LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias

La Lettre de Philosophie Magazine

▸ les 10 dernières parutions

09.10.2025 à 18:44

Les deux nez du pouvoir

hschlegel

Les deux nez du pouvoir hschlegel jeu 09/10/2025 - 18:44

« Depuis dix jours, c’est l’hécatombe à la rédaction : nous sommes tous tombés malades, un à un. Les gorges se raclent, les morves dégoulinent, les éternuements tonitruent… et bien sûr, les nez se bouchent. Mais quel(s) nez ?

[CTA1]

➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.

En étudiant la question, j’ai découvert la bipolarité des narines – une curiosité méconnue qui, me semble-t-il, pourrait nous aider à comprendre la congestion politique actuelle.

“Nous ne possédons pas un, mais deux nez.” J’avoue avoir vécu une sorte d’épiphanie en lisant cette phrase dans un article du magazine The Atlantic, intitulé “Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le nez bouché”, alors que j’effectuais des recherches Google pour vérifier l’efficacité des pschitt d’eau de mer et autres placebos sur mes sinus encombrés. En effet, trop de gens ignorent que nos deux narines forment des organes indépendants, à l’instar des yeux ou des oreilles, arguait l’autrice de l’article. Nos deux “nez”, séparés par une cloison, ouvrent chacun sur un réseau de sinus, ces cavités nasales qui s’étendent des joues au front. Une indépendance qui vise sans doute à limiter les infections : nos narines ayant pour fonction de filtrer et d’humidifier l’air, elles ont intérêt à ne pas se contaminer l’une l’autre.

Cette mise au point m’a permis de préciser ma petite phénoménologie du rhume. Contrairement à ce que l’on croit, nous n’avons pas “le nez bouché”. D’abord parce que nous avons deux nez, mais aussi parce que ce ne sont pas nos sécrétions qui bouchent cet organe imaginaire, mais le gonflement des muqueuses nasales. Celles-ci fonctionnent comme les tissus érectiles du pénis : elles gonflent et dégonflent régulièrement, en fonction de l’afflux de sang. Et – génie du corps humain – sachez que nos narines gonflent en alternance. Vous constaterez que lorsque vous êtes enrhumé, vous avez toujours une narine davantage bouchée que l’autre ; ce phénomène n’a rien à voir avec la quantité de mucus que vous croyez exhumer de votre appendice en vous mouchant frénétiquement, mais avec ce gonflement interne, accru par les allergies et infections, qui induit la sensation de nez bouché. C’est pourquoi il est inutile de gaspiller vos mouchoirs : expulser la morve ne résout en rien le problème.

Ce n’est pas tout : ces jumeaux de “nez” travaillent toujours en alternance. Même en l’absence de rhume, nos narines communiquent pour se répartir le boulot et semblent fonctionner selon un cycle régulier. Tandis que l’une respire à pleins poumons, l’autre se gonfle, et ainsi de suite, toute la sainte journée. Pourquoi cette dualité ? Après tout, l’odorat n’a pas besoin de multiplier les points d’entrée de ses organes. Nous avons deux yeux pour faire la mise au point, deux oreilles pour entendre en stéréo… Certes, la nature adore la symétrie. Mais quel est l’intérêt d’avoir deux nez ? D’après les chercheurs, il semblerait que ce rythme favorise la régénération de chaque réseau, en stimulant son système immunitaire. À chaque fois que les tissus désenflent, les cavités libèrent des anticorps, ce qui leur permettrait d’assurer convenablement leur mission pendant que leurs confrères de l’autre côté se reposent.

Étourdie par ces découvertes, le cerveau embué par le rhume, je me suis surprise à méditer sur ces mystères de la nature et à me demander quelle leçon nous pourrions bien tirer de ce système d’alternance d’érections nasales. S’il y a bien une chose qui frappe dans la situation politique actuelle, c’est l’échec cuisant de l’abolition du bipartisme dont avait rêvé le macronisme. À vouloir prétendre qu’on pouvait tout faire “en même temps”, en mobilisant simultanément les énergies de droite comme de gauche, n’a-t-on pas fini par épuiser les ressources et les capacités de régénération de nos forces politiques ? Il est facile de dénoncer le système des partis, ses oppositions frontales et son étanchéité maladive. Or peut-être avons-nous précisément besoin de cette bipolarité pour faire respirer notre corps politique. Certes, la France doit présenter un visage uni, trancher dans le vif, se donner un cap, notamment en matière de politique extérieure. Mais nous aurions tort de croire qu’il suffit d’un président pour avoir du nez, surtout lorsqu’une majorité de citoyens l’ont dans le pif. Lorsqu’on néglige la spécificité des deux camps, c’est l’ensemble du régime qui se congestionne. À quand le retour du bipartisme ? »

octobre 2025
PDF

09.10.2025 à 15:00

“Une vie égale une vie” : un principe mis à mal au Proche-Orient

hschlegel

“Une vie égale une vie” : un principe mis à mal au Proche-Orient hschlegel jeu 09/10/2025 - 15:00

C’est une asymétrie qui est au centre de l’accord de cessez-le-feu venant d’être conclu entre le Hamas et Israël, sous l’égide de Donald Trump : les 47 otages israéliens restant vont être échangés contre près de 2 000 prisonniers palestiniens. Faut-il donc penser qu’une vie ne vaut pas une vie ? Tentative d’explication avec Judith Butler, George Orwell et Francis Wolff. 

[CTA2]

 

Lors de son discours de reconnaissance de l’État palestinien, qui s’est tenu dans l’enceinte des Nations unies le lundi 22 septembre, Emmanuel Macron en appelait à conjurer « la possibilité d’un double standard », terme qui désignait en l’occurrence la façon dont les États occidentaux auraient tendance à traiter les morts civils différemment, selon leur nationalité, israélienne ou palestinienne, russe ou ukrainienne. Il répondait donc par cette formule de prime abord limpide – « une vie égale une vie ». Que signifie cette phrase, au fond ? Que veut-on dire, quand on place le signe « égal », entre deux « vies » ? Voici des pistes d’interprétation possibles.

Une vie = une vie

La formule « une vie égale une vie » peut d’abord vouloir dire « une vie = une vie ». Le mot « égal » employé dans cette phrase est alors considéré comme un terme strictement arithmétique. Si l’on considère que toutes les vies sont égales sur un plan mathématique, on doit compter les vies pour agir moralement. En suivant cette option éthique, on aura par exemple tendance à estimer qu’il vaut mieux tuer une personne, si cela nous permet d’en sauver cinq (en réponse au célèbre dilemme du tramway). Autrement dit, une vie ne peut valoir qu’une seule vie – jamais cinq. Cette interprétation de la formule se fonde sur une éthique dite conséquentialiste. Elle se focalise sur les conséquences des actions, non sur les actions elles-mêmes. Ce qui compte, dans le dilemme du tramway, ce n’est pas l’acte d’avoir tué quelqu’un, mais sa conséquence : avoir sauvé cinq autres personnes.

