07.11.2025 à 06:00
nfoiry
Après avoir diagnostiqué l’âge de la colère, l’écrivain et essayiste Pankaj Mishra propose avec son nouveau livre, Le Monde après Gaza, une analyse de la mobilisation autour de Gaza. Il dénonce « l’éthique de la survie » au nom de laquelle Israël a répondu au 7-Octobre. Il prend aussi acte d’une nouvelle conscience morale mondiale chez les jeunes qui se sont mobilisés pour le droit des Palestiniens. Il s'en explique dans un grand entretien à retrouver dans notre nouveau numéro.
novembre 202506.11.2025 à 21:00
hschlegel
« “Attends, il y a un SDF, je vais lui donner de l’argent”, s’est exclamé mon beau-fils alors que nous marchions dans la rue, avant de se précipiter pour lui donner cinq euros. Étonnée par cette flambée d’altruisme chez un adolescent d’ordinaire plutôt porté sur ses propres tracas, je lui ai demandé ce qui motivait cette subite générosité. Bien mal m’en a pris !
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“Quoi, t’es pas au courant ?”, a répliqué mon beau-fils. “Aujourd’hui, il y a des influenceurs qui se déguisent en SDF et qui filment la réaction des passants. Et ils font gagner jusqu’à 100 000 dollars à ceux qui donnent des pièces !” La belle-doche naïve que je suis s’imaginait que notre ado, lassé de scroller sur des vidéos de muscu, se préoccupait enfin du sort des plus démunis. Las : ce n’était pas le sens de la justice sociale, mais le souci de sa propre image – ainsi que l’appât du gain – qui l’avaient poussé à agir selon le bien. Cette banale saynète m’a replongée dans de vieilles questions philosophiques sur notre rapport à la morale.
Dans La République de Platon, Glaucon raconte à Socrate l’histoire de Gygès, un berger de Lydie. Celui-ci trouve un anneau d’or qui, lorsqu’il en tourne le chaton vers l’intérieur, le rend invisible. Grisé par cet incroyable pouvoir, Gygès tue le roi et prend sa place sur le trône, après avoir séduit la reine. En exposant ce mythe, Glaucon cherche à appuyer la thèse selon laquelle l’homme n’agit selon la justice que par crainte de la sanction. Autrement dit, c’est le regard des autres qui nous rend vertueux : sans surveillance, nous serions tous des criminels ! Socrate opposera bien sûr à ces arguments une réfutation visant à montrer que la véritable vertu qu’est la justice ne peut être visée que pour elle-même, et non pas motivée par la seule pression sociale.
Dans le temps, on disait aux enfants capricieux que Jésus les voyait pécher. Aujourd’hui, le smartphone est notre nouveau Dieu, ai-je pensé en voyant mon beau-fils s’inquiéter de la présence possible d’influenceurs dans notre rue. On redoute non plus le jugement du Seigneur, mais le regard diffus d’une société de contrôle qu’incarne chaque détenteur de caméra. On se dit que le moindre geste, la moindre parole déplacée pourrait être relayée, amplifiée, jugée sur les réseaux sociaux… voire, comme mon beau-fils, qu’il faudrait bien se conduire “au cas où on serait filmé”. Ce nouveau carcan moral déplairait fort à Socrate, qui lui préfèrerait la pureté des bonnes intentions. Mais est-ce si grave ? Après tout, la crainte d’être observé ne constitue-t-elle pas une incitation comme une autre à faire le bien ?
Le problème, c’est quand les caméras s’éteignent. L’actualité semble malheureusement donner raison à Glaucon, ai-je pensé en voyant les images sidérantes de nos braves gendarmes se déchaînant sur les manifestants de Sainte-Soline, semblant puiser une forme de jouissance extatique dans ce déferlement de violence. Sans ces vidéos captées par leurs propres caméras, jamais l’opinion n’aurait pris conscience de la gravité de ces actes qui, loin de constituer des dérapages isolés, ont manifestement été encouragés par leurs supérieurs hiérarchiques. “Y’a un enculé que j’ai eu à la tête, mon gars !”, s’exclame l’un d’entre eux. “Dis pas ça devant la caméra”, réplique un autre. À croire que seule la certitude de pouvoir être pris sur le vif – non pas par l’institution, qui semble avoir volontairement fermé les yeux sur ces dérives, mais par le grand public – aurait pu contenir cette violence archaïque.
