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La Lettre de Philosophie Magazine

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02.10.2025 à 18:00

“Les gens n’ont de charme que par leur fantaisie”

hschlegel

“Les gens n’ont de charme que par leur fantaisie” hschlegel jeu 02/10/2025 - 18:00

« À Philosophie magazine, nous avons récemment fêté le pot de départ d’Athénaïs Gagey, une consœur et une amie qui possède une qualité très précieuse, car elle est selon moi à la racine même de toute amitié : la fantaisie.

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Je suggérerais cette hypothèse : ce qui nous charme d’emblée chez nos amis, et ce qui explique ensuite le maintien de nos liens amicaux, tient dans ce petit mot de fantaisie. Une qualité qui se manifeste par ce que Roland Barthes appelle “le punctum”, dans La Chambre claire (1980) : c’est-à-dire “le point sensible”, “le détail” qui interpelle. Lors de la première rencontre, cela peut être une certaine manière de dire une phrase, de marcher ou de rire. La personne entière est alors contenue dans cette formule, cette démarche saugrenue ou cette hilarité contagieuse. Le coup de foudre amical naît du ravissement naïf, enfantin, d’accéder au monde d’autrui à travers l’un de ses aspects perceptibles.

La fantaisie est en ce sens l’exact inverse du “tue-l’amour” ou du “hic”, qui désigne ce détail écœurant révélant soudain la face la moins reluisante d’une personne. Là où la fantaisie déclenche l’affection, le tue-l’amour la réduit en cendres. La fantaisie s’oppose aussi à l’ennui, à la platitude, au snobisme, à la prévisibilité des phrases convenues. Celui ou celle dont on perçoit la fantaisie ne joue pas. Il ne cherche pas à être charmant. Son charme vient précisément de la façon dont il a laissé échapper de manière fortuite une infime dimension de lui-même, une partie inattendue de ce qui fait sa singularité.

La fantaisie n’est jamais vraiment maîtrisée. C’est pourquoi la naissance d’une amitié provient parfois de la maladresse de quelqu’un, ou du moins de son incapacité momentanée à se comporter de manière lisse et attendue. Dans son Abécédaire, à la lettre “F” comme “fidélité”, Gilles Deleuze affirme : “Les gens n’ont de charme que par leur folie. […] Le vrai charme des gens, c’est le côté où ils perdent un peu les pédales, où ils ne savent plus très bien où ils en sont. […] Si tu ne saisis pas la petite racine, ou le petit point de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer.” L’ami est celui qui part un peu en vrille de temps à autre, qui ne tourne pas toujours tout à fait rond. Et l’amitié provient de ce léger vertige par lequel on se prend d’affection pour la folie de quelqu’un. Loin d’être un “il était une fois” tout tracé, la rencontre amicale procède à ce titre d’une petite sortie de piste. Le caillou à l’origine de cet heureux déraillement, Deleuze l’appelle “le point de démence”.

Tout le monde est-il capable de fantaisie ? Sans doute que oui, mais nous ne pouvons pas toujours la percevoir. “L’amitié est une histoire de signes. Quelqu’un émet des signes. On les reçoit ou on ne les reçoit pas”, nous dit Deleuze. Quand je suis sensible à certaines fréquences, “des phrases insignifiantes ont un tel charme, témoignent d’une telle délicatesse qu’on se dit immédiatement ‘celui-là est à moi’”, poursuit le philosophe – précisant qu’il ne s’agit pas ici d’une volonté d’appropriation mais bien d’un désir sincère de nouer une amitié. Quand je perçois la fantaisie de quelqu’un, son “point de démence”, je remarque donc aussi sa grâce et son élégance. L’amitié, la vraie, anticonformiste et dénuée de toute velléité mondaine, creuse son sillon dans la fragilité des détails saugrenus. Bref, nos amitiés sont toutes un peu fêlées du bocal, un peu démentes à leur manière – et c’est justement pour ça qu’elles ont la classe ! »

octobre 2025
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02.10.2025 à 17:00

Trisomie 21 : “corriger” l’anomalie ou faire place à la différence ?

hschlegel

Trisomie 21 : “corriger” l’anomalie ou faire place à la différence ? hschlegel jeu 02/10/2025 - 17:00

Une étude japonaise menée sur des cellules souches in vitro a permis la suppression partielle du chromosome 21, responsable d’une forme de trisomie. L’annonce de la nouvelle a suscité de vives réactions : n’est-ce pas une manière de condamner l’existence même des personnes trisomiques ?

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La nouvelle était passée relativement inaperçue. En février, une équipe japonaise dirigée par Ryotaro Hashizume à l’université de Mie (Japon) a publié une étude montrant qu’il est possible, in vitro, d’éliminer la copie supplémentaire du chromosome 21 responsable de la trisomie 21, aussi connue sous le nom de « syndrome de Down ». L’opération se fait au niveau des cellules souches pluripotentes induites et des fibroblastes (cellules peu différenciées) cultivées en laboratoire, en utilisant la technologie CRISPR-Cas9 (dite du « ciseau génétique »).

Réduction des symptômes

Les résultats paraissent probants. Dans les cellules « corrigées », on observe un rétablissement d’un comportement cellulaire plus proche de la normale. Le procédé reste toutefois limité : le taux de suppression du chromosome excédentaire atteint 37,5%. Et, pour l’heure, il ne fonctionne que sur des lignées cellulaires spécifiques cultivées in vitro. On est encore loin d’envisager d’appliquer le procédé à un organisme entier, pleinement constitué, pour faire disparaître la trisomie en son sein. En l’état, l’avancée est présentée comme une piste pour atténuer les symptômes de la trisomie 21, comme les troubles cognitifs ou cardiaques.

En découvrant cette information, il y a quelques semaines, de nombreuses personnes se sont indignées sur les réseaux sociaux. « L’éradication de la différence, la haine jusqu’à l’eugénisme, c’est effrayant. N’oublions pas que les nazis ont commencé par éliminer les handicapés considérés comme "inutiles" », écrit une internaute. Un autre complète : « Ce n’est pas juste la suppression d’une maladie. C’est la suppression d’une personnalité. » Les répliquent fusent, certaines accueillant la nouvelle de manière plus positive. « Allez parler aux parents d’enfants handicapés. Nous vous expliquerons notre quotidien fait d’humiliation, de peur, de menace de l’école, etc. Si des solutions sont apportées aux trisomiques, tant mieux pour eux. » Un autre internaute écrit : « C’est systématique. Ils confondent volontairement éradication du handicap et éradication de la population porteuse du handicap. » Un autre encore souligne que l’enjeu n’est pas de supprimer les trisomiques mais de leur permettre de « vivre correctement (sans risques cardiaques/leucémie/problèmes moteurs/etc.) ».

Paradoxes de la loi

Un argument fréquemment mobilisé est étroitement lié à la législation sur l’avortement. Alors même que, dans le cadre des diagnostics préimplantatoires pour une fécondation in vitro (FIV), le dépistage systématique de la trisomie 21 n’est pas autorisé. Il l’est seulement si les parents présentent un risque élevé. L’interruption de grossesse (sous forme d’IMG, « intervention médicale de grossesse ») est autorisée jusqu’au terme de la grossesse quand un cas de trisomie est repéré par dépistage prénatal. Lorsque ce diagnostic confirme une trisomie 21 fœtale, la majorité des grossesses sont interrompues, sur volonté des parents. En comparaison, l’atténuation des effets « pathologiques » de la trisomie que laissent entrevoir les travaux de l’équipe de Ryotaro Hashizume n’apparaît-elle pas comme une avancée, y compris du point de vue des individus trisomiques, pour éviter ce type d’opération ?

