22.11.2024 à 16:15
Mateo Cordier, Maître de conférences en économie et membre de la Coalition scientifique pou un traité plastique efficace (https://ikhapp.org/scientistscoalition/), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Alors que les pays du monde entier s’apprêtent à discuter d’un traité mondial sur le plastique, certains font valoir une crainte : celle du coût économique causé par une réduction possible de la production de plastique. Mais ne rien faire coûterait bien plus cher en nettoyage de la pollution marine, gestion des impacts sur la santé publique et des déchets montre une nouvelle étude.
Acheter une bouteille de Coca-Cola ou une barre de Snickers ne pèse pas lourd sur le portefeuille. Ces produits sont relativement bon marché. Mais que se passerait-il si le coût réel de leur emballage plastique était inclus dans le prix que nous payons à la caisse ? Prenons par exemple le coût de nettoyage de la pollution générée par la fabrication de ce plastique, ou encore celui de la gestion de l’emballage une fois que vous l’avez jeté. Sans oublier les frais médicaux liés aux menaces sanitaires provoquées par les plastiques, ainsi que les dommages infligés à la faune terrestre et marine, et aux écosystèmes tout entiers. Ce ticket de caisse serait longuissime.
Du 25 novembre au 1er décembre 2024, 175 pays se réuniront à Busan, en Corée du Sud, pour la cinquième et dernière session de négociations sur un traité mondial sur les plastiques. Au cœur des débats : la question de savoir si le traité inclura des objectifs contraignants pour réduire la production de plastiques.
Bien que la communauté scientifique s’accorde sur le fait que réduire la production plastique est essentiel pour résoudre les crises climatiques, environnementales et sanitaires qu’elle engendre, certains pays s’inquiètent des impacts potentiels sur leur économie nationale. Mais les travaux de recherche que nous sommes plusieurs à mener en France et dans le monde en économie et en sciences de l’environnement montrent que ces pays devraient s’inquiéter de l’inverse : l’absence de réduction de la production de plastiques pourrait poser une menace économique bien plus grande.
La production effrénée de plastiques engendre une pollution aux impacts croissants, qui entraînera des coûts considérables à mesure que les crises qu’elle suscite se multiplieront. En ce qui concerne la crise climatique, l’industrie plastique est responsable de 5,3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (chiffres de 2019). Si rien ne change, ces émissions pourraient doubler, voire tripler d’ici 2050. En matière de crise environnementale, les conséquences sur la biodiversité sont alarmantes. Des microplastiques, issus de la dégradation des déchets plastiques, sont désormais présents (assimilés par ingestion) dans 26 % des poissons marins, un chiffre qui a doublé au cours des dix dernières années. Enfin, la crise sanitaire est déjà là. Dans l’Union européenne, par exemple, au moins 1,8 million de personnes souffrent de maladies liées à l’exposition aux produits chimiques contenus dans les plastiques (chiffres de 2010). Face à ces constats, réduire la production plastique devient une urgence environnementale et sanitaire.
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Les coûts liés à la pollution plastique dans le monde sont vertigineux. Dans notre dernière étude, nous avons tâché d’analyser les données existantes pour estimer ces coûts. Nous avons constaté que, dans un scénario d’inaction, la pollution plastique accumulée dans les écosystèmes mondiaux depuis 1950 pourrait coûter entre 13 700 milliards et 281 800 milliards de dollars américains en dommages environnementaux entre 2016 et 2040. À titre de comparaison, cela équivaut à 4 à 93 fois le PIB de la France en 2023, ou à 5 à 113 fois les pertes économiques mondiales causées par la chute du PIB liée à la crise du Covid-19.
Derrière ces sommes faramineuses, on trouve une large gamme de dépenses et de dommages. Premièrement, il y a les coûts de gestion des déchets plastiques : la collecte, le tri, le recyclage et l’élimination des déchets municipaux. Ces coûts, compensés en partie par les revenus tirés de la vente de plastiques recyclés et de l’électricité générée par l’incinération, sont estimés entre 643 milliards et 1 612 milliards de dollars dans le monde entre 2016 et 2040. Ils sont principalement supportés par les municipalités ou les entreprises privées chargées de gérer les déchets ménagers, mais sont en fin de compte payés par les contribuables.
Ensuite, il y a les dommages aux écosystèmes, notamment marins. Des animaux comme les tortues, les poissons, les oiseaux marins et de nombreuses autres espèces subissent des dégâts en ingérant des déchets plastiques. Les coûts de ces dommages écologiques sont estimés entre 1 862 milliards et 268 498 milliards de dollars pour la même période.
La pollution plastique a également des impacts importants sur la santé humaine. Les additifs présents dans les plastiques, tels que les perturbateurs endocriniens, sont liés à de graves problèmes de santé : troubles hormonaux, infertilité, cancer, obésité, diabète et déficiences intellectuelles. Les coûts des maladies liées à ces substances chimiques ont été estimés à 384–403 milliards de dollars par an aux États-Unis, 44 milliards de dollars par an dans l’Union européenne, et 18 milliards de dollars par an au Canada (en prix de 2010). Ajustés à 2021 et cumulés sur la période 2016–2040, ces coûts de santé s’élèvent à 11206–11692 milliards de dollars. Mais ces chiffres sont probablement très sous-estimés, car les coûts annuels augmenteront avec la production croissante de plastiques et la croissance démographique.
