisées (entreprise et syndicats) ne sont plus nécessairement la meilleure façon de s’organiser. Les réseaux sont maintenant partout.
Mais attention tout le monde peut y avoir recours comme nous avons pu le voir quelques jours plus tôt avec la prise de contrôle de la contestation agricole par les plus gros exploitants.
Business : Les GAFAM changent de nom
L’ordre des Big Tech, les plus grandes entreprises de technologie n’est plus le même qu’il y a 3 mois. L’actualité est maintenant dominée par les MANAAM (Microsoft, Apple, NVIDIA, Alphabet (Google), Amazon, Meta (Facebook) ! Nous allons devoir adapter notre vocabulaire critique et cesser d’en vouloir aux « GAFAM ».
Pourquoi c’est important : parce que celles qui ont fait assez tôt le pari de l’intelligence artificielle sont en train de déplacer les autres. Non seulement Microsoft est passée devant Apple dans le classement des entreprises les plus riches du monde mais, mercredi dernier, NVIDIA, une presque inconnue du grand public qui fabrique les microprocesseurs indispensables à l’infrastructure sur laquelle s’agite l’IA est passée devant Alphabet, Amazon et Meta.
Le peloton de tête n’est pas très différent mais les changements dans l’ordre sont significatifs. Nous verrons s’ils se creusent dans les mois qui viennent.
International : Quand l’IA permet de gagner des élections au Pakistan
Très loin de la Californie, au Pakistan que l’on a trop souvent tendance à considérer comme pas vraiment développé, les partisans de l’ancien premier ministre Imran Khan lui on permis de faire campagne depiis sa prison et de remporter les élections.
Comment ? Alors que leurs actions étaient censurées ou interdites, ils ont organisés des meetings sur YouTube et TikTok et même utilisé l’intelligence artificielle pour transformer des notes discrètement transmises par Khan en vidéos avec synchronisation de sa voix et du mouvement de ses lèvres.
Attention - Cette belle inventivité peut être utilisée pour perturber des processus électoraux démocratiques.
Googlez : élections pakistan intelligence artificielle
En France aussi, mais…
« Il se passe quelque chose à Paris dans l’IA en ce moment » titrait Le Monde du 12 février à propos de l’effervescence créée par les boîtes comme Mistral la pépite française de l’IA.
L’écosystème est en effervescence. Les rêves prolifèrent. Macron y voit « un enjeu de souveraineté technologique » et s’inscrit ainsi dans ce que les Britanniques qualifient de « nationalisme IA ».
De croissance plutôt lente au cours des 30 dernières années l’archipel digital français (ces petites îles où l’on travaille au développement technologique) se densifie dans une mer plutôt faite d’indifférence et de réticences.
A peine 36% de la population croît que l’IA peut créer des emplois. Plus généralement la France est, avec le Japon, le pays le plus pessimiste du monde pour 2024 (via Benoît Raphaël).
Heureusement nous avons Houellebecq
Petite anecdote, un peu honteuse (j’aurais pu y penser plus tôt)… c’est en cherchant le titre de cette chronique, dont je voulais qu’elle montre les transformations de notre monde sous l’influence de l’IA et du digital (le « digital-IA ») que j’ai pensé au livre de Michel Houellebecq L’extension du domaine de la lutte.
Première surprise, juste après le titre de son roman, Google me proposait d’accéder à la définition de ce qu’on appelle les « extensions de domaine », les .fr, .com, .edu et autres. J'ai alors pensé à Plateforme, autre oeuvre du même romancier. Il y avait bien digital sous roche.
Une légère extension du domaine de ma recherche (toujours conseillée) m’a permis de réaliser, ce que j’avais oublié ou, peut-être, jamais su, que l’écrivain vedette était au départ ingénieur (agronome) et un peu informaticien. Assez pour en saupoudrer tous ses romans, comme le montre limpidement Binnie « programmeur, data analyst et apprentie romancière » de son état.