L’égalité mathématique implique notamment de penser l’éventualité des « dommages collatéraux ». Dans son essai L’Influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (2011), le philosophe Ruwen Ogien explique que ce cas correspond à ce que l’on appelle « la doctrine du double effet ». Si l’on en croit cette doctrine, les dommages collatéraux sont « moralement permis » dans la mesure où ils ne sont pas visés en premier lieu par les belligérants. Autrement dit, on peut tuer, si notre but était d’éliminer quelqu’un qui risquait de tuer encore plus de gens. Comme le souligne le philosophe, la doctrine du double effet nous oblige à trancher d’autres questions : par exemple, l’action de causer la mort vise-t-elle uniquement à « détourner une menace » ou en crée-t-elle une nouvelle ? Cette action est-elle « impersonnelle » (elle ne vise pas d’individus particuliers) ou « personnelle » ? Et enfin, la mort de ces personnes est-elle la conséquence tragique de la volonté de sauver plus de gens ou est-elle un moyen pour atteindre un autre objectif ?

“Si la ‘valeur’ d’un prisonnier est inférieure à celle d’un otage, c’est que la prise d’otage met directement au défi l’État dans sa fonction de protection de ses ressortissants”

 

La notion même de « dommage collatéral » nous place aux limites de l’expression « une vie égale une vie ». D’un côté, elle confère un primat absolu à la question d’égalité. Dans un monde où il faut préserver chaque vie sur le plan numérique, il faut faire tout ce qui est en notre pouvoir pour sauver le plus de vies possibles, qu’importent les moyens et les sacrifices que cela implique. D’un autre côté, « une vie égale une vie », formule (trop ?) simple peut dans certains contextes effacer toute nuance. En insistant sur l’égalité, on met l’accent sur une forme de réciprocité qui peut se rapprocher de la loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent »). Si une vie « de mon camp » a été éliminée, je dois éliminer une vie de l’autre camp. L’égalité des vies annoncée comme but risque alors d’impliquer un « rééquilibrage numérique » sous forme de vengeance, qui ne va pas sans une forme de violence archaïque. Dans un conflit ancestral comme celui qui dévaste le Proche-Orient, l’usage de l’expression n’est pas hasardeux. Il nous renvoie à un monde ancien, à des règles ancestrales qui peuvent sembler paradoxalement contradictoires avec toute volonté pacifiste.

Le risque de calculer les vies

« Une vie égale une vie » peut ainsi devenir un moteur de guerre et se renverser en son contraire, légitimant les pires actes de barbarie. Le terme de « dommage collatéral » illustre l’idée selon laquelle les morts ne se valent jamais, ni dans les faits, ni dans les mentalités. En plus de réifier une personne (de la renvoyer à l’état d’objet), il réduit certains morts à des « maux nécessaires ». Comme l’explique Judith Butler dans son essai Ce qui fait une vie (La Découverte, 2010) :

“Ceux que nous tuons ne sont ni tout à fait humains, ni tout à fait vivants, ce qui veut dire que nous ne ressentons ni la même horreur ni la même indignation devant la perte de leurs vies que devant la perte des vies qui entretenaient une similitude nationale ou religieuse avec la nôtre”

Judith Butler, op. cit.

Dans le monde présent – et particulièrement en temps de guerre – les vies ne se valent jamais. La guerre contribue à créer des « cadres » interprétatifs qui impliquent que certaines vies valent cher, et que d’autres ne valent rien, comme l’écrit encore Butler.

“La guerre ou plutôt les guerres actuelles s’appuient tout en la perpétuant sur une manière de diviser les vies entre celles qui valent d’être défendues, valorisées et pleurées lorsqu’elles sont perdues, et celles qui ne sont pas tout à fait des vies, pas tout à fait valables, reconnaissables ou même ‘pleurables’”

Judith Butler, ibid.

Cette inégalité entre les vies s’observe ces derniers temps de façon très concrète : dans l’accord de cessez-le-feu qui vient d’être conclu entre le Hamas et Israël sous l’égide de Donald Trump, il est convenu d’échanger les 48 otages israéliens détenus par le Hamas (dont vingt seraient encore en vie) contre la libération de 250 prisonniers palestiniens purgeant des peines de réclusion à perpétuité, ainsi que 1 700 Gazaouis arrêtés après le 7 octobre 2023. Les chiffres sont éloquents : si l’on en croit cet accord présenté par le président des États-Unis, une vie d’Israélien vaut presque… deux mille vies de Palestiniens. Derrière cette dissymétrie arithmétique, il y a une différence de nationalité mais aussi de condition : en général, la vie ou la survie d’un otage captif de terroristes est censée être plus précaire et plus menacée – et donc objet d’une plus grande sollicitude – que celle des prisonniers d’un État, quels que soient les manquements dont celui-ci peut faire preuve à l’endroit de ceux-là. C’est que la prise d’otage met directement au défi l’État dans sa fonction de protection de ses ressortissants. Par conséquent, le statut – et donc la valeur – d’un otage pour un État n’est pas équivalent à celui d’un prisonnier, qui plus est si ce prisonnier est considéré comme étranger.

“Si l’on considère que nous avons tous besoin les uns des autres, parce qu’une vie isolée est foncièrement précaire, alors en sauvant mon voisin, je sauve aussi ma propre vie. Nos vies sont égales, car identiques et interdépendantes”

 

Mais il existe d’autre manières de creuser des disparités objectives entre les existences, comme le critère de l’âge. Pour une compagnie d’assurances par exemple, un jeune en bonne santé sera considéré comme beaucoup plus rentable qu’une personne âgée à la santé fragile, qui devra donc payer plus cher. De même, si un médecin doit choisir entre le sauvetage d’une personne âgée ou celle d’un individu plus jeune, il aura tendance à choisir le second. Aux États-Unis, et comme le rappelle Mathias Delori dans son livre Ce que vaut une vie, l’inégalité concrète entre la valeur des vies s’est observée sur le plan économique au moment des attentats du 11-Septembre. Certaines familles ont reçu de la part de l’État américain des dédommagements financiers beaucoup plus importants que d’autres. Leur vie n’était pas chiffrée de la même manière. 

