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25.11.2025 à 15:55

Et si l’accent « neutre » n’existait pas ?

Marc Chalier, Maître de conférences en linguistique française, Sorbonne Université

Malgré une crainte récurrente, les accents ne sont pas près de disparaître, et l’accent prétendument « neutre » n’a jamais existé autrement que dans nos représentations fantasmées.
Texte intégral (1846 mots)
Croire que l’on n’a pas d’accent ou que l’on a un accent « neutre » revient bien souvent à ne pas s’apercevoir que l’on en effectivement a un. Pixabay, CC BY

À en croire un sondage récent, les accents régionaux seraient en train de s’effacer. Derrière cette inquiétude largement relayée se cachent deux réalités que nous connaissons tous mais que nous préférons souvent oublier : la prononciation, par nature éphémère, change constamment et le nivellement actuel des accents n’a rien d’exceptionnel. Quant à l’« accent neutre » auquel nous comparons ces accents régionaux, il n’a jamais existé ailleurs que dans nos imaginaires linguistiques.


Chaque année ou presque, un sondage annonce que les accents seraient « en voie de disparition ». La dernière étude en date, publiée en septembre 2025 par la plateforme Preply et largement propagée par le biais des réseaux sociaux, va dans ce sens : plus d’un Français sur deux (55 %) estimerait que les accents régionaux disparaissent. De manière assez remarquable, cette inquiétude serait surtout portée par les jeunes : près de 60 % des participants de 16 à 28 ans disent constater cette disparition. Cette crainte occulte pourtant deux réalités essentielles : un accent n’est jamais figé, et l’idée d’un accent « neutre » relève davantage du mythe que de la réalité.

L’accent « neutre » est une illusion

Dans les représentations de bon nombre de francophones, il existe une prononciation « neutre » sans marque régionale ou sociale que beaucoup considèrent aussi comme la « bonne prononciation ». Mais cette vision ne résiste pas à l’analyse. Tous les modèles de prononciation avancés jusqu’à aujourd’hui (par exemple, le roi et sa cour au XVIIe siècle, plus tard la bourgeoisie parisienne, et récemment les professionnels de la parole publique, notamment dans les médias audiovisuels) ont en commun un ancrage géographique bien précis : Paris et ses environs, et parfois aussi la Touraine où les rois de France avaient leurs résidences d’été.

L’accent dit « neutre » est donc avant tout un accent parisien. Et la plupart des locuteurs non parisiens le reconnaîtront comme tel. Il n’est pas dépourvu de traits caractéristiques qui nous permettent de le reconnaître, mais il est simplement l’accent du groupe social dominant. D’ailleurs, une enquête menée auprès de différentes communautés parisiennes dans les années 2000 le montrait déjà : les représentations de l’accent parisien varient fortement selon la perspective du locuteur, interne ou externe à la communauté parisienne.

Ainsi, hors de la capitale, de nombreux locuteurs associent Paris à un accent non pas « neutre », mais « dominant » et qu’ils associent implicitement au parler des couches sociales favorisées de la capitale. À Paris même, les perceptions du parler parisien sont beaucoup plus hétérogènes. Certains locuteurs affirment ne pas avoir d’accent, d’autres en reconnaissent plusieurs, comme l’« accent du 16e » (arrondissement) associé aux classes favorisées, « l’accent parigot » des anciens quartiers populaires, ou encore l’« accent des banlieues » socialement défavorisées. Cette pluralité confirme donc une chose : même à Paris, il n’existe pas de prononciation uniforme, encore moins neutre.

Les différentes formes de prestige d’un accent

Dans une large enquête sur la perception des accents du français menée avec mes collègues Elissa Pustka (Université de Vienne), Jean-David Bellonie (Université des Antilles) et Luise Jansen (Université de Vienne), nous avons étudié différents types de prestige des accents régionaux en France méridionale, au Québec et dans les Antilles. Nos résultats montrent tout d’abord à quel point cette domination de la région parisienne reste vivace dans nos représentations du « bon usage ». Dans les trois régions francophones, les scores liés à ce que l’on appelle le « prestige manifeste » de la prononciation parisienne sont particulièrement élevés. Il s’agit de ce prestige que l’on attribue implicitement aux positions d’autorité et que les locuteurs interrogés associent souvent à un usage « correct » ou « sérieux ». Mais les résultats montrent également l’existence d’un « prestige latent » tout aussi marqué. Il s’agit là d’un prestige que les accents locaux tirent de leur ancrage identitaire. Ce sont souvent les variétés régionales qui sont ainsi caractérisées comme étant « chaleureuses » ou « agréables à entendre », et elles semblent inspirer la sympathie, la confiance, voire une certaine fierté.

Ces deux axes expliquent aussi qu’on puisse, dans la même conversation, dire d’un accent qu’il « n’est pas très correct » tout en le trouvant « agréable à entendre ». Ce jeu de perceptions montre bien que la prétendue neutralité du français « standard » n’existe pas : elle est simplement le reflet d’un équilibre de pouvoirs symboliques continuellement renégocié au sein de la francophonie.

L’émancipation des accents « périphériques »

Notre étude montre également que cette association de l’accent parisien au prestige manifeste et des accents dits « périphériques » au prestige latent n’est pas fixée à tout jamais. Dans les trois espaces francophones étudiés, les accents autrefois perçus comme des écarts à la norme deviennent peu à peu porteurs d’un prestige plus manifeste. Ils commencent donc à s’imposer comme des modèles légitimes de prononciation dans de plus en plus de contextes institutionnels ou médiatiques autrefois réservés à la prononciation parisienne.

Ce mouvement s’observe notamment dans les médias audiovisuels. Au Québec, par exemple, les journalistes de Radio-Canada assument et revendiquent aujourd’hui une prononciation québécoise, alors qu’elle aurait été perçue comme trop locale il y a encore quelques décennies. Cette prononciation n’imite plus le français utilisé dans les médias audiovisuels parisiens comme elle l’aurait fait dans les années 1960-1970, mais elle intègre désormais ces traits de prononciation propres au français québécois qui étaient autrefois considérés comme des signes de relâchement ou de mauvaise diction.

Ces changements montrent que la hiérarchie traditionnelle des accents du français se redéfinit. L’accent parisien conserve une position largement dominante, mais son monopole symbolique s’effrite. D’autres formes de français acquièrent à leur tour des fonctions de prestige manifeste : elles deviennent acceptables, voire valorisées, dans des usages publics de plus en plus variés. Ce processus relève d’une lente réévaluation collective des modèles de légitimité linguistique.

Une dynamique normale du changement

Revenons à la question des changements perçus dans les accents régionaux évoquée en introduction. La langue est, par nature, en perpétuel mouvement, et la prononciation n’y échappe pas : certains traits s’atténuent, d’autres se diffusent sous l’effet de facteurs notamment sociaux. La mobilité des locuteurs, par exemple, favorise le contact entre des variétés de français autrefois plus isolées les unes des autres. Ce phénomène est particulièrement visible dans des métropoles comme Paris, Marseille ou Montréal, où se côtoient quotidiennement des profils linguistiques hétérogènes. À cela s’ajoute l’influence des médias, amorcée avec la radio et la télévision au début du XXe siècle et aujourd’hui démultipliée par les réseaux sociaux. Ces dynamiques expliquent en partie le nivellement actuel de certains accents, avec la raréfaction de certains traits locaux. Mais cela ne signifie pas pour autant la disparition de toute variation. Des mouvements parallèles de différenciation continuent d’exister et font émerger de nouveaux accents, qu’ils soient liés à l’origine géographique des locuteurs ou à leur appartenance à un groupe social.

À côté de ces changements « internes à la langue », les valeurs sociales que l’on associe à ces variétés évoluent elles aussi. Les frontières de ce qui paraît « correct », « populaire », « légitime » se déplacent avec les représentations collectives. Ainsi, aussi bien les accents que les hiérarchies qui les encadrent se reconfigurent régulièrement. Une observation qui distingue notre époque, cependant, c’est le fait que les normes langagières ne se redéfinissent plus seulement « par le haut » sous l’influence « normative » d’institutions comme l’Académie française, mais aussi « par le bas » sous l’effet des usages de la langue quotidienne qui s’imposent simplement par la pratique.

En somme, même si l’on redoute la disparition des accents, la variation continuera toujours de suivre son cours. Nul ne peut la figer. Et l’accent prétendument « neutre » n’a jamais existé autrement que dans nos représentations fantasmées. Ainsi, la prochaine fois que vous entendez quelqu’un vous dire qu’il ou elle ne pense pas avoir d’accent, souvenez-vous que ce n’est pas qu’il n’en a pas, mais que c’est simplement le sien qui (jusqu’ici) a dominé – pour reprendre les propos de Louis-Jean Calvet – dans la Guerre des langues et les politiques linguistiques (1987).

The Conversation

Marc Chalier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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25.11.2025 à 15:50

Boissons au cannabis : comment une faille juridique a créé une industrie de plusieurs milliards de dollars que le Congrès veut maintenant interdire

Magalie Dubois, Docteur en Economie du vin, Burgundy School of Business

Robin Goldstein, Director, Cannabis Economics Group, University of California, Davis

Une disposition passée inaperçue dans le budget fédéral américain signé par le président Trump pourrait bouleverser l’industrie florissante des boissons au THC.
Texte intégral (1676 mots)

Une disposition passée inaperçue dans le budget fédéral des États-Unis signé par le président Trump pourrait bouleverser une industrie florissante : celle des boissons au THC.


Le 12 novembre 2025, le Congrès américain a voté une loi limitant les produits à base de chanvre à 0,4 mg de delta-9-tétrahydrocannabinol, autrement dit THC, par contenant. Cette mesure, après une période de grâce d’un an, interdit de facto la plupart des nombreuses boissons, gommes et cigarettes électroniques (« vapes ») au THC actuellement vendues dans les stations-service, supermarchés et bars américains. Pour comprendre l’importance de cette nouvelle, il faut d’abord expliquer comment ce marché fonctionne, et pourquoi cette interdiction pourrait être appliquée… ou ignorée.

Cannabis, chanvre et THC : un peu d’histoire

La plante de cannabis contient plus de cent « cannabinoïdes », des composés chimiques qui interagissent avec le système endocannabinoïde humain. Le THC (tétrahydrocannabinol) est considéré principal responsable des effets psychoactifs. Légal aux États-Unis au XIXe siècle, le cannabis est progressivement interdit à partir de 1937, puis classé en 1970 comme narcotique de catégorie I – la plus strictement prohibée.

Depuis 1996, certains États américains ont commencé à légaliser le cannabis, d’abord à usage médical, puis récréatif à partir de 2012. Aujourd’hui, plus de 40 États l’autorisent sous une forme ou une autre, mais il reste illégal au niveau fédéral.

Dans ce contexte de contradictions entre lois fédérales et étatiques, une nouvelle distinction va tout changer : celle entre « cannabis » et « chanvre ».

Une industrie née d’un vide juridique

Vous n’en avez probablement jamais entendu parler, pourtant selon Fortune Business Insight le marché des boissons au THC génère déjà plus de 3 milliards de dollars (plus de 2,6 milliards d’euros) aux États-Unis.

Tout commence en 2018, lorsque le Farm Bill américain légalise le « chanvre » – défini comme du cannabis contenant 0,3 % ou moins de THC. L’objectif initial était de relancer l’industrie du chanvre industriel pour produire des textiles et des matériaux. Mais la loi contient une ambiguïté cruciale : ce seuil de 0,3 % s’applique au poids à sec de la plante, sans préciser de norme pour les produits transformés.

Des industriels américains ont rapidement identifié une opportunité. Pour une gomme typique de 5 grammes contenant 10 milligrammes de THC, soit une dose standard, le THC ne représente que 0,2 % du poids total. Pour une boisson de 355 grammes (12 onces) la même dose, le THC ne représente que 0,003 % du poids total. Techniquement, ces produits sont du « chanvre » légal, même s’ils produisent des effets psychoactifs identiques au cannabis.


À lire aussi : Contre les insomnies, le cannabis thérapeutique présente-t-il un intérêt ?


Résultat : dès 2021, des boissons et gommes au THC psychoactif ont commencé à apparaître dans les magasins et les bars des États où aucune loi sur le cannabis récréatif n’existait.

L’innovation qui change tout

Concernant les boissons, cette faille juridique n’aurait jamais créé une industrie de plusieurs milliards de dollars sans une percée technologique cruciale apparue au début des années 2020, la nano-émulsion.

Le THC est une molécule lipophile qui se sépare naturellement de l’eau. Pendant des années, les fabricants ont tenté de créer des boissons stables au THC. Les émulsions traditionnelles prenaient de soixante à cent vingt minutes pour produire leurs effets : vitesse bien trop lente pour concurrencer ceux de l’alcool.

La nano-émulsion change la donne. En réduisant les gouttelettes de THC à l’échelle nanométrique, cette technologie permet au THC de se dissoudre efficacement dans l’eau et d’être absorbé par l’organisme en vingt minutes environ : un délai comparable à celui d’une bière ou d’un cocktail.

Pour la première fois, les boissons au THC peuvent se positionner comme des substituts fonctionnels aux boissons alcoolisées.

Le paradoxe du marché

L’innovation technologique ne suffit pas à expliquer le succès commercial. Les mêmes boissons au THC affichent des résultats diamétralement opposés selon leur canal de distribution.

Dans les États où le cannabis récréatif est légal (en Californie ou à New York, par exemple), les boissons au THC ne sont vendues que dans des dispensaires (boutiques spécialisées dans la vente de cannabis), où elles représentent moins de 1 % des ventes totales de cannabis. En cause : les consommateurs habitués des dispensaires ne s’y rendent pas pour acheter leurs boissons quotidiennes comme ils achèteraient de la bière, par exemple, mais plutôt pour acquérir des produits plus forts comme la fleur de cannabis et les cigarettes électroniques. Une boisson au THC à 7 dollars (6 euros) offre une dose unique, alors qu’une recharge de cigarette électronique à 15 dollars (près de 13 euros) en fournit entre dix et vingt. De plus, les dispensaires doivent également composer avec des contraintes de réfrigération et d’espace qui pénalisent les produits volumineux comme les canettes.

Dans les États où le cannabis récréatif n’est pas légal comme le Texas, la Floride ou la Caroline du Nord par exemple, la situation est différente. Ces mêmes boissons au THC, étiquetées « chanvre », sont distribuées dans les supermarchés et les bars aux côtés des boissons alcoolisées. Elles sont proposées à un prix inférieur (4 ou 5 dollars, soit 3 ou 4 euros) que dans les dispensaires, en raison d’une réglementation plus souple et plus avantageuse fiscalement. Des enseignes, comme les stations-service Circle K, les grandes surfaces Target ou la chaîne de restaurants Applebee’s, ont intégré ces produits à leur offre. D’après des sources internes, les boissons au THC représenteraient 12 % du chiffre d’affaires texan de Total Wine la plus grande chaîne américaine de distribution de boissons alcoolisées.

Contexte concurrentiel

La différence réside dans le contexte concurrentiel. Dans les supermarchés et les bars, les boissons au THC se placent face à la bière, au vin et aux spiritueux, un marché en déclin aux États-Unis, notamment chez les jeunes consommateurs.

Mais certains acteurs de l’industrie des boissons alcoolisées y voient une opportunité commerciale pour la vente sur place et à emporter. Un client ne consommant pas d’alcool et qui commandait autrefois un verre d’eau au bar peut désormais acheter un cocktail au THC et générer du chiffre d’affaires pour l’établissement.

Slate, 2022.

L’interdiction sera-t-elle appliquée ?

L’interdiction votée le 12 novembre 2025 entrera en vigueur dans un an. Elle rendra illégaux au niveau fédéral la plupart des produits au chanvre psychoactif actuellement commercialisés. Mais le Texas et plusieurs autres États, souvent conservateurs, ont déjà légalisé ces produits en légiférant au niveau étatique.

Cette contradiction entre la loi fédérale et les lois étatiques n’a rien d’inédit. Plus de 40 États américains ont légalisé le cannabis médical ou récréatif alors qu’il reste interdit au niveau fédéral. Dans la pratique, les forces de l’ordre locales appliquent les lois étatiques, non les lois fédérales. Le Texas, dont l’industrie du chanvre pèse 4,5 milliards de dollars (soit 3,8 milliards d’euros), rejoint ainsi les nombreux États dont les législations entrent en conflit avec Washington.

Une distinction juridique technique (le seuil de 0,3 % de THC en poids sec établi par le Farm Bill de 2018) a créé en quelques années une industrie de plusieurs milliards de dollars qui concurrence directement le marché des boissons alcoolisées. Malgré la nouvelle tentative du Congrès pour l’empêcher, cette industrie pourrait suivre la trajectoire du cannabis récréatif : interdite au niveau fédéral, mais florissante dans les États qui choisissent de ne pas appliquer cette nouvelle mesure.

The Conversation

Robin Goldstein a reçu des financements de l'Université de Californie.

Magalie Dubois ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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25.11.2025 à 15:45

Jean Baudrillard, le philosophe qui a prédit l’intelligence artificielle, trente ans avant ChatGPT

Bran Nicol, Professor of English, University of Surrey

Emmanuelle Fantin, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Sorbonne Université

À travers les dispositifs médiatiques rudimentaires de son époque, comme le Minitel, Jean Baudrillard a réussi à prédire les usages futurs que la technologie numérique allait engendrer.
Texte intégral (1492 mots)

Visionnaire de la culture numérique, Jean Baudrillard pensait l’intelligence artificielle comme une prothèse mentale capable d’exorciser notre humanité, et un renoncement à notre liberté.


Certains penseurs semblent si précis dans leur compréhension du lieu vers lequel la société et la technique nous emportent qu’ils sont affublés du titre de « prophète ». C’est le cas de J. G. Ballard, Octavia E. Butler, ou encore Donna Haraway.

L’un des membres les plus importants de ce club est le penseur Jean Baudrillard (1929-2007) – bien que sa réputation se soit amoindrie depuis une vingtaine d’années, il est désormais vaguement associé à l’époque révolue où les théoriciens français tels que Roland Barthes et Jacques Derrida régnaient en maîtres.

Lorsque nous l’avons relu pour écrire la nouvelle biographie qui lui est consacrée, nous nous sommes toutefois souvenus à quel point ses prédictions sur la technologie contemporaine et ses effets se révélaient prémonitoires. Sa compréhension de la culture numérique et de l’intelligence artificielle (IA) s’avère particulièrement clairvoyante – d’autant que ses écrits l’ont présentée plus de trente ans avant le lancement de ChatGPT.

Un contexte de préhistoire numérique

Il faut bien se figurer que les technologies de communication de pointe des années 1980 nous paraissent désormais totalement obsolètes : Baudrillard écrit alors que l’entourent des répondeurs téléphoniques, des fax, et bien sûr, le Minitel, prélude médiatique franco-français au réseau Internet. Son génie résidait dans une aptitude à entrevoir au sein de ces dispositifs relativement rudimentaires une projection des usages probables de la technologie dans le futur.

À la fin des années 1970, il avait déjà commencé à développer une théorie originale de l’information et de la communication. Celle-ci s’est encore déployée à partir de la publication de Simulacres et Simulation en 1981 (l’ouvrage qui a influencé les sœurs Wachowski dans l’écriture du film Matrix, sorti en 1999).

Dès 1986, le philosophe observait :

« Aujourd’hui, plus de scène ni de miroir, mais un écran et un réseau. »

Il prédit alors l’usage généralisé du smartphone, en imaginant que chacun d’entre nous serait aux commandes d’une machine qui nous tiendrait isolés « en position de parfaite souveraineté », comme un « cosmonaute dans sa bulle ». Ces réflexions lui ont permis d’élaborer son concept le plus célèbre : la théorie d’après laquelle nous serions entrés dans l’ère de « l’hyperréalité ».

Matrix (1999), partiellement inspiré des travaux de Jean Baudrillard.

Dans les années 1990, Baudrillard a porté son attention sur les effets de l’IA, d’une manière qui nous aide à la fois à mieux comprendre son essor tentaculaire dans le monde contemporain et à mieux concevoir la disparition progressive de la réalité, disparition à laquelle nous faisons face chaque jour avec un peu plus d’acuité.

Les lecteurs avertis de Baudrillard n’ont probablement pas été surpris par l’émergence de l’actrice virtuelle Tilly Norwood, générée par IA. Il s’agit d’une étape tout à fait logique dans le développement des simulations et autres deepfake, qui semble conforme à sa vision du monde hyperréel.

« Le spectacle de la pensée »

Baudrillard envisageait l’IA comme une prothèse, un équivalent mental des membres artificiels, des valves cardiaques, des lentilles de contact ou encore des opérations de chirurgie esthétique. Son rôle serait de nous aider à mieux réfléchir, voire à réfléchir à notre place, ainsi que le conceptualisent ses ouvrages la Transparence du mal (1990) ou le Crime parfait (1995).

Mais il était convaincu qu’au fond, tout cela ne nous permettrait en réalité uniquement de vivre « le spectacle de la pensée », plutôt que nous engager vers la pensée elle-même. Autrement dit, cela signifie que nous pourrions alors repousser indéfiniment l’action de réfléchir. Et d’après Baudrillard, la conséquence était limpide : s’immerger dans l’IA équivaudrait à renoncer à notre liberté.

Voilà pourquoi Baudrillard pensait que la culture numérique précipiterait la « disparition » des êtres humains. Bien entendu, il ne parlait pas de disparition au sens littéral, ni ne supposait que nous serions un jour réduits à la servitude comme dans Matrix. Il envisageait plutôt cette externalisation de notre intelligence au sein de machines comme une manière « d’exorciser » notre humanité.

En définitive, il comprenait toutefois que le danger qui consiste à sacrifier notre humanité au profit d’une machine ne proviendrait pas de la technologie elle-même, mais bien que la manière dont nous nous lions à elle. Et de fait, nous nous reposons désormais prodigieusement sur de vastes modèles linguistiques comme ChatGPT. Nous les sollicitons pour prendre des décisions à notre place, comme si l’interface était un oracle ou bien notre conseiller personnel.

Ce type de dépendance peut mener aux pires conséquences, comme celles de tomber amoureux d’une IA, de développer des psychoses induites par l’IA, ou encore, d’être guidé dans son suicide par un chatbot.

Bien entendu, les représentations anthropomorphiques des chatbots, le choix de prénoms comme Claude ou encore le fait de les désigner comme des « compagnons » n’aide pas. Mais Baudrillard avait pressenti que le problème ne provenait pas de la technologie elle-même, mais plutôt de notre désir de lui céder la réalité.

Le fait de tomber amoureux d’une IA ou de s’en remettre à sa décision est un problème humain, non pas un problème propre à la machine. Encore que, le résultat demeure plus ou moins le même. Le comportement de plus en plus étrange de Grok – porté par Elon Musk – s’explique simplement par son accès en temps réels aux informations (opinions, assertions arbitraires, complots) qui circulent sur X, plateforme dans laquelle il est intégré.

« Suis-je un être humain ou une machine ? »

De la même manière que les êtres humains sont façonnés par leur interaction avec l’IA, l’IA est dressée par ses utilisateurs. D’après Baudrillard, les progrès technologiques des années 1990 rendaient déjà impossible la réponse à la question « Suis-je un être humain ou une machine ? »

Il semblait confiant malgré tout, puisqu’il pensait que la distinction entre l’homme et la machine demeurerait indéfectible. L’IA ne pourrait jamais prendre plaisir à ses propres opérations à la manière dont les humains apprécient leur propre humanité, par exemple en expérimentant l’amour, la musique ou le sport. Mais cette prédiction pourrait bien être contredite par Tilly Norwood qui a déclaré dans le post Facebook qui la révélait au public :

« Je suis peut-être générée par une IA, mais je ressens des émotions bien réelles. »

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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24.11.2025 à 16:33

« Le discours monotone du dictateur » ou comment Franco a construit un autoritarisme sans charisme

Susana Ridao Rodrigo, Profesora catedrática en el Área de Lengua Española (UAL), Universidad de Almería

Franco n’était pas un orateur charismatique, mais sa communication monotone, rigide et distante remplissait sa fonction : projeter l’autorité et légitimer un pouvoir autoritaire.
Texte intégral (1486 mots)

On associe volontiers les dictateurs aux discours tonitruants et exaltés d’un Hitler ou d’un Mussolini et à une mise en scène exubérante pensée pour galvaniser les foules. Franco, lui, a fait exactement l’inverse : les prises de parole de l’homme qui a verrouillé l’Espagne pendant près de quarante ans se distinguaient par une élocution froide et monotone et un style volontairement très austère.


Francisco Franco (1892-1975) a été le chef de l’État espagnol de la fin de la guerre civile (1936-1939) jusqu’à sa mort. Le régime franquiste a instauré une dictature autoritaire, qui a supprimé les libertés politiques et a établi un contrôle strict sur la société. Pendant près de quarante ans, son leadership a profondément marqué la vie politique, économique et culturelle de l’Espagne, dont l’empreinte durable a souvent fait et fait encore l’objet de controverses.

Mais d’un point de vue communicationnel, peut-on dire que Franco était un grand orateur ?

Cela dépend de la façon dont on définit « grand orateur ». Si l’on entend par éloquence la capacité à émouvoir, persuader ou mobiliser par la parole – comme savaient le faire Churchill ou de Gaulle –, Franco n’était pas un grand orateur. Cependant, si l’on analyse sa communication du point de vue de l’efficacité politique et symbolique, son style remplissait une fonction spécifique : il transmettait une impression d’autorité, de distance et de contrôle.

Son éloquence ne visait pas à séduire le public, mais à légitimer le pouvoir et à renforcer une image de stabilité hiérarchique. En ce sens, Franco a développé un type de communication que l’on pourrait qualifier de « discours de commandement », caractérisé par une faible expressivité et une rigidité formelle, mais qui cadrait avec la culture politique autoritaire du franquisme.

Sur le plan verbal, Franco s’appuyait sur un registre archaïque et protocolaire. Son lexique était limité, avec une abondance de formules rituelles (« tous espagnols », « glorieuse armée », « grâce à Dieu ») qui fonctionnaient davantage comme des marqueurs idéologiques que comme des éléments informatifs.

Du point de vue de l’analyse du discours, sa syntaxe tendait à une subordination excessive, ce qui générait des phrases longues, monotones et peu dynamiques. On observe également une préférence pour le mode passif et les constructions impersonnelles, qui diluent la responsabilité de l’émetteur : « il a été décidé », « il est jugé opportun », « il a été nécessaire ».

Ce choix verbal n’est pas neutre ; il constitue un mécanisme de dépersonnalisation du pouvoir, dans lequel la figure du leader est présentée comme l’incarnation de l’État, et non comme un individu qui prend des décisions. Ainsi, sur le plan verbal, Franco communique davantage en tant qu’institution qu’en tant que personne.

