22.11.2024 à 17:00
hschlegel
Les minorités dites raciales – en particulier les Latino-Américains – ont davantage voté pour Donald Trump, jusqu’à faire basculer certains États comme le Michigan. Pour quelles raisons ? Est-ce le cas partout aux États-Unis ? Sébastien Roux, sociologue conduisant ses recherches sur les communautés conservatrices aux États-Unis, nous éclaire.
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Observe-t-on une progression du vote Trump des minorités sur tout le territoire ?
Sébastien Roux : Non, tout d’abord parce que les citoyens issus de l’immigration ne sont pas uniformément répartis. Si l’on regarde les Latinos, ils sont surtout au Texas, au Nouveau-Mexique, en Arizona, en Floride, en Californie ou à New York. Ensuite, il faut relativiser cette poussée. Si l’on prend le vote des Afro-Américains, il constitue 3% de l’électorat de Donald Trump contre 17% de celui de Kamala Harris [alors qu’ils représentent 12,4% de la population]. Le candidat républicain n’a pas été élu par une coalition de la diversité mais surtout par certains hommes blancs. Le vote latino, pour sa part, a en effet bien plus franchement progressé en faveur de Trump.
“Les hommes latinos des classes populaires ont beaucoup souffert de l’inflation. Malgré son histoire personnelle, Trump est arrivé à construire un discours anti-élite qui a capté leur voix”
Plusieurs sondages réalisés à la sortie des urnes estiment qu’environ 46% des Latinos ont voté pour Trump dans les États clés, un nombre suffisant pour faire basculer certains États comme l’Arizona, où ils constituent plus d’un quart de la population. À titre de comparaison, ils votaient à 71% pour Obama dans un État comme la Californie en 2012.
N’oublions pas que certains États ont de fortes traditions politiques. Si le Texas est républicain, ce n’est pas vraiment grâce au vote latino. En Floride, par exemple, il y a une tradition de Latinos républicains liée à une importante immigration cubaine. Marco Rubio, sénateur républicain de Floride nommé secrétaire d’État par Trump, est un fils d’immigrés cubains. En revanche, le basculement de l’Arizona constitue une vraie surprise. Et elle est d’autant plus douloureuse que le parti démocrate – et les partis politiques américains en général –, dans son souci de segmenter la population pour adapter son offre programmatique, a fait de l’appartenance ethnique un critère déterminant pour le vote. Les démocrates considéraient que le vote latino leur était acquis et que, étant donné la croissance démographique de cette population aux États-Unis, le parti était promis à de fastes décennies, en particulier face à un camp politique particulièrement insultant à leur égard. On se rappelle que, fin octobre, l’humoriste texan Tony Hinchcliffe, soutien de Donald Trump, est intervenu au rassemblement républicain de Madison Square Garden de New York pour dire que Porto Rico était une « une île flottante d’ordures », dans une ville où il y a justement beaucoup de Portoricains. Cependant, anticiper le vote de telle communauté sur le seul critère de l’identité ethnique n’est pas nécessairement un pari gagnant. On parle par exemple sans distinction des Latinos qui ont voté pour Trump comme s’ils constituaient un ensemble homogène, mais ce n’est pas le cas.
Que remarque-t-on en regardant plus dans le détail ?
Les femmes latinas, par exemple, n’ont pas du tout voté pour Donald Trump. En revanche, ce dernier a beaucoup progressé chez les hommes latinos des classes populaires, qui ont particulièrement souffert de l’inflation. Pour eux comme pour une partie grandissante des classes populaires américaines, l’administration de Biden (et les démocrates en général) portent la responsabilité de leur perte de pouvoir d’achat. Ils peuvent partager l’idée que leur travail n’est pas assez valorisé et qu’ils paient trop d’impôts – quand les élites démocrates de Washington vivraient aisément et seraient déconnectées de la réalité du pays. Or, Donald Trump, malgré son histoire personnelle, est arrivé à construire un discours anti-élite qui a parlé à une plus grande proportion d’hommes latinos que d’habitude.
“Dans le vote, l’identité ethnique compte mais, selon si vous êtes un Latino de classe moyenne ou une Latina éduquée et aisée, vous n’êtes pas dans le même monde social”
Cela veut-il dire que les critères socio-économiques finissent toujours par l’emporter sur l’appartenance identitaire ?
Non, les variables sociologiques sont intriquées. L’identité ethnique compte mais, selon si vous êtes un Latino de classe moyenne ou une Latina éduquée et aisée, vous n’êtes pas non plus dans le même monde social. Est-ce qu’on parle de femmes ? De descendants d’immigrés de première ou de deuxième génération ? Tout cela compte. Mais oui, indéniablement, certains Latinos se sont tournés vers le vote Trump par désir d’ascension sociale avec la conviction que Trump représentait davantage l’idée d’une réussite par le travail. Et tout cela malgré les insultes répétées à leur endroit.
Comment l’expliquer ?
Tout d’abord, les ouvriers latino-américains ne se sentent pas nécessairement solidaires des immigrés d’Amérique du Sud arrivés illégalement. Ensuite, Donald Trump est tellement dans l’insulte et l’outrance permanente qu’une partie du peuple américain finit par s’habituer, malheureusement. Cet effet est d’ailleurs renforcé par le fait que les sphères républicaines et démocrates sont de plus en plus cloisonnées. Aujourd’hui – et cela constitue un phénomène politique déterminant aux États-Unis –, peu de personnes, que ce soit en famille ou entre amis, ont des débats politiques contradictoires. Si l’on parle politique, c’est entre citoyens du même bord. Trump joue beaucoup de cette polarisation outrancière. Certains ressentent une forme de saturation, de lassitude, quand d’autres s’en accoutument, voire finissent par apprécier la grossièreté de Trump ou ses diatribes grotesques.
“Certains Latinos se sont tournés vers le vote Trump par désir d’ascension sociale avec la conviction que Trump représentait davantage l’idée d’une réussite par le travail. Et tout cela malgré les insultes répétées à leur endroit”
La campagne de Kamala Harris a-t-elle joué un rôle dans la progression du vote Trump chez les minorités ?
Sans aucun doute, le positionnement très pro-israélien de l’administration Biden a fait des dégâts. Beaucoup d’Arabes-Américains du Michigan se sont détournés de Kamala Harris, qui ne s’est presque jamais démarquée de la présidence sortante. Pourtant, cette continuité revendiquée n’était pas sans risque. Par exemple, dans de nombreuses manifestations en faveur de la Palestine, les pancartes qualifiant Biden et Harris de « génocidaires » étaient fréquentes, alors que ces rassemblements réunissaient principalement des individus qui votent d’ordinaire pour le parti démocrate. Enfin, on sous-estime beaucoup la misogynie et le racisme de la société américaine, et elle explique en bonne partie la défaite de Kamala Harris. Cette permanence peut expliquer, par exemple, qu’au moment même où l’Arizona donnait une majorité à Donald Trump pour la présidence, les électeurs choisissaient dans cet État Ruben Gallego comme premier sénateur latino démocrate. C’est aussi ce qui nous permet de comprendre que, lors du scrutin du 5 novembre, le Nevada, l’Arizona, le Montana et le Missouri aient pu placer Trump en tête tout en votant, dans le même temps, pour une libéralisation du droit à l’avortement après les lois réactionnaires qui ont suivi l’annulation, par la Cour Suprême, de l’arrêt Roe vs. Wade.
novembre 202422.11.2024 à 16:08
hschlegel
Pour répondre à l’autorisation donnée aux Ukrainiens de frapper le sol russe avec des missiles américains, le Kremlin a presque simulé une frappe nucléaire avec un missile inédit. Pourquoi maintenant ? Parce que le président russe aura du mal à jouer à ce jeu avec le futur locataire de la Maison-Blanche. Explications.
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Les événements s’accélèrent dans la guerre en Ukraine. Quelques jours après que les États-Unis (puis le Royaume-Uni) ont donné l’autorisation aux Ukrainiens d’utiliser des missiles occidentaux en Russie, à des conditions précises, la Russie a envoyé jeudi matin un nouveau missile, de moyenne portée, utilisable pour porter des charges nucléaires, sur la grande ville ukrainienne de Dnipro. Le même jour, le président russe est solennellement intervenu dans une allocation filmée pour prévenir les Occidentaux. Il a dévoilé avec gourmandise le nom du missile, utilisé pour la première fois dans des conditions réelles : « Orechnik » (Орешник, le noisetier). Celui-ci n’était pas doté de têtes nucléaires, mais a été testé, dit Vladimir Poutine, avec succès. Le chef du Kremlin joue à fond l’effet de réel. Il explique que les autorités américaines ont été prévenues de la frappe trente minutes avant son déclenchement. Il affirme que les prochaines frappes se feront après en avoir averti des citoyens des zones concernées afin qu’ils puissent « quitter les zones dangereuses », « pour des raisons humanitaires ». Il veut surtout provoquer la peur, considérant que ce nouveau type de missile, hypersonique, ne peut en aucun cas être intercepté : « Ceci est exclu », conclut-il.
L’avertissement est clair : si des armes occidentales sont utilisées sur le sol russe, ce qui, d’après Poutine, « est impossible sans le concours direct des spécialistes militaires des pays qui les produisent », la Russie se considérera agressée par ces pays occidentaux. Conformément à la nouvelle doctrine nucléaire russe [lire notre article], qui autorise de répondre par des frappes nucléaires à des agressions conventionnelles en Russie, les pays occidentaux sont visés : « Nous considérons être dans notre droit d’utiliser nos armes contre les installations militaires des pays qui autorisent l’utilisation de leurs armes contre nos installations ». Bref, considère le président russe, à partir d’aujourd’hui, « le conflit régional provoqué par l’Occident en Ukraine a pris une dimension mondiale ».
➤ À lire aussi : Que prévoit concrètement la doctrine de dissuasion nucléaire russe ?
Si la rhétorique de la Troisième Guerre mondiale est limpide, le moment choisi par Vladimir Poutine pour joindre la parole au geste l’est moins. Cela fait des mois que l’Ukraine attaque la Russie ou des territoires que Moscou considère comme russes. La Crimée est régulièrement ciblée par des frappes, ce qui a d’ailleurs contraint la flotte russe de s’éloigner de la péninsule. En mai 2023, des drones avaient attaqué le Kremlin. Et en mai de cette année, Joe Biden avait déjà autorisé (comme aujourd’hui, sous condition) d’utiliser des armes américaines pour desserrer l’étau russe sur la ville orientale de Kharkiv. Les lance-roquettes américains Himars ont déjà frappé la Russie. Par ailleurs, Vladimir Poutine utilise la menace nucléaire depuis plusieurs années déjà – même avant l’offensive massive de l’Ukraine en février 2022.
Pourquoi, alors, Vladimir Poutine dramatise-t-il la situation aujourd’hui ? Aucune nécessité militaire sérieuse ne le justifie. La Russie est en bonne position sur le terrain et grignote depuis des semaines l’est de l’Ukraine. Elle a relancé depuis un mois une vaste campagne de bombardement partout en Ukraine pour détruire les infrastructures électriques à l’approche de l’hiver et pour terroriser la population. Sur le plan diplomatique, aucune nécessité n’est non plus à l’œuvre. Après tout, la Russie n’a qu’à attendre l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche pour négocier en position de force, et tâcher d’obtenir une pause dans la guerre en validant la mainmise russe sur les territoires occupés. Bref, il n’y a pas d’explication à cette escalade.
Sauf une. Si Poutine surjoue, c’est au nom de ce qu’on appelle la théorie du fou. Cette madman theory a notamment été utilisée par Richard Nixon face aux Nord-Vietnamiens pour les contraindre à négocier la fin de la guerre. Le président américain avait simulé une colère incontrôlable pour faire croire à la partie adverse que la menace nucléaire était sérieuse. Si donc Vladimir Poutine se montre prêt à envoyer des missiles nucléaires en Occident, c’est pour empêcher l’administration américaine d’utiliser les semaines qui lui restent pour aider massivement les Ukrainiens. Mais s’il le fait maintenant, c’est qu’il craint l’irruption d’un autre « fou ». Donald Trump est réputé plus impulsif et plus imprévisible que Joe Biden. Rien ne dit qu’il ne jouera pas, lui aussi, la surenchère. C’est donc pour jeter toutes ses forces de dissuasion avant l’avènement de Trump que Poutine a décidé de tenir un discours extrême. Il peut le faire aujourd’hui, face à des démocrates qu’il juge pusillanimes. Ce sera plus difficile à partir de janvier.
La menace poutinienne semble suivre une logique politique, consistant à faire peur aux démocrates avant l’arrivée de « Trump le dingue ». Il n’y a sans doute pas lieu de s’en inquiéter outre mesure. Mais il faut, sur le fond, nuancer. Tout d’abord, Poutine est tout sauf fou. Il déroule depuis une vingtaine d’années un programme de lutte, qu’il juge existentiel, contre un Occident jugé hostile. Il n’aime rien tant que de dire les choses qu’il fera par la suite : que les Ukrainiens ne sont rien sans la Russie, que la lutte contre l’hégémonie américaine est inévitable, etc. Qui suit ses déclarations le sait. Ce qui est inquiétant chez lui, ce n’est pas son imprévisibilité, mais au contraire le fait qu’il ait de la suite dans les idées. Deuxième nuance : le président russe est persuadé de la supériorité de « l’homme russe » sur l’occidental. Tandis que ce dernier, d’après lui, est incapable de sacrifier son confort, et a fortiori sa vie, pour une cause supérieure ; selon Poutine, le Russe, lui, y est parfaitement prêt. Dès 2014, il affirmait que « l’homme du monde russe » vise des « valeurs morales supérieures ». Et citait un proverbe populaire qui disait que « pour la communauté, même la mort est belle ». C’est cette mentalité qui explique « l’héroïsme de masse pendant les conflits militaires ». Selon lui, les Russes sont prêts à mourir, contrairement aux Occidentaux.
Bref, si le geste de menace nucléaire de Vladimir Poutine n’est qu’une étape de plus dans sa volonté de s’adresser à l’opinion publique mondiale afin de la pousser à faire plier ses dirigeants, et s’il exprime sans doute son inquiétude face à l’arrivée prochaine de Donald Trump, il ne faut pas complètement perdre de vue le caractère sacrificiel, et parfois messianique, de sa vision du monde. Raison de plus pour ne pas céder au chantage.
novembre 202422.11.2024 à 12:00
hschlegel
« Je pense, donc je suis », écrivait Descartes dans son Discours de la méthode (1637). Rarement phrase philosophique ne donnera lieu à plus de formules parodiques. Détournée ironiquement, on la retrouve émise par la tour de Pise (« Je penche, donc je suis ») comme dans la bouche du laveur de vitres (« J’épanche, donc j’essuie »), de l’urgentiste (« Je panse, donc je suis »), de la fashion victim (« Je dépense, donc je suis ») ou encore sous la plume d’un Desproges un brin autoritaire (« Je pense, donc tu suis »)…
Mais la phrase la plus célèbre de l’histoire de la philosophie n’a pas inspiré que les facétieux. Elle a initié de savantes réflexions chez les anticartésiens. Retenons parmi d’autres trois penseurs français du milieu du XXe siècle.
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Bachelard : “Je pense, donc je pèse” (“L’Air et les Songes”, 1943)Bien que rationaliste, le philosophe des sciences Gaston Bachelard écrit volontiers contre Descartes. Il lui reproche de négliger la place de l’imagination dans l’appréhension du réel. Le cogito (« je pense ») qui transforme le monde en strict espace géométrique ne doit pas étouffer en nous le « cogito rêveur » qui se nourrit d’« images cosmisantes » comme le feu, l’eau, la terre ou l’air, éléments matériels fondamentaux pour l’imaginaire poétique. Or ce que révèle la rêverie sur la poésie du vent, de l’azur, du vol ou encore des ailes, c’est que la dynamique de l’imagination est ascensionnelle. Elle vise l’élévation pour mieux contempler. Rien ne le montre mieux que l’œuvre de Nietzsche, le philosophe qui avait compris que pour s’estimer et se surmonter soi-même, il fallait évaluer sa propre pesanteur. « Et c’est en cela que l’image du peseur est si importante dans la philosophie de Nietzsche. Le je pense donc je pèse n’est pas pour rien lié à une profonde étymologie. Le cogito pondéral est le premier des cogito dynamiques », écrit ainsi Bachelard. Si penser consiste à évaluer sur une balance le poids des choses pour donner crédit à celles qui peuvent être sublimées, c’est-à-dire à celles qui atteignent à « la profondeur de tous les sommets » (Nietzsche, À Hafez, Poésie), alors il faut accorder que c’est le rêve aérien, plus que la méditation métaphysique cartésienne, qui donne à l’homme sa grandeur, c’est-à-dire … sa légèreté.
Merleau-Ponty : “Je pense, donc je ne suis pas” (“Phénoménologie de la perception”, 1945)Pour le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty, le « Je » cartésien a pour principal défaut d’être désincarné. Dans sa volonté de s’apparaître à elle-même en toute transparence, la conscience rejette le corps comme source d’illusions. Mais n’est-ce pas lui qui me permet d’appréhender le monde et, par là, me donne le sentiment de mon existence ? « Ce n’est pas le Je pense qui contient éminemment le Je suis », écrit Merleau-Ponty au milieu du long chapitre qu’il consacre à sa relecture critique du cogito cartésien dans la Phénoménologie de la perception. « Pour qu’une évidence absolue et sans aucun présupposé fût possible, pour que ma pensée pût se pénétrer, se rejoindre » et s’assurer de l’existence de mon être, « il faudrait qu’elle cessât d’être perception ». Or dans son travail introspectif pour atteindre son « Je » métaphysique, Descartes s’égare en croyant pouvoir s’affranchir de son corps : « Je peux fermer les yeux, me boucher les oreilles, mais je ne peux pas cesser de voir, ne serait-ce que le noir de mes yeux, d’entendre, ne serait-ce que le silence ». Toute conscience est donc « à quelque degré » conscience perceptive, et une pensée qui ferait retour sur elle-même en voulant congédier cette dimension essentielle de l’intentionnalité issue du corps se condamnerait à l’inexistence : « Mon existence comme subjectivité ne fait qu’un avec mon existence comme corps […] le sujet que je suis est inséparable de ce corps-ci et de ce monde-ci. » C’est pourquoi Merleau-Ponty peut reprendre à son compte la célèbre phrase de Blanchot qui fait dire à son héros Thomas l’obscur : « Je pense, donc je ne suis pas ». Existence éprouvée et pensée ne coïncident pas.
Mounier : “J’aime, donc je suis” (“Le Personnalisme”, 1949)Penseur catholique dissident, Emmanuel Mounier insiste lui aussi sur l’incarnation du « Je » : « J’existe subjectivement, j’existe corporellement sont une seule et même expérience », écrit-il dans Le Personnalisme. Mais il reproche davantage au cogito cartésien son égoïsme. Pour lui, le moi est l’objet d’une conquête progressive, la personne le but d’un « mouvement de personnalisation ». Or « la personne ne croît qu’en se purifiant incessamment de l’individu qui est en elle ». Car le « fait primitif » de notre existence est qu’un « Tu », un « Nous » précède le « Je ». Aussi, vouloir comme le prétend Descartes refonder toute la connaissance sur le Moi, c’est oublier ce fait primitif que c’est autrui qui permet ma personnalisation. Sapant toute autofondation qui n’aboutit qu’à poser un « Je » universel et impersonnel, Mounier soutient que ce n’est que par la disponibilité, la sollicitude et la gratitude – en somme, la « communicabilité » avec les autres personnes – que la conscience peut s’éprouver elle-même : « L’acte d’amour est la plus forte certitude de l’homme, le cogito irréfutable : j’aime, donc l’être est, et la vie vaut (la peine d’être vécue). » Ainsi au « repli sur soi » de l’introspection cartésienne ou « moisit la personne », il convient de substituer le « recueillement » qui permet « la conversion de l’intime » vers l’altérité : « La personne est un dedans qui a besoin d’un dehors. » Pour prétendre être, il faut aimer.
Rendons à Descartes ce qui lui appartient : la découverte du cogito n’est pas seulement une étape dans l’histoire de la pensée, c’est une source à laquelle il est toujours possible de s’abreuver pour affirmer sa philosophie. Foucault et Derrida interrogeaient la folie cachée de ce « Je » rationalisé. Deleuze voyait en lui le personnage conceptuel de l’idiot. Aujourd’hui jugé trop masculin, il sert de repoussoir au féminisme (comme en témoigne le titre du livre d’Élodie Pinel : Moi aussi je pense donc je suis, 2024). Gageons que la formule de Descartes n’a pas fini de faire… cogiter.
novembre 202422.11.2024 à 08:00
hschlegel
Faut-il, pour un juge, prendre en compte les conséquences politiques d’un jugement ? La question est cruciale pour Marine Le Pen, dans l’affaire des assistants parlementaires. Trois options philosophiques s’affrontent.
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Marine Le Pen pourra-t-elle se représenter en 2027 ? La question se pose après que le parquet a requis contre elle, le 13 novembre, cinq ans d’inéligibilité dans le cadre du procès des assistants parlementaires d’eurodéputés du Front national (devenu RN en 2018), soupçonnés d’avoir établi un « système de détournement » des fonds versés par l’Union européenne, afin de financer les activités du parti. L’affaire sera jugée début 2025, mais la principale accusée dénonce déjà « les conséquences extrêmement graves » qu’aurait une peine d’inéligibilité sur sa carrière. Jordan Bardella évoque des « réquisitions scandaleuses », voire une « atteinte à la démocratie ». En réalité, cette peine n’aurait rien d’exceptionnel. Elle est « obligatoire » pour tout élu reconnu coupable d’atteinte à la probité, selon la loi dite Sapin 2, votée en 2016 par les députés – à l’époque, Marine Le Pen s’était abstenue. En revanche, il reste à l’appréciation du juge la possibilité d’assortir la peine d’une « exécution provisoire », soit l’application de la peine sans délai, y compris en cas d’appel. Et cela priverait en effet Marine Le Pen d’élection en 2027. Le juge doit-il prendre en compte ces conséquences dans son jugement ? Trois points de vue s’affrontent.
Le premier revient à considérer que la justice exclut les considérations morales ou idéologiques. C’est le point de vue positiviste. L’un de ses défenseurs est le juriste Hans Kelsen, auteur en 1934 de la Théorie pure du droit et selon lequel la « marge de manœuvre » dans l’application des lois doit être réduite autant que possible.
Cependant, la justice n’est jamais purement indépendante du monde dans lequel elle est rendue, et c’est le point de vue réaliste. Inspiré par le pragmatisme de William James, il considère qu’on ne peut se satisfaire de principes abstraits, qu’il faut apprécier les effets des décisions. Il est d’ailleurs prévu que le juge s’assure que l’exécution provisoire n’entraîne pas de « conséquences manifestement excessives ». Mais doit-on dire qu’empêcher la candidate du RN de se présenter, alors qu’elle a rassemblé près de 13 millions d’électeurs à la dernière présidentielle, serait « profondément choquant », comme l’a affirmé l’ex-ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, que ce serait prendre le risque de creuser « la différence entre les “élites” et l’immense majorité de nos concitoyens » ? Ou un tel calcul politicien interfère-t-il dans la séparation des pouvoirs ?
Il existe enfin une troisième manière d’interpréter la décision du juge, au regard de l’exemplarité de la justice elle-même. Selon le procureur, l’exécution provisoire est ainsi requise non parce que Marine Le Pen présenterait un danger imminent de récidive mais parce que « tout a toujours été fait pour repousser la décision de justice et son exécution, or une peine doit intervenir dans un délai raisonnable ». Selon ce point de vue, tenant du moralisme juridique et défendu par le philosophe Ronald Dworkin, l’interprétation de la loi doit composer avec la « décence politique ».
Alors, Marine Le Pen sera-t-elle finalement condamnée ou relaxée ? Si elle n’est pas inéligible, restera-t-elle seulement une candidate légitime pour son propre camp ? Voire, car Jordan Bardella l’affirmait moins d’une semaine après le réquisitoire : « Ne pas avoir de condamnation à son casier judiciaire est pour moi une règle numéro un lorsqu’on souhaite être parlementaire de la République. » Et présidente ?
novembre 202421.11.2024 à 17:17
hschlegel
« Depuis quelques jours, j’ai replongé. Une énigme, qui traîne dans un recoin de mon esprit et ressurgit de temps en temps, me travaille à nouveau. Son nom : le manuscrit de Voynich.
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Rédigé dans la première moitié du XVIe siècle (d’après sa datation au carbone 14), le manuscrit qui porte le nom de l’un de ses propriétaires successifs, Wilfrid Michael Voynich, demeure indéchiffrable. Certains ont prétendu avoir percé son mystère. Leo Levitov, dans Solution of the Voynich Manuscript (1987), propose par exemple une traduction de ce qu’il considère comme un rituel cathare d’assistance au suicide, le rite d’endura. Mais ces résultats peinent à convaincre. Le texte est écrit dans un alphabet unique qui désespère les cryptographes.
De quoi parle donc ce drôle d’ouvrage de 234 pages (262 à l’origine, une partie ayant hélas été perdue) ? Les étranges illustrations, belles de leur imperfection tâtonnante, autour desquelles s’agence le texte, donnent quelques indices. Le début du livre a l’allure d’un herbier. On croit reconnaitre, ici un tournesol, là une mandragore ou une fougère. Au bas d’une page, un petit personnage esquissé gît sur le sol, la panse manifestement bien remplie. Suivent quelques pages astronomiques, constellées d’étoiles. On devine un zodiac, où figurent quelques-uns des très rares mots écrits en alphabet latin : des noms de mois, abril, may, octebre, novebre, etc. Est-ce du catalan ? De l’occitan ? Certains le pensent, mais la langue dans laquelle le manuscrit est rédigé demeure inconnue (s’agit-il même d’une seule langue, ou d’une langue tout court ?). Les choses se corsent dans la partie suivante. Page après page, une cohorte de femmes nues barbotent dans des bains et manipulent une étrange tuyauterie aux allures organiques. Qu’est-ce à dire ?
➤ À lire aussi : La lettre de Charles Quint, ou la passion du (dé)cryptage
Je vous passe la suite. Le vrai mystère, c’est bien celui du texte, et ses bizarreries sont légion. Les mêmes termes se répètent à l’excès, variant souvent d’un seul signe. Je m’arrête, parcourant au hasard les pages, sur un mot singulier qui commence par deux symboles identiques. Je cherche, avec les moyens du bord, des mots qui pourraient correspondre à cette drôle de particularité. Le latin eeis ? Le pronom génitif oore (“de nous”), attesté dans le dialecte yola, disparu d’Irlande au XIXe siècle ? Dérivant à travers de vieux dictionnaires numérisés, je divague. Rien ne certifie, à vrai dire, que l’alphabet de Voynich fonctionne comme le nôtre. Certains symboles pourraient bien représenter des syllabes, ou des mots entiers. Il est également probable que le texte comprenne de nombreuses abréviations – comme c’est le cas dans le latin de l’époque –, ce qui pourrait expliquer les apparentes répétitions. Peut-être les voyelles ont-elles été supprimées pour compliquer le codage ?
Je ne me rappelle plus bien quand je suis tombé pour la première fois sur cette œuvre déconcertante. Je n’aime vraiment pas les casse-tête, d’ordinaire. Mais les énigmes de ce genre me fascinent. L’enjeu est différent. Il ne s’agit pas (simplement) de trouver la clef – de résoudre le problème. Plus que la solution compte ici ce à quoi elle donne accès : une parole perdue, du moins enfouie sous le cryptage. Le contenu ne m’intéresse pas vraiment (j’imagine qu’il s’agit d’une sorte de traité ésotérique, ou peut-être même seulement d’une farce sophistiquée). Mais la minutie avec laquelle cette parole s’est encodée exerce sur moi un attrait indéniable. Pourquoi se donner tant de mal ? Le cryptage a ceci de paradoxal que, contrairement au caché qui se terre entièrement dans l’invisible, il exhibe ce dont il réserve l’accès à quelques initiés. Derrida fait cette distinction :
“Le cryptique en est venu à élargir le champ du secret au-delà du non-visible vers tout ce qui résiste au décryptage : le secret comme illisible ou indéchiffrable plutôt que comme invisible. […] Une écriture, par exemple, si je ne sais pas la décrypter (une lettre écrite en chinois ou en hébreu, ou tout simplement d’une écriture manuelle indéchiffrable) est parfaitement visible mais scellée pour la plupart. Elle n’est pas cachée.”
Jacques Derrida, Donner la mort, 1999
Le sceau suscite tous les désirs d’ouverture. Il met au défi le décryptage. Si vous souhaitez vraiment dissimuler un message, autant ne pas laisser de traces ! Ainsi, les sociétés secrètes privilégient la transmission orale. La parole de Voynich, elle, ne refuse pas absolument son dévoilement – mais elle la destine à quelques élus. Elle attend. Les adeptes du secret, sans doute, ne peuvent toujours s’en remettre aux seules chaînes orales… Les livres voyagent mieux que les hommes, et ils leur survivent souvent beaucoup plus longtemps. Ils peuvent passer dans des mains non initiées sans éventer leurs secrets. Pourquoi donc, me direz-vous, conserver un codex que l’on ne comprend pas ? Précisément, je suppose, parce que cette parole se signale, se distingue des autres par son inintelligibilité. Il y a, c’est évident, quelque chose à comprendre qui ne se donne pas immédiatement mais se mérite.
J’aimerais percer ce mystère, mais je ne me fais aucune illusion : je n’ai ni les moyens ni les connaissances pour y parvenir. Je feuillette les pages sans ordre, sans méthode, et me perds sur des sites obscurs où tout un chacun, le texte étant désormais accessible en ligne, propose ses interprétations. Bref, je me regarde me prendre au jeu. »
novembre 202421.11.2024 à 17:00
hschlegel
La notion de « pervers narcissique » a eu tellement de succès qu’on considère souvent qu’elle n’est qu’un effet de mode sans réalité. Faux, répond Marc Joly, qui l’a étudiée en sociologue. Pour lui, la perversion narcissique est une réaction, proprement masculine, au processus d’égalisation et d’autonomisation des femmes. Entretien.
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Six ans d’enquête ont conduit le sociologue Marc Joly à prendre très au sérieux la catégorie des pervers narcissiques, non comme simple phénomène médiatique, mais comme le signe d’une transformation de l’exercice de la violence et de la domination masculine. En résulte l’imposant La Perversion narcissique. Étude sociologique (CNRS Éditions, 2024), ainsi que La Pensée perverse au pouvoir (Anamosa, 2024), dans lequel Marc Joly s’intéresse plus précisément à la personnalité d’Emmanuel Macron. Si le pervers narcissique prolifère selon lui, et s’il inspire à ce point les productions culturelles de ces dix dernières années, c’est en raison de l’acquiescement, difficile pour les hommes, d’une plus grande égalité entre les genres, notamment au sein du couple. Pourquoi une telle résistance, et pourquoi sous la forme d’une pathologie psychiatrique bel et bien recensée ? Ce sont les questions que nous lui avons posées.
Qu’est-ce qui vous a mené sur la piste du pervers narcissique non pas comme “effet de mode” mais comme phénomène social ?
Marc Joly : C’est précisément l’idée que ce qu’on qualifie ou plutôt ce qu’on disqualifie comme « effet de mode » met en jeu des luttes de classement et, donc, des processus sociaux, des transformations significatives des rapports sociaux. Je n’avais en fait aucune opinion préconçue sur la catégorie quand je l’ai découverte.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans les témoignages que vous avez pu lire et recueillir ?
Si je fais l’effort de me remettre dans l’état d’esprit dans lequel j’étais lorsque je commençais mes recherches, par exemple en consultant des forums de discussion et en élaborant des corpus de textes, c’est le caractère libérateur et je dirais producteur de lien (entre victimes) de la catégorie qui m’a vraiment impressionné : le sentiment qu’elle aide à mettre des mots sur des souffrances vécues (sur des maux, comme il est souvent dit), à partager des expériences, et à agir en conséquence. L’exemple classique, c’est : « D’accord, j’ai compris que mon conjoint, ou mon ex-conjoint qui continue à me harceler après la séparation, fonctionne d’une manière telle qu’il ne changera pas, et je dois en tirer les conséquences : fuir et me protéger après la fuite. » Cette caractéristique, la catégorie de « perversion narcissique » la partage avec bien d’autres catégories « psy ».
“Le ‘pervers narcissique’ se défend contre des conflits internes ou d’autres processus psychiques”
Que désigne précisément le terme “pervers narcissique” ?
Il désigne un mécanisme interactif qui place une personne sous la dépendance d’une autre, d’une manière particulière, via des attaques sournoises répétées contre son propre narcissisme. Le « pervers narcissique » se défend ainsi contre des conflits internes ou d’autres processus psychiques, comme le deuil. Cette approche très subtile, son créateur, Paul-Claude Racamier, l’expose pour la première fois lors d’une conférence prononcée en 1978 (d’où est issu son livre Les Schizophrènes, publié en 1980). Il utilise alors déjà l’expression de « perversion narcissique », mais sans définir précisément le concept. C’est chose faite dans un article paru en 1987 sous le titre « De la perversion narcissique » (repris partiellement en 1992 dans son maître-ouvrage, Le Génie des origines). Par « perversion narcissique », Racamier définit ainsi « une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir ».
Vous décrivez un phénomène de galvaudage de la notion : est-ce l’effet du discrédit, ou d’une large circulation de la notion, qui fonctionne aussi comme signal d’alerte entre femmes ?
Comme sociologue, j’avais deux problèmes à résoudre. Premièrement : comment un psychiatre et psychanalyste français, né en 1924, décédé en 1996, a-t-il été amené à conceptualiser la « perversion narcissique » ? C’est d’abord lié à sa trajectoire à l’intersection du champ médical et du champ de la psychanalyse, à ses pratiques (en institution), au profil de ses patientes et patients (en majorité de jeunes psychotiques), à l’intérêt qu’il a précocement porté aux psychoses et plus précisément aux schizophrénies, etc. Deuxièmement : comment expliquer – dès lors que l’analyse textuelle puis une enquête approfondie dans une association de lutte contre la violence morale intrafamiliale, l’association AJC, ont permis d’établir ce fait – que la catégorie de « perversion narcissique » ait aidé à dénoncer et à pointer structurellement une violence masculine en couple, des formes relativement nouvelles de violence masculine en couple, fondées sur la « désagentivité » ? Comment expliquer, autrement dit, qu’elle ait servi à pointer du doigt des dynamiques intimes interpsychiques d’attaques répétées contre l’autonomie d’action et de pensée de la partenaire ? Pour répondre à ce problème, je me suis efforcé de montrer comment ces dynamiques s’articulent, réactivement, avec des dynamiques sociales d’autonomisation des femmes sur tous les plans de l’existence.
“Je me suis efforcé de montrer comment ces dynamiques s’articulent, réactivement, avec des dynamiques sociales d’autonomisation des femmes sur tous les plans de l’existence”
Qu’en avez-vous conclu ?
C’est un fait social en soi : parlez de « pervers narcissique », et on vous répondra : « c’est une catégorie galvaudée », « c’est totalement galvaudé » ! C’est amusant à observer. Ce que je dis, c’est que Racamier, évidemment, n’avait pas prévu que sa catégorie ferait l’objet d’usages aussi précisément situés dans l’espace des rapports sociaux de genre. Mais je note quand même que l’article dans lequel pour l’une des premières fois il raisonne en termes de « structure psychotique perversifiée », ce qui annonce la « perversion narcissique », traite du cas d’un homme qui ne supporte pas que sa femme, qui demande le divorce, lui échappe. Nous sommes en 1966 – à une époque où le taux de divorces est encore faible. Ce cas évoque furieusement quelque chose qui s’est fortement répandu, quelque chose désormais de l’ordre de la sociopathologie (avec, dirais-je, la multiplication des cas). Je la définis ainsi : un syndrome de l’appropriation corporelle illégitime mais irrépressible, une sociopathologie qui consiste dans le fait de vouloir s’approprier coûte que coûte, à vouloir contrôler absolument, un objet – une partenaire ou une ex-partenaire – non disposé à se laisser approprier, contrôler ; et cela dans une configuration sociale qui tend à délégitimer tout rapport asymétrique. Pour le dire autrement : on peut objectiver sociologiquement la structuration d’un narcissisme pathologique masculin, ou masculiniste, qui fait beaucoup de mal au narcissisme normal féminin.
Comment expliquer le fait que la perversion narcissique, qui est pourtant bien une catégorie psychiatrique recensée et décrite par un psychiatre, soit aujourd’hui régulièrement qualifiée de chimère ?
Cela fait justement partie du phénomène que je viens de décrire. Dire que la « perversion narcissique » ou les « pervers narcissiques » n’existent pas, c’est une façon de dire : aucun problème de narcissisme pathologique masculin, face au mouvement en cours d’égalisation, de symétrisation des relations conjugales ou intimes – aucun problème avec les hommes ! Or il y a un problème, et il est massif ! Un problème d’adaptation. Cela relève d’une sorte de défense inconsciente, très sensible, très sourcilleuse, et prompte à la persécution, vis-à-vis de toute menace qui pointe le bout de son nez. C’est donc une manière de se voiler la face. Il faut aussi attirer l’attention sur le fait que Racamier était psychiatre mais surtout psychanalyste – et un psychanalyste d’un genre particulier, intéressé par les mécanismes et les relations plus que par les entités nosologiques. Beaucoup d’esprits forts revendiquent une conception dogmatique de « la » science pour discréditer la catégorie de « pervers narcissique » et la psychanalyse. Souvent, ce sont des idéologues ou des militants masculinistes, incroyablement péremptoires, intimidants voire terrorisants, pas gênés le moins du monde par la faiblesse de leur culture épistémologique ou le fait que leur connaissance de la psychanalyse se réduise à deux ou trois clichés éculés, alors que son histoire est d’une grande complexité.
“Dire que la perversion narcissique n’existe pas relève d’une sorte de défense inconsciente, très sensible, très sourcilleuse, et prompte à la persécution, vis-à-vis de toute menace qui pointe le bout de son nez. C’est une manière de se voiler la face”
Pourquoi selon vous le pervers narcissique au féminin n’existe-t-elle pas ?
En fait, j’essaye de déplacer le problème. D’abord, je vois dans la féminisation de la catégorie une manière de réagir à la fonction sociale de « pervers narcissique » comme catégorie d’alerte contre un narcissisme pathologique structurellement masculin, dans le cadre des relations de couple, des relations intimes hétérosexuelles. Ensuite, cette féminisation peut être vue comme le signe d’une évolution générale des sensibilités, qui concerne toutes les configurations de relation. Mais il faut être très prudent sur ce point. Le discours qui consiste à dire « il y a autant de femmes perverses narcissiques que d’hommes pervers narcissique » est non seulement faux, mais confusionnant, délibérément ou non. Admettre le caractère structurel d’un narcissisme pathologique masculin ou plus exactement marital (je parle aussi dans mon travail de « rage narcissique maritale ») ne revient pas à nier les souffrances que peuvent vivre certains hommes dans leur couple ou leur famille. Cela ne leur enlève rien.
À votre avis, cette mutation de la violence masculine est-elle résiduelle, est-elle une sorte de chant du cygne de la violence patriarcale ? ou au contraire témoigne-t-elle de sa force, de sa vitalité ?
D’un point de vue sociologique processuel, c’est quelque chose de défensif, de réactif. Et cela, on peut le documenter, l’objectiver abondamment. Il est un peu difficile d’en dire davantage. Le processus d’égalisation, d’autonomisation des femmes sur tous les plans de l’existence, ce processus il est vrai paraît très fort. Mais le prix que de nombreuses femmes doivent payer en retour n’en est pas moins exorbitant. J’étais récemment à l’AJC et je discutais avec la fondatrice et directrice de cette association – Chantal Paoli-Texier, une femme extraordinaire – d’un cas sensible : une mère en cours de séparation qui a été victime de plusieurs AVC et que le mari s’emploie à détruire, littéralement à faire mourir, en essayant de l’arnaquer financièrement par tous les moyens et en parvenant pour le moment à monter contre elle leurs enfants, de jeunes ados. C’est l’horreur absolue. Il n’a pas fallu plus d’une conversation avec cet homme pour que la propre avocate de la victime se fasse berner : « C’est pas possible que les deux versions soient aussi opposées »… Cet homme est un redoutable manipulateur dans la mesure où son cas est typique de cette sociopathologie de l’appropriation corporelle illégitime, mais irrépressible, qui force à activer la face la plus destructrice du patriarcat. Quand on me raconte ce genre d’histoire, j’ai du mal à être optimiste… Tout se passe comme si, pour sortir du patriarcat, il fallait subir le pire du patriarcat.
“Tout se passe comme si, pour sortir du patriarcat, il fallait subir le pire du patriarcat”
Dans les témoignages que vous citez, la seule option est la fuite, “sauver sa peau”, rompre les liens, sous peine d’être détruite psychologiquement, voire physiquement. Cela signifie-t-il que le couple, la relation conjugale, demeure l’un des pièges les plus retords du patriarcat pour les femmes, et l’un des derniers lieux où la domination peut s’exercer en toute impunité, alors que les relations tendent à se normaliser dans le monde du travail par exemple ?
Dans le monde du travail, je dirais qu’il demeure peut-être plus facile d’imposer aux femmes des mécanismes visant à les réduire au silence ou à réduire leurs ambitions et leurs possibles. Le couple, lui, est la configuration de relations où l’égalité est censée s’imposer de la manière la plus pure. C’est tout ou rien, en quelque sorte. Pour les hommes incapables de regarder en face la symétrisation tendancielle des rapports sociaux de sexe, et de faire en pratique une place au narcissisme de leur partenaire aussi grande ou aussi respectable que leur narcissisme propre, c’est donc « rien » ! Ils doivent réduire à néant. Dès lors, ils sont dans un double déni : dans le déni de leur incapacité, et dans le déni du processus destructif que produit cette incapacité. Et c’est après la séparation, surtout quand il y a des enfants, que ce double déni est peut-être à la source des pires dégâts, des dégâts encore mal appréciés par les institutions de travail social, de justice et de police, malgré de plus en plus d’enquêtes sociologiques sur les « pères séparés » (je pense aux travaux importants d’Aurélie Fillod-Chabaud, d’Édouard Leport ou de Pierre-Guillaume Prigent).
Comment interprétez-vous les appels récents à délaisser la conjugalité pour plutôt miser sur les relations amicales, voire à cultiver une forme de romantisme en amitié ?
Comme sociologue, j’observe ces produits culturels – par exemple les essais de Geoffroy de Lagasnerie, Une aspiration au dehors et celui d’Aline Laurent-Mayard, Post-romantique –, ainsi que les débats qu’ils suscitent, avec beaucoup d’intérêt. On constate une diversification des pratiques – par exemple s’agissant de la sexualité – parallèlement au déclin relatif non pas seulement de la norme hétérosexuelle, mais de toute norme qui viserait à « ranger » les gens et les groupes dans des cases intangibles, selon une logique de hiérarchisation. Donc la conjugalité elle-même change. C’est frappant. Et les appels à la délaisser ne peuvent avoir qu’un caractère d’utopie, d’incitation à élargir l’espace des possibles, non pas d’exhortation à s’affilier à une nouvelle norme unique, impérative. Ils participent autant d’une diversification des pratiques et des valeurs qu’à l’installation non autoritaire – mais combattue par les anciens groupes dominants – de la symétrisation réflexive comme norme de référence.
“Chez Macron, c’est exactement le même processus, la même stratégie, la même violence qui est à l’œuvre que chez les pervers narcissiques. Tout concorde”
Vous étudiez la perversion narcissique dans le registre de l’intime, et les dégâts qu’elle peut faire dans la sphère du foyer. Mais vous identifiez également cette pathologie chez le président de la République. Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille ?
Dans les deux premiers chapitres de La Pensée perverse au pouvoir, j’essaye d’expliquer la logique de recherche qui m’a conduit à déplacer des résultats et des outils, liés en effet à une enquête sur les relations conjugales, vers l’analyse des rapports entre la classe dirigeante et la population. Que la pratique du pouvoir qui est celle du président de la République Emmanuel Macron depuis 2017 heurte les sensibilités est un fait social qu’il m’a paru intéressant d’analyser. Pour cela, je suis parti des catégories utilisées par les gens. Ce qui m’a mis précisément la puce à l’oreille, comme vous dites, ce sont les mobilisations contre la réforme des retraites, au début de l’année 2023. J’ai été frappé par la proximité entre le champ sémantique des femmes victimes de violence morale conjugale et celui des personnalités et organisations opposées à cette réforme. Je me suis intéressé plus particulièrement au face-à-face entre Emmanuel Macron et Laurent Berger, le leader de l’intersyndicale, alors à la tête de la CFDT. C’était fascinant à observer. D’un côté, un agresseur, un manipulateur, à la mauvaise foi évidente, multipliant les mensonges ; de l’autre, si je puis dire, une victime – mais une victime à même de contre-manipuler, faisant preuve d’un grand sens des responsabilités. Le caractère anachronique de Macron et de sa conception d’une parole souveraine, son fantasme de toute-puissance sont alors apparus au grand jour. Or non seulement Macron a agi avec une brutalité inédite, comme aucun de ses prédécesseurs n’en avait jamais fait preuve ; mais, en plus, il agit dans une période historique, dans une configuration sociale où ce type de comportement, autoritaire, qui se veut sans appel, n’est tout simplement plus toléré. On retrouve le double déni dont je parlais tout à l’heure : Macron, déniant sa propre inadaptation aux mœurs démocratiques, sa propre faillibilité, ne peut qu’aller toujours plus loin dans le déni des qualités et de la valeur non pas seulement de ses adversaires politiques, mais du peuple français dans son ensemble.
Si le pervers narcissique séduit d’abord sa victime en étant le plus adorable et attentionné des compagnons, peut-on dire que Macron a adopté cette stratégie avec les Français ?
Oui, on retrouve exactement le même processus, la même stratégie, la même violence : donner l’illusion d’une compréhension parfaite, d’une empathie sincère, puis retirer brutalement tous ces signes de reconnaissance par une agression verbale inattendue, par une provocation insupportable, par un comportement sidérant. Vous n’imaginez pas le nombre de femmes victimes, à l’AJC ou ailleurs, qui m’ont dit avoir reconnu leur bourreau dans la personne du président de la République : dans son regard, dans sa manière de parler et d’énoncer des verdicts sans appel, dans sa démarche ou sa posture, dans son usage décervelant de la parole, dans sa tendance à se dégager de toute responsabilité et à discréditer, toujours et encore, etc.
“Macron symbolise l’incapacité des groupes dominants en déclin à faire le deuil de leur domination. Il souffre bel et bien de ce syndrome de la domination souveraine masculine illégitime mais irrépressible”
Qu’est-ce qui vous empêche de croire qu’il ne s’agit pas d’une simple tactique politique ? D’une sorte de personnage qu’il jouerait ?
Justement ce que je viens de préciser : à savoir son anachronisme, son caractère totalement déphasé, désynchronisé – autant de traits psychopathologique que j’essaye d’expliquer (notamment dans le chapitre que je consacre à son couple avec Brigitte Macron). Certes, depuis 1958, il s’est toujours trouvé des pamphlétaires ou des âmes justicières pour blâmer le président en place, son goût compulsif du pouvoir, ses mensonges ou ses revirements, ses manipulations, l’hubris qui le gagne, etc. Certes, avant Macron, un ex-banquier de Rothschild avait déjà été accusé de trahir pour mieux prendre sa place le président de la République dont il avait été le collaborateur : je pense bien sûr à Georges Pompidou, pris pour cible en 1969 par Louis Vallon, député gaulliste de gauche, dans un pamphlet retentissant intitulé L’Anti De Gaulle. Concernant Macron, il n’empêche, l’essentiel reste encore à éclaircir : un besoin de couper les liens, d’évacuer les origines, d’effacer la moindre dette, de se mettre sans cesse en avant, de rendre illisible la frontière entre le vrai et le non-vrai, un besoin, ou une nécessité, qui explique qu’il ne puisse s’épanouir que dans la séduction et la disqualification, et qu’il paraisse voué à entretenir le chaos. Depuis la dissolution du 9 juin dernier, cela ne fait plus beaucoup de doute… Il serait toutefois trop commode de pointer une simple folie individuelle, une sorte d’aberration personnelle mystérieuse, inexplicable, en passant par pertes et profits sa dimension sociopathologique, liée au fantasme masculin d’une réinvention du pouvoir absolu, souverain, dans l’ordre politique (c’est le fantasme monarchique et patriarcal) et dans l’ordre économique (c’est le fantasme du tycoon sans foi ni loi qui tue la concurrence et rafle la mise). Macron symbolise l’incapacité des groupes dominants en déclin à faire le deuil de leur domination, et d’une domination légitime, privant les dominés de tout droit à la parole. De là, son adoration infantile de « la bagnole », l’admiration de Gérard Depardieu qu’il dit éprouver, etc. Il souffre bel et bien de ce syndrome de la domination souveraine masculine illégitime mais irrépressible, dont le syndrome d’appropriation corporelle, dans la famille, est une variante. Le problème est, que pour se « soigner », il a plongé tout un pays, toute une classe politique, dans le chaos. À l’Assemblée nationale, c’est l’anomie. Plus rien n’a de sens. Les conséquences pour la démocratie française pourraient être dramatiques...
En quoi les institutions de la Ve République seraient-elles le terrain de jeu idéal du pervers narcissique ?
Un éditorialiste notait dès 1972, à propos de ces institutions : « Tout est suspendu à une source unique : la pensée du chef de l’État. Dès lors, que se passe-t-il si le chef de l’État n’a pas de pensée ? Ou s’il en a deux qui s’excluent mutuellement ? » Nous y sommes ! Un chef de l’État qui ne connaît que la pensée perverse et qui manie en permanence la paradoxalité, c’est-à-dire le nouage de propositions inconciliables, ce qui sidère la pensée d’autrui, ce qui attaque la possibilité même de la pensée, l’intelligence. On a maintenant la preuve de la nocivité irrémédiable des institutions de la Ve République, qui organisent l’irresponsabilité du président. On a vu ce que cela donnait avec une personnalité comme Macron… Je ne vois pas comment il sera possible de faire l’impasse sur ce problème lors de la prochaine élection présidentielle.
novembre 202421.11.2024 à 15:11
hschlegel
Les premières neiges sont tombées sur une large partie de la France, aujourd’hui. Ce qui ne manque pas de susciter beaucoup d’enthousiasme, surtout en Île-de-France et parmi les habitants des grandes villes. Mais pourquoi la neige nous rend-elle heureux ?
La réponse des philosophes et des poètes, par Octave Larmagnac-Matheron, dans cette archive de 2022… toujours d’actualité !
[CTA2]
novembre 202421.11.2024 à 12:48
hschlegel
Le nouveau bras droit de Donald Trump inquiète. Pour comprendre la vision du monde de ce grand lecteur de science-fiction, Sven Ortoli décrypte ses ouvrages préférés, qui évoquent la peur du déclin et le projet d’une nouvelle élite cosmique. Prémonitoire ?
[CTA2]
Musk n’est ni le premier ni le dernier inventeur-entrepreneur de génie à être influencé par des romans de science-fiction. C’est même la règle, plus que l’exception, chez la plupart des pionniers de la conquête spatiale : la lecture de Herbert Georges Wells ou de Jules Verne a été déterminante – c’est bien documenté – dans les vocations des précurseurs de l’astronautique Robert Hutchings Goddard (aux États-Unis) et de Constantin Tsiolkovski en Russie, ou encore de Neil Armstrong. Elon Musk, quant à lui, cite trois auteurs qui l’ont particulièrement marqué : le cycle Fondation d’Isaac Asimov, Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams et le Cycle de la Culture de Iain Banks. Il a rendu hommage au premier et au second en février 2018 lors du vol inaugural de la fusée Falcon Heavy de SpaceX. Ceci lui a permis de placer en orbite sa Tesla personnelle, un roadster rouge cerise emportant dans la boîte à gants un micro disque de cristal de quartz encodant la trilogie d’Asimov, plus un exemplaire du guide best-seller de Douglas Adams. Avec en prime un clin d’œil à l’une des phrases cultes du livre, un panneau « Don’t panic » sur le tableau de bord.
Quant au Cycle de la Culture, Musk l’a célébré en affirmant à plusieurs reprises que « si vous voulez le savoir, je suis un anarcho-utopiste comme ceux décrits par Iain Banks ». Il l’a en tout cas suffisamment admiré pour avoir baptisé ses ASDS, acronyme de Autonomous Spaceport Drone Ship – autrement dit ses barges autonomes destinées à récupérer les premiers étages de ses fusées – de noms empruntés aux vaisseaux superintelligents (et pince-sans-rire) de l’univers de Banks : Just Read the Instructions, ou Of Course I Still Love You, pour n’en citer que deux.
Pourquoi ces trois ouvrages en particulier ?Quel est le point commun de ces trois ouvrages ? Commençons par examiner leur contenu :
Fondation raconte comment un homme de génie invente une science, la psychohistoire – savant mélange de statistiques, de psychologie des masses et d’histoire – qui lui permet de prévoir la chute de l’empire galactique dont il est l’un des administrateurs. La psychohistoire concilie déterminisme et libre arbitre, comme dans un gaz moléculaire : « On ne peut pas prédire les déplacements d’une molécule isolée mais on peut dire avec précision ce que feraient des quintillions de molécules ». Asimov commence à écrire son cycle au début de la Seconde Guerre mondiale après avoir lu Le Déclin et la Chute de l’empire romain de Gibbon. Il imagine comment, pour traverser les âges barbares qui s’annoncent, quelques hommes de génie préservent les savoirs humains sur une planète refuge, cachée comme un monastère à l’autre bout de la galaxie.Le Cycle de la culture de Banks est écrit un demi-siècle plus tard. L’Écossais décrit une utopie techno-anarchiste dans laquelle des intelligences artificielles bienveillantes surveillent une société de l’abondance. Dans cette société galactique, nul n’a besoin de travailler – sauf des volontaires, mi James-Bond, mi-hippies, qui accompagnent certains vaisseaux IA monstrueusement équipés en armes de destruction massives pour assurer les relations diplomatiques avec des civilisations galactiques belliqueuses.Catalogue d’humour potache et absurde composé à partir d’une série d’émissions radio de la BBC, le Guide du voyageur galactique raconte les tribulations d’un des deux survivants d’une Terre atomisée, parce que malheureusement placée sur le tracé d’une autoroute hyperspatiale. Il embarque à bord du Cœur en or, premier et unique vaisseau propulsé par un « générateur d’improbabilité infinie » qui lui permet d’atteindre une vitesse infinie. L’un des plus fameux passages du livre raconte comment Pensées profondes, le deuxième ordinateur le plus puissant de l’Univers parvient, après 7,5 millions d’années, à affirmer à ceux qui l’interrogent au sujet de la question ultime sur la vie, l’Univers et tout le reste, que la réponse est « 42 ». C’est l’une des grandes références de l’humour tech (pensons par exemple à Xavier Niel, qui a baptisé son école École 42).Que disent ces trois livres de Musk ?D’abord que la science-fiction joue un rôle déterminant dans sa vision du monde. Lui-même raconte comment vers 14 ans, après avoir lu Nietzsche et Schopenhauer – « Déprimants, très négatifs » –, il s’est tourné vers la SF. Le souvenir de son grand-père maternel, mort dans un accident d’avion quand il avait trois ans, n’y est probablement pas pour rien : Joshua Haldeman, aventurier en quête d’une cité perdue dans les sables du Kalahari, avait de quoi inspirer ses descendants. Flamboyant, complotiste, extrémiste, raciste, l’homme qui a conduit la famille Musk en Afrique du Sud était dans les années quarante l’un des chefs du mouvement technocratique créé dans le sillage de l’utopiste (et lui-même auteur de science-fiction) Edward Bellamy et de l’économiste et sociologue Thornstein Veblen qui aspirait à la création d’un « soviet des techniciens » pour diriger le monde.
Ensuite, qu’il aspire comme son aïeul – il le tweetait en 2019 – à bâtir une « technocratie martienne » lorsque la planète rouge sera conquise et terraformée. Sa vision politique oscille entre un anarchisme cool et une oligarchie technicienne dirigée par des ingénieurs, ou à la rigueur par des IA bienveillantes.
Enfin, qu’il croit au déclin et à la chute inévitable de notre civilisation. Musk, contrairement à la plupart des trumpistes, est très au fait du réchauffement climatique et se prépare au coup d’après. Anticipant la catastrophe, il se rêve en homme providentiel préservant la culture en attendant une renaissance.
Il y a dans le journal d’Ayn Rand, la prophétesse du mouvement libertarien, que Musk apprécie tout en lui reprochant de manquer d’empathie, un portrait qui lui convient plutôt bien :
“Impérieux. Impatient. Intransigeant. Indomptable. Intolérant. Inadaptable. Passionné. Intensément fier. Supérieur à la foule et intensément, presque douloureusement conscient de cela. Agité, à bout de nerfs. Extrêmement ‘extrémiste’. Un esprit clair, fort et brillant. Un égoïste, dans le meilleur sens du terme”
Notre avenir lui appartient ?
novembre 202421.11.2024 à 08:00
hschlegel
Avoir conscience de la mort, une affaire exclusivement humaine ? C’est cette croyance que la philosophe Susana Monsó réfute dans son récent ouvrage, Playing Possum: How Animals Understand Death (« Faire l’opossum. La conscience de la mort chez les animaux », non traduit). Selon elle, les animaux ont bien une compréhension de la mort, quoique très différente de la nôtre. Explications.
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Susana Monsó, philosophe espagnole spécialisée dans la théorie de la conscience animale, cherche à décrire l’expérience de créatures non humaines. Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris, une grenouille, un coléoptère ? Son dernier livre, Playing Possum : How Animals Understand Death (Faire l’opossum : la conscience de la mort chez les animaux, non traduit) paru en octobre, s’inscrit dans cette démarche. Monsó se demande si d’autres espèces que la nôtre possèdent, comme nous, une conscience de la mort. La démarche pourrait sembler étrange, surtout venant d’une philosophe. L’histoire de la philosophie, des éthiques de l’Antiquité jusqu’aux pensées existentielles, semble avoir établi que la conscience de la mort est une réalité strictement humaine. Le caractère éminemment abstrait et complexe du concept devrait exclure a priori les êtres qui ne disposent pas de capacités cognitives aussi développées que les nôtres. Que l’on croie ou non en l’au-delà, il faudrait, pour penser la mort, distinguer le corps de l’âme, la matière de la conscience, et explorer des notions comme l’éternité, l’inéluctabilité, l’universalité, etc. Beaucoup doutent encore du fait que les animaux disposent d’une « théorie de l’esprit », c’est-à-dire d’une faculté de se représenter autrui comme disposant, lui aussi, d’une conscience faite d’affects, de pensées, etc. Comment, dans ce cas, les animaux pourraient-ils concevoir l’interruption, inéluctable et irréversible, de la conscience d’un être – ou une éventuelle vie de l’âme séparée du corps ?
Le problème de l’anthropocentrisme intellectuelSusana Monsó nous invite à nous prémunir de ce qu’elle nomme l’« anthropocentrisme intellectuel ». L’anthropocentrisme en général est la tendance à considérer toute chose selon notre propre point de vue ou nos intérêts humains, comme si le monde était fait pour nous et à notre image. Mais cet anthropocentrisme est plus « intellectuel », affirme Monsó, lorsque nous pensons qu’un concept particulier (l’idée de la mort) a pour seule forme celle que les êtres humains lui donnent. Cette position, commune, a le défaut de faire de la mort un concept rigide. L’autrice cherche au contraire à montrer que ce concept se décline selon différents degrés de complexité, sans pouvoir être réduit au nôtre, lui-même par ailleurs imparfait et inexact. Si connaître la mort était nécessaire pour en avoir le concept, nous en serions en effet privés au même titre que les animaux, incapables que nous sommes de nous figurer notre propre inexistence ou de savoir ce qu’est l’au-delà. Il faut donc accepter que, ne la connaissant jamais, nous puissons la comprendre avec plus ou moins de précision, et s’ouvrir à d’autres manières de la concevoir. La démarche de Monsó est intéressante en cela qu’elle décorrèle le concept de mort de sa vocation dite épistémique : on peut concevoir quelque chose sans la connaître. Même si le concept de la mort est imprécis, il n’en est pas moins une tentative de compréhension intellectuelle, et mérite à ce titre qu’on s’y intéresse.
Le “concept minimal” de mortC’est dans ce cadre que Monsó développe l’idée d’un « concept minimal de mort », à savoir les critères nécessaires et suffisants qui permettent d’affirmer qu’un être saisit la mort d’une manière intellectuelle, et non seulement à partir de réactions physiologiques. Ce concept minimal suppose trois élements. Il doit, d’une part, permettre à l’animal qui le possède de distinguer « avec un minimum de précision » les sujets décédés des autres (endormis, absents, etc.). Il doit, ensuite, comprendre « un contenu sémantique fondamental », à savoir « la non-fonctionnalité et l’irréversibilité » : l’animal doit considérer qu’un cadavre ne pourra plus jamais réaliser ce dont il juge les êtres vivants capables. Le prédateur, par exemple, a un concept de mort s’il se dit après avoir tué sa proie : celui-là ne fuira plus. Enfin, un concept n’est pas inné, mais le résultat d’un apprentissage ; en cela son contenu peut varier en fonction des individus, et rendre possible une multiplicité de comportements qu’on ne peut pas prévoir à l’avance. Le même prédateur peut apprendre, à force de chasser, à se méfier des cadavres et de leur tendance à la putréfaction, mais il peut aussi ne jamais faire d’association de ce type.
Sont exclus, de ce point de vue, les êtres comme les fourmis qui ont, d’après Monsó, un rapport simplement physiologique à la mort. Elles sont dotées d’une faculté olfactive qui leur permet d’identifier leurs congénères défuntes via l’acide généré par leur cadavre, afin de les évacuer de la fourmilière. Cette faculté ne leur permet cependant pas de distinguer les fourmis mortes de celles qu’on a enduites d’acide dans le cadre d’une expérimentation, et qui sont mécaniquement expulsées de la fourmilière. Le rapport des fourmis à la mort n’est pas le fruit d’un processus cognitif d’apprentissage capable de faire évoluer leurs comportements et d’affiner leur lecture du réel ; c’est une réaction instinctive.
“Faire l’opossum” et feindre la mortTout autre est le cas des animaux dotés d’une structure cognitive plus complexe et dont Monsó multiplie les exemples au cours de son enquête. On retient ici celui de l’opossum, petit mammifère (et seul marsupial d’Amérique du Nord) qui donne son titre à l’ouvrage. Ce dernier est capable de feindre la mort en simulant ses marqueurs : réduction de la température corporelle, exhalaisons putrides, bleuissement de la langue : « La thanatose [le fait de feindre la mort] est la dernière pièce du puzzle parce qu’elle est un mécanisme dont l’existence même suggère fortement que le concept de mort est omniprésent dans la nature. Ce n’est pas – et on n’insistera jamais assez sur ce point – parce que l’opossum lui-même comprend qu’il feint la mort, ou le fait à dessein, mais parce que pour expliquer la thanatose du point de vue de l’évolution, il faut postuler que les prédateurs trompés ont un concept de mort. »
Monsó conclut que nous faisons du concept de mort quelque chose d’éminemment abstrait parce que nous n’y sommes, du moins dans les zones géographiques qui en ont le privilège, précise-t-elle, rarement confrontés. L’idée n’est bien sûr pas de le déplorer, mais de se rendre compte de la contingence de notre notion du trépas, si différente de celles développées dans des espaces naturels où le décès représente une réalité des plus quotidiennes et banales.
novembre 202420.11.2024 à 17:07
hschlegel
Comment parler de la montée actuelle de l’antisémitisme ? Avec son livre Tenir tête (Stock, 2024) qui vient de remporter le prix Femina du meilleur essai, Paul Audi propose une approche originale : un échange épistolaire entre deux vieux amis français, un Juif athée et un athée non juif, qui correspondent au sujet de la relance de la guerre israélo-palestinienne depuis le 7 octobre. Un dialogue précis et éclairant qui n’esquive rien de la complexité de la situation.
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Votre ouvrage est-il un témoignage ou un essai ?
Paul Audi : J’ai choisi de tisser ces deux dimensions ensemble. En m’appuyant sur différentes disciplines – histoire, psychanalyse, théologie et philosophie – j’ai étudié les racines de la judéophobie en Orient ainsi que dans les relations complexes que les sociétés orientales ont traditionnellement entretenues avec l’Occident. Mais comme la littérature se doit de témoigner pour tous ceux qui ne se sentent pas autorisés à le faire, mon livre se propose également de décrire ce qui a été vécu par beaucoup d’entre nous, en France, au lendemain des massacres du 7 octobre dans le sud d’Israël, que l’on soit juif ou non. C’est donc l’onde de choc de ces massacres qui m’a intéressé, étant convaincu que les réactions immédiates à l’événement font partie de l’événement lui-même. D’ailleurs, le pogrom a été conçu par les terroristes du Hamas en prévision de ces réactions, y compris de la réponse militaire d’Israël, un État abhorré qui, du côté arabe mais pas seulement, doit être constamment poussé à la faute et dont la malignité doit aussi être révélée à chaque occasion – par exemple, en le contraignant à faire un usage excessif de la force contre une population transformée en boucliers civils.
“Je suis convaincu que les réactions immédiates à l’événement font partie de l’événement lui-même. D’ailleurs, le pogrom du 7 octobre a été conçu par les terroristes du Hamas en prévision de ces réactions”
Il est très rare d’adopter le genre épistolaire, surtout en fiction, pour rédiger un essai. Pourquoi ce choix ?
Je l’ai fait pour au moins deux raisons. D’abord, j’ai voulu écrire un livre où le récit de certains événements se mêlerait à la réflexion, mais où l’amitié, l’entraide, la parole donnée et écoutée auraient aussi, et surtout, une place de choix. Parce que c’est à la fois ce dont nous avons ressenti le besoin dans le désarroi que nous avons vécu – quand tout vacille autour de soi, on a besoin de compter ses amis et de compter sur eux –, et parce que, quand on traite d’un sujet aussi étouffant que la haine identitaire, il est important de mettre en lumière ce qui en est l’exact contrepoint : l’amitié, justement, l’empathie, la compréhension - la complicité qui n’efface pas la différence des points de vue. Ensuite, il me fallait montrer comment l’angoisse grandit en fonction des effets que l’événement déclencheur produit dans la réalité, effets qui n’ont cessé de varier dans le temps, au gré de la conduite de la guerre, de l’augmentation quotidienne du nombre de victimes civiles, de la prolongation de la détention des otages, des prises de position officielles des parties impliquées dans le conflit, et surtout, puisque c’était mon sujet, de l’effet boule de neige des manifestations antijuives qui ont eu lieu et continuent d’avoir lieu sous couvert d’antisionisme. Bref, il s’agissait d’inscrire le temps dans la prise de parole – ce temps de la réflexion qui est la bête noire des réseaux sociaux où tout est réaction immédiate – en montrant, par exemple, comment ce qui pouvait paraître évident en novembre 2023 le devenait beaucoup moins en mars 2024...
Et pourquoi deux correspondants français ? Pour prendre plus de recul sur la guerre ou pour vous concentrer sur la judéophobie dans le contexte de la France ?
N’ayant pas voulu écrire un livre de géopolitique sur le conflit israélo-palestinien – il y en a tant et plus –, il n’était pas question pour moi de jouer au pour ou contre en discutant des arguments et contre-arguments dans lesquels tous ceux qui se sentent concernés se perdent dès que ce conflit se trouve évoqué. La sommation de prendre parti est la pire façon d’aborder un sujet qui exige, plus qu’un autre, des nuances infinies. C’est pourquoi il n’y a ni Palestiniens ni Israéliens dans le livre. On y entend parler un Jordanien chrétien et une musulmane franco-tunisienne, à travers les récits que font de leurs rencontres deux Français qui, d’une certaine manière, ont beaucoup de choses en commun avec moi. Maurice est un Juif d’origine proche-orientale, qui porte en lui les stigmates de douloureuses blessures historiques et d’innombrables déceptions morales et politiques, et qui sait surtout pourquoi, lorsqu’on s’intéresse à cette région, il faut parler d’antijudaïsme plutôt que d’antisémitisme. De son côté, Thomas est un enseignant attaché aux valeurs de la République, qui, traumatisé par l’assassinat de ses collègues, se passionne pour ce qui se passe au Moyen-Orient et tente de comprendre pourquoi il y a tant de haine. À travers ces deux personnages, j’ai voulu tendre un miroir à l’attitude que les témoins français du conflit israélo-palestinien pourraient être tentés d’adopter face à la résurgence de la judéophobie.
“Sommer de prendre parti est la pire façon d’aborder un sujet qui exige, plus qu’un autre, des nuances infinies. C’est pourquoi il n’y a ni Palestiniens ni Israéliens dans le livre”
“Suis-je l’auteur des lettres signées de deux autres noms ? Là, de toutes les manières, ce n’est pas un philosophe qui s’exprime”, écrivez-vous dans la présentation. Mais alors, qui parle ?
Outre les deux essais qui interrompent l’échange épistolaire et dont le contenu est plus philosophique, il m’appartenait, en tant qu’écrivain, si je m’autorise à dire cela, de me glisser dans la peau des personnages pour révéler quelque chose qui n’est pas du domaine de la connaissance au sens strict du terme, mais qui relève plutôt, et presque exclusivement, de la logique des sentiments. Les lettres renvoient ainsi à des subjectivités qui racontent l’expérience angoissée qu’elles font d’un événement historique dont elles ne connaissent pas l’issue, mais dont elles ont conscience qu’il marquera les générations à venir.
Comment articulez-vous ce livre au précédent, Troublante Identité (Stock, 2022), dans lequel vous faisiez part à titre personnel d’un sentiment d’“écartèlement identitaire” ?
Troublante identité est un essai autobiographique qui explore ce que j’appelle dans ce livre le « complexe du naturalisé », en l’occurrence moi dans mon désir d’être plus français que les Français. J’ai essayé de montrer comment une identité, dans un milieu social-historique donné, peut se transformer en un piège inextricable dont la rançon est une intense haine de soi. Tenir tête est prolonge à sa manière cette réflexion. Le problème y est le même, mais il s’est déplacé. Le piège de l’identité est maintenant celui dans lequel la haine des Juifs les enferme et les contraint à une terrible solitude. L’antisémitisme, qui est la haine des Juifs parce qu’ils sont juifs, prouve une fois de plus que l’identité – qui est toujours le résultat d’une assignation de la part de l’Autre – expose le sujet à un danger mortel. C’est ce qui m’intéresse en tant que philosophe, au-delà du dégoût que cette haine, aujourd’hui exprimée sans complexe, produit en moi.
“Quand on traite d’un sujet aussi étouffant que la haine identitaire, il est important de mettre en lumière ce qui en est l’exact contrepoint : l’amitié, l’empathie, la compréhension, la complicité”
Vous évoquez “la judéophobie, telle qu’elle s’arc-boute entre antijudaïsme et antisémitisme”. Quelles différences faites-vous entre ces concepts ?
Historiquement, les Juifs, en tant que communauté distincte sur le plan des moeurs et de la foi, ont été considérés comme « inassimilables » et donc « irréductibles ». En conséquence, ils ont été régulièrement utilisés comme boucs émissaires par les sociétés en crise, dans l’idée que l’unité dont ces sociétés étaient en quête serait renforcée s’ils étaient directement pris pour cible. L’antisémitisme est le nom qui a été inventé en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle pour désigner le fait que s’attaquer aux Juifs revenait à s’attaquer non pas au judaïsme en tant que religion, mais à une « race » d’individus. C’est le scientisme de l’époque qui a promu cette notion trompeuse de « race » pour rendre compte des différences entre les êtres humains. Dans le contexte d’États-nations devant assurer leur cohésion, les Juifs ont été identifiés sur la base d’une série de caractéristiques physiques ou biologiques, alors même que dans chaque pays, ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à tous ceux qui n’étaient pas juifs. De telles considérations n’ont jamais compté dans l’histoire des sociétés arabes. Si les Arabes, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, ont également pris leurs distances (et c’est un euphémisme) avec les Juifs, c’est sur une autre base. Leur détestation, quand elle s’exprime, s’enracine dans l’enseignement religieux qui façonne fortement leurs mœurs, leurs coutumes et leur culture. Un indice parmi des milliers : au Proche et au Moyen-Orient, lorsqu’on parle des Israéliens, on dit spontanément « al-yahoud », ce qui signifie « les Juifs ». Mais qui sont ces Juifs ? Ce sont ceux que le texte chrétien d’abord, puis le texte islamique, désignent comme les préfigurateurs, arrogants dans leur persévérance, de la vérité que chrétiens et musulmans apportent au monde. En d’autres termes, l’appellation péjorative, voire insultante, « Hayda yahoud ! » (« C’est un Juif ! ») prend place à l’intérieur de représentations traditionnelles créées depuis vingt siècles par l’antijudaïsme chrétien (les Juifs comme un peuple déicide) et depuis treize siècles par l’antijudaïsme islamique (les Juifs comme un peuple de mécréants, de traîtres et de perfides). Je renvoie à cet égard aux travaux du psychanalyste Daniel Sibony.
Comment articulez-vous cela à l’antisionisme, qui semble constituer aujourd’hui le révélateur ou le détonateur de la haine antijuive ?
Aujourd’hui, l’antisionisme se réduit à une seule chose : il ne s’agit plus de discuter de la construction d’Israël, mais de refuser à l’ensemble des Juifs la moindre souveraineté politique sur ce qui est considéré comme une terre sainte pour les musulmans (les chrétiens de cette région n’ont plus voix au chapitre). N’oublions jamais que le mot « résistance », si fièrement utilisé par les organisations antisionistes, a été dépouillé de l’épithète qu’il porte lorsqu’il est utilisé en arabe : islamique. Au point que tous ceux qui se réclament de l’antisionisme sous prétexte d’anticolonialisme se présentent comme les idiots utiles de cette « résistance islamique », les islamistes ayant compris que, pour les Occidentaux, le cheval de Troie de l’anticolonialisme serait beaucoup plus efficace que de leur demander de soutenir un mouvement fanatiquement patriarcal qui, pour ne prendre que ces trois exemples, glorifie le martyre, humilie les femmes et persécute les homosexuels.
“Aujourd’hui, l’antisionisme se réduit à une seule chose : il ne s’agit plus de discuter de la construction d’Israël, mais de refuser à l’ensemble des Juifs la moindre souveraineté politique sur ce qui est considéré comme une terre sainte pour les musulmans”
Vous expliquez également que vous vous opposez à Jean-Luc Nancy qui, dans Exclu le juif en nous (Galilée, 2018), considère qu’à la différence du christianisme, l’islam ne serait devenu hostile au judaïsme qu’à partir de la création de l’État d’Israël.
La notion de « Juif en nous » est cruciale. Sans le judaïsme, il n’y aurait pas eu de chrétiens ni de musulmans. L’identité même des chrétiens et des musulmans dépend de la présence du « Juif en eux ». Or c’est cette partie qui est niée, réprimée, occultée. L’affirmation de soi recouvre un insidieux déni. Nancy, semble-t-il, ne connaît pas le texte coranique et la vindicte antijuive de certaines sourates. Il ne retient que l’antijudaïsme issu de l’universalisme de saint Paul : « Il n’y a ni Juif ni Grec… » Proche de nous dans le temps, la charte du Hamas, qui est clairement génocidaire, se réfère à un hadîth qui parle de tuer le dernier Juif sur terre, tapi derrière un arbre. Le Hamas est-il un parti laïc anticolonialiste ou un parti militaro-religieux, créé par les Frères musulmans et visant à fonder un califat régional ? Dans son livre, Nancy semble penser que les Juifs et les Arabes ont coexisté pacifiquement au Moyen-Orient jusqu’à la création d’Israël. Mais « pacifiquement » ne peut signifier qu’une chose : sous la pax ottomane. Or, sous ce joug, les chrétiens et les Juifs partageaient le statut peu enviable de dhimmis. Les Juifs étaient tolérés, mais au prix d’un impôt très lourd et de contraintes sociales exorbitantes, qui les excluaient de nombreuses sphères d’activité. Dans ces conditions, tout se passait assez bien entre musulmans, chrétiens et Juifs : chacun avait sa place, mais pas au même niveau. Mais dès que la possibilité d’une autonomie puis d’une souveraineté juive s’est présentée avec la chute de l’Empire ottoman sous le mandat britannique, les choses ont pris une tout autre tournure. Le refus absolu, constant et martial, de cette souveraineté a pris le pas sur la tolérance codifiée d’antan. C’est ce refus qui fait du conflit israélo-palestinien un conflit israélo-arabe, comme il fait aujourd’hui de ce conflit israélo-arabe un conflit judéo-musulman.
Assistons-nous également à une montée de l’islamophobie ?
Je n’ai jamais prêté foi à ces sornettes sur l’islamophobie, qui jouent perversement sur un effet de miroir avec la judéophobie, dont l’histoire est aussi longue que celle du judaïsme lui-même. Ce que je crois en revanche, c’est qu’il y a dans le monde libre un refus de voir triompher l’islamisme, considéré comme ce qui, de l’intérieur de l’islam, empêche l’islam de se développer pacifiquement dans des sociétés qui ont une autre histoire.
Peut-on échapper à l’identification communautariste religieuse ?
Cette question s’est posée à de nombreuses reprises au cours de l’histoire. Je crois, pour ma part, que se convaincre de la validité des valeurs séculières et singulièrement de la laïcité à la française est un moyen très efficace de l’éviter.
Prix Femina essais 2024, Tenir tête, de Paul Audi, vient de paraître aux Éditions Stock. 329 p., 21,90€, disponible ici.
novembre 2024