En résumé, lorsque nous additionnons ces trois catégories – pollution marine, impacts sur la santé publique et gestion des déchets – le coût total mondial de la pollution plastique pour la période 2016–2040 se situe entre 13 700 milliards et 281 800 milliards de dollars, soit l’équivalent de 548 à 11 272 milliards de dollars par an sur cette période de 25 ans. Ces chiffres montrent l’énorme poids économique de la crise plastique, bien au-delà du prix d’une bouteille de Coca ou d’une barre chocolatée.
Mais ces coûts ne semblent pas pris en compte par les pays qui cherchent à diluer l’ambition du traité en se concentrant uniquement sur la gestion des déchets, négligeant ainsi la racine du problème, à savoir la production de plastiques. Avec une production en augmentation constante, les systèmes de traitement auront de plus en plus de mal à suivre, ce qui entraînera une fuite croissante de plastiques dans la nature. Or si rien ne change, le volume de plastique rejeté dans les écosystèmes pourrait doubler d’ici à 2050 et atteindre 121 millions de tonnes par an (contre 62 millions de tonnes par an en 2020). Si nous ne réduisons pas la production de plastiques, nous continuerons donc à dépenser toujours plus pour nettoyer une pollution qui aurait pu être évitée – comme si nous essayions de vider une baignoire sans fermer le robinet qui l’alimente en eau.
Malheureusement, ces chiffres sont probablement très sous-estimés car nous nous sommes basés sur les données économiques disponibles, qui présentent d’importantes lacunes : elles excluent les coûts sanitaires dans les pays hors Europe, États-Unis et Canada, les dommages aux écosystèmes terrestres, le coût de nettoyage des micro et nanoparticules de plastiques (seuls les macroplastiques peuvent être nettoyés actuellement), ainsi que les frais de nettoyage des plastiques ayant coulé jusque dans les fonds océaniques, pour n’en citer que quelques-uns.
D’autres études montrent également que le coût de la pollution plastique n’est pas partagé équitablement : son coût est dix fois plus élevé dans les pays à faible revenu, bien qu’ils soient peu responsables de la production et de la consommation de plastiques. En outre, les pays du sud seront davantage impactés par la pollution plastique que les pays du nord. Dans le top 15 des pays les plus touchés par la pollution plastique des océans, on retrouve (par ordre décroissant) : la Chine, l’Indonésie, les Philippines, le Vietnam, le Sri Lanka, la Thaïlande, l’Égypte, la Malaisie, le Nigeria et le Bangladesh, l’Afrique du Sud, l’Inde, l’Algérie, la Turquie et le Pakistan. À l’inverse, seuls quelques pays tirent profit de la production et de la vente de plastiques : 75 % des capacités mondiales de production pétrochimique, essentielle pour fabriquer des plastiques, sont détenues par dix pays seulement. En tête, on retrouve la Chine, suivie des États-Unis, de l’Inde, de la Corée du Sud et de l’Arabie saoudite. Viennent ensuite le Japon, la Russie, l’Iran, l’Allemagne et Taïwan. Les pays riches jouent donc un rôle central dans le commerce mondial des déchets plastiques en exportant une partie de leurs déchets vers des pays en développement pour y être recyclés. Cependant, ce processus ne garantit pas toujours un recyclage effectif, augmentant ainsi les risques de fuite de débris plastiques dans les écosystèmes locaux.
Les principaux importateurs nets de déchets plastiques sont aujourd’hui des pays comme la Chine, la Turquie, le Vietnam, l’Inde et la Malaisie, qui reçoivent des volumes importants en provenance de grandes nations exportatrices telles que le Japon, les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Malgré une réduction récente de la part des pays en développement dans ces importations, ils restent les principales destinations des flux mondiaux de déchets plastiques, avec des conséquences environnementales et sociales préoccupantes. Ce commerce met en lumière une inégalité mondiale où les déchets des pays riches alimentent des problèmes de gestion et de pollution dans les pays moins développés.
Si l’on continue de regarder ce que le plastique coûte aux différents pays, il est également important d’avoir en tête que non seulement les pays paient les coûts de la pollution plastique, mais ils financent aussi sa production. Selon un rapport du Fonds monétaire international (FMI), les subventions mondiales aux combustibles fossiles s’élevaient à 7 000 milliards de dollars en 2022, soit 7,1 % du PIB mondial. Or la majorité des plastiques sont fabriqués à partir de pétrole et de gaz naturel. Éliminer les subventions aux plastiques permettrait de récupérer 30 milliards de dollars par an rien que dans les 15 principaux pays producteurs de polymères plastiques.
Loin d’être un frein, réduire la production de plastiques pourrait même être économiquement bénéfique. Nos recherches montrent que les coûts de l’inaction (13 700-281 800 milliards de dollars) pourraient être jusqu’à deux fois plus élevés que ceux des mesures de réduction de la production et de la pollution (18 300-158 400 milliards de dollars). Par ailleurs, une transition bien menée vers une économie post-plastiques, où seuls les plastiques essentiels seraient autorisés, pourrait stimuler la croissance économique en créant des emplois dans le secteur du réemploi et des consignes locales. Bien que toute transition ait un coût à court terme pour le secteur privé, éviter les dommages environnementaux liés à une production continue de plastiques conduit à un bénéfice net à long terme – et peut-être même à court terme, étant donné l’ampleur sous-estimée des coûts actuels. En d’autres termes, réduire la production de plastiques pourrait non seulement éviter une facture salée, mais aussi stimuler les économies nationales et mondiales. Certains économistes vont même jusqu’à affirmer qu’un plafonnement international de la production serait bénéfique pour l’industrie plastique elle-même.