“On ne peut minorer les effets imprévisibles de cette intervention, tant sur l’organisme que sur le psychisme et la personnalité”

 

La possibilité d’atténuer certains effets de la trisomie pourrait sans doute amener certains parents à reconsidérer le choix de l’IMG, en cas d’un diagnostic prénatal de trisomie 21. Difficile pour autant de ne pas entendre le sentiment inquiet qu’expriment certaines personnes elles-mêmes trisomiques face à ce genre d’avancées. S’il n’est pas question (en l’état actuel des technologies) d’éradication de la trisomie, il s’agit bien de toucher, pour en atténuer certaines dimensions dont on peut reconnaître le caractère néfaste, à ce qui constitue une composante génétique décisive d’une identité singulière : le chromosome supplémentaire. C’est une chose d’envisager une procédure d’édition génétique qui, pour éviter une maladie congénitale, entreprendrait de modifier un gène ; c’en est une autre d’envisager la suppression (partielle) d’un chromosome (une série de gènes).

L’opération est d’une toute autre ampleur. On ne peut minorer ses effets imprévisibles, tant sur l’organisme que sur le psychisme et la personnalité. Aussi, derrière la volonté de « corriger » partiellement certains caractères dérivés en se débarrassant – dans certaines cellules – de l’« essentiel », on comprend aisément que d’aucuns croient discerner une volonté de « guérir la trisomie » elle-même – au motif que la vie des personnes trisomiques ne serait pas pleine et entière, qu’il lui manquerait quelque chose, qu’elle serait lésée, infirme, incomplète… car génétiquement excédentaire. Bref : difficile de ne pas suspecter que la trisomie soit un peu plus considérée comme une anomalie, une erreur (de la nature, du processus reproductif), une maladie, voire une forme de « monstruosité ».

“D’autres normes de vie possibles”

Le philosophe des sciences Georges Canguilhem a souligné, dans Le Normal et le Pathologique (1966) notamment, l’ambiguïté de cette constellation de termes, et la précaution qu’il faut pour les utiliser. Quel mot convient à la trisomie ? Assurément pas la « maladie ». « Le propre de la maladie, c’est de venir interrompre un cours […] On est donc malade non seulement par référence aux autres, mais par rapport à soi », à ses états antérieurs. La trisomie, quant à elle, est « constitutionnelle, congénitale » ; elle n’est pas un événement qu’il s’agit, pour l’organisme, de surmonter en se reconfigurant. « Le porteur […] ne peut donc être comparé à lui-même » dans la succession temporelle. La trisomie est à tout le moins une « anomalie », au sens littéral : un écart par rapport à la moyenne, à la norme statistique de l’espèce humaine. Cependant, l’anomalie – c’est bien tout l’enjeu qui sous-tend la volonté de traitement – n’est pas nécessairement pathologique.

“L’anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Elles peuvent simplement exprimer d’autres normes de vie possibles”

Georges Canguilhem

L’état pathologique désigne d’abord l’effet d’une maladie qui amoindrit, sans l’abolir, l’organisme. « Il traduit la réduction des normes de vie tolérées par le vivant, la précarité du normal établi par la maladie. » Cet état peut, à l’extrême, pousser l’organisme jusqu’à l’épuisement morbide. Mais ce dépérissement ne caractérise pas, loin s’en faut, la vie de tous les « anormaux ». Un anormal du point de vue de la norme dominante peut être, en un autre sens, normal « parce qu’il se maintient et se reproduit ». Il conserve sa puissance de normativité, sa capacité à surmonter des obstacles, des épreuves déstabilisatrices, à déployer des possibilités différentes des « normaux ». Il existe d’innombrables modalités d’existence viables, entre elles incommensurables : « Tout état de l’organisme […] finit, tant qu’il est compatible avec la vie, par être au fond normal. » 

“Pourquoi une anomalie, qui n’est pas en elle-même pathologique, est-elle vue comme une maladie ?”

 

Si l’on cherche en général à identifier la pathologie d’un point de vue objectif, c’est d’abord comme donnée subjective que la maladie se présente. « De l’aveu même d’un savant, l’anomalie n’est connue de la science que si elle a d’abord été sentie dans la conscience, sous forme d’obstacle à l’exercice des fonctions, sous forme de gêne ou de nocivité », note Canguilhem. Les rares études sur le vécu des personnes trisomiques ne vont pas dans ce sens. L’enquête « Self-perceptions from people with Down syndrome » (« La perception de soi chez des individus trisomiques », 2011), menée sur 284 trisomiques de plus de 12 ans, indique que la majorité d’entre eux est satisfaite de sa vie et ne perçoit pas la trisomie comme une source de mal-être. Beaucoup, quand les conditions le permettent, travaillent, entretiennent des relations amicales ou amoureuses, voire ont des enfants.

Jugement des autres et inadaptation de la société

En somme, par beaucoup de concernés, la trisomie 21 n’est pas vécue comme un problème. Cette tendance n’exclut pas certaines souffrances. Car le fait que « l’anormal » ne juge pas d’emblée sa condition comme plus difficile n’empêche évidemment pas les autres de la juger telle. Ce jugement est aisément intériorisé par les personnes qui s’écartent de la norme. La capacité réflexive de se comparer à autrui, l’observation des restrictions à l’activité imposée par l’anormalité, cela peut induire une forme de détresse : la dissymétrie externe devient un souci. Canguilhem le relève bien :

“Celui qui ne peut courir se sent lésé, c’est-à-dire qu’il convertit sa lésion en frustration, et bien que son entourage évite de lui renvoyer l’image de son incapacité, comme lorsque des enfants affectueux se gardent de courir en compagnie d’un petit boiteux, l’infirme sent bien par quelle retenue et quelles abstentions de la part de ses semblables toute différence est apparemment annulée entre eux et lui”

Georges Canguilhem

L’inadaptation des sociétés aux besoins spécifiques des individus trisomiques est donc un autre facteur décisif. « Il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi », mais seulement dans un contexte donné qui rend certains traits fonctionnels et d’autres néfastes, voire mortifères. La question du milieu porte cela dit au-delà de la seule viabilité : il s’agit encore de savoir dans quelle mesure le milieu où est insérée une forme de vie lui permet non seulement de survivre, mais de déployer ses possibilités d’existence singulières plus ou moins facilement par rapport à d’autres formes de vie. En la matière, il est bien évident que le monde humain tel qu’il est structuré, même s’il ménage une place croissante à des formes d’existence différentes, n’en reste pas moins construit à l’aune d’une norme de vie dominante. 

“99% des individus trisomiques interrogés se déclarent heureux dans la vie. 97% s’aiment comme ils sont, et 96% aiment leur apparence physique” Conclusions d’une étude médicale américaine de 2011

 

Le sentiment de rejet, de relégation dans les limbes de la « monstruosité », alimente l’autoperception négative d’une condition qui, pour elle-même, n’est pas initialement vécue comme telle. Car le « normal » sait qu’il aurait pu ne pas l’être, et il conjure cette hantise en rejetant l’anormal. Il ne voudrait pour rien au monde être anormal : non parce que cette vie serait nécessairement dysfonctionnelle, mais parce qu’il sait, pour en être le complice, combien l’organisation du monde, qui est construit pour la figure normale de l’être humain, laisse peu de place – quels que soient les progrès – au déploiement de ces possibilités. Et parce qu’il sait, pour le projeter lui-même, combien le regard pathologisant pèse sur les vies anormales et les entrave, les réduisant au rang de « charge » pour la société.

Milieu naturel et milieu humain

Du point de vue de l’évolution, le caractère non nécessairement pathologique de l’anomalie est en réalité essentiel. L’anormalité est bien « normale » : sans cela, l’évolution serait privée de son moteur mutatif fondamental, d’où émergent de nouvelles formes vivantes susceptibles de devenir, dans un environnement donné, la nouvelle norme de vie dominante, laquelle tendra à effacer la forme antérieure. C’est en général ce qui se passe dans les conditions naturelles, selon le principe de survie des plus aptes. Le milieu est ici décisif. Canguilhem le souligne en mobilisant l’exemple des mouches aux ailes atrophiées :

“La drosophile à ailes vestigiales est éliminée par la drosophile à ailes normales, dans un milieu abrité et clos. Mais en milieu ventilé, les drosophiles vestigiales, ne prenant pas le vol, restent constamment sur la nourriture – et en trois générations, on observe 60% de drosophiles vestigiales dans une population mêlée”

Georges Canguilhem

Ce « modèle » ne peut certes pas s’appliquer tel quel à l’anomalie humaine. En premier lieu car l’existence humaine, immature à la naissance, n’est pas simplement une affaire de compétition mais se voit d’emblée insérée dans un tissu social d’entraide. Ensuite, parce que là où le milieu naturel s’impose à l’animal, l’homme est au contraire créateur, configurateur de son propre milieu. « Le problème du pathologique chez l’homme ne peut pas rester strictement biologique, puisque l’activité humaine, le travail et la culture, ont pour effet immédiat d’altérer constamment le milieu de vie des hommes. […] En un sens, il n’y a pas de sélection dans l’espèce humaine, dans la mesure où l’homme peut créer de nouveaux milieux au lieu de supporter passivement les changements de l’ancien. » En troisième lieu, le modèle de la compétition naturelle rend mal compte de la spécificité de l’existence humaine, qui pour être satisfaisante ne se réduit jamais à la survie, mais réclame une forme d’épanouissement dans des activités et des relations signifiantes.

Coexistence des manières de vivre

La capacité de l’espèce humaine à moduler son milieu permet assurément à la forme « normale » de l’homme de maintenir les conditions dans lesquelles celle-ci a pu s’imposer et s’épanouir. Chez d’autres espèces, à l’inverse, les transformations du milieu naturel auraient certainement impulsé des processus d’évolution nouveaux. Mais on peut aussi voir, dans cette maîtrise, l’ouverture de la possibilité d’accueillir une pluralité de formes « anormales » de vies – non seulement d’assurer leur survie, mais de leur permettre de se déployer à leur manière propre. Le destin de l’anomalie ne se réduit pas, ici, à l’alternative concurrentielle entre remplacer la forme de vie dominante ou l’éliminer. C’est, en un sens, le propre de la civilisation humaine que de rendre possible la coexistence de différentes formes de vie. Et d’ailleurs, la prise en charge collective de la différence congénitale est un phénomène millénaire, dont atteste le cas de Tina, néandertalienne atteinte de trisomie 21.

“C’est, en un sens, le propre de la civilisation humaine que de rendre possible la coexistence de différentes formes de vie”

 

Nos lointains cousins préhistoriques ne disposaient pas des moyens qui sont les nôtres aujourd’hui pour créer un environnement où l’anomalie serait durablement viable. Mais leur tentative est éclairante. Notre capacité à modifier notre environnement, par rapport à la leur, est sans commune mesure. Elle confère une toute autre portée à nos politiques du handicap qui, sans être parfaites, s’efforcent de construire un monde où peuvent se déployer différentes formes de vie, en agissant sur les points du milieu où la différence tend à devenir dysfonctionnement nocif ou problématique afin que l’individu recouvre une autonomie d’action. Il s’agit tout autant de permettre à chaque individu d’accéder aux activités signifiantes de la communauté humaine que de ménager des espaces où peut se déployer la singularité du différent. Plutôt que d’exiger, de la personne autre, qu’elle se débrouille pour s’adapter, la communauté peut s’organiser pour l’accueillir en son sein.

octobre 2025
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02.10.2025 à 15:00

La “volonté générale” chez Rousseau, c’est quoi ?

hschlegel

La “volonté générale” chez Rousseau, c’est quoi ? hschlegel jeu 02/10/2025 - 15:00

Cette expression entrée dans le vocabulaire courant joue un rôle décisif dans la pensée politique de Rousseau. Distincte de la somme des volontés particulières, elle incarne la volonté du peuple et conditionne la quête du bien commun. Mais correspond-elle à une réalité, ou n’est-elle qu’une fiction inventée pour justifier un contrat social lui-même fictif ? Suivez le guide.

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En matière de politique, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) adopte une attitude cartésienne. Il s’agit pour lui de trouver un fondement ferme et assuré à ce qui peut légitimer, de manière rationnelle, la base du corps social. Or le problème originel du politique est celui de l’harmonisation de deux grands genres métaphysiques contradictoires : l’un et le multiple. Comment assurer une vue commune à des individus dont les intérêts privés sont distincts et souvent opposés ?

“Renoncer à une partie de ses intérêts est une aptitude proprement humaine”

 

Autrement dit : comment un groupe hétérogène devient-il un peuple ? Rousseau répond en distinguant la simple agrégation (qui comme le suggère l’étymologie du mot ne formerait qu’un troupeau – grex en latin –, rassemblement dans un même espace d’individus sans que leur volonté soit engagée, car le berger ne demande pas au mouton son avis) de l’association, qui est « l’acte du monde le plus volontaire » (Du contrat social, 1762), celui par lequel « un peuple est un peuple ». Mais la volonté de s’associer pose deux problèmes : pourquoi se lier, et surtout comment ? 

Parce que c’est notre projet !

S’agissant du motif, Rousseau rejette ceux fondés sur la contrainte : celui du besoin économique que Platon avait mis en avant au début de la genèse de sa cité idéale ; celui de la sécurité, argument privilégié par Hobbes pour sortir de l’état de nature où règne la guerre de tous contre tous. Il ne veut retenir que celui de la liberté. Mais pourquoi la liberté civile qui implique de se soumettre à une loi serait-elle préférable à la liberté naturelle dont jouit l’homme solitaire ? Parce que les hommes ne vivent plus isolés comme à l’état de nature. Obligés de partager un même espace, il faut qu’ils s’organisent et se moralisent. Mais, objectera-t-on, la morale ne présuppose-t-elle pas déjà l’existence de lois, d’instances éducatives ? Comment le pacte social pourra-t-il émerger d’êtres sans éducation ? 

“La volonté générale est la capacité d’élever son point de vue pour vouloir le bien commun”

 

C’est là qu’intervient la volonté générale. Celle-ci n’est pas la somme des volontés particulières mais leur intégrale (au sens mathématique du terme), c’est-à-dire leur liaison possible, soustraction faite de leurs différences incompatibles. Or cette capacité à respecter la singularité de chacun tout en sachant « ôter les plus et les moins », c’est-à-dire les désirs individuels trop concurrentiels entre eux, nous est naturelle. Renoncer à une partie de ses intérêts est une aptitude proprement humaine. 

C’est dans l’article « Droit » (section : droit naturel), que Rousseau écrit dès 1756 pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, que le philosophe le formule le mieux : la volonté générale est « dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ». La volonté générale n’est donc ni la majorité des volonté particulières, ni a fortiori celle de tous (l’unanimité), toutes deux obtenues par sommation : présente en chacun, elle est la capacité d’élever son point de vue à l’intérêt du tout et conséquemment de vouloir le bien commun : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé. »

La volonté générale, c’est la liberté… même dans ses contraintes

Comment actualiser une telle volonté ? C’est là tout l’enjeu du contrat social, qui repose sur la conviction que la volonté générale se manifeste dans l’instant même où, par confiance réciproque, chaque contractant prend le risque d’abandonner sa liberté naturelle pour acquérir sa liberté civile. D’où la célèbre formule du contrat :

“Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout”

Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762), I, 6

Dans cet échange, le citoyen gagne l’égalité et donc la sécurité dans la liberté ; la force de l’union. La volonté générale définit ainsi la souveraineté du peuple. Si elle est contraignante, c’est pour le bien de chaque citoyen : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifiera pas autre chose sinon qu’on le forcera à être libre » car « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Inaliénable, indivisible, la souveraineté du peuple qui définit la volonté générale fait qu’elle « est toujours droite ». Seule condition : qu’elle soit éclairée, car « jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe ». Méfiant à l’égard des factions qui se forment lors des délibérations, Rousseau ne croyait guère au parlementarisme. 

Relire ces lignes écrites il y a plus de 250 ans est plus que recommandable dans notre démocratie en crise. Elles nous rappellent que c’est d’abord au citoyen de prendre conscience de l’intérêt de la collectivité en cherchant en lui-même la voix de la volonté générale. 

octobre 2025
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02.10.2025 à 12:00

Grève du 2 octobre : mouvements sociaux, une question d'image ?

nfoiry

Grève du 2 octobre : mouvements sociaux, une question d'image ? nfoiry jeu 02/10/2025 - 12:00

Selon le philosophe Georges Sorel, les mouvements sociaux tirent leur pouvoir des « images motrices » qu’ils produisent dans les esprits davantage que de leurs revendications concrètes. Illustration avec le mouvement « Bloquons tout ! » du 10 septembre dernier, alors que la France connaît ce 2 octobre une journée de mobilisation sociale.

octobre 2025
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02.10.2025 à 09:00

“Mourir, le temps que ça aille mieux. Dire et penser la dépression”, de Julien De Sanctis : lisez un extrait de notre dernière parution

hschlegel

“Mourir, le temps que ça aille mieux. Dire et penser la dépression”, de Julien De Sanctis : lisez un extrait de notre dernière parution hschlegel jeu 02/10/2025 - 09:00

La dépression touche 1 personne sur 5 en France. Elle est considérée aujourd’hui par l’OMS comme « la première cause de morbidité et d’incapacité dans le monde ». Dans son premier ouvrage, Mourir, le temps que ça aille mieux, qui paraît chez Philosophie magazine Éditeur, Julien de Sanctis a fait le choix puissant d’analyser, à partir de son expérience intime de la dépression, cette maladie comme un objet philosophique à part entière.

Découvrez-en ci-dessous un extrait exclusif. L’ouvrage est disponible en librairie dès le vendredi 3 octobre.

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À l’occasion de la sortie du livre, Julien De Sanctis sera présent à la librairie « Le Delta », dans le VIe arrondissement de Paris, le jeudi 16 octobre à 19h. L’événement est gratuit et ouvert à tous : inscrivez-vous ici pour assister à cette rencontre.

 

« Quelques jours après mon retour du Japon, je réalisais que le monde avait cessé de me nourrir. J’avais affaire aux mêmes personnes, aux mêmes objets, aux mêmes activités, bref, j’avais retrouvé ma vie “d’avant”, mais tout dans cette mêmeté paraissait différent. Tout était plus lourd et moins accueillant. D’ordinaire, il existe toujours un refuge – un endroit, un moment, une occupation – pour s’abriter avant de refaire face à nos difficultés d’être ; mais là, soudainement, il n’y avait plus de retraite possible. Rien de ce que j’aimais ne m’apportait un quelconque soulagement. En fait, je n’aimais plus rien. Rupture d’hédonisme. Ma vitalité avait tout bonnement disparu, emportée par l’extinction des saveurs et de leurs promesses d’appétit. L’existence débordait d’un malheur aux proportions insensées. Il n’y avait plus de place pour rien d’autre. Ça suintait de partout sans se situer nulle part. La souffrance sursaturait l’être.

“L’existence débordait d’un malheur aux proportions insensées. Il n’y avait plus de place pour rien d’autre” Julien De Sanctis

 

La dépression est un exil, une expulsion dans une arène sans gladiateurs. Aucun ennemi à l’horizon, aucun adversaire. Il n’y a que vous et votre solitude, vous et cette souffrance d’une violence absurde. En dépression, vous n’êtes plus vraiment de ce monde, car une fois installée, elle transcende les vicissitudes concrètes qui l’ont peu à peu fait émerger et vous plonge dans un au-delà sans autre horizon que le désespoir, un im-monde. Cet autre plan d’existence, je le nomme “subsistance”. Le subsistant n’existe que comme conatus anémié : il “continue à ne pas mourir” (Emmanuel Carrère citant une lettre d’un enfant de 8 ans, envoyée à sa grand-mère durant les purges de 1936 en Union soviétique, dans Yoga). C’est ce qui le distingue du survivant qui, lui, continue à essayer de vivre. Le subsistant ne survit pas, il sous-vit. Plongée dans la subsistance, l’existence est sans vie, elle est non-mort. Tout y est inhospitalier. Peut-on, d’ailleurs, toujours parler d’ex-sistence, de “tenue hors de soi”, tant cette modalité d’être nous enchaîne à l’incessante agonie de nous-mêmes ? La subsistance est le régime existentiel de la déréliction dont parle Robert Redeker pour définir la dépression. Elle est un ostracisme dans l’agonie, une agonie devenue milieu. La déréliction dépressive est une assignation à subsistance. Dès lors, pourquoi s’acharner ? Pourquoi ne pas en finir ? En proie aux vertiges d’une tentation mortifère, je subsistais en funambule, cherchant l’équilibre sans autre balancier que le souvenir du temps où ça allait mieux.

“Quelques secondes. C’est le temps qu’il fallait chaque matin au supplice pour recommencer” Julien De Sanctis

 

Chaque jour se jouait la même scène, le même scénario. Alors que j’aspirais à la dissolution dans le sommeil, le matin sonnait la fin de la trêve nocturne et le retour à la conscience meurtrie. À chaque dépressif son éternel retour. Personnellement, la chose s’affolait dès l’éveil pour culminer en milieu de matinée au travers d’éreintantes crises d’angoisse. Chaque matin, je me réveillais avec l’espoir incrédule que le mal se fût dissipé pendant la nuit. Au moment d’ouvrir les yeux, encore à moitié endormi, j’avais ce réflexe étonnant de “chercher” la souffrance, non pour la trouver, mais pour enfin constater sa disparition. Cela durait quelques secondes, tout au plus, le temps d’émerger.

Car le monstre devait lui aussi sortir du sommeil. Rien à faire, il était toujours là, tortionnaire aussi zélé qu’impitoyable. Quelques secondes, donc. C’est le temps qu’il fallait au supplice pour recommencer et croître jusqu’à son éclatement en crise d’angoisse. »

 

Mourir, le temps que ça aille mieux. Dire et penser la dépression, de Julien De Sanctis, paraît le 3 octobre 2025 chez Philosophie magazine Éditeur. 204 p., 19,50€, disponible ici.

octobre 2025
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01.10.2025 à 17:47

Superficielle, ma peau ?

hschlegel

Superficielle, ma peau ? hschlegel mer 01/10/2025 - 17:47

« Mes algorithmes m’ont percé à jour : depuis quelque temps, mes fils Facebook ou Instagram sont envahis de contenus de skincare routine [“rituel beauté de la peau”]. Ce n’est pas un hasard : ces vidéos qui expliquent comment prendre soin de sa peau me fascinent.

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Ce qui me fascine d’abord, dans ces vidéos de skincare routine, c’est je crois la richesse des outils d’observation déployés pour décrire les particularités, les équilibres, les besoins, bref, la vie de la peau. Film hydrolipidique, agrégats cellulaires kératinisés, desquamation, glandes sébacées, couche cornée, céramides, microbiote cutané, etc. Je découvre toute une terminologie minutieuse, qui résonne poétiquement à mon oreille en dépit de sa technicité. Ces mots ne sont pas des notions abstraites, ils prennent sens à partir d’expériences concrètes. Appareillé de nouvelles lunettes conceptuelles, je me prends à regarder autrement mon épiderme. Peut-être à le regarder tout court, d’ailleurs : pour être ce qui, de nous-mêmes, est le plus visible, la peau se fait facilement oublier. On la néglige, on ne lui prête pas attention, sinon quand elle souffre de quelque pathologie. “C’est un organe”, répètent les jeunes vidéastes, qui invitent à comprendre la singularité de sa propre peau pour déterminer comment en prendre soin – de quoi la nourrir, de quoi l’abreuver.

Je me prends au jeu. Les flacons de lotion nettoyante, de baumes réparateurs, de sérum à la vitamine C, d’acide hyaluronique, de crème hydratante se multiplient dans ma salle de bain. Vanité esthétique ? Pas uniquement, je crois. “Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau”, note Paul Valéry. De son côté, François Dagognet souligne, dans La Peau découverte (1993), “l’importance existentielle […] de notre enveloppe corporelle”. Qu’est-ce à dire ? C’est au psychanalyste Didier Anzieu que l’on doit en particulier l’exploration de la profondeur de l’épiderme. “De tous les organes des sens, c’est le plus vital” : “On peut vivre aveugle, sourd, privé de goût et d’odorat. Sans l’intégrité de la majeure partie de la peau, on ne survit pas.” Nous nous disloquerions sans cette membrane “de soutènement du squelette et des muscles”. Notre organisme a besoin d’être maintenu, contenu... et bien sûr protégé par ce filtre.

C’est sur cette limite corporelle qui “soustrait l’équilibre de notre milieu interne aux perturbations exogènes” que s’étaye la constitution du Moi. Didier Anzieu forge, pour penser cet entrelacs, l’expression de “Moi-peau”. “De même que la peau enveloppe tout le corps, le Moi-peau vise à envelopper tout l’appareil psychique.” Il en assure, entre autres fonctions, la maintenance et la contenance – le met à l’abri de l’angoisse du morcellement. Le Moi-peau joue un rôle décisif dans la délimitation de l’individualité. Julia Kristeva parle en ce sens de l’épiderme comme “frontière essentielle sinon première de l’individuation biologique et psychique”, dont le franchissement ou le craquèlement suscite une forme d’horreur. “Cet état intérieur qu’elle est censée préserver, [la peau] le révèle en grande partie au-dehors ; elle est aux yeux des autres un reflet de notre bonne ou mauvaise santé organique et un miroir de notre âme”, note encore Didier Anzieu.

Pour autant, la frontière n’implique pas une fermeture absolue. Au contraire : la protection qu’elle offre rend possible une ouverture à ce dehors, en évitant que l’afflux d’extériorité ne dissolve l’édifice intérieur. “La peau est perméable et imperméable”, souligne Anzieu : elle bloque mais laisse passer, discrimine. Si elle est un rempart contre les agressions, elle n’en garde pas moins la trace de celles-ci : “Dans sa forme, sa texture, sa coloration, ses cicatrices, elle conserve les marques de ces perturbations.” Protectrice, la peau est en même temps “expeausition” vulnérable à “tous les dehors possibles”, selon le néologisme de Jean-Luc Nancy, qui ajoute : “La peau n’enveloppe pas un ensemble d’organes : elle développe la présence au monde que ces organes entretiennent.” Le toucher disséminé en elle forme un continuum à partir duquel s’intègre l’ensemble des sens.

La peau rend possible un rapport au monde dans la mesure même où elle impose une distance. Cet écart, cette séparation, nous rêvons parfois de l’abolir. “Nous ne pouvons pas ‘sortir de notre peau’ et nous sommes ainsi nos propres prisonniers. L’âme désire éperdument s’échapper de sa propre ‘carcasse’ pour se fondre, dans une envolée puissante, à la recherche d’une paix profonde, dans l’univers ambiant”, remarque Eugène Minkowski dans Vers une cosmologie (1936). À cette dissolution ne résisterait cependant aucune possibilité d’attention, de responsabilité, de soin, de souci – souci de soi, souci du monde. Les deux vont de pair : la “peau fragile du monde”, comme le dit Nancy, est “la factorielle de toutes nos peaux” entrexposées. Je me sens moins superficiel, alors, devant la glace de ma salle de bain. J’apprécie en tout cas de plus en plus ce petit rituel qui, dans la course extatique du quotidien, offre une parenthèse : un recentrement qui, s’il satisfait assurément un peu l’ego, favorise en même temps son ouverture. »

octobre 2025
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01.10.2025 à 17:00

Taxe Zucman : comment repenser la justice fiscale ?

hschlegel

Taxe Zucman : comment repenser la justice fiscale ? hschlegel mer 01/10/2025 - 17:00

Elle est présentée comme une solution possible pour aider à renflouer la dette française. La taxe proposée par l’économiste Gabriel Zucman viserait le patrimoine mobilier des 1 800 plus grandes fortunes françaises. Justice fiscale... ou pratique confiscatoire qui ruinerait l’économie ? Le point sur les arguments.

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« Une offensive mortelle pour l’économie. » C’est en ces termes que le richissime Bernard Arnault s’en est pris il y a quelques jours à la « taxe Zucman ». Rappelons en quelques mots le principe de ce projet de taxe qui agite le débat public depuis plusieurs semaines : un « impôt plancher » de 2% « sur le patrimoine des ultra-riches » (plus de 100 millions d’euros, déduction faite de l’endettement).

Précisons immédiatement le sens du mot « plancher ». Si, étant donné la fiscalité actuelle, un « ultra-riche » paie déjà (via l’impôt sur la fortune immobilière, l’impôt sur le revenu, les prélèvement sur les dividendes, etc.) l’équivalent de 2% de son patrimoine ou plus, alors la taxe Zucman ne change rien pour lui. La taxe n’a d’impact que dans les cas où la totalité de la contribution fiscale existante correspond à moins de 2% du capital total : l’« ultra-riche » devrait alors payer la différence. L’économiste Gabriel Zucman estime que 1 800 foyers français seraient concernés.

Le problème du “patrimoine virtuel”

La mesure est proposée comme une manière de remédier à un problème : en ce qui concerne le capital, les actions ne font l’objet d’aucune taxation depuis la suppression de l’impôt sur la fortune. Or, c’est précisément d’actions que se compose l’essentiel du patrimoine des ultra-riches. Pourquoi le « capital mobilier » ne serait-il pas taxé, alors que le capital immobilier l’est, à plusieurs titres d’ailleurs ? Pensons à la taxe foncière qui, au contraire de la taxe Zucman, ne prend pas en compte le niveau d’endettement des individus et, pour les très importants patrimoines immobiliers, l’impôt sur la fortune immobilière.

“Le patrimoine des ultra-riches est essentiellement composé d’actions, qui ne font l’objet d’aucune taxation”

 

Cette absence de taxation apparaît à beaucoup d’autant plus injuste que c’est en effet de ce capital placé que les plus riches tirent la plus grande part de leurs revenus. Les actions, en tant que parts possédées dans des activités productives, créatrices de valeur, représentent généralement un capital à forts rendements passifs. Certes, les dividendes générés par les actions sont taxés, de même que les ventes d’actions, mais au prélèvement forfaitaire unique de 30%, soit bien inférieur au taux marginal maximum d’imposition sur le revenu qui serait appliqué pour des revenus aussi élevés.

Pourquoi proposer de taxer le capital plutôt que les revenus du capital ? Parce que toute une série de dispositifs d’optimisation permettent d’échapper à une partie des prélèvements sur ces revenus. Les bénéfices, plutôt que d’être perçus sous forme de dividendes, peuvent être réinvestis directement dans l’entreprise (ce qui favorise son développement, donc revalorise en général les actions), ou épargnés dans une holding – souvent située à l’étranger – où ces dividendes sont défiscalisés.

La mesure du capital

Le commun des mortels n’a guère accès à ce capital lucratif que représentent les actions : l’essentiel du revenu est en général dépensé dans la consommation, et une faible partie est utilisée pour la constitution d’un petit capital. Le choix se porte alors sur des actifs jugés sûrs, quoique moins rentables (petit immobilier, épargne, etc.) Les ultra-riches, au contraire, de par leur aisance financière mais aussi par leur accès facile aux réseaux financiers, ont la possibilité d’investir dans des actifs plus risqués, et donc aussi plus rémunérateurs.

“L’écart se creuse, année après année, entre les revenus du travail et ceux du capital”

 

Les rendements auxquels ils ont accès favorisent l’accumulation d’un capital personnel, si bien qu’une très petite minorité finit par monopoliser ce que Marx nommait les « moyens de production » : le capital qui, dans un contexte d’automatisation et de numérisation, est toujours plus rémunérateur. Conséquences ? L’écart se creuse, année après année, entre les revenus du travail et ceux du capital. La taxe Zucman n’est certes pas une taxe sur les revenus. Mais, en ce qui concerne le fort capital actionnarial, la frontière tend à se brouiller, dès lors que les revenus sont immédiatement convertis en capital pour éviter l'impôt. Présentée fréquemment comme une taxe sur l’« outil de travail » – chaque action représentant une part d'entreprise –, la taxe Zucman est plutôt une taxe fixée à l’aune du capital global, capital actionnarial compris, comme mesure de la richesse des plus fortunés qui ne cesse de croître. Comme le souligne l’économiste Thomas Piketty, « les 500 plus grandes fortunes ont progressé de 500% entre 2010 et 2025. Avec une taxe de 2% par an [la taxe Zucman], il faudrait un siècle pour revenir au niveau de 2010, à supposer que ces fortunes ne bénéficient d’aucun revenu dans l’intervalle ».

Les milliardaires payent moitié moins d’impôts que le reste des Français

Un des objectifs de la taxe Zucman est de remédier à une rupture du principe d’égalité fiscale. Depuis la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) en 2018, la fiscalité ne prend plus en compte le capital financier actionnarial comme composante indispensable pour établir l’équité de contributions à l’impôt. Ce principe de justice fiscale n’est certes pas inscrit dans la Constitution, mais il est consubstantiel à l’édification de nos appareils politiques. Son principe a été énoncé au début du XIXe siècle par Étienne Cabet – « de chacun suivant ses forces » – avant d’être repris par Louis Blanc (« de chacun selon ses facultés ») et popularisé sous la forme « de chacun selon ses moyens ».

Pour Gabriel Zucman et de nombreux économistes, il ne fait pas de doute que les ultra-riches paient moins d’impôts en proportion de leurs revenus. Comme l’explique le théoricien de la taxe éponyme dans cet article, « les Français s’acquittent en moyenne de 52% de leurs revenus en impôts et cotisations sociales, tous prélèvements compris » ; pour les milliardaires, « le taux de prélèvements obligatoires s’effondre à 26% environ tout compris ». Les Français plus modestes perçoivent certes, en contrepartie de l’impôt, des transferts sociaux plus ou moins importants que ne touchent pas, pour l’essentiel, les milliardaires (prime d’activité, allocations familiales, assurance chômage, aides au logement, revenu de solidarité active…). Or même en les retirant du calcul, « les milliardaires continuent à payer nettement moins d’impôts et cotisations (26%) que le Français moyen – 45% net de toutes les prestations famille, emploi, logement, pauvreté et exclusion sociale ».

“Le principe de justice fiscale n’est certes pas inscrit dans la Constitution, mais il est consubstantiel à l’édification de nos appareils politiques”

 

La justice fiscale est une affaire complexe et ambivalente. Dans « Du droit à la philosophie de l’impôt » (2002), Daniel Gutmann parle d’une « indiscernabilité de la justice fiscale » et pointe du doigt « l’impossible caractérisation du principe d’égalité ». D’un côté, la justice fiscale réclame une égalité proportionnelle dans la contribution à l’impôt. Cette proportionnalité est globale. Elle n’exclut pas que certains impôts particuliers soient non proportionnés aux moyens (par exemple la TVA), ni qu’ils imposent un taux de prélèvement variable (par exemple l’impôt sur le revenu). À l’autre bout, la finalité de la justice fiscale répond à deux logiques connexes : premièrement, développer des services qui bénéficient également à chaque citoyen (justice arithmétique, selon l’expression d’Aristote) ; deuxièmement, la justice fiscale entend favoriser une forme de redistribution des richesses, proportionnée aux besoins individuels - « à chacun selon ses besoins » (justice géométrique).

Profiteur… pas payeur ?

Du point de vue de la justice géométrique, il apparaît normal que les plus aisés, les ultra-riches, ne bénéficient pas – ou très peu – des transferts sociaux : ils n’en ont pas besoin. Qu’ils contribuent beaucoup en valeur absolue n’est pas un critère pertinent. En l’espèce, ils contribuent proportionnellement moins que les autres. Du reste, s’ils ne bénéficient pas de transferts sociaux, ils n’en bénéficient pas moins d’aides indirectes. Le CICE, fréquemment décrié, qui accorde à certaines entreprises des exonérations de charge sans contrepartie de maintien de l’emploi en France, en est un exemple.

“Les 500 plus grandes fortunes ont progressé de 500% entre 2010 et 2025. Et là, on parle d’une taxe de 2% par an” Thomas Piketty

 

Surtout, les milliardaires bénéficient très largement de l’impôt du point de vue de la justice arithmétique : ils profitent des routes, des hôpitaux, de la police, des universités qui forment une main-d’œuvre qualifiée, etc. Entretenues par la puissance publique, ces institutions et infrastructures forment en général l’une des conditions de la constitution de leur fortune. Le mode de raisonnement consistant à dire que pour régler le problème évident du déficit public, il vaudrait mieux réduire drastiquement le niveau des prestations sociales, se révèle hypocrite. L’argument est souvent couplé à un autre : il faudrait alléger, pour tout le monde, le poids de l’impôt et mettre fin au « matraquage fiscal » qui entrave la liberté individuelle. Peut-être est-ce une solution, du point de vue des prélèvements, pour rétablir une égalité devant l’impôt ; il n’en demeure pas moins que, dans ce cas, la puissance publique renoncerait en même temps à une partie de ses capacités servicielles et surtout redistributives, elles qui constituent une dimension essentielle de la justice fiscale.

Les actions, un “moyen” comme un autre ?

La taxe Zucman suscite de vives critiques de la part des premiers concernés ainsi que du Medef, qui représente les patrons. La question philosophique que pose cette taxe est de savoir si, reprenant la formule « à chacun selon ses moyens », le capital actionnarial constitue « un moyen » à proprement parler. Des actions en tant que telles ne sont pas vraiment liquides, puisqu’on ne peut pas toujours les vendre quand on le souhaiterait et que leur évaluation est très fluctuante. En cela, elles ne constituent pas un moyen immédiat, une richesse immédiatement disponible, comme de l’argent déposé sur un compte en banque. Si je possède un ensemble d’actions d’une valeur de 100 millions d’euros dans une entreprise, mais que cette entreprise ne génère aucun bénéfice… et ne verse donc aucun dividende, je n’en tire à proprement parler aucune liquidité. Comment alors payer l’impôt ?

“Vendre des actions pour s’acquitter de l’impôt, est-ce vraiment ‘confiscatoire’ ?”

 

De nombreux défenseurs de la taxe Zucman soulignent, au contraire, qu’il est toujours possible de vendre des actions pour récupérer les fonds nécessaires au paiement de l’impôt. Mais le problème est accentué si l’essentiel des actions sont des actions non cotées, qui ne peuvent être mises à disposition et vendues sur un marché. Le cas se présente parfois, notamment pour les patrons de jeunes start-up qui connaissent, dans les premières phases de leur développement, une valorisation très rapide sans pour autant générer de bénéfices. L’exemple de Mistral AI, fleuron français de l’intelligence artificielle, a été fréquemment cité dans les médias, son patron Arthur Mensch soulignant lui-même, tout en reconnaissant qu’il faut « plus de justice fiscale en France », qu’il ne « pourrai[t] évidemment pas payer » la taxe Zucman en l’état, faute de revenus réels tirés de ses parts dans l’entreprise.

Différentes pistes ont été proposées pour répondre à ce genre de situations, qui correspondent en réalité à une infime fractions des ultra-riches : paiement fractionné, plafonnement de l’impôt par rapport aux revenus disponibles, exonération pendant quelques années des actionnaires de jeunes entreprises en plein développement qui ne font pas de bénéfices, possibilité de paiement en actions, placées par exemple dans un fonds souverain avec option de rachat, etc. Cette dernière option (l’État qui devient propriétaire d’actions cédées par les ultra-riches qui seraient soumis à la taxe) a été largement critiquée pour son caractère confiscatoire. La même critique vise la proposition de vente d’actions pour s’acquitter de la taxe.

La “confiscation” en question

Un dispositif fiscal est jugé confiscatoire lorsqu’il contraint l’individu à utiliser l’essentiel de son revenu pour payer l’impôt, voire à s’endetter ou à se dépouiller d’une partie de son patrimoine pour s’en acquitter. Le caractère confiscatoire d’une mesure est alors considéré comme contradictoire avec la garantie du droit de propriété. Le Conseil constitutionnel a déjà censuré des taxes jugées confiscatoires ; et c’est notamment pour éviter d’être considéré comme confiscatoire que l’impôt sur la fortune, quand il était encore en vigueur, prévoyait un plafonnement (il ne pouvait pas dépasser 75% du revenu, dans la dernière tranche imposée).

“En l’espèce, la simple plus-value sur les actions, quoiqu’assez volatile, excède souvent les 2%”

 

Le caractère confiscatoire reste cependant difficile à évaluer. Si je vends une partie de mes actions dans une entreprise, le rapport de forces entre actionnaires est assurément modifié, mais je ne suis pas dépouillé de l’intégralité de mon pouvoir décisionnaire, dans la mesure même où la propriété de l’entreprise est fractionnée. Alors que par exemple, si je suis contraint de vendre mon logement, je le vends tout entier et je perds ce qui faisait l’essentiel de son utilité : la possibilité d’y habiter.

Surtout, si un dispositif me contraint à me séparer d’une partie de mes actions pour me permettre de payer l’impôt, mais que dans le même temps, la valeur de ces actions augmente, il est tout à fait possible que la valeur de mon patrimoine reste en réalité inchangée, voire augmente. En l’espèce, la simple plus-value sur les actions, quoiqu’assez volatile, excède souvent les 2%. C’est particulièrement vrai des actions cotées, mais aussi souvent des actions non cotées. Autant d’éléments qui tempèrent le caractère potentiellement confiscatoire de la taxe Zucman.

Un débat en suspens

Une dernière inquiétude est soulevée par les opposants à la taxe Zucman. En faisant porter l’impôt sur l’« outil de travail » jusqu’ici exempté, ne risque-t-on pas de produire des effets pervers sur l’économie ? Cela risque en effet de décourager l’investissement, en particulier dans des domaines émergents qui génèrent peu de bénéfices pour l’heure, ou de détourner les flux financier vers des activités où les bénéfices sont les plus importants, mais qui ne sont pas nécessairement les plus sobres, les plus compatibles avec les exigences écologiques (hydrocarbures, défense, télécommunications, etc.). Certains s’inquiètent également de ce que l’instauration unilatérale de la taxe Zucman provoque fuite des investisseurs et exils fiscaux. Des interrogations qui ne peuvent être balayées d’un revers de la main – même si certains entrepreneurs utilisent aussi cet argument pour faire pression sur le gouvernement, sans qu’il soit possible d’évaluer à l’avance l’impact réel négatif de cette taxe sur l’économie.

En résumé, qu’il y ait un problème de justice fiscale, le constat est largement partagé ; que la taxe Zucman soit la meilleure manière d’y répondre, la question reste en suspens.

octobre 2025
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01.10.2025 à 08:00

À quand une révolte des lève-tard ? La chronique d’Anne-Sophie Moreau

nfoiry

À quand une révolte des lève-tard ? La chronique d’Anne-Sophie Moreau nfoiry mer 01/10/2025 - 08:00

Nous ne sommes pas tous égaux devant le sommeil. Mais pourquoi les lève-tard subissent-ils les diktats de la minorité qui se réveille dès potron-minet ? Réponse d’Anne-Sophie Moreau dans sa chronique « Nouvelles vagues » issue de notre tout nouveau numéro, à retrouver également chez votre marchand de journaux.

octobre 2025
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30.09.2025 à 18:17

“Personne n’y comprend rien” : quand le confusionnisme s’invite au sommet de l’État

hschlegel

“Personne n’y comprend rien” : quand le confusionnisme s’invite au sommet de l’État hschlegel mar 30/09/2025 - 18:17

« Depuis la condamnation de Nicolas Sarkozy à cinq ans de prison pour “association de malfaiteurs” dans l’affaire libyenne, de nombreux politiques et éditorialistes critiquent cette décision au nom de la défense de l’État de droit. L’ex-président lui-même dénonce un “complot”. Comment continuer à y voir clair face à cette rhétorique confusionniste ?

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“Ce combat, je le mène pour l’État de droit.” La une du JDD datée du 28 septembre a dû faire bondir un certain nombre de professeurs de droit. Nicolas Sarkozy, ressorti sans menottes du tribunal de Paris dans l’attente de son incarcération prévue en octobre, attaque violemment l’institution judiciaire, qu’il accuse de mener un “complot” contre lui. Alors que l’ex-chef de l’État aurait pu s’en tenir, pour sa défense, à critiquer une “erreur judiciaire” ou un “scandale” – c’est son droit –, il déploie une rhétorique fallacieuse qui jette un discrédit sur l’ensemble de la profession. Devant ces propos outranciers, j’ai repensé au documentaire Personne n’y comprend rien, sorti en janvier 2025, qui revient justement sur cette affaire. Un film accablant pour Nicolas Sarkozy et ses collaborateurs Claude Guéant et Brice Hortefeux, grand mais discret succès en salles, dont le titre prend aujourd’hui une dimension nouvelle.

La formule est de Nicolas Sarkozy lui-même. Interrogé sur ses liens avec le régime dictatorial et terroriste de Mouammar Kadhafi, il avait ironisé : “Les Français sont bien en peine de résumer ce qu’on me reproche, personne n’y comprend rien.” Le titre du documentaire était une litote parfaitement trouvée. Certes, de loin, cette affaire ressemblait à un embrouillamini mêlant récits obscurs, rendez-vous secrets, règlements de compte et intermédiaires véreux. Mais une fois les sources mises bout à bout par les journalistes de Mediapart, après un exercice de recoupage et de vérification rigoureux, tout devenait clair : oui, l’équipe du futur candidat à la présidentielle de 2007 a bien entrepris de faire financer sa campagne avec de l’argent libyen. C’est d’ailleurs ces faits qui motivent la décision du tribunal (longue de 400 pages) : Nicolas Sarkozy a “laissé ses plus proches collaborateurs et soutiens politiques sur lesquels il avait autorité et qui agissaient en son nom” agir en ce sens.

Comment démontrer qu’il n’y a pas de complot ? C’est tout le problème. Par définition, un complot est ourdi dans l’ombre et n’a pas vocation à être éventé. S’il existe, il faut généralement attendre des décennies pour qu’il soit mis au jour : en général, c’est parce que l’un des acteurs n’a plus peur de parler ou que des archives sont ouvertes. Quand on utilise cette rhétorique complotiste, plutôt que de procéder à des démonstrations argumentées sur le fond, on fait mine de vouloir rétablir une vérité alors qu’on opère en réalité l’inverse : on désoriente les regards, on crée de la confusion et l’on produit un gigantesque écran de fumée. On jette une lumière noire sur la réalité.

Crier au complot face à une réalité qui déplaît, c’est une tactique bien connue des “confusionnistes”. Le philosophe Philippe Corcuff croque cette galaxie dans La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel, 2021). Selon lui, le complotisme est l’une des manifestations du confusionnisme ambiant, notion qu’il définit comme “une désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche/droite et le développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale.” Les discours idéologiques se brouillent, les clivages s’estompent. Les affaires judiciaires impliquant des politiques renforcent cette tendance. L’auteur montre qu’il existe aujourd’hui un “complotisme tactique en milieu politicien” : historiquement logé aux extrêmes, il s’est banalisé au point de devenir une arme politique jugée acceptable par des partis de gouvernement.

La rhétorique complotiste ne vise pas la recherche de la vérité. D’essence politique, elle veut produire des effets, susciter des émotions qui auront des conséquences tangibles sur la vie publique. Quels effets Nicolas Sarkozy souhaite-t-il obtenir ici ? On ne peut manquer, a minima, d’y voir une forme pragmatique d’intimidation des magistrats qui auront pour tâche de le juger en appel : l’ex-président entend peser lourdement sur les débats avant même qu’ils ne soient rouverts. Mais ce procédé me semble avoir une dimension symbolique plus forte encore. Dans ce brouillard qu’il entretient au nom de la défense supposée de “l’État de droit”, Nicolas Sarkozy affirme en réalité que toute décision qui ira contre ses intérêts personnels ira contre ceux de la communauté. Comment nommer ce mélange d’intimidation de la justice et de déni de souveraineté, sinon par le terme de “logique mafieuse” ? »

septembre 2025
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30.09.2025 à 15:16

John Searle et l’expérience de la chambre chinoise

hschlegel

John Searle et l’expérience de la chambre chinoise hschlegel mar 30/09/2025 - 15:16

C’est sans doute l’une des expériences de pensée les plus célèbres de la philosophie du XXe siècle. Elle résonne particulièrement aujourd’hui, à l’heure où les prouesses des IA questionnent nos certitudes sur l’intelligence et la conscience. Alors que la mort du philosophe américain John Searle a été annoncée par le site Daily Nous, retour sur son concept dit de « la chambre chinoise ». 

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Le philosophe de l’esprit John Searle (1932-2025), qui a longtemps enseigné à Berkeley avant d’en être exclu en 2019 pour présomption de harcèlement sexuel, raconte en ces termes comment il en est venu à formuler le scénario de la « chambre chinoise » au tournant des années 1980.

“Je ne connaissais rien à l’intelligence artificielle. J’ai acheté un manuel au hasard […] L’argument était qu’on pouvait raconter une histoire à un ordinateur et qu’il était capable ensuite de répondre à des questions relatives à cette histoire bien que les réponses ne soient pas expressément données dans le récit. L’histoire était la suivante : un homme va au restaurant, commande un hamburger, on lui sert un hamburger carbonisé, l’homme s’en va sans payer. On demande à l’ordinateur : ‘A-t-il mangé le hamburger ?’ La machine répond par la négative. Les auteurs étaient très contents de ce résultat, qui était censé prouver que l’ordinateur possédait les mêmes capacités de compréhension que nous. C’est à ce moment-là que j’ai conçu l’argument de la chambre chinoise”

John Searle, « Minds, brains, and programs » (« Esprits, cerveaux et programmes »), paru dans la revue Behavioral and Brain Sciences (Cambridge University Press, 1980)

 

Avec l’argument de la chambre chinoise, Searle entend montrer que l’imitation du comportement linguistique – la capacité à se faire passer pour un locuteur humain, qui était le critère majeur du célèbre test de Turing [lire notre article] – n’est pas un critère pertinent pour affirmer qu’une IA est intelligente au sens fort du mot. 

“C’est du chinois”… même pour la machine

Le dispositif se présente ainsi dans l’article « Minds, brains, and programs » (1980). Un individu ne parlant pas chinois est enfermé dans une pièce. On lui fournit un manuel permettant de répondre correctement à des phrases en chinois : un ensemble de règles parfaitement claires pour le protagoniste, basées exclusivement sur la syntaxe. L’opérateur reçoit alors des phrases en chinois – des questions posées par un véritable sinophone à l’extérieur de la chambre – et doit y répondre. Du point de vue du sinophone, les réponses peuvent être entièrement convaincantes, pour peu que les règles syntaxiques soient correctement appliquées : il aura l’impression d’échanger avec un autre sinophone. En réalité, dit Searle, l’opérateur qui applique les règles du manuel ne comprend absolument rien, ni des questions qu’il reçoit ni des réponses qu’il fournit. Il ne parle pas chinois ; il se contente d’appliquer mécaniquement les règles syntaxiques indiquées.

 

➤ À lire aussi : Turing-Searle : une IA peut-elle se faire passer pour un humain ?

 

Une intelligence artificielle sophistiquée pourrait remplir le même rôle : convaincre le sinophone extérieur qu’elle parle vraiment chinois. Sa maîtrise des règles syntaxiques, sa capacité à employer les bons symboles au bon moment, ne signifient pas pour autant qu’elle sait parler chinois. Parler une langue implique une conscience du sens des symboles utilisés. Ici, « les manipulations formelles de symboles n’ont en elles-mêmes aucune intentionnalité ; elles sont tout à fait dénuées de sens ; ce ne sont même pas des manipulations de symboles, puisque les symboles ne symbolisent rien. Dans le jargon linguistique, elles n’ont qu’une syntaxe, mais aucune sémantique. L’intentionnalité que semblent avoir les ordinateurs n’existe que dans l’esprit de ceux qui les programment et de ceux qui les utilisent, de ceux qui envoient les données d’entrée et de ceux qui interprètent les données de sortie ». Le programme est syntaxique, pas sémantique. C’est un « système formel » dépourvu de « contenus mentaux », écrit encore Searle. « Pourquoi diable quelqu’un supposerait-il qu’une simulation informatique de la compréhension comprend réellement quelque chose ? »

Le cerveau, plus fort que tous les ordinateurs du monde ?

L’expérience de pensée de Searle s’oppose aux thèses fonctionnalistes et computationnalistes de son temps. Dans ces théories, l’esprit est un programme qui « tourne » sur une machine particulière, biologique : le cerveau. Si un programme est capable de remplir les mêmes fonctions qu’un esprit, alors il n’y a pas vraiment lieu de les distinguer : il faut les déclarer également intelligents. Pour Searle, l’esprit n’est justement pas un programme, une simple « instanciation » de certaines fonctionnalités que peut remplir un programme informatique. S’il « traite de l’information », c’est en un sens complètement différent de ce que fait l’ordinateur qui, au fond, ne « comprend » jamais ce qu’il traite. L’esprit met en jeu des états mentaux. Développer des programmes capables de simuler non pas une mais toutes les fonctionnalités de l’esprit (une IA dite « forte ») ne suffira jamais à créer un esprit artificiel. Pour y parvenir, il faudrait créer une machine capable de produire des états mentaux. Or en l’état, nous n’en connaissons qu’une seule dotée d’un tel « pouvoir causal » : le cerveau. Searle n’exclut pas totalement cette hypothèse, mais il rappelle que nos progrès en termes de programmation ne nous rapprochent pas de cet horizon.

“Ce n’est pas parce que je suis l’instanciation d’un programme informatique que je suis capable de comprendre l’anglais et d’avoir d’autres formes d’intentionnalité […] mais, pour autant que nous le sachions, c’est parce que je suis un certain type d’organisme doté d’une certaine structure biologique (c’est-à-dire chimique et physique) et que cette structure, dans certaines conditions, est causalement capable de produire la perception, l’action, la compréhension, l’apprentissage et d’autres phénomènes intentionnels. […] Seul quelque chose qui possède ces pouvoirs causaux peut avoir une intentionnalité. Peut-être que d’autres processus physiques et chimiques pourraient produire exactement ces effets ; peut-être, par exemple, que les Martiens ont-ils aussi une intentionnalité, mais que leur cerveau est fait d’une matière différente”

John Searle

L’expérience de pensée dite de « la chambre chinoise » a été abondamment commentée, discutée, critiquée. On ne saurait résumer ici les innombrables arguments avancées en faveur et en défaveur de la proposition de Searle. Une chose est certaine : avec son article « Minds, brains, and programs », le philosophe américain, mort le 17 septembre 2025 à l’âge de 93 ans, a marqué durablement les réflexions sur l’intelligence artificielle. 

 

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