L’homme serait-il né égoïste et violent, n’en déplaise à Socrate ? J’aimerais ne pas le croire. Les forces de l’ordre sont excédées par la violence des manifestants, qui n’hésitent pas à utiliser mortiers d’artifice et cocktails Molotov, opposeront leurs défenseurs. Après tout, des gendarmes aussi ont été blessés lors de ces affrontements. Demeure une question abyssale : comment faire confiance, en l’absence de caméras, à des forces de l’ordre devenues manifestement incapables de maîtriser leur thymos, ce mélange de colère et de courage qui, selon Platon, constitue la vertu des gardiens censés protéger la Cité ? Et qui surveillera les gardiens, si ce n’est la puissance numérique ? Au fond, la morale de Socrate demeure profondément actuelle : le sens de la justice s’éprouve en son for intérieur, sans quoi il n’est pas de justice véritable. Cela vaut pour les ados comme les gendarmes. Et vous, quel Gygès êtes-vous ? »
novembre 202506.11.2025 à 18:00
hschlegel
Persona non grata. Alors qu’elle devait intervenir à l’université de Rotterdam fin novembre, Eva Illouz a vu son invitation retirée au prétexte que son ancienne affiliation avec l’université hébraïque de Jérusalem contrevenait au boycott académique et culturel visant Israël. En guise de soutien, nous avons invité l’autrice de La Civilisation des émotions (Seuil, 2025) à revenir sur un incident d’autant plus absurde que le gouvernement israélien l’a disqualifiée du prix Israël en début d’année pour ses déclarations jugées « anti-israéliennes ».
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Dans quelles circonstances avez-vous appris la décision de l’université néerlandaise ?
Eva Illouz : La décision n’était pas exactement celle de l’université, mais celle d’une unité de recherche, en l’occurrence un consortium de personnes relevant de différentes disciplines mais qui ont en commun d’étudier « l’attachement » et qui se font appeler Love Lab – même si, à mon sens, ils devraient plutôt s’appeler Hate Lab ! Pour être plus précise, il était prévu un double événement : le premier et le plus important, organisé par le département de sociologie à l’occasion de la sortie de la traduction en néerlandais de mon essai Explosive Modernité, est parfaitement maintenu, et c’est le second, organisé par ce Love Lab en se greffant au premier, qui a été déprogrammé. Ils m’ont contactée pour m’expliquer qu’en effet, l’université Erasmus de Rotterdam avait rompu tout lien avec l’université hébraïque de Jérusalem, ce à quoi j’ai rappelé que j’étais citoyenne française enseignant dans une université française. Ils m’ont répondu qu’ils en avaient parfaitement conscience mais que certaines personnes s’étaient déclarées mal à l’aise avec ma présence. Aucune raison ou motif. Rien. Jugez-en : ceux qui se sont élevés contre ma présence ont considéré comme preuve de mon affiliation à l’université hébraïque le fait que j’ai gardé mon adresse électronique de l’université : c’est vous dire jusqu’où l’on pousse la faute ! Ils ont même ajouté que je pouvais être rassurée car la décision avait été prise de manière parfaitement démocratique…
“Aujourd’hui, on ne mesure plus l’ostracisme et l’exclusion dont sont frappés les Juifs car tout cela est enveloppé dans des opinions vertueuses” Eva Illouz
J’imagine combien cela a dû vous rassurer !
Oh, oui, beaucoup ! J’étais ravie d’apprendre qu’une décision véritablement antisémite avait été prise de manière très démocratique ! Ironie à part, je crois qu’ils n’ont pas bien compris ce qu’ils faisaient. Je ne veux pas dire par là qu’ils n’avaient pas de mauvaises intentions – bien sûr qu’ils en avaient –, mais je veux dire plutôt que c’est un signe des temps : aujourd’hui, on ne mesure plus l’ostracisme et l’exclusion dont sont frappés les Juifs car tout cela est enveloppé dans des opinions vertueuses. Il faut prendre conscience que ce qui se passe n’est pas ou plus un problème propre aux Juifs ou aux sionistes, mais celui de toute la communauté scientifique. On ne peut pas faire de science comme ceci. J’y vois le symptôme d’autre chose, d’une autre maladie, qui n’est pas seulement l’antisémitisme, mais une pathologie propre à la démocratie elle-même. Les Juifs sont l’avant-garde du malheur, le premier groupe à faire l’expérience de la crise, aujourd’hui une démocratie en crise, c’est-à-dire d’une démocratie dont le vocabulaire s’est effondré, dont les valeurs sont confusément mêlées aux valeurs réactionnaires (progressisme avec antisémitisme ; extrême droite avec défense des Juifs) et dont on ne sait plus qui sont les groupes sociaux qui la défendent. Et je pense que nous sommes au début d’un processus de décomposition si nous ne corrigeons pas cette immense confusion morale et intellectuelle.