Dans une économie post-plastiques, seuls les produits plastiques essentiels – comme les tubes de perfusion utilisés dans les hôpitaux, par exemple – resteraient en usage, tandis que d’autres, comme les plastiques à usage unique (bouteilles, sacs, même réutilisables, par exemple), seraient interdits. Des systèmes locaux de consigne pour les articles réutilisables (bouteilles, couverts, gobelets, contenants alimentaires, plateaux, emballages) seraient également mis en place.
Se concentrer sur des solutions locales est essentiel pour éviter les émissions de gaz à effet de serre liées aux transports longue distance. Cependant, cette approche doit être mise à l’échelle mondiale pour un impact écologique maximal, en suivant le principe « penser globalement, agir localement ». Ce changement créerait un secteur entier dédié au réemploi des contenants et des emballages, stimulant une croissance économique bénéfique pour tous sans nuire à la santé humaine ou aux écosystèmes.
Si les dirigeants ne prennent pas des mesures fortes lors des négociations du traité sur les plastiques fin novembre 2024, ce sont les citoyens consommateurs qui en paieront le prix pendant des décennies. Avec un coût de la pollution plastique qui ne cesse d’augmenter, nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre.
Cet article est dédié au chercheur en sciences de l’environnement Juan Baztan qui nous a quitté bien trop tôt après une chute accidentelle à Lanzarote, à la fin de la conférence internationale MICRO-2024 sur la pollution plastique. Ses travaux traitaient des impacts des activités humaines sur les écosystèmes marins, notamment la question des débris plastiques dans les océans, et les interactions entre les communautés côtières et la pollution. Il explorait également les approches transdisciplinaires pour promouvoir une relation durable entre les êtres humains et l’océan. L’interface science-société était importante pour lui. Par une approche transdisciplinaire de la recherche, il voulait contribuer à la transformation de la société vers un avenir qui respecte le vivant dans son ensemble. Son travail relevait d’une éthique exigeante sur le plan humain qu’il appliquait à la recherche sur la pollution plastique avec rigueur.
Mateo Cordier a reçu des financements de la JSPS KAKENHI (Société Japonaise pour la Promotion de la Science - Subventions pour la recherche scientifique), numéro de subvention 19KK0271. Site web: https://www.jsps.go.jp/english/e-grants/
21.11.2024 à 11:14
Victor David, Chargé de recherches, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Elle ne représente que 1 % de la surface terrestre, mais abrite 10 % de sa biodiversité. La mer Méditerranée est pourtant devenue fort vulnérable face aux bouleversements du climat et la dégradation des environnements. Autant de signaux alarmants nous invitant à repenser sa protection et son identité.
Accorder à la mer Méditerranée un statut d’entité naturelle juridique pour mieux la protéger. Depuis que l’idée est lancée, elle a pu être taxée tout à la fois d’irréalisable, d’utopique, de naïve, de dangereuse… Voici au moins quatre arguments qui montrent, à l’inverse, que ce projet est non seulement souhaitable, mais aussi nécessaire et réaliste.
Reconnaître des droits à des éléments de la nature, c’est la dernière étape en date dans l’histoire du droit, faite de reconnaissance et de conquêtes progressives de droits subjectifs par des êtres vivants. Les obstacles dans les combats pour l’égalité, pour se voir reconnaître des droits, depuis toujours, ont été nombreux, celles et ceux qui les ont menés le savent.
Ainsi, au XVIe siècle, le religieux espagnol Bartolomé de Las Casas plaidait pour la reconnaissance de l’humanité des indigènes amérindiens et leur droit à un traitement juste. En face, l’homme d’Église Juan Ginés de Sepúlveda, justifiait la conquête et l’asservissement des indigènes sous prétexte de leur supposée infériorité. S’en suivirent des mois de débats, avant que Charles Quint ne tranche en faveur de Las Casas.
En France, les planteurs et commerçants coloniaux soutenaient que l’économie des colonies, principalement basée sur la production de sucre, de café, et d’autres produits agricoles, dépendait entièrement de la main-d’œuvre esclave. Ils craignaient que leur affranchissement ne génère une hausse des coûts de production, l’insécurité économique et une chute de la compétitivité des produits français sur le marché international, sans parler de la déstabilisation de l’ordre colonial. Les propriétaires d’esclaves exigeaient également des compensations financières en cas d’abolition, car ils considéraient les esclaves comme une « propriété ». Il en aura fallu de l’humanisme et de la persévérance pour dépasser ses obstacles pour en arriver au décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848.
On peut aussi citer d’Olympe de Gouges se battant dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), pour la reconnaissance des femmes en tant qu’égales aux hommes dans les droits et la dignité. Face à elle, certains opposants, influencés par les théories essentialistes, affirmaient que les femmes, par leur nature biologique, étaient moins aptes que les hommes à participer à la vie publique ou politique. Elles seraient, selon eux, plus émotives, moins rationnelles et mieux adaptées aux tâches domestiques et à la maternité. Le rôle « traditionnel » des femmes soutenu par l’Église catholique en France fut aussi un argument utilisé pour des raisons inverses par d’autres opposants à l’égalité craignant le conservatisme religieux des femmes. Il a fallu attendre 1944 pour que les femmes en France obtiennent le droit de vote et 1965 pour avoir celui de détenir leur propre compte bancaire et le combat des femmes pour l’égalité n’est pas terminé.