Supplément : Y aviez-vous pensé ? (moi pas pour être honnête)
1) Générations : Les « digital natives » sont largués
Ils sont remplacés par les « AI natives » qui se précipitent, dans les universités qui en offrent, sur les cours d’intelligence artificielle générative. Un tiers de ceux qui finissent cette année ont l’intention de s’en servir dans leur carrière révèle une enquête récente citée le 1é février par le site d’information Axios.
2) L’Histoire, victime idéale des deepfakes
Aucune raison pour que ces images fabriquées par l’IA, comme celle du pape en doudoune blanche, se limitent à l’actu, signale le New York Times. Abondamment pratiquée par Staline et pas seulement, la manip est aussi vieille que la politique.
Mais l’échelle change avec la rapidité de production de documents IA alors que les sites historiques, ainsi que ceux contenant des actes de propriété anciens, par exemple, sont plutôt moins bien protégés.
Qu’adviendrait-il si on nous fabriquait, preuves à l’appui, un Napoléon grec, un Jésus arabe, ou une Jeanne d’Arc transgenre ?
Googlez : deepfakes modifient histoire, et deepfakes past, puis… creusez
Merci pour votre curiosité.
Passez quand même un bon reste de semaine.
A vite…
11.02.2024 à 09:26
Analogie de la bagnole ≈043
Francis Pisani
Texte intégral (2482 mots)
Bonjour,
Les bagnoles d’aujourd’hui sont conçues pour qu’on n’aie jamais à ouvrir le capot. Aux garagistes de le faire. Vous pouvez conduire des milliers, voire des dizaines de milliers, de kilomètres sans savoir ce qu’est un moteur ni comment ça marche. J’ai même rencontré une personne qui, après des années de conduite, s’est trouvée désemparée quand elle eût à s’occuper d’un pneu crevé.
De la même façon, vous avez au moins une fois, en tous cas je l’espère, utilisé ChatGPT pour rédiger des devoirs, produire des lettres officielles acceptables ou dresser un plan de table, de voyage, de réorganisation ou de note à proposer à votre chef de service.
Ce qui compte c’est le temps gagné.
Le reste on s’en fout ou, comme disait Deng Xiao Ping, « peu importe qu’un chat soit blanc ou noir pourvu qu’il attrape les souris ». Pas besoin de connaître le principe des injecteurs électroniques pourvu que la voiture vous transporte. Ne pas savoir ce qu’est un LLM (Large Language Model ou grand modèle de langue), base de l'IA générative, ne vous pénalise en rien pour tirer parti de ChatGPT.
Alors pourquoi vous dis-je qu’il en va de l’IA comme des bagnoles et pourquoi insister avec cette idée de culture digitale et de compréhension de l’IA… ? Pourquoi m’entêtai-je à publier Myriades avec l’espoir que cela vous intéresse ?
Parce qu’il n’y a pas que le moteur qui compte dans une voiture !
Pour les voitures, il n’y a pas que le moteur qui compte
Prenons quelques exemples de connaissances utiles pour ne pas mourir trop vite dans l'aventure. De quel côté se trouve le volant et si on conduit à droite ou à gauche; le fait qu’il faut mettre de l’essence et, pour ne pas avoir l’air trop bête à la pompe, de quel côté se trouve l’ouverture ou, si on sait trouver la roue de secours et le cric.
Ne faut-il pas aussi savoir tourner le volant à bon escient, freiner, accélérer dans les virages… conduire tout simplement ?
Et le code de la route ? Les limitations de vitesse, stops et autres priorités à respecter, les conditions pour doubler et la lecture de tous ces panneaux de signalisation plus ou moins hiéroglyphiques ?
Et pendant que nous sommes aux véhicules terrestres à moteur, si vous croisez ou dépassez une moto, un tracteur, une voiture de pompiers ou de flics, une ambulance ou un char d’assaut au comportement bizarre, il est utile de ne pas hésiter trop longtemps avant de trouver au plus vite la réaction qui convient.
Sans oublier les effets de la pollution due aux automobiles.