Nos vies sont les mêmes

Pour sortir de cette logique comptable parfois délétère et dangereuse, on peut donner un autre sens au mot « égal » : ne plus y voir un rapport d’égalité mathématique entre les vies, mais un rapport d’identité. Certes, nous n’avons pas la même vie. Nous vivons des choses différentes en des lieux variés. Mais le fait d’être en vie, et de se maintenir en vie : ce fait simple, brut, immédiat, est le même pour tous les êtres. Nous avons en commun la possession d’une vie. Et ce point commun nous rend particulièrement vulnérable. Nos vies, explique Butler, ont pour point commun d’être « précaires ». Autrement, une vie seule ne fait pas long feu. La vie qui se maintient en vie, c’est-à-dire la vie vivable, a besoin de tout un panel de conditions pour se maintenir. Et ces conditions ne peuvent être atteintes sans une intime solidarité. Nos vies sont précaires, vulnérables, sans cesse menacées. Tel est leur point commun, leur essence.

Ce passage de l’égalité à l’identité entre les vies change notre manière de percevoir notre semblable. Je ne me contente pas de dire que ma vie a le même prix que celle d’un autre, j’affirme qu’elle est identique à celle de cet autre. Cela signifie que nous sommes dans le même bateau. Parce que ma vie est aussi précaire que celle de mon voisin, j’ai besoin de lui. Si je le sauve, ce n’est pas pour sauver « une vie », mais pour sauver la même vie que la mienne. En maintenant la possibilité de l’existence d’autres vies, je maintiens ma propre vie. Je suis intimement lié aux autres.

Ce lien par lequel on s’identifie à autrui s’éprouve au quotidien, mais aussi à travers certaines expériences fondatrices. Dans son article « Réflexions sur la guerre d’Espagne » (1942), Georges Orwell raconte comment il a soudainement renoncé à tirer sur un ennemi de l’armée adverse, dans le cadre de la guerre civile espagnole (1936-1939), à laquelle il avait participé comme soldat. « [Cet] homme, se souvient Orwell, devait probablement porter un message à un officier, jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié habillé et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. » Et l’auteur d’en conclure : « Je m’abstins de tirer sur lui […] si je n’ai pas tiré, c’est en partie à cause de ce petit détail du pantalon. […] Un homme qui retient son pantalon à deux mains n’est pas un “fasciste” : c’est manifestement un semblable, un frère, sur lequel on n’a pas le cœur de tirer. » La vulnérabilité soudainement dévoilée d’un autre homme – devenu alter ego – crée une identification. Parce que le soldat prend conscience de la proximité qu’il entretient avec cet autre : il renonce à le tuer.

Nous avons l’humanité en partage

La formule « une vie égale une vie » se concentre sur la vie en elle-même, plus précisément le fait d’être en vie. Mais ce n’est pas seulement la vie qui nous relie entre nous, mais la possibilité de parler, de communiquer cette vie, et donc de permettre à autrui de se mettre à notre place. Là où Butler prend le critère très large de la vie en général, le philosophe Francis Wolff défend la valeur de la vie en ceci qu’elle est humaine. C’est selon lui notre humanité qui nous permet d’envisager l’autre non comme une altérité radicale, mais comme un autre soi-même. Notre valeur humaine provient selon Wolff de notre faculté de raisonner. Cette raison n’est pas la raison sèche, individuelle, mais la raison « dialogique », à savoir la raison qui nous permet de nous adresser à quelqu’un, de parler avec lui – de le comprendre et d’accéder à son point de vue. « Dans le monde de la raison dialogique, tout être humain vaut tout être humain », affirme ainsi le philosophe dans son essai La vie a-t-elle une valeur ? (Philosophie magazine Éditeur, 2025).

“Dans le monde de la raison dialogique, tout être humain vaut tout être humain” Francis Wolff

 

Non seulement nous sommes égaux en tant qu’êtres humains, mais nous sommes capables d’expérimenter cette égalité, d’en avoir conscience. C’est ce que Wolff appelle « le principe de réciprocité », qui nous invite « à nous mettre à la place de tous ceux à qui nous pourrions nous adresser ». Cette faculté de projection nous permet de contrôler nos propres actions. Quand nous agissons mal, quand nous blessons quelqu’un, nous sommes capables de nous en rendre compte en adoptant « sur notre propre action “le point de vue de toute part” », écrit Wolff.

« Une vie égale une vie » est donc aussi une maxime dont nous avons tous universellement conscience, en ceci même que nous sommes humains. Wolff en conclut :

“C’est cela l’humanité. Ce n’est pas un sentiment exceptionnel. Non. C’est l’humanité sise en tous les êtres humains. La communauté virtuelle des personnes vivantes ou à venir est bien une communauté morale, et c’est la seule possible”

Francis Wolff, La vie a-t-elle une valeur ? (2025)

Si l’on revient à la formule d’Emmanuel Macron lors de la reconnaissance de l’État palestinien par la France dans l’enceinte de l’ONU à New York, on peut donc estimer qu’elle contribue à amorcer la reconnaissance de cette « humanité sise en tous les êtres humains », peu importe son lieu de vie ou sa nationalité. Encore reste-t-il à faire en sorte que cette expression « une vie égale une vie » ne soit plus seulement un vœu pieux mais une réalité concrète.

octobre 2025
PDF

09.10.2025 à 08:00

“Toutes les vies”, de Rebeka Warrior : l’histoire de l’amour et de la mort

nfoiry

“Toutes les vies”, de Rebeka Warrior : l’histoire de l’amour et de la mort nfoiry jeu 09/10/2025 - 08:00

La perte de l'être aimée et comment « s’habituer à l’odeur de la mort », c'est ce voyage au bout de la douleur que raconte Rebeka Warrior dans Toutes les vies. Un livre qui a séduit notre chroniqueur Arthur Dreyfus dans notre nouveau numéro.

octobre 2025
PDF

08.10.2025 à 17:32

La crise ou la stase ?

hschlegel

La crise ou la stase ? hschlegel mer 08/10/2025 - 17:32

« Politique, économique, institutionnelle : la crise semble omniprésente… Mais sommes-nous vraiment dans un régime de crise ? 

[CTA1]

➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.

C’est la grande fatigue ! Le scénario semble digne d’une série à rebondissements depuis que Sébastien Lecornu a remis sa démission, avant de mener de nouvelles négociations sous ultimatum du président, qui menace lui-même de “prendre ses responsabilités” en cas d’échec. Tremblez… En réalité, l’histoire semble suffisamment répétitive pour lasser, après des mois d’atermoiements, à la recherche d’un gouvernement voire d’une politique. Peut-on parler de crise sans fin ?

