Denis Baranger et Olivier Beaud, tous les deux professeurs de droit public, analysent dans La dissolution de la V e République , qu’ils viennent de publier aux éditions Les petits matins, les conséquences sur nos institutions de la disparition d’une majorité parlementaire, liée à la fragmentation politique que l'on connait, et du changement de régime que cela suppose. Si cette fragmentation perdure comme on peut le penser, pour gouverner, il n'y a pas d'autre solution que de chercher à former une coalition de gouvernement. Encore faut-il que les partis politiques y soient prêts, ce qui est loin d'aller de soi comme on le voit.
Nonfiction : Tout le monde, ou presque, a compris que ce régime, sans majorité parlementaire, ne pouvait plus s’accommoder de l’hyperprésidentialisme selon lequel Emmanuel Macron comprenait sa fonction. Pour autant, comme vous le rappelez, même s’il l’a poussée à un niveau jamais atteint, la pratique du « président–gouvernant » a plutôt été la règle, hors période de cohabitation, sous la V e République. Peut-être pourriez expliquer, pour commencer, comment notre régime politique pouvait jusqu’ici s’en accommoder ?
Denis Baranger, Olivier Beaud : La raison est très simple et elle tient à l’élection présidentielle au suffrage universel direct, instaurée par la révision constitutionnelle de 1962 et voulue par le Général de Gaulle contre l’avis des parlementaires. Cette réforme s’est avérée d’une immense portée. Le chef de l’Etat supposé impartial et au-dessus des partis a dû se lancer dans la bataille électorale et lors de la première élection, en 1965, Mitterrand a contraint de Gaulle à batailler lors d’un second tour. Du point de vue des institutions, il en a résulté que le président élu par le peuple tout entier (en réalité par une majorité, fût-elle courte) pouvait invoquer une légitimité électorale. De Gaulle a même théorisé la supériorité de cette légitimité par rapport à celle des députés, élus dans les circonscriptions. Fort de cette légitimité électorale, les successeurs du général ont ajouté un programme pour convaincre les électeurs de voter pour eux et une fois élus, ils ont avancé ce programme comme fil directeur de « leur » politique, prétendument voulue par le peuple. Le résultat ne s’est pas fait attendre : le Premier Ministre, chef du gouvernement, a été considéré comme le « subordonné », du chef de l’Etat, avant même de devenir dans une version plus péjorative, son « premier collaborateur ». Tout le monde avait intérêt à ce système, y compris le Premier ministre qui entrait ici dans une relation de type féodal ou clientélaire avec le chef de l’Etat qui pouvait compter sur son appui presque inconditionnel (les deux seules exceptions dans l’histoire étant la rébellion de Chirac vis-à-vis de Giscard d’Estaing en 1976 et la rébellion d’Attal après la dissolution décidée par Macron). Quant à l’opposition, elle s’en accommodait car elle espérait bien gagner un jour la présidentielle. Ce fut le calcul politique de Mitterrand – calcul gagnant – alors que Mendes-France par une sorte de rigueur excessive, n’a pas voulu jouer ce rôle de présidentiable.
Les élections législatives de 2022 ont privé le Président de sa majorité à l’Assemblée et provoqué une situation inédite. L’idée affichée d’aller chercher une majorité « texte par texte » a vite cédé la place à un usage immodéré du 49-3, traduisant le refus du Président et de ses soutiens d’acter qu’ils n’étaient plus seuls décideurs. Le parlementarisme « rationalisé », qui était censé permettre un fonctionnement normal des institutions (en disciplinant une majorité), a largement « déraillé » comme on a pu s’en apercevoir lors de l’adoption de quelques lois emblématiques (vous prenez l’exemple de la réforme des retraites ou encore de la loi asile-immigration). Comment caractériseriez-vous cette période ? Si la dissolution n’y avait pas mis un terme, comment les choses auraient-elles pu se passer selon vous ?
Il est difficile de faire de l’histoire-fiction, mais remarquons que la dissolution a rompu un équilibre, certes précaire, mais encore soutenable. Madame Borne et son gouvernement réussissaient tant bien que mal à faire adopter un certain nombre de textes : une soixantaine au total. Des groupes comme LR, LIOT, voire les socialistes ou les écologistes, n’étaient pas fermés à toute forme de compromis. Mais on voit aussi que plusieurs germes de déstabilisation étaient déjà à l’œuvre. Le premier est la rigidité du Président, qui ne semble pas avoir été intéressé par une attitude de conciliation, malgré ses propos en ce sens après sa réélection, et qui a été déterminé à faire passer coûte que coûte « sa » réforme des retraites. Le Parlement était conçu par lui et son entourage comme au mieux une chambre d’enregistrement, au pire comme une gêne. Un autre facteur a été la difficulté structurelle des partis à trouver un terrain d’entente. Nous racontons dans le livre la crise engendrée par le refus gouvernemental d’un texte de compromis sur le projet « asile – immigration ». On pourra se demander longtemps pourquoi l’arrangement trouvé au Sénat avec les LR a été « détricoté » par le gouvernement, et en particulier par Gérald Darmanin, lorsque le texte est revenu à l’Assemblée nationale en décembre 2023. Pourquoi ne pas être alors parvenu à une entente, alors que ce qui est sorti de la dissolution, ce sont précisément des gouvernements à dominante Renaissance et LR, dont le premier dirigé par un premier ministre de ce parti, Michel Barnier, malgré sa faiblesse électorale ? La réponse tient aussi à la crise interne de LR, parti en quête tant d’une cohérence doctrinale que d’une stratégie de survie entre les deux pôles qui menacent de l’absorber (RN d’un côté, macronistes de l’autre). Mais cette histoire contrefactuelle montre le coût faramineux de la dissolution en termes politiques, et surtout son résultat quasi nul : tout ça pour ça, serait-on tenté de dire…
La dissolution de 2024 a ouvert une phase de gouvernements à la fois minoritaires, hétérogènes et fragiles, comme on allait vite s’en apercevoir. Le positionnement d’Emmanuel Macron est devenu encore plus problématique, comme de nombreux commentateurs ne se sont pas fait priés pour le noter. Mais ces gouvernements eux-mêmes et au premier chef les premiers ministres, expliquez-vous, ont fait comme s’ils pouvaient se passer de trouver un accord avec les partis pour gouverner (mais pouvaient-ils faire autrement ?). Votre livre s’arrête aux gouvernements Barnier et Bayrou, quelle appréciation portez-vous sur les débuts du gouvernement de Lecornu ?
Il y a deux questions dans votre interrogation, mais auxquelles on peut répondre par une seule affirmation : la preuve que les deux premiers ministres (Barnier et Bayrou) pouvaient procéder d’une façon différente tient au fait, justement, que Lecornu s’y est pris différemment. Il a vraiment tenté de construire une majorité parlementaire, et c’est ce qui explique l’alliance qu’il a passée avec le Parti socialiste, parti-pivot malgré son nombre de députés somme toute modeste. Il a donc choisi de faire de véritables compromis, comme l’illustre la mesure ô combien emblématique de la suspension de la réforme de la retraite (relèvement de l’âge légal à 64 ans). Le problème avec le gouvernement Lecornu tient à sa nomination, le Premier Ministre étant ici souvent vu comme le dernier fidèle du président de la République et à qui l’on pouvait imputer la volonté de vouloir à tout prix défendre les acquis de la politique macronienne depuis 2017. Le fait qu’il a concédé au PS cette mesure, que certains perçoivent comme une reculade majeure, peut être interprété comme le signe que l’actuel Premier Ministre peut, de temps en temps, s’écarter de la ligne politique de son président. C’est d’ailleurs la condition pour que son gouvernement survive.
La logique voudrait, expliquez-vous, dans une telle situation, que l’on tire les leçons de cette absence de majorité pour s’employer à constituer une majorité et un gouvernement de coalition. Le problème, comme vous le notez aussi, est que le niveau de polarisation politique à laquelle on semble parvenu rend la chose très difficile. Pourriez-vous expliquer ce qu’impliquerait, selon vous, la formation d’une coalition de gouvernement, que l’on trouve chez nombre de nos voisins, et quelle forme elle pourrait prendre ?
La formation d’un gouvernement de coalition n’est pas une chose inconnue dans l’histoire constitutionnelle française. Il faut rappeler aux lecteurs que c’est essentiellement cette forme que prenaient les gouvernements sous la III e et la IV e République. Ce qui expliquait aussi la fameuse instabilité ministérielle qui procédait de la rupture de coalition à l’occasion de tel ou tel évènement ou de telle ou de telle loi. La IV e république est de ce point de vue un cas d’école avec une succession de coalitions, le tripartisme (SFIO, MRP et PCF) de 1947 à 1951 étant remplacé, après l’éviction des communistes, par la troisième force. On a donc ici un précédent précieux à examiner qui est la constitution d’un arc politique large constitué pour contrer les deux partis qui se considéraient à partir de 1951 comme en dehors du système de la IV e : le parti communiste (PCF) et le parti gaulliste (RPF).
On voit que la formation d’un gouvernement de coalition suppose une volonté de s’entendre sur un principe commun : s’allier contre des adversaires qui ne jouent pas le jeu républicain. Or, c’est le cas aujourd’hui avec le Rassemblement national et la France insoumise. Mais du principe à la réalité, il y a parfois un gouffre. Il semble inenvisageable d’avoir en France, du moins pour l’instant, l’équivalent de ce qui existe en Allemagne, à savoir un vrai contrat de coalition (en allemand Koalitionsvertrag) qui peut être très long et incroyablement détaillé et qui fait penser un peu à ce que nous avons connu avec le programme commun de la gauche. La forme que pourrait prendre un tel gouvernement de coalition serait donc nécessairement moins rigide, et fondé sur quelques points communs. Il va sans dire que la faisabilité d’un tel gouvernement s’avère faible, surtout si le parti Les Républicains (LR) continue à dériver vers l’extrême-droite et à flirter avec le RN, faisant éclater le cordon sanitaire.
Si l’on pouvait se convaincre que la polarisation que l’on connaît a de fortes chances de reproduire dans le futur des assemblées sans majorité, il y aurait sans doute là une impulsion supplémentaire à s’engager dans cette voie pour les partis et leurs responsables. De fait, si l’on se dit que l’alternative probable serait la suivante : soit le RN remporte la présidentielle et devient majoritaire à l’Assemblée, soit au contraire un Président est élu pour y faire obstacle, mais celui-ci a alors très peu de chance de disposer d’une majorité à l’Assemblée. Dans ce dernier cas, apprendre à former des coalitions deviendrait en effet un enjeu d’autant plus décisif. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez tout à fait raison. Si le RN est battu aux prochaines élections présidentielles, ce qui est loin d’être certain, alors la donne change considérablement car on ne pourra plus faire comme maintenant, c’est-à-dire espérer de l’élection présidentielle la solution à tous nos problèmes. Il faudra dans cette hypothèse d’un président de la République « non-RN », songer plus que sérieusement à un gouvernement de coalition. Cela ne sera cependant possible que si les extrêmes reculent aux législatives résultant d’une dissolution. Cela fait beaucoup de si, comme vous voyez.
Texte intégral (2111 mots)
Denis Baranger et Olivier Beaud, tous les deux professeurs de droit public, analysent dans La dissolution de la Ve République, qu’ils viennent de publier aux éditions Les petits matins, les conséquences sur nos institutions de la disparition d’une majorité parlementaire, liée à la fragmentation politique que l'on connait, et du changement de régime que cela suppose. Si cette fragmentation perdure comme on peut le penser, pour gouverner, il n'y a pas d'autre solution que de chercher à former une coalition de gouvernement. Encore faut-il que les partis politiques y soient prêts, ce qui est loin d'aller de soi comme on le voit.
Nonfiction : Tout le monde, ou presque, a compris que ce régime, sans majorité parlementaire, ne pouvait plus s’accommoder de l’hyperprésidentialisme selon lequel Emmanuel Macron comprenait sa fonction. Pour autant, comme vous le rappelez, même s’il l’a poussée à un niveau jamais atteint, la pratique du « président–gouvernant » a plutôt été la règle, hors période de cohabitation, sous la Ve République. Peut-être pourriez expliquer, pour commencer, comment notre régime politique pouvait jusqu’ici s’en accommoder ?
Denis Baranger, Olivier Beaud : La raison est très simple et elle tient à l’élection présidentielle au suffrage universel direct, instaurée par la révision constitutionnelle de 1962 et voulue par le Général de Gaulle contre l’avis des parlementaires. Cette réforme s’est avérée d’une immense portée. Le chef de l’Etat supposé impartial et au-dessus des partis a dû se lancer dans la bataille électorale et lors de la première élection, en 1965, Mitterrand a contraint de Gaulle à batailler lors d’un second tour. Du point de vue des institutions, il en a résulté que le président élu par le peuple tout entier (en réalité par une majorité, fût-elle courte) pouvait invoquer une légitimité électorale. De Gaulle a même théorisé la supériorité de cette légitimité par rapport à celle des députés, élus dans les circonscriptions. Fort de cette légitimité électorale, les successeurs du général ont ajouté un programme pour convaincre les électeurs de voter pour eux et une fois élus, ils ont avancé ce programme comme fil directeur de « leur » politique, prétendument voulue par le peuple. Le résultat ne s’est pas fait attendre : le Premier Ministre, chef du gouvernement, a été considéré comme le « subordonné », du chef de l’Etat, avant même de devenir dans une version plus péjorative, son « premier collaborateur ». Tout le monde avait intérêt à ce système, y compris le Premier ministre qui entrait ici dans une relation de type féodal ou clientélaire avec le chef de l’Etat qui pouvait compter sur son appui presque inconditionnel (les deux seules exceptions dans l’histoire étant la rébellion de Chirac vis-à-vis de Giscard d’Estaing en 1976 et la rébellion d’Attal après la dissolution décidée par Macron). Quant à l’opposition, elle s’en accommodait car elle espérait bien gagner un jour la présidentielle. Ce fut le calcul politique de Mitterrand – calcul gagnant – alors que Mendes-France par une sorte de rigueur excessive, n’a pas voulu jouer ce rôle de présidentiable.
Les élections législatives de 2022 ont privé le Président de sa majorité à l’Assemblée et provoqué une situation inédite. L’idée affichée d’aller chercher une majorité « texte par texte » a vite cédé la place à un usage immodéré du 49-3, traduisant le refus du Président et de ses soutiens d’acter qu’ils n’étaient plus seuls décideurs. Le parlementarisme « rationalisé », qui était censé permettre un fonctionnement normal des institutions (en disciplinant une majorité), a largement « déraillé » comme on a pu s’en apercevoir lors de l’adoption de quelques lois emblématiques (vous prenez l’exemple de la réforme des retraites ou encore de la loi asile-immigration). Comment caractériseriez-vous cette période ? Si la dissolution n’y avait pas mis un terme, comment les choses auraient-elles pu se passer selon vous ?
Il est difficile de faire de l’histoire-fiction, mais remarquons que la dissolution a rompu un équilibre, certes précaire, mais encore soutenable. Madame Borne et son gouvernement réussissaient tant bien que mal à faire adopter un certain nombre de textes : une soixantaine au total. Des groupes comme LR, LIOT, voire les socialistes ou les écologistes, n’étaient pas fermés à toute forme de compromis. Mais on voit aussi que plusieurs germes de déstabilisation étaient déjà à l’œuvre. Le premier est la rigidité du Président, qui ne semble pas avoir été intéressé par une attitude de conciliation, malgré ses propos en ce sens après sa réélection, et qui a été déterminé à faire passer coûte que coûte « sa » réforme des retraites. Le Parlement était conçu par lui et son entourage comme au mieux une chambre d’enregistrement, au pire comme une gêne. Un autre facteur a été la difficulté structurelle des partis à trouver un terrain d’entente. Nous racontons dans le livre la crise engendrée par le refus gouvernemental d’un texte de compromis sur le projet « asile – immigration ». On pourra se demander longtemps pourquoi l’arrangement trouvé au Sénat avec les LR a été « détricoté » par le gouvernement, et en particulier par Gérald Darmanin, lorsque le texte est revenu à l’Assemblée nationale en décembre 2023. Pourquoi ne pas être alors parvenu à une entente, alors que ce qui est sorti de la dissolution, ce sont précisément des gouvernements à dominante Renaissance et LR, dont le premier dirigé par un premier ministre de ce parti, Michel Barnier, malgré sa faiblesse électorale ? La réponse tient aussi à la crise interne de LR, parti en quête tant d’une cohérence doctrinale que d’une stratégie de survie entre les deux pôles qui menacent de l’absorber (RN d’un côté, macronistes de l’autre). Mais cette histoire contrefactuelle montre le coût faramineux de la dissolution en termes politiques, et surtout son résultat quasi nul : tout ça pour ça, serait-on tenté de dire…
La dissolution de 2024 a ouvert une phase de gouvernements à la fois minoritaires, hétérogènes et fragiles, comme on allait vite s’en apercevoir. Le positionnement d’Emmanuel Macron est devenu encore plus problématique, comme de nombreux commentateurs ne se sont pas fait priés pour le noter. Mais ces gouvernements eux-mêmes et au premier chef les premiers ministres, expliquez-vous, ont fait comme s’ils pouvaient se passer de trouver un accord avec les partis pour gouverner (mais pouvaient-ils faire autrement ?). Votre livre s’arrête aux gouvernements Barnier et Bayrou, quelle appréciation portez-vous sur les débuts du gouvernement de Lecornu ?
Il y a deux questions dans votre interrogation, mais auxquelles on peut répondre par une seule affirmation : la preuve que les deux premiers ministres (Barnier et Bayrou) pouvaient procéder d’une façon différente tient au fait, justement, que Lecornu s’y est pris différemment. Il a vraiment tenté de construire une majorité parlementaire, et c’est ce qui explique l’alliance qu’il a passée avec le Parti socialiste, parti-pivot malgré son nombre de députés somme toute modeste. Il a donc choisi de faire de véritables compromis, comme l’illustre la mesure ô combien emblématique de la suspension de la réforme de la retraite (relèvement de l’âge légal à 64 ans). Le problème avec le gouvernement Lecornu tient à sa nomination, le Premier Ministre étant ici souvent vu comme le dernier fidèle du président de la République et à qui l’on pouvait imputer la volonté de vouloir à tout prix défendre les acquis de la politique macronienne depuis 2017. Le fait qu’il a concédé au PS cette mesure, que certains perçoivent comme une reculade majeure, peut être interprété comme le signe que l’actuel Premier Ministre peut, de temps en temps, s’écarter de la ligne politique de son président. C’est d’ailleurs la condition pour que son gouvernement survive.
La logique voudrait, expliquez-vous, dans une telle situation, que l’on tire les leçons de cette absence de majorité pour s’employer à constituer une majorité et un gouvernement de coalition. Le problème, comme vous le notez aussi, est que le niveau de polarisation politique à laquelle on semble parvenu rend la chose très difficile. Pourriez-vous expliquer ce qu’impliquerait, selon vous, la formation d’une coalition de gouvernement, que l’on trouve chez nombre de nos voisins, et quelle forme elle pourrait prendre ?
La formation d’un gouvernement de coalition n’est pas une chose inconnue dans l’histoire constitutionnelle française. Il faut rappeler aux lecteurs que c’est essentiellement cette forme que prenaient les gouvernements sous la IIIe et la IVe République. Ce qui expliquait aussi la fameuse instabilité ministérielle qui procédait de la rupture de coalition à l’occasion de tel ou tel évènement ou de telle ou de telle loi. La IVe république est de ce point de vue un cas d’école avec une succession de coalitions, le tripartisme (SFIO, MRP et PCF) de 1947 à 1951 étant remplacé, après l’éviction des communistes, par la troisième force. On a donc ici un précédent précieux à examiner qui est la constitution d’un arc politique large constitué pour contrer les deux partis qui se considéraient à partir de 1951 comme en dehors du système de la IVe : le parti communiste (PCF) et le parti gaulliste (RPF).
On voit que la formation d’un gouvernement de coalition suppose une volonté de s’entendre sur un principe commun : s’allier contre des adversaires qui ne jouent pas le jeu républicain. Or, c’est le cas aujourd’hui avec le Rassemblement national et la France insoumise. Mais du principe à la réalité, il y a parfois un gouffre. Il semble inenvisageable d’avoir en France, du moins pour l’instant, l’équivalent de ce qui existe en Allemagne, à savoir un vrai contrat de coalition (en allemand Koalitionsvertrag) qui peut être très long et incroyablement détaillé et qui fait penser un peu à ce que nous avons connu avec le programme commun de la gauche. La forme que pourrait prendre un tel gouvernement de coalition serait donc nécessairement moins rigide, et fondé sur quelques points communs. Il va sans dire que la faisabilité d’un tel gouvernement s’avère faible, surtout si le parti Les Républicains (LR) continue à dériver vers l’extrême-droite et à flirter avec le RN, faisant éclater le cordon sanitaire.
Si l’on pouvait se convaincre que la polarisation que l’on connaît a de fortes chances de reproduire dans le futur des assemblées sans majorité, il y aurait sans doute là une impulsion supplémentaire à s’engager dans cette voie pour les partis et leurs responsables. De fait, si l’on se dit que l’alternative probable serait la suivante : soit le RN remporte la présidentielle et devient majoritaire à l’Assemblée, soit au contraire un Président est élu pour y faire obstacle, mais celui-ci a alors très peu de chance de disposer d’une majorité à l’Assemblée. Dans ce dernier cas, apprendre à former des coalitions deviendrait en effet un enjeu d’autant plus décisif. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez tout à fait raison. Si le RN est battu aux prochaines élections présidentielles, ce qui est loin d’être certain, alors la donne change considérablement car on ne pourra plus faire comme maintenant, c’est-à-dire espérer de l’élection présidentielle la solution à tous nos problèmes. Il faudra dans cette hypothèse d’un président de la République « non-RN », songer plus que sérieusement à un gouvernement de coalition. Cela ne sera cependant possible que si les extrêmes reculent aux législatives résultant d’une dissolution. Cela fait beaucoup de si, comme vous voyez.
La Compagnie « Pourquoi se lever le matin ! » s’est donné pour but d’apporter le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent notre société : santé, alimentation, enseignement, transport, énergie…
Cette première série s’intéresse à la fabrique d’un territoire par le travail : à Saint-Nazaire, c’est toute une société qui se ramifie autour des chantiers de l’Atlantique, où se croisent et collaborent des métiers d’une infinie diversité. La Compagnie a ainsi recueilli les paroles d’ouvriers et d’artisans, de techniciens et d’ingénieurs, d’employés et de formateurs... qui livrent le récit de leur expérience de la vie sociale autour des chantiers navals.
L’intégralité des récits sur ce thème est à découvrir sur le site de la Compagnie Pourquoi se lever le matin, dans la rubrique « Travail & territoire » .
« Souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes et des tubes… » ( Brahim, soudeur sur les grands chantiers )
J’habite dans le sud de l’Espagne depuis que j’ai seize ans. Mon père y travaillait, et nous avons quitté le Maroc avec le reste de la famille pour le rejoindre. Maintenant, j’ai les deux nationalités et j’ai acheté une maison en Espagne. J’avais commencé ma formation de soudeur au Maroc, je l’ai terminée en Espagne et j’ai commencé à travailler à 18 ans. Depuis, j’ai travaillé dans toutes les régions d’Espagne, puis en Finlande, aux Pays-Bas, en France et ailleurs. Et me voilà depuis presque deux ans aux Chantiers Navals de Saint-Nazaire.
Le chantier ressemble à une sorte de Lego géant où l’on assemble des blocs qui sont des morceaux de paquebot. Les panneaux qui vont faire les blocs sont très grands et il faut y souder les tuyaux dans les trous prévus. Je soude les tubes et quand j’ai fini mon travail, la grue se saisit du bloc entier et le pose sur le bateau. Et ainsi de suite. Après, quand les panneaux sont installés, je monte raccorder leurs tuyaux. C’est toujours pareil : souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes, des cornières, des tubes, des cornières.
[…] Quand c’est possible, je porte une cagoule équipée d’un système de ventilation. C’est un équipement volumineux, que je peux utiliser dans l’atelier mais qui ne passe pas dans les endroits étroits sur le chantier. Alors je m’équipe avec une cagoule en cuir, qui me couvre le nez et la bouche, et qui est pourvue d’une cartouche filtrante pour les fumées. Dans tous les cas, les cagoules ont un écran anti UV à cristaux liquides qui reste clair quand je pointe ma torche et qui s’opacifie dès que j’allume l’arc électrique . […] Mais je ne suis pas tout seul sur le chantier. Dans les endroits fermés, il y a beaucoup de gens qui travaillent en même temps dans un vacarme incessant et dans un nuage de fumée. Ils ont beau mettre un extracteur, dans certaines zones, cela ne suffit pas pour renouveler correctement l’air.
Quand il y a un travail difficile, ils m’appellent et ils me disent : « Toi, tu es capable de le faire ». Par exemple, quand le soudeur n’arrive pas à pointer sa torche pour souder dans un recoin, j’y vais et je soude avec un miroir. C’est un miroir professionnel, qui permet de regarder tout le tour de la soudure. Je ne vois pas ce que fait ma main, je soude seulement en regardant dans le miroir, où l’image est à l’envers. Peu de soudeurs savent le faire. Parfois, je dois me contorsionner. J’ai la tête en bas, je regarde l’intérieur du tube par un petit trou. Je ne vois que la lumière de ma torche, que j’ai passée par le bas du tube, alors que j’ai enfilé la baguette par le haut, dans un trou de cinq millimètres. Et je soude à l’intérieur du tube, sans voir. Dans certains cas, je soude même de la main gauche. Tout le monde ne sait pas souder de la main gauche.
Quand je soude, je sais ce que je suis en train de faire. Par exemple, je sais à l’oreille si je dois remonter pour régler mon poste. Pour la baguette, c’est au nez. Je sais avec l’odeur de la fumée si la baguette est usée, ou si ce n’est carrément pas la bonne. Je repère un bon soudeur dès qu’il commence à travailler, à la manière dont il empoigne sa torche et sa baguette. C’est comme quand quelqu’un s’installe au volant, on voit tout de suite à quelle sorte de conducteur on a affaire. Je sais que j’ai fait un bon travail quand je vois que ma soudure est aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je sors ma lampe, je regarde, et je dis « Wahou ! C’est encore mieux que la dernière fois ». Une belle soudure est uniforme et régulière.
J’ai dix-sept ans d’expérience de soudure sur beaucoup de matériaux, dans des entreprises et des pays différents. Alors quand je suis arrivé ici et que j’ai vu les soudures que j’aurais à faire, j’ai trouvé que c’était presque un jeu. Le travail de soudeur le plus difficile que j’aie eu à faire n’est pas ici. C’était dans les constructions de centrales thermiques, de raffineries ou de centrales nucléaires. Dans ces chantiers, c’est à la fois plus difficile et plus dangereux. On y soude des tuyaux en inox qui serviront à transporter des produits dangereux ou toxiques. C’est donc très exigeant pour les soudeurs. Une société vient pendant la nuit faire des radiographies de toutes les soudures de la journée et quand il y en a une mauvaise, ils font une marque dessus. Ici il y a très peu de contrôle par radio parce que l’on soude surtout des tuyaux pour transporter de l’eau.
J’aime mon travail. Je ne sais rien faire d’autre mais quand j’ai commencé la soudure, ça m’a plu. […] Et puis je voyage, je rencontre des gens. Par exemple, j’avais sympathisé avec un électricien italien sur le chantier d’une centrale thermique en Espagne. Douze ans plus tard, j’ai retrouvé cet ami en Martinique. Pour moi, le monde est petit. Ici, chacun parle sa langue. Je mélange du français, de l’espagnol, et avec les mains j’arrive à parler avec tout le monde, des Polonais, des Roumains, des Italiens, des Suisses. Ça me plaît d’apprendre à parler français. Lorsque j’étais à Dunkerque ou à Brest, il y avait surtout des soudeurs qui venaient d’Espagne ou d’Amérique du Sud. Ici, c’est la première fois que je travaille avec beaucoup de Français. Il y a une chose qui me plaît aux Chantiers de Saint-Nazaire, et que je n’ai vue nulle part ailleurs : chaque matin, en arrivant au travail, tout le monde se salue. Tous les ouvriers, pas seulement les soudeurs, viennent te dire : « Salut ! ». J’apprécie beaucoup cela. […]
La bibliothèque des Chantiers : un endroit magique ! ( Corinne, bibliothécaire à la médiathèque des Chantiers de l’Atlantique )
La fréquentation de la bibliothèque des Chantiers tourne autour d’une cinquantaine de personnes par jour. C’est énorme. Cela représente un chiffre plus de deux fois supérieur à la fréquentation moyenne des médiathèques de CSE. Cette différence vient de la proximité que nous avons avec notre public. Nous proposons régulièrement des animations qui ont beaucoup de succès comme les « midi-jeux » avec un animateur. D’ailleurs, les gens nous demandent souvent d’acheter un des nouveaux jeux présentés à ce moment-là, pour enrichir notre ludothèque.
Du côté des livres, on essaie de coller à l’actualité littéraire tout en respectant le principe selon lequel la bibliothèque appartient aux salariés. Donc, si les adhérents ont des demandes spécifiques, on en tient compte pour établir, avec la collaboration des gérants de la librairie “L’Embarcadère”, la liste des ouvrages à acheter, que nous proposons au CSE. Un livre, c’est un investissement, tout le monde n’a pas les moyens de s’en acheter et, s’il est demandé par une personne, il pourra aussi en intéresser d’autres. On connaît 90 % de nos adhérents. On sait ce qu’ils attendent. Certains viennent chaque jour ! On finit donc par savoir ce qu’ils aiment lire, ce que leurs enfants aiment lire. Nous avons choisi de ne pas installer d’ordinateur ni de cahier de suggestions. Si les gens ont besoin de quelque chose, ils s’adressent à nous. On est là pour les accompagner, les guider. Si je vois qu’une personne n’a pas rendu ses documents en temps et en heure parce qu’elle est malade, je ne vais pas lui envoyer de relance ! Comme on connaît les gens, on va mettre un petit mot attentionné. Ainsi se tissent des liens avec nos adhérents, dans ce lieu qu’on s’efforce de rendre convivial.
[L’entrée de la médiathèque des Chantiers. Photographie P. Madiot.]
Les plus grosses fréquentations ont lieu pendant la pause méridienne, puis après 16 heures, à la débauche. Ici, c’est un sas de décompression. Certains aiment se reposer dans un coin, ils s’installent pour lire un livre, le journal, ils prennent un café. Ils gèrent leur temps. D’autres passent vraiment en coup de vent ! Une petite partie des adhérents est constituée de retraités. C’est pour eux une façon de revenir, de redire qu’ils ont appartenu à la famille des Chantiers. Les salariés finissent par identifier la médiathèque comme étant un lieu de culture à l’intérieur d’un environnement qui est quand même un peu brutal ; c’est un lieu qui leur appartient. Quand j’accueille un nouvel adhérent, souvent, je lui dis « Bienvenue dans l’endroit le plus sympa des Chantiers ! » Il y a de la couleur, de la vie, on n’est pas au milieu d’un amas de tôle, il n’y a pas le bruit des ateliers. Ce qui n’empêche pas qu’à travers les fenêtres vitrées, le regard se porte facilement sur ce qui se passe sur le site.
Je vois des morceaux de bateau qui passent sur des plates-formes roulantes, le grand portique qui se déplace. Ça a un côté à la fois magique et extraterrestre ! Les enfants de salariés qui viennent sont subjugués, même s’ils voient peu de choses de l’entreprise ! Ils sont assez fiers de venir à la bibliothèque du travail de papa-maman. Tout près, il y a la porte 4 qui donne sur le rond-point et le terre-plein de Penhoët. C’est là où convergent les avenues environnantes. Où que l’on aille dans l’entreprise, à un moment ou à un autre, on passe forcément par cet endroit. C’est aussi le lieu des rassemblements. Pendant les manifs et les grèves, on voit les palettes qui brûlent sur le rond-point […]. C’est une façon de nous sentir encore plus intégrées à la vie de l’entreprise, aux mouvements et aux revendications. Même si, pendant ces moments-là, on reste à notre poste, on est imprégnées de ça. Ça fait partie de la vie des Chantiers. On m’a raconté qu’autrefois, à l’appel de la sirène, les gens venaient ici avec leur famille pour participer au piquet de grève. Ils sortaient les barbecues. De nos jours, les rassemblements sont plus modestes. Les conditions ne sont plus les mêmes et à la fin du mois, il faut payer ses factures. Par ailleurs, du fait du grand nombre de travailleurs détachés et de sous-traitants, la mobilisation syndicale est plus difficile et l’organisation du travail n’est plus la même.
[Le terre-plein de Penhoët, devant la porte 4. Photographie P. Madiot.]
Il y a encore quelques années, je voyais les bus acheminer les salariés depuis Saint-Nazaire, la Brière et la petite couronne. Il n’y a plus ça. Chacun vient avec sa voiture. Quand je suis arrivée, il y a 20 ans, beaucoup s’appelaient Mahé. C’était Mahé Bernard n°1. Mahé Bernard n°2 ! Ou encore Moyon, Berthe, Aoustin. Aujourd’hui, les patronymes briérons sont un peu noyés dans la masse des noms qui viennent de la région nantaise ou d’ailleurs… Et pas toujours à l’heure ! Quand il y a un problème sur le pont de Saint-Nazaire, beaucoup de salariés se trouvent bloqués de l’autre côté de l’estuaire ! Ensuite, il leur faut rattraper les heures perdues dans la voiture à attendre que le pont soit dégagé.
[…] J’ai 44 ans et je travaille ici depuis de nombreuses années. J’ai déjà essayé de postuler dans des bibliothèques municipales situées autour de chez moi pour me rapprocher de mon domicile. En fait, je n’ai pas de regrets quand on me dit non !
« La direction n’aime pas que les travailleurs se regroupent » ( Jean-François, salarié dans les bureaux d’études des Chantiers de l’Atlantique )
Tous les jours, je traverse la ville pour me rendre dans un bâtiment qui, sur le « rond-point de l’ancre », fait face à celui de la direction des Chantiers de l’Atlantique, côté bassin. Là je rejoins mon poste de travail dans le bureau d’études au service électricité. […] C’est souvent le même rituel : je dépose ma veste, je fais chauffer la bouilloire et je vais dire bonjour à ceux qui sont arrivés. Quand j’ai commencé aux Chantiers, il y a trente-deux ans, il était de bon ton de faire le tour du bureau et de taper la discute. […]
[L’immeuble des bureaux d’étude. Photographie P. Madiot.]
Depuis que la direction a mis en place les « horaires variables », les arrivées sont échelonnées et ça a cassé ce rituel matinal. Avant la mise en place des 35h, on arrivait tous en même temps et on pointait dès qu’on franchissait le périmètre de l’entreprise. Au moment de la débauche, il y avait des rangées de bus qui attendaient les personnels. À la sirène, les grilles s’ouvraient et tout le monde se précipitait hors des chantiers. Au carrefour du terre-plein de Penhoët, la circulation s’arrêtait net pour laisser passer le flot des vélos, voitures et cars qui emmenaient les ouvriers en Brière, jusqu’à Redon et à La Roche-Bernard. Le fait de se côtoyer dans les bus, au restaurant central, dans les villages, renforçait la conscience d’appartenir au même monde : celui du travail. Il y avait une sorte de solidarité évidente. Lorsque je suis venu de Saint-Brieuc pour embaucher aux Chantiers, j’ai su immédiatement que j’arrivais dans une ville ouvrière marquée par l’époque des grandes grèves. Celle de 1988 était une mobilisation contre le licenciement de 120 employés et celle de 1989 exigeait une augmentation de 1500 francs (230€) par mois. Dans les couloirs de mon bureau d’études, on peut encore deviner les traces de cette revendication dont le slogan avait été peint sur les murs. Ça a été gratté, effacé. Mais rien à faire, c’est un vestige tenace. […]
Aujourd’hui, les gens viennent de partout en ordre dispersé, majoritairement en voiture personnelle, rarement en co-voiturage. Seules, les entreprises employant des travailleurs détachés ont mis en place des transports collectifs. Avant de se rendre à leurs postes de travail, les salariés employés par les chantiers, qui travaillent à bord et dans les ateliers, se changent dans des vestiaires décentralisés situés, en principe, à proximité d’un parking. Alors seulement, ils pointent et ils se mettent directement au boulot. Cela permet ce que la direction appelle un « gain de productivité ». […] L’homme étant un être social, et la nature ayant horreur du vide, on se rattrape sur les pauses parce qu’à un moment ou à un autre, on est obligé de lever la tête, de respirer un peu, de décompresser, de réfléchir, d’échanger. Alors, de temps en temps, la direction, qui se comporte comme si on était des tire-au-flanc, fait la chasse aux pauses. D’une manière générale, elle n’aime pas que les travailleurs se regroupent.
[L’immeuble de la direction. Photographie P. Madiot.]
Pourtant quelquefois, il y a des choses qui se résolvent dans ces moments-là. On tient à ce que notre travail soit bien fait. C’est une question de dignité et de conscience professionnelle.
Mon travail consiste à définir les différents éléments (disjoncteurs, câbles…) permettant la distribution de la puissance électrique, et à décrire le fonctionnement de ces éléments. Il est nécessaire, évidemment, de vérifier si les estimations d’encombrement sont bonnes parce qu’il faut que tout ça rentre dans un local électrique qui doit être le plus petit possible. Pour ne rien simplifier, le réseau électrique du navire est séparé en deux et peut être couplé. Cela veut dire que les alternateurs vont être connectés sur chaque moitié du réseau et que chaque moitié devra pouvoir fonctionner séparément pour des raisons de sécurité. Le bateau lui-même est divisé en plusieurs zones qu’on appelle les « tranches incendie » – il peut y en avoir jusqu’à neuf en fonction de la longueur du navire. Et chaque « tranche incendie » est équipée d’une sous-station électrique. En cas de pépin, s’il n’y avait qu’un seul local électrique et qu’il était envahi par l’eau, ou atteint par un incendie, le navire serait perdu. Et ce que l’on craint le plus à bord des navires c’est l’incendie. Sauf cas exceptionnel du genre Concordia ou Titanic, on peut en effet contenir une voie d’eau dans un compartiment. Le feu est beaucoup plus difficile à maîtriser. J’en tire donc les conséquences pour concevoir la distribution électrique. […]
Le rythme des livraisons et le type de paquebots formatés que nous construisons font qu’aujourd’hui, en ce qui me concerne, les départs ou les changements de cale ne sont plus des événements. Je sais comment ils ont été fabriqués. Derrière, je vois des milliers d’heures de labeur dans des conditions difficiles, et je sais dans quelles conditions les équipages travaillent pendant l’exploitation des navires de croisière. Tout cela ne fait pas rêver. Les jeunes, qui n’ont pas connu de grands conflits sociaux, ont souvent l’impression qu’aucune évolution n’est possible. Beaucoup restent quelques mois, un an ou deux. Et ils vont voir ailleurs…
Pour aller plus loin :
L’intégralité des récits de Brahim , Corinne et Jean-François est accessible sur le site de la Compagnie « Pourquoi se lever le matin », dans le dossier « Travail & territoire » .
Le documentaire de Marcel Trillat et Hubert Knap, « Le 1 er mai à Saint-Nazaire » (1967 – 25 mn).
* Illustration : CC Wikimedia / Cédric Quillévéré, vue des sites principaux de construction depuis l'estuaire de la Loire (2018).
Texte intégral (3579 mots)
La Compagnie « Pourquoi se lever le matin ! » s’est donné pour but d’apporter le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent notre société : santé, alimentation, enseignement, transport, énergie…
Cette première série s’intéresse à la fabrique d’un territoire par le travail : à Saint-Nazaire, c’est toute une société qui se ramifie autour des chantiers de l’Atlantique, où se croisent et collaborent des métiers d’une infinie diversité. La Compagnie a ainsi recueilli les paroles d’ouvriers et d’artisans, de techniciens et d’ingénieurs, d’employés et de formateurs... qui livrent le récit de leur expérience de la vie sociale autour des chantiers navals.
L’intégralité des récits sur ce thème est à découvrir sur le site de la Compagnie Pourquoi se lever le matin, dans la rubrique « Travail & territoire ».
« Souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes et des tubes… » (Brahim, soudeur sur les grands chantiers)
J’habite dans le sud de l’Espagne depuis que j’ai seize ans. Mon père y travaillait, et nous avons quitté le Maroc avec le reste de la famille pour le rejoindre. Maintenant, j’ai les deux nationalités et j’ai acheté une maison en Espagne. J’avais commencé ma formation de soudeur au Maroc, je l’ai terminée en Espagne et j’ai commencé à travailler à 18 ans. Depuis, j’ai travaillé dans toutes les régions d’Espagne, puis en Finlande, aux Pays-Bas, en France et ailleurs. Et me voilà depuis presque deux ans aux Chantiers Navals de Saint-Nazaire.
Le chantier ressemble à une sorte de Lego géant où l’on assemble des blocs qui sont des morceaux de paquebot. Les panneaux qui vont faire les blocs sont très grands et il faut y souder les tuyaux dans les trous prévus. Je soude les tubes et quand j’ai fini mon travail, la grue se saisit du bloc entier et le pose sur le bateau. Et ainsi de suite. Après, quand les panneaux sont installés, je monte raccorder leurs tuyaux. C’est toujours pareil : souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes, des cornières, des tubes, des cornières.
[…] Quand c’est possible, je porte une cagoule équipée d’un système de ventilation. C’est un équipement volumineux, que je peux utiliser dans l’atelier mais qui ne passe pas dans les endroits étroits sur le chantier. Alors je m’équipe avec une cagoule en cuir, qui me couvre le nez et la bouche, et qui est pourvue d’une cartouche filtrante pour les fumées. Dans tous les cas, les cagoules ont un écran anti UVà cristaux liquides qui reste clair quand je pointe ma torche et qui s’opacifiedès que j’allume l’arc électrique. […] Mais je ne suis pas tout seul sur le chantier. Dans les endroits fermés, il y a beaucoup de gens qui travaillent en même temps dans un vacarme incessant et dans un nuage de fumée. Ils ont beau mettre un extracteur, dans certaines zones, cela ne suffit pas pour renouveler correctement l’air.
Quand il y a un travail difficile, ils m’appellent et ils me disent : « Toi, tu es capable de le faire ». Par exemple, quand le soudeur n’arrive pas à pointer sa torche pour souder dans un recoin, j’y vais et je soude avec un miroir. C’est un miroir professionnel, qui permet de regarder tout le tour de la soudure. Je ne vois pas ce que fait ma main, je soude seulement en regardant dans le miroir, où l’image est à l’envers. Peu de soudeurs savent le faire. Parfois, je dois me contorsionner. J’ai la tête en bas, je regarde l’intérieur du tube par un petit trou. Je ne vois que la lumière de ma torche, que j’ai passée par le bas du tube, alors que j’ai enfilé la baguette par le haut, dans un trou de cinq millimètres. Et je soude à l’intérieur du tube, sans voir. Dans certains cas, je soude même de la main gauche. Tout le monde ne sait pas souder de la main gauche.
Quand je soude, je sais ce que je suis en train de faire. Par exemple, je sais à l’oreille si je dois remonter pour régler mon poste. Pour la baguette, c’est au nez. Je sais avec l’odeur de la fumée si la baguette est usée, ou si ce n’est carrément pas la bonne. Je repère un bon soudeur dès qu’il commence à travailler, à la manière dont il empoigne sa torche et sa baguette. C’est comme quand quelqu’un s’installe au volant, on voit tout de suite à quelle sorte de conducteur on a affaire. Je sais que j’ai fait un bon travail quand je vois que ma soudure est aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je sors ma lampe, je regarde, et je dis « Wahou ! C’est encore mieux que la dernière fois ». Une belle soudure est uniforme et régulière.
J’ai dix-sept ans d’expérience de soudure sur beaucoup de matériaux, dans des entreprises et des pays différents. Alors quand je suis arrivé ici et que j’ai vu les soudures que j’aurais à faire, j’ai trouvé que c’était presque un jeu. Le travail de soudeur le plus difficile que j’aie eu à faire n’est pas ici. C’était dans les constructions de centrales thermiques, de raffineries ou de centrales nucléaires. Dans ces chantiers, c’est à la fois plus difficile et plus dangereux. On y soude des tuyaux en inox qui serviront à transporter des produits dangereux ou toxiques. C’est donc très exigeant pour les soudeurs. Une société vient pendant la nuit faire des radiographies de toutes les soudures de la journée et quand il y en a une mauvaise, ils font une marque dessus. Ici il y a très peu de contrôle par radio parce que l’on soude surtout des tuyaux pour transporter de l’eau.
J’aime mon travail. Je ne sais rien faire d’autre mais quand j’ai commencé la soudure, ça m’a plu. […] Et puis je voyage, je rencontre des gens. Par exemple, j’avais sympathisé avec un électricien italien sur le chantier d’une centrale thermique en Espagne. Douze ans plus tard, j’ai retrouvé cet ami en Martinique. Pour moi, le monde est petit. Ici, chacun parle sa langue. Je mélange du français, de l’espagnol, et avec les mains j’arrive à parler avec tout le monde, des Polonais, des Roumains, des Italiens, des Suisses. Ça me plaît d’apprendre à parler français. Lorsque j’étais à Dunkerque ou à Brest, il y avait surtout des soudeurs qui venaient d’Espagne ou d’Amérique du Sud. Ici, c’est la première fois que je travaille avec beaucoup de Français. Il y a une chose qui me plaît aux Chantiers de Saint-Nazaire, et que je n’ai vue nulle part ailleurs : chaque matin, en arrivant au travail, tout le monde se salue. Tous les ouvriers, pas seulement les soudeurs, viennent te dire : « Salut ! ». J’apprécie beaucoup cela. […]
La bibliothèque des Chantiers : un endroit magique ! (Corinne, bibliothécaire à la médiathèque des Chantiers de l’Atlantique)
La fréquentation de la bibliothèque des Chantiers tourne autour d’une cinquantaine de personnes par jour. C’est énorme. Cela représente un chiffre plus de deux fois supérieur à la fréquentation moyenne des médiathèques de CSE. Cette différence vient de la proximité que nous avons avec notre public. Nous proposons régulièrement des animations qui ont beaucoup de succès comme les « midi-jeux » avec un animateur. D’ailleurs, les gens nous demandent souvent d’acheter un des nouveaux jeux présentés à ce moment-là, pour enrichir notre ludothèque.
Du côté des livres, on essaie de coller à l’actualité littéraire tout en respectant le principe selon lequel la bibliothèque appartient aux salariés. Donc, si les adhérents ont des demandes spécifiques, on en tient compte pour établir, avec la collaboration des gérants de la librairie “L’Embarcadère”, la liste des ouvrages à acheter, que nous proposons au CSE. Un livre, c’est un investissement, tout le monde n’a pas les moyens de s’en acheter et, s’il est demandé par une personne, il pourra aussi en intéresser d’autres. On connaît 90 % de nos adhérents. On sait ce qu’ils attendent. Certains viennent chaque jour ! On finit donc par savoir ce qu’ils aiment lire, ce que leurs enfants aiment lire. Nous avons choisi de ne pas installer d’ordinateur ni de cahier de suggestions. Si les gens ont besoin de quelque chose, ils s’adressent à nous. On est là pour les accompagner, les guider. Si je vois qu’une personne n’a pas rendu ses documents en temps et en heure parce qu’elle est malade, je ne vais pas lui envoyer de relance ! Comme on connaît les gens, on va mettre un petit mot attentionné. Ainsi se tissent des liens avec nos adhérents, dans ce lieu qu’on s’efforce de rendre convivial.
[L’entrée de la médiathèque des Chantiers. Photographie P. Madiot.]
Les plus grosses fréquentations ont lieu pendant la pause méridienne, puis après 16 heures, à la débauche. Ici, c’est un sas de décompression. Certains aiment se reposer dans un coin, ils s’installent pour lire un livre, le journal, ils prennent un café. Ils gèrent leur temps. D’autres passent vraiment en coup de vent ! Une petite partie des adhérents est constituée de retraités. C’est pour eux une façon de revenir, de redire qu’ils ont appartenu à la famille des Chantiers. Les salariés finissent par identifier la médiathèque comme étant un lieu de culture à l’intérieur d’un environnement qui est quand même un peu brutal ; c’est un lieu qui leur appartient. Quand j’accueille un nouvel adhérent, souvent, je lui dis « Bienvenue dans l’endroit le plus sympa des Chantiers ! » Il y a de la couleur, de la vie, on n’est pas au milieu d’un amas de tôle, il n’y a pas le bruit des ateliers. Ce qui n’empêche pas qu’à travers les fenêtres vitrées, le regard se porte facilement sur ce qui se passe sur le site.
Je vois des morceaux de bateau qui passent sur des plates-formes roulantes, le grand portique qui se déplace. Ça a un côté à la fois magique et extraterrestre ! Les enfants de salariés qui viennent sont subjugués, même s’ils voient peu de choses de l’entreprise ! Ils sont assez fiers de venir à la bibliothèque du travail de papa-maman. Tout près, il y a la porte 4 qui donne sur le rond-point et le terre-plein de Penhoët. C’est là où convergent les avenues environnantes. Où que l’on aille dans l’entreprise, à un moment ou à un autre, on passe forcément par cet endroit. C’est aussi le lieu des rassemblements. Pendant les manifs et les grèves, on voit les palettes qui brûlent sur le rond-point […]. C’est une façon de nous sentir encore plus intégrées à la vie de l’entreprise, aux mouvements et aux revendications. Même si, pendant ces moments-là, on reste à notre poste, on est imprégnées de ça. Ça fait partie de la vie des Chantiers. On m’a raconté qu’autrefois, à l’appel de la sirène, les gens venaient ici avec leur famille pour participer au piquet de grève. Ils sortaient les barbecues. De nos jours, les rassemblements sont plus modestes. Les conditions ne sont plus les mêmes et à la fin du mois, il faut payer ses factures. Par ailleurs, du fait du grand nombre de travailleurs détachés et de sous-traitants, la mobilisation syndicale est plus difficile et l’organisation du travail n’est plus la même.
[Le terre-plein de Penhoët, devant la porte 4. Photographie P. Madiot.]
Il y a encore quelques années, je voyais les bus acheminer les salariés depuis Saint-Nazaire, la Brière et la petite couronne. Il n’y a plus ça. Chacun vient avec sa voiture. Quand je suis arrivée, il y a 20 ans, beaucoup s’appelaient Mahé. C’était Mahé Bernard n°1. Mahé Bernard n°2 ! Ou encore Moyon, Berthe, Aoustin. Aujourd’hui, les patronymes briérons sont un peu noyés dans la masse des noms qui viennent de la région nantaise ou d’ailleurs… Et pas toujours à l’heure ! Quand il y a un problème sur le pont de Saint-Nazaire, beaucoup de salariés se trouvent bloqués de l’autre côté de l’estuaire ! Ensuite, il leur faut rattraper les heures perdues dans la voiture à attendre que le pont soit dégagé.
[…] J’ai 44 ans et je travaille ici depuis de nombreuses années. J’ai déjà essayé de postuler dans des bibliothèques municipales situées autour de chez moi pour me rapprocher de mon domicile. En fait, je n’ai pas de regrets quand on me dit non !
« La direction n’aime pas que les travailleurs se regroupent » (Jean-François, salarié dans les bureaux d’études des Chantiers de l’Atlantique)
Tous les jours, je traverse la ville pour me rendre dans un bâtiment qui, sur le « rond-point de l’ancre », fait face à celui de la direction des Chantiers de l’Atlantique, côté bassin. Là je rejoins mon poste de travail dans le bureau d’études au service électricité. […] C’est souvent le même rituel : je dépose ma veste, je fais chauffer la bouilloire et je vais dire bonjour à ceux qui sont arrivés. Quand j’ai commencé aux Chantiers, il y a trente-deux ans, il était de bon ton de faire le tour du bureau et de taper la discute. […]
[L’immeuble des bureaux d’étude.Photographie P. Madiot.]
Depuis que la direction a mis en place les « horaires variables », les arrivées sont échelonnées et ça a cassé ce rituel matinal. Avant la mise en place des 35h, on arrivait tous en même temps et on pointait dès qu’on franchissait le périmètre de l’entreprise. Au moment de la débauche, il y avait des rangées de bus qui attendaient les personnels. À la sirène, les grilles s’ouvraient et tout le monde se précipitait hors des chantiers. Au carrefour du terre-plein de Penhoët, la circulation s’arrêtait net pour laisser passer le flot des vélos, voitures et cars qui emmenaient les ouvriers en Brière, jusqu’à Redon et à La Roche-Bernard. Le fait de se côtoyer dans les bus, au restaurant central, dans les villages, renforçait la conscience d’appartenir au même monde : celui du travail. Il y avait une sorte de solidarité évidente. Lorsque je suis venu de Saint-Brieuc pour embaucher aux Chantiers, j’ai su immédiatement que j’arrivais dans une ville ouvrière marquée par l’époque des grandes grèves. Celle de 1988 était une mobilisation contre le licenciement de 120 employés et celle de 1989 exigeait une augmentation de 1500 francs (230€) par mois. Dans les couloirs de mon bureau d’études, on peut encore deviner les traces de cette revendication dont le slogan avait été peint sur les murs. Ça a été gratté, effacé. Mais rien à faire, c’est un vestige tenace. […]
Aujourd’hui, les gens viennent de partout en ordre dispersé, majoritairement en voiture personnelle, rarement en co-voiturage. Seules, les entreprises employant des travailleurs détachés ont mis en place des transports collectifs. Avant de se rendre à leurs postes de travail, les salariés employés par les chantiers, qui travaillent à bord et dans les ateliers, se changent dans des vestiaires décentralisés situés, en principe, à proximité d’un parking. Alors seulement, ils pointent et ils se mettent directement au boulot. Cela permet ce que la direction appelle un « gain de productivité ». […] L’homme étant un être social, et la nature ayant horreur du vide, on se rattrape sur les pauses parce qu’à un moment ou à un autre, on est obligé de lever la tête, de respirer un peu, de décompresser, de réfléchir, d’échanger. Alors, de temps en temps, la direction, qui se comporte comme si on était des tire-au-flanc, fait la chasse aux pauses. D’une manière générale, elle n’aime pas que les travailleurs se regroupent.
[L’immeuble de la direction. Photographie P. Madiot.]
Pourtant quelquefois, il y a des choses qui se résolvent dans ces moments-là. On tient à ce que notre travail soit bien fait. C’est une question de dignité et de conscience professionnelle.
Mon travail consiste à définir les différents éléments (disjoncteurs, câbles…) permettant la distribution de la puissance électrique, et à décrire le fonctionnement de ces éléments. Il est nécessaire, évidemment, de vérifier si les estimations d’encombrement sont bonnes parce qu’il faut que tout ça rentre dans un local électrique qui doit être le plus petit possible. Pour ne rien simplifier, le réseau électrique du navire est séparé en deux et peut être couplé. Cela veut dire que les alternateurs vont être connectés sur chaque moitié du réseau et que chaque moitié devra pouvoir fonctionner séparément pour des raisons de sécurité. Le bateau lui-même est divisé en plusieurs zones qu’on appelle les « tranches incendie » – il peut y en avoir jusqu’à neuf en fonction de la longueur du navire. Et chaque « tranche incendie » est équipée d’une sous-station électrique. En cas de pépin, s’il n’y avait qu’un seul local électrique et qu’il était envahi par l’eau, ou atteint par un incendie, le navire serait perdu. Et ce que l’on craint le plus à bord des navires c’est l’incendie. Sauf cas exceptionnel du genre Concordia ou Titanic, on peut en effet contenir une voie d’eau dans un compartiment. Le feu est beaucoup plus difficile à maîtriser. J’en tire donc les conséquences pour concevoir la distribution électrique. […]
Le rythme des livraisons et le type de paquebots formatés que nous construisons font qu’aujourd’hui, en ce qui me concerne, les départs ou les changements de cale ne sont plus des événements. Je sais comment ils ont été fabriqués. Derrière, je vois des milliers d’heures de labeur dans des conditions difficiles, et je sais dans quelles conditions les équipages travaillent pendant l’exploitation des navires de croisière. Tout cela ne fait pas rêver. Les jeunes, qui n’ont pas connu de grands conflits sociaux, ont souvent l’impression qu’aucune évolution n’est possible. Beaucoup restent quelques mois, un an ou deux. Et ils vont voir ailleurs…
Alors que l’histoire environnementale est aujourd’hui un champ historiographique reconnu et développé, Guillaume Blanc, professeur des universités à Science Po Bordeaux, et Antonin Plarier, maître de conférences à Lyon 3, spécialistes des enjeux environnementaux en situation coloniale, ont réuni neuf articles fondateurs qui lient histoire environnementale et histoire sociale en contexte colonial. L’objectif de l’ouvrage est ainsi de replacer la question des rapports de domination qu’entretiennent les puissances coloniales sur leur empire avec celle de la gestion des ressources et des peuples colonisés. Car l’exploitation des territoires, comme les politiques de préservation imposées par les métropoles, ne sont pas sans conséquences sur la nature comme sur les populations indigènes.
Dans le cadre du programme HGGSP terminale, le thème « Environnement, entre exploitation et protection ; un enjeu planétaire » questionne les pratiques environnementales et les mesures de protection mises en place à travers l’histoire.
Nonfiction.fr : Dès le titre de l’ouvrage, on comprend qu’il se situe à la jonction de trois champs historiographiques : l’histoire coloniale, l’histoire sociale et l’histoire environnementale, courant particulièrement renouvelé cette dernière décennie. Vous expliquez souhaiter « introduire des textes clés du champ pour donner à voir comment l’histoire des empires peut s’écrire d’un point de vue environnemental ». Comment s’est effectué le choix des articles et quelles évolutions historiographiques souligne-t-on entre l’article fondateur de Ramachandra Guha et Madhav Gadil sur la forêt indienne (daté de 1989) et aujourd’hui ?
Guillaume Blanc et Antonin Plarier : Depuis ses débuts, l’histoire environnementale est aux prises avec les empires coloniaux. Dès 1972, avec son histoire de « l’échange colombien », l’historien états-unien Alfred Crosby a montré comment le transfert de plantes, d’animaux et de microbes avait façonné l’Amérique du Nord, qu’il qualifie comme une « néo-Europe ». À sa suite, de nombreux historiens, britanniques pour la plupart, ont éclairé les liens entre l’expansion impériale, l’essor de la science écologique, la mondialisation d’un capitalisme extractiviste et les transformations environnementales qui s’ensuivirent en Afrique et en Asie, aux époques moderne et contemporaine. Mais cette histoire environnementale « des » empires est en fait longtemps restée une histoire environnementale de l’empire britannique. C’est ce qui a donc déterminé, en partie, le choix des textes traduits et commentés dans l’ouvrage. Pour donner à voir une histoire qui n’essentialise pas « l’empire », nous avons voulu rendre accessibles des histoires qui tiennent autant compte de la diversité des impérialismes européens que de la multitude des sociétés africaines et astiques intégrées dans ces empires. C’est pourquoi le livre présente des histoires britanniques et indiennes, portugaises et mozambicaines, françaises et vietnamiennes, allemandes et tanzaniennes, etc.
Mais nous avons tout autant voulu faire connaître, en français, les travaux qui croisent véritablement l’histoire environnementale et l’histoire sociale. En effet dès 1989 des historiens indiens comme Guha et Gadgil ont montré que l’environnement était au cœur du projet colonial britannique. Mais il a fallu attendre encore des années pour que les historiennes et les historiens envisagent l’environnement à la fois, comme un objet d’étude à part entière (les plantes ou les animaux, les rivières ou les montagnes), et comme un mode d’étude, c’est-à-dire comme un biais par lequel revisiter l’histoire des empires au ras du sol, au plus près des rapports de force qui leur donnent leur historicité. Comme l’écrit Karl Jacoby, « parler de nature c’est aussi parler de relations de pouvoir entre les humains ». Et c’est là l’une des grandes évolutions historiographiques de l’histoire environnementale : au même titre que la race, la classe ou le genre, l’environnement est devenu un objet de l’histoire impériale, et un moyen de mieux l’éclairer.
Par nature, les rapports coloniaux sont des rapports d’inégalités, dans les liens sociaux comme dans les traces laissées. Quelles sources sont mobilisées par les différents auteurs pour pouvoir décrire cet « esprit colonial de la nature » ?
Les sources mobilisées sont très diverses. C’est l’un des éléments qui a présidé à notre choix des textes. Dans ce recueil, certains auteurs ont recours à des sources assez classiques comme l’analyse de sources imprimées ou de productions culturelles qui révèlent à un moment donné un discours colonial comme le fait William Adams en partant initialement du dessin animé Le Roi Lion. D’autres ont recours à des archives d’administrations coloniales, des témoignages écrits de colons ou colonisés, des entretiens avec des acteurs ou encore des collectes de récits oraux, d’histoires magico-religieuses. L’anthropologue Lyn Schumaker par exemple, raconte dans son article sur les mines de cuivre de Zambie, une histoire de serpent qui ferait disparaître les mineurs le long du fleuve Luanshya, qu’elle a recueillie auprès d’anciens travailleurs de cette ville minière. Cette histoire en apparence magico-religieuse rend en fait compte des conflits de propriété autour du gisement minier opposant un récit colonial à celui des colonisés, mais les différentes versions de cette histoire de serpent qui circulent à Luanshya colonisés témoignent aussi des intérêts divergents entre colonisés eux-mêmes.
Les différentes contributions soulignent l’ensemble des topoï que les puissances impériales ont sur les espaces coloniaux ; on lit notamment qu’« à leurs yeux l’Afrique est un éden naturel, vierge et sauvage ». En quoi la « mission civilisatrice » joue-t-elle également du point de vue environnemental ?
Lorsque l’on étudie les archives des empires coloniaux, on s’aperçoit très vite que l’environnement est au cœur de la « mission civilisatrice » que suivent prétendument les gouvernements coloniaux. Chaque autrice et auteur du livre le soulignent à leur manière. En Inde, les Britanniques estiment que les Indiens ne sont pas capables d’exploiter correctement le thé, alors ils s’approprient les plantations de thé. Dans l’Afrique orientale allemande, les colons affirment que les populations du futur Tanganyika détruisent la terre et la faune, alors ils les privent du droit d’accès à la faune, pour mieux s’en arroger le contrôle. Et il en va de la même manière pour l’eau du Mozambique, le cuivre zambien ou le caoutchouc du Viet Nam. Systématiquement, les scientifiques et les colons européens vont discréditer les savoirs et les pratiques des sociétés conquises, pour légitimer leur expropriation et leur exclusion de la société coloniale.
Administrateurs, explorateurs, gouverneurs mais aussi scientifiques sont ainsi particulièrement mobilisés pour justifier l’emprise coloniale sur les environnements. William Adams écrit notamment que « l’écologie offrait le moyen de concrétiser les ambitions coloniales de pouvoir et de contrôle des territoires et de la nature ». Quels rôles jouent la science et les scientifiques dans ces appropriations ?
Qu’ils soient botanistes, forestiers, zoologues ou agronomes, les scientifiques sont le premier bras armé des empires coloniaux. Ils étudient les territoires colonisés (pour définir comment les exploiter), ils renomment aussi bien les plantes que les lacs et les montagnes (pour permettre ensuite leur appropriation), et surtout, ils légitiment l’entreprise coloniale. Peder Anker par exemple, qui est traduit dans le livre, a très bien montré comment le développement de la « nouvelle écologie humaine », à Oxford depuis les années 1930, a servi le développement de l’empire britannique en Afrique et en Asie.
De jeunes scientifiques comme Julian Huxley ou Edgar Worthington partent sur le « terrain » dans les années 1930, 1940 et 1950, avec une idée bien précise en tête. Ils estiment qu’une société est un organisme vivant, composé d’humains et bien sûr de non-humains. Et à leurs yeux, comme n’importe quel écosystème, la société pourrait être gouvernée correctement, si elle était gérée rationnellement. Pour les lacs d’Afrique de l’Est, par exemple, ces jeunes écologues vont définir quelles espèces de poissons méritent d’être conservées ou pêchées, quelles quantités peuvent-elles être pêchées, par combien de pêcheurs, pour être vendues à qui, etc. Et puisque les scientifiques seraient les seuls capables de définir l’usage rationnel (et optimal) de la nature et des êtres humains, ils devraient donc être en charge de leur gouvernement.
À cet égard, William Adams révèle et décrypte alors une histoire assez étonnante. Il montre que Julian Huxley, le futur premier directeur de l’Unesco en 1946, s’est inspiré dans sa jeunesse et dans ses premiers travaux de H.G. Wells et de son livre The Shape of Things to Come . Dans ce livre, Wells imagine une catastrophe mondiale, avec des épidémies, et pour faire face à celle-ci la mise en place d’un gouvernement scientifique, technocratique et autoritaire, mais capable de sauver l’humanité. Et c’est exactement ce que propose Huxley dans If I Were a Dictator : un gouvernement mondial composé de scientifiques qui œuvreraient au nom de l’universel, et qui seraient, à ce titre, capable de guider l’humanité dans une autre direction que la guerre et l’épuisement des ressources. En tant que président de l’Unesco, c’est de cette manière qu’il envisagera alors les Nations unies, comme une institution mondiale à qui les rênes devraient être confiées. Et Huxley est loin d’être le seul à penser ainsi. Max Nicholson, l’un des fondateurs du WWF en 1961, ne dira pas autre chose dans son ouvrage La révolution de l’environnement , paru en 1970. Le sous-titre est tout particulièrement explicite. Intitulé « Petit guide à l’usage des nouveaux maîtres du monde », il résume le livre à lui tout seul : oui, les sociétés d’Afrique, d’Asie et finalement du Tiers-Monde sont désormais maîtres chez elles ; mais seuls les scientifiques, et en matière environnementale, les écologues, sauraient comment les guider. Voilà ce qu’explique Peder Anker en croisant des récits autobiographiques, des récits littéraires et des archives institutionnelles.
La totalité des articles met en évidence une contradiction forte de la part des autorités coloniales entre la volonté de conserver et/ou protéger – face aux menaces prétendues de populations locales qui détruiraient leur environnement – et celle de pouvoir exploiter les ressources des colonies. Cela est notamment très net sur la question des forêts, mais aussi sur les ressources en eau ou sur la chasse et la protection de la faune sauvage. Pouvez-vous revenir sur la manière dont, sous couvert de volonté conservationniste, les puissances impériales se sont en fait approprié les territoires et en quoi les rapports de force jouent également dans la question environnementale ?
Les historiennes et les historiens que nous avons sélectionné dans cet ouvrage montrent très bien que la « conservation de l’environnement » est moins une politique qu’une idéologie, ou disons un discours, grâce auquel l’exploitation des ressources peut perdurer. Cela pourrait se résumer par la maxime « nous pouvons détruire ici parce que nous protégeons là-bas ».
Dans notre livre, l’histoire que Bernhard Gissibl livre de la révolte Maji Maji est édifiante à cet égard. Cette révolte a longtemps été perçue comme une révolte anticoloniale : les populations de l’Afrique orientale allemande se serait rebellées contre les colons, au nom de leur droit à la souveraineté. Mais la réalité est bien plus complexe que cela.
Des années 1860 à 1897, date à laquelle les Allemands créent les premières réserves de chasse du continent, les colons s’approprient toujours davantage l’accès aux ressources cynégétiques – tout particulièrement les éléphants, dont l’ivoire est revendu en Europe pour la production de touches de piano, de boules de billard, de vaisselles, de peignes ou de manches à couteaux. Seulement, ils ont d’abord besoin de relais africains : des pisteurs qui leur montrent les territoires où trouver la faune sauvage, des chasseurs qui leur enseignent les techniques pour piéger et abattre les grands mammifères et prédateurs, comme les éléphants, et des commerçants qui les intègrent à leurs réseaux marchands, intracontinentaux et transcontinentaux. Et c’est une fois que les Allemands se sont appropriés ces savoirs et savoir-faire qu’ils vont décider de créer des réserves de chasse : parce qu’ils ont maintenant les moyens d’être les seuls à bénéficier de la commercialisation de la grande faune sauvage ; et parce que cette faune est chassée en de telles quantités qu’elle est sur le point de disparaître. Voilà à quoi servent alors les réserves de chasse, allemandes puis britanniques : non pas à protéger les animaux des Africains, mais à garantir le monopole du gibier aux Européens.
Partout, « le projet environnemental imaginé par les dirigeants impériaux n’aboutit jamais complètement […]. L’impérialisme environnemental est toujours synonyme de domination ; seulement cette domination est rarement celle que l’on croit », écrivez- vous. En quoi, à de maintes occasions, le projet impérialiste prend-il des formes inattendues ?
C’est à ce niveau que rien n’est mécanique en histoire. S’il existe un « esprit colonial » (Adams), cela ne signifie pas que la réalisation de cet esprit soit automatique pour autant. Pour le dire autrement, entre les projets de « mise en valeurs » comme le disent les administrations coloniales et leur réalisation effective, il y a de nombreuses étapes qui sont autant de bifurcations ou mises en déroute possible.
Le chapitre de Karen Middleton en est de ce point de vue une illustration intéressante. Lorsque les colons français tentent de s’installer à Madagascar à la fin du XVIII e siècle, ils ramènent avec eux des figuiers de barbarie, originaires du continent américain. Ils ont pour idée que ces plantes cactées fourniront une défense naturelle au petit emplacement fortifié envisagé. Mais l’histoire en décide autrement. D’une part, parce que leur projet d’installation coloniale échoue et ne reprendra qu’un siècle plus tard. Et d’autre part, car cette stratégie de défense se retournera finalement contre les colonisateurs. La plante est adoptée par les Malgaches non seulement pour dresser une barrière défensive autour de certaines localités mais également détournée de son usage pour en faire un atout d’une économie d’élevage fournissant, dans des régions peu arrosées, un moyen d’abreuver le cheptel.
De la même manière, quand Jayeeta Sharma étudie l’exploitation des arbres à thé à Ceylan, elle rend compte de la puissance des préjugés coloniaux qui peuvent venir contrarier les projets coloniaux eux-mêmes. De la même manière que pour lesdites races, les territoires colonisés font l’objet d’un discours de classification et de hiérarchisation aux yeux des colons britanniques. Or, les populations indiennes de Ceylan sont considérées comme particulièrement rustres par les Britanniques et sont classées tout en bas de la hiérarchie raciale. Impossible donc que leur territoire puisse produire un thé digne du palais des upper classes londoniennes. En dépit des travaux de plusieurs agronomes qui établissent la présence de théiers à l’état endémique à Ceylan, l’administration britannique s’échine à transférer des théiers de Chine et recrutent des experts chinois pour superviser leur implantation. Là aussi, le projet échoue et les propriétés des théiers de Ceylan finissent par être reconnus, mais plusieurs décennies plus tard. L’éclatement de plusieurs révoltes de travailleurs chinois sur ces plantations compromet les investissements absurdes et colossaux consentis dans ces projets.
Entre projet colonial et réalisation effective, il y a donc une distance, faite de renégociations mais aussi de résistances ou de conflits directs. Quelles sont les formes des luttes à l’œuvre et en quoi la conflictualité environnementale est-elle particulière en situation coloniale ?
Cette conflictualité est particulière parce qu’elle se déploie dans une situation où la domination s’exerce de façon plus violente. Les plantations d’hévéas implantées au Viet Nam par exemple, étudiées par Michitake Aso, suscitent des déplacements de population sur plusieurs centaines de kilomètres pour pourvoir aux besoins de main d’œuvre. Les taux de mortalité sur ces lieux de travail peuvent être très élevés, dépassant 20 % à la fin des années 1920. Même si ces taux de mortalité diminuent les années suivantes, l’équivalent est inimaginable à la même époque en métropole, du moins en dehors des périodes de guerre. Sur un autre plan, lorsque le barrage de Cahora Bassa au Mozambique est projeté à la fin de la période coloniale portugaise, le lac de retenue en amont doit s’étendre sur 2 500 km², comme si on engloutissait 25 fois Paris, dans une zone certes moins peuplée mais 25 000 personnes doivent tout de même être déplacées. Là aussi, difficile d’imaginer à la même époque le long du Tage.
Dans ces conditions, les luttes se placent immédiatement à un autre niveau de conflictualité. En 1927 par exemple, un contremaitre est tué sur une plantation d’hévéas appartenant à Michelin, ce qui donne lieu à un procès médiatiquement très suivi. Quelques années plus tard, au cours de la guerre d’Indochine, les plantations sont prises pour cible, et pour la seule année 1947, 7 millions d’arbres sont abattus, soit 10 % des hévéas du pays. Il s’agit évidemment de s’attaquer au capital économique des planteurs mais également de détruire le symbole d’un environnement colonial transformé et exécré.
Aujourd’hui, dans ces espaces décolonisés depuis au moins un demi-siècle, quels sont les héritages visibles sur l’environnement et sur les sociétés locales de cette domination coloniale de la nature ?
Elles sont omniprésentes car l’histoire ne s’efface pas d’un coup de crayon, quand bien même il s’agirait d’une déclaration d’indépendance. Les travaux titanesques entrepris au Mozambique pour édifier un barrage hydroélectrique sur le fleuve Zambèze sont toujours bien là. Et les activités rurales de ces territoires irrémédiablement compromises, telles qu’elles existaient avant ces travaux puis la mise en eau du barrage. De la même manière, les millions d’ha consacrés à la monoculture d’hévéas dans la colonie du Tonkin ne disparaissent pas non plus, et les ha de forêts tropicales que ces plantations d’hévéas ont absorbé ne vont pas non plus réapparaître. Sur un sujet que nous n’avons pas abordé dans le livre mais qui fait l’objet de recherches passionnantes et terrifiantes à la fois, Christophe Lafaye a également montré la prégnance de gaz chimiques en Algérie dans les grottes ou les souterrains où ils ont été utilisés par l’armée française entre 1954 et 1962.
Mais là où l’histoire se complique, c’est que les gouvernements indépendants ne renversent pas pour autant la roue de l’histoire. Ils héritent de ces politiques souvent démiurgiques, et dans les exemples précédents, choisissent et de mettre en eau le barrage, édifié sous le colonialisme portugais, et de promouvoir la culture de l’hévéa qui passe du statut de symbole abhorré du colonialisme au symbole arboré par la République démocratique du Viet Nam ou encore d’autoriser des essais d’armes chimiques par l’armée française sur certains sites du territoire algérien en dépit de l’indépendance. Il ne s’agit pas d’un néocolonialisme, davantage d’un postcolonialisme dans la mesure où les choix de ces dirigeants sont des choix d’acteurs indépendants. Mais il n’en empêche, pour les populations héritières de cette histoire coloniale, remettre en cause cet héritage est une tâche ardue. Comme l’écrivait Marx, « le poids des morts pèsent lourd sur les épaules des vivants ».
Texte intégral (3520 mots)
Alors que l’histoire environnementale est aujourd’hui un champ historiographique reconnu et développé, Guillaume Blanc, professeur des universités à Science Po Bordeaux, et Antonin Plarier, maître de conférences à Lyon 3, spécialistes des enjeux environnementaux en situation coloniale, ont réuni neuf articles fondateurs qui lient histoire environnementale et histoire sociale en contexte colonial. L’objectif de l’ouvrage est ainsi de replacer la question des rapports de domination qu’entretiennent les puissances coloniales sur leur empire avec celle de la gestion des ressources et des peuples colonisés. Car l’exploitation des territoires, comme les politiques de préservation imposées par les métropoles, ne sont pas sans conséquences sur la nature comme sur les populations indigènes.
Dans le cadre du programme HGGSP terminale, le thème « Environnement, entre exploitation et protection ; un enjeu planétaire » questionne les pratiques environnementales et les mesures de protection mises en place à travers l’histoire.
Nonfiction.fr : Dès le titre de l’ouvrage, on comprend qu’il se situe à la jonction de trois champs historiographiques : l’histoire coloniale, l’histoire sociale et l’histoire environnementale, courant particulièrement renouvelé cette dernière décennie. Vous expliquez souhaiter « introduire des textes clés du champ pour donner à voir comment l’histoire des empires peut s’écrire d’un point de vue environnemental ». Comment s’est effectué le choix des articles et quelles évolutions historiographiques souligne-t-on entre l’article fondateur de Ramachandra Guha et Madhav Gadil sur la forêt indienne (daté de 1989) et aujourd’hui ?
Guillaume Blanc et Antonin Plarier : Depuis ses débuts, l’histoire environnementale est aux prises avec les empires coloniaux. Dès 1972, avec son histoire de « l’échange colombien », l’historien états-unien Alfred Crosby a montré comment le transfert de plantes, d’animaux et de microbes avait façonné l’Amérique du Nord, qu’il qualifie comme une « néo-Europe ». À sa suite, de nombreux historiens, britanniques pour la plupart, ont éclairé les liens entre l’expansion impériale, l’essor de la science écologique, la mondialisation d’un capitalisme extractiviste et les transformations environnementales qui s’ensuivirent en Afrique et en Asie, aux époques moderne et contemporaine. Mais cette histoire environnementale« des » empires est en fait longtemps restée une histoire environnementale de l’empire britannique. C’est ce qui a donc déterminé, en partie, le choix des textes traduits et commentés dans l’ouvrage. Pour donner à voir une histoire qui n’essentialise pas « l’empire », nous avons voulu rendre accessibles des histoires qui tiennent autant compte de la diversité des impérialismes européens que de la multitude des sociétés africaines et astiques intégrées dans ces empires. C’est pourquoi le livre présente des histoires britanniques et indiennes, portugaises et mozambicaines, françaises et vietnamiennes, allemandes et tanzaniennes, etc.
Mais nous avons tout autant voulu faire connaître, en français, les travaux qui croisent véritablement l’histoire environnementale et l’histoire sociale. En effet dès 1989 des historiens indiens comme Guha et Gadgil ont montré que l’environnement était au cœur du projet colonial britannique. Mais il a fallu attendre encore des années pour que les historiennes et les historiens envisagent l’environnement à la fois, comme un objet d’étude à part entière (les plantes ou les animaux, les rivières ou les montagnes), et comme un mode d’étude, c’est-à-dire comme un biais par lequel revisiter l’histoire des empires au ras du sol, au plus près des rapports de force qui leur donnent leur historicité. Comme l’écrit Karl Jacoby, « parler de nature c’est aussi parler de relations de pouvoir entre les humains ». Et c’est là l’une des grandes évolutions historiographiques de l’histoire environnementale : au même titre que la race, la classe ou le genre, l’environnement est devenu un objet de l’histoire impériale, et un moyen de mieux l’éclairer.
Par nature, les rapports coloniaux sont des rapports d’inégalités, dans les liens sociaux comme dans les traces laissées. Quelles sources sont mobilisées par les différents auteurs pour pouvoir décrire cet « esprit colonial de la nature » ?
Les sources mobilisées sont très diverses. C’est l’un des éléments qui a présidé à notre choix des textes. Dans ce recueil, certains auteurs ont recours à des sources assez classiques comme l’analyse de sources imprimées ou de productions culturelles qui révèlent à un moment donné un discours colonial comme le fait William Adams en partant initialement du dessin animé Le Roi Lion. D’autres ont recours à des archives d’administrations coloniales, des témoignages écrits de colons ou colonisés, des entretiens avec des acteurs ou encore des collectes de récits oraux, d’histoires magico-religieuses. L’anthropologue Lyn Schumaker par exemple, raconte dans son article sur les mines de cuivre de Zambie, une histoire de serpent qui ferait disparaître les mineurs le long du fleuve Luanshya, qu’elle a recueillie auprès d’anciens travailleurs de cette ville minière. Cette histoire en apparence magico-religieuse rend en fait compte des conflits de propriété autour du gisement minier opposant un récit colonial à celui des colonisés, mais les différentes versions de cette histoire de serpent qui circulent à Luanshya colonisés témoignent aussi des intérêts divergents entre colonisés eux-mêmes.
Les différentes contributions soulignent l’ensemble des topoï que les puissances impériales ont sur les espaces coloniaux ; on lit notamment qu’« à leurs yeux l’Afrique est un éden naturel, vierge et sauvage ». En quoi la « mission civilisatrice » joue-t-elle également du point de vue environnemental ?
Lorsque l’on étudie les archives des empires coloniaux, on s’aperçoit très vite que l’environnement est au cœur de la « mission civilisatrice » que suivent prétendument les gouvernements coloniaux. Chaque autrice et auteur du livre le soulignent à leur manière. En Inde, les Britanniques estiment que les Indiens ne sont pas capables d’exploiter correctement le thé, alors ils s’approprient les plantations de thé. Dans l’Afrique orientale allemande, les colons affirment que les populations du futur Tanganyika détruisent la terre et la faune, alors ils les privent du droit d’accès à la faune, pour mieux s’en arroger le contrôle. Et il en va de la même manière pour l’eau du Mozambique, le cuivre zambien ou le caoutchouc du Viet Nam. Systématiquement, les scientifiques et les colons européens vont discréditer les savoirs et les pratiques des sociétés conquises, pour légitimer leur expropriation et leur exclusion de la société coloniale.
Administrateurs, explorateurs, gouverneurs mais aussi scientifiques sont ainsi particulièrement mobilisés pour justifier l’emprise coloniale sur les environnements. William Adams écrit notamment que « l’écologie offrait le moyen de concrétiser les ambitions coloniales de pouvoir et de contrôle des territoires et de la nature ». Quels rôles jouent la science et les scientifiques dans ces appropriations ?
Qu’ils soient botanistes, forestiers, zoologues ou agronomes, les scientifiques sont le premier bras armé des empires coloniaux. Ils étudient les territoires colonisés (pour définir comment les exploiter), ils renomment aussi bien les plantes que les lacs et les montagnes (pour permettre ensuite leur appropriation), et surtout, ils légitiment l’entreprise coloniale. Peder Anker par exemple, qui est traduit dans le livre, a très bien montré comment le développement de la « nouvelle écologie humaine », à Oxford depuis les années 1930, a servi le développement de l’empire britannique en Afrique et en Asie.
De jeunes scientifiques comme Julian Huxley ou Edgar Worthington partent sur le « terrain » dans les années 1930, 1940 et 1950, avec une idée bien précise en tête. Ils estiment qu’une société est un organisme vivant, composé d’humains et bien sûr de non-humains. Et à leurs yeux, comme n’importe quel écosystème, la société pourrait être gouvernée correctement, si elle était gérée rationnellement. Pour les lacs d’Afrique de l’Est, par exemple, ces jeunes écologues vont définir quelles espèces de poissons méritent d’être conservées ou pêchées, quelles quantités peuvent-elles être pêchées, par combien de pêcheurs, pour être vendues à qui, etc. Et puisque les scientifiques seraient les seuls capables de définir l’usage rationnel (et optimal) de la nature et des êtres humains, ils devraient donc être en charge de leur gouvernement.
À cet égard, William Adams révèle et décrypte alors une histoire assez étonnante. Il montre que Julian Huxley, le futur premier directeur de l’Unesco en 1946, s’est inspiré dans sa jeunesse et dans ses premiers travaux de H.G. Wells et de son livre The Shape of Things to Come. Dans ce livre, Wells imagine une catastrophe mondiale, avec des épidémies, et pour faire face à celle-ci la mise en place d’un gouvernement scientifique, technocratique et autoritaire, mais capable de sauver l’humanité. Et c’est exactement ce que propose Huxley dans If I Were a Dictator : un gouvernement mondial composé de scientifiques qui œuvreraient au nom de l’universel, et qui seraient, à ce titre, capable de guider l’humanité dans une autre direction que la guerre et l’épuisement des ressources. En tant que président de l’Unesco, c’est de cette manière qu’il envisagera alors les Nations unies, comme une institution mondiale à qui les rênes devraient être confiées. Et Huxley est loin d’être le seul à penser ainsi. Max Nicholson, l’un des fondateurs du WWF en 1961, ne dira pas autre chose dans son ouvrage La révolution de l’environnement, paru en 1970. Le sous-titre est tout particulièrement explicite. Intitulé « Petit guide à l’usage des nouveaux maîtres du monde », il résume le livre à lui tout seul : oui, les sociétés d’Afrique, d’Asie et finalement du Tiers-Monde sont désormais maîtres chez elles ; mais seuls les scientifiques, et en matière environnementale, les écologues, sauraient comment les guider. Voilà ce qu’explique Peder Anker en croisant des récits autobiographiques, des récits littéraires et des archives institutionnelles.
La totalité des articles met en évidence une contradiction forte de la part des autorités coloniales entre la volonté de conserver et/ou protéger – face aux menaces prétendues de populations locales qui détruiraient leur environnement – et celle de pouvoir exploiter les ressources des colonies. Cela est notamment très net sur la question des forêts, mais aussi sur les ressources en eau ou sur la chasse et la protection de la faune sauvage. Pouvez-vous revenir sur la manière dont, sous couvert de volonté conservationniste, les puissances impériales se sont en fait approprié les territoires et en quoi les rapports de force jouent également dans la question environnementale ?
Les historiennes et les historiens que nous avons sélectionné dans cet ouvrage montrent très bien que la « conservation de l’environnement » est moins une politique qu’une idéologie, ou disons un discours, grâce auquel l’exploitation des ressources peut perdurer. Cela pourrait se résumer par la maxime « nous pouvons détruire ici parce que nous protégeons là-bas ».
Dans notre livre, l’histoire que Bernhard Gissibl livre de la révolte Maji Maji est édifiante à cet égard. Cette révolte a longtemps été perçue comme une révolte anticoloniale : les populations de l’Afrique orientale allemande se serait rebellées contre les colons, au nom de leur droit à la souveraineté. Mais la réalité est bien plus complexe que cela.
Des années 1860 à 1897, date à laquelle les Allemands créent les premières réserves de chasse du continent, les colons s’approprient toujours davantage l’accès aux ressources cynégétiques – tout particulièrement les éléphants, dont l’ivoire est revendu en Europe pour la production de touches de piano, de boules de billard, de vaisselles, de peignes ou de manches à couteaux. Seulement, ils ont d’abord besoin de relais africains : des pisteurs qui leur montrent les territoires où trouver la faune sauvage, des chasseurs qui leur enseignent les techniques pour piéger et abattre les grands mammifères et prédateurs, comme les éléphants, et des commerçants qui les intègrent à leurs réseaux marchands, intracontinentaux et transcontinentaux. Et c’est une fois que les Allemands se sont appropriés ces savoirs et savoir-faire qu’ils vont décider de créer des réserves de chasse : parce qu’ils ont maintenant les moyens d’être les seuls à bénéficier de la commercialisation de la grande faune sauvage ; et parce que cette faune est chassée en de telles quantités qu’elle est sur le point de disparaître. Voilà à quoi servent alors les réserves de chasse, allemandes puis britanniques : non pas à protéger les animaux des Africains, mais à garantir le monopole du gibier aux Européens.
Partout, « le projet environnemental imaginé par les dirigeants impériaux n’aboutit jamais complètement […]. L’impérialisme environnemental est toujours synonyme de domination ; seulement cette domination est rarement celle que l’on croit », écrivez- vous. En quoi, à de maintes occasions, le projet impérialiste prend-il des formes inattendues ?
C’est à ce niveau que rien n’est mécanique en histoire. S’il existe un « esprit colonial » (Adams), cela ne signifie pas que la réalisation de cet esprit soit automatique pour autant. Pour le dire autrement, entre les projets de « mise en valeurs » comme le disent les administrations coloniales et leur réalisation effective, il y a de nombreuses étapes qui sont autant de bifurcations ou mises en déroute possible.
Le chapitre de Karen Middleton en est de ce point de vue une illustration intéressante. Lorsque les colons français tentent de s’installer à Madagascar à la fin du XVIIIe siècle, ils ramènent avec eux des figuiers de barbarie, originaires du continent américain. Ils ont pour idée que ces plantes cactées fourniront une défense naturelle au petit emplacement fortifié envisagé. Mais l’histoire en décide autrement. D’une part, parce que leur projet d’installation coloniale échoue et ne reprendra qu’un siècle plus tard. Et d’autre part, car cette stratégie de défense se retournera finalement contre les colonisateurs. La plante est adoptée par les Malgaches non seulement pour dresser une barrière défensive autour de certaines localités mais également détournée de son usage pour en faire un atout d’une économie d’élevage fournissant, dans des régions peu arrosées, un moyen d’abreuver le cheptel.
De la même manière, quand Jayeeta Sharma étudie l’exploitation des arbres à thé à Ceylan, elle rend compte de la puissance des préjugés coloniaux qui peuvent venir contrarier les projets coloniaux eux-mêmes. De la même manière que pour lesdites races, les territoires colonisés font l’objet d’un discours de classification et de hiérarchisation aux yeux des colons britanniques. Or, les populations indiennes de Ceylan sont considérées comme particulièrement rustres par les Britanniques et sont classées tout en bas de la hiérarchie raciale. Impossible donc que leur territoire puisse produire un thé digne du palais des upper classes londoniennes. En dépit des travaux de plusieurs agronomes qui établissent la présence de théiers à l’état endémique à Ceylan, l’administration britannique s’échine à transférer des théiers de Chine et recrutent des experts chinois pour superviser leur implantation. Là aussi, le projet échoue et les propriétés des théiers de Ceylan finissent par être reconnus, mais plusieurs décennies plus tard. L’éclatement de plusieurs révoltes de travailleurs chinois sur ces plantations compromet les investissements absurdes et colossaux consentis dans ces projets.
Entre projet colonial et réalisation effective, il y a donc une distance, faite de renégociations mais aussi de résistances ou de conflits directs. Quelles sont les formes des luttes à l’œuvre et en quoi la conflictualité environnementale est-elle particulière en situation coloniale ?
Cette conflictualité est particulière parce qu’elle se déploie dans une situation où la domination s’exerce de façon plus violente. Les plantations d’hévéas implantées au Viet Nam par exemple, étudiées par Michitake Aso, suscitent des déplacements de population sur plusieurs centaines de kilomètres pour pourvoir aux besoins de main d’œuvre. Les taux de mortalité sur ces lieux de travail peuvent être très élevés, dépassant 20 % à la fin des années 1920. Même si ces taux de mortalité diminuent les années suivantes, l’équivalent est inimaginable à la même époque en métropole, du moins en dehors des périodes de guerre. Sur un autre plan, lorsque le barrage de Cahora Bassa au Mozambique est projeté à la fin de la période coloniale portugaise, le lac de retenue en amont doit s’étendre sur 2 500 km², comme si on engloutissait 25 fois Paris, dans une zone certes moins peuplée mais 25 000 personnes doivent tout de même être déplacées. Là aussi, difficile d’imaginer à la même époque le long du Tage.
Dans ces conditions, les luttes se placent immédiatement à un autre niveau de conflictualité. En 1927 par exemple, un contremaitre est tué sur une plantation d’hévéas appartenant à Michelin, ce qui donne lieu à un procès médiatiquement très suivi. Quelques années plus tard, au cours de la guerre d’Indochine, les plantations sont prises pour cible, et pour la seule année 1947, 7 millions d’arbres sont abattus, soit 10 % des hévéas du pays. Il s’agit évidemment de s’attaquer au capital économique des planteurs mais également de détruire le symbole d’un environnement colonial transformé et exécré.
Aujourd’hui, dans ces espaces décolonisés depuis au moins un demi-siècle, quels sont les héritages visibles sur l’environnement et sur les sociétés locales de cette domination coloniale de la nature ?
Elles sont omniprésentes car l’histoire ne s’efface pas d’un coup de crayon, quand bien même il s’agirait d’une déclaration d’indépendance. Les travaux titanesques entrepris au Mozambique pour édifier un barrage hydroélectrique sur le fleuve Zambèze sont toujours bien là. Et les activités rurales de ces territoires irrémédiablement compromises, telles qu’elles existaient avant ces travaux puis la mise en eau du barrage. De la même manière, les millions d’ha consacrés à la monoculture d’hévéas dans la colonie du Tonkin ne disparaissent pas non plus, et les ha de forêts tropicales que ces plantations d’hévéas ont absorbé ne vont pas non plus réapparaître. Sur un sujet que nous n’avons pas abordé dans le livre mais qui fait l’objet de recherches passionnantes et terrifiantes à la fois, Christophe Lafaye a également montré la prégnance de gaz chimiques en Algérie dans les grottes ou les souterrains où ils ont été utilisés par l’armée française entre 1954 et 1962.
Mais là où l’histoire se complique, c’est que les gouvernements indépendants ne renversent pas pour autant la roue de l’histoire. Ils héritent de ces politiques souvent démiurgiques, et dans les exemples précédents, choisissent et de mettre en eau le barrage, édifié sous le colonialisme portugais, et de promouvoir la culture de l’hévéa qui passe du statut de symbole abhorré du colonialisme au symbole arboré par la République démocratique du Viet Nam ou encore d’autoriser des essais d’armes chimiques par l’armée française sur certains sites du territoire algérien en dépit de l’indépendance. Il ne s’agit pas d’un néocolonialisme, davantage d’un postcolonialisme dans la mesure où les choix de ces dirigeants sont des choix d’acteurs indépendants. Mais il n’en empêche, pour les populations héritières de cette histoire coloniale, remettre en cause cet héritage est une tâche ardue. Comme l’écrivait Marx, « le poids des morts pèsent lourd sur les épaules des vivants ».