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Pour la reconnaissance des droits de la Nature, les obstacles sont connus. Parmi eux, le statut actuel juridique des éléments de la Nature réduits à celui de biens, à l’instar des esclaves, appropriables par les individus ou par leurs regroupements. L’idée que d’une part les humains sont supérieurs aux autres éléments de la Nature est souvent associée à la pensée occidentalo-judéo-chrétienne. L’idée que la Nature est un bien (ou patrimoine) que l’homme peut exploiter à sa guise est aussi imputée à la philosophie de René Descartes, qui érigeait l’homme doué de science, « comme maître et possesseur de la nature » dans Le Discours de la méthode. Ce dernier n’était sans doute pas le premier à prôner cette idée, mais il a en effet contribué à une conception mécaniste de la nature.
Ces idées sur lesquelles la pensée occidentale s’est construite au cours de ces derniers siècles, qui se sont renforcées avec la domination technologique des forces de la nature, le recours accru aux « ressources naturelles » et le capitalisme, ont la vie dure. Penser à supprimer ou réduire l’inégalité juridique dans les relations entre humains et vivants non humains des mondes végétal, animal, minéral ou aquatique reviendrait dangereusement, pour un certain nombre de penseurs (juristes compris), à diminuer la supériorité humaine sur ces mondes. Le non-dit, corollaire, c’est que ça limiterait l’exploitation capitaliste des éléments de la Nature au nom du profit. Il est bien là l’obstacle à dépasser.
De fait, le constat est, dans l’arène juridique, que les relations entre les humains (et leurs groupements) et le non-humain vivant ou non, réduit au statut de bien, sont à sens unique, asymétriques et sources d’injustices et d’inégalités créées par le droit lui-même, tels que les privilèges découlant du droit de propriété des humains ou de souveraineté des États, ou encore l’absence d’intérêt propre à agir des éléments de la Nature pour ne citer que celles-là. Certes, des correctifs ont été apportés par le droit de l’environnement depuis une cinquantaine d’années. Ils demeurent cependant insuffisants et ne modifient en rien l’inégalité dans les interactions juridiques. Tout ceci doit donc nous amener à réfléchir autrement, à tester de nouvelles solutions pour accélérer les changements en faisant évoluer le statut juridique de la Nature et ses éléments. Les sortir de la catégorie des biens et leur reconnaître des droits, pas seulement comme bénéficiaires, cela existe déjà, mais en tant que titulaires.
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Peu le savent, mais le statut d’entités naturelles juridiques a déjà été utilisé en France.
Fin juin 2023, la Province des Îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie adoptait une règlementation sur le droit du vivant dans laquelle était inscrite la création d’une nouvelle catégorie de sujets de droit, les entités naturelles juridiques (ENJ), que nous avions surnommées « anges », fidèles à la transcription phonétique [ɑ̃ʒ] de l’acronyme. Les ENJ ne sont ni des personnes juridiques ni des biens et ont leur propre régime juridique. Requins et tortues avaient ainsi été les premières espèces animales vivantes, emblématiques dans la culture kanake, à bénéficier de ce nouveau statut juridique, placé en haut de la hiérarchie de protection du Vivant. Les élus de la province, en accord avec les autorités coutumières des Îles Loyauté avaient décidé de reconnaître la qualité de sujet de droit à des éléments de la Nature en vertu du principe unitaire de vie, au cœur de la vision du monde kanak où l’homme et la Nature ne font qu’un.
Un an plus tard, dans le cadre d’un contentieux administratif à l’initiative de l’État, le Conseil d’État avait, cependant, dans un avis, conclu à l’incompétence de la province à créer des entités juridiques naturelles estimant que cette démarche relevait de la Nouvelle-Calédonie, dépositaire depuis 2013 de la compétence normative en matière de droit civil. Sur cette base, le tribunal administratif de Nouméa a annulé les dispositions de juin 2023 relatives aux ENJ. Les requins et tortues des eaux loyaltiennes n’auront été des anges qu’un an. Néanmoins, cette brève expérience a créé un précédent et montre qu’il est toujours possible de réformer le droit. Le passé nous montre lui que la reconnaissance de nouveaux droits a façonné l’histoire et demeure même à l’origine de droits que presque personne aujourd’hui ne penserait à remettre en question.
La mer Méditerranée, souvent qualifiée de berceau des civilisations, est bien plus qu’un simple espace maritime. Ses eaux abritent une biodiversité exceptionnelle (10 % de la biodiversité mondiale), essentielle pour le climat, les économies locales et la culture des peuples qui l’entourent. Pourtant, aujourd’hui, elle subit des pressions inédites. Pollutions, surpêche, hausse des températures et acidification des eaux, sans oublier les tensions géopolitiques qui sapent les efforts de protection.
Les initiatives actuelles de protection de la Méditerranée, bien qu’importantes, sont fragmentées et de ce fait souvent inefficaces. La Méditerranée englobe plus d’une vingtaine de territoires maritimes, zones économiques exclusives des États côtiers incluses. Les conventions internationales comme la Convention de Barcelone, ou des projets de création de zones marines protégées, peinent à enrayer la dégradation de l’écosystème. Ces initiatives restent tributaires des intérêts nationaux ou européens et économiques de chacun des 21 pays riverains. Face à ces menaces croissantes, une approche nouvelle se profile : la reconnaissance de la Méditerranée comme sujet de droit. En transformant la Méditerranée en un sujet de droit, on déplacerait le centre de gravité des politiques environnementales vers une approche holistique, où la protection de l’intégrité de la mer deviendrait une priorité absolue.
On passerait à une gouvernance unifiée et une responsabilité collective à l’échelle régionale et transfrontalière. Un tel changement impliquerait que les États et les entreprises opérant dans cette région soient responsables des atteintes à l’intégrité de la mer en tant qu’entité vivante. En clair, polluer la Méditerranée reviendrait à violer les droits de cette entité, créant des responsabilités juridiques tangibles pour les acteurs en cause.