Communication paraverbale : voix, rythme et intonation

C’est un aspect caractéristique de sa communication. Franco avait une intonation monotone, avec peu de variations mélodiques. D’un point de vue prosodique, on pourrait dire que son discours présentait un schéma descendant constant : il commençait une phrase avec une certaine énergie et l’atténuait vers la fin, ce qui donnait une impression de lenteur et d’autorité immuable.

Le rythme était lent, presque liturgique, avec de nombreux silences. Cette lenteur n’était pas fortuite : dans le contexte politique de la dictature, elle contribuait à la ritualisation du discours. La parole du caudillo ne devait pas être spontanée, mais solennelle, presque sacrée.

Son timbre nasal et son articulation fermée rendaient difficile l’expressivité émotionnelle, mais renforçaient la distance. Ce manque de chaleur vocale servait la fonction propagandiste. Le leader n’était pas un orateur charismatique, mais une figure d’autorité, une voix qui émanait du pouvoir lui-même. En substance, sa voix construisait une « éthique du commandement » : rigide, froide et contrôlée.

Contrôle émotionnel

Sa communication non verbale était extrêmement contrôlée. Franco évitait les gestes amples, les déplacements ou les expressions faciales marquées. Il privilégiait une kinésique minimale, c’est-à-dire un langage corporel réduit au strict nécessaire.

Lorsqu’il s’exprimait en public, il adoptait une posture rigide, les bras collés au corps ou appuyés sur le pupitre, sans mouvements superflus. Ce contrôle corporel renforçait l’idée de discipline militaire et de maîtrise émotionnelle, deux valeurs essentielles dans sa représentation du leadership.

Son regard avait tendance à être fixe, sans chercher le contact visuel direct avec l’auditoire. Cela pourrait être interprété comme un manque de communication du point de vue actuel, mais dans le contexte d’un régime autoritaire, cela consistait à instaurer une distance symbolique : le leader ne s’abaissait pas au niveau de ses auditeurs. Même ses vêtements – l’uniforme, le béret ou l’insigne – faisaient partie de sa communication non verbale, car il s’agissait d’éléments qui transmettaient l’idée de la permanence, de la continuité et de la légitimité historique.

Charisme sobre d’après-guerre

Le charisme n’est pas un attribut absolu, mais une construction sociale. Franco ne jouait pas sur une forme de charisme émotionnel, comme Hitler ou Mussolini, mais il avait un charisme bureaucratique et paternaliste. Son pouvoir découlait de la redéfinition du silence et de l’austérité, car dans un pays dévasté par la guerre, son style sobre était interprété comme synonyme d’ordre et de prévisibilité. Son « anti-charisme » finit donc par être, d’une certaine manière, une forme de charisme adaptée au contexte espagnol de l’après-guerre.

Du point de vue de la théorie de la communication, quel impact ce style avait-il sur la réception du message ? Le discours de Franco s’inscrivait dans ce que l’on pourrait appeler un modèle unidirectionnel de communication politique. Il n’y avait pas de rétroaction : le récepteur ne pouvait ni répondre ni remettre en question. L’objectif n’était donc pas de persuader, mais d’imposer un sens.

En appliquant là théorie de la communication du linguiste Roman Jakobson, on constate que les discours solennels de Franco, la froideur de son ton, visaient à forcer l’obéissance de l’auditoire en empêchant toute forme d’esprit critique et en bloquant l’expression des émotions.

Anachronique devant la caméra

Au fil du temps, son art oratoire n’a évolué qu’en apparence. Dans les années 1950 et 1960, avec l’ouverture du régime, on perçoit une légère tentative de modernisation rhétorique, tout particulièrement dans les discours institutionnels diffusés à la télévision. Cependant, les changements étaient superficiels : Franco usait de la même prosodie monotone et du même langage rituel. En réalité, le média télévisuel accentuait sa rigidité. Face aux nouveaux dirigeants européens qui profitaient de la caméra pour s’humaniser, Franco apparaissait anachronique.

L’exemple de Franco démontre que l’efficacité communicative ne dépend pas toujours du charisme ou de l’éloquence, mais plutôt de la cohérence entre le style personnel et le contexte politique. Son art oratoire fonctionnait parce qu’il était en accord avec un système fermé, hiérarchique et ritualisé. Dans l’enseignement de la communication, son exemple sert à illustrer comment les niveaux verbal, paraverbal et non verbal construisent un même récit idéologique. Dans son cas, tous convergent vers un seul message : le pouvoir ne dialogue pas, il dicte.

Aujourd’hui, dans les démocraties médiatiques, ce modèle serait impensable ; néanmoins, son étude aide à comprendre comment le langage façonne les structures du pouvoir, et comment le silence, lorsqu’il est institutionnalisé, peut devenir une forme de communication politique efficace.

The Conversation

Susana Ridao Rodrigo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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23.11.2025 à 14:55

Comment l’IA peut nous aider à dresser le portrait de la population parisienne d’il y a 100 ans

Sandra Brée, Chargée de recherche CNRS - LARHRA, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La création d’une base de données à partir de l’ensemble des listes nominatives de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936 ouvre de nouvelles perspectives à la recherche.
Texte intégral (2309 mots)
Au Réveil Matin, Maison Bénazet, café restaurant du 113 avenue Jean-Jaurès (XIX<sup>e</sup>), vers 1935. Bibliothèque historique de la Ville de Paris

L’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population », qui se tient actuellement, et jusqu’au 8 février 2026, au musée Carnavalet-Histoire de Paris, s’appuie sur les recensements de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936, et contribue à renouveler le regard sur le peuple de la capitale dans l’entre-deux-guerres.


En France, des opérations de recensement sont organisées dès 1801, mais ce n’est qu’à partir de 1836 que des instructions spécifiques sont fournies pour procéder de manière uniforme dans toutes les communes du pays. Le recensement de la population est alors organisé tous les cinq ans, les années se terminant en 1 et en 6, jusqu’en 1946, à l’exception de celui de 1871 qui est reporté à l’année suivante en raison de la guerre franco-prussienne, et de ceux de 1916 et de 1941 qui ne sont pas organisés à cause des deux guerres mondiales.

Des données précieuses sur la population parisienne

Le premier but des recensements de la population est de connaître la taille des populations des communes pour l’application d’un certain nombre de lois. Ils permettent également de recueillir des informations sur l’ensemble des individus résidant dans le pays à un instant t pour en connaître la structure. Ces statistiques sont dressées à partir des bulletins individuels et/ou (selon les années) des feuilles de ménage (les feuilles de ménages récapitulent les individus vivant dans le même ménage et leurs liens au chef de ménage) remplies par les individus et publiées dans des publications spécifiques intitulées « résultats statistiques du recensement de la population ».

Liste nominative du recensement de la population de 1936, population de résidence habituelle, quartier Saint-Gervais (IVᵉ arrondissement). Archives de Paris : Cote D2M8 553

En plus de ces statistiques, les maires doivent également dresser une liste nominative de la population de leur commune. Mais Paris avait obtenu le droit de ne pas dresser ces listes. C’est le chef du bureau de la statistique parisienne, M. Lambert, qui décide de revenir sur cette exception dès 1926. Les listes nominatives de 1926, de 1931 et de 1936 sont donc les seules, avec celle de 1946, à exister pour la population parisienne.

Si Paris avait obtenu le droit de ne pas dresser ces listes, c’est en raison du coût d’une telle opération pour une population si vaste. La population parisienne compte, en effet, déjà près de 1,7 million d’habitants en 1861, un million de plus en 1901 et atteint son pic en 1921 avec 2,9 millions d’individus. Les données contenues dans ces listes sont particulièrement intéressantes, car elles permettent d’affiner considérablement les statistiques dressées pendant l’entre-deux-guerres.

Une base de données conçue grâce à l’IA

Ces listes, conservées aux Archives de Paris et numérisées puis mises en ligne depuis une dizaine d’années, ont déjà intéressé des chercheurs qui se sont appuyés dessus, par exemple, pour comprendre l’évolution d’une rue ou d’un quartier, mais elles n’avaient jamais été utilisées dans leur ensemble en raison du volume qui rend impossible leur dépouillement pour un chercheur isolé. Voulant également travailler à partir de ces listes – au départ, pour travailler sur la structure des ménages et notamment sur les divorcés –, j’avais moi aussi débuté le dépouillement à la main de certains quartiers.

Registre d’une liste nominative de recensement conservée aux Archives de Paris et présentée dans l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population ». Musée Carnavalet/Paris Musées/Pierre Antoine

La rencontre avec les informaticiens du Laboratoire d’informatique, de traitement de l’information et des systèmes (LITIS), Thierry Paquet, Thomas Constum, Pierrick Tranouez et Nicolas Kempf, spécialistes de l’intelligence artificielle, a changé la donne puisque nous avons entrepris de créer une base de données à partir de l’ensemble des listes nominatives de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936 dans le cadre du projet POPP. Les 50 000 images, qui avaient déjà été numérisées par les Archives de Paris, ont été traitées par les outils d’apprentissage profond et de reconnaissance optique des caractères développés au LITIS pour créer une première base de données.

Les erreurs de cette première base « brute » étaient déjà très faibles, mais nous avons ensuite, avec l’équipe de sciences humaines et sociales – composée de Victor Gay (École d’économie de Toulouse, Université Toulouse Capitole), Marion Leturcq (Ined), Yoann Doignon (CNRS, Idées), Baptiste Coulmont (ENS Paris-Saclay), Mariia Buidze (CNRS, Progedo), Jean-Luc Pinol (ENS Lyon, Larhra) –, tout de même essayé de corriger au maximum les erreurs de lecture de la machine ou les décalages de colonnes. Ces corrections ont été effectuées de manière automatique, c’est-à-dire qu’elles ont été écrites dans un script informatique permettant leur reproductibilité. Ainsi, nous avons par exemple modifié les professions apparaissant comme « benne » en « bonne » ou bien les « fnène » en « frère ».

Adapter la base à l’analyse statistique

Il a ensuite fallu adapter la base à l’analyse statistique. Les listes nominatives n’avaient, en effet, pas pour vocation d’être utilisées pour des traitements statistiques puisque ces derniers avaient été établis directement à partir des bulletins individuels et des feuilles de ménage. Or, l’analyse statistique requiert que les mots signalant la même entité soient inscrits de la même façon. Cette difficulté est exacerbée dans le cas des listes nominatives : les agents avaient peu de place pour écrire, car les colonnes sont étroites. Ils utilisaient donc des abréviations, notamment pour les mots les plus longs comme les départements de naissance ou les professions.

Nous avons dû par conséquent uniformiser la manière d’écrire l’ensemble des professions, des départements ou des pays de naissance, des situations dans le ménage et des prénoms. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur différents dictionnaires, c’est-à-dire des listes de mots correspondant à la variable traitée provenant de recherches antérieures ou d’autres bases de données. Ainsi, pour corriger les prénoms, Baptiste Coulmont, qui a travaillé sur cette partie de la base a utilisé les bases Insee des prénoms et des personnes décédées. Marion Leturcq et Victor Gay ont, par ailleurs, utilisé les listes des départements français, des colonies et des pays étrangers, tels qu’ils étaient appelés pendant l’entre-deux-guerres, ou encore la nomenclature des professions utilisées par la Statistique générale de la France (SGF).

Enfin, nous avons créé des variables qui manquaient pour l’analyse statistique que nous souhaitions mener, comme la variable « sexe » qui n’existe pas dans les listes nominatives (alors que le renseignement apparaît dans les fiches individuelles), ou encore délimiter les ménages afin d’en comprendre la composition. Ce travail de correction et d’adaptation de la base est encore en cours, car nous travaillons actuellement à l’ajout d’une nomenclature des professions – afin de permettre une analyse par groupes professionnels  –, ou encore à la création du système d’information géographique (SIG) de la base pour réaliser la géolocalisation de chaque immeuble dans la ville.

Retrouver des ancêtres

La base POPP ainsi créée a déjà été utilisée à différentes fins. Une partie de la base (comprenant les noms de famille – qui, eux, n’ont pas été corrigés –, les prénoms et les adresses) a été reversée aux Archives de Paris pour permettre la recherche nominative dans les images numérisées des listes nominatives. Ce nouvel outil mis en place au début du mois d’octobre 2025 – et également proposé en consultation au sein de l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population » – a déjà permis à de nombreuses personnes de retrouver leurs ancêtres.

Il nous a également été possible de fournir les premiers résultats tirés de la base POPP (confrontés aux résultats statistiques des recensements publiés) pour dresser des données de cadrage apparaissant sous forme d’infographies dans l’exposition (créées par Clara Dealberto et Jules Grandin). Ces résultats apparaissent également avec une perspective plus comparative dans une publication intitulée « Paris il y a 100 ans : une population plus nombreuse qu’aujourd’hui et déjà originaire d’ailleurs » (Ined, septembre 2025).

L’heure est maintenant à l’exploitation scientifique de la base POPP par l’équipe du projet dont le but est de dresser le portrait de la population parisienne à partir des données disponibles dans les listes nominatives des recensements de la population, en explorant les structures par sexe et âge, profession, état matrimonial, origine, ou encore la composition des ménages des différents quartiers de la ville.


L’autrice remercie les deux autres commissaires de l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population » Valérie Guillaume, directrice du musée Carnavalet – Histoire de Paris, et Hélène Ducaté, chargée de mission scientifique au musée Carnavalet – Histoire de Paris et les Archives de Paris.

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Sandra Brée a reçu des financements du CollEx-Persée, de Progedo, de l'humathèque du Campus-Condorcet et du CNRS.

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20.11.2025 à 16:15

« Les Dents de la mer » : genèse d’une bande originale mythique

Jared Bahir Browsh, Assistant Teaching Professor of Critical Sports Studies, University of Colorado Boulder

Deux notes de musique pour faire monter la tension&nbsp;: la bande originale des «&nbsp;Dents de la mer&nbsp;» prouve qu’en musique, le minimalisme peut donner des résultats spectaculaires.
Texte intégral (2972 mots)
Pour beaucoup d’historiens du cinéma, le film _Les Dents de la mer_ (1975) fut le premier blockbuster. Steve Kagan/Getty Images

La séquence de deux notes légendaires, qui fait monter la tension dans « les Dents de la mer », géniale trouvaille du compositeur John Williams, trouve son origine dans la musique classique du début du XXᵉ siècle, mais aussi chez Mickey Mouse et chez Hitchcock.


Depuis les Dents de la mer, deux petites notes qui se suivent et se répètent – mi, fa, mi, fa – sont devenues synonymes de tension, et suscitent dans l’imaginaire collectif la terreur primitive d’être traqué par un prédateur, en l’occurrence un requin sanguinaire.

Il y a cinquante ans, le film à succès de Steven Spielberg – accompagné de sa bande originale composée par John Williams – a convaincu des générations de nageurs de réfléchir à deux fois avant de se jeter à l’eau.

En tant que spécialiste de l’histoire des médias et de la culture populaire, j’ai décidé d’approfondir la question de la longévité de cette séquence de deux notes et j’ai découvert qu’elle était l’héritage direct de la musique classique du XIXe siècle, mais qu’elle a aussi des liens avec Mickey Mouse et le cinéma d’Alfred Hitchcock.

Lorsque John Williams a proposé un thème à deux notes pour les Dents de la mer, Steven Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Le premier blockbuster estival de l’histoire

En 1964, le pêcheur Frank Mundus tue un grand requin blanc de deux tonnes au large de Long Island au nord-est des États-Unis.

Après avoir entendu cette histoire, le journaliste indépendant Peter Benchley se met à écrire un roman qui raconte comment trois hommes tentent de capturer un requin mangeur d’hommes, en s’inspirant de Mundus pour créer le personnage de Quint. La maison d’édition Doubleday signe un contrat avec Benchley et, en 1973, les producteurs d’Universal Studios, Richard D. Zanuck et David Brown, achètent les droits cinématographiques du roman avant même sa publication. Spielberg, alors âgé de 26 ans, est engagé pour réaliser le film.

Exploitant les peurs à la fois fantasmées et réelles liées aux grands requins blancs – notamment une série tristement célèbre d’attaques de requins le long de la côte du New Jersey en 1916 –, le roman de Benchley publié en 1974, devient un best-seller. Le livre a joué un rôle clé dans la campagne marketing d’Universal, qui a débuté plusieurs mois avant la sortie du film.

À partir de l’automne 1974, Zanuck, Brown et Benchley participent à plusieurs émissions de radio et de télévision afin de promouvoir simultanément la sortie de l’édition de poche du roman et celle à venir du film. La campagne marketing comprend également une campagne publicitaire nationale à la télévision qui met en avant le thème à deux notes du compositeur émergent John Williams. Le film devait sortir en été, une période qui, à l’époque, était réservée aux films dont les critiques n’étaient pas très élogieuses.

Les publicités télévisées faisant la promotion du film mettaient en avant le thème à deux notes de John Williams.

À l’époque, les films étaient généralement distribués petit à petit, après avoir fait l’objet de critiques locales. Cependant, la décision d’Universal de sortir le film dans des centaines de salles à travers le pays, le 20 juin 1975, a généré d’énormes profits, déclenchant une série de quatorze semaines en tête du box-office américain.

Beaucoup considèrent les Dents de la mer comme le premier véritable blockbuster estival. Le film a propulsé Spielberg vers la célébrité et marqué le début d’une longue collaboration entre le réalisateur et Williams, qui allait remporter le deuxième plus grand nombre de nominations aux Oscars de l’histoire, avec 54 nominations, derrière Walt Disney et ses 59 nominations.

Le cœur battant du film

Bien qu’elle soit aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes musiques de l’histoire du cinéma, lorsque Williams a proposé son thème à deux notes, Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Mais Williams s’était inspiré de compositeurs des XIXe et XXe siècles, notamment Claude Debussy (1862-1918), Igor Stravinsky (1882-1971) et surtout de la Symphonie n° 9 (1893), d’Antonin Dvorak (1841-1904), dite Symphonie du Nouveau Monde. Dans le thème des Dents de la mer, on peut entendre des échos de la fin de la symphonie de Dvorak, et reconnaître l’emprunt à une autre œuvre musicale, Pierre et le Loup (1936), de Sergueï Prokofiev.

Pierre et le Loup et la bande originale des Dents de la mer sont deux excellents exemples de leitmotivs, c’est-à-dire de morceaux de musique qui représentent un lieu ou un personnage.

Le rythme variable de l’ostinato – un motif musical qui se répète – suscite des émotions et une peur de plus en plus intenses. Ce thème est devenu fondamental lorsque Spielberg et son équipe technique ont dû faire face à des problèmes techniques avec les requins pneumatiques. En raison de ces problèmes, le requin n’apparaît qu’à la 81ᵉ minute du film qui en compte 124. Mais sa présence se fait sentir à travers le thème musical de Williams qui, selon certains experts musicaux, évoque les battements du cœur du requin.

Un faux requin émergeant et attaquant un acteur sur le pont d’un bateau de pêche
Pendant le tournage, des problèmes avec le requin mécanique ont contraint Steven Spielberg à s’appuyer davantage sur la musique du film. Screen Archives/Moviepix/Getty Images

Des sons pour manipuler les émotions

Williams doit également remercier Disney d’avoir révolutionné la musique axée sur les personnages dans les films. Les deux hommes ne partagent pas seulement une vitrine remplie de trophées. Ils ont également compris comment la musique peut intensifier les émotions et amplifier l’action.

Bien que sa carrière ait débuté à l’époque du cinéma muet, Disney est devenu un titan du cinéma, puis des médias, en tirant parti du son pour créer l’une des plus grandes stars de l’histoire des médias, Mickey Mouse.

Lorsque Disney vit le Chanteur de jazz en 1927, il comprit que le son serait l’avenir du cinéma.

Le 18 novembre 1928, Steamboat Willie fut présenté en avant-première au Colony Theater d’Universal à New York. Il s’agissait du premier film d’animation de Disney à intégrer un son synchronisé avec les images.

Contrairement aux précédentes tentatives d’introduction du son dans les films en utilisant des tourne-disques ou en faisant jouer des musiciens en direct dans la salle, Disney a utilisé une technologie qui permettait d’enregistrer le son directement sur la bobine de film. Ce n’était pas le premier film d’animation avec son synchronisé, mais il s’agissait d’une amélioration technique par rapport aux tentatives précédentes, et Steamboat Willie est devenu un succès international, lançant la carrière de Mickey et celle de Disney.

L’utilisation de la musique ou du son pour accompagner le rythme des personnages à l’écran fut baptisée « mickeymousing ».

En 1933, King Kong utilisait habilement le mickeymousing dans un film d’action réelle, avec une musique calquée sur les états d’âme du gorille géant. Par exemple, dans une scène, Kong emporte Ann Darrow, interprétée par l’actrice Fay Wray. Le compositeur Max Steiner utilise des tonalités plus légères pour traduire la curiosité de Kong lorsqu’il tient Ann, suivies de tonalités plus rapides et inquiétantes lorsque Ann s’échappe et que Kong la poursuit. Ce faisant, Steiner encourage les spectateurs à la fois à craindre et à s’identifier à la bête tout au long du film, les aidant ainsi à suspendre leur incrédulité et à entrer dans un monde fantastique.

Le mickeymousing a perdu de sa popularité après la Seconde Guerre mondiale. De nombreux cinéastes le considéraient comme enfantin et trop simpliste pour une industrie cinématographique en pleine évolution et en plein essor.

Les vertus du minimalisme

Malgré ces critiques, cette technique a tout de même été utilisée pour accompagner certaines scènes emblématiques, avec, par exemple, les violons frénétiques qui accompagne la scène de la douche dans Psychose (1960), d’Alfred Hitchcock, dans laquelle Marion Crane se fait poignarder.

Spielberg idolâtrait Hitchcock. Le jeune Spielberg a même été expulsé des studios Universal après s’y être faufilé pour assister au tournage du Rideau déchiré, en 1966.

Bien qu’Hitchcock et Spielberg ne se soient jamais rencontrés, les Dents de la mer sont sous l’influence d’Hitchcock, le « maître du suspense ». C’est peut-être pour cette raison que Spielberg a finalement surmonté ses doutes quant à l’utilisation d’un élément aussi simple pour représenter la tension dans un thriller.

Un jeune homme aux cheveux mi-longs parle au téléphone devant l’image d’un requin à la gueule ouverte
Steven Spielberg n’avait que 26 ans lorsqu’il a signé pour réaliser les Dents de la mer. Universal/Getty Images

L’utilisation du motif à deux notes a ainsi permis à Spielberg de surmonter les problèmes de production rencontrés lors de la réalisation du premier long métrage tourné en mer. Le dysfonctionnement du requin animatronique a contraint Spielberg à exploiter le thème minimaliste de Williams pour suggérer la présence inquiétante du requin, malgré les apparitions limitées de la star prédatrice.

Au cours de sa carrière légendaire, Williams a utilisé un motif sonore similaire pour certains personnages de Star Wars. Chaque fois que Dark Vador apparaissait, la « Marche impériale » était jouée pour mieux souligner la présence du chef du côté obscur.

Alors que les budgets des films avoisinent désormais un demi-milliard de dollars (plus de 434 millions d’euros), le thème des Dents de la mer – comme la façon dont ces deux  notes suscitent la tension – nous rappelle que dans le cinéma, parfois, le minimalisme peut faire des merveilles.

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Jared Bahir Browsh ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.11.2025 à 16:24

Les marques et savoir-faire culturels français : des atouts convoités à l’étranger

Cécile Anger, Docteur en droit des marques culturelles, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Au lendemain du sommet Choose France, retour sur les modes d’exportation des institutions culturelles hors des frontières françaises.
Texte intégral (2985 mots)

Le patrimoine culturel, les musées et monuments jouent un rôle prépondérant dans les motivations des touristes qui visitent la France. Mais ce patrimoine est aussi, dans sa dimension immatérielle, un vecteur d’expertise valorisée au-delà de nos frontières.


Première destination touristique mondiale, la France a attiré 100 millions de visiteurs internationaux en 2024.

L’intérêt porté aux musées et monuments, dans leur composante matérielle – en tant que lieux qui se visitent – se mesure aussi dans leur composante immatérielle. L’apport du patrimoine culturel à l’économie se traduit par l’accueil de touristes se rendant en France, mais aussi à travers l’exportation des institutions culturelles hors des frontières françaises.

Pour la campagne de promotion des entreprises françaises, Choose France, le gouvernement a choisi de metrre en avant des monuments insignes.

C’est précisément en raison de son patrimoine culturel que la France est arrivée en tête du classement annuel Soft Power 30 en 2017 et en 2019.

De nombreux rapports publics ont investi cette question, percevant les musées ou monuments comme détenteurs d’actifs immatériels susceptibles d’être valorisés à l’international.

Le tournant de l’économie de l’immatériel

Dès 2006, les auteurs du rapport remis à Bercy sur l’économie de l’immatériel écrivaient : « Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. » Au capital matériel a succédé le capital immatériel, le capital des talents, de la connaissance et du savoir. Ce rapport invitait les acteurs français à miser davantage sur leur capital intangible, gisement devenu stratégique pour rester compétitif. Identifiant trois atouts immatériels culturels – le nom des établissements culturels, leur image et leur expertise –, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet recommandaient d’engager une transition vers leur valorisation.

Un rapport spécifique a ainsi été commandé en 2014 par le ministère de la culture au haut fonctionnaire Jean Musitelli, « La valorisation de l’expertise patrimoniale à l’international ». En 2019, la Cour des comptes se penchait sur la valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles.

Plus récemment, en 2023, le Sénat a publié un rapport d’information réalisé par les parlementaires Else Joseph et Catherine Morin-Desailly sur l’expertise patrimoniale internationale française, faisant état d’un savoir-faire complet, ancien et reconnu, la qualité scientifique de l’expertise française étant établie « sur l’ensemble du champ patrimonial ».

L’expertise culturelle française : un vivier de métiers hautement qualifiés

La notion d’expertise renvoie à des connaissances ou compétences qui ne sont juridiquement pas protégées par brevet et qui permettent la création de produits ou services. L’expertise peut faire l’objet d’une transmission dans le cadre d’une transaction, son transfert se matérialisant par des missions de conseil ou de formation.

Les musées regorgent d’une variété de métiers et savoir-faire liés aux activités exercées par les professionnels y travaillant. Véritable « conservatoire de talents », ils détiennent une expertise technique particulièrement qualifiée et recherchée.

Constitué en interne en 2014, le département Louvre conseil a la charge de valoriser l’expertise des équipes du musée. Cette expertise porte sur les collections, les publics mais aussi sur le management. La brochure présentant l’ingénierie patrimoniale du Centre Pompidou énumère la liste des prestations possibles dans la création et la gestion d’espaces culturels : conseil en muséographie, en médiation… mais aussi accompagnement sur le plan administratif.