Se déroule actuellement un vaste réexamen des collaborations scientifiques entre l’Europe et Israël. Est-ce que le monde universitaire peut rester un sanctuaire à l’abri des enjeux politiques ?
Le monde scientifique aurait dû être ce sanctuaire, mais manifestement il ne l’est plus, et ce depuis les années 1970. Non seulement il est pris dans les haines qui caractérisent les discours politiques de la société mais en outre, il semble même parfois les incarner, voire les précéder. Les campus sont devenus des acteurs politiques, à côté des partis. D’un côté, nous sommes les témoins de l’aboutissement d’un processus en cours depuis une cinquantaine d’années et qui n’a fait qu’accentuer le rôle politique des universités, mais de l’autre, il me semble que ce qui se passe marque l’avant-garde de quelque chose à venir.
De quoi ?
De l’effondrement de la social-démocratie qui s’appuyait sur des valeurs et des méthodes de savoir. La social-démocratie s’appuie aussi sur les Lumières, et au-delà, sur la possibilité d’invoquer l’héritage de l’Occident. Ce qui s’effondre et s’est déjà effondré, c’est l’articulation de la morale à la vérité, à une méthode pour chercher la vérité. La démocratie est un projet épistémique. Si l’on ne suppose pas un monde commun de faits, de preuves, de raisonnements, la possibilité de vivre ensemble s’effondre. Or quand on fait dire à la réalité ce que l’on veut, quand chaque groupe a son propre complotisme, les Juifs étant les stars des galaxies complotistes en tout genre, nous entrons dans la logique de la force et de la guerre – et nous ne sommes plus dans un État de droit.
“Il ne s’agit pas seulement d’antisémitisme : c’est le symptôme d’une démocratie très confuse sur ses valeurs, sur les groupes censés la protéger. C’est la social-démocratie qui s’effondre” Eva Illouz
Avez-vous reçu des soutiens de la part des membres de l’université néerlandaise ?
J’ai appris que certains collègues au sein de l’université s’étaient opposés à cette décision, tout à fait. Ils auraient sans doute dû s’opposer de manière plus ferme, mais vous n’êtes pas sans savoir que l’Homo academicus est un être singulièrement couard. L’université elle-même a réagi de façon très embarrassante pour elle, car elle s’est contentée de déclarer officiellement qu’elle ne se mêlait pas de la décision des unités de recherche – ce qui semble être une non-réponse mais qui est quand même une réponse, car j’ose espérer que si l’on m’avait désinvitée parce que j’étais une femme ou un homme de couleur, l’université aurait trouvé quelque chose à dire sur les choix de son unité de recherche… Tout se passe comme si aujourd’hui l’exclusion des Juifs et des sionistes était devenue presque invisible et acceptable.
Vous publiez par ailleurs ces jours-ci La Civilisation des émotions, un livre d’entretiens où vous racontez notamment comment votre famille a quitté le Maroc peu après la guerre des Six Jours, dans un contexte qui était déjà celui d’une montée de l’antisémitisme. Y a-t-il un écho ?
Pas du tout, car ce qui se passe aujourd’hui est beaucoup plus violent. Il y avait à cette époque une sorte de contrat juridique entre les Arabes marocains et les Juifs : ces derniers étaient soumis mais jouissaient de la protection du roi, et cela a fonctionné le plus souvent (même s’il y a eu des pogroms). Il y avait deux populations qui coexistaient avec des histoires différentes, la situation était claire, et il existait aussi et souvent une certaine fraternité entre Juifs et Arabes. Cette fraternité n’a pas complètement disparu, mais elle est devenue beaucoup plus difficile avec le développement de l’histoire nationaliste israélienne et panarabe. Ce qui s’est passé à Rotterdam est d’une autre nature : c’est le sentiment de perversion des mots et des valeurs, car l’ostracisme antisémite et donc raciste s’y produit sous couvert de vertu démocratique. Là se joue une discrimination qui est une violation des valeurs élémentaires de la communauté européenne, mais tout le langage est mobilisé pour nier cette violation. Ce sentiment de vivre une réalité orwellienne est extrêmement dérangeant et très perturbant.
“Tout se passe comme si aujourd’hui l’exclusion des Juifs et des sionistes était devenue presque invisible et acceptable” Eva Illouz
Dans ce livre, vous racontez aussi votre amour pour l’universalisme français, porté par la philosophie des Lumières. Cet amour vous habite-t-il encore ? et estimez-vous que la France est davantage à l’abri ?
C’est plutôt grâce à la laïcité qu’il y a une alliance objective entre les musulmans et les Juifs laïques qui existe ici plus qu’ailleurs. C’est ce qui fait la force de la France, même si celle-ci ne le mesure pas toujours. Face à ces forces cataclysmiques qui sont en train de détruire la démocratie ou du moins la social-démocratie, la France résiste un peu mieux. Pour combien de temps ? Je ne sais pas. Cela ne veut pas dire que tout est parfait, loin de là, mais les choses vont plus mal ailleurs. On voit qu’aux États-Unis, le multiculturalisme ne les a pas du tout protégés du trumpisme, et qu’il a même permis de remuscler facilement l’idéologie de ce que l’on peut appeler, pour faire vite, le suprématisme blanc.
La Civilisation des émotions, un livre d’entretiens entre Eva Illouz et Elena Scappaticci, vient de paraître aux Éditions du Seuil. 192 p., 21€, disponible ici.
novembre 202506.11.2025 à 17:00
hschlegel
Dans ses Pensées, Pascal entend démontrer la nécessité de croire en Dieu en ayant recours au pari et à la théorie des jeux. Pourquoi fait-il ce choix ? Et quelle signification lui donner ? Les explications de Nicolas Tenaillon, professeur de philosophie en classes préparatoires.
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Au XVIIe siècle, Descartes renouvelle la pensée philosophique au sujet des preuves de l’existence de Dieu, en insistant sur le caractère rationnel de cette découverte par le cogito [lire notre article]. Penseur janséniste qui ne veut croire qu’au Dieu de la Bible – et non à celui des philosophes – Blaise Pascal (1623-1662) s’aventure pourtant sur ce terrain intellectuel en affirmant qu’il faut parier que Dieu existe. Mais cette idée de pari, issue de la théorie des jeux, est-elle bien adaptée à la croyance religieuse ?
Un pari “100% gagnant”Pour Pascal, il est plus avantageux de croire en Dieu que de ne pas croire en Dieu, car le gain de la croyance apporte bien plus que le gain de l’incroyance – et que la perte encourue n’a rien de problématique. C’est le sens du pari pascalien, exposé dans les Pensées (posth., 1670). En voici les termes. Pascal note que d’un côté, il existe la vie terrestre finie ; et que de l’autre, la foi chrétienne promet la vie éternelle. Il y a une chance sur deux d’obtenir la vie éternelle, aspiration que Pascal juge plus désirable que la condition finie de mortel. Or en calculant le rapport entre la mise (une vie finie) et le gain escompté (la vie éternelle), la raison nous enjoint de parier pour Dieu. À l’inverse, en se conduisant en athée, d’après Pascal, on ne fait au mieux que jouir d’une vie finie et au fond, misérable.
“Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’Il est, sans hésiter” Blaise Pascal
Pourquoi choisir le pari plutôt que des preuves directes de l’existence de Dieu, comme celles proposées par Descartes, démarche que Pascal estimait « inutile et stérile » ? Parce que, comme le dit le Livre de la Sagesse dans la Bible, « Dieu se cache » (Deus absconditus). En conséquence, sauf pour celui à qui il se révèle (comme le prophète ou le mystique), la croyance en son existence demeure purement spéculative : sinon improbable, du moins incertaine. Mais en situation d’incertitude, la raison peut encore éclairer la prise de décision : c’est le rôle du calcul des chances, lequel permet de faire un pari raisonnable, étant entendu qu’on se conduira comme le pari le prévoit.
On peut objecter que la valeur de la mise dépend du résultat du jeu, ce qui fait de l’argument du pari un argument sophistique. Cette objection n’est pas négligeable. Pascal, qui par ailleurs est l’inventeur de la machine à calculer, ne saurait l’ignorer. Alors pourquoi s’évertue-t-il à avancer cet argument du pari qui ne pourrait bien n’être qu’un subterfuge ? Au milieu du fragment 223 (titré Infini-rien), Pascal prend soin de préciser qu’on ne peut pas ne pas parier (« vous êtes embarqués ») : refuser le pari, selon lui, c’est implicitement parier que Dieu n’existe pas. Il élève ainsi le pari au rang de nécessité existentielle : le jeu n’est qu’apparent, rien n’est plus sérieux que le pari.
Le jeu de la vieRecourir à la théorie des jeux et au calcul des probabilités pour convaincre les athées de l’existence de Dieu pourrait apparaître comme quelque chose de blasphématoire, aux yeux d’un fervent croyant. Mais il n’y a pas contradiction entre les deux, pour Pascal. Le philosophe Henri Gouhier interprète l’esprit de ce pari ainsi :
“Ni une démonstration rationnelle d’une vérité, ni calcul de probabilité à proprement parler, ni coup de dés romantique, le pari n’aboutit en aucune façon à un savoir sur Dieu. Sa fonction n’est pas de substituer une connaissance à une ignorance mais de créer une situation telle que cette ignorance ne devienne pas indifférence”
Henri Gouhier, Pascal. Commentaires, 1966
En tant que chrétien fervent, Pascal pressent la menace de cette indifférence. C’est déjà celle de ses contemporains : les libertins sceptiques qui, à la manière de Don Juan, se jouent de la foi comme d’une croyance aliénante qu’ils estiment dépassée. Pour les convaincre de revenir vers Dieu, Pascal n’hésite pas à s’adapter à leur manière de penser. Son attitude est pragmatique. « Vous aimez jouer ? semble-t-il leur dire, alors jouons … mais au jeu le plus sérieux du monde : celui où la mise est la vie elle-même. » Reste que tout en dramatisant le pari, Pascal n’en propose pas moins un pari, ce qui en matière de foi est risqué. Voltaire, qui n’aimait guère Pascal, ne s’y trompera pas : considérant que l’idée de jeu « ne convient point à la gravité du sujet », il jugera rétrospectivement, dans ses Lettres philosophiques (1734), l’argument du pari « un peu indécent et puéril ».
novembre 202506.11.2025 à 12:04
hschlegel
Emmanuel Carrère a été récompensé par le prix Médicis 2025 pour son roman Kolkhoze. Dans notre numéro de septembre dernier, Michel Eltchaninoff se penchait sur la manière dont l’écrivain interpose l’histoire présente, celle de l’Ukraine et de la Géorgie, avec le destin de sa propre mère, devenue historienne de la Grande Russie. Nous vous invitons à retrouver ici cet article en accès libre.
novembre 202506.11.2025 à 06:00
nfoiry
Avec Deux Procureurs (en salles depuis le 5 novembre), le cinéaste Sergei Loznitsa démonte la mécanique totalitaire à l'œuvre dans la bureaucratie soviétique, à l'époque des purges staliniennes. Une terreur de l'intérieur à laquelle résiste aujourd'hui le réalisateur ukrainien. Dans notre nouveau numéro, Cédric Enjalbert vous présente les enjeux philosophiques de ce film.
novembre 202505.11.2025 à 21:00
hschlegel
« C’était un quasi inconnu il y a moins d’un an. À 34 ans, Zohran Mamdani vient d’être élu maire (socialiste) de New York, aux États-Unis. Une victoire qu’il doit à une communication bien rodée sur les réseaux, à un discours en rupture avec la vieille garde démocrate, à un thème de campagne porteur sur le logement... et à sa lecture de Rousseau ?
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“Donald Trump, puisque je sais que tu regardes, j’ai trois mots pour toi : monte le son !”, a-t-il lancé d’emblée dans son discours de victoire. Zohran Mamdani vient d’être élu maire de New York après une campagne menée tambour battant, très active sur les réseaux. L’ancien rappeur (sous le nom de Mr. Cardamom) s’est ainsi mis en scène faisant du porte-à-porte, discutant avec les travailleurs de nuit, à la sortie de la messe, sur le terrain… Il misé sur une promesse : l’“affordability”. L’accessibilité, au sens de rendre la ville abordable et la vie vivable. L’un des mantras du politicien est “l’excellence” du service public. Il affirme ainsi vouloir une vision “holistique” de l’accessibilité en termes de logement et de transport, là où – comme à Paris, du reste – le prix prohibitif des loyers, et plus généralement de la vie, ont rendu la ville inhospitalière à beaucoup. Dans une vidéo, Mamdani plonge ainsi dans l’eau glacée de Coney Island le jour de l’an, dont il ressort trempé, en promettant de “geler” le prix des loyers.
“Mon petit communiste” l’appelle par moquerie Donald Trump, sérieusement concurrencé en matière de communication. Taxé de populisme par une partie de ses adversaires (y compris dans son propre camp) pour des mesures annoncées sans nuances – le gel des loyers pourrait par exemple avoir des effets contre-productifs, en freinant notamment la construction de nouveaux logements, au risque d’aggraver la situation –, il incarne l’aile gauche du Parti démocrate, aux côtés de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasio-Cortez. Les journaux conservateurs, comme le New York Post, représentent même ce matin “Mamdani le rouge” faucille et marteau en mains. Le nouvel édile socialiste, avec sa politique de la ville, m’évoque moi aussi un marxien... un philosophe aujourd’hui passé de mode qui a été le maître à penser de toute une génération : Henri Lefèbvre.
Enseignant à l’Institut d’urbanisme de Paris, Lefèbvre est l’auteur d’un ouvrage devenu classique – Le Droit à la ville (1968). Il y défend une “théorie intégrale de la ville et de la société urbaine”, fustigeant “la misère dérisoire et sans tragique de l’habitant” des grandes villes, en des termes qui rappellent drôlement le programme de Zohran Mamdani et sa volonté de défaire un “zonage” discriminatoire dont souffrent les “classes ouvrières”. Pour le philosophe, “seule la classe ouvrière peut devenir l’agent, porteur ou support social de cette réalisation” car “elle rassemble les intérêts (dépassant l’immédiat et le superficiel) de la société entière, et d’abord de tous ceux qui habitent”. C’est-à-dire “des jeunes et de la jeunesse, des étudiants et des intellectuels, des armées de travailleurs avec ou sans col blanc, des provinciaux, des colonisés et semi-colonisés de toutes sortes, de tous ceux qui subissent une quotidienneté bien agencée” mais aussi “des gens qui séjournent dans les ghettos résidentiels, dans les centres pourrissants des villes anciennes et dans les proliférations égarées loin des centres de ces villes”.
J’ignore si Mamdani a lu Lefèbvre, mais Fanon et Rousseau, assurément ! Né en Ouganda de parents d’origine indienne, Zohran Mamdani est le fils d’une cinéaste réputée et d’un anthropologue enseignant à l’université Columbia, où lui-même n’a pas été admis. Il a suivi ses études à Bowdoin, dans le Maine. Suivant un cursus d’“études africaines”, il y est initié aux réflexions sur la “crise urbaine”, comme il en témoigne dans le journal de l’université. Là, il se met à lire le penseur postcolonial, philosophe et psychiatre Frantz Fanon, qui devient pour lui une référence, utile dans sa défense de la cause palestinienne, mais aussi Jean-Jacques Rousseau, penseur de la souveraineté populaire et du bien commun, au sujet duquel il écrit un mémoire, comme le rapporte un journaliste du New Yorker dans un long portrait que je vous recommande. À New York, Zohran Mamdani parviendra-t-il maintenant à établir un nouveau contrat social ? »
novembre 202505.11.2025 à 17:25
hschlegel
Alors qu’elle permettait à un très grand nombre d’affronter les fins de mois, l’autorisation de découvert sur les comptes en banque sera rendue beaucoup plus difficile à compter de l’année prochaine. Nous avons interrogé des usagers du « négatif » sur une réforme qui risque d’accentuer leur angoisse et leur solitude.
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« Être dans le rouge. Basculer dans le négatif. » Les termes ne manquent pas pour désigner la situation d’urgence que représente le moment où l’on est à découvert. Pourtant, le cas de figure n’a rien d’exceptionnel. Le découvert régulier concerne 38% des Français, comme le rappelle le baromètre annuel du pouvoir d’achat publié par Ipsos en octobre 2025. À partir de novembre 2026, le chiffre va sans doute baisser. Non parce que les gens vont s’enrichir, mais parce que les critères d’accessibilité au découvert vont se durcir à la suite de l’adoption et à la transposition dans la loi française d’une ordonnance européenne. Désormais, toute personne dont le solde négatif excède 200 euros devra passer par une commission bancaire chargée d’analyser sa solvabilité. Dans certains cas, les découverts pourront par ailleurs être requalifiés en « crédits à la consommation ». Bref : c’est la fin du « découvert automatique ».
Si la mesure est d’ores et déjà très impopulaire, c’est parce que le découvert fait partie de la vie quotidienne de nombreux Français. Il est intégré à leurs dépenses quotidiennes, au point de devenir indispensable pour affronter la fin du mois dans un contexte d’inflation. Comme l’indique également le sondage Ipsos, 1 actif sur 3 a renoncé à se faire soigner, et 1 parent sur 5 n’a pas pu subvenir aux besoins essentiels de ses enfants. La hauteur moyenne du découvert est de 411 euros par mois, chiffre qui atteint son plus haut niveau depuis 2016. Non seulement les Français vivent à découvert, mais leur niveau de découvert n’a jamais été aussi élevé.
Le cercle vicieuxLe découvert est souvent un engrenage. Comme l’explique Simon, 25 ans, ouvreur à mi-temps dans un café-théâtre, « pour moi, c’est un puits sans fond. Je n’ai pas beaucoup de sous, donc je m’endette. Du coup je suis à moins de 0, puis à moins 5, moins 10, moins 20… sans compter les agios [les frais de dépassement imposés par les banques en cas de solde négatif] qui se surajoutent. Le mois suivant, je touche ma paye, mais elle n’est pas à son maximum, à cause des agios. Et le mois suivant, c’est la même rengaine, et je me ré-endette à l’infini ». Le découvert se présente en l’occurrence comme une dette infinie qui se reporte de mois en mois. Quand il se souvient de ses années étudiantes, Valentin, 32 ans, se rappelle avoir été à sec « tous les mois » : « Je commençais le mois dans le rouge. C’était presque ma situation normale – ne pas être à découvert était en quelque sorte l’exception. Je n’essayais même pas vraiment, de ce point de vue, de l’éviter avec des économies de bout de chandelle. Je savais qu’il arriverait à un moment où un autre. »
Loin d’être isolée, cette situation d’endettement permanent est consubstantielle au modèle libéral. Dans son livre Gouverner par la dette (2014), le philosophe Maurizio Lazzarato, explique que dans la dette individuelle, « l’acquittement » n’est toujours qu’« apparent ». En réalité, « on passe d’une dette à une autre, on souscrit un crédit et on le rembourse, et ainsi de suite ». Le rapport de la plupart des gens à leurs propres finances est celui d’un « atermoiement illimité », c’est-à-dire d’un état « où l’on est endetté de façon continue et où la dette n’est jamais (et ne doit jamais être) honorée, le crédit n’ayant pas été octroyé pour être remboursé, mais pour être en variation continue ».
“La dette pourra-t-elle être remboursée ? La nouvelle mesure systématise cette seule analyse. L’individu sera désormais considéré comme une entreprise – solvable ou en faillite”
Ce découvert permanent devient le fond de l’existence, sa note continue. Chaque mois, à une date précise (plus ou moins tôt selon les situations), certains se retrouvent contraints de vivre « dans le négatif ». Le découvert inscrit les individus dans un cycle qui n’est plus l’exception mais une nouvelle norme de vie, précaire et inconfortable. Il ne couvre plus seulement ce que l’on appelle les « accidents de la vie » – donc les exceptions – mais la vie même. À la longue, cette situation peut contribuer à boucher l’horizon sur plusieurs années. Lucille, 28 ans, se souvient également avoir été à découvert presque chaque mois pendant ses années étudiantes : « Je savais qu’en cas d’urgence, je pouvais compter sur l’aide de mes parents. En revanche, il y a eu toute une période où je n’ai pas pu économiser pour le futur… Le fait de ne pas avoir pu me constituer d’épargne à l’époque me pèse aujourd’hui ».
Contrôle bancaireDans le contexte actuel, certains estiment qu’une telle loi pourrait « protéger le consommateur » et mettre fin à ce cycle d’endettement infini. Mais cette solution ne prend pas en compte le fait que le découvert, qui consiste à vivre avec « moins que 0 » pendant quelque temps, est déjà un ultime recours – voire le dernier rempart permettant à beaucoup de subvenir à des besoins vitaux. Ce n’est donc pas de gaieté de cœur que les individus se mettent dans le rouge. La systématisation de l’analyse de la solvabilité élude cette part de nécessité, pour se concentrer uniquement sur l’aspect financier porté par cette simple question : la dette pourra-t-elle être remboursée ? Ce type de mesure renforce un changement dans la perception de l’individu, qui est alors considéré de la même manière qu’une entreprise : solvable ou, au contraire, en faillite. Chaque personne est perçue comme « le comptable de sa vie », ou « pour le dire dans les termes du capitalisme contemporain [comme] son propre manager ». Le but est de pousser tout le monde à « se comporter comme s’il était une entreprise individuelle », conclut Lazzarato.
“L’endetté est seul, individuellement responsable face au système bancaire. Il ne peut compter sur aucune solidarité, sinon celle de sa famille, au risque de l’endetter à son tour” Maurizio Lazzarato
En s’attaquant aux conséquences (le découvert généralisé), on élude les causes structurelles qui ont mené à cette situation. Les mécanismes bancaires se substituent aux logiques d’aide sociale qui reposent sur l’entraide et la solidarité. À l’inverse d’un groupe de travailleurs qui défend une cause commune, une personne endettée – ou interdite de découvert – ne peut pas interpeller de syndicats. « L’endetté est seul, individuellement responsable face au système bancaire. Il ne peut compter sur aucune solidarité, sinon celle de sa famille, au risque de l’endetter à son tour », affirme Lazzarato. L’isolement économique se transforme ainsi en solitude existentielle.
Moraliser l’argentL’augmentation des critères d’éligibilité au découvert transforme celui-ci en privilège, voire en récompense. Il faudrait « mériter son découvert ». Le durcissement de l’autorisation de découvert risque également d’accentuer la dimension morale qui environne notre rapport à l’argent. « L’endetté intériorise les relations de pouvoir au lieu de les externaliser et de les combattre. Il se sent honteux et coupable. » Comme le souligne Valentin, « l’idée qu’il faille à chaque fois demander l’autorisation, quémander, me fait froid dans le dos. Contraindre de demander de l’aide, une rallonge, c’est ajouter me semble-t-il une forme d’humiliation à des situations économiques déjà compliquées et douloureuses. Personne n’aime être à découvert ». Cette culpabilisation, d’ores et déjà matérialisée économiquement par la sanction d’agios plus ou moins conséquents, risque d’être doublement punie par des frais plus importants liés à la souscription d’un crédit à la consommation.
Car le découvert est bien à la fois cercle vicieux et un pis-aller. Il offre aux individus une légère marge de manœuvre qui leur permet au moins de vivre, ou à défaut, « de vivoter ». « En fin de course, on se retrouve obligé de ruser, par exemple en jouant sur le délai d’enregistrement des débits par la banque. L’idée est par exemple de retirer coup sur coup dans plusieurs distributeurs différents, pour pouvoir dépasser le découvert autorisé », explique Valentin. En cas d’interdiction claire et nette de découvert, ce type de manœuvres sera désormais impossible. L’arrêt brutal de la possibilité d’être à découvert risque de transformer la nature des problèmes économiques des individus. Les « soucis financiers » récurrents pourront s’accentuer jusqu’à devenir de véritables angoisses, dans la mesure où ils menaceront la survie même des concernés. La fin de l’autorisation de découvert… risque d’enclencher un véritable dénuement.
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novembre 2025