Et quand vous pestez le matin (ou le soir) dans les embouteillages, vous voyez bien que c’est grâce à (ou à cause) des voitures que nos paysages sont étranglés d’autoroutes, qu’on élargit les rues et que les villes sont devenues gigantesques. Ce qui me fait penser à cet incroyable paradoxe révélé par ce qu’on appelle la constante de Marchetti selon laquelle, depuis le néolithique, nous consacrons le même temps pour aller de chez nous à notre lieu de travail alors même que la distance augmente en raison des progrès des moyens de transport.
En clair, vous n’avez pas besoin d’être versé.e dans la science des moteurs à explosion, pas plus que dans la mécanique de votre voiture. Mais vous avez besoin de, et/ou intérêt à savoir vous en servir dans la vie pratique, et à connaître les enjeux de vos choix en raison des impacts qu’ils ont sur votre vie et celle des autres.
Vous avez compris. J’arrête.
Idem avec l’intelligence artificielle : ce « panbidule »
Pareil avec l’intelligence artificielle et les technologies qui permettent le fonctionnement de votre mobile, votre ordi, le GPS, le site du ministère des finances pour votre déclaration d’impôts ou celui qui vous permet de commander une pizza ou de parler à vos enfants ou petits enfants quand ils sont loin.
Il n’est pas besoin d’en connaître les détails de fonctionnement, mais vous avez tout intérêt à savoir vous en servir au mieux.
Et même ça, plus répandu chez les jeunes que chez les seniors, ne suffit pas vraiment si vous ne voulez pas tomber dans les peurs excessives ou la croyance dans des miracles peu probables,
Le digital (je n'aime pas « numérique), les technologies de l’information et de la communication et l’intelligence artificielle ne sont que des outils. Mais pas n’importe lesquels. Potentiellement accessibles à et modifiables par tous.tes, ils sont les seuls utilisables avec tous les autres, dans tous les domaines (on appelle ça une general purpose technology en anglais, ou technologie à usage général) à la différence des moteurs à explosion d’usage bien plus réduit. Elles permettent à la fois de produire ce dont elles s’alimentent - les données - et comment en tirer parti - les algorithmes. Elles sont aussi les premières à pouvoir développer une certaine dose d’autonomie.
Un outil certes, un appareil, un truc, un bidule, qu’on est tenté - vues ses capacités -de désigner en y joutant « hyper » ou « méta », préfixes sans saveurs.
Essayons autre chose.
Pourquoi pas « pan » alors ? Pas le dieu grec mais, si nous en croyons le dictionnaire de l’Académie Française, « [l’] élément de composition signifiant Tout ». Avec une telle garantie de bon usage nous pouvons bien nous permettre de parler de ce « panbidule » qu’est l’IA, ce « tout technologique ». Un outil donc, mais que nous retrouverons partout.
Concret : la preuve en images que l'IA générative ne comprend pas
Elle est assénée par ce test consistant à demander à ChatGPT une image de pièce vide avec « absolument pas d’éléphant ». La seule présence du mot incite L’IA à en mettre un. Plusieurs essais, que je vous invite à regarder sur ce billet de Gary Marcus cet empêcheur de « biduler » en rond que j’adore citer, montrent que l’outil n’est pas fiable et, plus sérieusement encore, qu’il est indispensable d’envisager « d’autres approches de l’intelligence artificielle ».
Ceci dit, critique de la critique, les images en question font penser au fameux livre de Georges Lakoff Don’t Think of an Elephant (2004) (non traduit en français que je sache) dans lequel il montre qu’une des manipulations préférées des politiciens consiste à pousser leurs publics à penser à quelque chose en jurant qu’ils ne sont pas contre… comme celles et ceux qui disent n’être pas contre les immigrés ou pas contre les écologistes.
Je vous laisse le soin de trouver des analogies pertinentes…
A la semaine prochaine.
04.02.2024 à 18:59
Tracteurs, IA et pesticides ≈042
Francis Pisani
Texte intégral (2378 mots)
Massifs et lents, les tracteurs qui servent à barrer les routes et à cultiver la terre semblent à l’opposé des intelligences artificielles ultra-rapides et, apparemment, dématérialisées. Mais, ne nous laissons pas piéger par une image simple. Les machines apparues au siècle dernier aident à comprendre comment les technologies les plus nouvelles se répandent et peuvent donner lieu à de surprenantes innovations susceptibles de réduire les tensions entre agriculteurs et écologistes.
On y va ?
Avec un tout petit peu d'histoire pour commencer.
Histoire de tracteurs
Présentés comme une révolution et porteurs de « la libération de l'agriculteur de sa dépendance à l'égard du cheval fatigué » ils promettaient d’être plus économiques que ces derniers. C’était en 1915 dans l’Iowa. L’enjeu était considérable puisqu’au début du siècle le secteur employait un tiers de la main d’oeuvre et produisait 15% du PIB de tout le pays.
La transformation a eu lieu, évidemment, avec la capacité de nourrir plus de gens plus ses inévitables aspects négatifs tels que la destruction des terres de surface. Le nombre de travailleurs agricoles a baissé d’un quart en cinquante ans. Et si la mécanisation a permis une augmentation du PIB d’environ 8% en 1950, les gains de productivité ont mis très longtemps à se faire sentir : 3% environ dans la même période.
Comment expliquer ça ? Parce que les agriculteurs n’ont adopté les tracteurs que très progressivement et ce pour trois raisons pleines d'enseignements :
Les premières versions de la technologie étaient très chères et moins utiles que ne prétendaient les vendeurs du fait de l’incapacité de lever des compléments utiles tels que la charrue par exemple (ça me fait penser au GPT Store qui vient d’être ouvert et permet d’ajouter pleins d’outils nouveaux) ;
Opportunité (si l’on ose dire) circonstancielle, les bas salaires dûs à la crise de 1929 ont permis aux agriculteurs de retarder l’achat de machines dont ils ne savaient encore trop quoi faire (la situation est différente aujourd'hui, mais nombre d’entreprises se disent prêtes à investir dans l’iA par peur de louper le coche sans nécessairement savoir pour quoi faire. Pas un gage d'accélération).
Les exploitations agricoles de l’époque devaient se transformer profondément pour tirer partie de la mécanisation. Pour que l’achat soit rentable il fallait agrandir les terres à travailler ce qui impliquait des négociations souvent lentes avec les propriétaires (la réorganisation de la structure de production est également en question aujourd’hui avec l'automatisation des tâches et le bouleversement des relations de travail qui en découle).
« Quelle que soit la qualité d'une nouvelle technologie, la société a besoin de beaucoup, beaucoup de temps pour s'adapter, » conclut The Economist où j’ai trouvé cette analyse. Prenons cela au sérieux.
L'erreur consiste souvent à ne prendre en compte que l'outil en ignorant son impact sur la société qui s'en sert, le modifie et se laisse modifier par lui. C’est pour cela que l’impact profond de l’imprimerie de Gutenberg a mis 200 ans pour changer l’Europe.
C'est toute la différence entre "invention," une nouveauté qui sort du lab, et "innovation" qui implique introduction dans l'entreprise, le marché ou le tissu social. Elle n'existe pas sans "mise en oeuvre" précise le Manuel d'Oslo de l'OCDE. Dans la vie réelle, c'est elle qui compte le plus, celle qui nous concerne et que nous devons comprendre.
Trois enseignements
Le temps est essentiel mais il n'y en a jamais qu'un seul (nous gagnerions à l'aborder comme "polychronie"). Professionnels et entreprises ont tout intérêt à se dépêcher d'intégrer l'IA dans leurs process car, faute de le faire, ils risquent de se trouver largués. Peu importe si les bénéfices prévisibles ne sont pas évidents à court terme. Il faut être dans le coup sans attendre.
Pour les autres, pour nous, pour celles et ceux qui ont compris que la vague arrive et que s'il faut la "contenir" et l'orienter, l'histoire des tracteurs permet d'aborder de façon plus réfléchie promesses et menaces, de comprendre que ni les unes ni les autres ne vont se matérialiser très vite (cela dépend des situations).