Les savoir-faire patrimoniaux français ont bénéficié d’une large couverture médiatique lors du chantier de restauration de Notre-Dame. Les sénatrices à l’origine du rapport précité jugeaient judicieux de profiter de la grande visibilité du chantier – servant ainsi de vitrine des métiers d’art français – pour « valoriser l’ensemble des savoir-faire qui ont collaboré à cette entreprise (archéologues, artisans d’art, architectes, maîtres d’ouvrage, restaurateurs, facteurs d’instruments…) ».

Une expertise recherchée en majorité par les pays émergents

Les pays émergents sont les principaux demandeurs de cette expertise, le patrimoine étant perçu comme un levier d’attractivité et suscitant ainsi un intérêt croissant. Faute de compétences suffisantes pour construire, agencer et gérer des musées, ils font appel à des institutions disposant de cette expérience. Les pays du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique constituent « les marchés les plus prometteurs » sur ce plan.

Le rapport du Sénat considère que la France possède de sérieux atouts pour prendre part à ce marché :

« Il est clair que la réputation de ses savoir-faire et la renommée de certains de ses établissements au niveau mondial, qu’il s’agisse du Louvre, du château de Versailles ou du Mont Saint-Michel, contribuent à asseoir sa position sur le plan international. »

Une combinaison gagnante : l’apport de marque et d’ingénierie

Les grands accords internationaux s’accompagnent fréquemment d’un élément complémentaire à l’expertise : la marque des institutions culturelles.

Le Louvre Abou Dhabi incarne cette pluralité. Signé en 2007 entre la France et les Émirats arabes unis, l’accord prévoyait la création d’un musée constitué avec l’expertise des équipes muséales françaises et portant le nom du Louvre. Plusieurs volets composent cet accord : l’accompagnement en ingénierie, le prêt d’œuvres des collections françaises (plusieurs musées étant parties prenantes) ainsi que le prêt du nom du Louvre à travers un contrat de licence de marque.

Il en va de même dans l’expérience du Centre Pompidou, qui valorise tant ses savoir-faire que sa marque, celle-ci étant apposée sur le devant des nouveaux musées, dont les façades s’ornent ainsi du sceau de l’institution française. Présent sur tous les continents, il a collaboré en Europe avec la ville de Malaga (Espagne) et la Fondation bruxelloise Kanal. En Asie, il s’est associé avec la société d’aménagement West Bund pour accompagner la création d’un musée à Shanghai (Chine). Son action se mesure aussi en Amérique du Sud (Brésil) et dans les pays du Golfe (Arabie saoudite).

On notera cependant que la valorisation de la marque, a fortiori dans un contexte international, n’a de sens que pour des institutions notoires. Si l’expertise des musées français peut relever tant d’institutions nationales que de structures territoriales, le rayonnement de la marque semble limité aux grands musées, qualifiés par certains auteurs, dont l’économiste Bruno S. Frey, de « superstar » en raison de leur statut et de leur aura.

Une économie fondée sur l’excellence française ?

L’affirmation constante de la nécessité de valoriser l’expertise et les marques culturelles peut être vue comme l’application de la théorie de l’avantage comparatif développée par l’économiste britannique David Ricardo au XIXe siècle. Selon cette théorie, « chaque nation a intérêt à se spécialiser dans la production où elle possède l’avantage le plus élevé comparativement aux autres ». Aussi s’agit-il de « concentrer ses efforts à l’export sur des secteurs où le pays possède de réels avantages comparatifs ».

Il convient toutefois de nuancer ce postulat, car si la France possède assurément des marques fortes et une expertise patrimoniale reconnue, elle n’est pas la seule à en disposer ni à les proposer sur la scène internationale, ce marché étant concurrentiel et, au demeurant, occupé par d’autres États « également bien positionnés », notamment le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie.

Les marques muséales américaines s’exportent également. D’aucuns auront en tête l’exemple très connu du Guggenheim, à l’origine même du concept de « marque muséale », au sens de « brand » et de « trademark », c’est-à-dire un outil de développement économique et d’expansion internationale. Le Guggenheim de Bilbao (Espagne) en témoigne : la fondation new-yorkaise a cédé le droit d’usage de son nom et perçu, en échange, 20 millions de dollars (17,2 millions d'euros) de royalties pour l’usage de sa marque.

Le Museum of Modern Art de New York (MoMA) valorise aussi son nom et son expertise. Il a, par exemple, exporté son concept de boutique de design hors des frontières américaines, avec l’implantation de deux MoMA Design Stores au Japon, à Tokyo et à Kyoto.

Des outils de diversification des ressources propres

On rappellera qu’historiquement, les musées apportaient leur savoir-faire dans une logique, non pas de valorisation mais de solidarité avec d’autres pays. C’est le cas des chantiers de fouilles archéologiques relevant avant tout d’une logique de coopération. La valorisation économique des savoir-faire est un phénomène nouveau, dont l’émergence s’explique par une demande croissante d’ingénierie culturelle émanant de certains pays mais aussi par le contexte budgétaire.

Ce désir de valorisation ne saurait être appréhendé indépendamment du contexte économique contemporain. Il s’agit également de favoriser le développement de ressources propres, venant abonder les budgets, de plus en plus tendus, des institutions culturelles. Les subsides publics n’étant pas mirifiques, les musées doivent répondre à l’impérieuse nécessité de diversifier leurs sources de financement.

Le Centre Pompidou perçoit entre 14 millions et 16 millions d’euros par an au titre de ses partenariats internationaux. S’agissant de l’exemple emblématique du Louvre Abou Dhabi, le montant total de l’accord s’élève à 1 milliard d’euros, la valorisation de la marque « Louvre » représentant 400 millions d’euros.

Ces redevances de licence de marque et d’ingénierie culturelle viennent compléter les ressources propres des établissements, rejoignant ainsi d’autres recettes, parmi lesquelles le mécénat, la location d’espaces, la vente de produits en boutique…

Pendant la fermeture du Centre Pompidou Paris, le programme Constellation prend le relais pour aller hors les murs à la rencontre des publics, partout en France et dans le monde, entre 2025 et 2030. Centre Pompidou

Des partenariats adaptés au contexte local

Face au constat d’un intérêt marqué de la part de pays émergents auprès de musées européens et états-uniens pour construire une offre culturelle, se pose la question de la construction de cette offre et de la confrontation de regards différents.

Ainsi que le relève la juriste Marie Maunand :

« Le développement des échanges internationaux dans le domaine patrimonial induit une dynamique de transfert d’expertise des pays du Nord – pays développés à économie de marché – vers des pays dits du Sud – qui sont soit émergents soit moins avancés – qui pourrait contribuer à la diffusion d’un modèle culturel unique. »

La diversité doit être au cœur de ces accords afin d’éviter toute forme de standardisation. Une approche pragmatique adaptée au contexte local, propre à celui qui est demandeur de l’expertise, s’avère primordiale.

Un transfert de savoir-faire suppose une transmission d’informations ou de compétences. En dépit de la nature commerciale de ces partenariats, il ne saurait s’agir d’un discours simplement descendant de la part de l’expert ou du « sachant » vers son partenaire, mais bien d’un échange favorisant la rencontre de points de vue variés. Dans ce sens, Émilie Girard, présidente d’ICOM France observe un « changement de paradigme et de posture dans le mode de construction d’une expertise plus tournée vers le dialogue ».

Mentionnant la mise en œuvre du partenariat avec les Émiriens, Laurence des Cars, présidente-directrice générale du Louvre, évoque la question de la médiation et de l’explication des œuvres, et, dans le cadre de cet échange entre la France et les Émirats arabes unis, de « l’altérité culturelle » et des manières permettant aux différents publics de partager des œuvres d’art en l’absence de références culturelles ou religieuses communes.

En 2015, le rapport livré par Jean Musitelli cité par Marie Maunand relevait :

« La valorisation dans le contexte de la mondialisation doit […] concourir à la diversification des expressions culturelles […] en se montrant attentif aux attentes et aux besoins des partenaires et en ajustant l’offre aux réalités et traditions locales, [avec] […] des alternatives au modèle standard tel qu’il est véhiculé par la globalisation. »

C’est aussi un rôle que souhaitent allouer à l’expertise française les autrices du rapport de la mission sénatoriale d’information.

Si sa valorisation procède pour partie d’une démarche économique, elle est aussi le reflet d’enjeux diplomatiques, dont l’objectif est de renforcer le rayonnement et l’influence de la France sur la scène internationale. Else Joseph, sénatrice des Ardennes, notait ainsi :

« Ces dernières années, combien l’influence de la France est, si ce n’est en recul, du moins de plus en plus contestée et fragilisée. C’est particulièrement vrai dans les instances internationales en matière culturelle, à l’instar de l’Unesco, où les pays occidentaux se voient régulièrement reprocher une attitude néocoloniale. »

En vue d’y apporter une réponse, la parlementaire suggérait de « tirer parti de la solide expertise de la France dans le domaine patrimonial pour maintenir notre capacité d’influence ».

En ce sens, l’expertise et les marques culturelles sont assurément une incarnation du soft power de la France, qu’il importe autant de valoriser que de préserver.

The Conversation

Cécile Anger a soutenu sa thèse de doctorat en 2024 à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est depuis jeune docteure associée à l'Ecole de Droit de la Sorbonne. Son domaine de recherche porte sur les marques culturelles ainsi que la protection et la valorisation de l'image des œuvres d'art, musées et monuments. Elle a commencé sa carrière au musée de Cluny, puis occupé le poste de Cheffe du service marque et mécénat au Domaine national de Chambord avant de rejoindre l'équipe de l'Établissement public du Mont Saint-Michel.

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19.11.2025 à 11:52

Pourquoi publier une « nouvelle » histoire de France en 2025

Éric Anceau, Professeur d'histoire contemporaine, Université de Lorraine

La recherche dispose aujourd’hui de méthodes qui renouvellent notre connaissance du passé et nous invitent à considérer l’histoire sous des angles inédits.
Texte intégral (2153 mots)
_Le 28 juillet 1830. La Liberté guidant le peuple_ (1830), tableau d’Eugène Delacroix (1798-1863) exposé au Louvre (Paris). Musée du Louvre via Wikimédia Commons

La connaissance du passé évolue au fil des recherches. Du big data à l’archéologie préventive, la palette d’outils à disposition de l’historien s’enrichit. Et on s’intéresse aujourd’hui à des sujets longtemps restés sous silence, comme l’environnement ou le genre. Regard sur cette nouvelle approche de l’histoire.


L’histoire de France est un inépuisable sujet de discussion pour les personnalités politiques de tous bords, les médias, les Français et les étrangers qui observent les querelles qui agitent notre pays autour de son passé avec un mélange d’admiration, d’amusement et d’agacement. Les représentations qui en ont été proposées lors de la cérémonie des Jeux olympiques de Paris, à l’été 2024, ont ainsi fait couler beaucoup d’encre.

De fait, la connaissance du passé progresse au fil des recherches. Le contexte de naguère n’est plus celui d’aujourd’hui et les interprétations de l’histoire s’entrechoquent. On ne peut ainsi pas parler du passé colonial de la France en 2025 comme on le faisait au « temps béni des colonies », pour reprendre le titre de la chanson ironique et critique, en 1976, de Michel Sardou, Pierre Delanoë et Jacques Revaux – pour ne donner que cet exemple.

C’est pourquoi nous avons entrepris avec une centaine de spécialistes une Nouvelle Histoire de France. Publiée en octobre 2025 aux éditions Passés composés, cette somme de 340 éclairages, des Francs à la crise actuelle de la Ve République, de Vercingétorix à Simone Veil, tient compte des renouvellements de la discipline. Explications.

Une histoire trop longtemps tiraillée entre roman national et déconstruction

Non seulement la France a été au cœur de la plupart des principaux événements qui ont scandé l’histoire mondiale des derniers siècles, mais elle a également été en proie à des clivages politiques, religieux et idéologiques majeurs : les catholiques face aux protestants, les républicains contre les monarchistes ou encore la droite face à la gauche.

Ce passé, long, riche et tumultueux, n’a cessé d’être instrumentalisé. À partir du XIXe siècle, et plus particulièrement de la IIIe République, a dominé un « roman national » qui présentait la France sans nuances, puissante et rayonnante, et faisait de tous ces affrontements un préalable douloureux mais nécessaire à un avenir radieux.

À partir des années 1970, cette histoire a commencé à être déconstruite par le postmodernisme soucieux de rompre avec la modernité née pendant les Lumières, de libérer la pensée et de délivrer l’individu du passé pour l’inscrire pleinement dans le présent, en fustigeant les grands récits historiques.

Cette approche a été salutaire car elle a fait réfléchir, a remis en cause de fausses évidences et a fait progresser notre connaissance. Ainsi, pour reprendre le cas de l’histoire coloniale, Edward Saïd (1935-2003) a-t-il souligné, dans l’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978, 1980 pour l’édition française), ce que le regard occidental porté sur l’Orient et sur les colonisés avait pu avoir de biaisé, voire de méprisant, même s’il a pu pécher lui-même par réductionnisme et caricature pour défendre sa thèse.

Et certains déconstructeurs en sont venus à noircir systématiquement l’histoire de France, comme le fit par exemple Claude Ribbe avec son Crime de Napoléon (2005) comparant l’esclavage et la traite négrière à la Shoah et Napoléon à Hitler.

Cependant, d’autres ont rapidement profité de ces derniers excès pour proposer de nouveau un roman national qui a pu prendre un tour essentialiste. Il existe pourtant et évidemment une voie entre la fierté aveugle des uns et la passion destructrice des autres.

Un troisième moment historiographique

De la fin des années 2000 au milieu de la décennie suivante, trois grandes entreprises collectives ont contribué à explorer une autre voie, à distance des interprétations partisanes.

À partir de 2009, Joël Cornette a ainsi dirigé, pour l’éditeur Belin, une Histoire de France en plus de dix volumes et 10 000 pages, faisant la part belle aux sources et aux illustrations. Claude Gauvard a pris peu après la tête d’une Histoire personnelle de la France en six volumes aux Presses universitaires de France, avant que Patrick Boucheron et un autre collectif ne publient, en 2017, aux éditions du Seuil, une Histoire mondiale de la France autour d’événements destinés à faire réfléchir.

Ces trois histoires proposaient un récit chronologique et s’appuyaient sur des spécialistes reconnus pour essayer de recentrer un pendule de l’histoire qui avait sans nul doute trop oscillé. Il nous est cependant apparu qu’il y avait nécessité de proposer un autre projet de grande ampleur, une Nouvelle Histoire de France. Nous avons emprunté cette même voie médiane, en rassemblant d’ailleurs plusieurs des autrices et auteurs qui avaient participé aux entreprises précédentes, mais en procédant aussi différemment, sous forme encyclopédique et chronologico-thématique.

Pierre Nora (1931-2025) qui avait dirigé une somme pionnière au milieu des années 1980, les Lieux de mémoire, nous disait au début du processus éditorial, en 2023, que le temps était sans doute venu d’ouvrir un troisième moment historiographique, celui d’une histoire soustraite à la fausse modernité qui conduit à ne lire le passé qu’avec des schémas actuels de pensée, celui d’une histoire renonçant au nouveau mantra qui rend l’Occident coupable de tous les maux et qui pare le reste du monde de toutes les vertus par un excès symétrique à celui par lequel le premier s’est longtemps pris pour le phare de la planète renvoyant le second à sa supposée arriération, celui enfin d’une histoire extraite du cadre étroit de notre hexagone pour montrer ce que la France doit au monde mais aussi ce qu’elle lui a apporté, dans un incessant mouvement de circulation à double sens, à la fois humain, matériel et immatériel.

De nouveaux sujets et des méthodes nouvelles

Avec cette Nouvelle Histoire de France, il s’agit de renoncer aux effets de mode, d’accorder toute leur place aux incontournables – les personnalités, les faits marquants, les œuvres majeures – sans omettre aucun des renouvellements majeurs de ces dernières années. La discipline a évolué en effet tant dans les objets (histoire impériale et coloniale, histoire des voix oubliées et des marges négligées, histoire du genre et des femmes, histoire environnementale…), que dans les méthodes (archéologie préventive, prosopographie, approche par le bas, jeu sur les échelles, big data…).

Parmi les nouveaux sujets historiques, l’environnement est très certainement l’un de ceux qui ont pris le plus de place dans la recherche en raison de la dégradation accélérée de la planète due au double processus de marchandisation du monde
– porté par un imaginaire économique de croissance infinie – et d’artificialisation de la planète – reposant sur un imaginaire technoscientifique prométhéen – qui se développe depuis la fin du XVIIIe siècle. En mettant en avant ces alertes précoces et les alternatives proposées dans le passé, l’histoire environnementale est porteuse de sens pour l’avenir et c’est pourquoi nous voulions lui accorder une grande place en confiant à Charles-François Mathis, son chef de file en France, le soin de l’aborder.

Quant aux méthodes nouvelles à disposition de l’historien, il nous faut dire un mot, là encore à titre d’exemple, de l’archéologie préventive. Celle-ci a commencé à se développer en France à partir des années 1970, avec l’ambition de préserver et d’étudier les éléments significatifs du patrimoine archéologique français menacés par les travaux d’aménagement et les projets immobiliers. Elle a permis de mieux comprendre l’héritage gaulois de la France et ses limites. Et qui mieux que Dominique Garcia, grand spécialiste de la Gaule préromaine et directeur de l’Institut national de la recherche archéologique préventive (Inrap) pour traiter le chapitre « Gaulois » de notre ouvrage ?

En outre, l’histoire n’est pas une discipline isolée mais elle s’enrichit du dialogue avec les autres sciences humaines et sociales et c’est dans cet esprit que nous avons aussi fait appel à 17 auteurs et autrices de 14 autres disciplines, habitués à travailler en profondeur historique : le géographe Jean-Robert Pitte, le spécialiste de la littérature française Robert Kopp, l’historienne de l’art Anne Pingeot, le philosophe Marcel Gauchet… Tous ont accepté de mettre leur savoir à la portée du plus grand nombre au prix d’un effort de synthèse et de vulgarisation.

C’est à ce prix que cette histoire en 100 chapitres, 340 éclairages et 1 100 pages se veut renouvelée et tout à la fois érudite et vivante, encyclopédique et ludique, dépassionnée… mais passionnante !

The Conversation

Éric Anceau a dirigé la « Nouvelle histoire de France » publiée aux éditions Passés composés.

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18.11.2025 à 16:17

Jeux vidéo : comment mieux protéger les données personnelles des joueurs les plus accros ?

Arthur Champéroux, Doctorant en droit à la protection des données à caractère personnel, Université Paris-Saclay; Université Laval

En l’absence de consensus scientifique sur l’existence d’une addiction aux jeux vidéos, un certain flou juridique permet aux éditeurs de collecter les données des joueurs à des fins commerciales, sans protection suffisante pour ces derniers.
Texte intégral (1901 mots)
Les personnes accros aux jeux vidéo sont vulnérables. Tima Miroshnichenko/Pexels, CC BY

L’addiction aux jeux vidéo est un trouble comportemental dont la reconnaissance scientifique et juridique divise les experts. Or, les éditeurs de jeu collectent les données des joueurs potentiellement concernés. En l’absence de consensus scientifique sur la question de ce type de dépendance, qu’en est-il de la protection juridique des gameurs ?


L’addiction se définit comme la perte de contrôle d’un objet qui était à l’origine une source de gratification pour l’usager. De nombreuses études scientifiques ont tenté d’établir des liens entre l’utilisation d’écrans et une forme de dépendance chronique assimilable à de l’addiction.

Par conséquent, cette question s’est imposée logiquement dans les discussions et expériences scientifiques. Le trouble du jeu vidéo (gaming disorder) est un trouble du comportement reconnu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2018 (CIM-11), mais aussi par l’American Psychiatric Association depuis 2013 (DSM-5-TR). Ces deux classifications reposent sur une série de symptômes dont la combinaison tend à indiquer une forme d’addiction aux jeux vidéo. Toutefois, la communauté scientifique est divisée sur sa reconnaissance en tant que pathologie.

Ce constat appelle à l’approfondissement des études sur le sujet. Toutefois, avant le stade « pathologique », il est possible de considérer plusieurs niveaux de gravité de l’addiction, qui traduisent déjà des formes de dépendance aux jeux vidéo.

En effet, les formes les plus graves d’addiction concerneraient de 0,5 % à 4 % des joueurs, tandis que d’autres études montrent que la consommation problématique des jeux vidéo est bien plus répandue, avec 44,7 % des personnes présentant des difficultés avec la consommation des écrans.

La première conséquence de cette addiction est la perte de contrôle du temps de jeu, d’ailleurs accrue pour les joueurs de moins de 18 ans, dont le lobe frontal responsable de l’autocontrôle est en cours de formation. Néanmoins, les formes d’addiction aux jeux vidéo représentent aussi une opportunité pour l’industrie du jeu vidéo à travers la mise en place d’une économie de l’attention très lucrative.

Retenir l’utilisateur, collecter des données

Sa logique est la création de services en ligne conçus pour retenir l’utilisateur et collecter le maximum de données liées à l’activité du joueur pour effectuer de la publicité comportementale. L’industrie du jeu vidéo s’est d’ailleurs particulièrement démarquée dans son expertise pour la collecte de données des joueurs, d’un côté, et, d’un autre côté, pour sa maîtrise des mécaniques de jeu (game pattern) afin de susciter l’engagement des joueurs.

Certains industriels, eux-mêmes, avertissent des dangers de la « weaponized addiction », lorsque la tendance à l’addiction est instrumentalisée au profit de l’optimisation du ciblage publicitaire. À l’inverse, d’autres experts rejettent en bloc la vision d’un rôle joué par l’industrie dans l’addiction des joueurs, malgré les nombreuses critiques de la recherche en science de l’information et les dérives documentées périodiquement.

Quelles protections juridiques pour les joueurs concernés ?

Par ricochet, l’absence de consensus scientifique impacte les systèmes juridiques qui éprouvent des difficultés à protéger les joueurs concernés. Concrètement, les juridictions nationales peinent à reconnaître l’addiction comme source de préjudice pour les joueurs.

Récemment, les exemples se multiplient avec des contentieux autour du jeu Fortnite d’Epic Games au Canada et aux États-Unis lui reprochant de n’avoir pas assez protégé les données personnelles des enfants, mais aussi des pratiques commerciales trompeuses où l’addiction a été soulevée par les associations de joueurs.

De même, des plaintes ont été déposées contre la plate-forme de jeux vidéos Roblox de Google, mais aussi contre le jeu Call of Duty d’Activision aux États-Unis, qui se sont globalement soldées par des refus des juridictions, soit de recevoir les plaintes, soit de reconnaître la responsabilité des éditeurs de jeux vidéo vis-à-vis des designs addictifs.

En France, la question ne s’est pas spécialement judiciarisée, toutefois, le législateur a adopté des mesures de pédagogie à travers la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique dite loi SREN du 21 mai 2024 qui amende l’article L. 611-8 du Code de l’éducation en ajoutant une formation à la « sensibilisation aux addictions comportementales au numérique » dans l’enseignement supérieur.

L’autorité de protection des données personnelles en France (CNIL) a d’ailleurs consacré une série de travaux de recherche à la question de l’économie des données dans le jeu vidéo.

Malgré les efforts d’adaptation des systèmes juridiques, la position de vulnérabilité psychologique des personnes addictes aux jeux vidéo appelle à une prise en compte plus conséquente.

Considérant les liens entre l’économie de la donnée et l’instrumentalisation potentielle de l’addiction des joueurs, il est nécessaire de considérer l’encadrement de cette activité sous l’angle du droit à la protection des données à caractère personnel. Celui-ci, dans l’Union européenne, peut protéger les joueurs de deux façons : en encadrant l’utilisation des données personnelles qui servent à identifier les joueurs addictes, et en instaurant une limitation spécifique de la publicité comportementale par les dispositions relatives aux traitements automatisés.

Une surveillance commerciale insuffisamment encadrée

En pratique, le temps de jeu, la fréquence et le caractère compulsif des achats sont des données couramment utilisées par l’industrie pour identifier les habitudes de consommation des joueurs. D’ailleurs, les joueurs les plus dépensiers sont communément surnommés les « baleines », comme dans le monde du casino.

L’utilisation de ces données est strictement encadrée, soit en tant que données sensibles si ces données sont relatives à la condition médicale de la personne au stade de la pathologie, ce qui demeure peu probable, soit en tant que donnée personnelle comportementale. Si ces données sont sensibles, l’éditeur du jeu vidéo doit demander l’autorisation explicite au joueur d’utiliser ces données.

Si ces données ne sont pas sensibles, l’utilisation de ces données reste bien encadrée, puisque l’éditeur doit tout de même justifier de la finalité du traitement et d’une base légale, c’est-à-dire présenter un fondement juridique (exécution du contrat, intérêt légitime qui prévaut sur les intérêts du joueur, ou consentement du joueur). À noter que la publicité comportementale semble n’être autorisée que sur la base du consentement du joueur.

En Union européenne, le Règlement général à la protection des données (RGPD) encadre les traitements automatisés qui sont au cœur du fonctionnement de la publicité comportementale. Pour résumer, la loi garantit que le joueur puisse refuser le traitement de ses données personnelles pour de la prospection commerciale. Cette garantie est constitutive de la liberté de choix du joueur. De plus, le nouveau Règlement européen des services numériques (ou Digital Services Act, DSA) interdit la publicité comportementale auprès des enfants joueurs.

Néanmoins, de nombreux jeux ne sont pas encore en conformité avec ces règles, malgré les efforts des autorités de protection européennes. Finalement, le poids du respect des droits du joueur à refuser cette forme de surveillance commerciale repose encore sur le joueur lui-même, qui doit rester vigilant sur l’utilisation de ces données.

Ce constat est problématique, notamment lorsque l’on considère la vulnérabilité des joueurs dans leur prise de décision sur l’utilisation de leurs données, notamment lorsqu’ils souffrent de troubles addictifs du jeu vidéo.

Cependant, la possibilité récente de recours collectifs pour les préjudices liés à la violation du RGPD, comme l'énonce l’article 80, pourrait ouvrir la voie à un contrôle des données personnelles par les communautés de joueurs et un rééquilibrage des forces en présence. Les développements jurisprudentiels sont attendus par les associations de joueurs, les autorités de protection des données et l’industrie avec impatience.

The Conversation

Arthur Champéroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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18.11.2025 à 16:16

Les œuvres d’art, cibles de choix pour le crime organisé ?

Guergana Guintcheva, Professeur de Marketing, EDHEC Business School

Bertrand Monnet, Professeur, EDHEC Business School

Par ses caractéristiques, le marché de l’art attire certaines activités de blanchiment. Comment cela fonctionne-t-il&nbsp;? Les outils mis en place sont-ils efficaces&nbsp;?
Texte intégral (1654 mots)

Certaines caractéristiques du marché de l’art, à commencer par la pratique de l’anonymat, le rendent attractif pour les activités de blanchiment. Comment s’en protège-t-il ? Ces outils sont-ils adaptés à l’objectif poursuivi ? Comment mieux faire ?


En 2024, le marché mondial de l’art a atteint 57,5 milliards de dollars (soit 49,5 milliards d’euros) selon l’étude The Art Basel and UBS Global Art Market, illustrant sa solidité en tant qu’actif. Mais si l’art est traditionnellement lié à des motivations nobles, telles que le goût du beau et la transmission, sa relation avec le crime organisé mérite également d’être explorée.

C’est ce que nous avons tenté de faire dans un récent travail de recherche dans lequel nous analysons les ressorts du blanchiment, les nouvelles fragilités du marché de l’art (via sa transformation numérique notamment) et les solutions qui existent face à ce fléau.

Manque de transparence

Il est estimé qu’entre 2 % et 5 % du PIB mondial est blanchi chaque année. Le blanchiment d’argent par le biais des œuvres d’art ne constitue qu’un exemple parmi d’autres. Cependant, l’industrie de l’art se distingue par son manque de transparence et ses mécanismes subjectifs d’évaluation de la valeur des œuvres (étroitement liés à la spéculation), ce qui en fait l’un des marchés les moins régulés en matière de lutte contre le blanchiment. Après la drogue et les armes, le trafic d’œuvres d’art est ainsi la source de financement la plus lucrative pour les activités illégales.

Ainsi, par exemple, en 2007, une affaire concernant un tableau de Jean-Michel Basquiat a illustré la difficulté à estimer le prix d’une œuvre d’art. Franchissant la douane avec une facture mentionnant une valeur de 100 dollars (82 euros), ce tableau valait en réalité 8 millions (6,8 millions d’euros). Derrière cette opération se trouvait une opération de blanchiment d’argent menée par un ancien banquier brésilien. Cette affaire révèle la façon dont le marché de l’art, de par ses caractéristiques mêmes, peut se retrouver au cœur d’activités illicites.


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Une mécanique bien rodée

Le blanchiment d’argent consiste à dissimuler l’origine de fonds acquis illégalement pour les convertir en sources légitimes. Son objectif est donc de transformer de l’« argent sale », qui ne peut être utilisé ouvertement, en argent propre pouvant circuler librement dans l’économie légale. En ce sens, pour l’art, les organisations criminelles s’appuient sur une mécanique bien rodée, comme celle utilisée par exemple par les narcotrafiquants mexicains pour la filière du fentanyl.

L’art peut jouer deux rôles distincts dans les activités criminelles. Premièrement, avec la production de faux et la vente d’œuvres d’art volées comme sources directes de revenus illicites ; deuxièmement, en tant qu’instrument dans le processus de blanchiment via l’achat et la revente d’œuvres authentiques.

Le processus de blanchiment d’argent se déroule en trois phases : le placement, l’empilement et l’intégration.

  • Le placement consiste à transformer de l’argent liquide « sale » (ou bien des cryptomonnaies) en argent placé sur des comptes bancaires. Par exemple, les criminels peuvent acheter des œuvres d’art en espèces, puis les revendre en exigeant d’être payés sur des comptes bancaires par les nouveaux acheteurs. Cela se fait principalement par le biais de la corruption d’employés de galeries, de maisons de vente aux enchères ou d’agents de ports francs.

  • L’empilement vise à transférer l’argent placé vers d’autres comptes bancaires pour dissimuler ses traces. Le marché de l’art présente un intérêt supplémentaire dans cette étape du blanchiment d’argent, en raison de la spéculation sur certains types d’œuvres d’art ainsi que des ventes aux enchères, qui peuvent faire grimper de manière irrationnelle le prix des œuvres. Cela permet aux criminels d’investir des sommes considérables dans un nombre limité de transactions sans attirer l’attention.

  • Enfin, l’intégration consiste à investir l’argent blanchi dans divers actifs légaux grâce à des sociétés-écrans.

Des vulnérabilités multiples

À de nombreux égards, le marché de l’art est vulnérable aux activités criminelles. Ces vulnérabilités sont particulièrement prononcées dans les domaines où l’opacité et l’anonymat sont courants, comme, par exemple, les ventes privées dans les maisons de vente, les transactions numériques impliquant des paiements en cryptomonnaie et l’utilisation de ports francs pour le stockage et le transfert.

Le premier point de contact dans la chaîne de valeur en termes d’activités illicites est la production de contrefaçons ou la vente d’œuvres volées, qui génèrent des fonds destinés à être blanchis. Par exemple, une opération européenne majeure menée en 2024, impliquant l’Espagne, la France, l’Italie et la Belgique, a conduit à la saisie de plus de 2 000 œuvres d’art contemporain contrefaites, pour un préjudice économique estimé à 200 millions d’euros.

Dangereuse opacité

Un deuxième moment vulnérable survient lorsque les œuvres d’art sont acheminées par le biais de plateformes de vente (galeries, foires…). Cette étape est particulièrement délicate dans le contexte des ventes privées, où la provenance et l’identité du vendeur sont rarement divulguées. Cette opacité offre aux criminels d’importantes possibilités de blanchir de l’argent en dissimulant l’origine et l’historique de propriété de l’œuvre.

Enfin, tout au bout de la chaîne de valeur, les sociétés-écrans sont souvent utilisées pour acheter des œuvres d’art, dissimulant ainsi le véritable bénéficiaire et rendant difficile pour les autorités de retracer l’origine des fonds.

De nouveaux outils plus efficaces ?

L’environnement réglementaire qui encadre le marché de l’art a récemment évolué vers des normes plus exigeantes.

Au sein de l’Union européenne, la sixième directive anti-blanchiment de 2021 a étendu les obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent aux professionnels du marché de l’art. Elle impose à ces derniers de procéder à une vérification de l’identité des clients et d’adopter un suivi pour les transactions dépassant 10 000 euros.

Au niveau des États, des mesures nationales ont renforcé les sanctions antiblanchiment d’argent sur le marché de l’art. Par exemple, aux États-Unis, la loi sur l’intégrité du marché de l’art (Art Market Integrity Act) de 2025 vise à imposer au secteur de l’art des obligations spécifiques en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, de vérification de l’identité des clients, de surveillance des transactions supérieures à 10 000 dollars, de conservation de registres détaillés et de signalement des activités suspectes au Trésor américain.

LCP 2024.

Sensibiliser le public

Enfin, les musées ont également un rôle à jouer, notamment en sensibilisant le grand public. Par exemple, en 2024, plus de 80 œuvres d’art liées au crime organisé (incluant des pièces de Salvador Dali et d’Andy Warhol) ont été exposées à Milan pour sensibiliser le public à la problématique du trafic international d’œuvres d’art.

Par sa complexité et son opacité, le marché de l’art est un terreau propice aux activités de blanchiment d’argent. Si les récentes avancées réglementaires marquent un progrès important, elles restent insuffisantes pour tenir en échec les faiblesses de la chaîne de valeur de l’art : manque de transparence, corruption, lacunes réglementaires dans les ports francs, pour n’en citer que quelques-unes. Il reste à espérer que l’importance que revêt l’art – en lui-même, aux yeux des citoyens ou encore pour le soft power – incite les pouvoirs publics à renforcer leurs moyens d’action, tout en instaurant une véritable culture de la transparence et de la responsabilité.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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17.11.2025 à 16:04

Château de Chambord : pourquoi les Français financent-ils « leur » patrimoine ?

Aurore Boiron, Maîtresse de conférences en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans

En deux mois, la collecte pour restaurer Chambord a largement dépassé son objectif. Que révèle ce succès sur les liens des contributeurs avec leur patrimoine&nbsp;?
Texte intégral (1632 mots)

La campagne de financement participatif des travaux du château de Chambord est un vrai succès. Que dit cette réussite de l’intérêt des Français pour le patrimoine ? Les résultats obtenus sont-ils transposables à d’autres monuments ? Ou faut-il craindre que ces campagnes pour des édifices d’intérêt national ne détournent le public d’opérations moins ambitieuses mais indispensables ?


Le domaine national de Chambord (Loir-et-Cher), deuxième château le plus visité de France après celui de Versailles (Yvelines), a fermé l’accès à l’aile François Ier. Fragilisée par le temps et le climat, cette partie du monument nécessite des travaux de restauration estimés à 37 millions d’euros.

Bien que disposant d’un modèle économique solide, le domaine ne peut absorber seul un tel coût. Aux côtés du mécénat, Chambord a choisi de mobiliser aussi le grand public en lançant, le 19 septembre 2025, une campagne de financement participatif à l’occasion des Journées européennes du patrimoine. Intitulée « Sauvez l’aile François Ier, devenez l’ange gardien de Chambord », elle visait à collecter 100 000 euros.

Deux mois plus tard, la collecte a déjà dépassé l’objectif initial, atteignant 218 139 euros grâce aux 2 191 dons, déclenchant un nouveau palier à 300 000 euros. Ce succès interroge : pourquoi des citoyens choisissent-ils de contribuer à la restauration d’un monument déjà emblématique soutenu par l’État et par des mécènes privés ?


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Un mode de financement à géométrie variable

Le cas de Chambord n’est pas isolé. Le financement participatif consacré au patrimoine est devenu une pratique courante en France, malgré de fortes fluctuations. Selon le baromètre du financement participatif en France, 1,4 million d’euros ont été collectés en 2022, 5,7 millions en 2023, puis seulement 0,8 million en 2024. Les raisons de ces écarts restent à documenter, mais ces chiffres révèlent un mode de financement ponctuel, voire incertain.

Ce mode de financement repose sur les dons principalement en ligne des citoyens. Il ne remplace ni l’argent public ni le mécénat d’entreprise, mais les complète, parfois même symboliquement. Dans certains cas, il joue un rôle de déclencheur. En effet, en apportant la preuve d’une mobilisation locale, la participation citoyenne peut débloquer des subventions publiques conditionnées à cet engagement. En partenariat avec certaines régions, la Fondation du patrimoine peut ainsi apporter une bonification à la souscription, comme ce fut le cas pour la restauration de l’église de Sury-en-Vaux (Cher) dans le Sancerrois.

Les projets financés sont divers : restauration d’églises rurales, sauvegarde de moulins, mise en valeur de jardins historiques, consolidation de lavoirs… Cette diversité reflète la richesse du patrimoine français, mais aussi sa fragilité et le besoin constant de mobilisation pour sa préservation.

Une question de proximité

Des recherches menées en région Centre-Val de Loire montrent que la décision de contribuer repose sur divers éléments, notamment sur le lien, appelé proximité, entre le contributeur et le bien patrimonial. Les donateurs entretiennent souvent un lien particulier avec le monument qu’ils soutiennent. Ce lien est d’abord géographique. Il peut être lié au lieu de résidence, mais aussi à des séjours passés, des vacances ou encore des visites. Il n’implique donc pas toujours d’habiter à proximité.

Il est aussi affectif. Certains contributeurs expriment un attachement direct au bien patrimonial, car ce monument peut évoquer des origines familiales, des souvenirs personnels ou susciter une émotion particulière. D’autres s’y intéressent de manière plus indirecte, parce qu’il incarne, au même titre que d’autres biens, une identité territoriale ou encore une passion pour le patrimoine en général.

Chambord cumule les atouts

La campagne de Chambord se distingue des projets plus modestes. Contrairement à une petite église de village ou à un lavoir communal, ce château touristique active simultanément plusieurs types de liens, ce qui explique en partie son potentiel de mobilisation exceptionnelle. Les premiers témoignages de participants à la campagne de Chambord illustrent ces logiques de proximité.

Chambord est un marqueur d’identité territoriale fort, dont le lien géographique et affectif fonctionne à plusieurs échelles. Chambord est avant tout un symbole du patrimoine culturel français. Pour de nombreux contributeurs, soutenir cette restauration vise à préserver un emblème de la France et de son rayonnement culturel.

« Tout comme Notre-Dame de Paris, c’est un symbole de notre patrimoine que nous devons préserver », souligne Julie.

« Ce patrimoine exceptionnel contribue au rayonnement de la France à travers le monde », précise Benjamin.

Ce sentiment d’appartenance ne s’arrête pas au niveau national. Chambord est aussi un marqueur d’identité territoriale locale. Pour les habitants du Loir-et-Cher et de la région Centre-Val de Loire, Chambord est « leur » château, le fleuron de leur territoire, comme le confie un autre donateur anonyme.

« J’habite à proximité du château de Chambord et le domaine est mon jardin ! »

Cette capacité à créer un sentiment élargi d’appartenance géographique multiplie considérablement le potentiel de contributeurs.

Passion pour l’histoire

Ce lien affectif indirect s’exprime également lorsqu’il est nourri par une passion pour l’histoire ou pour le patrimoine en général. Ces passionnés ne soutiennent pas Chambord parce qu’ils y ont des souvenirs personnels, mais parce qu’il incarne, à leurs yeux, l’excellence de l’architecture française, le génie de la Renaissance ou l’héritage culturel commun. Leur engagement s’inscrit dans une forme d’adhésion à l’idée même de sauvegarder le patrimoine.

C’est le cas de Carole,

« passionnée d’histoire, je souhaite participer à la conservation d’un patrimoine qui doit continuer à traverser les siècles pour que toutes les générations futures puissent en profiter et continuer cette préservation unique ».

Au-delà de l’identité territoriale nationale ou locale ou encore de la passion patrimoniale, les commentaires des contributeurs expriment un lien affectif direct avec le monument. L’état alarmant de Chambord réveille des émotions patrimoniales profondes, liées aux valeurs que le monument incarne, comme la beauté et la grandeur.

« Personne ne peut rester insensible à la beauté de ce château », estime Dorothée.

France 3 Centre Val-de-Loire, 2025.

Urgence et souvenirs

L’urgence de la restauration suscite également une forme de tristesse et d’inquiétude,

« C’est très triste de voir un tel chef-d’œuvre en péril », pour Mickaël.

Ce lien affectif direct s’exprime également à travers l’évocation de souvenirs personnels, témoignant d’une identité singulière attachée au lieu, comme la sortie scolaire inoubliable, la visite en famille ou entre amis, les vacances familiales ou encore la découverte émerveillée de l’escalier à double révolution.

Cette accumulation de liens entre le bien patrimonial et les contributeurs explique en partie pourquoi Chambord peut viser un objectif au-delà des 100 000 euros, là où la plupart des projets patrimoniaux se contentent de quelques dizaines de milliers d’euros. Tous les monuments ne disposent pas des mêmes atouts.

L’exemple de Chambord montre la force de l’attachement des Français au patrimoine. Il illustre aussi à quel point la réussite d’un financement participatif patrimonial repose en partie sur une bonne compréhension des liens géographiques et affectifs qui unissent les citoyens à un monument.

Ce succès interroge. Le recours au don pour les « monuments stars » comme Chambord ne risque-t-il pas de détourner l’attention des patrimoines plus fragiles et moins visibles, ou au contraire de renforcer la sensibilisation des Français à leur sauvegarde ? Dans ce contexte, le ministère de la culture, sous l’impulsion de Rachida Dati, explore l’idée d’un National Trust à la française, inspiré du modèle britannique, pour soutenir l’ensemble du patrimoine.

The Conversation

Aurore Boiron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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17.11.2025 à 16:02

Collaborations art-science : qui ose vraiment franchir les frontières ?

Karine Revet, Professeur de stratégie, Burgundy School of Business

Barthélémy Chollet, Professeur, Management et Technologie, Grenoble École de Management (GEM)

À l’heure où la science est appelée à jouer un rôle majeur dans la transition écologique et sociale, l’art ne doit plus être considéré comme un simple «&nbsp;emballage esthétique&nbsp;».
Texte intégral (2132 mots)
Au Getty Museum, à Los Angeles, l’exposition «&nbsp;PST ART: Art & Science Collide&nbsp;» met en avant la coopération entre scientifiques et artistes. Youtube/capture d’écran.

Les collaborations entre scientifiques et artistes font régulièrement parler d’elles à travers des expositions intrigantes ou des performances artistiques au sein de laboratoires scientifiques. Mais qu’est-ce qui motive vraiment les chercheuses et les chercheurs à s’associer à des artistes ?


Art et science se sont historiquement nourris mutuellement comme deux manières complémentaires de percevoir le monde.

Considérons ainsi les principaux instituts états-uniens de sciences marines : tous sont dotés d’ambitieux programmes de collaboration art/science, mis en place à partir du tournant des années 2000. Le prestigieux Scripps Institution of Oceanography a, par exemple, développé une collection d’art privée, ouverte au public, pour « refléter des connaissances scientifiques objectives dans des œuvres d’art à la fois réalistes et abstraites ». À l’Université de Washington, des résidences d’artiste sont organisées, au cours desquelles des peintres passent entre un et trois mois au milieu des scientifiques des Friday Harbor Laboratories (une station de recherche en biologie marine), sur l’île reculée de San Juan.

Ces démarches semblent indiquer que les institutions scientifiques sont déjà convaincues du potentiel de la collaboration entre art et science. L’initiative ne vient pas toujours des laboratoires : nombre d’artistes ou de collectifs sollicitent eux-mêmes les chercheurs, que ce soit pour accéder à des instruments, à des données ou à des terrains scientifiques. En France comme ailleurs, plusieurs résidences – au CNRS, à Paris-Saclay ou dans des centres d’art – sont ainsi nées d’une démarche portée d’abord par les artistes.

Mais qu’en est-il des chercheurs eux-mêmes ? ceux-là même qui conçoivent, développent et réalisent les projets de recherche et qui a priori ont une sensibilité artistique qui n’est ni inférieure ni supérieure à la moyenne de la population. Quels sont ceux qui choisissent d’intégrer l’art dans leurs projets scientifiques ? Et pour quoi faire ? Les études disponibles ne sont pas très éclairantes sur le sujet, car elles se sont focalisées sur des scientifiques atypiques, passionnés par l’art et artistes eux-mêmes. Peu de travaux avaient jusqu’ici procédé à un recensement « tout azimuts » des pratiques.

Dans une étude récente, nous avons recensé les pratiques, des plus originales aux plus banales, en analysant plus de 30 000 projets de recherche financés par la National Science Foundation (NSF) aux États-Unis entre 2003 et 2023, dans les domaines des géosciences et de la biologie.

Une analyse textuelle du descriptif des projets permet de sortir de l’anecdotique pour révéler des tendances structurelles inédites. Cette source comporte toutefois des biais possibles : les résumés de projets sont aussi des textes de communication, susceptibles d’amplifier ou d’édulcorer les collaborations art/science. Pour limiter ces écarts entre discours et réalité, nous combinons analyse contextuelle des termes artistiques, comparaison temporelle et vérification qualitative des projets. Ce croisement permet de distinguer les effets d’affichage des pratiques réellement intégrées.

En France aussi, les initiatives art/science existent mais restent dispersées, portées par quelques laboratoires, universités ou centres d’art, sans base de données centralisée permettant une analyse systématique. Nous avons donc choisi les États-Unis, car la NSF fournit depuis vingt ans un corpus homogène, public et massif de résumés de projets, rendant possible un recensement large et robuste des collaborations art/science.

Trois façons d’associer les artistes

Pour commencer, les collaborations entre art et science sont très rares : moins de 1 % des projets ! Ce chiffre reste toutefois une estimation basse, car il ne capture que les collaborations déclarées par les chercheurs dans des projets financés : nombre d’initiatives impulsées par des artistes ou des collectifs échappent à ces bases de données. En revanche, leur fréquence a augmenté sans discontinuer sur les vingt années d’observation.

En analysant plus finement les projets, on peut identifier que l’artiste peut y jouer trois grands rôles. D’abord, il peut être un disséminateur, c’est-à-dire qu’il aide à diffuser les résultats auprès du grand public. Il ne contribue pas vraiment à la recherche mais joue le rôle d’un traducteur sans qui l’impact des résultats du projet serait moindre. C’est, par exemple, la mise sur pied d’expositions ambulantes mettant en scène les résultats du projet.

Ensuite, l’artiste peut intervenir comme éducateur. Il intervient alors en marge du projet, pour faire connaître un domaine scientifique auprès des enfants, des étudiants, ou de communautés marginalisées. L’objectif est de profiter d’un projet de recherche pour faire connaître un domaine scientifique de manière plus générale et susciter des vocations. Par exemple, l’un des projets prévoyait la collaboration avec un dessinateur de bande dessinée pour mieux faire connaître aux enfants les sciences polaires.

Enfin, dans des cas beaucoup plus rares, les artistes jouent un rôle de cochercheurs. Le recours au travail artistique participe alors à la construction même des savoirs et/ou des méthodes. Par exemple, un des projets réunissait des artistes et des chercheurs en neurosciences pour concevoir de nouvelles façons de visualiser les circuits nerveux du cerveau, et in fine créer de nouvelles formes de données scientifiques.

Ces différentes formes reflètent une tension encore vive dans le monde académique : l’art est majoritairement mobilisé pour « faire passer » la science, plutôt que pour nourrir la recherche elle-même. Pourtant, les projets les plus ambitieux laissent entrevoir un potentiel plus grand : celui d’une science transformée par le dialogue avec d’autres formes de connaissance.

Cette réflexion fait également écho à des considérations plus générales sur la complémentarité entre l’art et la science, non pas comme des disciplines opposées, mais comme deux approches différentes pour questionner le monde. Comme le formulait joliment un article publié dans The Conversation, il s’agit moins d’opposer l’art à la science que de leur permettre de « faire l’amour, pas la guerre », c’est-à-dire de collaborer pour produire de nouvelles formes de compréhension et d’engagement citoyen.

Au-delà de ces différentes façons d’associer les artistes à un projet, notre étude montre également que ces collaborations ne sont pas réparties au hasard. Certains scientifiques les pratiquent bien plus que d’autres, en fonction de leurs caractéristiques personnelles, leur contexte institutionnel et enfin les objectifs scientifiques de leur projet.

Une science plus ouverte… mais pas partout

Première surprise : ce ne sont pas les universités les plus prestigieuses qui s’ouvrent le plus à l’art. Au contraire, ce sont les institutions les moins centrées sur la recherche dite « pure » qui s’y engagent plus largement. Ces établissements s’appuient probablement sur l’art pour conduire des projets plutôt éducatifs, visant essentiellement à faire connaître la science au plus grand nombre.

Deuxième enseignement : les femmes scientifiques sont bien plus nombreuses que leurs homologues masculins à s’engager dans ces démarches. Cette surreprésentation est à rapprocher d’autres résultats montrant que les femmes scientifiques sont en moyenne plus engagées dans les activités de vulgarisation que les hommes – qui, eux, ont tendance à investir plus exclusivement les domaines supposés plus prestigieux, notamment ceux liés à la publication purement académique.

Ce biais de genre, loin d’être anecdotique, soulève des questions sur la manière dont la reconnaissance académique valorise (ou ignore) certains types d’engagement. Incidemment, ce résultat suggère aussi que promouvoir et financer des collaborations entre art et science serait un moyen a priori efficace de rééquilibrer les différences régulièrement constatées entre hommes et femmes.

L’art, catalyseur d’impact sociétal, mais pas sur tous les sujets

Alors que l’on demande de plus en plus aux scientifiques de démontrer l’impact de leurs travaux sur la société, beaucoup se trouvent mal préparés à cette tâche. Peintres, sculpteurs, écrivains, photographes, etc., ont l’habitude de s’adresser à un public large, de captiver l’attention et déclencher les émotions qui garantissent une impression. Leur interprétation du travail et des résultats scientifiques peut ainsi accroître la visibilité des recherches et susciter le changement. On pourrait donc s’attendre à ce que les projets les plus orientés vers des objectifs sociétaux ambitieux aient plus souvent recours aux artistes.

C’est globalement le cas, mais avec toutefois de grosses différences selon les défis sociétaux concernés, que nous avons classés suivants les grands objectifs de développement durable (ODD) édictés par l’ONU. Notamment, la collaboration art/science est bien plus fréquente dans les projets portant sur la biodiversité marine (ODD 14 « Vie aquatique ») que dans ceux axés sur l’action climatique (ODD 13).

Cette différence s’explique probablement en partie par la grande difficulté à rendre visibles ou compréhensibles certains phénomènes plutôt lointains de la vie quotidienne du grand public : l’acidification des océans, la dégradation des écosystèmes marins, etc. Le travail artistique permet de mobiliser les sens, créer des émotions, des narrations, des imaginaires, qui vont faciliter les prises de conscience et mobiliser les citoyens ou les pouvoirs publics. Bref, il va augmenter l’impact sociétal de la recherche sur ces sujets.

Lever les freins : une affaire de politiques scientifiques

Comment expliquer que ces collaborations restent somme toute très marginales dans le monde de la recherche ? Des défis persistent, tels que le manque de financements qui y sont consacrés ou le cloisonnement disciplinaire des recherches. En outre, l’incitation à explorer ces frontières reste très faible pour les chercheurs, dans un monde académique où la production de publications dans des revues spécialisées reste le critère de performance essentiel.

Intégrer l’art à un projet scientifique nécessite du temps, de la confiance et un changement de posture, souvent perçu comme risqué dans un milieu académique très normé. Mais des solutions existent sans doute : il s’agirait de former mieux les scientifiques à la collaboration, de financer des projets transdisciplinaires et de changer les critères d’évaluation de la recherche, pour valoriser les prises de risque.

À l’heure où la science est appelée à jouer un rôle majeur dans la transition écologique et sociale, l’art ne doit plus être considéré comme un simple emballage esthétique : il pourrait devenir un allié stratégique ! Il ne s’agit pas uniquement de « vulgariser » la science, mais bien de la faire résonner autrement dans les imaginaires, les émotions et les débats publics.

En écoutant celles et ceux qui osent franchir les murs du laboratoire, nous comprendrons peut-être mieux comment faire de la science de manière plus sensible, plus accessible et surtout plus transformatrice.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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15.11.2025 à 14:34

Un empereur romain à genoux devant un roi perse : que faut-il lire derrière la nouvelle statue dévoilée à Téhéran ?

Peter Edwell, Associate Professor in Ancient History, Macquarie University

Érigée sur la place Enghelab, à Téhéran, une statue montre l’empereur romain prosterné devant Shapur Ier (qui régna autour de 242–270 apr. J.-C.). D’où vient cette imagerie ? Et pourquoi cette statue apparaît-elle maintenant ?
Texte intégral (1788 mots)

La mise en scène d’un empereur romain défait et soumis à Shapur Ier n’est pas nouvelle : elle puise dans l’imagerie triomphale de l’Iran antique. Mais son apparition sur la place Enghelab, à Téhéran, intervient à un moment où le pouvoir cherche à exalter la résistance nationale.


Une nouvelle statue dévoilée ces derniers jours en Iran représente un empereur romain se soumettant à un roi perse. Érigée sur la place Enghelab à Téhéran, la statue intitulée À genoux devant l’Iran montre l’empereur se prosternant devant Shapur Ier (qui régna aux alentours de 242 à 270 de notre ère). Mais d’où vient cette imagerie ? Et pourquoi cette statue a-t-elle été érigée maintenant ?

L’ascension de Shapur

Au IIIᵉ siècle de notre ère, une nouvelle dynastie appelée les Sassanides prend le pouvoir dans l’Iran antique. En quelques années, le premier roi sassanide, Ardachir Ier, commence à menacer les territoires romains en Mésopotamie (dans les régions correspondant aujourd’hui à la Turquie, l’Irak et la Syrie). Les Romains avaient arraché ces terres aux Parthes, les prédécesseurs des Sassanides.

Ardachir entend désormais reconquérir une partie de ces territoires perdus. Il remporte quelques succès dans les années 230. Mais son fils et successeur, Shapur Ier, porte cette ambition à un tout autre niveau. Ce dernier défait une armée romaine venue l'envahir en 244, une victoire qui entraîne la mort du jeune empereur romain Gordien III.

Dans les années 250, Shapur lance une vaste offensive en territoire romain à travers l’Irak, la Syrie et la Turquie. Deux grandes armées romaines sont vaincues et des dizaines de villes tombent. En 253, il s’empare d’Antioche, l’une des cités les plus importantes de l’empire. Certains de ses habitants, se trouvant au théâtre au moment de la chute de la ville, s’enfuient terrorisés tandis que les flèches pleuvent sur la cité.

L'empereur fait prisonnier

Si la prise d’Antioche est une lourde défaite pour les Romains, l'événement qui marque un tournant se situe en 260. Après une bataille à Édesse (dans l’actuelle Turquie méridionale), l’empereur romain Valérien est capturé. C’est la première et unique fois dans l’histoire qu’un empereur romain tombe vivant aux mains de l’ennemi. Valérien est emmené en Perse, avec des milliers d’autres prisonniers.

Son sort fait naître, par la suite, quantité de récits. Selon l’un d’eux, Valérien et des soldats prisonniers auraient été contraints de construire un pont sur le fleuve Karoun, à Shushtar. Les vestiges de cet ouvrage, connu sous le nom de Band-e Qayṣar (« le pont de l’empereur »), sont encore visibles aujourd’hui.

Le Band-e Kaïsar, construit par les Romains à Shushtar, en Iran, aurait été édifié par des prisonniers romains durant le règne de Shapur Ier.
Les ruines du pont Band-e Qayṣar. Ali Afghah/Wikimedia

Selon un autre récit, Shapur aurait exigé que Valérien se mette à quatre pattes pour servir de marchepied, afin que le roi perse puisse monter à cheval. Shapur aurait également ordonné qu'après sa mort, le le corps de Valérien soit conservé, empaillé et placé dans une armoire. Ainsi, l’humiliation était totale.

On érigea des représentations des victoires de Shapur sur Rome dans tout l’empire perse. Plusieurs bas-reliefs sculptés célébrant ces triomphes ont survécu jusqu’à aujourd’hui. Le plus célèbre se trouve sans doute à Bishapur, dans le sud de l’Iran, où Shapur fit construire un palais magnifique. On y voit Shapur richement vêtu et assis sur un cheval. Sous le cheval gît le corps de Gordien III. Derrière lui se tient le captif Valérien, retenu par la main droite de Shapur. La figure placée à l’avant représente l’empereur Philippe Iᵉʳ (qui régna de 244 à 249 apr. J.-C.), successeur de Gordien. Il implore la libération de l’armée romaine vaincue.

Shapur sur son cheval.
Shapur est assis sur son cheval, sous lequel gît le corps de Gordien III. Derrière lui se tient le captif Valérien. Marco Prins via Livius, CC BY

Shapur fit également graver une immense inscription en trois langues, qui célébrait notamment ses victoires majeures sur les Romains. Connue aujourd’hui sous le nom de Res Gestae Divi Saporis, elle est encore visible à Naqsh-i Rustam, dans le sud de l’Iran.

Le grand empire romain avait été profondément humilié. Les Perses emportèrent d’immenses ressources mais aussi des spécialistes comme des bâtisseurs, des architectes et des artisans, issus des villes conquises. Certaines cités de l’empire perse furent même repeuplées avec ces captifs.

Une nouvelle statue célébrant une vieille victoire

La statue révélée à Téhéran semble s’inspirer directement d’un bas-relief commémoratif de Naqsh-i Rustam. La figure agenouillée est présentée, dans plusieurs médias, comme Valérien. Si elle est effectivement inspirée du bas-relief de Naqsh-i Rustam, cette figure agenouillée correspond plutôt à Philippe Iᵉʳ, Valérien y étant représenté debout devant Shapur. Néanmoins, les déclarations officielles affirment qu'il s'agit bien de Valérien, notamment celle de Mehdi Mazhabi, directeur de l’Organisation municipale de l’embellissement de Téhéran, consignée dans un rapport :

La statue de Valérien reflète une vérité historique : l’Iran a toujours été une terre de résistance au fil des siècles […] En installant ce projet sur la place Enghelab, nous voulons créer un lien entre le passé glorieux de cette terre et son présent porteur d’espoir.

Les grandes victoires de Shapur sur les Romains restent une source de fierté nationale en Iran. La statue a ainsi été décrite comme un symbole de défi national après le bombardement par les États-Unis des installations nucléaires iraniennes en juin.

Bien que ces victoires sassanides remontent à plus de 1 700 ans, l’Iran continue de les célébrer. La statue s'adresse clairement au peuple iranien, dans la foulée des attaques américaines. Reste à savoir si elle constitue également un avertissement adressé à l’Occident.

The Conversation

Peter Edwell a reçu des financements de l'Australian Research Council.

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15.11.2025 à 14:33

Pour les artistes comme pour les scientifiques, l’observation prolongée permet de faire émerger l’esprit critique

Amanda Bongers, Assistant Professor, Chemistry Education Research, Queen's University, Ontario

Madeleine Dempster, PhD Candidate in Art History, Queen's University, Ontario

Le processus consistant à observer et à se poser des questions sur ce que l’on regarde est nécessaire à tous les niveaux scientifiques, et les étudiants en sciences peuvent l’apprendre grâce à l’analyse visuelle inspirée de l’histoire de l’art.
Texte intégral (2664 mots)

S’il semble évident que les scientifiques doivent développer des compétences en analyse visuelle, ces dernières ne sont pas suffisamment enseignées ni mises en pratique dans nos universités.


C’est l’une des difficultés de l’apprentissage des sciences : il repose en partie sur des images et des simulations pour représenter des choses que nous ne pouvons pas voir à l’œil nu. Dans des matières comme la chimie, les étudiants peuvent avoir du mal à visualiser les atomes et les molécules à partir des symboles complexes qui les représentent.

Pourtant, la plupart des cours de chimie dispensés l’université n’aident pas les étudiants à mieux comprendre ces représentations. Les étudiants passent leurs cours à regarder passivement des diapositives pleines d’images sans s’impliquer ni générer les leurs. En s’appuyant sur leurs capacités innées plutôt qu’en apprenant à affiner leur pensée visuelle et leurs compétences en analyse d’images, de nombreux étudiants finissent par se sentir perdus face aux symboles et ont recours à des techniques de mémorisation fastidieuses et improductives.

Que pouvons-nous faire pour aider les élèves à analyser et à tirer des enseignements des visuels scientifiques ? La solution se trouve peut-être du côté de l’histoire de l’art. Il existe de nombreux parallèles entre les compétences acquises en histoire de l’art et celles requises dans les cours de sciences.

Développer un œil averti

Se sentir déconcerté par une œuvre d’art ressemble fortement à l’expérience que font de nombreux étudiants en chimie. Dans les deux cas, les spectateurs peuvent se demander : que suis-je en train de regarder, où dois-je regarder et qu’est-ce que cela signifie ?

Et si un portrait ou un paysage peut sembler, a priori, porter un message simple, les œuvres d’art regorgent d’informations et de messages cachés pour un œil non averti.

Plus on passe de temps à regarder chaque image, plus on peut découvrir d’informations, se poser des questions et approfondir son exploration visuelle et intellectuelle.

Par exemple, dans le tableau du XVIIIe siècle intitulé Nature morte aux fleurs sur une table de marbre (1716) de la peintre néerlandaise Rachel Ruysch, en regardant plus longuement les fleurs, on découvre plusieurs insectes dont les historiens de l’art interprètent la présence dans un contexte plus large de méditations spirituelles sur la mortalité.

Nature morte représentant de nombreuses fleurs sur fond noir, avec des insectes posés sur certaines feuilles
Avez-vous remarqué les insectes dans Nature morte avec des fleurs sur une table de marbre ? (Rijksmuseum)

Le domaine de l’histoire de l’art est consacré à l’étude des œuvres d’art et met l’accent sur l’analyse visuelle et les capacités de réflexion critique. Lorsqu’un historien de l’art étudie une œuvre d’art, il explore les informations que celle-ci peut contenir, les raisons pour lesquelles elle a été présentée de cette manière et ce que cela signifie dans un contexte plus large.


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Processus d’observation et de questionnement

Ce processus d’observation et de questionnement sur ce que l’on regarde est nécessaire à tous les niveaux de la science et constitue une compétence générale utile.

L’organisation à but non lucratif Visual Thinking Strategies a créé des ressources et des programmes destinés à aider les enseignants, de la maternelle au lycée, à utiliser l’art comme sujet de discussion dans leurs classes.

Ces discussions sur l’art aident les jeunes apprenants à développer leurs capacités de raisonnement, de communication et de gestion de l’incertitude. Une autre ressource, « Thinking Routines » (Routines de réflexion) du projet Zero de Harvard, inclut d’autres suggestions pour susciter l’intérêt des élèves pour l’art, afin de les aider à cultiver leur sens de l’observation, de l’interprétation et du questionnement.

Pour regarder de manière critique, il faut ralentir

De telles approches ont également été adoptées dans l’enseignement médical, où les étudiants en médecine apprennent à porter un regard critique grâce à des activités d’observation attentive d’œuvres d’art et explorent les thèmes de l’empathie, du pouvoir et des soins.

Une personne assise à un bureau regardant des images médicales
L’observation des œuvres d’art peut aider à enseigner aux professionnels l’observation critique, une compétence essentielle pour interpréter les images médicales. (Shutterstock)

Les programmes d’humanités médicales aident également les jeunes professionnels à faire face à l’ambiguïté. Apprendre à analyser l’art change la façon dont les gens décrivent les images médicales, et améliore leur score d’empathie.

Les compétences nécessaires à l’analyse visuelle des œuvres d’art exigent que nous ralentissions, que nous laissions notre regard vagabonder et que nous réfléchissions. Une observation lente et approfondie implique de prendre quatre ou cinq minutes pour contempler silencieusement une œuvre d’art, afin de laisser apparaître des détails et des liens surprenants. Les étudiants qui se forment à l’imagerie médicale dans le domaine de la radiologie peuvent apprendre ce processus d’observation lente et critique en interagissant avec l’art.

Les étudiants en classe

Imaginez maintenant la différence entre un cadre calme comme un musée et une salle de classe, où l’on est obligé d’écouter, de regarder, de copier, d’apprendre à partir d’images et de se préparer pour les examens.

En cours, les étudiants prennent-ils le temps d’analyser ces schémas chimiques complexes ? Les recherches menées par mes collègues et moi-même suggèrent qu’ils y consacrent très peu de temps.

Lorsque nous avons assisté à des cours de chimie, nous avons constaté que les élèves regardaient passivement les images pendant que l’enseignant les commentait, ou copiaient les illustrations au fur et à mesure que l’enseignant les dessinait. Dans les deux cas, ils ne s’intéressaient pas aux illustrations et n’en créaient pas eux-mêmes.

Lorsqu’elle enseigne la chimie, Amanda, l’autrice principale de cet article, a constaté que les élèves se sentent obligés de trouver rapidement la « bonne » réponse lorsqu’ils résolvent des problèmes de chimie, ce qui les amène à négliger des informations importantes mais moins évidentes.

Analyse visuelle dans l’enseignement de la chimie

Notre équipe composée d’artistes, d’historiens de l’art, d’éducateurs artistiques, de professeurs de chimie et d’étudiants travaille à introduire l’analyse visuelle inspirée des arts dans les cours de chimie à l’université.

Grâce à des cours simulés suivis de discussions approfondies, nos recherches préliminaires ont mis en évidence des recoupements entre les pratiques et l’enseignement des compétences en arts visuels et les compétences nécessaires à l’enseignement de la chimie, et nous avons conçu des activités pour enseigner ces compétences aux étudiants.

Un groupe de discussion composé d’enseignants en sciences à l’université nous a aidés à affiner ces activités afin qu’elles correspondent aux salles de classe et aux objectifs des enseignants. Ce processus nous a permis d’identifier de nouvelles façons d’appréhender et d’utiliser les supports visuels. À mesure que nos recherches évoluent, ces activités sont également susceptibles d’évoluer.

Exemple d’activité d’analyse visuelle associant une œuvre d’art à un visuel de chimie
Exemple d’activité d’analyse visuelle associant une œuvre d’art à un visuel de chimie. À gauche : Étude cubiste d’une tête, par Elemér de Kóródy, 1913 (The Met). À droite : Analyse d’une réaction de cycloaddition (fournie par l’auteur).

De nombreux étudiants en sciences ne poursuivent pas une carrière traditionnelle dans le domaine scientifique, et leurs programmes mènent rarement à un emploi spécifique, mais les compétences en pensée visuelle sont essentielles dans le large éventail de compétences nécessaires à leur future carrière.

Par ailleurs, l’analyse visuelle et la pensée critique deviennent indispensables dans la vie quotidienne, avec l’essor des images et des vidéos générées par l’IA.

Développer des compétences pour ralentir et observer

Intégrer les arts dans d’autres disciplines peut favoriser la pensée critique et ouvrir de nouvelles perspectives aux apprenants. Nous soutenons que les arts peuvent aider les étudiants en sciences à développer des compétences essentielles en analyse visuelle en leur apprenant à ralentir et à simplement observer.

« Penser comme un scientifique » revient à se poser des questions sur ce que l’on voit, mais cela correspond tout aussi bien à la façon de réfléchir d’un historien de l’art, selon les principes suivants :

  1. Observer attentivement les détails ;

  2. Considérer les détails dans leur ensemble et dans leur contexte (par exemple, en se demandant : « Qui a créé cela et pourquoi ? ») ;

  3. Reconnaître la nécessité de disposer de connaissances techniques et fondamentales étendues pour comprendre ce qui est le moins évident ;

  4. Enfin, accepter l’incertitude. Il peut y avoir plusieurs réponses, et nous ne connaîtrons peut-être jamais la « bonne réponse » !

The Conversation

Amanda Bongers receives funding from SSHRC and NSERC.

Madeleine Dempster reçoit un financement du Conseil de recherches en sciences humaines.

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13.11.2025 à 17:21

L’opéra aux Amériques, un héritage européen revisité par les identités culturelles locales

Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)

L’opéra aux Amériques s’est bâti une identité singulière par sa capacité à assimiler apports européens et patrimoine culturel autochtone.
Texte intégral (2349 mots)
Le Palais des beaux-arts de Mexico (en espagnol : Palacio de Bellas Artes) est le premier opéra de Mexico. Sa construction fut achevée en 1934. Xavier Quetzalcoatl Contreras Castillo , CC BY-SA

L’opéra s’est enraciné sur le continent américain en hybridant répertoires et techniques d’outre-Atlantique avec des récits, des rythmes et des imaginaires empruntés aux populations autochtones. Nous poursuivons ici notre série d’articles « L’opéra : une carte sonore du monde ».


Ne cherchant ni à copier ni à rompre avec l’histoire de l’opéra en Europe, l’histoire de l’opéra aux Amériques est plutôt celle d’un long processus d’acclimatation. La circulation des artistes et les innovations esthétiques y rencontrent des terrains sociaux, politiques et économiques spécifiques selon les pays. Si depuis le XVIIe siècle, Christophe Colomb a inspiré de nombreux opéras, cet art est aujourd’hui présent sur tout le continent où il met en exergue des éléments locaux du patrimoine culturel conjugués avec la matrice européenne.

En Amérique du Nord, et notamment aux États-Unis, l’art lyrique trouve ses origines dans les ballad operas anglais du XVIIIe siècle joués dans les premiers théâtres à Philadelphie ou à New York.

Au XIXe siècle, l’opéra s’implante comme un divertissement « importé » et rencontre un certain succès dont bénéficient l’Academy of Music (l’Opéra de New York) ou le Metropolitan Opera tandis que la Nouvelle-Orléans, foyer francophone, sert de tête de pont aux opéras français mais aussi italiens. Ces derniers, apportés par nombre d’immigrants en provenance de Rome, de Naples ou de Palerme, ont nécessité la construction de théâtres, comme celui de San Francisco.

Spécificités états-uniennes

Au XXe siècle, l’art lyrique possède ses hauts lieux aux États-Unis, tels que le Metropolitan Opera (Met) qui s’impose comme le champion des créations nationales impliquant des spécificités états-uniennes quant aux sujets, aux styles et aux voix.

La quête d’une couleur « nationale » passe par le recours à des matériaux amérindiens puis par l’intégration de langages musicaux afro-américains comme les spirituals, le jazz, le ragtime, le blues, jusqu’aux sujets explicitement liés à l’esclavage, à la ségrégation et aux droits civiques.

De Porgy and Bess à X : The Life and Times of Malcom X ou The Central Park Five, l’opéra devient un miroir social avec des œuvres qui se fondent dans le paysage culturel, sa grande diversité et les conséquences de celle-ci. Le progrès technique s’invite aussi à l’opéra avec des œuvres comme Le téléphone, opéra comique de Menotti. Parallèlement, le langage musical évolue, porté par le néoromantisme de Barber, la satire politico-sociale de Blitzstein, le minimalisme de Glass ou d’Adams.

En Amérique du Nord, une économie fragile

Sur le plan économique, l’écosystème lyrique états-unien comme canadien combine recettes propres, dons privés et mécénat, le rendant particulièrement vulnérable à des crises, comme celle survenue lors de l’épidémie de Covid qui a vu ses publics se contracter, tandis que les coûts de production restaient élevés. Le marketing de l’opéra innove sans cesse, contraint à une nécessaire démocratisation garantissant le renouvellement de ses publics, avec des représentations dans des lieux insolites – Ikea à Philadelphie –, et à une digitalisation de l’espace lyrique et de sa programmation.

Si des réseaux efficaces, comme Opera America ou Opera Europa, facilitent communication, diffusion et levée de fonds, d’autres solutions ont pu voir le jour pour sécuriser l’activité lyrique aux États-Unis, comme cet accord pluriannuel signé entre le Met et l’Arabie saoudite.

Hybridations en Amérique centrale

En Amérique centrale, l’art lyrique s’inscrit également dans l’espace urbain comme en témoigne le Palacio de Bellas Artes à Mexico. Conçu en 1901 et inauguré en 1934, ce bâtiment fusionne art nouveau par son extérieur en marbre et art déco pour l’intérieur de la salle, décorée avec des fresques monumentales. Le modèle architectural comme une partie du répertoire – Mozart, Strauss, Puccini ou Donizetti – sont européens, mais l’institution a aussi servi de carrefour aux arts mexicains à l’image du Ballet folklorique d’Amalia Hernández ou de créations de compositeurs locaux comme Ibarra, Catán ou Jimenez.

Le rideau de scène représentant les volcans Popocatépetl et Iztaccíhuatl symbolise ce lien entre opera house « à l’européenne » et imaginaires locaux. Dans cette zone géographique, l’hybridation architecturale et artistique s’opère dans les institutions nationales avec une volonté d’articuler répertoire européen et identité culturelle locale, tant du point de vue musical, iconographique que chorégraphique.

Offenbach-mania au Brésil

L’Amérique du Sud a connu un développement de son territoire lyrique dans les grandes métropoles, mais également dans des lieux insolites comme à Manaus, au Brésil, en pleine Amazonie, où le théâtre d’opéra était la sortie privilégiée des riches industriels producteurs d’hévéa tandis que la bourgeoisie de Sao Paulo, souvent proche de l’industrie du café se retrouvait en son opéra.

L’import d’œuvres européennes, notamment d’Offenbach ou de Puccini dont le succès fulgurant a inspiré de nombreux compositeurs locaux, a façonné le paysage lyrique sud-américain. On note que dans les années 1860-1880, Rio connaît une véritable Offenbach-mania et devient un creuset pour des hybridations diverses : de nombreuses œuvres sont traduites en portugais tandis que des troupes francophones sont régulièrement accueillies.

Dans le même temps se développent des parodies brésiliennes qui, sans copier Offenbach, procèdent à une « brésilianisation » du style par l’insertion de danses et rythmes afro-brésiliens – polca-lundu, cateretê, samba de roda – et par l’apparition de la capoeira sur scène. Naît alors un débat, ressemblant mutatis mutandis à la « querelle des Bouffons » française, opposant « art national » et « opérette importée » et aboutissant parfois à une « parodie de parodie » d’Offenbach !

Ces échanges lyriques montrent que les Amériques ne se contentent pas d’importer de l’opéra occidental, mais qu’elles transforment puis réémettent des œuvres vers l’Europe, enrichies d’un apport exotique.

En Argentine, l’opéra comme symbole de réussite sociale

En Argentine, Puccini triomphe en 1905 à Buenos Aires alors qu’il vient superviser la nouvelle version d’Edgar. Il consolidera sa notoriété grâce à ses succès sur les scènes latino-américaines avant de livrer en 1910, à New York, La fanciulla del West(la Fille du Far-West), western lyrique basé sur l’imaginaire américain. Dans une capitale marquée par une importante immigration italienne initiée dès les années 1880, l’opéra reste un symbole de réussite sociale.

Le Teatro Colon, érigé en 1908, opère une synthèse architecturale entre néo-Renaissance italienne et néo-baroque français, agrémentée de touches Art nouveau. Dotée d’une excellente acoustique et accessible sur le plan tarifaire, la salle s’impose comme un centre lyrique important sur le continent. L’art lyrique argentin reste ouvert à de nombreux sujets, comme en témoigne l’opéra Aliados (2013), d’Esteban Buch et Sebastian Rivas, évoquant les liens entre Margaret Thatcher et Augusto Pinochet, alliés à l’époque de la guerre des Malouines en 1982.

On trouve ainsi des traits communs à l’art lyrique sud-américain, associant grandes maisons emblématiques, appropriations esthétiques locales et coopérations internationales par-delà une vulnérabilité économique due à sa dépendance au mécénat.

Au Chili et en Bolivie, des lieux d’échanges et de métissage

Le cas du Teatro Municipal de Santiago inauguré en 1857 avec une architecture néoclassique française et toujours intact malgré de nombreux séismes, a été victime de crises budgétaires récurrentes mais développe depuis 2023 un partenariat avec l’Opéra National de Paris.

L’objectif est de permettre une circulation des savoir-faire au sein d’une coopération Sud-Nord au service de la formation de talents locaux. Le Chili accueille également un théâtre musical ouvert à des sujets politiques.

En Bolivie, le théatre Grand Mariscal de Ayacuchode, dans la ville de Sucre, construit en 1894 sur un modèle inspiré de la Scala pour accueillir des opérettes et des zarzuelas est devenu malgré son inachèvement un lieu patrimonial mêlant histoire locale et pratiques lyriques au croisement de l’Europe et des cultures andines.

Par ailleurs, ce métissage a donné naissance à des œuvres parfois anciennes comme cet opéra baroque datant de 1740 écrit par un indigène évangélisé en bésiro, dialecte ancien en voie de disparition.

De New York à Buenos Aires, l’opéra aux Amériques s’est bâti une identité singulière par sa capacité à assimiler apports européens et patrimoine culturel autochtone. Sur l’héritage des techniques et du répertoire européen sont venus se greffer des spécificités culturelles locales issues de traditions propres aux indiens, aux créoles ou aux populations afro-américaines. Loin d’un modèle importé à l’identique, il constitue un « palimpseste lyrique » où se côtoient Puccini, Offenbach, jazz et capoeira. Les voix de l’Amérique sont devenues l’écho d’un territoire lyrique complexe, où traditions culturelles et mémoires collectives s’incarnent dans un patrimoine musical et architectural singulier.

The Conversation

Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.11.2025 à 14:47

Nos ancêtres du Paléolithique savaient fabriquer des outils simples et efficaces

Evgeniya Osipova, Préhistoire, Université de Perpignan Via Domitia

Rimma Aminova, Chercheure en archéologie, Margulan Institute of Archaeology

Saule Rakhimzhanova, Chercheure en archéologie, Margulan Institute of Archaeology

Yslam Kurmaniyazov, PhD, Université Korkyt Ata de Kyzylorda

La découverte d’une alternative simple et efficace aux outils de découpe complexes aménagés sur deux faces change notre vision des humains du Paléolithique.
Texte intégral (1308 mots)
Archéologue sur le site paléolithique du nord de la mer d’Aral. Étude du matériel. E.A. Osipova

L’industrie lithique – soit l’ensemble des objets en pierre taillée, pierre polie et matériel de mouture – est souvent le seul témoignage de la culture matérielle préhistorique qui nous soit parvenu. Or, nos ancêtres disposaient d’un kit d’outillage en pierre très diversifié : à chaque activité correspondait un outil spécifique, en particulier pour tout ce qui touchait à la recherche de nourriture et la découpe de la viande.


La viande était une source d’alimentation importante pour les humains préhistoriques, depuis les premiers hominidés, Homo habilis (entre 2,4 millions et 1,6 million d’années), jusqu’à l’apparition de notre espèce, Homo sapiens archaïque (il y a 300 000 ans). Pour trouver de la viande, ils pratiquaient le charognage opportuniste avec les animaux carnivores, puis bien plus tard, la chasse sélective et spécialisée des animaux herbivores.

Mais parvenir à dégager de la viande des carcasses d’animaux nécessite de réaliser une séquence de gestes complexes, en utilisant des outils performants. Au Paléolithique inférieur (entre 800 000 et 300 000 ans avant notre ère) et Paléolithique moyen (entre 300 000 ans et 40 000 ans), il s’agissait d’outils de découpe : des couteaux ou d’autres outils utilisés comme tels. Au fil du temps et en fonction des sites, certains outils travaillés sur deux faces sont devenus de véritables marqueurs culturels. Il s’agit d’abord des bifaces, ces « outils à tout faire » en pierre taillée, qui sont traditionnellement attribués à la culture acheuléenne (entre 700 000 et 200 000 ans en Europe).

Ce sont ensuite des couteaux à dos – le dos correspondant à une partie du bord de la pièce, aménagée ou naturelle, non tranchante et opposée au bord actif, souvent tranchant – autrement appelés des Keilmesser, qui sont typiques de la culture micoquienne (entre 130 000 et 50 000 ans).

Outils de découpe

Les bifaces sont omniprésents en Eurasie, tandis que les couteaux à dos sont majoritairement concentrés en Europe centrale et orientale, dans le Caucase, dans la plaine d’Europe orientale. Les deux catégories d’outils, souvent utilisés pour plusieurs activités, ont en commun une fonction de découpe.

La partie de l’objet qui sert aux pratiques de boucherie est dotée d’un bord suffisamment tranchant et plus ou moins aigu. La fonction de découpe peut être assurée par des éclats simples non aménagés (c’est-à-dire non travaillés par la main humaine) qui ont souvent un bord assez coupant.

La réalisation de ces outils sophistiqués nécessite à la fois de se procurer les matières premières adaptées et d’avoir des compétences avancées en taille de pierre. Mais nos ancêtres avaient-ils vraiment besoin d’outils aussi complexes et polyfonctionnels pour traiter les carcasses d’animaux ? Existait-il d’autres solutions pour obtenir un outil de découpe aussi efficace ?

Notre étude de la période paléolithique à partir d’outils trouvés en Asie centrale, au Kazakhstan, répond en partie à cette question.

Fracturation intentionnelle

La fracturation intentionnelle est une technique qui consiste à casser volontairement un outil en pierre par un choc mécanique contrôlé fait à un endroit précis. Cette technique a été abordée pour la première fois dans les années 1930 par le préhistorien belge Louis Siret. Elle était utilisée au cours de la Préhistoire et de la Protohistoire pour fabriquer des outils spécifiques : burins et microburins, racloirs, grattoirs… La fracture intentionnelle détermine la forme de l’outil en fonction de l’idée de celui qui le taille.

Mais les pièces fracturées sont souvent exclues des études, car la fracture est généralement considérée comme un accident de taille, qui rend la pièce incomplète. Néanmoins, la fracture intentionnelle se distingue d’un accident de taille par la présence du point d’impact du coup de percuteur, qui a provoqué une onde de choc contrôlée, tantôt sur une face, tantôt sur les deux.

À travers l’étude d’une série de 216 pièces en grès quartzite (soit le tiers d’une collection provenant de huit sites de la région Nord de la mer d’Aral), nous avons découvert une alternative simple et efficace aux outils complexes aménagés sur deux faces.

Les objets sélectionnés dans cet échantillon sont uniquement des pierres intentionnellement fracturées. La majorité des pièces présentent un point d’impact laissé par un seul coup de percuteur, porté au milieu de la face la plus plate de l’éclat de grès quartzite. D’autres pièces, plus rares, montrent la même technique, mais avec l’utilisation de l’enclume. La fracture est généralement droite, perpendiculaire aux surfaces de la pierre, ce qui permet d’obtenir une partie plate – un méplat, toujours opposé au bord coupant d’outil.

La création des méplats par fracturation intentionnelle est systématique et répétitive dans cette région du Kazakhstan. Parmi ces outils, on en trouve un qui n’avait encore jamais été mentionné dans les recherches qui y ont été menées : le couteau non retouché à méplat sur éclat, créé par fracture intentionnelle. Cette catégorie de méplat correspond à une fracture longue et longitudinale, parallèle au bord coupant d’un éclat de pierre.

La fabrication de cet outil peu élaboré et pourtant aussi efficace que le biface et le Keilmesser pour la découpe de la viande prend peu de temps et nécessite moins de gestes techniques. C’est pourquoi ils sont abondants et standardisés dans la collection étudiée.

Avec le biface et le Keilmesser, le couteau à méplat sur éclat pourrait ainsi être le troisième outil de découpe du Paléolithique ancien, utilisé dans la région de la mer d’Aral. Les recherches à venir permettront de mieux comprendre le comportement gastronomique de nos ancêtres et d’en savoir plus sur leurs kits de « couverts » en pierre.

The Conversation

Cette recherche a été financée par une subvention du Comité de la Science du Ministère de la Science et de l’Enseignement supérieur de la République du Kazakhstan (Projet N° AP22788840 « Études archéologiques des sites paléolithiques de la région Est de la Mer d’Aral »).

Rimma Aminova, Saule Rakhimzhanova et Yslam Kurmaniyazov ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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10.11.2025 à 16:10

Du tendon d’Achille aux trompes de Fallope : quand la nomenclature anatomique cache des histoires de pouvoir et d’exclusion

Lucy E. Hyde, Lecturer, Anatomy, University of Bristol

Pourquoi une partie de votre cheville porte-t-elle le nom d’un héros de la mythologie grecque&nbsp;? La réponse en dit autant sur le pouvoir et la mémoire que sur l’histoire de la médecine.
Texte intégral (2157 mots)
_Gabriele Falloppio expliquant l’une de ses découvertes au cardinal-duc de Ferrare_, par Francis James Barraud (1856-1924). WellcomeTrust, CC BY-SA

La description anatomique du corps humain comprend de nombreux termes qui doivent leur nom au savant qui a découvert ou étudié pour la première fois cette partie du corps, ou encore à un personnage de la mythologie. Ces appellations dites éponymes sont à elles seules des « petits monuments » d’histoire de la médecine, mais elles véhiculent aussi des biais et ne facilitent pas toujours la compréhension. Certaines sont pittoresques quand d’autres font référence à des heures sombres du passé.

Nous nous promenons avec les noms d’inconnus gravés dans nos os, notre cerveau et nos organes.

Certains de ces noms semblent mythiques. Le tendon d’Achille, le ligament situé à l’arrière de la cheville, rend hommage à un héros de la mythologie grecque tué par une flèche dans son point faible. La pomme d’Adam fait référence à une certaine pomme biblique.

Mais la plupart de ces noms ne sont pas des mythes. Ils appartiennent à des personnes réelles, pour la plupart des anatomistes Européens d’il y a plusieurs siècles, dont l’héritage perdure chaque fois que quelqu’un ouvre un manuel de médecine. Il s’agit de ce qu’on appelle l’éponymie, c’est-à-dire que ces structures anatomiques ont reçu le nom des personnes, par exemple, qui les ont découvertes plutôt qu’un nom inspiré ou issu de leur description physique ou fonctionnelle.

Prenons l’exemple des trompes de Fallope. Ces petits conduits (qui correspondent à un véritable organe, ndlr) situés entre les ovaires et l’utérus ont été décrits en 1561 par Gabriele Falloppio, un anatomiste italien fasciné par les tubes, qui a également donné son nom au canal de Fallope dans l’oreille.

Gabriele Falloppio (1523-1562) était un anatomiste et chirurgien italien qui a décrit les trompes de Fallope dans son ouvrage de 1561, Observationes Anatomicae. commons.wikimedia.org/w/index.php ?curid=1724751

Ou encore l’aire de Broca, du nom de Paul Broca, médecin français du XIXᵉ siècle qui a établi un lien entre une région du lobe frontal gauche et la production de la parole. Si vous avez déjà étudié la psychologie ou connu quelqu’un qui a été victime d’un accident vasculaire cérébral, vous avez probablement entendu parler de cette région du cerveau.

Il y a aussi la trompe d’Eustache, ce petit conduit relié aux voies respiratoires (mais qui fait néanmoins partie du système auditif, ndlr) et qui s’ouvre lorsque vous bâillez dans un avion. Elle doit son nom à Bartolomeo Eustachi, médecin du pape au XVIe siècle. Ces hommes ont tous laissé leur empreinte sur le langage anatomique.

Si nous avons conservé ces noms pendant des siècles, c’est parce que cela ne renvoient pas qu’à des anecdotes médicales. Ils font partie intégrante de la culture anatomique. Des générations d’étudiants ont répétés ces noms dans les amphithéâtres et les ont griffonnés dans leurs carnets. Les chirurgiens les mentionnent au milieu d’une opération comme s’ils parlaient de vieux amis.

Ils sont courts, percutants et familiers. « Aire de Broca » se prononce en deux secondes. Son équivalent descriptif, « partie antérieure et postérieure du gyrus frontal inférieur », ressemble davantage à une incantation. Dans les environnements cliniques très actifs, la concision l’emporte souvent.

Ces appellations sont également associées à des histoires, ce qui les rend plus faciles à mémoriser. Les étudiants se souviennent de Falloppio parce que son nom ressemble à celui d’un luthiste de la Renaissance. Ils se souviennent d’Achille parce qu’ils savent où diriger leur flèche. Dans un domaine où les termes latins sont si nombreux et si difficiles à retenir, une histoire devient un repère utile.

Le tendon d’Achille a été nommé en 1693 d’après le héros de la mythologie grecque, connu notamment par l’Iliade d’Homère, Achille. Panos Karas/Shutterstock

Il y a aussi le poids de la tradition. Le langage médical s’appuie sur des siècles de recherche. Pour beaucoup, supprimer ces noms reviendrait à effacer l’histoire elle-même.

La face sombre de la nomenclature anatomique

Mais ces aspects mnémotechniques cachent un côté plus sombre. Malgré leur charme historique, les noms éponymes manquent souvent leur objectif principal. Ils indiquent rarement la nature ou la fonction de l’élément anatomique qu’ils désignent. Le terme « trompe de Fallope », par exemple, ne donne aucune indication sur son rôle ou son emplacement. Alors que quand on dit « trompe utérine » ou « tube utérin », c’est bien plus clair.

Les noms ou expressions éponymes reflètent également une vision étroite de l’histoire. La plupart ont vu le jour pendant la Renaissance européenne, une époque où les « découvertes » anatomiques consistaient souvent à s’approprier des connaissances qui existaient déjà ailleurs. Les personnes célébrées à travers ces expressions sont donc majoritairement des hommes blancs européens. Les contributions des femmes, des savants non européens et des systèmes de connaissances autochtones sont presque invisibles dans ce langage.

Cette pratique cache parfois une vérité vraiment dérangeante : le « syndrome de Reiter », par exemple, a été nommé d’après Hans Reiter, médecin nazi qui a mené des expériences particulièrement brutales sur des prisonniers du camp de concentration de Buchenwald (Allemagne). Aujourd’hui, la communauté médicale utilise le terme neutre « arthrite réactionnelle » afin de ne plus valoriser Reiter.

Chaque nom éponyme est comparable à un petit monument. Certains sont pittoresques et inoffensifs, d’autres ne méritent pas que nous les entretenions.

Les noms descriptifs, eux, sont simplement logiques. Ils sont clairs, universels et utiles. Avec ces noms, nul besoin de mémoriser qui a découvert quoi, seulement où cela se trouve dans le corps et quelle en est la fonction.

Si vous entendez parler de « muqueuse nasale », vous savez immédiatement qu’elle se trouve dans le nez. Mais demandez à quelqu’un de localiser la « membrane de Schneider », et vous obtiendrez probablement un regard perplexe.

Les termes descriptifs sont plus faciles à traduire, à normaliser et à rechercher. Ils rendent l’anatomie plus accessible aux apprenants, aux cliniciens et au grand public. Plus important encore, ils ne glorifient personne.

Que faire alors des anciens noms ?

Un mouvement croissant vise à supprimer progressivement les éponymes, ou du moins à les utiliser parallèlement à des termes descriptifs. La Fédération internationale des associations d’anatomistes (IFAA) encourage l’utilisation de termes descriptifs dans l’enseignement et la rédaction d’articles scientifiques, les éponymes étant placés entre parenthèses.

Cela ne signifie pas que nous devrions brûler les livres d’histoire. Il s’agit simplement d’ajouter du contexte. Rien n’empêche d’enseigner l’histoire de Paul Broca tout en reconnaissant les préjugés inhérents aux traditions de dénomination. On peut aussi apprendre qui était Hans Reiter sans associer son nom à une maladie.

Cette double approche nous permet de préserver l’histoire sans la laisser dicter l’avenir. Elle rend l’anatomie plus claire, plus juste et plus honnête.

Le langage de l’anatomie n’est pas seulement un jargon académique. C’est une carte du pouvoir, de la mémoire et de l’héritage inscrits dans notre chair. Chaque fois qu’un médecin prononce le mot « trompe d’Eustache », il fait écho au XVIe siècle. Chaque fois qu’un étudiant apprend le mot « trompe utérine », il aspire à la clarté et à l’inclusion.

Peut-être que l’avenir de l’anatomie ne consiste pas à effacer les anciens noms. Il s’agit plutôt de comprendre les histoires qu’ils véhiculent et de décider quels sont ceux qui méritent d’être conservés.

The Conversation

Lucy E. Hyde ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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06.11.2025 à 16:42

Intelligences collectives au siècle des Lumières : parterres de théâtre et foules séditieuses

Charline Granger, chargée de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

À l’époque des Lumières, les salles de théâtre furent un laboratoire parfait pour penser la contagion émotionnelle et l’apparition d’une intelligence collective.
Texte intégral (2885 mots)
Le parterre de théâtre, un laboratoire à partir duquel réfléchir aux conditions d’apparition du consensus. BNF, Arts du spectacle, FOL-O-ICO-412

À l’heure où les chaînes parlementaires diffusent des débats houleux à l’Assemblée nationale, alors que le consensus, dans une France politiquement déchirée, semble un horizon de plus en plus inaccessible, des théoriciens et dramaturges se sont demandé, à l’orée de la Révolution française, si et comment une opinion majoritaire pouvait émerger d’une foule d’individus hétérogènes. Les milieux clos que constituent des salles de théâtre furent un laboratoire opportun pour penser la contagion émotionnelle et l’apparition d’une intelligence collective.


Les salles de spectacle des XVIIe et XVIIIe siècles en France sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitués. De grands lustres éclairent indistinctement la scène et la salle, on entre et on sort en cours de spectacle et, surtout, plus de 80 % des spectateurs sont debout, dans le vaste espace qui se trouve en contrebas de la scène et qu’on appelle le parterre.

Ce public, composé uniquement d’hommes, est particulièrement tumultueux. Ils sifflent, baillent, hurlent, s’interpellent, prennent à parti les acteurs, interrompent la représentation. Aussi sont-ils régulièrement et vivement critiqués, par exemple en 1780, dans un des plus grands journaux de l’époque où le parterre est assimilé à une « multitude de jeunes insensés pour la plupart, tumultuairement sur leurs pieds crottés » : les pieds sont « crottés », parce que ces spectateurs, quoiqu’aux profils sociologiques variés, ne sont pas des membres de la noblesse, qui se trouvent majoritairement dans les loges.

Une multitude pleine de promesses

Pourtant, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cette multitude est de plus en plus perçue par certains dramaturges et philosophes comme pleine de promesses : le tumulte qu’elle produit, au fond, serait une énergie qu’il suffit de savoir canaliser. En 1777, Marmontel, homme de lettres proche du courant des Lumières, s’ébahit de la force que recèlent les manifestations de ces spectateurs rassemblés :

« Ce que l’émotion commune d’une multitude assemblée et pressée ajoute à l’émotion particulière ne peut se calculer : qu’on se figure cinq cents miroirs se renvoyant l’un à l’autre la lumière qu’ils réfléchissent, ou cinq cents échos le même son. »

C’est que, selon lui, l’exemple est contagieux : on rit de voir rire, on pleure de voir pleurer, on bâille de voir bâiller. Les émotions sont démultipliées et, surtout, tendent à converger collectivement vers l’expression d’une seule et même émotion.

Les parterres de théâtre deviennent ainsi les laboratoires à partir desquels réfléchir aux conditions d’apparition du consensus. Car c’est dans le bouillonnement de la séance théâtrale, alors que les individus sont serrés, qu’ils ont bien souvent trop chaud et qu’ils sont gênés par une position très inconfortable, qu’une émotion puissante se communique.

Aux antipodes du jugement à froid, apparaîtrait alors une intelligence collective proprement émotionnelle, grâce à la circulation d’une énergie qui échappe à la partie la plus rationnelle de la raison. Toujours d’après Marmontel, une telle contagion des émotions donne naissance à un jugement de goût aussi fulgurant que juste : « On est surpris de voir avec quelle vivacité unanime et soudaine tous les traits de finesse, de délicatesse, de grandeur d’âme et d’héroïsme […] [sont] saisi[s] dans l’instant même par cinq cents hommes à la fois ; et de même avec quelle sagacité les fautes les plus légères […] contre le goût […] sont aperçues par une classe d’hommes dont chacun pris séparément semble ne se douter de rien de tout cela ».

Échos avec la physique de l'époque

La valorisation de cette émotion collective unifiée se fonde en grande partie sur les travaux contemporains menés sur l’électricité. Ou plutôt, sur ce qu’on appelle alors le fluide électrique, dont les physiciens Jean-Antoine Nollet et François Boissier de Sauvages montrent, entre autres, qu’il s’apparente au fluide nerveux. L’objet recevant le choc électrique devenant lui-même une source électrique, il est à son tour susceptible d’en électriser d’autres.

Cette conductivité est une caractéristique majeure de l’électricité.

Du phénomène physique à la métaphore, il n’y a qu’un pas et l’électricité est convoquée pour désigner l’unanimité qui se produit parmi les spectateurs. Marmontel affirme que « c’est surtout dans le parterre, et dans le parterre debout, que cette espèce d’électricité est soudaine, forte, et rapide ».

Le dramaturge Louis-Sébastien Mercier constate avec dépit, après que la Comédie-Française a fait installer des sièges au parterre et que les spectateurs ont été forcés de s’asseoir, que l’« électricité est rompue, depuis que les banquettes ne permettent plus aux têtes de se toucher et de se mêler ».

Une illustration tirée de l’Essai sur l’électricité des corps, par M. l’abbé Nollet, de l’Académie royale des sciences. Seconde édition, 1765. BNF Gallica

Cette image d’une foule d’individus saisis par une même impulsion, Marmontel et Mercier ne l’inventent pas. Ils la tirent de scènes d’électrisations collectives qui sont depuis quelques décennies un véritable phénomène mondain. Le savant Pierre van Musschenbrœk se fait connaître par l’expérience connue sous le nom de « bouteille de Leyde », condensateur qui permet de délivrer une commotion générale et instantanée à une chaîne d’individus se tenant par la main : le fluide électrique, se manifestant à la surface par des étincelles, se transmet à travers l’organisme et relie entre eux des corps distincts. Après l’abbé Nollet, Joseph Priestley, qui mène des expérimentations analogues où un groupe d’individus forme une sorte de ronde, constate qu’« il est souvent fort amusant de les voir tressaillir dans le même instant ».

Un superorganisme fantasmé

La mise au jour, par le biais du modèle électrique, de cette intelligence collective dans les salles de théâtre a des implications politiques. Si, d’après ce modèle, les spectateurs du parterre ayant renoncé à leur aisance physique individuelle peuvent espérer former une véritable communauté, sensible et unifiée par la circulation d’un même fluide en son sein, c’est parce que la posture du spectateur, debout ou assis, ainsi que l’espace dans lequel il se trouve, ouvert ou fermé, sont les révélateurs de la capacité de ces publics à constituer un véritable organe politique et à représenter le peuple.

La Petite Loge (1776 ou 1779), de Charles-Emmanuel Patas (1744-1802), Troisième suite d’estampes pour servir à l’Histoire des modes et du costume en France dans le XVIIIᵉ siècle (1783), gravure de Jean-Michel Moreau, dit Moreau le Jeune. BNF Gallica.

Les spectateurs debout au parterre s’opposent aux spectateurs assis dans les loges : ces places onéreuses forment de petites alvéoles qui compartimentent et divisent le public, alors que les spectateurs du parterre font corps les uns avec les autres dans un large espace fait pour les accueillir tous en même temps.

L’électricité se répandant de manière homogène entre tous les corps, le parterre n’est plus alors considéré comme la juxtaposition hétérogène de spectateurs, mais comme un corps cohérent qui pense et qui sent d’un seul mouvement. Le caractère holistique de cette proposition, qui veut que le tout soit plus que la somme de ses parties, dit bien combien le modèle promu par Marmontel et Mercier est une projection idéalisée de la société.

Expérience de la bouteille de Leyde, Louis-Sébastien Jacquet de Malzet, In Précis de l’électricité ou Extrait expérimental et théorétique des phénomènes électriques, Vienne, J. T.de Trattnern, [1775], planche V, fig. 36. CNUM/CNAM

À l’aube de la Révolution française, le tumulte d’une foule désordonnée a pu être pensé comme une énergie susceptible de faire naître une véritable cohésion politique à partir d’un consensus relatif, qui se construit contre un autre groupe. Alors que le contexte politique fabriquait déjà, inévitablement, des fractures françaises, la salle de théâtre s’est présentée comme le laboratoire où pourrait s’incarner en acte, dans un espace restreint, une fiction de société, fondée sur une intelligence collective non rationnelle. Cette intuition « met en relation » (inter-legere), littéralement, les membres de l’assemblée qui baignent dans le fluide électrique, en excluant les autres, ceux qui n’occupent pas le parterre et qui incarnent, de manière si visible, les hiérarchies et les iniquités de l’Ancien Régime.

Ce superorganisme, qui illustre le jugement éclairé de la multitude, fut certainement plus rêvé que réel. Mais il a eu le mérite de tenter de figurer un temps l’émergence d’un groupe dont il fallait prouver à la fois l’unité et la légitimité politiques.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Charline Granger a reçu une subvention publique de l'ANR.

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05.11.2025 à 13:56

Il y a cent ans, naissait le « New Yorker » sur une table de poker

Christopher B. Daly, Professor Emeritus of Journalism, Boston University

Lancé en 1925 par un dandy, Harold Ross, le «&nbsp;New Yorker&nbsp;» a imposé un ton, un style et une exigence littéraire qui ont redéfini la presse américaine.
Texte intégral (2413 mots)
Le « New Yorker » a repoussé les frontières du journalisme s'intéressant à tout ce que les autres magazines avaient tendance à dédaigner. Design Uncensored

Lancé en 1925 par un dandy, Harold Ross, le « New Yorker » a imposé un ton, un style et une exigence littéraire qui ont redéfini la presse américaine.

Littéraire dans son ton, grand public dans sa portée et traversé d’un humour mordant, le New Yorker a apporté au journalisme américain une sophistication nouvelle – et nécessaire – lorsqu’il a été lancé il y a cent ans ce mois-ci.

En menant mes recherches sur l’histoire du journalisme américain pour mon livre Covering America, je me suis passionné pour l’histoire de la naissance du magazine et pour celle de son fondateur, Harold Ross.

Ross s’intégrait sans peine dans un milieu des médias foisonnant de fortes personnalités. Il n’avait jamais achevé ses études secondaires. Divorcé à plusieurs reprises et rongé par les ulcères, il affichait en permanence un sourire aux dents clairsemées et une chevelure en brosse caractéristique. Il consacra toute sa vie d’adulte à une seule et même entreprise : le magazine The New Yorker.

Pour les lettrés, par les lettrés

Né en 1892 à Aspen, dans le Colorado, Ross travailla comme reporter dans l’Ouest alors qu’il était encore adolescent. Lorsque les États-Unis entrèrent dans la Première Guerre mondiale, il s’engagea. Envoyé dans le sud de la France, il déserta rapidement et gagna Paris, emportant avec lui sa machine à écrire portable Corona. Il rejoignit alors le tout nouveau journal destiné aux soldats, le Stars and Stripes, qui manquait tellement de personnel qualifié que Ross y fut engagé sans la moindre question, bien que le journal fût une publication officielle de l’armée.

Harold Ross et Jane Grant en 1926
Harold Ross et Jane Grant en 1926. Université d’Oregon

À Paris, Ross fit la connaissance de plusieurs écrivains, dont Jane Grant, première femme à avoir travaillé comme reporter au New York Times. Elle devint plus tard la première de ses trois épouses.

Après l’armistice, Ross partit pour New York et n’en repartit plus vraiment. Là, il fit la rencontre d’autres écrivains et rejoignit rapidement un cercle de critiques, dramaturges et esprits brillants qui se retrouvaient autour de la Table ronde de l’hôtel Algonquin, sur la 44e Rue Ouest à Manhattan

Au cours de déjeuners interminables et copieusement arrosés, Ross fréquentait et échangeait des traits d’esprit avec quelques-unes des plus brillantes figures du milieu littéraire new-yorkais. De ces réunions naquit aussi une partie de poker au long cours à laquelle participaient Ross et celui qui deviendrait son futur bailleur de fonds, Raoul Fleischmann, issu de la célèbre famille productrice de levure.

Au milieu des années 1920, Ross décida de lancer un magazine hebdomadaire consacré à la vie métropolitaine. Il voyait bien que la presse magazine connaissait un essor considérable, mais n’avait aucune envie d’imiter ce qui existait déjà. Il voulait publier un journal qui s’adresserait directement à lui et à ses amis – de jeunes citadins ayant séjourné en Europe et lassés des platitudes et des rubriques convenues qui remplissaient la plupart des périodiques américains.

Mais avant tout, Ross devait établir un business plan.

Le type de lecteurs cultivés qu’il visait intéressait également les grands magasins new-yorkais, qui y virent une clientèle idéale et manifestèrent leur volonté d’acheter des encarts publicitaires. Sur cette base, le partenaire de poker de Ross, Fleischmann, accepta de lui avancer 25 000 dollars pour démarrer – soit l’équivalent d’environ 450 000 dollars actuels.

Ross fait tapis

À l’automne 1924, installé dans un bureau appartenant à la famille Fleischmann, au 25 West 45th Street, Ross se mit au travail sur la plaquette de présentation de son magazine :

« The New Yorker sera le reflet, en mots et en images, de la vie métropolitaine. Il sera humain. Son ton général sera celui de la gaieté, de l’esprit et de la satire, mais il sera plus qu’un simple bouffon. Il ne sera pas ce que l’on appelle communément radical ou intellectuel. Il sera ce que l’on appelle habituellement sophistiqué, en ce qu’il supposera chez ses lecteurs un degré raisonnable d’ouverture d’esprit. Il détestera les balivernes. »

Ross ajouta cette phrase devenue célèbre : « Le magazine n’est pas conçu pour la vieille dame de Dubuque. » Autrement dit, le New Yorker ne chercherait ni à suivre le rythme de l’actualité, ni à flatter l’Amérique moyenne. Le seul critère de Ross serait l’intérêt d’un sujet – et c’est lui seul qui déciderait de ce qui méritait d’être jugé intéressant. Il misait tout sur l’idée, audacieuse et improbable, qu’il existait assez de lecteurs partageant ses goûts – ou susceptibles de les découvrir – pour faire vivre un hebdomadaire à la fois élégant, impertinent et plein d’esprit.

Ross faillit échouer. La couverture du premier numéro du New Yorker, daté du 21 février 1925, ne montrait ni portraits de puissants ni magnats de l’industrie, aucun titre accrocheur, aucune promesse tapageuse. Elle présentait à la place une aquarelle de Rea Irvin, ami artiste de Ross, représentant un personnage dandy observant attentivement – quelle idée ! – un papillon à travers son monocle. Cette image, surnommée Eustace Tilly, devint l’emblème officieux du magazine.

Le magazine trouve son équilibre

À l’intérieur de ce premier numéro, le lecteur découvrait un assortiment de blagues et de courts poèmes. On y trouvait aussi un portrait, des critiques de pièces et de livres, beaucoup de potins et quelques publicités.

L’ensemble n’était pas particulièrement impressionnant, donnant plutôt une sensation de patchwork, et le magazine eut du mal à démarrer. Quelques mois à peine après sa création, Ross faillit même tout perdre lors d’une partie de poker arrosée chez Herbert Bayard Swope, lauréat du prix Pulitzer et habitué de la Table ronde. Il ne rentra chez lui que le lendemain midi, et lorsque sa femme fouilla ses poches, elle y trouva des reconnaissances de dettes atteignant près de 30 000 dollars.

Fleischmann, qui avait lui aussi participé à la partie mais s’en était retiré à une heure raisonnable, entra dans une colère noire. Nul ne sait comment mais Ross réussit à le convaincre de régler une partie de sa dette et de le laisser rembourser le reste par son travail. Juste à temps, le New Yorker commença à gagner des lecteurs, bientôt suivis par de nouveaux annonceurs. Ross finit par solder ses dettes auprès de son ange gardien.

Une grande part du succès du magazine tenait au génie de Ross pour repérer les talents et les encourager à développer leur propre voix. L’une de ses premières découvertes majeures fut Katharine S. Angell, qui devint la première responsable de la fiction du magazine et une source constante de bons conseils. En 1926, Ross recruta James Thurber

et E.B. White, qui accomplissaient toutes sortes de tâches : rédaction de « casuals » – de courts essais satiriques –, dessin de caricatures, rédaction de légendes pour les dessins des autres, reportage pour la rubrique Talk of the Town et commentaires divers.

À mesure que le New Yorker trouvait sa stabilité, les rédacteurs et les auteurs commencèrent à perfectionner certaines de ses marques de fabrique : le portrait fouillé, idéalement consacré à une personne qui ne faisait pas l’actualité mais méritait d’être mieux connue ; les longs récits de non-fiction nourris d’enquêtes approfondies ; les nouvelles et la poésie ; et bien sûr les dessins humoristiques en une case ainsi que les comic strips.

D’une curiosité insatiable et d’un perfectionnisme maniaque en matière de grammaire, Ross était prêt à tout pour garantir l’exactitude. Les auteurs récupéraient leurs manuscrits couverts de remarques au crayon exigeant des dates, des sources et d’interminables vérifications factuelles. L’une de ses annotations les plus typiques était : « Who he ? » (NDT : « C’est qui, lui ? »).

Durant les années 1930, alors que le pays traversait une implacable crise économique, le New Yorker fut parfois critiqué pour son indifférence apparente à la gravité des problèmes nationaux. Dans ses pages, la vie semblait presque toujours légère, séduisante et plaisante.

C’est pendant la Seconde Guerre mondiale que le New Yorker trouva véritablement sa place, tant sur le plan financier qu’éditorial. Il finit par découvrir sa voix propre : curieuse, ouverte sur le monde, exigeante et, en fin de compte, profondément sérieuse.

Ross découvrit également de nouveaux auteurs, parmi lesquels A.J. Liebling, Mollie Panter-Downes et John Hersey, qu’il débaucha du magazine Time d’Henry Luce. Ensemble, ils produisirent certains des plus grands textes de la période, notamment le reportage majeur de Hersey sur l’usage de la première bombe atomique dans un conflit.

Un joyau du journalisme

Au cours du siècle écoulé, le New Yorker a profondément marqué le journalisme américain. D’une part, Ross a su créer les conditions permettant à des voix singulières de se faire entendre. D’autre part, le magazine a offert un espace et un encouragement à une forme d’autorité non académique : un lieu où des amateurs éclairés pouvaient écrire des articles sur les manuscrits de la mer Morte, la géologie, la médecine ou la guerre nucléaire, sans autre légitimité que leur capacité à observer avec attention, raisonner avec clarté et construire une phrase juste.

Enfin, il faut reconnaître à Ross le mérite d’avoir élargi le champ du journalisme bien au-delà des catégories traditionnelles que sont le crime, la justice, la politique ou le sport. Dans les pages de ce magazine, les lecteurs ne trouvaient presque jamais ce qu’ils pouvaient lire ailleurs. À la place, les lecteurs du New Yorker pouvaient y découvrir à peu près tout le reste.

The Conversation

Christopher B. Daly ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.11.2025 à 17:21

Ce que les statues coloniales dans l’espace public racontent de la France

Bertrand Tillier, Professeur d'histoire des patrimoines, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Retour sur l’histoire des statues coloniales, à l’occasion de l’installation à Nancy d’un «&nbsp;contre-monument&nbsp;» face à la statue du sergent Blandan, figure de la colonisation française en Algérie.
Texte intégral (2073 mots)
La statue du sergent Blandan (1819-1842), figure de la colonisation française de l’Algérie, ne trône plus seule à Nancy (Meurthe-et-Moselle). Un «&nbsp;contre-monument&nbsp;» lui fait désormais face pour interroger l'impensé colonial. Adeline Schumacker / Ville de Nancy

Que faire des statues coloniales dans l’espace public ? Y ajouter une plaque, discrète et rarement lue ? Les déboulonner, au risque de ne laisser qu’un vide qui n’aide guère à penser l’histoire ? À Nancy (Meurthe-et-Moselle), une œuvre collective, imaginée par Dorothée-Myriam Kellou pour le musée des Beaux-Arts, a été inaugurée le 6 novembre 2025.

Située face à la statue du sergent Blandan, figure de la conquête française de l’Algérie, cette Table de désorientation, invite le passant à interroger l’impensé colonial. Les contre-monuments de ce type offrent-ils une réponse pertinente ? Pour répondre à cette question, il est indispensable de saisir ce qu’ont représenté les statues coloniales.


Durant un siècle – posons des dates butoirs, puisqu’il le faut bien, même si elles pourraient être assouplies –, c’est-à-dire de la conquête de l’Algérie inaugurée en 1830 à la fastueuse célébration de son centenaire, la France fit ériger en métropole et sur le sol des territoires conquis (principalement sur le continent africain) un petit millier de statues monumentales figuratives. Ainsi distribuée dans l’espace physique et social, la statuaire publique peut être considérée comme un panthéon déconcentré et diffracté, déployé à l’échelle d’une nation et de son empire colonial.

Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon en a esquissé une typologie comprenant le militaire « qui a fait la conquête » (Blandan, Bugeaud, Faidherbe ou Lyautey) et « l’ingénieur qui a construit le pont » (Lesseps) : conquérir et bâtir étant des modalités complémentaires d’appropriation d’un territoire. À ces deux figures tutélaires, on peut en ajouter d’autres qui en sont comme des inflexions ou des extensions : l’aventurier érigé en explorateur et « découvreur » (Francis Garnier ou le sergent Bobillot en Indochine) ; l’administrateur civil, politique ou militaire (Joseph Galliéni en Afrique et en Asie, Joseph Gabard au Sénégal ou Jérôme Bertagna en Algérie et en Tunisie) ; le bienfaiteur, propriétaire foncier ou industriel (Borély de la Sapie en Algérie) ; l’homme d’Église occupé à convertir les populations autochtones (le cardinal Lavigerie en Algérie) ; le scientifique qui domine par le savoir (Paul Bert et Louis Pasteur en Indochine) et le créateur, artiste ou auteur (le peintre Gustave Guillaumet ou l’écrivain Pierre Loti), soucieux de valoriser les paysages, la culture, le pittoresque par son œuvre et par le rayonnement de celle-ci.

En louant ces figures, la statuaire publique procéda donc d’une double affirmation : celle des vertus de la colonisation et celle des mérites individuels de ses artisans les plus illustres.

“La statue du sergent Blandan, le fantôme colonial de mon père”, un podcast de Dorothee Myriam Kellou, la conceptrice du contre-monument à Nancy.

Ces figures statufiées avaient vocation à symboliser et à signifier la colonisation à destination de la société française, qui devait s’enorgueillir de l’œuvre accomplie, et à celle des populations colonisées, qu’il fallait acculturer aux valeurs occidentales. On touche là à l’imaginaire du pouvoir performatif qu’on prêtait à la statuaire publique, dans un siècle à la fois statuomaniaque et statuophobe.

Une statue, deux lectures

Quand elle s’adressait aux Occidentaux, la statue monumentale proposait un héros, un destin exemplaire, un modèle de grandeur, un sujet d’admiration auquel on donnait un visage, un corps, une attitude et un récit ayant une valeur didactique citoyenne, puisque dans les territoires colonisés, les colons jouissaient pleinement de leurs droits civiques, à la différence des « indigènes » qui n’en avaient aucun.

En revanche, quand elle était destinée aux populations colonisées, la statue agissait moins dans cette économie exemplaire de la grandeur à imiter que dans la perspective d’une gestion de la force et même d’une affirmation de la terreur.

Une même statue était donc l’objet simultané d’un double régime de réception, qui se caractérisait par l’appartenance de ceux qui la regardaient, soit à la catégorie des colonisateurs (les vainqueurs et les dominateurs), soit à celle des colonisés (les vaincus et les asservis).

En somme, on pourrait dire que la statuaire publique établissait une partition fondée, d’un côté, sur la réception de ceux qui se reconnaissaient culturellement et idéologiquement dans le message, l’exemplarité ou les valeurs qu’elle transmettait et, de l’autre, sur la réception de ceux qui en étaient les spectateurs assujettis. Ces derniers continuaient à être contraints à un système de domination, où la statue prolongeait et rejouait les violences de la conquête et de la répression, en les inscrivant durablement dans le visible par le biais de la monumentalité.

Dans un cas comme dans l’autre, s’établit « la mission psychologique du monument » définie par l’historien Reinhart Koselleck : séduire, surprendre, élever ou impressionner – peut-être même terrifier – l’esprit de celles et ceux qui le regardaient.

Les rouages d’un système

Cette histoire de la statuaire publique comme instrument de l’empire colonial français ne saurait être déconnectée ni de l’histoire militaire des conquêtes et de leurs violences ni de l’histoire économique de l’exploitation forcée des populations colonisées et des spoliations des biens culturels ou des ressources naturelles.

En effet, l’entreprise coloniale reposa sur un ensemble de décisions, de pratiques, d’actes et de propos qui firent système, pour accaparer les territoires conquis par la brutalité afin d’en soustraire les richesses et d’en soumettre les populations dont les droits furent bafoués.

Les statues monumentales érigées dans l’espace public colonisé par les puissances coloniales participèrent donc de cette ambition totale, à laquelle faisait également écho l’odonymie) des rues et des communes.

En outre, cette histoire de la sculpture coloniale monumentale publique s’inscrit dans l’ensemble des politiques qu’on pourrait qualifier de politiques culturelles coloniales, qui recouvrent l’histoire de l’administration, de l’urbanisme, des institutions (par exemple, celle des musées d’art ou d’ethnologie, ou bien celle des expositions coloniales), de l’éducation, de la presse (qui fut un haut lieu de résonance et de promotion de la colonisation)… Sans oublier l’histoire des représentations, puisque les statues appartinrent à une écologie des images coloniales, où elles co-existèrent, circulèrent et furent données à voir avec des images de presse, des photographies, des cartes postales, des gravures de manuels scolaires ou des affiches de propagande.

Des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé

Entre 1830 et 1930, la politique de la statuaire coloniale française consista à transférer vers les territoires colonisés les modèles et les pratiques déjà en usage en métropole. On y reproduisit les mêmes types d’initiatives, les mêmes visées symboliques, et souvent les mêmes héros. Représentés selon des modalités stables, leurs statues étaient parfois reproduites à l’identique (répliques) ou conçues pour dialoguer avec d’autres (pendants), à l’image des effigies de Jules Ferry présentes à Paris, à Saint-Dié-des-Vosges, à Haïphong ou à Tunis.

Cette entreprise monumentale se fondait sur une volonté de constituer ce que le politiste et historien Benedict Anderson a théorisé comme des « communautés imaginées » scellées par des valeurs et une histoire décrétées communes, avec des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé, et leurs populations respectives.

Tous ces monuments, qui sont dans d’écrasantes proportions des objets figuratifs, relèvent du portrait (en médaillon, en buste ou en pied), de la figure en pied ou du type allégorique : les populations dites « autochtones », les races, la Patrie, la République, l’Histoire, la Liberté, l’Agriculture… et du bas-relief donnant à voir des épisodes narratifs sous la forme de tableaux-sculptures intégrés aux piédestaux, en complément de la figure principale nécessairement plus figée.

À ces répertoires iconographiques conjugués en vue d’augmenter la performativité didactique de la monumentalité, il convient d’ajouter le piédestal et son environnement solennisant d’emmarchements et de grilles. Celui-ci emprunte son langage opératoire à l’architecture et renvoie à cet imaginaire qui, fondé sur la puissance politique de bâtir, jouit d’un pouvoir de représentation sociale, de distribution spatiale et de légitimation symbolique.

En tant que combinaison d’éléments sculptés et architecturaux, la statuaire publique produit donc des représentations de la colonisation, au sens que le philosophe Louis Marin a donné à ce terme : représenter consiste à re-présenter, c’est-à-dire « exhiber, exposer devant les yeux/montrer, intensifier, redoubler une présence ». Ceci explique non seulement pourquoi, en grand nombre, les monuments érigés en Algérie furent « rapatriés » en France après l’indépendance de l’ancienne colonie (1962), mais aussi pourquoi ils furent réclamés par les autorités métropolitaines et comment ils s’inscrivirent alors sans susciter d’émoi dans de nouveaux contextes urbanistiques et mémoriels : le duc d’Orléans (d’Alger à Neuilly-sur-Seine en région parisienne), le général Juchault de Lamoricière (de Constantine à Saint-Philibert-de-Grand-Lieu en Loire-Atlantique) ou Jeanne d’Arc (d’Oran à Caen en Normandie).

L’histoire de la statue du sergent Blandan, de Boufarik (entre Alger et Blida) où elle fut inaugurée en 1887 à Nancy (Meurthe-et-Moselle) où elle fut installée en 1963, en est l’emblème. L’inauguration, le 6 novembre 2025 d’un « contre-monument » érigé dans ses parages, conçu par Dorothée-Myriam Kellou, s’inscrit dans ce contexte d’une histoire polyphonique, où la négociation et la pédagogie l’emportent sur le déboulonnement et le retrait de l’espace public.

La Table de désorientation dans laquelle il a pris forme veut faire tenir ensemble les fils inextricables d’une histoire toujours vive, qui est celle de la colonisation et de la décolonisation, de leurs mémoires contradictoires et de leurs héritages complexes, dont l’espace public est le théâtre.

The Conversation

Bertrand Tillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.11.2025 à 17:17

« L’Étranger » : pourquoi le roman de Camus déchaîne toujours les passions

Catherine Brun, Professeur de littérature de langue française, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

Chacun paraît attaché à «&nbsp;son&nbsp;» Camus, et «&nbsp;l’Étranger&nbsp;», selon les lectures, est regardé comme le révélateur de la conscience ou de l’inconscience coloniale.
Texte intégral (1222 mots)

Depuis sa publication en 1942, il y a plus de quatre-vingts ans, « l’Étranger », ce roman devenu un classique traduit en plus de 70 langues, best-seller des éditions Gallimard, n’a cessé de fasciner, de susciter des adaptations de tous ordres et de déclencher des polémiques. Comme s’il pouvait encore tendre à notre temps un miroir sagace et en révéler les fractures.


Ces dernières années, les essais se suivent pour dénoncer un Camus colonial sinon colonialiste. Et l’on répète volontiers ce que Mouloud Feraoun d’abord, Kateb Yacine ensuite, lui ont reproché, le premier « que parmi tous ces personnages de [la Peste] il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à [ses] yeux qu’une banale préfecture française », et le second de s’en être tenu à une position « morale » plutôt que politique.

Un débat sans fin

Les analyses de l’universitaire, théoricien littéraire et critique palestino-américain Edward Saïd allaient dans ce sens : selon lui, outre que Camus « a eu tort historiquement puisque les Français ont abandonné l’Algérie et toute revendication sur elle », il a « ignor[é] ou néglig[é] l’histoire ».

Les récentes écritures fictionnelles de l’Étranger, dont la plus connue est à ce jour le Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, qui fut précédé de peu par Aujourd’hui Meursault est mort, de Salah Guemriche, ont encore creusé ce sillon en faisant de l’anonymat de « l’Arabe » assassiné sur la plage l’objet d’un renversement nécessaire, et le symptôme de « la déshumanisation systématique » attachée au colonialisme, pour reprendre les termes du psychiatre, écrivain et et militant anticolonialiste Frantz Fanon, qui fut fortement impliqué dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

Les camusiens, eux, rappellent que Camus a voulu faire œuvre de dire « le moins », que l’écrivain ne fait que refléter dans son œuvre la tragique séparation des communautés et leur ignorance réciproque, et qu’un auteur ne doit pas à être confondu avec son personnage.

Le débat semble, toutefois, voué à la répétition. Aucun consensus ne se dégage quant aux véritables positions de l’auteur de l’Étranger en matière de fait colonial en général et d’Algérie coloniale en particulier. Chacun paraît attaché à « son » Camus, et l’Étranger, selon les lectures, est regardé comme le révélateur de la conscience ou de l’inconscience coloniale.

Une lecture passionnée

Car il s’agit moins de l’Étranger dans ces échanges – de sa composition, de son style, de ses images, de sa philosophie – que de ce qu’il incarne pour chacune des composantes de la société française postcoloniale – si l’on veut bien entendre, comme y invite la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina, qu’un « pays colonisateur n’est pas moins imprégné par la colonie, quoique d’une autre manière, qu’un pays colonisé ».

La matité de l’Étranger, son opacité nous révèlent à nous-mêmes. Ses énigmes nous parlent de nous : de ce que nous avons saisi du roman lorsque nous l’avons lu d’abord, de ce qu’on nous en a dit, de ce qu’on en a entendu, de ce que nous en percevons au fil du temps, du malaise qu’il a fait (ou pas) naître en nous. Avions-nous véritablement été heurtés par l’anonymat de l’Arabe, à la première lecture ? N’est-ce pas le drame de Meursault, identifié à l’étranger, que nous avions épousé d’abord ? N’avions-nous pas condamné l’inhumanité d’une société vouée à condamner ses réfractaires ? Et si, à l’inverse, nous avions d’emblée été sensibilisés aux enjeux (post)coloniaux du roman, cette lecture avait-elle été programmée par d’autres lecteurs ? Lesquels ? Et pour quoi faire ?

Comment s’étonner que la place de l’Étranger demeure sinon passionnelle, du moins éminemment embarquée en France ? Comme l’a fait apparaître le chercheur en sciences politiques Paul Max Morin, sur la base d’une enquête menée auprès de 3 000 jeunes âgés de 18 ans à 25 ans et après une centaine d’entretiens avec des petits-enfants d’appelés, de pieds-noirs, de harkis, de juifs d’Algérie, de militants du Front de libération nationale (FLN) ou de l’Organisation de l'armée secrète (OAS), 39 % des jeunes Français déclarent « avoir un lien familial avec une personne ayant été […] concernée d’une façon ou d’une autre par la guerre d’Algérie ». Comment ne pas admettre que l’actualité de l’Étranger ou plutôt que ses actualités soient d’autant plus vives que son inactualité est grande et que le roman s’offre comme une surface de projection de nos rêves ou de nos refus de reconnaissance ?

Certes, il serait souhaitable de ne pas dissocier les textes de leurs contextes, et les travaux académiques se doivent de resituer ce qui peut l’être, de batailler contre les anachronismes et les amalgames. Mais peut-on, et doit-on, nier le caractère inévitablement situé, pour ne pas dire impliqué et passionné de nos démarches – même les plus savantes ? Sans cet ancrage vital, sans une vectorisation profonde de nos interrogations, que vaudrait notre besoin d’art ? Dans le même temps, une telle affectivité n’expose-t-elle pas à toutes les instrumentalisations politiques ? De quel « étranger » nous parle-t-on quand on nous parle, aujourd’hui, de l’Étranger ? Depuis quelle rive, et à quelles fins ?

De ce point de vue, rien ne vaut le retour aux textes, aux contextes : non pour prétendre opposer quelque objectivité ou quelque scientificité aux lectures manifestement subjectives, mais pour les border, les borner, les mettre en perspective et les prendre pour ce qu’elles sont – des témoignages de nos blessures, de nos vulnérabilités.

The Conversation

Catherine Brun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.11.2025 à 16:18

Comment la photographie de guerre a transformé le regard de la France sur la révolution irlandaise

Claire Dubois, Professeure de civilisation irlandaise, Université de Lille

Mark O'Rawe, Researcher, Queen's University Belfast

Síobhra Aiken, Senior Lecturer, Queen's University Belfast

Les photographes ont joué un rôle majeur dans la perception de la cause irlandaise sur le plan européen et international.
Texte intégral (2997 mots)
Les années 1920 sont aussi celles des débuts du photojournalisme…et de la manipulation de l'opinion par la photo.

Marquée par la violence et les bouleversements politiques, la révolution irlandaise (1912-1923, selon la plupart des historiens) voit l’opinion nationaliste irlandaise se tourner vers le mouvement républicain Sinn Féin pour obtenir l’indépendance par la force. Une exposition en ligne met en lumière le récit de ces années turbulentes dans la presse française.


Au tournant des années 1920, la France se passionne pour la cause irlandaise. Si la révolution a été le sujet de nombreux articles dans les journaux français, elle a aussi été suivie de près grâce aux images. Ce sont peut-être même les photographes qui ont transformé le regard de la France sur ces événements. Avant ces reportages photographiques, les Français s’intéressaient peu au sujet et beaucoup doutaient que l’Irlande soit capable de se gouverner seule.

C’est avec l’« Insurrection de Pâques » (Easter Rising), en 1916, que le public français a réellement pris conscience de la détermination des indépendantistes irlandais. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale et de la Triple-Entente avec la Grande-Bretagne, ces événements sont d’abord perçus avec une certaine méfiance en France. Pourquoi, en effet, organiser une insurrection à Dublin alors que la guerre bat son plein sur le continent ?

Bien que les journalistes aient d’abord présenté l’Insurrection de Pâques comme un complot allemand, l’événement se révèle finalement être un coup de maître dans la lutte pour l’indépendance, notamment sur le plan de l’opinion publique internationale. Dépêchés sur place, les photographes ont alors joué un rôle majeur dans la perception de la cause irlandaise sur le plan européen et international.

Les balbutiements du photojournalisme

En effet, les événements de la période révolutionnaire en Irlande, dont les plus connus du grand public sont le soulèvement de Pâques en 1916, la guerre d’indépendance (1919-1921) et la guerre civile (1922-1923), ont souvent figuré en bonne place dans les pages des journaux français de l’époque.

À cette période, l’utilisation de la photographie dans la presse était encore un art balbutiant, mais cette technologie connut un essor rapide, de même que la circulation des images entre les îles britanniques et le continent. Les agences françaises de presse, telles que Rol et Meurisse, achètent alors des clichés à des photographes locaux (dont le nom n’était jamais crédité) et inondent les rédactions d’images qui, reproduites sous forme de gravures puis directement de photographies, créent une nouvelle proximité avec le conflit. Les journaux illustrés, comme Excelsior et le Miroir, ont aussi contribué au développent d’un photojournalisme plus approfondi, et frappé l’esprit des lecteurs avec leurs unes couvertes de photographies.

Une célèbre photographie publiée en 1916 en une du Miroir montre ainsi la comtesse Constance Markievicz à l’arrière d’un camion de police après le procès qui lui a valu une condamnation à mort, commuée en emprisonnement à vie en raison de son sexe. Souvent interrogée par les reporters français dépêchés sur place lors de la guerre d’indépendance, Markievicz, ancienne élève de l’Académie Julian à Paris, tente de convaincre la France du bien-fondé de l’indépendance irlandaise et condamne les exactions de l’armée britannique en Irlande.

« La comtesse Markievicz regagne la prison après sa condamnation. »

Dans une interview accordée à Joseph Kessel en 1920, elle souligne également l’importance des femmes dans le camp séparatiste et regrette que le socialisme radical ne soit pas aussi populaire en Irlande que sur le continent. Elle contribuera à populariser la cause irlandaise auprès du public français, de même que d’autres indépendantistes francophiles.

Des événements très présents dans la presse française

Pendant la guerre anglo-irlandaise, les journaux français de tous bords se font l’écho des événements en Irlande, publiant des interviews comme des articles de fond retraçant l’histoire du conflit. Le journal illustré parisien Excelsior publie régulièrement des photographies du conflit, y compris plusieurs unes au cours de la période révolutionnaire. L’annonce de la signature du Traité anglo-irlandais figure ainsi en [première page, le 8 décembre 1921], accompagnée, dans un souci didactique, de photographies de séances aux Parlements de Dublin et de Belfast et d’une carte de l’Irlande.

« La conclusion de l’accord anglo-irlandais a produit une impression profonde en Angleterre. » Gallica

À une semaine d’intervalle, deux unes de la première semaine de juillet 1922 documentent les effets de la guerre civile sur la population irlandaise et les destructions infligées à la ville de Dublin, lors de la bataille opposant les opposants et les supporters du Traité anglo-irlandais.

« Les rebelles irlandais assiégés à Dublin se sont rendus. » Gallica
« La guerre civile en Irlande : les dernières batailles de Dublin. » Gallica

La publication régulière de portraits et d’entretiens avec les différents protagonistes permet au public de se familiariser avec les acteurs du conflit et de se faire sa propre opinion sur les représailles britanniques pendant la guerre d’indépendance, puis sur la détermination des opposants au Traité pendant la guerre civile. Si la majorité des journaux français semble soutenir la cause indépendantiste, la guerre civile n’est pas comprise par l’opinion, choquée par le meurtre de Michael Collins perpétré par les opposants à l’État libre en août 1922.

Un cliché reproduit en une d’Excelsior le 24 novembre 1920 pousse la propagande à l’extrême. Situé en haut à droite, il montre les cadavres de rebelles vaincus lors de la bataille de Tralee (Kerry). Il s’agit en réalité d’une mise en scène pour des photographes officiels à Killeney dans le comté de Dublin, censée montrer les avancées des Britanniques.

« Depuis les tragiques événements de dimanche, le calme règne en Irlande ». Gallica

Susciter l’empathie

Au-delà des tentatives de manipulation de l’opinion, de nombreuses photographies disent l’histoire de la résistance irlandaise à l’oppression anglaise et pointent du doigt les destructions et la souffrance de la population civile, familières au public français de l’après-guerre. Les photographies choisies pour accompagner l’article de Joseph Kessel publié dans la Liberté, le 28 septembre 1920, représentent l’ampleur des destructions après le sac de Balbriggan par les « Black and Tans ». L’esthétique des ruines et le désespoir de la femme dont la photographie figure en médaillon ne sont pas sans rappeler la Grande Famine qui frappa l’Irlande quelques décennies auparavant.

« Le sac de Balbriggan par des soldats anglais. » Gallica

Représenter la souffrance est loin d’être aisé.

« Les récits peuvent nous amener à comprendre. Les photographies font autre chose : elles nous hantent », souligne Susan Sontag dans « Devant la douleur des autres », 2003.

Donner à voir ces visages, ces ruines et ces drames humains crée une plus grande proximité avec l’expérience du lecteur français d’après-guerre. Grâce à ces photographies, l’Irlande n’est plus une simple abstraction politique, mais devient une réalité tangible.


Une exposition numérique mise au point par Síobhra Aiken, Claire Dubois et Mark O’Rawe des universités de Queen’s (Belfast) et de Lille retrace l’histoire des représentations visuelles de la révolution irlandaise en France et met en lumière les liens entre les deux pays.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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03.11.2025 à 11:25

Utilisation de l’écriture inclusive par les marques : indifférence des hommes, soutien nuancé des femmes

Magali Trelohan, Enseignante-chercheuse, comportements de consommations, sociaux et environnementaux, EM Normandie

Abdul Zahid, Lecturer Marketing Management, Anglia Ruskin University

L’écriture inclusive fait régulièrement la une des journaux en France. Entre défenseurs et opposants, le débat semble sans fin. Mais que se passe-t-il lorsque des marques l’utilisent pour communiquer&nbsp;?
Texte intégral (1360 mots)
Les femmes affichent une attitude plus favorable que les hommes à l’égard de la marque lorsque celle-ci utilise une écriture inclusive. Reworlding

L’écriture inclusive fait régulièrement la une des journaux en France. Entre défenseurs et opposants, le débat semble sans fin. Mais que se passe-t-il lorsque des marques utilisent cette écriture pour communiquer ? Une étude révèle que les réactions sont loin d’être homogènes.


La linguistique distingue trois types de langues à travers le monde :

  • les langues genrées, comme le français ou l’espagnol, qui attribuent un genre grammatical aux noms communs : le bateau, la mer, la plage, le sable, etc. ;

  • les langues à genre naturel, comme l’anglais, qui ne marquent pas le genre des noms communs – le déterminant est the pour tous les objets –, mais qui marquent le genre principalement dans les pronoms pour les personnes – she/her pour une fille ou une femme et he/his pour un homme ou un garçon ;

  • Les langues non genrées, comme le chinois ou le turc, qui n’intègrent pas de distinctions grammaticales de genre.

En France, langue dite genrée, le masculin est considéré comme « neutre » et, au pluriel, il « l’emporte sur » le féminin, selon la formule consacrée. Pourtant, des formes dites inclusives, comme le point médian de « salarié·es », se développent pour tenter de rendre visible la diversité des genres. Cette volonté s’appuie sur les travaux en sociolinguistiques qui montrent que la langue façonne notre perception du monde et de notre environnement. Si le sujet fait polémique, c’est parce que l’écriture inclusive interroge le pouvoir symbolique de la langue : qui est inclus ou exclu par les mots que nous choisissons ?

Notre étude, menée auprès de 800 consommatrices et consommateurs français, en analyse le phénomène.

Réaction envers la marque

Pour comprendre ces réactions, nous avons mené une expérience. Chaque participante ou participant à notre étude voyait un post d’une marque de jus de fruits, rédigé avec différentes formes d’écriture inclusive – comme « les client·es » – ou sans, et avec ou sans explication de ce choix par la marque. Nous avons ensuite mesuré leurs réactions, leur attitude envers la marque et leur intention d’achat. Il existe plusieurs formes d’écriture inclusive, nous les avons toutes testées.

  • La double flexion consiste à écrire les deux genres séparés par « et » (ex. : « toutes et tous ») ;
  • La double flexion contractée fusionne les terminaisons féminines et masculines grâce à un point médian ou un point (ex. : « étudiant·e·s ») ;
  • Les termes épicènes ou collectifs que nous appelons forme « dégenrée », ne marquent pas le genre (ex. : « le lectorat » plutôt que « les lecteurs ») ;
  • Le masculin générique, la forme usuelle en français avec le masculin qui l’emporte sur le féminin ;
  • Le féminin générique, avec l’ensemble des accords au féminin. C’est d’ailleurs cette forme qui est perçue comme la plus sexiste et la moins inclusive par l’ensemble des répondants.

Les hommes indifférents… sauf si la marque explique son choix

Les résultats indiquent que, globalement, les hommes ne réagissent pas différemment à un post utilisant l’écriture inclusive par rapport à un post classique.

Leur attitude, leur intention d’achat ou leur perception de la marque ne changent pas. Cependant, un point intéressant émerge : lorsque la marque explique son choix d’utiliser l’écriture inclusive, en rappelant qu’il s’agit d’une démarche d’égalité ou d’inclusivité, l’attitude des hommes devient plus positive.

Cette explication semble lever une forme de méfiance et permet d’intégrer le message sans rejet.

Les femmes soutiennent l’inclusif mais pas toutes ses formes

Globalement, les femmes affichent une attitude plus favorable que les hommes à l’égard de la marque lorsque celle-ci utilise une écriture inclusive. Elles perçoivent la marque comme plus proche de leurs valeurs et se disent plus enclines à acheter le produit.

Cet effet varie toutefois selon leur vision des rôles de genre.

Les femmes qui adhèrent fortement aux stéréotypes traditionnels – par exemple, l’idée que les hommes et les femmes ont des « rôles naturels » différents – se montrent plus réticentes à l’égard de l’écriture inclusive. Chez elles, l’écriture inclusive (en particulier la forme contractée, c’est-à-dire le point médian, et la forme dégenrée) tend à provoquer un rejet de la marque.

On ne retrouve pas cet effet de l’adhésion aux stéréotypes de genre chez les hommes. Ce n’est pas cela qui influence leurs perceptions et comportements liés à l’écriture inclusive.

Notre étude montre que la forme d’écriture inclusive la plus controversée, celle avec le point médian, suscite davantage de réactions négatives. Comme pour les hommes, lorsque la marque justifie son choix, cette forme controversée est toutefois mieux acceptée.

Puissance idéologique de la langue

Ces résultats mettent en lumière le poids idéologique de la langue. Le masculin reste perçu comme neutre.

Ce constat rejoint les travaux en sociolinguistique sur l’androcentrisme (une vision du monde qui voit l’homme comme l’humain neutre ou typique) et sur la domination symbolique.

Il révèle aussi une ligne de fracture : les femmes ne constituent pas un groupe homogène sur ces questions. Celles qui adhèrent aux normes traditionnelles deviennent les gardiennes d’un certain conservatisme linguistique.

Quelles implications pour les marques ?

Pour les professionnels du marketing, l’écriture inclusive n’est pas qu’une question de style : elle engage la perception de la marque.

Notre étude conseille :

  • d’expliquer son choix d’écriture inclusive, notamment pour rassurer les consommateurs qui y sont indifférents ou qui sont sceptiques. Ainsi, les marques remporteront leur adhésion ;

  • d’adapter la forme utilisée : certaines sont perçues comme plus acceptables que d’autres. Le point médian, plus controversé, peut être mis de côté au profit de termes épicènes ou de la double flexion dans le cadre d’une communication qui se veut consensuelle. En revanche, une marque militante pourra choisir la double flexion contractée (le point médian) ;

  • de connaître son audience : les femmes y sont majoritairement favorables, mais il existe des nuances idéologiques. Comme nous l’avons montré, celles qui adhèrent aux stéréotypes de genre auront tendance à rejeter les marques utilisant l’écriture inclusive.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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03.11.2025 à 11:25

Quand les imaginaires des marques nous inspirent

Valérie Zeitoun, Maitre de Conférences, IAE Paris – Sorbonne Business School

Géraldine Michel, Professeur, IAE Paris – Sorbonne Business School

Les imaginaires de marques viennent se substituer aux grands récits collectifs, y compris le roman national français, en apportant de nouvelles raisons d’espérer.
Texte intégral (3668 mots)
Les marques produisent des imaginaires collectifs et peuvent être considérées comme «&nbsp;des acteurs politiques&nbsp;». HJBC/Shutterstock

Traversé par de multiples crises, le réel est devenu anxiogène. Il réclame de nouveaux modèles et de nouveaux rêves. Dans ce contexte, les imaginaires des marques viennent se substituer aux grands récits collectifs défaillants, en offrant aux individus de quoi se projeter, espérer, et peut-être apporter de nouvelles raisons de croire. C’est ce qu’analysent ici Valérie Zeitoun et Géraldine Michel, avec Raphaël LLorca, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, Arnaud Caré, directeur général délégué d’Ipsos, et Nicolas Cardon, directeur de l’expérience client d’Ipsos.


« L’esprit du voyage par Louis Vuitton », « La beauté plurielle de Dove », « Le sport inclusif » de Nike, ces imaginaires irriguent notre quotidien. Ils deviennent des forces de projection et de conviction collective, bien au-delà de leur valeur marchande. Face à l’évolution de leur rôle se pose la question de leur influence dans l’ordre social et/ou politique, au-delà de l’ordre marchand.

Comment, dans leur mission d’agent social, les marques participent-elles et poussent-elles au progrès social et environnemental, et permettent-elles ainsi de renouer avec de nouvelles utopies ?

L’imaginaire

L’imaginaire est le fruit de l’imagination d’un individu, d’un groupe ou d’une société. Il produit des représentations ou des mythes qui entretiennent un rapport plus ou moins détaché de la réalité.

Poser l’imaginaire et le réel en parallèle tend à accentuer la tension qui existe entre ces deux notions. Leur relation relève d’une dialectique qui interroge la manière dont l’imaginaire se rapporte au réel et réciproquement. Pour explorer ce rapport complexe, il est possible de distinguer trois dynamiques principales : une dynamique d’opposition, une dynamique de substitution et une dynamique d’enrichissement.

L’imaginaire comme illusion

Depuis l’allégorie de la caverne de Platon, la tradition philosophique a longtemps pensé l’imaginaire et le réel de manière adverse. Pour Platon, les individus vivent souvent dans l’ignorance, attachés aux apparences, et il faut un effort de pensée pour accéder à la vérité, c’est-à-dire au « monde des Idées ». Dans cette perspective, le réel renvoie au monde des idées invariables et immuables tandis que l’imaginaire est lui entendu comme illusoire, fictif, sans réalité.

Notre culture occidentale est profondément ancrée dans cette opposition, valorisant le réel comme domaine de la vérité et de la connaissance, reléguant l’imaginaire au rang du fantasme.

Affiche publicitaire de la marque Persil qui « lave plus blanc que blanc ». Bibliothèque spécialisée de Paris, FAL

Dans le domaine de la consommation, la célèbre réclame de Persil (« lave plus blanc ») est emblématique d’une rhétorique publicitaire fondée sur l’excès de promesse. En invoquant l’idée d’un « plus blanc que blanc », elle promet l’inatteignable et participe à une forme d’aliénation ou d’asservissement. Le récit de marque se réduit alors à l’idée d’une illusion, voire d’une tromperie.

L’imaginaire comme idéalisation

Publicité du Big Mac de McDonald’s en Thaïlande. Opasbbb/Shutterstock

Le philosophe Jean Baudrillard propose une autre perspective. Selon lui, l’imaginaire ne s’oppose plus simplement au réel, mais s’y substitue. Le simulacre n’est pas une simple copie du réel : il en efface la référence. Il produit l’illusion d’un monde réel, mais entièrement artificiel, forme d’hyperréalité, saturée d’images et de signes.

Photo d’un Big Mac dans un restaurant McDonald’s. Liveheavenly/Shutterstock

L’imaginaire, dès lors, se substitue au réel et l’idéalise. Les campagnes publicitaires de la marque McDonald’s qui reposent sur une représentation parfaite du hamburger – comparée à la réalité du hamburger servi dans les restaurants – génèrent un simulacre. Les consommateurs n’achètent pas un hamburger, mais l’image idyllique du hamburger.

L’imaginaire comme ressource du réel

Une troisième approche, initiée par le philosophe Maurice Merleau-Ponty, envisage au contraire l’imaginaire comme une composante fondamentale du réel. Dans cette perspective, l’imaginaire ne s’oppose pas au réel, il en est le prolongement, voire un producteur. L’imaginaire permettrait d’accéder au réel autrement, éventuellement de le transformer en lui imprimant de nouvelles formes.

L’imaginaire ouvre vers d’autres réels possibles. C’est dans cette dynamique que certaines marques s’inscrivent, et ce faisant réinventent les modalités de notre environnement. C’est le cas de la marque Apple. À son lancement, elle apporte une nouvelle vision de l’ordinateur personnel axée sur la convivialité et le design de l’objet pour s’inscrire dans le quotidien des individus, et se positionner contre des usages de l’époque qui considéraient l’ordinateur comme strict objet du monde du travail.

La fabrique de nouveaux réels collectifs

Dès 1957, le sémiologue Roland Barthes met en évidence la capacité des objets et des signes de consommation à produire un imaginaire socialement partagé. La marque se définit comme objet social et réservoir symbolique. Elle ne se réduit pas à un simple signe marchand, elle agit comme un médiateur symbolique, capable de relier les individus à des univers de significations collectives.

Elle produit du sens et génère de la valeur en projetant des imaginaires partagés. Dans cette direction, les marques iconiques le deviennent, justement, parce qu’elles articulent des imaginaires culturels qui viennent répondre à des enjeux sociaux forts. Nike, en soutenant publiquement le footballeur Colin Kaepernick dans sa protestation contre les violences policières faites aux Afro-Américains, incarne un imaginaire de résistance.

Publicité de la marque Nike pour fêter les 30 ans de son slogan « Just do it » avec le footballeur états-unien Colin Kaepernick. Nike

Avec sa campagne « Don’t Buy This Jacket », la marque outdoor Patagonia a supporté un imaginaire plus sobre. Elle incite les consommateurs à ne pas céder au consumérisme. Cet imaginaire s’incarne aussi dans les actes – réparabilité des produits, soutien à des actions environnementales, etc. – et, de fait, devient le réel.

D’autres marques pourraient être ici mentionnées, Dove et le nouvel imaginaire de la beauté : vision alternative qui remet en cause une beauté normative pour la rendre plurielle, femmes de toutes morphologies, âges, origines ou couleurs de peau. C’est encore Ikea ou Levi’s qui participent d’imaginaires plus inclusifs en soutenant la cause LGBTQIA+. Toutes ces marques participent d’une forme d’engagement, fondé sur de nouveaux imaginaires sociaux et/ou culturels, qui permet d’enrichir, de modifier, de transformer le réel.

La marque, un acteur politique ?

Publicité d’avril 2024 en France de la marque Burger King, « mettant l’accent » sur la région provençale. HenrySaintJohn/Shutterstock

Les marques produisent des imaginaires collectifs, en ce sens, comme le propose Raphaël LLorca, elles peuvent être considérées comme « des acteurs politiques » qui structurent et façonnent notre appréhension du réel. L’imaginaire national et la signification « d’être français » se fonde aujourd’hui, en partie, sur des projections et/ou des incarnations proposées par les acteurs marchands tous secteurs confondus, la mode, les transports ou la grande distribution.

L’ironie, souligne Raphaël LLorca, c’est que ce sont souvent des marques étrangères, et singulièrement états-uniennes, comme Burger King ou Nike, qui proposent leur version du roman national français !

Dans tous les cas, la sécrétion d’imaginaires politiques de la part d’acteurs marchands constitue une rupture profonde dans l’équilibre des forces entre les trois ordres traditionnels – ordres politique, religieux et marchand.

Imaginaires de marques et engagement

Une étude Ipsos fait le constat d’un lien entre engagement individuel et engagement des marques. Il apparaît ainsi que les fans de marques engagées, comme Disney, Deezer ou Heineken, sont eux-mêmes plus impliqués que la moyenne française dans les causes d’équité et d’égalité entre les populations.

Plus important, en termes de gestion de marque, il apparaît que cette adhésion aux marques, porteuses d’imaginaires positifs, va au-delà d’une élection de principe. 50 % des Français interrogés déclarent, dans le contexte actuel, qu’ils seraient prêts à acheter moins de produits provenant de marques éloignées de leur engagement pour l’équité, la diversité et l’inclusion. Ces résultats montrent que les marques ont le pouvoir de nourrir le réel d’imaginaires sociaux, culturels voire politiques.

Les Français et les politiques de « diversité et d’inclusion » en entreprise à l’ère de Donald Trump (sondage réalisé en avril 2025 auprès de 800 Français représentatifs de la population nationale). Ipsos, Fourni par l'auteur

Mais comment peuvent-elles le faire ? À cette question, une seconde étude Ipsos explore les conditions d’émergence de nouveaux réels aspirationnels.

Les marques doivent incarner ces imaginaires si elles souhaitent construire des liens émotionnels avec les consommateurs et citoyens. Près de 69 % des interrogés affirment être disposés à rompre avec des marques qui ne tiendraient pas leurs promesses sur des sujets sociaux ; 70 % se déclarent prêts à suivre une marque à laquelle ils sont émotionnellement liés, contre 45 % lorsque ce lien n’est que fonctionnel.

Les imaginaires des marques deviennent des forces de projection et de conviction collective, bien au-delà de leur valeur marchande. Les marques qui s’engagent dans de nouveaux imaginaires et qui leur donnent une réalité tangible favorisent l’engagement des individus, collaborateurs et clients. Ainsi, elles génèrent une adhésion et une implication pérenne, mais, surtout, elles participent d’un élan transformatif social et peut-être politique.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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01.11.2025 à 10:02

Comment expliquer l’éternel retour du roller

Alexandre Chartier, Doctorant en Sciences et techniques des activités physiques et sportives, enseignant vacataire, Université de Bordeaux

Le roller peine encore à s’imposer comme un fait culturel durable et fonctionne par modes successives depuis son apparition, au XVIIᵉ&nbsp;siècle.
Texte intégral (2222 mots)
La randonnée Rollers et Coquillages (2013) Alexandre Chartier/FFRS

Accessoires de spectacle dès le XVIIᵉ siècle, les patins à roulettes ont vu le jour en Europe, dans l’ombre du patinage sur glace. Aux grandes modes aristocratiques et mondaines à l’aube du XXᵉ siècle, ont succédé de multiples périodes d’engouements, aux formes et aux modalités renouvelées. Pourtant, le roller n’est jamais parvenu véritablement à s’installer en France comme « fait culturel ».


La pandémie de Covid-19 et les confinements ont déclenché un regain d’intérêt pour le roller. Entre 2020 et 2022, les ventes de patins ont bondi de 300 % aux États-Unis et ont suivi les mêmes tendances en France. À travers des influenceuses, telles qu’Ana Coto ou Oumi Janta, la génération TikTok a réinvesti les rues et les places. Les marques n’ont pas tardé à relancer des modèles au look à la fois vintage et modernisé.

Cet engouement récent ne surgit cependant pas du néant. Il s’inscrit dans une longue histoire de modes successives du patinage à roulettes en France et dans le monde. C’est en les reconvoquant, en questionnant le rôles des acteurs et leurs représentations que l’on peut mieux saisir pourquoi le roller peine encore à s’imposer comme un fait culturel durable et fonctionne donc par effraction, par mode.

Une première vague : la « rinkomanie » de 1876

La première grande mode du patinage à roulettes remonte aux alentours de 1876. La vogue du skating, incarnée par les patins à essieux de James Leonard Plimpton, traverse l’Atlantique et atteint l’Europe. Henry Mouhot dépeint cet engouement sans précédent dans son ouvrage la Rinkomanie (1875).

En France, près de 70 patinoires à roulettes, les skating-rinks, ouvrent leurs portes en l’espace de trois ans. Majoritairement fréquentés par l’aristocratie, la haute bourgeoisie et « l’élite voyageuse », ils deviennent des lieux incontournables de sociabilité urbaine et cosmopolite.

Le patinage à roulettes est alors considéré comme une alternative au patinage sur glace dont il reproduit les attitudes et les techniques corporelles. A contrario de son aïeul sur lames, il permet de pratiquer toute l’année.

Pourtant, malgré les aspirations hygiénistes, l’anglomanie et le caractère de nouveauté, la mode décroît rapidement sous l’influence de plusieurs facteurs : un matériel innovant mais largement perfectible demandant une maîtrise technique importante, la fragilité des entreprises commerciales, la mauvaise fréquentation des rinks, l’absence d’institutionnalisation ou encore la concurrence d’autres pratiques, telles que la vélocipédie.

1910 : de la pratique loisir mondaine à la « sportivisation »

Une série d’innovations technologiques notables, tels que les roulements à billes, combinée à des conditions d’accès plus strictes aux patinoires, contribuent à relancer l’intérêt pour le patinage à roulettes à la veille de la Première Guerre mondiale. Sam Nieswizski (1991) avance que l’imminence du conflit a incité la bourgeoisie au divertissement. Près de 130 skating-rinks sortent de terre entre 1903 et 1914, à Paris et en province. Ils sont édifiés particulièrement sur la Côte Atlantique et dans les lieux de villégiature du tourisme britannique.

À l’instar du ping-pong, loisir mondain et élégant, le patinage à roulettes fonde ses premiers clubs de hockey sur patin à roulettes, de course et de figures. La « sportivisation » du patinage à roulettes en tant que « processus global de transformation des exercices physiques et des pratiques ludiques anciennes en sport moderne » a débuté à la fin du XIXe siècle. La Fédération des patineurs à roulettes de France voit le jour en 1910.

Dans le même temps, la pratique populaire et enfantine en extérieur se développe, non sans susciter la répression policière. À Paris, la préfecture tente de contenir le déferlement des patineurs sur la voie publique en prenant un arrêté qui interdit la pratique aux alentours du jardin du Luxembourg. Elle déclenche de vives réactions de journaux, comme le Matin ou l’Humanité, qui se mobilisent pour défendre la pratique populaire face à la conception bourgeoise du patinage en skating-rink.

La mode de 1910 s’avère pourtant structurante : elle amorce la popularisation et la sportivisation de la pratique qui se prolongent dans l’entre-deux-guerres avec la création de la fédération internationale et avec les premiers championnats d’Europe et du monde. Le déclenchement du conflit et les résistances institutionnelles pourraient pour partie expliquer qu’il n’ait pas existé en France une période d’ancrage culturel aussi profonde que celle observée durant la Roller Skate Craze américaine des années 1920-1950.

Le skating-rink de l’Alhambra à Bordeaux (Gironde), en 1903. Archives de Bordeaux Métropole

Des résurgences cycliques au cours du XXᵉ siècle

L’entre-deux-guerres voit l’émergence du roller-catch : l’ancêtre professionnel de l’actuel roller derby investit le Vélodrome d’hiver en 1939. Plus spectacle que sport, la pratique est rejetée par la fédération internationale, mue par les valeurs de l’amateurisme. Elle renaîtra sous une forme modernisée et féministe au début des années 2000.

Durant les années 1950 et jusqu’aux années 1980, clubs et compétitions se développent dans la confidentialité. En parallèle, la production à faible coût de patins à roulettes réglables en longueur favorise la pratique enfantine.

À la fin des années 1970, l’avènement des roues en uréthane rend la glisse plus confortable, fluide et ouvre de nouvelles perspectives techniques. Les roller-skates au look de chaussure sport d’un seul tenant accompagnent la vague roller-disco. Des films comme La Boum ou Subway montrent alors deux représentations antinomiques mais coexistantes du patinage à roulettes. À partir de 1981, les milliers de patineurs de Paris sur roulettes investissent dans les rues de la capitale, à tel point que les piétons demandent leur interdiction. Taxés de marginaux, ils préfigurent la conquête de la ville des années 1990-2000.

La série Stranger Things (1983-1987) convoque l’imaginaire collectif avec une scène mémorable dans un skating-rink qui montre l’importance du patinage à roulettes dans la culture américaine.

À l’aube du XXIe siècle, des marques emblématiques, comme Rollerblade, sont à l’initiative du boom du roller « inline » et rajeunissent l’image surannée du patin à essieux. Le roller devient cool, branché, écologique. Il s’inscrit dans la lignée des sports californiens et s’envisage même en tant que mode de transport : des grèves londoniennes de 1924 aux grèves de 1995, il n’y a qu’une poussée.

Il acquiert une dimension plus respectable, malgré les représentations négatives de sa dimension agressive (roller acrobatique et freestyle de rue) qui demeure incomprise, au même titre que le skateboard. Les autorités oscillent entre acceptation et répression dans un discours ambivalent. En Belgique, le roller trouve sa place dans le Code de la route, alors qu’en France, les préconisations du Livre blanc du Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (Certu) restent lettre morte.

En 2010, le film Bliss/Whip it ! marque le renouveau du roller derby. Durant quelques années, les journaux scrutent avec intérêt la réappropriation de cette pratique par les femmes. Le patin à essieux y connaît une nouvelle jeunesse tout comme entre 2016 et 2018 poussé par le marketing mondial de Disney qui promeut la série adolescente Soy Luna.

Quatre ans plus tard, la même génération de pratiquantes se libère du confinement en réanimant la roller-dance, prolongement modernisé d’une roller-disco restée dans l’imaginaire collectif.

Pourquoi ces cycles se répètent-ils ?

Ainsi, lors de chaque mode, le patinage à roulettes repart avec force. À l’instar des vogues vestimentaires et dans une logique d’imitation/distinction, les pratiquants et pratiquantes se réapproprient les signes du passé pour mieux les détourner et affirmer leur singularité.

L’analyse historique et sociologique permet de dégager plusieurs ressorts d’émergence et d’alimentation des modes liés aux différents acteurs en lice dans le champ activités physiques et sportives : les innovations technologiques poussées par les fabricants (roulements, roues uréthane) et les distributeurs, le marketing et la communication (Soy Luna), les médias et les influenceurs (confinement), les aspirations des pratiquants, les techniques corporelles, des lieux de pratique adaptés ou encore l’influence des institutions étatiques et fédérales. Des facteurs inhibiteurs viennent toutefois perturber ces vogues et limiter leur ancrage sociétal durable, en particulier lorsque les objectifs des acteurs divergent.

Ainsi, l’histoire des modes du patinage à roulettes en France nous enseigne que l’enthousiasme ne suffit pas à en produire. Il faut un écosystème actif aux intérêts convergents : fabricants, médias, infrastructures, institutions. En d’autres termes : ce n’est pas seulement parce qu’on roule que l’on devient un fait culturel.

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