L’idée de “permacrise”, de crise permanente, s’avère contradictoire. La krisis désigne en effet, étymologiquement, un moment de décision, de séparation, qui permet de trancher. La crise pour les Grecs est salvatrice : elle met un terme à un moment de confusion. La crise d’adolescence nous fait par exemple sortir de l’enfance pour entrer dans l’âge adulte, avec plus ou moins de bonheur. Progressivement, le mot en est cependant venu à désigner non la tension vers la résolution, préparant sa sortie, mais le chaos lui-même. Pour Paul Ricœur, la crise contemporaine renvoie ainsi à un flottement temporel et existentiel. Comme il l’analyse dans un essai sur la crise, repris dans Politique, Économie et Société, “lorsque l’espace d’expérience se rétrécit par un déni général de toute tradition, de tout héritage, et que l’horizon d’attente tend à reculer dans un avenir toujours plus vague et plus indistinct, seulement peuplé d’utopies ou plutôt d’‘uchronies’ sans prise sur le cours effectif de l’histoire, alors la tension entre horizon d’attente et espace d’expérience devient rupture, schisme”. Bref, la crise contemporaine s’engouffrerait dans l’abîme creusé entre déstabilisation et immobilisme, entre le présent qui se dérobe et l’avenir qui s’efface.

Crise de régime ou régime de crise ? La crise contemporaine renvoie donc à l’indécision. Elle ne présente pas d’issue. “La perte des repères du jugement, l’épuisement des réponses traditionnelles quant aux orientations vers l’avenir, l’intensification de l’accélération, la perception d’une incertitude portée à un point extrême : ces caractéristiques affectent la quasi-totalité de notre expérience contemporaine”, précise la philosophe Myriam Revault d’Allonnes dans La Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps (2012). “Nous sommes fondés à nous demander – sans pouvoir y répondre de façon satisfaisante – si elles marquent un seuil d’époque ou si elles radicalisent et exacerbent le régime de crise qu’est structurellement la modernité.” De même, la crise que nous traversons, manifestée par la valse des gouvernements, prépare-t-elle l’émergence d’un nouveau monde – comme une sixième République ? Ou cette instabilité sans mouvement, où tout bouge sans que rien ne change depuis des mois, est-elle amenée à devenir notre condition ?

Le cas échéant, nous pourrions nous inspirer des Grecs pour nommer l’époque. Dans La Cité divisée (1997), l’helléniste Nicole Loraux s’intéresse en effet à la stasis. Cette notion intraduisible désigne à la fois “agitation et immobilité”. Elle recouvre des “conflits immobilisés”. L’autrice le souligne : “D’un mot qui désigne l’immobilité stable, on passe à une notion qui implique désordre et confusion : la cité se divise, s’affronte à elle-même et, très vite, comme dans la mêlée homérique devenue furieuse, on ne sait plus à quel camp appartiennent les ennemis.” Mais curieusement, cette tentation de la guerre civile se trouve être aussi un “ciment de la communauté”. Car pour les Grecs, “ce qui paradoxalement unit […] pourrait bien être une certaine conflictualité”… à dépasser. Ainsi, “le politique dans son essence procèderait en ce sens d’un double processus, l’affirmation de la stasis et son refoulement”.

Le monde grec n’est évidemment pas le nôtre. Néanmoins, avec “une pratique contrôlée de l’anachronisme”, selon l’expression de Nicole Loraux, ne peut-on pas se reconnaître dans cette situation politique “explosante-fixe”, celle de la stase (plutôt que de la crise), comme “ciment” paradoxal de notre communauté ? »

octobre 2025
PDF

08.10.2025 à 15:00

Robert Badinter : “L’abolition de la peine de mort est un pari sur la nature humaine que je crois gagné”

hschlegel

Robert Badinter : “L’abolition de la peine de mort est un pari sur la nature humaine que je crois gagné” hschlegel mer 08/10/2025 - 15:00

À l’occasion de la cérémonie pour l’entrée de l’ancien garde des Sceaux au Panthéon, ce jeudi 9 octobre, nous vous proposons de retrouver ce grand entretien qu’il nous avait confié, en 2010. Il revient avec force sur les arguments philosophiques contre la peine de mort ainsi que sur la capacité des êtres humains à conserver leur dignité face au mal.

[CTA2]

octobre 2025
PDF

08.10.2025 à 12:00

Avec les réseaux sociaux, l’homme est devenu un “troll” pour l’homme

hschlegel

Avec les réseaux sociaux, l’homme est devenu un “troll” pour l’homme hschlegel mer 08/10/2025 - 12:00

Sous les traits de Donald Trump, du militant masculiniste, pro-Poutine ou néo-féministe, le petit monstre de la mythologie scandinave est devenu un acteur central de l’espace politique à l’âge numérique où l’indignation supplante la raison et l’attaque remplace l’argument. Explications avec le philosophe Valentin Husson, qui vient de lui consacrer un essai, Foules ressentimentales. Petite philosophie des trolls (Philosophie magazine Éditeur).

[CTA2]

 

➤ Cet article est exceptionnellement proposé en accès libre. Pour lire tous les textes publiés chaque jour en exclusivité sur philomag.com, avoir accès au mensuel et aux archives en ligne, abonnez-vous à partir de 1€/mois.

 

Un spectre hante le monde : celui du troll. S’il fut d’abord une figure drôle, interrompant de manière impromptue un débat pour le tourner en dérision, en montrer la vanité et l’absurdité, il est aujourd’hui devenu un phénomène politique préoccupant et redistribuant les cartes des enjeux de pouvoir. Symptôme de notre époque, il raconte quelque chose de notre temps présent, de ses troubles et de sa radicalité. À chaque fois, qu’il soit idéologisé ou non, il manifeste le mal du siècle : celui du ressentiment. L’aigreur est telle qu’elle fait naître toutes les haines. Du troll le plus courant, inscrit désormais dans la pop culture, à ceux politiques, s’y intéresser, c’est faire le récit, en creux, du malaise fondamental de notre culture.

➤ À lire en accès libre : un extrait de Foules ressentimentales. Petite philosophie des trolls

On pourrait brosser le portrait-robot du troll d’Internet dans sa dimension la plus commune : s’il est bien un être humain à part entière, sa photo de profil est souvent un animal ou un personnage mythologique. Il grogne comme ces personnages fantastiques ; il est ce que la nuisance sonore est à la musique. Il traîne sur les réseaux et les forums, toujours à l’affût du moindre mot équivoque qu’il pourrait venir soupçonner, souligner, pour alourdir le débat et irriter la communauté qui y dialogue. Il cherche à se faire remarquer, parfois en faisant marrer la galerie, parfois en horripilant celle-ci. Pour se rendre intéressant, le plus souvent, il souligne le peu d’intérêt de ce que nous disons. Il cherche à nous déstabiliser, à nous faire perdre notre sang-froid. S’il nous suit sur les réseaux, c’est pour nous poursuivre, ou nous hameçonner de son mot blessant. Incarnation de l’hostilité de la nature humaine, l’homme est, depuis l’invention des réseaux asociaux, un troll pour l’homme.

 “Le troll manifeste le mal du siècle : le ressentiment. Il est l’expression du malaise fondamental de notre culture” Valentin Husson

 

Ce troll, inscrit dans notre pop culture, nous le connaissons tous, mais il peut prendre des visages plus singuliers ou spécifiques. Deux d’entre eux, qui captent l’attention et qui naissent d’une même radicalisation du débat, nous intéresseront. Celui politique – avec le cas de Trump – et ceux qui, au cœur de ce grand trolling mondial, s’y affrontent comme deux meilleurs ennemis cristallisant le populisme trumpien : le troll néo-féministe et masculiniste. 

De quel trolling Trump est-il le nom ? Ses effets d’annonce consistent à créer le scandale, à choquer l’opinion publique pour capter l’attention. Son élection en 2016 et en 2024 tient, pour une part, à ce troll constant. Partant du principe : qu’il n’y a pas de mauvaise publicité, Trump considère que l’essentiel est qu’on parle de lui, qu’importe si ses propos sont farfelus, fallacieux ou mensongers. Sa coupe de cheveux elle-même, son teint orangé sont à eux seuls des modes de trolling spécifiques qui portent à la caricature, c’est-à-dire à la diffusion massive de l’image de Trump. S’il est un piètre politique, il est un incontestable génie de la communication. Et cette manière de faire a des rejetons désormais : une armée entière de trolls est derrière lui et a, sur le web, lancé notamment des campagnes de déstabilisation des différents candidats qui lui étaient opposés. L’ancien troll – qui visait la provocation – rencontre le nouveau troll : celui de la manipulation de masse. Ses coups d’éclat médiatiques influencent l’opinion : son populisme est une manipulation du collectif.

“Le troll traîne sur les réseaux et les forums, toujours à l’affût du moindre mot équivoque qu’il pourrait venir soupçonner, souligner, pour alourdir le débat et irriter la communauté qui y dialogue” Valentin Husson

 

La trumpisation du monde, largement soutenue par son premier supporter Elon Musk, est une vaste tromperie du monde. Toute chose est transformée en événement, et nommément en événement médiatique. Trump fait de la politique comme l’on crée une série : l’intrigue est construite à partir de péripéties, et on la suit d’épisode en épisode. Les images et les paroles ont plus de poids désormais que les actes. Quand dire, c’est faire ; ou quand faire une image, c’est agir. 

En anglais existe le terme, difficilement traduisible en français, de gaslighting. Littéralement, l’« illumination au gaz » : le délire causé par l’inhalation d’un produit qui nous fait perdre les esprits et déforme la réalité. Ce concept désigne le fait de manipuler mentalement quelqu’un en lui donnant une information erronée ou fausse, afin de le faire douter de sa mémoire ou de sa perception du réel au profit de l’abuseur, qui renforce là son autorité. Le gaslighting est donc une utilisation de l’« infaux » à des fins manipulatoires. 

Avec la réélection de Trump, un nouveau courant est arrivé au pouvoir : le masculinisme. Ce courant se définit par sa misogynie, son antiféminisme, son virilisme et son caractère androcentré et réactionnaire. Les hommes masculinistes regrettent les temps passés où l’homme était au centre de la société et du foyer et où la femme – subalterne – en était la bonne à tout faire. Ce mouvement a pour corollaire celui des « Trad Wives » dans lequel des femmes, en accord avec ce masculinisme, revendiquent le droit et le devoir de revenir aux valeurs traditionnelles de domesticité. Ce masculinisme est une part importante du trolling contemporain : les hommes cherchent querelle aux femmes en ravivant des positions réactionnaires et une distribution inégalitaire des places dans la société. La femme aurait comme place celle de la femme au foyer aux petits soins pour son mari ; et l’homme aurait comme position celle de ramener l’argent à la maison et de faire vivre la famille.

“L’ancien troll – qui visait la provocation – rencontre aujourd’hui le nouveau troll : celui de la manipulation de masse” Valentin Husson

 

D’où viennent-ils, ces trolls masculinistes ? Ils sont une réaction au mouvement #MeToo. Ces hommes, blessés dans leur virilité par un mouvement féministe qui dénonce les violences dont elles sont victimes par des mâles se croyant tout permis, ont trouvé refuge dans une idéologie réaffirmant leur puissance. La lutte des classes a été remplacée par une lutte des sexes ou des genres. La fêlure narcissique a dû être compensée par un surjeu de l’identité masculine : il faut pousser de la fonte, manger beaucoup de viande, renouer avec la primitivité du chasseur, en revenir à la cruauté qui a toujours été l’apanage du chef de tribu, reprendre un ton guerrier et se préparer à une guerre prochaine. 

Il ne faut pas mésestimer – pour être juste, c’est-à-dire pour penser avec justesse – que le phénomène du trolling a aussi été féminin durant toute la période de #MeToo : les accusations ou les rumeurs sans autre forme de procès colportées sur les réseaux – le fameux tribunal médiatique – ont participé au ressentiment ambiant. Toute révolution a sa radicalité, mais toute révolution entraîne toujours sa contre-révolution. Et le masculinisme est la restauration de l’ordre ancien en réponse à l’angoisse et au trouble de l’identité que certains hommes ont pu ressentir intimement. S’il n’y a pas de relation de cause à effet, il y a bien une lame de fond où le néo-féminisme entre en écho – et inversement – avec le masculinisme. Ce sont en tous les cas ces deux discours qui s’écharpent et s’escriment en commentaires des réseaux sociaux. Ils se répondent, parce qu’ils correspondent au même esprit du temps dont ils sont la manifestation : une fracture politique prenant alors celle d’une scission entre les genres, et une extrémisation des positions de chacun. 

Toutes ces manifestations font apparaître que le troll est le nom d’une radicalisation inquiétante qui traduit le symptôme de notre temps. La raison se dissipe au profit de l’indignation ; et l’argument au profit de l’attaque. Le dissensus a remplacé le dialogue. Le troll – de celui des réseaux à Trump, en passant par les néoféministes et masculinistes – est l’esprit de notre temps, notre Zeitgeist.

 

Foules ressentimentales. Petite philosophie des trolls, de Valentin Husson, vient de paraître chez Philosophie magazine Éditeur. 216 p., 19,50€, disponible ici.

octobre 2025
PDF

08.10.2025 à 08:00

Catherine Malabou : “Face à l'extrême droite, il est possible d’élaborer une certaine plasticité insurrectionnelle dans les marges du pouvoir”

nfoiry

Catherine Malabou : “Face à l'extrême droite, il est possible d’élaborer une certaine plasticité insurrectionnelle dans les marges du pouvoir” nfoiry mer 08/10/2025 - 08:00

Dans notre tout nouveau numéro consacré à l’engagement, nous avons demandé à cinq penseurs ce qu’ils et elles feraient si le Rassemblement national arrivait au pouvoir en 2027. Inspirée par la tradition anarchiste, la philosophe Catherine Malabou prône une désertion active, qui devra se donner pour but de créer des lieux parallèles d’échange et de diffusion des savoirs.

[CTA2]

 

« Si vous m’aviez posé la question avant les élections de 2022, je vous aurais peut-être répondu que j’aurais songé à quitter la France pour aller vivre aux États-Unis, où j’enseigne régulièrement. Mais les États-Unis ne me paraissent plus un refuge, leur situation est même pire. Partir, certes, mais pour aller où ? À l’issue d’un long processus de décomposition démocratique, le monde est en train de sombrer dans l’autoritarisme et le fascisme, tandis que les politiques xénophobes se multiplient. Dans ce contexte, que faire ? J’avoue que je ne crois pas tellement aux instruments classiques de la lutte politique, aux partis et aux syndicats. Par contre, la tradition anarchiste enseigne qu’il est possible d’élaborer une certaine plasticité insurrectionnelle dans les marges du pouvoir. Concrètement, je pense que les associations loi de 1901 sont de bons outils pour mettre en place des réseaux de vigilance mais aussi pour venir en aide aux personnes qui vont être visées par les politiques d’extrême droite, comme les sans-papiers ou les immigrés. Je pense donc que je participerai activement à des initiatives d’entraide associative. Le second point qui me paraît important, c’est de désinvestir les institutions cooptées, c’est-à-dire de refuser systématiquement de participer aux organisations ou aux événements pilotés par le RN. J’appelle à une désertion active, qui devra se donner pour but de créer des lieux parallèles d’échange et de diffusion des savoirs. Les penseurs anarchistes m’accompagnent et ne cessent d’alimenter ma réflexion politique, notamment Kropotkine pour l’entraide et Proudhon pour la défense des communs. Cependant, je dois remarquer que les extrêmes droites contemporaines, notamment le RN et Donald Trump, empruntent beaucoup à la tradition anarchiste. Chez eux, cela donne le libertarianisme, la volonté de limiter l’État à ses fonctions régaliennes, le congé donné aux fonctionnaires – mais également l’ubérisation généralisée de la société, l’idée que chacun peut devenir son propre entrepreneur. La gauche se refuse à faire la critique de la démocratie parlementaire, et l’extrême droite ne craint pas de le faire, comme autrefois les anarchistes. Cette situation rend la lutte plus difficile. Prenez un mot comme “liberté” ou “liberté d’expression”. Un sympathisant d’Elon Musk ou de Marine Le Pen pourront vous dire qu’ils les défendent. En fait, il faut faire la distinction entre l’anarchisme individualiste, comme style de vie, et l’anarchisme socialiste, fondé sur la coopération et l’entraide. Il faut toute une pédagogie en philosophie politique pour faire comprendre que l’anarchisme n’est pas le chacun pour soi mais une façon différente de faire société. »

octobre 2025
PDF

07.10.2025 à 18:37

Les fantômes de la République

hschlegel

Les fantômes de la République hschlegel mar 07/10/2025 - 18:37

« Un gouvernement de revenants avec la durée de vie d’un ectoplasme : c’est le scénario plutôt divertissant et riche en rebondissements que nous propose la classe politique ces derniers jours…

[CTA1]

➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.

Et si la France n’avait pas besoin d’un énième homme providentiel, ou même plus modestement d’un habile négociateur, mais plutôt de l’équipe de chasseurs des Ghostbusters ? Car il se pourrait bien qu’il lui faille s’alléger de quelques fantômes.

Les fantômes sont en effet nombreux à s’agiter ces dernières heures. On ne citera que ceux dont on est sûre qu’ils appartiennent bien au domaine des morts, de peur de paraître insultante – Éric Woerth, sérieusement ? Et pourquoi pas Jérôme Cahuzac tant qu’on y est ? Il y a d’abord celui bien familier du général de Gaulle, convoqué à toutes les sauces politiques de la gauche à l’extrême droite, au point que le képi de l’ancien président doit sentir le chimichurri. C’est Olivier Faure qui salue sur X la démission “avec dignité et honneur” de l’éphémère Premier ministre Sébastien Lecornu, en qualifiant ce dernier de “gaulliste”, taclant au passage celui qui ne l’est donc pas – suivez son regard. Suivons-le donc : c’est encore Emmanuel Macron, qui joue la solitude de la prise de décision en arpentant les quais de Seine à la vue de tous, silhouette courbée sous le poids d’un grand manteau noir. Il a fait gris à Paris hier, uniformément gris : un temps digne des paysages d’Irlande que le général a parcourus seul… après sa démission. Sur cette Ve République qui ne sait que faire de l’absence de majorité absolue au Parlement, son ombre plane, tel un couvercle paralysant. Toucher à son œuvre relève du tabou : il fut un temps où certains candidats à l’élection présidentielle osaient évoquer une VIe République ; désormais, chacun semble très bien s’accommoder de la personnalisation du pouvoir.

Loin d’être une source d’inspiration ou des guides pour l’avenir, les fantômes peuvent toutefois s’avérer de véritables boulets, comme en témoigne le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov dans sa réinterprétation du Hamlet de Shakespeare au théâtre du Châtelet jusqu’au 19 octobre. Le fantôme du père, figure de pouvoir déchu, ne lâche jamais la grappe du jeune Hamlet en lui serinant : “Souviens-toi de moi !” Hamlet finit par sombrer dans une forme de folie, forcé de se dédoubler pour survivre au vacarme qui lui fracasse la tête. Ce que Serebrennikov montre, c’est qu’à trop les invoquer, les fantômes finissent par nous intoxiquer. De souvenir réconfortant, témoin d’un glorieux passé, ils se muent en sanglots vengeurs qui réclament toujours plus de sursis, au risque de provoquer l’injustice parmi les vivants.