L’accélération est un fait… mais elle concerne la vitesse à laquelle les innovations sont rendues accessibles. Si les coûts peuvent être considérables, comme pour les LLM à la base de l’IA générative, la mise en place est légère puisqu’il s’agit de digital comme le web. C’est un peu comme si pour l’aéronautique on n’avait eu besoin de mettre en place que les fabriques des constructeurs sans se soucier vraiment ni des aéroports, ni des avions…
En clair, si les innovations technologiques pleuvent de plus en plus fréquemment, notre capacité de les accepter, de les encadrer évolue toujours très lentement. Les voitures presque totalement autonomes seront fabriquées bien avant que nous en acceptions la diffusion.
Concret : l’IA pour réduire le recours aux pesticides
Le rapport des tracteurs et de l'intelligence artificielle n'est pas que métaphorique. Les robots agricoles disponibles sur le marché ne manquent pas.
Et les agriculteurs utilisent l’IA dans plusieurs domaines tels que la détection instantanée de la prolifération d'insectes et de maladies aussitôt transmise au téléphone mobile du fermier, ou l’optimisation de l’irrigation.
Peu connue mais dont on devrait parler plus, il y a la fascinante expérience de Substorm.ai, une entreprise suédoise qui utilise l’IA pour détecter, dans une exploitation de concombres, les zones à problème et limiter au strict minimum le recours aux pesticides. Voir aussi Intellias.com.
« Au lieu de pulvériser des pesticides sans discernement sur l'ensemble de l'exploitation de concombres, [des robots peuvent être utilisés] pour appliquer des pesticides uniquement sur les plantes infectées, en épargnant les plantes saines, ce qui permet de réduire considérablement la quantité de pesticides utilisée. »
Google ou ChatGPT : can AI reduce the use of pesticides in agriculture? (La même question en français ne donne pas les mêmes résultats…)
28.01.2024 à 10:09
Merci Edgar Morin, mais… ≈041
Francis Pisani
Texte intégral (2966 mots)
J’ai lu avec passion la tribune publiée dans Le Monde par le très grand Edgar Morin sous le titre : « Le progrès des connaissances a suscité une régression de la pensée ». Loin de prétendre l’interpeller je voudrais simplement réfléchir avec vous sur cet texte émouvant d’un plus que centenaire qui appelle à la résistance et à la solidarité pour affronter nos malheurs dûs, selon lui, à la science et à la technologie.
La faute tiendrait au fait qu’on les a séparés par des barrières disciplinaires empêchant de penser, de comprendre leurs interactions. Nous sommes ainsi mal armés pour faire face à l’accumulation d’orages qui caractérise cette phase de l’histoire planétaire dont il dit « Nous ne savons pas si [elle] est seulement désespérante ou vraiment désespérée. »
Situant les guerres en cours ou qui menacent, celles qui durent et celles qui s’étendent, dans le contexte de « l’antagonisme virulent entre trois empires : les États-Unis, la Russie et la Chine » il signale que « Les crises s’entretiennent les unes les autres dans une sorte de polycrise écologique, économique, politique, sociale, civilisationnelle qui va s’amplifiant. » Voir Myriades : Dynamique des relations ≈032.
La dégradation écologique qui affecte citadins comme ruraux, et aggrave partout les inégalités se doit à « l’hégémonie d’un profit incontrôlé ».
Tout cela est parfaitement vu et clairement dit par le penseur français que je respecte le plus aujourd’hui, notamment pour son travail sur la complexité.
« Progrès scientifique technique »
Mais j’ai des doutes sur sa vision du rôle du « progrès scientifique technique » auquel il attribue « la cause des pires régressions de notre siècle » : Auschwitz, les armes nucléaires, les sociétés de surveillance et de soumission ainsi que les guerres de plus en plus meurtrières.
D’abord je ne crois pas au « progrès » à moins de le concevoir de manière quantique, c’est-à-dire comme une évolution positive et négative en même temps. Comme la technologie qui n’est, selon la formule connue, « ni bonne, ni mauvaise, ni neutre ». Cela dépend de ce que nous en faisons. Pour Morin « c’est lui [ce « progrès »] qui, animé par la soif du profit, a créé la crise écologique de la planète ».
Tout serait peut-être mieux dit si nous Inversions la phrase : c’est la poursuite « hégémonique » du profit, comme il l’a dit plus haut, qui entraîne la course incontrôlée aux innovations les mieux susceptibles d’enrichir ceux qui les mettent sur le marché.
Nous venons d’en voir l’illustration avec l’affaire Altman, le patron d’OpenAI, à qui nous devons ChatGPT, inoubliable tant elle est révélatrice. Mis de côté par ses associés qui lui reprochaient d’aller trop vite pour gagner plus d’argent, il a été réinstallé avec l’aide de Microsoft qui est, aujourd’hui, l’entreprise la plus riche du monde. La quête accélérée de profit s’est imposée à la prudence dans le développement de technologies ultra puissantes dont on ne mesure pas encore bien les risques qu’elles pourraient nous faire courir.
Une tendance si forte qu’elle donne lieu à la naissance qualifiée de « technosécessionisme » par Chem Assayag dans Usbek & Rica. » Un groupe ayant pour objectif de rendre la Silicon Vallée, voire la Californie indépendante des États-Unis ou de créer des îles indépendantes au large des côtes pour échapper aux quelques contraintes mises par les États.
Edgar Morin a le grand mérite de faire figurer science et technologie à côté des guerres et de la crise environnementale dans la polycrise (l’équation complexe) qui caractérise notre époque. Mais il me semble poser le problème à l’envers. Voyons ce qui se passe si nous permutons les points de sa proposition.
Et la tech dans tout ça ?
Je précise, ça n’est pas la tech qui est la cause de tous ces maux auxquels elle contribue.
- L’intelligence artificielle générative n’est qu’une étape dans l’évolution des technologies inventées par les humains, une étape essentielle car elle entraîne toutes les autres. Tech d’utilisation générale (general purpose technology), elle est, en outre susceptible d’acquérir de l’autonomie.
- Pour ces raisons, elle justifie plus encore que toutes les autres, l’intervention d’autorités étatiques ou inter-étatiques et des humains pour les « contenir » de façon urgente.
- Selon la façon dont elle est prise en charge à tous les niveaux (centre de recherche, entreprises, pouvoirs publics, institutions internationales) elle peut contribuer à réduire certains aspects de la crise écologique mais aussi l’aggraver (énergie consommée par les data centres et contribution à une croissance débridée)
- Bien utilisée elle peut même nous aider à gérer la complexité des polycrises en permettant de suivre les interactions entre les différents éléments qui les constituent.
Edgar Morin termine sa chronique en nous invitant à une Résistance qui rappelle celle à laquelle il a participé contre le régime Nazi. « C’est l’union, au sein de nos êtres, des puissances de l’Eros et de celles de l’esprit éveillé et responsable qui nourrira notre résistance aux asservissements, aux ignominies et aux mensonges. »
Tout cela est indispensable, mais il me semble que nous y parviendrons d’autant mieux que nous saurons intégrer le potentiel positif des technologies que nous mettons au point et des sciences qui les inspirent.
D’où la question qu’il faut toujours se poser « Et la tech dans tout ça ? ». Ne nous a-t-elle pas permis de mieux comprendre, par exemple, l’importance de la Renaissance en intégrant le rôle de l’imprimerie inventée de Gutemberg ?
N’est elle pas, aujourd’hui, la seule force menaçante qui comporte aussi des dimensions positives ?
Vidéo - Compétition et piège de Moloch
Dans The Dark Side of Competition in AI, Liv Boeree, ancienne championne de poker diplômée en astrophysique, présentatrice de télé et mannequin explique comment bien des problèmes liés aux menaces de l’IA naissent de la compétition entre les grandes boites. Liv empreinte sa principale métaphore à la Bible - Le piège de Moloch - quand des parents ont sacrifiés leurs enfants au dieu Moloch dans l'espoir de gagner ce qu'ils désiraient... mais n'y sont pas parvenus. Pas mal pour faire avancer la réflexion avec prudence par rapport aux courses effrénées qui dominent en ce moment.
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