Si la reconnaissance des droits de la Méditerranée comme entité naturelle juridique offre des perspectives prometteuses, le chemin pour y parvenir sera long. La première difficulté réside dans la mise en place d’un cadre juridique international contraignant. Les droits de la Nature, bien que reconnus dans certains pays, peinent à s’imposer au niveau mondial. Chaque État riverain de la Méditerranée a ses propres priorités économiques, politiques et environnementales, et il pourrait être difficile de les amener à adopter un cadre commun. Il est donc souhaitable de commencer avec quelques pays qui partageraient cette ambition pour la Méditerranée.
Un autre obstacle réside dans l’application de ces droits. Qui serait en charge de défendre les intérêts de la Méditerranée ? La reconnaissance d’écosystèmes naturels comme sujets de droit ailleurs dans le monde s’est accompagnée de la nomination de gardiens et de porte-parole, responsables de la protection des intérêts des entités reconnues comme personnes juridiques et de leur représentation devant les tribunaux. Un mécanisme similaire pourrait être envisagé pour la Méditerranée, avec la création d’une entité internationale ou d’une organisation (ou la transformation d’une déjà existante) dédiée à la défense de ses droits.
Ces gardiens pourraient inclure des représentants d’États, mais aussi des scientifiques, des ONG et des représentants des professionnels de la mer, des citoyens. Mais l’on peut aussi imaginer, en s’inspirant du modèle de l’Union européenne et de ses institutions, une nouvelle forme de gouvernance écologique de la mer avec ses propres organes issus d’une démocratie transméditerranéenne. Cette nouvelle gouvernance encouragerait, dans un esprit de justice environnementale, l’émergence d’initiatives innovantes pour répondre aux défis environnementaux, économiques et sociaux auxquels la région est confrontée plutôt que le conflit et les tragédies que nous vivons actuellement.
Faire de la Méditerranée une entité naturelle juridique à l’instar de ce qui a été fait pour les requins et tortues en Province des Îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie n’est pas une simple question théorique, ni seulement un acte symbolique, mais une nécessité pratique et un levier puissant pour la construction d’un avenir durable. Cette révolution juridique nous offrirait une chance unique de réconcilier les besoins des humains avec ceux de la Nature, pour que la Méditerranée, source de vie et d’inspiration, continue de prospérer pour les générations à venir. C’est le pouvoir des anges qui ne meurent jamais.
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Victor DAVID, Chargé de Recherche à l'IRD est Membre de la Commission Mondiale du Droit de l'Environnement de l'UICN, Membre de la Commission droit et politiques environnementales du comité français de l'UICN et Membre du réseau d'experts Harmonie avec la nature des Nations unies (ONU). J'ai reçu via mon Institut qui assure ma rémunération des financements de la Province des Îles Loyauté (Nouvelle-Calédonie) pour ma recherche sur la thématique des droits de la Nature.
21.11.2024 à 11:01
Chloé Maurel, SIRICE (Université Paris 1/Paris IV), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La notion de « droits du vivant » fait débat au sein de la communauté internationale, comme l’a récemment montré la COP16 en Colombie. Accorder une personnalité juridique à la nature (fleuves, mer, forêts, etc) est-il contradictoire ou complémentaire avec l’urgence à faire respecter celle des humains ?
Alors que la 16e Conférence des parties sur la biodiversité se déroule jusqu’au 1er novembre en Colombie, la question du rôle que doit jouer la gouvernance internationale dans la protection du vivant est au cœur des discussions. En juillet 2021, le secrétaire général de l’ONU, le Portugais Antonio Guterres affichait ainsi une position forte, estimant qu’il était « hautement souhaitable » de créer le crime d’« écocide », en l’incluant dans la liste des crimes jugés par la Cour pénale internationale.
Certains pays ont déjà innové en reconnaissant des droits à la nature, par exemple à des fleuves. C’est le cas de l’Inde et de la Nouvelle-Zélande qui, depuis 2017, reconnaissent la personnalité juridique à des fleuves, comme le Gange et la Yamuna (Inde), et le fleuve Whanganui (Nouvelle-Zélande), afin de garantir leurs droits à être préservés dans leur intégrité.
Faut-il continuer dans ce sens, en étendant le concept aux différents éléments de la nature : fleuves, mers, forêts, zones humides, zones arides, animaux… ? Comme dans le film récent Le Procès du chien, qui évoque sur un mode humoristique mais au fond sérieux, la possibilité de considérer les animaux comme des personnes juridiques. Ou vaut-il mieux nous concentrer sur les droits des êtres humains, loin d’être garantis aujourd’hui dans le monde ?
Examinons quelques initiatives qui tendent à préserver les entités vivantes, leur socle philosophique, juridique et politique, avant de prendre la mesure des liens intimes entre droits des êtres humains et droits de la nature.
Ce sont d’abord les peuples autochtones qui ont considéré la nature comme une personne à part entière. Ainsi, depuis 1870 en Nouvelle-Zélande, la tribu Iwi luttait pour cela à propos du fleuve Whanganui. Ce fleuve, long de près de 300 kilomètres, a finalement été reconnu en 2017 par le parlement néo-zélandais comme une entité vivante, avec le statut de « personnalité juridique » », dans toute sa longueur, y compris ses affluents et ses rives.
Parallèlement, en Inde, les deux fleuves sacrés que sont le Gange et la Yamuna, sont élevés au rang d’_ « entités vivantes ayant le statut de personne morale » par la haute cour de l’État himalayen de l’Uttarakhand. Cela permet aux citoyens d’agir en justice pour protéger ces fleuves et lutter contre leur pollution industrielle déjà dramatique.
Le mouvement s’est amplifié dans les années suivantes : « De l’Équateur à l’Ouganda, de l’Inde à la Nouvelle-Zélande, par voie constitutionnelle, législative ou jurisprudentielle, des fleuves, des montagnes, des forêts se voient progressivement reconnaître comme des personnes juridiques, quand ce n’est pas la nature dans son ensemble – la Pachamama (la Terre Mère) – qui est promue sujet de droit. »
Pour la première fois en Europe, l’Espagne a, par le biais de son Sénat, reconnu, en 2022, des droits à la « Mar menor », lagune d’eau salée située sur le littoral méditerranéen, près de Murcie.
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Ces mouvements, venus le plus souvent de groupes de citoyens très sensibilisés à l’écologie, s’appuient sur des réflexions philosophiques, politiques et juridiques.
Ces considérations trouvent leur origine dans les années 1970, période d’essor de la pensée écologiste. En 1972, le juriste américain Christopher Stone avait publié un essai remarqué : Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, plaidant la cause des vénérables et anciens séquoias géants de Californie. Un changement conceptuel à saluer, pour la juriste Marie Calmet, comme une « révolution démocratique ». Elle applaudit notamment la décision de l’Équateur « où les citoyens se sont prononcés par référendum en faveur des droits de la Pachamama (la Terre Mère), dans le cadre de la Constitution adoptée en 2008 ».
Cependant, à l’heure où des êtres humains souffrent et meurent dans des conditions atroces, des bateaux de migrants en Méditerranée aux zones de guerre en Ukraine, au Soudan, en RDC ou à Gaza, ne faudrait-il pas mieux concentrer les efforts de la communauté internationale sur les êtres humains ? Ne vaut-il pas mieux prioriser les vies humaines sur les vies des arbres et des cours d’eau ?
En réalité, il s’agit des deux faces d’une même pièce. Le récent mouvement de pensée « One health » (« une seule santé »), qui s’est développé au sein des instances nationales et internationales de santé au moment de la crise du Covid-19 (2019-2022), considère qu’il faut « penser la santé à l’interface entre celle des animaux, de l’homme et de leur environnement, à l’échelle locale nationale et mondiale ».
Face aux crises sanitaires et environnementales, il s’agit de « trouver des solutions qui répondent à la fois à des enjeux de santé et des enjeux environnementaux » : 60 % des maladies infectieuses humaines ont, en effet, une origine animale, et la pollution d’un fleuve ou d’une nappe phréatique affecte la population autour.
Le concept One Health « lie donc la santé de l’humain à la santé des animaux, ainsi qu’à la santé des plantes et de l’environnement. Cette approche globale offre une vue d’ensemble pour comprendre et agir face aux différentes problématiques, qui se voient toutes reliées entre elles : les activités humaines polluantes qui contaminent l’environnement ; la déforestation qui fait naître de nouveaux pathogènes ; les maladies animales qui frappent les élevages ; ces mêmes maladies animales qui finissent par être à l’origine de maladies infectieuses pour l’humain (les zoonoses) ».
Comme l’analyse Gilles Bœuf, biologiste et spécialiste de la biodiversité, l’objectif est désormais, pour les défenseurs de la nature, que One Health devienne « un projet politique », « en mettant en place par exemple des dispositifs participatifs », et il faut comprendre que l’affirmation et la protection des droits du vivant vont dans le bon sens « pour le bien-être des citoyens ».
Il est ainsi essentiel de prendre en compte le fait que santé humaine, santé animale, santé végétale sont liées et que la protection de la nature (fleuves, forêts, mangroves, animaux…) va dans le bon sens pour préserver le mode de vie de nos sociétés.
Une interconnexion entre l’environnement naturel et les intérêts des populations humaines qui implique de transcender les frontières étatiques : la communauté internationale, à savoir l’ONU et ses agences (OMS, Unesco, FAO, OMM…) est particulièrement bien placée pour veiller à une régulation de ces intérêts, au moyen de conventions internationales.
Elle pourrait donc se saisir de ces enjeux pour établir une législation internationale afin de préserver le vivant sous toutes ses formes, au bénéfice de l’humanité tout entière.
Chloé Maurel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2024 à 17:10
Djedjiga Kachenoura, Coordinatrice du projet de recherche sur la finance et le climat, Agence française de développement (AFD)
Tandis que les États s’engagent sur des réductions d’émissions de gaz à effet de serre dans le cadre des négociations climatiques internationales, certains domaines d’activité, comme la climatisation ou l’intelligence artificielle (IA), voient leur consommation d’électricité bondir. Comment répercuter les engagements nationaux au niveau des entreprises : selon quelles règles et quelles priorités ? Faudrait-il favoriser les considérations éthiques ou stratégiques ?
Alors que la COP29 sur le climat se déroule ce mois de novembre 2024 à Bakou, en Azerbaïdjan, l’avenir des énergies fossiles se trouve sous le feu des projecteurs.
L’électrification et la décarbonisation de nos économies (l’électricité étant, à condition d’être produite à partir de renouvelables, la plus « propre » des énergies) étaient justement à l’honneur du rapport annuel dévoilé par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) en octobre dernier.
Cette édition du rapport, une référence internationale pour décrypter les tendances énergétiques mondiales, les prévisions de consommation et les meilleurs scénarios pour atteindre les objectifs climatiques, aurait pu s’intituler :
« bienvenue dans l’ère contrariée de l’électrique ».