Pourtant, impossible de se débarrasser totalement des spectres. À vrai dire, ce n’est même pas vraiment nécessaire. Voilà tout l’objet du recueil de nouvelles de la romancière argentine Mariana Enríquez, Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, paru la semaine dernière aux Éditions du Sous-sol. La première s’ouvre sur l’histoire d’Emma, une médecin qui refuse de quitter son quartier, pourtant rongé par la violence, parce qu’il est peuplé de fantômes avec lesquels elle parvient à bavarder, notamment celui de sa mère. “Une morte peut-elle vivre ?”, s’interroge-t-elle. “Elle est présente alors. Depuis que je l’ai découverte, je comprends mieux le mot. Je l’ai sentie avant de la voir.” D’aucun de ces fantômes sollicitant son attention, il ne vient à l’idée d’Emma de singer l’attitude ou l’apparence – pas de grand manteau noir pour un docteur en blouse blanche. Elle se permet même parfois de les envoyer gentiment balader, en leur demandant de baisser d’un ton et d’arrêter de hurler. Une conception du fantôme qui n’est pas loin de celle de l’anthropologue Grégory Delaplace. Dans La Voix des fantômes (Seuil, 2024), il remarque que les fantômes ont certes une forme d’agentivité, mais qu’“ils ne peuvent tenir tout seuls dans le monde” sans la médiation culturelle, sociale et anthropologique des vivants. Dans le même temps, ils ne sont pas entièrement passifs, dans le sens où “ils se [plieraient] sans broncher aux entreprises humaines au service desquelles ils ont été façonnés.” Pas facile à naviguer, le revenant.

Mais que faire si le fantôme qui se tait laisse un vide trop grand ? Eh bien, renouvelons nos imaginaires ! Avant-hier, la secrétaire nationale des Écologistes Marine Tondelier confessait sur BFMTV laver parfois ses hauts à l’arrache dans un évier du local d’EELV, pour les faire ensuite sécher sur un cintre. Certes, c’est moins sexy qu’un type en uniforme et en képi. Mais ça fera marrer les fantômes de toutes nos grands-mères lavandières. »

octobre 2025
PDF

07.10.2025 à 16:00

La “French Theory”, récit en BD d’une aventure franco-américaine

hschlegel

La “French Theory”, récit en BD d’une aventure franco-américaine hschlegel mar 07/10/2025 - 16:00

La « French Theory », kézako ? L’historien des idées François Cusset, qui publie avec le dessinateur Thomas Daquin French Theory. Itinéraires d’une pensée rebelle (La Découverte/Delcourt), nous raconte en 6 planches commentées l’histoire de ce courant.

[CTA2]

 

Dénoncée par les uns comme un « virus » du wokisme, la « French Theory » apparaît aux autres comme le ferment d’une grande révolution philosophique qui a essaimé dans les luttes féministes et décoloniales contemporaines. Présentation, en texte et en images, d’un courant pluriel et de sa postérité politique, de la France aux États-Unis.

Définir la raison et la normalité par la mise à l’écart des fous et des anormaux

French Theory. Itinéraires d’une pensée rebelle, de François Cusset et Thomas Daquin, p. 75.© Éditions Delcourt/La Découverte [Afficher l’image]

François Cusset : Il n’est pas aisé de trouver une cohérence conceptuelle ou un corps doctrinaire à ce que l’on a appelé la « French Theory ». Ses auteurs emblématiques, comme Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou encore Jean Baudrillard, ont été en désaccord sur presque tout. On peut dire qu’ils ont produit une pensée en rupture avec l’essentiel de l’histoire de la philosophie : critique de la métaphysique, critique de l’histoire, du sujet comme entité fixe, du substantialisme en général. Tout cela au profit d’une pensée plus dynamique, relationnelle, processuelle. Si je résume à grands traits la thèse de Deleuze, Différence et répétition (PUF, 1968), la différence n’est plus un concept déduit mais un processus ininterrompu. Elle n’est plus la conséquence négative d’une identité immuable posée comme première mais devient la condition de possibilité d’existence d’une chose qui n’apparaît qu’à la faveur d’un processus permanent de différenciation, de contraste, dans un champ déterminé. Il n’y a pas de substances ou d’entités fixes – à la place, il y a des écarts, des devenirs, des dérives. Voilà l’opération intellectuelle majeure de la « French Theory ». Évidemment, à partir du moment où l’on prend conscience que le récit historique comme les concepts de l’anthropologie reposent sur des constructions situées dont le processus est – entre autres – déterminé culturellement, c’est tout l’héritage antérieur qui s’en retrouve déstabilisé, mis en danger. Il n’y a plus de droite raison. Au centre de la pensée du pouvoir d’un Michel Foucault, on a ainsi cette opération contre-intuitive consistant à faire dériver la rationalité moderne de l’exclusion sociale de la folie, l’être normal et rationnel du geste de mise à l’écart des anormaux.

Explorer le monde de la nuit et de l’“underground”

French Theory. Itinéraires d’une pensée rebelle, de François Cusset et Thomas Daquin, p. 45.© Éditions Delcourt/La Découverte [Afficher l’image]

F. C. : Dans son essor américain, la « French Theory » a pu être associée un temps au monde de la nuit, aux explorations spirituelles, aux psychotropes, à la culture underground. Il y a cette planche où le passeur Sylvère Lotringer fait lire Présentation de Sacher-Masoch de Deleuze à des dominas dans un club BDSM de New York. Nous racontons aussi l’expérience de Michel Foucault sous LSD dans la Vallée de la mort en Californie en 1975. De façon générale, entre la critique de la norme chez Foucault, le renversement de la métaphysique chez Derrida et le lexique de science-fiction qu’on trouve chez Deleuze et Guattari, le ton philosophique est atypique, anti-institutionnel, d’enjeu existentiel. La « French Theory » a inspiré des esprits singuliers, comme Hakim Bey avec ses zones d’autonomie temporaire, des îlots contestataires où, pour un temps, on invente d’autres modes de vie collective. L’œuvre des penseurs post-structuralistes se prête enfin aux fragments, au prélèvement d’aphorismes forts et de citations provocatrices, qu’on mobilise plus facilement dans les expériences communautaires, contre-culturelles, festives, que s’il fallait en faire une lecture exhaustive comme pour une dissertation.

La voie des singularités et des minorités

French Theory. Itinéraires d’une pensée rebelle, de François Cusset et Thomas Daquin, p. 97.© Éditions Delcourt/La Découverte [Afficher l’image]

F. C. : Les penseurs de la « French Theory » étaient assez liés aux mouvements sociaux de leur temps, notamment en défense des minorités opprimées. Quand il y avait des manifestations pour les immigrés à la Goutte d’Or, ils y étaient. Il n’est pas étonnant qu’ils aient eu une postérité politique. Mais ils se sont toujours tenus à distance du marxisme, ce qui leur a été reproché par les marxistes américains qui ont accusé la « French Theory » d’avoir enterré la lutte des classes, comme si les questions de genre, de rapports Nord-Sud, de conflits d’identités nous avaient fait perdre de vue la défense du prolétariat et l’horizon révolutionnaire. Pourtant, quand l’opposition marxiste s’est retrouvée isolée, en déclin, à partir de la fin des années 1980, ces intellectuels ont justement été perçus comme un recours critique possible, même s’ils refusaient d’être des portes-voix, que ce soit de la contre-culture ou des militantismes de leur époque. Nous avons imaginé une scène où un jeune gay californien remercie Michel Foucault pour son émancipation. Ce dernier prend tout de suite ses distances : il n’a jamais voulu forger de nouvelles catégories normalisatrices pour émanciper une quelconque minorité sexuelle. C’est le genre de malentendus qui a eu aussi des conséquences merveilleuses : vive les malentendus !

Des concepts… qu’on retrouve sur les slogans des manifs aujourd’hui

French Theory. Itinéraires d’une pensée rebelle, de François Cusset et Thomas Daquin, p. 186.© Éditions Delcourt/La Découverte [Afficher l’image]

F. C. : Ce qui m’étonne le plus, c’est de se retrouver un demi-siècle après les débuts de la « French Theory » et de constater que ses auteurs sont mobilisés par les jeunes générations pour exprimer leurs angoisses et leurs soucis politiques, bien plus que les intellectuels actuels ou les arsenaux politiques classiques, comme le marxisme ou l’écologie radicale. Aujourd’hui, les jeunes qui vivent dans des squats et s’intéressent à la philosophie ont l’air d’avoir plutôt lu Deleuze ou Foucault, même par bribes – au moins de voir qui ils sont – plutôt que les grandes figures de la tradition métaphysique. Les penseurs de la « French Theory » n’ont jamais voulu produire une doctrine philosophique et politique unitaire mais, des décennies plus tard, leurs concepts ont bien des effets politiques chez leurs jeunes lecteurs. Elle a permis, par exemple, d’articuler un marxisme non-orthodoxe à la défense des minorités, la lutte des classes à la question des discriminations. Quand on se balade dans les manifestations aujourd’hui en France, on voit ces liens se faire, des syndicalistes arborer des slogans féministes ou décoloniaux. Pendant ce temps, la gauche sociale-démocrate, plus conservatrice, converge avec les réactionnaires et la droite pour diaboliser la « French Theory », la désigner comme un « virus » qui serait à l’origine du soi-disant « wokisme », pour reprendre le mot de Jean-Michel Blanquer au colloque de la Sorbonne « Après la déconstruction ».

Retour à l’envoyeur ou la ruse de la géopolitique intellectuelle

French Theory. Itinéraires d’une pensée rebelle, de François Cusset et Thomas Daquin, p. 203.© Éditions Delcourt/La Découverte [Afficher l’image]

F. C. : Ces hybridations entre marxisme et théories minoritaires, encore rares et difficiles, ont eu lieu aux États-Unis plus facilement qu’en France. Dans les années 1970 et 1980, le champ intellectuel français, lui, a marginalisé l’héritage de la « French Theory », isolé ses réseaux de recherche. L’université française est passée d’un marxisme spontané à un anti-marxisme très virulent, qui a amputé plus largement cette capacité à renouveler notre arsenal conceptuel critique. Les États-Unis, par leur système universitaire privé et enclavé, ont ménagé, eux, des espaces où l’on pouvait penser et pratiquer la radicalité, au sein des facultés. C’est ce qui fait qu’un penseur comme Fredric Jameson a pu développer une œuvre importante dans le pays de la « peur rouge » et du FBI. En France, au même moment, le champ médiatique et éditorial était saturé par les invectives des nouveaux philosophes. Mais il y a une ruse de la géopolitique intellectuelle, une ironie du destin. Après avoir exporté la « French Theory » aux États-Unis sans le savoir, voilà que la France découvre la dernière les auteurs américains qui s’en étaient inspirés, enfin traduits en français depuis une quinzaine d’années : Judith Butler, Gayatri Spivak, Edward Saïd, Eve K. Sedgwick

 

French Theory. Itinéraires d’une pensée rebelle, de François Cusset et Thomas Daquin, vient de paraître aux Éditions La Découverte/Delcourt. Bande dessinée, 24,50€, disponible ici.

octobre 2025
PDF

07.10.2025 à 14:57

Penser le 7-Octobre et ses suites

hschlegel

Penser le 7-Octobre et ses suites hschlegel mar 07/10/2025 - 14:57

Deux ans après l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023, le Proche-Orient est complètement bouleversé. Retrouvez ci-dessous tous nos articles sur ce conflit déchirant, aux échos internationaux, dans un grand dossier chronologico-thématique.

[CTA1]

 

En deux ans, la guerre impitoyable menée par l’État juif contre le Hamas à Gaza a eu des répercussions sur la planète entière, depuis la profonde reconfiguration géopolitique de la région, du Liban à l’Iran, en passant par l’implication de l’Amérique de Donald Trump.

À l’occasion de ce dramatique anniversaire, nous vous invitons à parcourir les réflexions, entretiens, reportages et analyses consacrés à un séisme politique et humain. Tentant d’y voir clair entre métamorphoses de l’antisémitisme, atteintes au droit de la guerre et débats sur le terme de génocide, ce dossier chronologico-thématique permet de saisir les enjeux fondamentaux du conflit. Et donne voix à de très nombreux philosophes, classiques comme contemporains (Sartre, Derrida, Arendt, Walzer, Laurens, Illouz, Nusseibeh, Margalit, Horvilleur, Charbit…), ainsi qu’à des grandes figures contemporaines de la réflexion géopolitique.

Avec, entre autres questions : Peut-on parler de « génocide » à Gaza ? Comment interpréter l’opération israélienne au Liban ? Quelles sont les conséquences, directes et sur le long terme, de l’implication de l’Iran ? Doit-on prendre au sérieux les annonces de Donald Trump ? Quel sens donner à la reconnaissance d’un État palestinien ? Comment la politique de Netanyahou est-elle perçue par la société israélienne ? Pourquoi l’antisémitisme a-t-il pris un tel essor sur les campus américains ? Quelle destinée politique est désormais envisageable pour Israël ?…

Telles sont quelques-unes des problématiques qu’en compagnie de dizaines de personnalités de la vie intellectuelle, issues d’horizons internationaux et de mouvances politiques fréquemment contraires, nous abordons dans ce dossier fort de près d’une centaine d’articles.

octobre 2025
PDF
10 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌓