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La Lettre de Philosophie Magazine

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18.09.2025 à 18:00

Allons “grands enfants” de la patrie !

nfoiry

Allons “grands enfants” de la patrie ! nfoiry jeu 18/09/2025 - 18:00

« “Cancres”, “sales gosses ingrats”, “élèves turbulents”… Il en existe des manières de disqualifier la colère populaire. En ce jour de mobilisation sociale, je reviens sur les différentes méthodes d’infantilisation du peuple que j’ai pu observer récemment.

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L’une des façons les plus condescendantes de mépriser les manifestants consiste, selon moi, à essentialiser le peuple français, par exemple en arguant qu’il est râleur par nature. “C’est un exercice ritualisé faisant figure de patrimoine”, ai-je ainsi entendu à propos des manifestations d’aujourd’hui. Les centaines de milliers de personnes venues clamer leur colère sont perçues comme un genre de folklore franchouillard, presque amusant (“Sacrés Français, jamais contents !”).

Insister sur le caractère contestataire des Français, c’est aussi mettre l’accent sur les débordements et les conséquences des blocages… plus que sur les revendications elles-mêmes. Les manifestants sont alors considérés comme un groupe d’enfants turbulents ou comme des sales gosses capricieux. En plus d’être associée à de la violence urbaine gratuite, la contestation est réduite à la recherche de l’intérêt personnel. On affirme alors que si plus de huit Français sur dix plébiscitent la taxe Zucman, qui instaurerait un impôt de 2 % sur le patrimoine des ultra-riches, ce n’est pas parce qu’ils revendiquent la proportionnalité de l’impôt et la justice fiscale… mais uniquement parce qu’ils ne voudraient pas être eux-mêmes mis à contribution. 

Il existe une autre façon, plus insidieuse encore, de rabaisser les citoyens : les prendre pour d’indécrottables cancres qui ne comprennent rien à rien. S’ils signent des pétitions contre la loi Duplomb, c’est parce qu’ils ne saisissent pas les enjeux du marché agro-alimentaire. S’ils se mobilisent contre la réforme des retraites, c’est parce qu’ils n’ont pas fait leurs devoirs d’économie. Et s’ils refusent qu’on double les jours de carence et qu’on leur retire des jours fériés, c’est parce qu’ils n’ont pas mesuré l’urgence du remboursement de la dette. Cette “cancrerie” supposée est parfois psychologisée. Dans ce cas, on ne parle plus d’incompréhension, mais de “déni”. 

Face à la montée de la colère, certains élus appellent les citoyens à “se ressaisir”, à “faire un effort”. Il faudrait rester dans les clous, faire attention à son comportement, utiliser les outils démocratiques autorisés : principalement les élections, à la limite les manifestations officielles. Ce conseil a de quoi déconcerter dans la mesure où les législatives de l’an dernier et les marches contre la réforme des retraites n’ont pas été suivies d’effets. Même quand le citoyen se comporte en bon élève, on lui met un zéro sans lire sa copie. 

Dans son livre La Haine de la démocratie (2005), le philosophe Jacques Rancière montre à quel point ce mépris abîme la vie politique qui se trouve réduite à “une seule opposition : celle d’une humanité adulte, fidèle à la tradition qui l’institue comme telle, et d’une humanité puérile, que son rêve de s’engendrer à neuf conduit à l’autodestruction.” D’un côté, les sérieux dirigeants ; de l’autre, les enfants égoïstes et capricieux, donc. 

Contre cette infantilisation, certains s’attellent à trouver des dispositifs pour faire intervenir le peuple plus directement dans la politique. C’est le cas des défenseurs de la “démocratie participative”. Si les propositions qui émanent de ce mouvement sont salutaires, j’ai le sentiment que le terme est à lui seul la preuve d’un échec collectif très cuisant. Dans un pays authentiquement démocratique, où le peuple est réellement au pouvoir, le mot “participatif” est totalement obsolète. Le peuple n’est pas là pour “participer” mais pour exercer sa souveraineté. Dans le pire des cas, le mot “démocratie participative” risque même de devenir un nouvel instrument d’infantilisation qui consiste à traiter les citoyens comme un groupe scolaire faisant de la politique pour obtenir une bonne note en “participation”, en prenant bien soin de lever la main avant de prendre la parole. Or les politiques ne sont pas nos professeurs, encore moins nos maîtres. Nous ne sommes plus les enfants de la patrie, encore moins les élèves de nos dirigeants. »

septembre 2025
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18.09.2025 à 12:29

Carlo Acutis, premier saint de l’âge numérique ?

nfoiry

Carlo Acutis, premier saint de l’âge numérique ? nfoiry jeu 18/09/2025 - 12:29

Dimanche 7 septembre, la canonisation par le pape Léon XIV de Carlo Acutis, décédé en 2006 à l’âge de 15 ans d’une leucémie foudroyante, a suscité des réactions dans le monde entier. Ce jeune Italien, que l’on a surnommé le « geek de Dieu » ou le « cyber-apôtre » incarne-t-il une nouvelle figure de la sainteté et un nouvel âge de la croyance ? Quand l’appel de Dieu est relancé… ou instrumentalisé par le virtuel.

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Rappelons d’abord les faits : Carlo Acutis, né à Londres mais élevé en Italie, a très tôt manifesté une profonde attirance pour la religion : une dérogation exceptionnelle accordée par le Vatican, lui a permis de faire sa première communion à 7 ans. Allant à l’église tous les jours, il donnait son argent de poche aux pauvres mais surtout passait son temps libre sur les réseaux sociaux pour manifester sa foi. Créateur dès l’âge de 11 ans de sites informatiques, dont un sur les miracles eucharistiques, il priait notamment pour les malades qui s’y connectaient. 

On lui attribue deux miracles (condition de sa canonisation) : la guérison d’un enfant brésilien atteint d’une maladie du pancréas incurable et celle d’une Costaricaine atteinte d’un grave traumatisme crânien suite à un accident de vélo. Dans les deux cas, ce sont les proches des futurs miraculés qui ont prié Carlo Acutis, alors déjà décédé, afin qu’il intercède auprès de Dieu pour leur guérison. Dans la tradition catholique en effet, les croyants sont invités à prier les saints – ou ceux qui peuvent le devenir – et à leur demander de prier pour eux (et pour tous les hommes) comme s’ils étaient toujours parmi nous. Ce pour quoi la longue litanie des saints durant la messe de la veillée pascale se récite au présent (« Saint Michel, priez pour nous… »). 

Les sceptiques rappelleront toutefois, comme le rapporte un article d’investigation du magazine britannique The Economist que les camarades de Carlo Acutis ignoraient qu’il allait à l’église quotidiennement. Les mêmes sceptiques ne manqueront pas de souligner en outre que les deux miracles que le magistère du Vatican lui attribue correspondent statistiquement au taux de guérisons inexpliquées par la médecine si l’on se réfère au nombre de croyants ayant prié Carlo pour la guérison d’un proche. 

 

Une trinité inédite de la sainteté

Quoi qu’il en soit de ces réserves, en quoi la sanctification de Carlo Acutis se démarque-t-elle de toutes les autres ? On avancera ici trois arguments qui se complètent l’un l’autre. 

D’abord celui de la précocité. Si l’Église compte plus de 10 000 saints, rares sont ceux qui ont été canonisés alors qu’ils n’avaient pas atteint l’âge adulte. Et parmi eux, presque tous ont été des martyrs, à l’exception notable, d’une part, de Francisco et Jacinta Marto, deux enfants portugais canonisés en 2017 pour avoir témoigné de six apparitions de la Vierge en 1917 ; et, d’autre part, de… Carlo Acutis.Ensuite celui de la vocation. Dans L’Appel et la Réponse (1992), le philosophe Jean-Louis Chrétien soutient qu’aucune prédisposition ne précède l’appel divin, qu’il ne fait passer à l’acte « aucune possibilité antérieure ». Les parents de Carlo n’étaient pas pratiquants. Il y a assurément un mystère dans la foi initiale du très jeune enfant qui insistait auprès de sa mère quand elle passait devant une église pour y entrer afin de prier la Vierge Marie. Pour les adeptes du nouveau saint, tout s’est passé dans la vie de Carlo comme si Dieu l’avait envoyé pour renouveler l’appel qu’il adresse à chacun.Mais c’est surtout par sa méthode d’évangélisation que celui qu’on surnomme le « saint patron du Web » ou l’« influenceur de Dieu » se distingue de tous les autres saints. Certes, l’Église a toujours été preneuse des innovations technologiques en matière de communication : le premier film chrétien, La Passion du Christ, produit par Pathé, date de 1897, deux ans à peine après l’invention du cinéma ; Jean-Paul II était l’une des premières personnalités publiques à utiliser une tablette numérique ; le pape François avait 30 millions de followers sur son compte Twitter. Mais qu’un enfant à la foi ardente crée des sites qu’il présentait comme des « autoroutes eucharistiques » pour partager sa vocation interroge sur la possible dimension spirituelle de ces nouveaux outils. 

 

En suspension entre deux mondes

Dans L’Être et l’Écran (2013), le philosophe Stéphane Vial souligne qu’en informatique le virtuel ne se confond pas avec le fictif mais renvoie à un réel possible. Le phénomène numérique rend visible un réel invisible en le simulant (comme dans le jeu à succès Second Life). En conséquence l’« ontophanie numérique » convertit notre rapport à la réalité en modifiant radicalement la perception de ce qui nous entoure. Surtout, elle suscite une forme d’interactivité qui fait que l’utilisateur a peu à peu le sentiment de vivre « entre deux mondes ; comme en suspension ». Si l’on applique la thèse de Vial à l’usage que Carlo Acutis a voulu faire de l’outil informatique, on peut donc penser que le virtuel favorise l’appel. Mais, de manière plus critique, on peut aussi soutenir que le virtuel révèle la dimension artificielle de ce soi-disant appel et n’est qu’une ruse efficace pour exploiter la crédulité humaine. Interprétation que l’Église n’a évidemment pas retenue en décidant de canoniser le jeune italien. Le fait que sa tombe à Assise, qui a déjà attiré plus d’1 million de pèlerins, soit transparente et que, habillé en jeans et baskets, le jeune défunt présente un visage, reconstruit à l’aide d’un masque de silicone, qui semble intact et encore vivant, participe de cette jonction inédite entre l’appel et le virtuel. 

“Pour Jacques Ellul, la technique parce qu’‘autonome et justifiée, se suffit à elle-même. Elle devient un absolu’”

L’Église prend ainsi acte que l’expression de la foi se transforme avec les révolutions technologiques et qu’elle doit s’adapter si elle veut rester audible aujourd’hui auprès des nouvelles générations. Mais comme le dit aussi le frère dominicain – et technophile – Éric Salobir dans Dieu et la Silicon Valley (2020), l’apport indéniable du Web pour la communication entre les hommes, voire pour leur éveil spirituel ne doit pas faire oublier que la perfection mécanique du Deus ordinator « ne s’embarrasserait probablement pas des imperfections humaines ». Le penseur protestant Jacques Ellul, beaucoup plus critique, lui, avait dénoncé en son temps dans La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954) la dangerosité de la technique pour la spiritualité parce qu’« autonome et autojustifiée, elle se suffit à elle-même. Elle devient un absolu ».

En 1964, la Constitution dogmatique Lumen Gentium issue des travaux du concile de Vatican II affirmait que « dans l’Église, tous, qu’ils appartiennent à la hiérarchie ou qu’ils soient dirigés par elle, sont appelés à la sainteté ». Si l’usage du Web peut assurément favoriser aujourd’hui cet appel en touchant le plus grand nombre jour et nuit et sous toutes les latitudes, l’ambiguïté du virtuel, qui simule la coprésence de l’appelant et de l’appelé, comporte un risque d’idolâtrie pour la technologie qu’il serait dangereux d’ignorer à moins d’estimer, comme le suggère Mark Alizart dans Informatique céleste (2017) que l’informatique peut légitimement se substituer à la foi pour le salut des hommes. 

L’Église en a sans aucun doute conscience, mais est-ce le cas de tous les utilisateurs qui vénèrent depuis dimanche saint Carlo Acutis ?

septembre 2025
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18.09.2025 à 08:00

bell hooks, pour toutes les femmes : entretien avec Pamela Ohene-Nyako

nfoiry

bell hooks, pour toutes les femmes : entretien avec Pamela Ohene-Nyako nfoiry jeu 18/09/2025 - 08:00

Pour l’historienne Pamela Ohene-Nyako, bell hooks a non seulement mis au jour l’invisibilité des femmes noires, mais elle leur a aussi fourni les armes pour sortir de leur condition d’opprimées. Un entretien à retrouver également dans notre nouveau numéro, disponible chez votre marchand de journaux.

septembre 2025
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17.09.2025 à 18:00

L’ivresse des nuages

nfoiry

L’ivresse des nuages nfoiry mer 17/09/2025 - 18:00

« J’apprenais récemment, d’un article paru dans The New York Times, que dans le cortège des bouleversements, petits et grands, entraînés par le changement climatique, les nuages aussi se transforment. Et pas pour le meilleur…

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Pour résumer ce bel article : les nuages bas – qui réfléchissent la lumière du soleil et refroidissent, parasol moutonneux, la surface de la planète – tendent à disparaître, au contraire de ceux de haute altitude, qui laissent passer le rayonnement solaire mais encapsulent la chaleur terrestre. Vous comprenez aisément le problème, à l’heure du réchauffement climatique. Certains géoingénieurs invitent, pour y remédier, à blanchir le dôme décati des nuages bas en y injectant de particules réfléchissantes… quand d’autres alertent sur les effets hasardeux de ces projets. 

Je comprends ces inquiétudes ; mais une part de moi s’attriste en même temps de ce que les nuées, soudain, deviennent un problème technoscientifique. Que les nuages, par-devers l’innocence de leur enveloppe laiteuse, aient toujours porté quelques menaces en leurs entrailles vaporeuses : assurément. “C’est dans l’ombre où s’amasse une mêlée obscure que l’orageux tumulte enfle sa grande voix”, écrit Lucrèce dans De la nature des choses. Difficile de dire quels dangers se préparent là-haut : fulguration de la foudre, déluge torrentiel. Nous vivons sous le joug des nuages : ce sont eux qui, littéralement, font la pluie et, quand ils s’écartent pour laisser passer le soleil, le beau temps. Les “convulsions soudaines” de ces êtres “errants”, selon le mot de Lucrèce, sont imprévisibles – il faut apprendre à en lire les signes. Nos modestes quotidiens composent, concrètement, avec ces “géants formidables qui passent, jetant leur ombre au loin” ; nous entretenons, avec eux, un lien vivant, incarné. 

Ils constituent, ajoute Gaston Bachelard dans L’Air et les Songes (1943), le matériau privilégié de la rêverie, d’une “rêverie sans responsabilité”, aussi légère que les nuages eux-mêmes : “Les nuages comptent parmi les ‘objets poétiques’ les plus oniriques” : une “ouate légère qui se travaillerait elle-même”, qui suggère à l’imagination des formes éphémères autant qu’elle se plie de bon gré – par le caractère vague de la figure esquissée qu’il dessine et défait dans le ciel – à toutes nos projections. “La contemplation des nuages nous met devant un monde où il y a autant de formes que de mouvements […]. C’est un univers de formes en continuelle transformation” qui délasse les crispations de l’âme cramponnée d’ordinaire à des repères stables. “Jeu aisé”, sans heurts, l’ondulation du nuage réverbère la fluidité distraite de la vie intérieure mieux que la rigidité des solides telluriques aux contours bien définis. Les choses, “lorsqu’elles commencent à se mouvoir, […] émeuvent en nous des désirs et des besoins endormis.” Or, plus peut-être que tout autre phénomène, “le nuage tient en sa substance même le principe de la mobilité” – parcourant le ciel cependant qu’il se métamorphose. Il donne un corps au vent qui agite, invisible, l’étendue atmosphérique.

Drôle de corps que celui du nuage : corps à la limite extrême de l’inconsistance qui, quoique à sa manière opaque, n’oppose aucune résistance et se laisserait traverser par la main tentant – si elle pouvait l’atteindre – de le caresser. Le nuage semble relever d’un autre ordre de substance : c’est la terre d’autres êtres, éthérés, divins qui, comme la nue s’alimente des vapeurs s’élevant vers le ciel, se nourrissent des fumées du bûcher des oblations. Le nuage, ici, emporte l’homme vers le haut, et “l’être rêveur participe de tout son être à une sublimation totale”. Mais les cieux sont capricieux, et soudain, c’est le nuage noir qui tombe sur les têtes, rabat l’homme vers la pesanteur de la Terre. “Un nuage ténébreux suffit pour faire peser le malheur sur tout un univers.” Au cœur de l’hiver, le ciel se fait bas – tout entier obstrué d’un voile blanc uniforme, qui ferait presque oublier notre étoile.

L’hiver, heureusement, est encore loin. Pour ma part, je préfère le ciel variable et la clarté tamisée de l’automne qui s’annonce au bleu absolu, implacable, de l’été. J’aime le retour des nuages qui raniment, par leur variété et leur agitation, le paysage. “Tantôt je vois le clocher immobile dans le ciel et les nuages qui volent au-dessus de lui – tantôt au contraire les nuages semblent immobiles et le clocher tombe à travers l’espace”, écrit Merleau-Ponty. Une mer de stratus tempère la tyrannie estivale de la lumière, colore de nuances infinies et douces son rayonnement blafard. Un cumulus abrite l’homme de la toute-puissance de l’Un solaire qui, à son zénith, met à nu les choses et abolit leur équivoque. Il faut un peu d’ombre pour rêver sans attendre la nuit. Pour mieux apprécier, aussi, et désirer le délicieux retour de l’azur glissant, çà ou là, sa tête radieuse par les lucarnes ménagées dans la nébuleuse turbulente : “C’est entre les nuages que s’ouvrent ces baies d’un bleu qui fait rêver de l’été”, écrit Hugo von Hofmannstahl (Écrits en prose). 

Bref, j’aime ces “beautés météorologiques” qui procurent à Baudelaire une certaine ébriété : “Ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses […] toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse” (Curiosités esthétiques, 1868). Sans doute n’est-ce pas un hasard si les beuveries des après-midi d’été me repoussent : l’ivresse a besoin de cet environnement feutré qu’offre le ciel confus. »

septembre 2025
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17.09.2025 à 17:00

“TikTok est une machine à amplifier la violence” : entretien avec le député Arthur Delaporte

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“TikTok est une machine à amplifier la violence” : entretien avec le député Arthur Delaporte nfoiry mer 17/09/2025 - 17:00

Pour le député socialiste Arthur Delaporte, président de la commission parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok chez les mineurs, les conclusions sont claires : le réseau social chinois met certains jeunes en danger, parfois même en danger de mort. Il nous explique pourquoi.

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Au début de l’avant-propos du rapport, vous citez Blaise Pascal : «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Pourquoi ?

Arthur Delaporte : Quand Pascal écrit cette phrase s’ouvre un grand renouvellement de la connaissance scientifique du monde et de l’Univers. L’observateur averti se trouve alors face un tel inconnu qu’il est pris de vertige et d’effroi. En un sens, la classe politique tente d’appréhender un espace numérique mystérieux qui pourtant façonne les rapports entre les individus comme leur rapport au monde. Face à TikTok, et aux réseaux sociaux en général, nous pouvons ressentir aussi une sorte de sidération, d’effroi. Cependant, à la différence des lois du cosmos, nous, responsables politiques, avons là le pouvoir de changer les choses, le devoir même. Analyser les influenceurs et la mécanique des plateformes numériques nous montre aussi des pans entiers de notre société que le politique doit s’approprier. Je pense notamment à la manière dont Sandra Laugier analyse les séries, perçues par certains comme un genre trivial, alors qu’elles sont un vecteur essentiel de transmission de valeurs partagées, révélant notre rapport au monde tout en le façonnant. Il en va de même pour les réseaux sociaux. Il y a deux ans, quand j’avais évoqué l’ignorance du cadre législatif chez certains influenceurs et cité, dans l’Hémicycle, le nom de Maeva Ghennam, c’est comme si – pour certains collègues – je m’étais abaissé à quelque chose de vulgaire ou de dissonant pour la représentation nationale. Non, je crois que le législateur doit arpenter la totalité des sphères sociales, surtout quand il y a une partie de la population qui est mise en danger. 

 

Pourquoi la commission s’est particulièrement penchée sur le réseau TikTok ?

Au début, j’étais plutôt partisan d’un élargissement à tous les réseaux sociaux. Je ne voulais pas non plus que nous restions centrés sur les mineurs, puisque les majeurs sont tout autant victimes des effets psychologiques délétères de ces réseaux sociaux. Cependant, il est apparu que le temps d’une commission d’enquête est assez court et que TikTok est, quand même, une plateforme redoutable dans l’art de la rétention d’attention. Grâce à son algorithme, ses innovations, elle est capable de générer un flux infini de vidéos courtes particulièrement addictif, que les autres applications essaient de la copier. TikTok est le réseau qui a connu la plus forte croissance ces dernières années. Surtout, ce réseau chinois est l’une des applications sur lesquelles les mineurs passent le plus de temps. Selon Médiamétrie, les utilisateurs âgés de 11 à 17 ans y passent en moyenne une heure et vingt-huit minutes par jour. Et 29 % y passent plus de trois heures par jour… Les mineurs constituant une population par essence plus fragile, il n’était donc pas absurde de consacrer une commission parlementaire aux effets que TikTok peut avoir sur eux.

 

“Capter l’attention par du contenu dérangeant ou choc, c’est très rentable pour l’industrie numérique”

Comment décririez-vous cet espace mal connu ?

C’est un espace qui se multiplie en autant de bulles qu’il y a d’utilisateurs. Si vous vous intéressez au foot ou à l’histoire, vous allez voir défiler des vidéos stimulantes sur le foot ou l’histoire. L’algorithme de TikTok capte très vite ce qui retient votre attention pour vous plonger dans un flux addictif. Et il suffit d’un presque-rien pour qu’il se réoriente. Parce que vous êtes un peu triste, vous allez rester quelques secondes de plus sur un contenu avec une musique mélancolique et, très vite, vous allez glisser dans une spirale où quelques minutes de scroll vont vous mener à des vidéos de plus en plus tristes, voire mortifères. Et cela peut aller jusqu’à la la glorification de l'automutilation ou du suicide… Pour une étude du Center for Countering Digital Hate publiée en décembre 2022, plusieurs comptes de mineurs ont été créés sur l’application aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et en Australie. Ces comptes étaient paramétrés comme appartenant à des enfants de 13 ans et avaient pour seule autre caractéristique le fait de s’arrêter brièvement sur les vidéos liées à l’apparence corporelle et à la santé mentale. Les résultats étaient alarmants : au bout d’un peu plus de deux minutes en moyenne, TikTok recommandait à ces comptes des vidéos sur le suicide. Au bout de huit minutes, la plateforme proposait des contenus sur les troubles alimentaires. Par rapport à des comptes standard, ces comptes correspondant à des personnes vulnérables se voyaient proposer 12 fois plus de vidéos relatives à l’automutilation et au suicide.

 

L’algorithme attire l’attention coûte que coûte, même s’il nourrit une passion triste. 

Et cela va très vite ! Il suffit de quelques minutes, et un collégien peut être confronté à du contenu sexiste ou masculiniste. La radicalité d’extrême droite prospère ainsi. Hugo Micheron a également montré qu’une recherche sur l’islam mène très rapidement à des contenus promouvant le djihadisme, donnant viralité et écho à des prêcheurs qui parlaient jusque-là à des cercles restreints. La logique est toujours la même : ce qui choque génère un effet de sidération qui capte l’attention, et c’est exactement ce que cherche la plateforme. C’est au cœur de son modèle économique. Si vous regardez plus longtemps, c’est du temps pendant lequel l’application capte vos données, affine son profilage pour le valoriser auprès d’entreprises privées qui font ensuite du ciblage. TikTok compte même s’en servir pour faire de la publicité pour des produits vendus via la plateforme d’e-commerce qu’elle développe. Capter l’attention par du contenu dérangeant ou choc, c’est donc très rentable pour l’industrie numérique. 

 

“Avec TikTok, les individus sont isolés dans des bulles où ils consomment des vidéos sans interagir, la plupart du temps, avec leurs auteurs”

Avec quelles conséquences ?

Je porte encore le poids de l’audition des victimes, de ces jeunes qui se sentaient enfermées alors qu’ils allaient mal, de ces parents qui ont perdu leur enfant qui s’était suicidé, et dont les dernières vidéos du fil TikTok promouvaient le suicide ou l’automutilation. L’effet d’amplification de ces réseaux, quand vous êtes jeune et mal dans votre peau, peut être dévastateur. Quand les premiers réseaux sociaux ont été conçus, comme Facebook au départ, ils mettaient en relation des individus dans le monde. On devenait « amis » par le truchement d’un site, mais il y avait quand même de la réciprocité dans les relations. Avec TikTok, les individus sont isolés dans des bulles où ils consomment des vidéos sans interagir, la plupart du temps, avec leurs auteurs. Les utilisateurs – dont l’attention est exploitée – sont isolés. D’habitude, un espace de socialisation collective, où les personnes s’observent et interagissent, détermine une façon de se tenir, un ensemble de normes définissant ce qui est admis ou pas. Quand un collégien est seul dans sa chambre face à son flux sans que personne ne sache ce qu’il consomme, cet espace collectif où l’on intériorise les normes n’existe plus. Nous tombons dans un espace amoral où la confrontation à la violence, à la radicalisation ou à la pornographie n’est plus soumise à aucune autocensure, puisqu’il n’y a plus de pairs pour nous juger. Les contenus défilent ainsi sans qu’ils ne soient plus hiérarchisés selon des critères partagés. Or l’adolescence est précisément ce moment où l’on commence à se construire par les pairs en dehors du cadre familial ou scolaire…

 

À la fin, n’est-ce pas le sens critique qui se retrouve atrophié ?

Chez les jeunes que nous avons interrogés, nous avons remarqué qu’ils ont globalement conscience qu’ils avaient été confrontés à des contenus anormaux, voire illégaux. Ils ont encore un sens critique. Cependant, à force de regarder des vidéos plus ou moins problématiques, plusieurs heures par jour, une partie peut devenir plus tolérante à la violence. Mais il y a plus : une plateforme comme TikTok a la capacité de faire surgir des pairs illusoires avec qui l’utilisateur va se sentir en grande connexion parce qu’ils semblent partager une même expérience – par exemple, un même trouble alimentaire. Des jeunes ont confié se sentir enfin profondément compris par des pairs avec qui ils ne peuvent interagir directement et qui n’ont pas de compétences médicales pour les aider. Pourtant, certains influenceurs du mal-être peuvent devenir des guides, des références pour ces jeunes en souffrance. Des adolescents se développent ainsi dans une pseudo-interaction avec des pairs virtuels et potentiellement dangereux. Au moment des débats sur la loi sur les dérives sectaires en 2024, nous avons créé un nouveau délit, celui d’emprise numérique. Certains producteurs de contenus exercent une très forte influence sur une communauté pour en tirer des profits financiers ; les contenus abondamment consommés rapportent en effet de l’argent à la plateforme mais aussi à leurs auteurs. Leurs vidéos peuvent en effet être monétisées ou alors ils peuvent recevoir des dons pendant des directs. Encore une fois, plus c’est ce qui est trash et violent, plus cela rapporte. Cela rappelle bien sûr l’affaire Jean Pormanove, un quadragénaire mort cet été pendant un direct. Cet ancien militaire était régulièrement frappé et malmené lors de ses lives par deux autres influenceurs.

 

Quelles sont les recommandations qui vous semblent les plus importantes ?

Certains veulent pénaliser les parents au nom de ce qu’ils appellent la maltraitance numérique. Il est évident que les parents ont une responsabilité. Mais les premiers fautifs, ce sont quand même les plateformes qui sont aujourd’hui dans un déni absolu. Les représentants de TikTok ont méprisé la commission d’enquête, comme s’il n’y avait pas de sujet. Je pense qu’il faut frapper au portefeuille de ces entreprises pour les contraindre à faire évoluer leurs algorithmes. Nous pourrions mettre en place une taxe qui fonctionnerait selon le principe du pollueur-payeur. Si un réseau social est reconnu coupable des souffrances mentales d’un individu, il doit payer. Et si cela ne suffit pas, nous fermerons les sites qui posent problème, comme le droit européen le permet. Parmi les solutions plus originales, nous pourrions promouvoir le pluralisme algorithmique en permettant à des individus d’utiliser, sur TikTok par exemple, leur propre algorithme de recommandations de contenus. Autre piste : les utilisateurs pourraient, par défaut, avoir seulement accès à un fil de publications venant de comptes auxquels ils sont abonnés. Comme Facebook il y a quinze ans, nous aurions les posts des comptes suivis présentés dans un ordre chronologique et plus du tout de suggestions de contenus trash ou violents de plus en plus poussés par les plateformes…

septembre 2025
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17.09.2025 à 13:24

Qu’est-ce que la lesbophobie ?

nfoiry

Qu’est-ce que la lesbophobie ? nfoiry mer 17/09/2025 - 13:24

« La lesbophobie tue » : le suicide de la directrice d’école Caroline Grandjean en témoigne tragiquement. Comment comprendre cette violence envers les femmes lesbiennes, qui conjugue misogynie et homophobie ? 

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« Une guerre a été entreprise contre le lesbianisme », écrivait la philosophe Monique Wittig en 1992 dans son livre La Pensée straight. Plus de trente ans plus tard, le suicide de Caroline Grandjean rappelle tragiquement que cette offensive contre les femmes lesbiennes existe encore. La directrice d’école avait été harcelée et régulièrement confrontée à des injures, matérialisées dans des tags « sale gouine » ou « lesbienne = pédophile ». « La lesbophobie tue », a réagi Julia Trolet, porte-parole de l’association SOS homophobie. 

La lesbophobie est à la croisée de deux discriminations : envers le statut de femme et envers celui de lesbienne. Le terme, apparu en français dans les années 1990, est issu des travaux réalisés par l’association Coordination lesbienne en France, qui le définit comme « l’aversion à l’égard des lesbiennes qui les discrimine à la fois en tant qu’individues appartenant au groupe social femmes et en raison de leur homosexualité ». En plus de subir les discriminations misogynes vécues par les femmes et celles éprouvées spécifiquement par les communautés LGBT, les lesbiennes sont attaquées du fait de la combinaison entre leur statut de femme et celui de lesbiennes. Elles sont « soupçonnées de ne pas être de vraies femmes » et « accusées de trahir le rôle dévolu traditionnellement à leur sexe biologique », peut-on lire dans le Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (2003), codirigé par le sociologue Didier Éribon. Autrement dit : on ne peut pas être à la fois « une vraie femme » et une lesbienne. 

“L’existence lesbienne inclut à la fois la transgression d’un tabou et le rejet d’une forme de vie obligatoire”Adrienne Rich

La lesbophobie part donc du principe que le lesbianisme serait par essence contre-nature. Cette idée a pendant longtemps été entérinée par un discours médical qui prétendait expliquer le lesbianisme par une « malformation clitoridienne » et prescrivait des clitoridectomies – des ablations du clitoris – en guise de traitement. Si ce discours médical est aujourd’hui daté, l’idée selon laquelle les femmes lesbiennes seraient « contre-nature », continue d’infuser dans la société. Dans son rapport paru en 2024, l’association SOS Homophobie souligne la prégnance de cette idée, qui surgit dans l’espace public – via des insultes – mais aussi dans l’espace privé. « Tu penses ce que tu veux, mais une femme, c’est fait pour faire des enfants, c’est la vérité », assène par exemple la grand-mère d’une des participantes, après le coming-out de celle-ci.

 

Une menace pour la domination masculine ?

Pourquoi tant de haine à l’égard des lesbiennes ? La réponse des théoriciennes et militantes lesbiennes et féministes est sans appel : les lesbiennes apparaissent comme une menace à l’ordre patriarcal. Une femme qui se marie à un homme court le risque de subir des dynamiques de domination. Une femme qui aime les femmes échappe à ce système, s’en émancipe. « L’existence lesbienne inclut à la fois la transgression d’un tabou et le rejet d’une forme de vie obligatoire. C’est aussi une attaque directe ou indirecte contre le droit masculin d’accès aux femmes. », explique en 1981 l’essayiste Adrienne Rich dans la revue Nouvelles Questions féministes. Ce n’est pas à la « nature » que contreviennent les femmes lesbiennes mais à la culture patriarcale, qui assigne les femmes au rôle d’épouse et de procréatrice. Cette émancipation en dehors des clous de l’hétérosexualité, schème sexuel dominant, est souvent envisagée comme un affront intolérable. C’est sur cette crainte viscérale de l’affaiblissement de la domination masculine, que s’ancre la lesbophobie.  

Dans les cas les plus dramatiques, les lesbophobes exercent une violence punitive, preuve et symptôme de l’inquiétude que l’existence des lesbiennes exerce sur eux. C’est ce qui s’est produit en 2016 lors de « l’affaire Higui », en Argentine. Eva Analía De Jesús, surnommée « Higui » a été emprisonnée, puis acquittée pour avoir causé la mort – en état de légitime défense – de son agresseur qui tentait de la violer. « Je vais te faire sentir femme, idiote lesbienne », lui avait-il lancé, accompagné de plusieurs autres hommes violents. Cette dimension punitive a lieu aussi en France, dans l’espace public. Le rapport publié par SOS Homophobie en 2024 relate plusieurs témoignages de ce type, comme celui de Maeva, à qui un homme a lancé : « Je vais te faire aimer la bite ». 

 

Sorcières, fantasmes… et violences

La lesbophobie s’adosse à tout un chapelet de représentations sociales contradictoires et infamantes. Dès le début du XXe siècle, celles qu’on appelait les « inverties » étaient présentées dans la presse satirique comme des « sorcières » ou des prédatrices perverses. Les lesbiennes sont également hypersexualisées dans la pornographie masculine hétérosexuelle, réduites à des objets de désir offerts aux regards des hommes, comme le relate la journaliste Stéphanie Arc dans Identités lesbiennes. En finir avec les idées reçues (Le Cavalier bleu Éditions, 2024) :

« Sur les panneaux publicitaires, des couples de femmes s’enlacent pour les beaux jours de Calvin Klein ou de Dior. En couverture des magazines “pour hommes”, des mannequins à moitié nues se tiennent par la taille. Le mot “lesbienne” […] est le plus visible des mots, le plus recherché sur les sites de cul. Et cette objectivation de leurs corps et de leur sexualité s’avère d’une grande violence pour les femmes concernées, notamment lorsqu’elles découvrent leur homosexualité. Elle entache le terme “lesbienne” d’une connotation obscène, de sorte que l’on peut être gênée de l’employer pour se désigner soi-même (c’est ce que dit l’expression “the L Word”, le “mot en L ”, celui que l’on n’ose pas prononcer). »

Ces représentations sociales stigmatisantes ont des conséquences délétères dans la vie des femmes lesbiennes. Elles peuvent aller jusqu’à retarder, voire empêcher le « coming-in », à savoir la prise de conscience individuelle de l’orientation sexuelle. En fournissant une description « réductrice et négative » de la « catégorie lesbienne », la lesbophobie « dissuade toute identification », expliquent les sociologues Line Chamberland et Christelle Lebreton. Ces difficultés à se reconnaître comme lesbienne sont renforcées par les violences vécues à l’intérieur des familles. Le rapport de SOS Homophobie stipule que la famille et l’entourage se révèlent être les théâtres privilégiés de la violence lesbophobe, qui tend à se manifester principalement par du rejet (dans 65 % des cas). 

 

Déni et invisibilisation

L’inquiétude suscitée par l’existence des lesbiennes est souvent mâtinée d’une incompréhension profonde. Dans un contexte patriarcal, dans lequel l’amour est pensé comme rapport de domination, il semble impossible qu’une femme puisse aimer une autre femme. « D’un point de vue hétérosexuel, il est totalement incompréhensible qu’une femme (une créature dominée) doive désirer une autre femme (une créature dominée). […] Comment pourrait-elle faire sans les maîtres, seuls capables de lui donner son existence ? », relève Monique Wittig dans La Pensée straight. Parce qu’ils ne comprennent pas les lesbiennes… les lesbophobes préfèrent considérer qu’elles n’existent pas.  

Parmi toutes les dimensions de la lesbophobie, le déni des lesbiennes est sans doute la plus pernicieuse. Il ne s’agit plus d’insulter les lesbiennes mais bien de nier leur existence, en considérant ainsi avec condescendance qu’elles se sont tournées vers les femmes par dépit ou parce qu’elles n’ont pas encore rencontré « le bon ». Cette manière de nier la possibilité même d’un désir lesbien authentique ne date pas d’hier. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de la poétesse antique Sappho. Célèbre pour ses écrits célébrant l’amour entre femmes, elle vivait dans l’île grecque de Lesbos, qui a inspiré le mot « lesbienne ». Sous la plume du poète Ovide, l’éminente précurseure de la littérature lesbienne… aime un homme. « Ovide met Sappho au pas : il en fait l’héroïne d’une histoire d’amour hétérosexuelle. Il ne pouvait y avoir de pire trahison que d’assimiler le saphisme à ce qui lui était totalement étranger », relate Monique Wittig.  

Aujourd’hui, cet effacement peut prendre des formes d’autant plus préjudiciables qu’elles sont discrètes. Cela consiste par exemple à voir dans le lesbianisme un pur effet de mode, une forme de snobisme qui ne viserait qu’à faire l’intéressante. C’est une image du lesbianisme que dénonçait déjà Monique Wittig : « C’est in d’être lesbienne, semble-t-il ; c’est mode […]. On retrouve cette même méthode de dénigrement de nos jours. C’est à la mode d’avoir au moins une expérience lesbienne pour être libérée. De toute évidence, personne ne penserait à dire qu’un homosexuel masculin est un homosexuel par pur snobisme. » Voir le lesbianisme comme un effet de mode, est une autre manière de nier la réalité de l’orientation sexuelle lesbienne. « On dira [d’une femme lesbienne] qu’elle essaye de se rendre intéressante, de choquer, voire de scandaliser. Mais certainement pas […] qu’elle veut se procurer du plaisir », poursuit Wittig. 

“Assimiler l’existence lesbienne à l’homosexualité masculine parce que les deux sont stigmatisées, c’est nier et gommer la réalité des femmes une fois de plus”Adrienne Rich

Invisibilisées, les lesbiennes ont en partie été privées de leur histoire. « La destruction des traces, des mémoires et des lettres attestant les réalités de l’existence lesbienne doit être prise très au sérieux […], car ce qui nous a été dissimulé c’est la joie, la sensualité, le courage, la communauté, tout autant que la honte, la trahison de soi et la douleur », explique Adrienne Rich, qui dénonce également la manière dont cet effacement s’est poursuivi à l’intérieur même des communautés militantes LGBT. « Les lesbiennes ont été historiquement privées d’existence politique en étant “incluses” comme des versions femelles de l’homosexualité masculine. Assimiler l’existence lesbienne à l’homosexualité masculine parce que les deux sont stigmatisées, c’est nier et gommer la réalité des femmes une fois de plus. Séparer les femmes stigmatisées comme homosexuelles du continuum complexe de la résistance féminine à l’esclavage, et les rattacher à un schéma masculin, c’est falsifier notre histoire. » C’est la raison pour laquelle Rich et Wittig insistent toutes deux sur le mot « lesbienne », plutôt que celui d’« homosexuelle », centré sur l’expérience gay masculine. 

 

“Gouines rouges” en majesté

Afin de lutter contre la lesbophobie et de faire prévaloir leur existence, les lesbiennes se sont constituées comme groupe politique. Les Gouines rouges, groupe militant né à Paris en 1971, proclament hautement leur différence. Elles se distinguent des homosexuels et rompent avec la catégorie « femme », qui les enferme. Cette rupture sera entérinée par la célèbre formule de Monique Wittig : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » Le mot « gouine », qui a désigné tour à tour les prostituées et les lesbiennes, est retourné comme un cri de fierté. Ses variantes circulent entre tendresse et provocation. Le mot « goudou » par exemple, renverrait à l’affection entre deux amantes, exprimée par l’expression le « doux goût que j’ai de vous », si l’on en croit le Brouillon pour un dictionnaire des amantes (1976) coécrit par Monique Wittig et l’actrice et cinéaste Sande Zeig. Wittig affirme également que le mot « gouine » serait « à chercher dans le mot queen qui signifie reine », en référence à « une coutume en Gaule, qui consistait à élire comme reine les amantes les plus valeureuses ». La gouine n’est plus la femme insultée mais la souveraine de son propre désir. Si la guerre contre le lesbianisme est encore bien réelle, la résistance, elle aussi, a ses reines.

Victime d’une double discrimination, comme femme et comme lesbiennes, les femmes qui aiment les femmes subissent de surcroît une double brutalité : celle de la violence physique et verbale, et celle, plus perfide, de l’invisibilisation et du déni. La lutte contre la lesbophobie consiste donc autant à combattre les violences frontales, que l’effacement des lesbiennes. Si l’étendue et la permanence de ces violences peuvent décourager, les luttes militantes pour la visibilité se font aussi dans la joie. Pendant que les lesbophobes en sont encore à questionner leur existence, les femmes lesbiennes façonnent une culture commune, dans l’émulation et l’allégresse. Un slogan qui circule depuis quelques années dans les milieux militants condense la fierté et la joie contagieuse de cette communauté. La formule tient en trois mots : « Bravo les lesbiennes ! »

septembre 2025
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17.09.2025 à 08:00

Yves Michaud : “Il faut repenser l’égalité !”

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Yves Michaud : “Il faut repenser l’égalité !” nfoiry mer 17/09/2025 - 08:00

Fini les avantages à vie des membres du gouvernement, a annoncé le Premier ministre Sébastien Lecornu comme pour apaiser la colère sociale contre les inégalités. L’occasion de redécouvrir le diagnostic du philosophe Yves Michaud sur les attentes nouvelles des citoyens qui réclament, selon lui, que l’on prenne avant tout en compte leur situation concrète. Une leçon d’une grande actualité. 

septembre 2025
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16.09.2025 à 18:00

Le cardinal, Léa Salamé et moi

nfoiry

Le cardinal, Léa Salamé et moi nfoiry mar 16/09/2025 - 18:00

« Cette séquence télévisée me serait restée inconnue si mon fil Instagram ne me l’avait suggérée. “Bonsoir Monseigneur Bustillo. Vous êtes l’évêque d’Ajaccio, les Corses vous adorent, vous êtes un peu une rock star là-bas…” Un prêche au JT de 20 heures ? Il faut croire.

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Son crucifix argenté scintille, sa soutane assortie est parfaitement repassée. Le cardinal s’est mis sur son 31 pour promouvoir son nouveau livre, Réparation, paru chez Fayard. Un “beau nom”, s’enthousiasme Léa Salamé, visiblement ravie de “relayer l’appel” de l’ecclésiastique contre “la société du soupçon” et “la violence idéologique” qui mineraient la France. Cinq minutes d’interview à la fin du JT de France 2, mardi 9 septembre, jour de la démission de François Bayrou et veille du mouvement “Bloquons tout !”. Les circonstances sont graves, les questions... assassines : “Les églises sont vides. Pas les vôtres, qui sont pleines à craquer. Comment vous l’expliquez ?” Les spectateurs brûlent de savoir.

Nous sommes sur le service public, et j’ai l’impression d’être sur la chaîne catholique KTO. Armé d’un charisme certain et d’éléments de langage affûtés, Monseigneur déroule : “Nous avons besoin d’une espérance.” “Il faut tendre vers un idéal et non l’idéologie, car l’idéologie n’a pas de cœur.” “Je respecte la laïcité. Mais je me dis : si on a une spiritualité, on peut canaliser cette tendance à la barbarie.” “L’Évangile – je prêche pour ma paroisse – dit : Aimez-vous les uns les autres. Actuellement, on dirait que quelqu’un a dit : Détestez-vous les uns les autres.” “Quand Léon a été intronisé pape, tout le monde était là. On a besoin d’un leadership moral et spirituel dans le monde.” Phrases assénées sans relance. 

Interroger un religieux à la télévision, cela n’a rien de gênant en soi. C’est même souvent intéressant, pour peu qu’on pose les bonnes questions. Sur l’affaire Bétharram, par exemple, j’aurais bien aimé savoir ce que l’un des cardinaux les plus puissants d’Europe en pensait. Pas de question. J’aurais aussi aimé savoir s’il condamnait la lâcheté des propos du pape François sur la guerre en Ukraine. Pas de question. Je n’aurais pas dit non, non plus, à une petite prise de position sur le carnage à Gaza. Pas de question. J’aurais, pourquoi pas, aimé connaître son point de vue sur les débats de société comme le suicide assisté. Pas de question. Et pourquoi pas une petite incartade de Léa Salamé, coutumière du fait, sur la révolution conservatrice qui ébranle le monde ? Pas de question.

Je le confesse : comme journaliste, j’ai été choquée. Cet entretien ne contient aucune information. Dans le jargon, on appelle ça un “micro-sucette” : vous tendez le micro à une personne, elle raconte ce qu’elle veut et vous diffusez tel quel. Le texte qui présente l’invité (le “synthé”) indique même : “Son Éminence le cardinal Bustillo.” Son Éminence ? Et pourquoi pas “Sa Sainteté” ? Pour m’assurer que je ne rêve pas, je fais un tour sur les archives de KTO. Quand feu le cardinal André Vingt-Trois est interrogé, il est écrit : “Cardinal Vingt-Trois.” Voilà. Pourquoi dérouler le tapis rouge à un édile qui reconnaît lui-même, par deux fois, “prêcher pour sa paroisse” ? 

Devant cette séquence, j’ai pensé à Voltaire. J’ai lu une partie de son œuvre pour préparer un dossier qui paraîtra dans le prochain numéro de Philosophie magazine, jeudi 25 septembre. Je le pensais raisonnable et tempéré : j’ai découvert un homme en guerre contre les institutions religieuses. Je songe notamment à cette lettre adressée à Frédéric II de Prusse : “Tant qu’il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions. La nôtre est sans contredit la plus ridicule, la plus absurde, et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde. Votre Majesté rendra un service éternel au genre humain en détruisant cette infâme superstition.” (5 janvier 1767) Depuis 1762, Voltaire signe souvent ses lettres : “Écr. l’inf.” Pour “Écrasons l’infâme.” L’infâme étant le catholicisme de son époque.

J’ai longtemps regardé le JT de France 2 et j’appécie le média télévisuel. C’est pourquoi, en tant que journaliste, mais aussi en tant que citoyenne attachée à la neutralité du service public, je m’inquiète. Car le contexte médiatique invite à la prudence : depuis plusieurs années, Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin, milliardaires catholiques ultra-conservateurs, rachètent des médias pour donner du poids à leur idéologie. Qu’en aurait dit Voltaire ? Dans une lettre, particulièrement salée, à d’Alembert datée du 7 mai 1761, le philosophe écrit : “Si on ne peut étrangler le dernier moliniste avec les boyaux du dernier janséniste, rendons ces perturbateurs du repos public ridicules aux yeux des honnêtes gens.” Que sa volonté soit faite ! »

septembre 2025
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16.09.2025 à 17:00

Un “génocide” à Gaza ? Les arguments philosophiques pour et contre l’emploi de cette notion

nfoiry

Un “génocide” à Gaza ? Les arguments philosophiques pour et contre l’emploi de cette notion nfoiry mar 16/09/2025 - 17:00

De nombreuses personnalités, dont des universitaires et des juristes, emploient le mot de « génocide » pour qualifier les actes commis par l’armée israélienne à Gaza. Un choix contesté par d’autres, qui y voient une manœuvre politique visant à éteindre toute discussion. Notre journaliste Ariane Nicolas démine la controverse en exposant les arguments de chaque camp.

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Des dizaines de milliers de morts civils, un territoire dévasté par les bombardements et gagné par la famine, des attaques contre des hôpitaux et des points de distribution de nourriture, le tout dans une enclave d’où il est quasiment impossible de sortir. Israël est-elle en train de commettre un génocide à Gaza ? 

S’il existe, en dehors des frontières de l’État hébreu, un consensus assez large pour affirmer que l’armée israélienne commet des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, le terme de « génocide », lui, crispe nettement les discussions. Introduit dans les textes de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1948, en réaction aux crimes nazis commis contre les juifs d’Europe, il porte en effet une connotation tout à fait singulière, abrasive, qui le rend très délicat à manier. Car qui est coupable de génocide, risque devenir un paria de l’humanité : l’incarnation d’un mal absolu. 

Cette question est particulièrement complexe à traiter. En effet, le terme « génocide », théorisé en 1944 par le juriste polonais Raphael Lemkin dans Qu’est-ce qu’un génocide ? (récemment traduit aux Belles Lettres), n’a pas tout à fait la même signification selon le point de vue où l’on se place. De l’avis des experts, elle diffère de celle retenue par l’ONU quatre ans plus tard, ainsi que de celle formalisée par les tribunaux internationaux à partir des années 2000 ou encore de celle mobilisée par les États de manière unilatérale. 

Comment trancher ? Faut-il considérer que seule une instance juridique a le droit d’employer ce terme ? Dans ce cas, n’est-ce pas courir le risque de ne pouvoir l’utiliser qu’une fois le paroxysme de l’horreur atteint ? On comprend vite que tenter de définir ce qui se passe à Gaza est une gageure, d’autant que les informations sur place manquent. Cela ne doit pas empêcher pour autant d’exposer les arguments pour et contre son emploi. C’est le sens de cet article – publié le 16 septembre 2025 –, qui vise à permettre à tout un chacun de choisir, en conscience, les mots qu’il souhaite adopter dans la discussion publique. 

 

Arguments pour l’emploi du mot « génocide »

➤ Partagés par… les ONG Amnesty International, Human Rights Watch, B’Tselem ; les universitaires Melanie O’Brien, présidente de l’association International Association of Genocide Scholars, et Amos Goldberg, historien spécialiste de la Shoah à l’Université hébraïque de Jérusalem ; des gouvernements étrangers, dont l’Afrique du Sud, qui a déposé plainte à l’ONU en ce sens et obtenu le soutien d’une douzaine de pays parmi lesquels la Belgique et l’Espagne.

 

« Ce n’est plus un simple acte de guerre contre le Hamas »

Pour les personnes ou les entités qui défendent cette position, les actions de l’armée israélienne ne relèvent plus seulement du droit légitime d’une nation à se défendre. Ils sont d’une autre nature. L’armée cible les civils et plus seulement le Hamas, responsable des attaques terroristes du 7 octobre 2023. L’état de siège combiné à un rationnement dérisoire de la population gazaouie, les destructions des habitats et des commodités courantes, le projet de « Grand Israël » (incluant l’actuelle bande de Gaza) défendu par les ministres Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, tous ces éléments correspondent à la définition du « génocide » stipulée à l’article 2 de la convention de l’ONU : « Détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel. » 

D’après l’écrivain et avocat Philip Sands, spécialiste de la question, Raphael Lemkin « qualifierait certainement de “génocide” ce qui se passe en ce moment à Gaza » pour cette raison. Le juriste polonais, qui a inventé ce néologisme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en établit en effet une définition assez large. Dans son livre, il écrit qu’une politique génocidaire a « pour objectifs la désintégration des institutions politiques et sociales [des groupes nationaux], de leur culture, de leur langue, de leur conscience nationale, de leur religion et de leur existence économique, la destruction de la sécurité, de la liberté, de la santé, de la dignité individuelle et de la vie même des individus. » De même, les buts de guerre israéliens ne se concentrent plus sur l’ennemi, mais sur la population en tant qu’elle représente un groupe à faire disparaître, d’une manière ou d’une autre. 

 

« Il y a ”intentionnalité” de destruction des Gazaouis »

Au moment où Lemkin écrit son ouvrage (1944), fruit notamment d’une enquête sur les crimes perpétrés par les nazis en Europe, le concept de « crime de guerre » existe déjà dans le droit de la guerre, mais pas encore celui de « crime contre l’humanité ». Ce dernier sera formalisé en 1945 par le tribunal militaire de Nuremberg contre les nazis – contrairement aux idées reçues, aucun dignitaire nazi n’est reconnu coupable de « génocide ». Le champ d’application du « crime contre l’humanité » est plus vaste que celui de « génocide » et peut concerner une diversité d’actes, visant des individus et non un groupe dans son ensemble : viols, arrestations arbitraires, esclavage, persécutions, etc. Il s’agit d’attaques graves et systématiques contre les droits humains fondamentaux, conduits y compris en période de paix. 

“Pour les personnes qui parlent de ‘génocide’ à Gaza, évoquer un ‘crime contre l’humanité’ ne suffit pas”

La notion de « crime contre l’humanité », créée en 1945 pour juger les nazis, a vu sa définition précisée lors de la création de la Cour pénale internationale (CPI), en 1998 (voir le « Statut de Rome », article 7), une institution dont seuls 125 États sont toutefois officiellement membres – notoirement, les États-Unis et Israël n’en font pas partie. La grande différence entre ce crime et celui de génocide (défini, lui, à l’article 6) concerne l’esprit des actes commis. Pour que le mot « génocide » soit recevable juridiquement, il doit être prouvé qu’il existe « une intention » de détruire un groupe « comme tel ». Pour les personnes qui parlent de « génocide » à Gaza, évoquer un « crime contre l’humanité » ne suffit donc pas car ils estiment que cette dimension d’intentionnalité existe.

Parmi les éléments qui prouvent, d’après cette interprétation, l’intentionnalité de « l’anéantissement » des Palestiniens de Gaza, sont notamment convoqués des propos de Benyamin Nétanyahou. Dès le 29 octobre 2023, le Premier ministre israélien a comparé les Palestiniens au peuple amalek, groupe biblique que le prophète Samuel a commandé à Saül, le premier roi d’Israël, d’exterminer. Dans l’Ancien Testament, il est écrit : « Frappe Amalek et anéantis tout ce qui est à lui, qu’il n’obtienne pas de merci. » (Samuel 15:3) Cette assimilation, parmi d’autres déclarations de dirigeants israéliens où les Palestiniens sont animalisés, a poussé le Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l’homme, Volker Türk (de nationalité autrichienne), à dénoncer, le lundi 8 septembre 2025, la « rhétorique génocidaire » de dirigeants israéliens sur Gaza.

 

« Un génocide est au moins “en préparation”, ce qui correspond à la définition légale du mot »

Le caractère exceptionnellement grave d’un génocide a poussé les juristes à introduire, dans la déclaration de l’ONU de 1948, une nuance importante : l’idée de « prévention de génocide ». Elle engage les États à agir avant que le pire n’arrive. En un sens, le génocide arrive déjà avant qu’il n’arrive : préparer un génocide, c’est déjà le commettre. En cela, l’ONU suit les prescriptions de Raphael Lemkin, selon qui déporter, regrouper, exclure, participe de la destruction du groupe humain. Comme l’explique l’historien Vincent Duclert, spécialiste de la question génocidaire – qui néanmoins ne se prononce pas sur le fond de la situation à Gaza –, cette nuance importante permet de distinguer un génocide d’un « massacre spontané » (écouter son interview).

C’est notamment pour cette raison que le massacre de Srebrenica en 1995 a été reconnu comme « génocide » par la CPI : les 8 000 hommes et adolescents bosniaques ont été systématiquement triés et abattus par l’armée et les miliciens serbes, avant d’être enterrés de manière secrète dans des fosses communes. Et c’est aussi l’esprit qui, dans le cas de Gaza, guide l’argumentaire de l’Afrique du Sud dans sa plainte déposée devant la CPI dès la fin 2023 – « mémorial » de 5 000 pages, qui, toutefois, ne « peut être rendu public », conformément aux usages de la Cour. L’Afrique du Sud, désormais soutenue par la Belgique et l’Espagne pour ce qui est des pays européens, estime qu’un génocide est en cours car il est en préparation. Ne rien faire, ce serait s’en rendre complice. 

 

« Tout génocide n’implique pas une destruction massive de la population »

Près de 65 000 Gazaouis ont été tués par l’armée israélienne entre octobre 2023 et septembre 2025, selon les chiffres des autorités de santé du Hamas jugés fiables par l’ONU. Cette estimation est même sous-estimée, selon plusieurs historiens français, à l’instar de Jean-Pierre Filiu, qui évoque un bilan plutôt proche des 115 000 morts – prenant en considération les victimes indirectes (blessures, maladies, famine). Sans rentrer dans le détail du décompte, qui paraît difficile à établir avec certitude, une des questions est de savoir s’il existe un seuil à partir duquel la létalité d’un conflit peut justifier l’emploi du mot « génocide ».

Sur ce point, le texte de l’ONU prévoit qu’une destruction complète n’est pas nécessaire : envisager d’éliminer « ou tout ou en partie » d’un groupe humain pour ce qu’il est, cela suffit. Deux historiens israéliens, Amos Goldberg et Daniel Blatman, appuient cette idée à propos de Gaza, dans une tribune publiée par le quotidien israélien Haaretz : « Il n’y a pas d’Auschwitz à Gaza, mais cela reste un génocide. » Ce raisonnement est le même qui a poussé la CPI à juger le chef de guerre serbe Ratko Mladic et ses hommes pour un « génocide » qui n’a fait « que » 8 000 morts. Autrement dit, les génocides les plus meurtriers du XXe siècle (1,5 million d’Arméniens entre 1915 et 1923 ; 6 millions de juifs entre 1933 et 1945 ; 2 millions sous les Khmers rouges du Cambodge entre 1975 et 1979 ; 800 000 Tutsi au printemps 1994) ne sauraient englober tout le spectre qu’implique cette notion.

 

« On peut employer ce terme indépendamment des jugements de la CPI »

Existe-t-il une autorité suprême qui aurait le dernier mot sur la question du « génocide » ? On rentre ici dans un débat complexe, puisque même les instances internationales ne sont pas alignées. Dans les faits, l’ONU reconnaît davantage de génocides que la CPI (sous la forme de tribunaux spéciaux jusqu’en 2002) n’en a jugés. D’abord, parce que certains ont eu lieu il y a trop longtemps pour faire l’objet d’un procès (le génocide des Herero et des Nama par les Allemands en Namibie, en 1920, donne lieu à des négociations en vue de réparations mais sans intervention de la CPI). Ensuite, parce que certaines atrocités sont en cours d’investigation juridique, mais sont déjà qualifiées comme « génocides » par l’ONU (le massacre et la mise en esclavage des Yézidis par le groupe État islamique rentrent dans cette catégorie).

Pour les personnes qui revendiquent le terme de « génocide » à Gaza, les jugements de la CPI ne sauraient être la seule boussole définitionnelle en la matière. Ils mettent en évidence le temps long de la justice, par rapport à l’urgence d’une situation jugée génocidaire à Gaza, avec le risque de laisser faire. Mais aussi une jurisprudence internationale qui a trop resserré la notion de « génocide », d’après eux. En 2015, par exemple, la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye (instance onusienne chargée de juger des litiges entre États) a estimé que la Serbie n’avait pas commis de génocide à l’encontre des Croates entre 1991 et 1995. Si des meurtres et des disparitions forcées ont bien été perpétrés par les forces serbes, estiment la CIJ, ils ne l’ont pas été dans l’intention de détruire la population croate, mais pour l’expulser de territoires de Croatie.

“Selon l’avocat Philippe Sands, la notion d’intentionnalité, qui doit être démontrée comme un élément à part entière d’un conflit, ne peut jamais être parfaitement isolée du reste”

Cette décision reste polémique, et pas seulement du côté de la Croatie. Elle est notamment critiquée par l’avocat Philippe Sands, spécialiste de la question génocidaire, dans cette longue interview au New York Times. Selon lui, la notion d’intentionnalité, qui doit être démontrée comme un élément à part entière d’un conflit, selon la décision de la CIJ, ne peut jamais être parfaitement isolée du reste. « À mon sens, la barre est désormais placée trop haut, commente-t-il. Les psychologues montrent que l’intentionnalité d’un acte peut être mêlée à de multiples intentions autres, sans qu’il soit possible de la pointer spécifiquement du doigt. » Bien que cet avocat ne se prononce pas directement sur le conflit à Gaza, il interpelle sur le fait qu’un belligérant peut se réfugier derrière d’autres intentions pour commettre, comme en arrière-plan, un génocide. Situation qui, d’après cette interprétation de la jurisprudence internationale, correspondrait à ce que le gouvernement israélien entreprend à Gaza.

 

Arguments contre l’emploi du mot « génocide »

➤ Partagés par… de nombreux gouvernements, dont ceux d’Israël, des États-Unis, de la France ou du Royaume-Uni ; des universitaires français, comme le juriste Yann Jurovics et l’historien Iannis Roder ; l’expert en droit international et avocat juriste Stefan Talmon. À noter qu’il existe davantage de prises de parole défendant l’emploi du mot « génocide » que de tribunes récusant cet emploi, ce qui ne veut pas dire que les personnalités silencieuses l’approuvent.

 

« Israël agit selon le principe de légitime défense »

C’est l’argument principal du gouvernement israélien depuis deux ans. Violemment agressé par le Hamas le 7 octobre 2023, l’État hébreu assure poursuivre sa guerre pour terrasser définitivement cette organisation et assurer sa sécurité sur le long terme. Le groupe armé islamiste continue en effet de combattre Israël : il refuse toujours de libérer les otages – une vingtaine serait encore en vie – et lance des roquettes sur son voisin dès qu’il le peut, aidé plus ou moins directement par le Hezbollah au Liban et le régime iranien des mollahs. Benyamin Nétanyahou évoque « une menace existentielle » à propos du Hamas, dont les effectifs ont certes été fortement réduits mais qui demeure actif sur le terrain.

Tout en critiquant la « guerre inhumanitaire » menée par Israël à Gaza, l’historien Jean-Pierre Filiu insiste sur « l’écrasante responsabilité du Hamas dans la catastrophe palestinienne » (lire son analyse). D’après l’universitaire français, plutôt que de chercher une sortie de crise, le groupe terroriste aggrave la situation, avec l’espoir cynique d’en tirer un gain politique – rendre Israël coupable de faits qui justifieraient une guerre sans fin contre cet État. Or une manière de voir les choses est de dire qu’il ne peut y avoir de génocide si les torts sont partagés. Qui oserait reprocher aux Arméniens d’avoir alimenté le génocide dont ils ont été victimes ? La seule alternative serait de dire que le Hamas est complice de ce génocide contre sa propre population, puisqu’il contribue à nourrir indirectement la destruction des Gazaouis. Mais cet argument maximaliste n’est, pour l’instant, convoqué par aucun des partisans de l’expression « génocide israélien à Gaza ».

 

« Aucune intentionnalité génocidaire n’est à l’œuvre à Gaza »

« Si nous avions voulu commettre un génocide, ça nous aurait pris un après-midi. » C’est en ces termes que Benyamin Nétanyahou a balayé, en août 2025, les accusations de génocide visant son pays. Il est très rare, pour ne pas dire exceptionnel, qu’un haut dirigeant se justifie aussi ouvertement d’accusations d’une telle gravité. D’où aussi la relative étrangeté de la situation. En 1945, en 1975-1979, en 1994, en 1995, en 2015, les pratiques génocidaires ont été menées en secret : ni les nazis, ni les Khmers rouges, ni les Tutsi, ni les Serbes, ni l’État islamique n’ont eu le souhait, l’occasion – ou juste le temps – d’émettre des dénégations face à la communauté internationale. La relative transparence avec laquelle Tsahal mène son offensive à Gaza est un argument qui, selon certains, montre que les actes commis ne sont pas de même nature que les grands génocides historiques.

Un des éléments qui corrobore ce point de vue concerne l’avenir de Gaza. D’après Raphael Lemkin, un génocide suppose une forme de supplantation d’une culture par une autre : « Le génocide comprend deux phases. L’une est la destruction des caractéristiques nationales propres au groupe opprimé ; l’autre, l’instauration des caractéristiques nationales propres à l’oppresseur. » Les nazis ont voulu éradiquer les juifs pour que les « Aryens » habitent leurs maisons, fassent tourner leurs usines, cultivent leurs terres. Il y avait à la fois destruction et remplacement. Peut-on en dire autant à Gaza ? Pour l’heure, disent certains, le projet des Israéliens n’est pas de transformer les Palestiniens en Israéliens ni d’éradiquer ceux qui s’y opposeraient. Et les contours du projet immobilier de « Gaza Riviera » laissent planer un doute : il constituerait à terme un possible « nettoyage ethnique » (avec déplacement forcé de population), mais pas un « génocide ».

 

« Un génocide sans phase paroxystique, cela n’existe pas »

Historiquement, les génocides impliquent une « phase paroxystique », qui succède à la phase de « préparation » et précède le « déni », affirme l’historien Vincent Duclert. Prenons un autre exemple européen : la grande famine orchestrée par les Soviétiques en Ukraine (1932-1933), que les Ukrainiens nomment Holodomor et que l’Assemblée nationale française a reconnue comme « génocide » en 2023. En deux ans, entre 4 et 5 millions de personnes ont trouvé la mort. La famine guettait déjà, mais les décisions politiques venues de Moscou pour mater les velléités d’indépendance l’ont intensifiée de manière spectaculaire. Peut-on faire le parallèle avec Gaza ? Bien que la situation soit catastrophique à Gaza, la nature des événements semble trop différente pour être assimilée – sauf à reconnaître l’idée, contradictoire dans les termes, d’un « génocide lent » (« slow-motion genocide »), comme l’ont fait des médecins dans une tribune publiée dans la revue The Lancet.

 

“Si vous abaissez le seuil à partir duquel un massacre peut être qualifié de ‘génocide’, vous ouvrez la porte à des revendications venues de toutes parts”

« Le mot de “génocide” doit garder un caractère exceptionnel »

Employer le mot de « génocide » pour une situation qui ne correspondrait pas entièrement aux critères établis par les historiens ou la jurisprudence n’est pas sans risque. Si vous abaissez le seuil à partir duquel un massacre peut être qualifié de « génocide », vous ouvrez la porte à des revendications venues de toutes parts. La notion même de génocide risque donc se diluer dans le temps et l’espace, perdant son caractère exceptionnel – qui avait pourtant présidé à son invention. Les Croates en savent quelque chose, puisqu’ils tentent de faire reconnaître comme « génocide », pour l’instant sans succès, certaines atrocités commises par les Serbes, par exemple le siège de Vukovar en 1991 – la ville a été intégralement rasée. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a condamné certains des auteurs du massacre à de la prison, pour « crimes de guerre » (mais pas pour « génocide » ni pour « crime contre l’humanité »).

D’autres cas, moins connus en France, sont discutés par les historiens. Parmi eux, The Conversation cite : le génocide indonésien de 1965-1966, le génocide guatémaltèque de 1981-1983 ; le génocide irakien contre les Kurdes entre 1988 et 1991, le génocide pakistanais contre les Bangladais en 1971, le génocide des Tibétains par les Soviétiques et les Chinois. « Les atrocités commises par les troupes gouvernementales contre les Tamouls au Sri Lanka entre 1983 et 2009 n’ont jamais été officiellement reconnues comme un génocide, poursuit la chercheuse Rachel Burns. Pourtant, les troupes de l’ONU stationnées sur place sont restées impuissantes, alors que des milliers de personnes étaient massacrées. » A minima, donc, si le massacre à Gaza devait être reconnu comme « génocide », il faudrait inclure sous cette appellation tous ces autres conflits, avec les graves conséquences politiques que l’on sait.

 

« Le mot de “génocide” ne qualifie pas une situation objective, il trahit un équilibre des forces politiques »

Jusqu’à présent, tous les arguments mis en avant (par les pour et les contre) partent du principe qu’un génocide est une chose réelle, et qu’il convient de s’accorder sur un socle définitionnel pour en tirer les conséquences juridiques et politiques. Mais une autre perspective, plus nominaliste, revient à dire que le mot « génocide » ne renvoie à rien d’objectif et qu’il s’agit d’un outil politique visant à servir tel ou tel intérêt, et traduisant en réalité une réalité tout autre : le rapport des forces entre nations. N’y a-t-il pas, au moment même où « tous les yeux sont sur Gaza » (selon le slogan des militants propalestiniens), des massacres d’une gravité aussi importante au Darfour ? L’ONU a alerté sur un « risque de génocide très élevé » visant les groupes Zaghawa, Masalit et Four, mais avec un écho médiatico-politique moindre – aucune plainte n’a été déposée devant la CPI par un pays tiers.

Dès 1945, la dimension hautement politique du terme « génocide » a été perçue par les parties prenantes au procès de Nuremberg. Pendant le procès des nazis, le juriste américain Robert Jackson prend soin de ne jamais prononcer le mot : il craint que les États-Unis ne soient à leur tour accusés de génocide à l’encontre des peuples premiers, ou du fait des lynchages des Noirs – qui avaient encore cours au début du XXe siècle. Il faut attendre 1948, après d’âpres discussions engagées notamment par Raphael Lemkin, pour que l’Assemblée générale de l’ONU adopte la résolution créant la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Aujourd’hui encore, le génocide des Arméniens témoigne de cette utilisation politique : il est reconnu par la France et les États-Unis, mais pas pleinement par l’ONU. Et lorsque Joe Biden l’a reconnu, en 2021, de nombreux observateurs y ont d’abord vu le signe de manœuvres politiques à visées surtout internes.

 

« L’emploi du terme “génocide” vise en réalité à contester le droit d’Israël à exister comme État »

Enfin, le débat sur l’emploi du mot « génocide » est rendu particulièrement éruptif du fait de l’introduction d’une composante propre à ce conflit : les accusations d’antisémitisme émanant d’Israël et de certains de ses défenseurs à l’endroit des personnes qui utilisent le terme. Pour la première fois de l’histoire, en effet, un gouvernement qui représente un groupe humain victime d’un génocide (et du plus meurtrier génocide de la période contemporaine, la Shoah) est lui-même accusé de génocide.

“Aucun État n’a jamais été condamné en tant qu’État pour crime de génocide”

Pour certains, cette accusation maximaliste envers Israël cache, plus ou moins subtilement, une haine d’Israël, non pour ce que cet État fait, mais pour ce qu’il est. Haine anti-israélienne qui serait elle-même le paravent d’un antisémitisme ne disant pas son nom. De fait, aucun État n’a jamais été condamné en tant qu’État pour crime de génocide : à chaque fois, ce sont des humains qui ont été jugés. Si Benyamin Nétanyahou et plusieurs de ses ministres font déjà l’objet de plaintes pour crime de guerre et crimes contre l’humanité, la plainte déposée par l’Afrique du Sud auprès de la CIJ cible, elle, Israël en tant qu’État. Que se passerait-il, dans le concert des nations, si un État était reconnu coupable de génocide ? Ne serait-ce pas l’occasion, pour certains, de réclamer sa mise sous tutelle, voire son démantèlement ? Telle est, en sous-main, l’une des grandes inconnues du débat, et peut-être la raison ultime pour laquelle il soulève tant de passions.

septembre 2025
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16.09.2025 à 11:54

“Prouve-moi que j’ai tort !” Comment déjouer ce stratagème rhétorique… et complotiste ?

nfoiry

“Prouve-moi que j’ai tort !” Comment déjouer ce stratagème rhétorique… et complotiste ? nfoiry mar 16/09/2025 - 11:54

« Prove me I’m wrong ! » (« prouve-moi que j’ai tort ! »). C’était le mantra de Charlie Kirk, l’influenceur d’extrême droite assassiné aux États-Unis la semaine dernière. Mais c’est aussi un des stratagèmes les plus anciens de la rhétorique. D’où vient son efficacité rhétorique ? Et comment le contrer, si tant est qu’on le puisse ? Le philosophe Nicolas Tenaillon, auteur de L’Art d’avoir toujours raison (sans peine), nous livre son analyse et ses conseils de riposte. 

[CTA2]

La force du « prove me wrong ! » – la petite phrase que Charlie Kirk répétait à l’envi face à ses contradicteurs – est d’abord psychologique, car c’est une formule injonctive qui défie celui ou celle à qui elle s’adresse. Elle oblige le contradicteur, placé sur la défensive, à trouver des arguments pour emporter le débat alors qu’il ne s’y attendait pas. Il s’agit donc d’un « retournement de la charge de la preuve » (shifting the burden of proof), ou « preuve par défaut », stratagème que la rhétorique antique classait sous le nom d’argumentum ad ignorantiam parce qu’il jouait sur la vraisemblable ignorance de l’interlocuteur. 

➤ Pour déjouer les stratagèmes rhétoriques (ou vous les approprier), n’hésitez pas à vous procurer L’Art d’avoir toujours raison (sans peine), de Nicolas Tenaillon, sur la boutique de philomag.com

Dans l’histoire de la philosophie, c’est Aristote qui, le premier, dans ses Réfutations sophistiques, avait classé parmi les arguments indirects fallacieux le retournement (l’epistrophè) de l’argument de l’adversaire contre lui-même. Mais c’est peut-être Schopenhauer qui dans L’Art d’avoir toujours raison (publié à titre posthume en 1864) décrit le mieux cette astuce : affirmer une thèse générale difficilement prouvable et forcer l’adversaire à trouver un cas – une instance – qui la démentirait. Ce dernier ne le trouvant pas, il en est déduit que la thèse est ainsi prouvée.

“L’affirmation fallacieuse est trop coupée du réel pour qu’on puisse trouver une instance susceptible de la ruiner”

Cet argument est d’autant plus retors qu’il n’est pas toujours fondé, comme le note Schopenhauer lui-même : « La thèse “tous les ruminants ont des cornes” est réfutée par l’instance unique du chameau » (stratagème 25). Mais la plupart du temps, l’affirmation fallacieuse est trop coupée du réel pour qu’on puisse trouver une instance susceptible de la ruiner. C’est ce que montre Bertrand Russell en dénonçant ce procédé sophistique avec… une théière : « Si je suggérais qu’entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes » (« Is There a God? », 1952).

 

Retourner la charge de la preuve à l’envoyeur

Le procédé rhétorique qui consiste à tenir pour vrai ce qui ne peut pas être établi comme faux requiert donc la plus grande vigilance. C’est pourquoi d’ailleurs l’usage de cette technique argumentative est strictement codifié en droit civil, lequel repose sur le principe que « la charge de la preuve incombe au demandeur » et que c’est la loi et seulement la loi qui dit quand cette charge peut être retournée, ce qu’on appelle la « présomption légale » (dont l’exemple le plus connu est la présomption d’innocence).

Mais en dehors de son usage légal, comment réfuter ce type d’argument ? Est-ce seulement possible ? Gageons que oui : lorsqu’un adversaire mal intentionné essaie de rejeter sur son interlocuteur la charge de la preuve et que celui-ci ne peut pas fournir un contre-exemple, la meilleure réplique consiste sans doute pour lui à d’abord rappeler qu’il n’est pas celui qui affirme, puis à dire qu’il est impossible d’accepter la charge de la preuve dans les cas où cela contraint à prouver l’inexistence d’un fait, a fortiori d’une valeur. Toutefois, reconnaissons que faire une leçon de logique à un sophiste patenté est souvent peine perdue et qu’il n’est pas sûr que contre-attaquer sur le même registre en lançant un « démontrez ce que vous affirmez (prove you right) ! », au nom du bon sens, soit plus efficace.

Revenons à Charlie Kirk. En utilisant le stratagème du retournement de la charge de la preuve de manière quasi systématique, l’influenceur ex-employé de Fox News évitait en fait de produire lui-même des arguments valides lors de ses nombreuses prises de parole, par exemple, pour prouver, comme il l’affirmait avec véhémence, que l’Organisation mondiale de la santé avait caché des informations sur l’origine de la pandémie de Covid-19 ou que l’élection de Joe Biden était truquée. Ce faisant, il ne révélait qu’une chose : que le prove me wrong est assurément l’arme rhétorique favorite des complotistes.  

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