D’ici 2035, la demande mondiale d’électricité devrait augmenter à un rythme annuel équivalent à la consommation électrique d’un pays comme le Japon (1 000 térawattheures). Cette hausse est portée par l’électrification des usages, mais également la demande croissante de climatisation et de dessalement d’eau de mer, en réponse au réchauffement climatique. Et dans une moindre mesure, par l’essor des data centers, en lien avec la croissance des usages liés à l’intelligence artificiel (IA).
De quoi interroger la hiérarchie de ces usages et de leurs finalités : le Financial Times soulignait que l’augmentation du recours à la climatisation constituait l’un des impacts à venir les plus « imprévisible » pour les systèmes électriques mondiaux.
Si l’on replace cela dans le contexte plus général des efforts de la diplomatie climatique pour limiter le réchauffement à 1,5 °C ou 2 °C, ce boom annoncé de l’électrique interpelle. En effet, il interroge la distribution internationale et sectorielle du budget carbone, cette quantité de CO2 que nous pouvons encore émettre sans que le réchauffement ne dépasse la limite souhaitée. Pour réfléchir à cette question, l’AFD a récemment publié une proposition de cadrage comptable et écologique des crédits carbone.
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Comme le rapportait un article publié par le Washington Post en octobre 2024, des centrales à charbon subsistent aux États-Unis dans certaines régions pour répondre aux besoins énergétiques des data centers, ces infrastructures indispensables à l’IA.
En parallèle, les acteurs de l’IA et leurs fournisseurs de solutions de data centers cherchent à répondre à cette demande d’électricité tout en réduisant leur empreinte carbone. Ceci alimente la demande sur les marchés volontaires de la compensation carbone, et plus largement de solutions de décarbonisation, comme celles de capture du CO2 et même le renouveau de l’énergie nucléaire aux États-Unis.
Le cas de l’IA est emblématique car il cristallise des tensions qui peuvent aussi s’appliquer à d’autres secteurs d’activités :
Jusqu’à quel point un acteur ou un secteur économique peut-il augmenter ses émissions de gaz à effet de serre (GES) ? Peut-on définir une « légitimité à émettre » ?
Ces acteurs doivent-ils contribuer au développement et à la préservation des puits de carbone naturels (forêts, océans, sols…) et si oui, comment ?
Faudrait-il des règles ou des grands principes pour allouer au mieux entre les acteurs privés le budget carbone restant et l’accès aux crédits carbone ?
Ou encore, faudrait-il, au minimum, expliciter les règles du jeu pour gagner en transparence ?
Ces questions soulèvent des enjeux techniques, comptables, mais surtout politiques et éthiques.
Une éthique centrée sur l’individu prioriserait les usages de l’électricité pour la climatisation, facteur de confort individuel,
les États qui hébergent des acteurs majeurs de l’IA auraient, de leur côté, tendance à favoriser cet usage en raison de son importance stratégique,
D’autres pays, en revanche, pourraient refuser de limiter l’élevage, secteur très émissif, invoquant des raisons culturelles. Par exemple en Argentine, où la pratique des asados (barbecues) est profondément enracinée dans l’identité nationale.
Répondre aux questions qui précèdent n’est pas trivial : cela impliquerait d’avoir un cadre commun et partagé sur la scène internationale. Celui-ci pourrait s’inspirer de concepts financiers, comme les notions de dette et de remboursement de la dette.
Pour rappel, les États signataires de l’accord de Paris s’engagent déjà sur des réductions d’émissions à travers les contributions déterminées au niveau national (CDN). Mais rien n’est prévu pour répartir les budgets carbone au sein d’un même pays, où les actions de décarbonisation sont, in fine, déléguées aux acteurs.
La notion de budget carbone a été conceptualisé par le GIEC dans son sixième rapport d’évaluation du climat.
Pour limiter le réchauffement à 1,5 °C avec 50 % de probabilité et la neutralité carbone à l’horizon 2050, le budget carbone restant s’élève à 275 milliards de tonnes (Gt) de CO₂ – soit environ 7 ans d’émissions au rythme actuel.
Pour atteindre l’objectif de 2 °C, ce budget grimpe à 625 Gt CO2, ce qui correspond à 15 ans d’émissions au rythme actuel.
Où en sommes-nous ? Les émissions mondiales de gaz à effet de serre s’élèvent actuellement à 40 Gt équivalent CO2 par an, et proviennent approximativement à 90 % des combustibles fossiles (36 Gt) et à 10 % des changements d’usage des sols (4 Gt).
Depuis 1750, l’humanité a émis environ 2 800 Gt équivalent CO2. Heureusement, les écosystèmes terrestres et océaniques ont pu jouer leur rôle de puits de carbone, en divisant par deux la vitesse à laquelle les concentrations atmosphériques de CO2 ont augmenté.
À titre d’exemple, entre 2013 et 2022, les systèmes océaniques ont capté 26 % et les terrestres 31 % des émissions. Cependant, leur efficacité diminue avec la hausse des températures, comme le soulignait le dernier rapport du Global Carbon Budget.
Pourrait-on imaginer, pour mieux distribuer le budget carbone, un système de « débiteurs » du CO2 émis avec une obligation de remboursement ? L’enjeu semble surtout être de fixer les priorités. Un peu comme lors d’un exercice budgétaire, ou tout resserrement budgétaire doit conduire à un meilleur optimum social et/ou économique, et où les arbitrages réalisés doivent être explicités.
À l’échelle globale, aucun cadre universel ne permet actuellement de mesurer précisément la contribution des entreprises aux objectifs des CDN des États ou à la gestion du budget carbone mondial : encore faudrait-il savoir selon quels critères le faire, et sur la base de quelle comptabilité.
Le concept d’« alignement » tente d’y remédier : il qualifie les efforts de décarbonisation des entreprises et autres organisations par rapport à une trajectoire idéalisée de leur secteur de référence compatible avec un scénario net zéro.
Certaines de ces méthodes, comme celle développée par l’emblématique SBTi (Science Based target Initiative), allouent des budgets carbone d’abord par secteur, puis par entreprise.
Ce processus est controversé car il repose sur des scénarios sectoriels. Ces derniers sont donc bâtis sur des compromis politiques, ainsi que sur des hypothèses en matière de développement technologique et d’évolution de la demande.
Ce système favorise souvent les gros émetteurs actuels, selon le principe du « grandfathering », qui attribue les budgets carbone au prorata des émissions actuelles. Il échappe ainsi à toute délibération politique, créant ainsi une répartition implicite du budget carbone pour les entreprises, sans prendre en compte les trajectoires des CDN déclarées par les pays dans lesquels opèrent les acteurs concernés.
En France, la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) prévoit de répartir le budget carbone national de la France en plusieurs budgets sectoriels. Cette répartition sectorielle, définie par la loi de transition énergétique pour la croissance verte, est le fruit d’un processus politique.
Concrètement, cette loi
« donne des orientations pour mettre en œuvre, dans tous les secteurs d’activité, la transition vers une économie bas carbone, circulaire et durable. Elle définit une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’à 2050 et fixe des objectifs à court-moyen termes : les budgets carbone ».
Les entreprises ne sont toutefois pas tenues de respecter ces budgets carbone sectoriels : la démarche est sur une base volontaire.
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Faudrait-il aller plus loin et « désagréger » au niveau des entreprises le budget carbone dévolu à un secteur ? Dans un monde idéal avec un prix du carbone approprié, la décarbonisation s’opèrerait naturellement selon un critère optimal coûts-bénéfices. Comme ce n’est pas le cas, il faut descendre au niveau de l’entreprise pour comprendre comment se répartissent les efforts de décarbonisation.
L’entreprise semble être le lieu le plus approprié pour cela : elle a une existence juridique, des comptes financiers, des comptes carbone, et peut être tenue responsable. Elle est le lieu où convergent les investisseurs, les politiques publiques et la société civile.
Dans tous les cas, les méthodes de répartition des budgets au niveau individuel devraient distinguer et expliciter les différents enjeux d’ordre scientifique, technique, économique et politique qui les constituent et les soumettre à des délibérations élargies.
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Le dépassement du budget carbone devrait engendrer la reconnaissance d’une dette climatique qu’il serait obligatoire de rembourser. Ce n’est pas le cas à l’heure actuelle.
Les crédits carbone liés aux puits de carbone (par exemple reforestation ou capture du CO2), qui relèvent principalement des marchés volontaires, ne sont en aucun cas liés à une dette climatique. En effet, aucune comptabilité ne reconnaît formellement le budget carbone, et du coup, ne peut enregistrer son dépassement. Bien que la méthode SBTi mentionnée précédemment tente d’introduire des règles, elle ne s’inscrit pas dans une logique de dette climatique.
Le GIEC a malgré tout formulé des recommandations, notamment le fait de réserver les puits de carbone aux secteurs difficiles à décarboniser (comme l’industrie lourde, l’aviation) ou aux émissions résiduelles, sans qu’il existe de consensus clair sur la définition de ces dernières. Le GIEC propose ainsi une tentative de hiérarchisation partielle (merit order) d’accès aux puits de carbone.
Il faut aussi rappeler que si la maintenance des puits de carbone existants est négligée, la création de nouveaux puits deviendra plus difficile, augmentant ainsi la nécessité de réduire ou d’éviter les émissions pour rester dans les limites du budget carbone global.
À ce jour, aucun cadre ne garantit donc la cohérence entre les systèmes de redevabilité ou de comptabilité carbone entre l’échelle de l’entreprise et celle d’un État. Cette absence de coordination empêche d’aligner efficacement les actions des entreprises avec le budget carbone national, et pose un risque clair de voir naître des politiques climatiques biaisées, des subventions captées par les mauvais acteurs voire des réglementations trop sévères pour d’autres.
Djedjiga Kachenoura ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.11.2024 à 16:57
Cathy Grosjean, Enseignante-chercheuse sur la transition écologique, UCLy (Lyon Catholic University)
Comment s’inspirer des principes du vivant tout en respectant la biosphère ? Le biomimétisme nous invite à replacer l’homme comme une espèce vivante parmi les autres espèces vivantes. Explications.
Quel point commun entre les vitrages auto-nettoyants, les verres fabriquées par chimie douce et le traitement des eaux usées ECOSTP ? Tous relèvent du biomimétisme, une démarche visant à résoudre des problèmes et concevoir des solutions en s’inspirant des principes du vivant tout en respectant la biosphère et les limites planétaires.
Ainsi, les vitrages auto-nettoyants reproduisent l’effet superhydrophobe observé à la surface des feuilles de Lotus : une surface microtexturée et très hydrophobe qui ne retient ni la saleté ni l’eau. La chimie douce fabrique du verre à température ambiante en s’inspirant des processus biologiques identifiés chez les Diatomées, des microalgues qui fabriquent des « carapaces » transparentes en verre de silice. