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La Lettre de Philosophie Magazine

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10.11.2025 à 06:00

Usurpation de noblesse oblige ? La chronique d’Anne-Sophie Moreau

nfoiry

Usurpation de noblesse oblige ? La chronique d’Anne-Sophie Moreau nfoiry lun 10/11/2025 - 06:00

Usurper un patronyme aristocratique peut avoir quelque chose de pathétique, comme l’ont montré les mésaventures judiciaires du député RN Emmanuel Taché (photo), se rêvant de La Pagerie. Mais son arrivisme n’est-il pas aussi une manière de rétablir une très républicaine égalité des chances ? Réponse d’Anne-Sophie Moreau dans sa chronique « Nouvelles vagues » extraite de notre nouveau numéro.

novembre 2025
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09.11.2025 à 12:00

Sergueï Loznitsa : “L’absurdité du monde est la condition de notre existence”

hschlegel

Sergueï Loznitsa : “L’absurdité du monde est la condition de notre existence” hschlegel dim 09/11/2025 - 12:00

Deux de ses films sont actuellement visibles au cinéma : L’Invasion, un documentaire sidérant, sans commentaires, sur la guerre en Ukraine, et Deux Procureurs, en salles depuis mercredi 5 novembre, inspiré d’une nouvelle d’un dissident soviétique sur l’absurdité et la violence de la mécanique totalitaire. Rencontré à Paris, le réalisateur ukrainien expose son rapport au cinéma, au réel et à la vérité. 

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Que signifie pour vous faire du cinéma ?

Sergueï Loznitsa : C’est l’un des moyen d’étudier le monde et soi-même.

“L’important est d’arriver à trouver son talent” Sergueï Loznitsa

 

Cela répond-il à une nécessité ?

Je pense avoir eu beaucoup de chance : j’ai trouvé un « talent » en moi-même, par intuition. J’ai commencé par une formation de mathématicien, puis j’ai travaillé comme ingénieur dans les systèmes d’intelligence artificielle. Mais je voulais faire autre chose. J’avais l’impression d’avoir une maladie étrange, d’être compressé à l’intérieur. Je crois que cela s’appelle la dystonie. Je suis allé voir mon médecin, un monsieur âgé. Il m’a regardé et m’a dit : « Jeune homme, tout va bien chez vous. » Je lui ai demandé alors ce que je pouvais avoir : « Vous ne faites pas ce que vous devriez faire. Vous avez la maladie de Pan, la maladie de Dieu. Vous avez en vous beaucoup d’énergie et vous ne savez pas quoi en faire. » Je me suis mis à réfléchir très sérieusement, je devais avoir environ 24 ans. Je me suis tourné vers les sciences humaines, vers l’histoire, la philosophie, la littérature et les arts. Je suis monté à Moscou pour rejoindre trois institutions universitaires. Je suis d’abord allé voir l’Institut de littérature. J’ai regardé la tête des gens qui entraient et sortaient, et je me suis demandé comment l’on pouvait bien enseigner à écrire. Cela m’a semblé bizarre. Puis je suis allé à l’Institut de cinéma, et je n’ai pas poursuivi jusqu’à celui d’histoire. Il s’est écoulé dix ans entre le moment où j’ai commencé à faire mes études de cinéma et le moment où je me suis dit que c’était véritablement mon truc. Dix ans après avoir commencé ces études j’ai réalisé un film, et je me suis dit : « Ça, je peux le faire. » Je pouvais être metteur en scène.

 

Être cinéaste, cela s’apprend-il ? 

Il est possible d’enseigner le cinéma comme il est possible d’enseigner la littérature, c’est-à-dire comme une profession. Le talent, en revanche, ne s’apprend pas. L’important est d’arriver à trouver son talent.

 

Le cinéma a donc pris la forme d’une vocation. Renvoie-t-il aussi à une quête de vérité ? 

J’ai grandi dans un pays avec une histoire méconnue. Car ce qu’on nous enseignait en tant qu’histoire était soit de la mythologie, soit du mensonge. D’un côté, je connaissais bien l’histoire de ma famille ; de l’autre, je connaissais l’histoire qu’on m’avait apprise à l’école. Entre ces deux histoires, il y avait un abîme. Je me suis dirigé vers le cinéma pour construire des passerelles au-dessus de cet abîme.

“Au cinéma, tout ce que vous percevez ne dépend que de la manière dont cela vous est montré. C’est valable pour la fiction, évidemment, mais aussi pour le documentaire” Sergueï Loznitsa

 

Vous pratiquez autant le documentaire que la fiction – dans chacun des deux genres, vos films L’Invasion et Deux Procureurs sont actuellement à l’affiche. Quelle serait la distinction entre ces deux manières de faire du cinéma ? 

La différence se trouve dans l’éthique. Dans la fiction, il a y un présupposé. Le spectateur sait à l’avance que quand un acteur meurt à l’écran, ce n’est pas vrai. Vous savez exactement que ce qui est soumis à votre regard est le point de vue d’un metteur en scène. Ce n’est pas objectif. Alors que si vous tournez la mort de quelqu’un dans le cadre d’un documentaire, c’est un décès véritable. Dès lors, la question se pose alors de savoir si nous avons le droit d’être présents, en nombre, face à cet acte extrêmement intime qu’est la mort. Peut-on être en accord, par exemple, avec quelqu’un qui décide de filmer froidement un suicide ? Par ailleurs, dans notre imaginaire, le cinéma documentaire prétend à l’objectivité parce que tout ce qui est devant la caméra apparaît comme de la « vraie » vie. Mais il s’agit là d’une opposition piégeuse. Tout ce que vous percevez ne dépend en effet que de la manière dont cela vous est montré. Derrière la caméra, hors champ, un directeur se prétend être le témoin de la vérité d’une scène. En réalité, il ne montre que son point de vue. Cette question de l’objectivité n’a donc pas lieu d’être. Voici le paradoxe du cinéma documentaire, qui prétend être ce qu’il n’est pas.

 

Plutôt que d’objectivité, faudrait-il parler de réalité ? Est-ce le rôle du cinéma de révéler cette “réalité” ? 

On ignore ce qu’est la réalité. La réalité, est-ce ce que vos cinq sens vous donnent à comprendre ? Est-ce le dessin que projette votre cerveau ? Je vais vous donner un petit exemple. Nous ne voyons pas les choses tel que nous les imaginons. Notre cerveau voit tout à l’envers. Mais un mécanisme acquis depuis l’enfance, entre trois et six ans, permet de renverser l’image. Il arrive qu’une maladie fasse perdre ce mécanisme de renversement, alors le sujet affecté ne peut plus marcher : ce qu’il voit ne correspond plus à ce qu’il peut faire. Ce que je veux dire par là, c’est que la représentation du monde qui nous entoure est dictée par notre cerveau. Celui-ci nous trompe souvent. Il nous propose ce qui est attendu en lieu et place de ce qui existe véritablement. Beaucoup de tours et de numéros sont basés là-dessus. Il faudrait donc parler de réalité relative. Le cinéma permet d’ailleurs de prendre de la distance vis-à-vis de ce qu’on a filmé. À partir des images tournées, le cinéaste crée un modèle de l’invisible. Voici le but véritable de tout film : représenter l’invisible, instaurer le modèle de ce qu’on ne voit pas.

“Le vrai but d’un film, c’est de représenter l’invisible : modéliser ce qu’on ne voit pas” Sergueï Loznitsa

 

Vous dites que le cerveau nous trompe. Sont-ce ces attentes qui trompent votre héros idéaliste, le jeune procureur de votre film, qui cherche à faire triompher la justice et la vérité dans un monde pourtant corrompu ? 

Vous-même tombez dans le piège ! Vous vous trompez d’emblée en imaginant ce jeune procureur comme un « idéaliste ». Vous le percevez avec votre niveau de connaissances. Vous connaissez la situation historique, si bien que, dans votre imagination, ce personnage apparaît comme un idéaliste. Il est plus difficile de regarder la situation dans laquelle il se trouve à travers ses yeux. Essayez maintenant d’oublier tout ce que vous avez appris sur le sujet et de vous retrouver dans le monde dans lequel il est, de l’observer avec ses yeux à lui, ceux de la première génération des enfants soviétiques. Il a été éduqué dans cet idéal d’avenir radieux, pour lequel ses parents se sont battus. Il croit dans le droit et la justice, et il est même prêt à donner sa vie pour les préserver. Mais il ne comprend pas le monde dans lequel il est, de même que la plupart des gens qui peuplaient ce pays à l’époque. L’État soviétique se mettait en place. Il instaurait un régime terroriste tout en tenant, évidemment, à ce que cela reste secret. Personne ne l’écrivait dans les journaux. Si quelqu’un devait en parler, c’était en chuchotant et la peur au ventre. J’ai donc essayé de décrire ce protagoniste en me disant qu’effectivement, parfois, des gouttes de doute perlent peut-être dans son esprit… mais sans aller beaucoup plus loin. Or vous en avez déjà tiré une conclusion qui n’est pas vraie, elle-même résultat d’une tromperie : c’est votre cerveau qui vous a proposé cette conclusion !

 

Malgré tout, un personnage qui est prêt à mourir pour des idées n’est-il pas littéralement un idéaliste ?

Vous votez lors des élections ? Alors vous choisissez un parti. Vous croyez vraiment que ce parti fera ce que vous souhaitez. Mais le monde est régi par d’autres règles, d’autres lois, et ce parti ne fera finalement rien. Vous êtes dès lors catalogué comme idéaliste. Je veux dire par là que rien ne nous différencie de ces gens-là, parce que le système dans lequel nous sommes n’est pas de la démocratie. La démocratie s’est effondrée comme conception, comme idée. Les forces et partis qui gouvernent ont su faire triompher leurs idées et faire en sorte que la population y croie, y compris en usant des médias.

 

Le film joue de la présence du double, dans son titre mais aussi dans certaines de ses scènes et dans l’identité de ses personnages. Est-ce une image de la duplicité du monde ? 

Le double du procureur, dans le film, est un cul-de-jatte manchot, croisé dans un train. Il est joué par le même acteur que le prisonnier. Il est à la fois la personne arrêtée et la parodie de cette personne arrêtée. Il joue à la fois la tentative de restauration de la justice et la parodie de restauration de la justice.

 

Dans une scène, le procureur se rend à Moscou, au tribunal, pour solliciter une entrevue avec le procureur général. Dans un escalier, il rencontre un personnage qui assure le reconnaître sans que lui-même ne sache de qui il s’agit... 

C’est un personnage issu de l’univers de Gogol ! On ne sait pas s’il le connaît ou non. Se sont-ils rencontrés ? L’a-t-il oublié ? Est-il là par hasard, ou pas ? On l’ignore.

 

Vous avez filmé l’absurdité de la violence et l’exercice de la terreur, en montrant, comme l’explique Hannah Arendt, qu’elle ne vient pas de l’extérieur mais qu’elle s’applique à l’intérieur des corps eux-mêmes. Comment ne pas se laisser gagner par cette violence ?

Je ne dois pas me protéger ! Comment se protège-t-il, le chirurgien, pour ne pas contracter des maladies quand il opère ? Je vis en parallèle. Pour moi, filmer est un travail qui produit une œuvre d’art. Elle n’existe pas dans le champ de la vie ; elle existe dans le champ de l’abstrait. Un coup de fusil à l’écran et un coup de fusil à côté de toi n’ont rien à voir. Ce sont deux coups de fusil fondamentalement différents, comme une pomme peinte sur un tableau ou une pomme posée sur la table.

“Nous ne sommes pas en démocratie. Les forces et partis qui gouvernent ont su faire triompher leurs idées et faire en sorte que la population y croie” Sergueï Loznitsa

 

Réaliser des films, est-ce néanmoins une manière de résister à l’absurdité du monde ? 

Il est inévitable d’être condamnés à vivre dans l’absurdité. L’absurdité est la condition de notre existence. C’est la distance qu’il y a entre la nature, la vie et la forme qu’on prend pour la décrire. Nous vivons dans le monde qui nous est décrit. Prenez les lois, qui sont écrites pour pouvoir être mises en application : au moment où ces lois sont en cours d’écriture, on imagine quel pourra être leur mode d’application. Cela crée un espace autour de cette écriture de la loi, et cet espace renferme des points faibles. Un point faible, par exemple, c’est une phrase à laquelle vous êtes condamné à croire. Vous ne pouvez pas la démontrer, mais toute la construction de la loi est fondée sur cette phrase. Par exemple, toute jurisprudence sous-entend que la justice est possible, qu’elle existe. Vous devez y croire, même si c’est démenti par les faits. À partir de ce moment-là, vous êtes condamné à vivre dans l’absurde. Et il en va ainsi dans tous les espaces dans lesquels on évolue – hormis l’art. L’art est par essence même absurde. L’absurdité n’est pas une crise pour l’art. L’absurdité est l’une de ses méthodes.

“L’absurdité n’est pas une crise pour l’art. L’absurdité est l’une de ses méthodes” Sergueï Loznitsa

 

Vous avez été exclu de l’Académie du cinéma ukrainien pour refuser le boycott des artistes russes. Comment vos films sont-ils reçus aujourd’hui ?

Quelle est ma situation en Ukraine ? C’est une situation complètement absurde ! Je pense qu’en dehors des frontières de l’Ukraine, si vous demandez à n’importe quel cinéphile de citer un metteur en scène ukrainien, il donnera mon nom... Mais si vous demandez aux Ukrainiens qui se sont ligués pour m’exclure de l’Académie du cinéma d’Ukraine, ils répondront que Loznitsa n’est pas Ukrainien. Être Ukrainien n’a absolument rien à voir, pour eux, ni avec le passeport, ni avec l’origine ethnique. Celui qui ne partage pas leurs vues n’est pas ukrainien, et c’est indiscutable. L’impossibilité de la discussion est le premier signe d’une société malade. Je ne suis pas le seul dans ce cas. Des historiens, des scientifiques, des intellectuels qui ne partagent pas le point de vue de ces « activistes » se retrouvent dans la même situation que moi. Il faudrait juger les gens sur leurs actes, pas sur leur passeport. C’est évident pour moi mais pas pour tout le monde. Malheureusement, cette situation insensée perdure. Je ne peux pas m’accommoder de cette absurdité-là.

 

L’Invasion, documentaire de Sergueï Loznitsa, est à l’affiche depuis le 8 octobre dernier. Deux Procureurs, fiction historique du même réalisateur, est également au cinéma depuis le 5 novembre.

novembre 2025
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09.11.2025 à 06:00

Comment faire face à la mort : dialogue entre Maxime Rovere et Rebeka Warrior

nfoiry

Comment faire face à la mort : dialogue entre Maxime Rovere et Rebeka Warrior nfoiry dim 09/11/2025 - 06:00

Dans un premier roman déchirant, Toutes les vies, Rebeka Warrior, qui anime les duos electro Sexy Sushi et Kompromat, raconte la mort de sa compagne et comment la lecture des stoïciens ainsi que celle des pensées bouddhiste et zen l’a aidée à supporter cette épreuve. Dans notre nouveau numéro, elle dialogue avec le philosophe Maxime Rovere signe un essai consacré à Sénèque, Vivre debout et mourir libre.

novembre 2025
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08.11.2025 à 12:00

“L’Inconnu de la Grande Arche”, un grand drame architectural

hschlegel

“L’Inconnu de la Grande Arche”, un grand drame architectural hschlegel sam 08/11/2025 - 12:00

En salles depuis le 5 novembre, le film de Stéphane Demoustier revient sur l’aventure haute en couleurs de la construction de la Grande Arche de la Défense, conçue puis abandonnée par l’architecte danois Otto von Spreckelsen. Auteur de Qu’est-ce que l’architecture ? (2024), le philosophe et spécialiste de l’histoire de l’art Yves Michaud a vu le film. Il revient sur les grands moments d’un drame typique de l’histoire de cette discipline où l’Idée architecturale se confronte à la matière, aux hommes et aux techniques.

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Je ne commenterai pas directement le film L’Inconnu de la Grande Arche. Il m’a beaucoup plu et même touché, mais je n’ai pas pu suivre au premier degré ce drame de l’artiste-architecte authentique et entier qui doit abandonner la réalisation de l’œuvre de sa vie. Ayant depuis plusieurs années beaucoup travaillé et réfléchi sur l’architecture, je n’ai pas pu ne pas suivre « de l’intérieur » les moments de cet échec. De ce point de vue, le film est aussi une réussite. Il ne cache rien des difficultés de la création architecturale. Je vais les parcourir une à une.

Projet, programme

Tout commence avec la commande officielle d’un édifice pour une célébration capitale (le bicentenaire de la Révolution française), et accessoirement pour marquer l’histoire. La commande émane du président de la République, assumant la figure du Prince (je le nommerai « le Prince » par la suite de ce texte). D’emblée, on a affaire au couple Prince-Architecte qui, tout au long de l’histoire scande la réalisation des chefs-d’œuvre. L’architecte entretient inévitablement avec ce puissant « maître d’ouvrage » des relations personnelles qui lui garantissent pouvoir mais aussi dépendance. Le Prince n’ayant pas que ça à faire, l’architecte doit alors passer par des collaborateurs, en général de bonne volonté mais pas forcément à la hauteur du projet et surtout pris entre toutes les parties prenantes. En l’affaire, la commande est passée par une procédure de concours public. Elle a abouti à la désignation d’un étranger quasi-inconnu qui proposait une idée en harmonie avec la demande. Ce manque de notoriété va peser, mais ce n’est pas la difficulté principale.

Le problème tient au projet lui-même. Le Prince veut en effet un symbole de son règne, qui s’intègre dans une perspective spatiale large, et serve de « lieu de rencontre pour l’humanité ». Comme « projet », c’est aussi beau que pauvre, et comme programme de destination du bâtiment, c’est pire encore.

“D’emblée, on a affaire au couple Prince-Architecte qui, tout au long de l’histoire scande la réalisation des chefs-d’œuvre”

 

Pas étonnant que l’architecte retenu ait gagné avec une « Idée », brillante mais abstraite, celle d’un cube parfait lisse et lumineux – comme dans l’architecture parlante post-révolutionnaire d’Étienne-Louis Boullée. Cette a-fonctionnalité symbolique ne va pas simplifier la partie : le projet d’un monument qui va coûter très cher pour ne servir que de symbole. Ce problème du « programme » (définissant la destination de l’édifice dans le détail) pèsera de plus en plus au fur et à mesure qu’avance le projet. Que va-t-on faire dans ce bâtiment ? Question de bon sens, qui devient maligne quand il s’agit de justifier un coût grandissant.

Dessein, dessins, détails

Dès le départ, l’architecte retenu, Johan Otto von Spreckelsen, se concentre sur son « Idée », exprimée à travers des cahiers de dessins « à la main ». Il déteste l’ordinateur. À une époque où l’on ne dessine plus guère dans les écoles d’architecture, où règne le « tout-ordinateur », ce recours aux dessins, aux croquis, aux esquisses variables renoue avec une constante de la création architecturale, le dessin d’inspiration et d’invention, pas le dessin bien propre et léché « Beaux-Arts » du XIXe siècle mais un dessin de disegno, de « dessein » permettant le travail de l’imagination, comme l’ont pratiqué tous les grands architectes, de Leon Battista Alberti et Andrea Palladio au Corbusier, Frank Gehry, Paul Andreu ou Norman Foster.

➤ À lire aussi : Qu’est-ce que l’architecture ? Les briques conceptuelles d’Yves Michaud

D’autre part, dès le départ aussi, à une remarque d’un collaborateur du président sur le caractère accessoire des détails, l’architecte répond qu’ils sont partie intégrante de l’édifice. Ici aussi, on a l’écho d’une pratique constante dans la création architecturale : les détails sont aussi importants que le gros œuvre. Ce ne doivent pas être des ornements rapportés ou indifférents. L’architecte doit aller jusqu’à concevoir l’ameublement – et c’est souvent le cas.

Cette question du détail va envenimer les débats tout au long du processus.

Matériaux, normes, coûts

Otto von Spreckelsen choisit des matériaux particuliers pour « incarner » son Idée : le béton, bien sûr, pour les fondations complexes à réaliser et le gros œuvre, mais aussi le verre et le marbre. On ne construit pas dans l’indifférence au matériau, on les choisit et les travaille. Henri Labrouste intègre le fer à la pierre, Perret, les brutalistes, Andreu font des merveilles en béton, Ieoh Ming Pei et Gehry avec le verre, le cuivre ou le titane. Sauf que les matériaux choisis ont un coût – le marbre de Carrare choisi devra être abandonné parce que trop cher – et des conditions d’usage – le montage des dalles de verre retenu est interdit par la réglementation française.

Le film montre l’importance de ces problèmes surgissant en cours de route, liés aux approvisionnements possibles, aux normes et à l’enveloppe budgétaire. Le fait est que, pour toute construction, le dépassement des budgets prévus est normal (on considère que 10 à 30% sont normaux, ensuite, ça commence à déraper), que la réalisation ne suivra pas forcément les prévisions (« On fait des arbitrages budgétaires tous les jours sur un chantier », dit à un moment Paul Andreu, qui assiste von Spreckelsen pour la réalisation).

“En architecture, les détails sont aussi importants que le gros œuvre. Ce ne doivent pas être des ornements rapportés ou indifférents. L’architecte doit aller jusqu’à concevoir l’ameublement – et c’est souvent le cas”

 

Il faut aussi prendre en compte les innombrables contraintes de normes – de qualité, de sécurité, de durabilité, de garantie –, celles des marchés publics (elles existent partout sous une forme ou une autre). L’architecte a conçu l’Idée, mais celle-ci est dès son commencement de réalisation assujettie à des impératifs qui peuvent être vécus comme persécutoires ou comme inévitables et qui sont souvent les deux. Dans le film, von Spreckelsen les vit comme persécutoires, et Andreu, comme faisant normalement partie du métier. Il est vrai que celui-ci construit des aéroports et celui-là un édifice symbolique pour l’humanité…

Ces questions se sont toujours posées aux architectes. Les traités les plus anciens, de la Renaissance ou de l’âge classique, comportent tous des parties consacrées aux matériaux (évidemment pendant longtemps la pierre et le bois) et aux règlements (la « Coutume de Paris », une sorte de code de la construction avant la lettre). Ces questions ont pris aujourd’hui une importance sans commune mesure avec le passé, si bien qu’entre le « Prince » maître d’ouvrage, et l’Architecte concepteur et maître d’œuvre, s’intercalent des professions d’assistants maîtres d’ouvrage (AMO) qui finissent par prendre le pouvoir sur l’un et l’autre – voyez les génériques des corps intervenants sur les affichages aux entrées des chantiers…

Maquettes, perspective

Le « Prince » a voulu une construction qui prolongerait l’axe historique de Paris, dite perspective de Le Nôtre, allant des Tuileries à La Défense via les Champs-Élysées et l’Arc de triomphe. L’architecte répond à sa demande. Encore faut-il persuader que c’est bien le cas. Plusieurs moments du film montrent donc la maquette du « Cube » et son inscription dans la perspective. Il y a même une simulation suspendue du bâtiment visible depuis les Champs-Élysées.

“L’architecte conçoit l’Idée, mais celle-ci est dès son commencement de réalisation assujettie à des impératifs qui peuvent être vécus comme persécutoires ou comme inévitables et qui sont souvent les deux”

 

Cet usage des maquettes n’a rien d’anecdotique. Pendant des siècles, avant l’invention du papier pour dessiner et bien après son arrivée, les maquettes, en général en bois, ont constitué le seul moyen de « faire voir » l’architecture. Elles étaient souvent de grandes dimensions pour les projets importants. Encore aujourd’hui, même après la généralisation du dessin sur ordinateur, les maquettes restent l’un des moyens de visualisation privilégiés. Le problème est qu’il faut bien se placer pour les regarder – ce que fait le « Prince » en se baissant – et que les perspectives embrassées à travers les maquettes sont limitées par comparaison avec l’inscription élargie dans le site géographique. Tel est précisément le défaut qui affecte le « Cube » de Spreckelsen : on a mal mesuré son type de présence dans le foisonnement des tours de la Défense, elles-mêmes appelées à se multiplier et à augmenter de hauteur. C’est le principal défaut de son projet, aujourd’hui évident : même gigantesque, la « Grande Arche » apparaît petite. Entre parenthèses, il y a là un défaut courant de l’architecture contemporaine, qui doit être absolument démesurée pour ne pas subir de concurrence ou sinon est « rapetissée » par l’évolution du contexte autour d’elle. Ce défaut était évidemment moins redoutable quand les moyens de construction étaient limités et surtout longs à mettre en œuvre.

Le temps, l’argent, la politique

Il y a les impératifs de délais, plusieurs fois rappelés, puisqu’il s’agit d’inaugurer pour une célébration à date fixée. L’architecture a toujours affaire au temps – celui de la conception, celui de la construction, sans oublier celui de l’avenir et de la conservation. Il y a des imprévus, des aléas techniques (fondations plus difficiles que prévues, matériaux non disponibles, entreprises débordées ou sous-dimensionnées), des aléas économiques (crise économique), des aléas politiques. Ici, ce sont les aléas techniques et politiques qui pèsent, et ils sont clairement mentionnés. La présidence de la République française entre en 1986 en cohabitation avec une nouvelle majorité qui est défavorable à ses projets et entend pratiquer une rigoureuse politique d’économies. Ceci accentue toutes les difficultés, multiplie les parties intervenantes (conseillers, entreprises). Le « Prince » garde ses prérogatives mais n’a plus de quoi financer le projet du « Cube ». De fil en aiguille, von Spreckelsen voit son Idée rabotée, modifiée, revue à l’économie… et il va finalement se retirer du projet – que mènera à bien son assistant de réalisation, l’architecte Paul Andreu. On va proposer d’autres usages confiés à d’autres prestataires, construire surtout autour du bâtiment et donc densifier l’environnement et modifier la perspective générale. C’est une maxime courante de la profession d’architecte qu’on ne sait ce qu’est un bâtiment qu’une fois complètement terminé.

“C’est une maxime courante de la profession d’architecte qu’on ne sait ce qu’est un bâtiment qu’une fois complètement terminé”

 

En un sens, il n’y a rien là que de normal : le destin de nombreux projets architecturaux est soit l’abandon pur et simple avant réalisation, soit la redéfinition à une échelle plus « faisable », soit le conflit entre client et architecte, soit l’abandon en friche. Plus le projet est pharaonique et coûteux, plus son programme est flou ou mal conçu, plus les risques d’échec sont grands. En ce sens, le projet du « Cube » a souffert depuis le départ du flou de l’Idée et du vague du « programme ». Le drame de von Spreckelsen est émouvant mais il n’est pas arrivé par hasard ni par la seule malveillance de quelques-uns.

Entre architectes

Von Spreckelsen, pour conduire un projet important mené en France, qui n’est pas son pays, a besoin d’un assistant de maîtrise de réalisation. Son choix porte sur Paul Andreu, déjà réputé comme architecte de la société des Aéroports de Paris. Les deux collègues se respectent, mais von Spreckelsen entend conserver la maîtrise conceptuelle complète du projet et veut qu’Andreu s’en tienne aux aspects techniques. Sauf que cette séparation tranchée est vite impossible compte tenu des normes, des règlements administratifs, mais aussi des contraintes techniques, de matériaux, de détails, des problèmes de destination. Quand von Spreckelsen démissionnera du projet, c’est donc Andreu qui le reprendra pour l’achever. Entre l’un et l’autre, il y a la différence de deux conceptions du métier et de la figure de l’architecte. Von Spreckelsen est d’abord un théoricien, avec un penchant mystique et religieux. C’est aussi un professeur d’architecture qui a peu construit – à la différence de beaucoup de professeurs qui n’ont rien construit du tout, il a quand même construit sa maison et quatre églises... Andreu, lui, est un architecte proche des projets entrepreneuriaux, et il ne cesse de rappeler à son collègue les contraintes de la réalité et notamment des programmes. Il est vrai que le programme de construction des aéroports est l’une des choses les plus définies qui soient en architecture – une zone arrivée, une zone départ, une zone contrôle et commerce, une zone manutention des bagages et entre les niveaux, des escalators… Le drame se joue ainsi entre théorie et technique, entre Idée et réalisation, entre Idée et programme, et il est consubstantiel à la pratique.

De fil en aiguille, le long-métrage de Demoustier couvre avec intelligence l’ensemble de ces rubriques : c’est un bon film sur l’architecture.

 

L’Inconnu de la Grande Arche, de Stéphane Demoustier, est au cinéma depuis le 5 novembre 2025.

novembre 2025
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08.11.2025 à 06:00

Le comédien Michaël Hirsch répond à notre “Questionnaire de Socrate”… dans la joie

nfoiry

Le comédien Michaël Hirsch répond à notre “Questionnaire de Socrate”… dans la joie nfoiry sam 08/11/2025 - 06:00

Avec son seul-en-scène Y’a de la joie !, à voir au Théâtre de l’Œuvre, à Paris, jusqu’au 30 décembre, le comédien Michaël Hirsch poursuit une quête du Graal philosophique, rendant hommage à Alain, Nietzsche ou Clément Rosset. Dans notre nouveau numéro, il répond aux redoutables questions de notre « Questionnaire de Socrate ».

novembre 2025
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07.11.2025 à 21:00

“La Diplomate”, saison 3 : métaphysique du couple

hschlegel

“La Diplomate”, saison 3 : métaphysique du couple hschlegel ven 07/11/2025 - 21:00

Quand elle a vu débarquer La Diplomate sur Netflix, il y a deux ans, notre journaliste Ariane Nicolas a levé un sourcil : encore une série sur les coulisses de l’exécutif américain… Pourtant, la saison 3 change tout – et révèle une fascinante réflexion sur le couple, au sens le plus large du terme. Découvrez pourquoi, et comment, dans notre recommandation culturelle hebdomadaire.

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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !

 

« Fan des shows À la Maison-Blanche (The West Wing), Veep et House of Cards, je me demandais ce que La Diplomate aurait à apporter de neuf – et redoutais un vrai-faux exercice d’autocritique de la part d’une production dont la visée réelle serait de redorer le blason américain. Après deux premières saisons sans fulgurances, la saison 3 révèle enfin son potentiel. Ce n’est pas tant l’analyse géopolitique, assez classique, qui m’a séduite, que la réflexion sous-jacente sur la notion de couple. Des couples, il y en a partout ici : le duo principal bien sûr, Kate et Hal Wyler, ambassadrice à Londres et ancien ambassadeur en Irak, power couple qui gère une crise diplomatique liée à la mort de soldats britanniques ; le couple institutionnel présidence-vice présidence, décisif pour l’intrigue ; des petits couples amoureux qui se font et se défont au gré des aléas de la vie ; et à plus grande échelle, le couple formé par les États-Unis et le Royaume-Uni, “deux nations séparées par une même langue”, selon un mot d’esprit célèbre. La série semble défendre l’idée que le couple structure tout ce qui existe : l’Être comme la société ne sont jamais réductibles à une parfaite unicité. Tout est toujours double, dual, apparié. Et donc potentiellement conflictuel... On pourrait faire une longue histoire de la philosophie en opposant deux camps : les philosophes qui pensent qu’à l’origine, l’être est “un”, substance indivisible qui existe par soi-même ; et ceux pour qui il est “deux”, toujours en relation, à l’intérieur ou à l’extérieur de soi. Pensez à Parménide contre Héraclite, Aristote contre Platon, Descartes contre Locke, Kant contre Hegel... À travers des dialogues et un jeu d’acteur très justes, La Diplomate apporte sa petite pierre à l’édifice. La diplomatie, ou l’art de la dialectique en situation ! »

 

La Diplomate, série américaine de Debora Cahn, avec Keri Russell, Rufus Sewell, David Gyasi. Saison 3 disponible sur Netflix.

novembre 2025
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07.11.2025 à 17:00

La puissance de l’élégance

hschlegel

La puissance de l’élégance hschlegel ven 07/11/2025 - 17:00

Qu’elle désigne un bâtiment, une tenue vestimentaire ou une attitude morale, l’élégance apparaît dans le monde actuel comme une valeur surannée. Et pourtant, nous dit la philosophe Audrey Jougla, pour surmonter la cacophonie ambiante, elle est cette distinction qui permet de maintenir les exigences de la beauté, de la nuance et de la distance.

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Tout commence par une observation du paysage urbain. Les écoles primaires, les palais de justice, les bureaux de poste, les places ou même les bancs publics, construits récemment, ont indéniablement perdu en élégance : une rapide comparaison avec leurs prédécesseurs du début du XXe siècle suffit en général à s’en rendre compte.

“L’élégance est bien plus que la simple apparence et la fonction sociale : c’est une technique de soi”

 

Qu’il s’agisse d’architecture ou de mobilier urbain, ce que l’on érige aujourd’hui répond à un cahier des charges dont l’élégance ne semble résolument plus faire partie. C’est un peu comme si l’on avait dû choisir entre le fonctionnel et le beau, entre la praticité et le style, risquant peu à peu de transformer nos paysages construits (que ce soit l’urbanisme, les habitations, ou les bureaux) en modules, optimisant l’espace, les coûts et les matériaux, dès lors qu’ils ne s’inscrivent pas dans une démarche artistique.

C’est une vision assez manichéenne que celle-ci. Et c’est surtout ignorer le pouvoir de l’élégance sur celui qui la contemple.

“Elle est très distinguée”

L’élégance est une distinction, une délicatesse apportée par de l’aisance, de l’harmonie, de la grâce et un raffinement qui semble naturel, simple, inné : pour les personnes, elle désigne autant une manière de s’exprimer, de se vêtir que de se comporter. 

En architecture, l’élégance d’un bâtiment renvoie autant à cet équilibre harmonieux qu’à cette aspiration à se distinguer de ce qui l’entoure, de l’ensemble. On saisit mieux pourquoi un tribunal, un bâtiment destiné à la banque de France, un opéra ou encore une école supérieure reflétaient au XIXe cette élégance : ces lieux devaient inspirer une déférence particulière, une solennité et une autorité naturelle, au-delà de la fonctionnalité ou de la commodité de leur architecture. 

L’idée n’appartient pas seulement au Second Empire ou à la IIIe République (bien qu’une grande partie des bâtiments publics nous proviennent de ces époques) : les jardins à la française conçus par Le Nôtre à partir de 1661 au château de Versailles n’incarnent-ils pas cette conviction de Louis XIV que l’élégance assoit l’autorité ?

“Louis XIV en était convaincu : l’élégance assoit l’autorité”

 

Vitruve, architecte et ingénieur éponyme du dessin du corps humain de Léonard de Vinci, vante déjà dans son traité De architectura (15 av. J.-C.) cette triade indispensable à toute édification : « firmitas, utilitas, venustas » – solidité, utilité, agrément. L’agrément, ou la beauté, désigne ici une élégance, une dimension agréable à l’œil, permise par le respect des proportions et la symétrie. L’élégance n’est pas la fioriture à laquelle on penserait, mais la justesse dans la mesure et l’harmonie mathématique. Précisément ce que décline la conception des jardins à la française.

Une institution, comme une fonction, inspirerait spontanément plus de respect dès lors que son apparence est élégante, précisément parce que l’élégance n’est plus affaire de paraître mais bien la transcription visible d’un être. Contrairement à l’idée reçue, il n’y a rien de futile ou de superficiel dans cette manière de se présenter à autrui.

Quand l’élégance en impose

C’est pourquoi le style des individus ne saurait se réduire à une question de mode vestimentaire ou d’arbitrage de goûts. L’élégance d’une personne s’oppose ici à la vulgarité (de vulgus, le peuple), et marque un territoire : par le signalement de son style à son interlocuteur, l’individu exprime des valeurs, une rigueur, un attachement à la beauté comme une volonté de se démarquer. Il ne s’agit pas seulement d’habits mais bien de savoir-vivre, de courtoisie, de politesse, comme d’une gestuelle appropriée. Autrement dit, l’expression de soi par ce que l’on dégage spontanément et avant toute conversation : la manière dont on est perçu par autrui.

➤ À lire aussi : Politique, morale ou esthétique… Qu’est-ce que l’élégance ?

La courtoisie est à ce sujet emblématique : soyez excessivement poli, usez de « permettez-moi », « je vous en prie », avec des inconnus dans un lieu public par exemple, et, une fois passé un soupçon de surprise, l’attitude que l’on vous adressera en retour sera au-delà de la cordialité ; elle marquera un respect et une distance induite par votre savoir-vivre presque désuet.

C’est là toute l’ambivalence de l’usage de la politesse : on n’est jamais courtois seulement pour autrui, mais aussi pour marquer une position hiérarchique implicite, un statut qui se distingue du commun. Dans une étrange inversion des positions, celui qui dit merci n’est pas vulnérable, il a le pouvoir.

“Toute expression de l’élégance assujettit presque ceux qui la contemplent, entre admiration, surprise et envie, justement parce qu’elle se raréfie”

 

Manier le savoir-vivre revient alors à disposer d’un pouvoir sur tous ceux qui ne maîtrisent pas ces codes. En se démarquant des comportements irrespectueux, moutonniers, tonitruants, celui qui maintient la distance, ne coupe pas la parole, sait attendre ou propose à autrui de passer devant lui ne marque pas seulement des points d’aisance sociale : il affirme une obéissance à des règles qui ont souvent disparu, comme en architecture. 

Il en va de même avec toute expression de l’élégance : elle assujettit presque ceux qui la contemplent, entre admiration, surprise et envie, justement parce qu’elle se raréfie.

Un rempart contre la cacophonie

Une certaine nostalgie nimbe cette notion, dès qu’on l’évoque : nous constatons, sans vraiment savoir pourquoi, un faisceau d’indices qui témoignent du manque d’élégance de notre époque, dans les paysages, dans les comportements comme dans les réflexions ou les débats.

➤ À lire aussi : Que dit-on vraiment en disant « merci » ?

Ce que souligne Jérôme Attal dès l’ouverture de son ouvrage Un furieux besoin d’élégance (Fayard, 2024) :

“À l’ère du coup de klaxon et du post haineux, de l’insulte facile, de l’invective et du coup de sang, à l’époque de l’avis sur tout et de la nuance en rien, l’élégance devient une denrée rare, un continent perdu, un pays imaginaire le matin dans les embouteillages”

Jérôme Attal, op. cit.

La distinction que procure l’élégance ne provient pas d’une volonté de se hisser au-dessus de ses contemporains, encore moins d’un regret d’un passé idéalisé : elle réside dans la volonté de maintenir la nuance, le silence, le temps long, souvent sacrifiés au profit de l’immédiateté, de la cacophonie, de la bousculade généralisée. De l’information aux réseaux sociaux, la déferlante de la mise en scène, du format court, de l’occupation de l’espace, ont rompu avec l’élégance de la réflexion approfondie, du comportement attentif ou attentionné à l’autre.

On ne peut alors qu’être désarçonné par « une attitude, une allure » élégante qui reste « inconsciente des effets qu’elle produit », souligne Attal. La véritable élégance s’ignore et fuit la mise en avant, alors que c’est ce vers quoi tout nous incite aujourd’hui. Attal poursuit :

“L’élégance n’est pas aussi instagrammable que la beauté. Du moins, pas à la même fréquence et sans le même contentement de soi affiché. Elle ne brandit ni l’objectif du smartphone ni le miroir des réseaux sociaux pour se mettre en avant ou en valeur, mais, bien au contraire, dénuée de calcul, elle embellit la perception de ceux qui ont été témoins de son éclosion”

Jérôme Attal, ibid.

Au-delà de l’apparence et de la fonction sociale auxquelles on cantonne souvent l’élégance, c’est bien une technique de soi, au sens de Foucault, qui s’exprime : un travail de soi régulier, quotidien, visant une amélioration, inspiré de l’askêsis en grec (à l’origine de l’ascèse), c’est-à-dire une pratique et des exercices pour réprimer les tendances mauvaises. Dans Le Souci de soi (le tome III de l’Histoire de la sexualité, 1984), Foucault évoque les manières de nous sculpter nous-mêmes, à la manière des exercices stoïciens. S’il n’évoque pas l’élégance, gageons qu’elle relève d’un effort sur soi-même cohérent avec la pensée des techniques de soi.

De l’élégance du comportement

Cette élégance de soi, résultante d’un effort, d’une ascèse, contient aussi une résonance nietzschéenne. De même que Nietzsche appelait à se démarquer de la médiocrité ambiante du « troupeau », l’élégance est empruntée d’une appétence pour le comportement juste, le savoir-être qui ne cède pas aux gesticulations médiatiques ou à l’opportunisme politique. Lorsqu’on évoque l’élégance de la parole, il ne s’agit pas uniquement d’éloquence, mais bien d’une parole sensée, réfléchie, qui traduit un discernement et un engagement dans ce que l’on dit comme dans la parole donnée. Cette vertu, qui nous enjoint à bien nous comporter par nos choix et nos actes envers autrui, relève presque d’une honnêteté, intellectuelle et morale. Et elle se cultive.

“Aujourd’hui, l’élégance se distingue aussi en maintenant la nuance, le silence, le temps long, souvent sacrifiés au profit de la cacophonie et de la bousculade généralisée”

 

Nous touchons là la dimension « politique » au sens large de l’élégance : lorsqu’elle se manifeste, l’élégance est souvent éclatante, elle inspire déférence et autorité, mais aussi admiration. C’est qu’elle manifeste un comportement en même temps qu’une exigence : avoir tenu bon là où d’autres ont baissé les bras. « L’élégance à mes yeux reste la marque la plus probante de créer pour soi et pour les autres – à l’égal du roman et de la littérature – un monde valable », convient Jérôme Attal. 

Difficile de ne pas acquiescer. Mais reste à être à la hauteur de l’exigence d’élégance dans nos comportements, surtout quand nous sommes tentés de céder à la facilité (morale, également). 

La puissance de l’élégance n’est pas un pouvoir sur les autres : elle revient à signifier que l’on tient à un soin du monde et que l’on a un égard pour autrui, qui échappent à la seule apparence. Et cela méritait bien une rime.

novembre 2025
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07.11.2025 à 06:00

Pankaj Mishra : “Dans ce qu’on appelle le ‘Sud global’, la situation à Gaza est vue comme un symptôme de la suprématie blanche”

nfoiry

Pankaj Mishra : “Dans ce qu’on appelle le ‘Sud global’, la situation à Gaza est vue comme un symptôme de la suprématie blanche” nfoiry ven 07/11/2025 - 06:00

Après avoir diagnostiqué l’âge de la colère, l’écrivain et essayiste Pankaj Mishra propose avec son nouveau livre, Le Monde après Gaza, une analyse de la mobilisation autour de Gaza. Il dénonce « l’éthique de la survie » au nom de laquelle Israël a répondu au 7-Octobre. Il prend aussi acte d’une nouvelle conscience morale mondiale chez les jeunes qui se sont mobilisés pour le droit des Palestiniens. Il s'en explique dans un grand entretien à retrouver dans notre nouveau numéro.

novembre 2025
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06.11.2025 à 21:00

Ados, “influenceurs” et caméras : Socrate à Sainte-Soline

hschlegel

Ados, “influenceurs” et caméras : Socrate à Sainte-Soline hschlegel jeu 06/11/2025 - 21:00

« “Attends, il y a un SDF, je vais lui donner de l’argent”, s’est exclamé mon beau-fils alors que nous marchions dans la rue, avant de se précipiter pour lui donner cinq euros. Étonnée par cette flambée d’altruisme chez un adolescent d’ordinaire plutôt porté sur ses propres tracas, je lui ai demandé ce qui motivait cette subite générosité. Bien mal m’en a pris !

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“Quoi, t’es pas au courant ?”, a répliqué mon beau-fils. “Aujourd’hui, il y a des influenceurs qui se déguisent en SDF et qui filment la réaction des passants. Et ils font gagner jusqu’à 100 000 dollars à ceux qui donnent des pièces !” La belle-doche naïve que je suis s’imaginait que notre ado, lassé de scroller sur des vidéos de muscu, se préoccupait enfin du sort des plus démunis. Las : ce n’était pas le sens de la justice sociale, mais le souci de sa propre image – ainsi que l’appât du gain – qui l’avaient poussé à agir selon le bien. Cette banale saynète m’a replongée dans de vieilles questions philosophiques sur notre rapport à la morale.

Dans La République de Platon, Glaucon raconte à Socrate l’histoire de Gygès, un berger de Lydie. Celui-ci trouve un anneau d’or qui, lorsqu’il en tourne le chaton vers l’intérieur, le rend invisible. Grisé par cet incroyable pouvoir, Gygès tue le roi et prend sa place sur le trône, après avoir séduit la reine. En exposant ce mythe, Glaucon cherche à appuyer la thèse selon laquelle l’homme n’agit selon la justice que par crainte de la sanction. Autrement dit, c’est le regard des autres qui nous rend vertueux : sans surveillance, nous serions tous des criminels ! Socrate opposera bien sûr à ces arguments une réfutation visant à montrer que la véritable vertu qu’est la justice ne peut être visée que pour elle-même, et non pas motivée par la seule pression sociale.

Dans le temps, on disait aux enfants capricieux que Jésus les voyait pécher. Aujourd’hui, le smartphone est notre nouveau Dieu, ai-je pensé en voyant mon beau-fils s’inquiéter de la présence possible d’influenceurs dans notre rue. On redoute non plus le jugement du Seigneur, mais le regard diffus d’une société de contrôle qu’incarne chaque détenteur de caméra. On se dit que le moindre geste, la moindre parole déplacée pourrait être relayée, amplifiée, jugée sur les réseaux sociaux… voire, comme mon beau-fils, qu’il faudrait bien se conduire “au cas où on serait filmé”. Ce nouveau carcan moral déplairait fort à Socrate, qui lui préfèrerait la pureté des bonnes intentions. Mais est-ce si grave ? Après tout, la crainte d’être observé ne constitue-t-elle pas une incitation comme une autre à faire le bien ?

Le problème, c’est quand les caméras s’éteignent. L’actualité semble malheureusement donner raison à Glaucon, ai-je pensé en voyant les images sidérantes de nos braves gendarmes se déchaînant sur les manifestants de Sainte-Soline, semblant puiser une forme de jouissance extatique dans ce déferlement de violence. Sans ces vidéos captées par leurs propres caméras, jamais l’opinion n’aurait pris conscience de la gravité de ces actes qui, loin de constituer des dérapages isolés, ont manifestement été encouragés par leurs supérieurs hiérarchiques. “Y’a un enculé que j’ai eu à la tête, mon gars !”, s’exclame l’un d’entre eux. “Dis pas ça devant la caméra”, réplique un autre. À croire que seule la certitude de pouvoir être pris sur le vif – non pas par l’institution, qui semble avoir volontairement fermé les yeux sur ces dérives, mais par le grand public – aurait pu contenir cette violence archaïque.

L’homme serait-il né égoïste et violent, n’en déplaise à Socrate ? J’aimerais ne pas le croire. Les forces de l’ordre sont excédées par la violence des manifestants, qui n’hésitent pas à utiliser mortiers d’artifice et cocktails Molotov, opposeront leurs défenseurs. Après tout, des gendarmes aussi ont été blessés lors de ces affrontements. Demeure une question abyssale : comment faire confiance, en l’absence de caméras, à des forces de l’ordre devenues manifestement incapables de maîtriser leur thymos, ce mélange de colère et de courage qui, selon Platon, constitue la vertu des gardiens censés protéger la Cité ? Et qui surveillera les gardiens, si ce n’est la puissance numérique ? Au fond, la morale de Socrate demeure profondément actuelle : le sens de la justice s’éprouve en son for intérieur, sans quoi il n’est pas de justice véritable. Cela vaut pour les ados comme les gendarmes. Et vous, quel Gygès êtes-vous ? »

novembre 2025
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06.11.2025 à 18:00

Eva Illouz : “L’ostracisme antisémite se produit désormais sous couvert de vertu démocratique”

hschlegel

Eva Illouz : “L’ostracisme antisémite se produit désormais sous couvert de vertu démocratique” hschlegel jeu 06/11/2025 - 18:00

Persona non grata. Alors qu’elle devait intervenir à l’université de Rotterdam fin novembre, Eva Illouz a vu son invitation retirée au prétexte que son ancienne affiliation avec l’université hébraïque de Jérusalem contrevenait au boycott académique et culturel visant Israël. En guise de soutien, nous avons invité l’autrice de La Civilisation des émotions (Seuil, 2025) à revenir sur un incident d’autant plus absurde que le gouvernement israélien l’a disqualifiée du prix Israël en début d’année pour ses déclarations jugées « anti-israéliennes ».

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Dans quelles circonstances avez-vous appris la décision de l’université néerlandaise ?

Eva Illouz : La décision n’était pas exactement celle de l’université, mais celle d’une unité de recherche, en l’occurrence un consortium de personnes relevant de différentes disciplines mais qui ont en commun d’étudier « l’attachement » et qui se font appeler Love Lab – même si, à mon sens, ils devraient plutôt s’appeler Hate Lab ! Pour être plus précise, il était prévu un double événement : le premier et le plus important, organisé par le département de sociologie à l’occasion de la sortie de la traduction en néerlandais de mon essai Explosive Modernité, est parfaitement maintenu, et c’est le second, organisé par ce Love Lab en se greffant au premier, qui a été déprogrammé. Ils m’ont contactée pour m’expliquer qu’en effet, l’université Erasmus de Rotterdam avait rompu tout lien avec l’université hébraïque de Jérusalem, ce à quoi j’ai rappelé que j’étais citoyenne française enseignant dans une université française. Ils m’ont répondu qu’ils en avaient parfaitement conscience mais que certaines personnes s’étaient déclarées mal à l’aise avec ma présence. Aucune raison ou motif. Rien. Jugez-en : ceux qui se sont élevés contre ma présence ont considéré comme preuve de mon affiliation à l’université hébraïque le fait que j’ai gardé mon adresse électronique de l’université : c’est vous dire jusqu’où l’on pousse la faute ! Ils ont même ajouté que je pouvais être rassurée car la décision avait été prise de manière parfaitement démocratique…

“Aujourd’hui, on ne mesure plus l’ostracisme et l’exclusion dont sont frappés les Juifs car tout cela est enveloppé dans des opinions vertueuses” Eva Illouz

 

J’imagine combien cela a dû vous rassurer !

Oh, oui, beaucoup ! J’étais ravie d’apprendre qu’une décision véritablement antisémite avait été prise de manière très démocratique ! Ironie à part, je crois qu’ils n’ont pas bien compris ce qu’ils faisaient. Je ne veux pas dire par là qu’ils n’avaient pas de mauvaises intentions – bien sûr qu’ils en avaient –, mais je veux dire plutôt que c’est un signe des temps : aujourd’hui, on ne mesure plus l’ostracisme et l’exclusion dont sont frappés les Juifs car tout cela est enveloppé dans des opinions vertueuses. Il faut prendre conscience que ce qui se passe n’est pas ou plus un problème propre aux Juifs ou aux sionistes, mais celui de toute la communauté scientifique. On ne peut pas faire de science comme ceci. J’y vois le symptôme d’autre chose, d’une autre maladie, qui n’est pas seulement l’antisémitisme, mais une pathologie propre à la démocratie elle-même. Les Juifs sont l’avant-garde du malheur, le premier groupe à faire l’expérience de la crise, aujourd’hui une démocratie en crise, c’est-à-dire d’une démocratie dont le vocabulaire s’est effondré, dont les valeurs sont confusément mêlées aux valeurs réactionnaires (progressisme avec antisémitisme ; extrême droite avec défense des Juifs) et dont on ne sait plus qui sont les groupes sociaux qui la défendent. Et je pense que nous sommes au début d’un processus de décomposition si nous ne corrigeons pas cette immense confusion morale et intellectuelle.

 

Se déroule actuellement un vaste réexamen des collaborations scientifiques entre l’Europe et Israël. Est-ce que le monde universitaire peut rester un sanctuaire à l’abri des enjeux politiques ?

Le monde scientifique aurait dû être ce sanctuaire, mais manifestement il ne l’est plus, et ce depuis les années 1970. Non seulement il est pris dans les haines qui caractérisent les discours politiques de la société mais en outre, il semble même parfois les incarner, voire les précéder. Les campus sont devenus des acteurs politiques, à côté des partis. D’un côté, nous sommes les témoins de l’aboutissement d’un processus en cours depuis une cinquantaine d’années et qui n’a fait qu’accentuer le rôle politique des universités, mais de l’autre, il me semble que ce qui se passe marque l’avant-garde de quelque chose à venir.

 

De quoi ?

De l’effondrement de la social-démocratie qui s’appuyait sur des valeurs et des méthodes de savoir. La social-démocratie s’appuie aussi sur les Lumières, et au-delà, sur la possibilité d’invoquer l’héritage de l’Occident. Ce qui s’effondre et s’est déjà effondré, c’est l’articulation de la morale à la vérité, à une méthode pour chercher la vérité. La démocratie est un projet épistémique. Si l’on ne suppose pas un monde commun de faits, de preuves, de raisonnements, la possibilité de vivre ensemble s’effondre. Or quand on fait dire à la réalité ce que l’on veut, quand chaque groupe a son propre complotisme, les Juifs étant les stars des galaxies complotistes en tout genre, nous entrons dans la logique de la force et de la guerre – et nous ne sommes plus dans un État de droit.

“Il ne s’agit pas seulement d’antisémitisme : c’est le symptôme d’une démocratie très confuse sur ses valeurs, sur les groupes censés la protéger. C’est la social-démocratie qui s’effondre” Eva Illouz

 

Avez-vous reçu des soutiens de la part des membres de l’université néerlandaise ?

J’ai appris que certains collègues au sein de l’université s’étaient opposés à cette décision, tout à fait. Ils auraient sans doute dû s’opposer de manière plus ferme, mais vous n’êtes pas sans savoir que l’Homo academicus est un être singulièrement couard. L’université elle-même a réagi de façon très embarrassante pour elle, car elle s’est contentée de déclarer officiellement qu’elle ne se mêlait pas de la décision des unités de recherche – ce qui semble être une non-réponse mais qui est quand même une réponse, car j’ose espérer que si l’on m’avait désinvitée parce que j’étais une femme ou un homme de couleur, l’université aurait trouvé quelque chose à dire sur les choix de son unité de recherche… Tout se passe comme si aujourd’hui l’exclusion des Juifs et des sionistes était devenue presque invisible et acceptable.

 

Vous publiez par ailleurs ces jours-ci La Civilisation des émotions, un livre d’entretiens où vous racontez notamment comment votre famille a quitté le Maroc peu après la guerre des Six Jours, dans un contexte qui était déjà celui d’une montée de l’antisémitisme. Y a-t-il un écho ?

Pas du tout, car ce qui se passe aujourd’hui est beaucoup plus violent. Il y avait à cette époque une sorte de contrat juridique entre les Arabes marocains et les Juifs : ces derniers étaient soumis mais jouissaient de la protection du roi, et cela a fonctionné le plus souvent (même s’il y a eu des pogroms). Il y avait deux populations qui coexistaient avec des histoires différentes, la situation était claire, et il existait aussi et souvent une certaine fraternité entre Juifs et Arabes. Cette fraternité n’a pas complètement disparu, mais elle est devenue beaucoup plus difficile avec le développement de l’histoire nationaliste israélienne et panarabe. Ce qui s’est passé à Rotterdam est d’une autre nature : c’est le sentiment de perversion des mots et des valeurs, car l’ostracisme antisémite et donc raciste s’y produit sous couvert de vertu démocratique. Là se joue une discrimination qui est une violation des valeurs élémentaires de la communauté européenne, mais tout le langage est mobilisé pour nier cette violation. Ce sentiment de vivre une réalité orwellienne est extrêmement dérangeant et très perturbant.

“Tout se passe comme si aujourd’hui l’exclusion des Juifs et des sionistes était devenue presque invisible et acceptable” Eva Illouz

 

Dans ce livre, vous racontez aussi votre amour pour l’universalisme français, porté par la philosophie des Lumières. Cet amour vous habite-t-il encore ? et estimez-vous que la France est davantage à l’abri ?

C’est plutôt grâce à la laïcité qu’il y a une alliance objective entre les musulmans et les Juifs laïques qui existe ici plus qu’ailleurs. C’est ce qui fait la force de la France, même si celle-ci ne le mesure pas toujours. Face à ces forces cataclysmiques qui sont en train de détruire la démocratie ou du moins la social-démocratie, la France résiste un peu mieux. Pour combien de temps ? Je ne sais pas. Cela ne veut pas dire que tout est parfait, loin de là, mais les choses vont plus mal ailleurs. On voit qu’aux États-Unis, le multiculturalisme ne les a pas du tout protégés du trumpisme, et qu’il a même permis de remuscler facilement l’idéologie de ce que l’on peut appeler, pour faire vite, le suprématisme blanc.

 

La Civilisation des émotions, un livre d’entretiens entre Eva Illouz et Elena Scappaticci, vient de paraître aux Éditions du Seuil. 192 p., 21€, disponible ici.

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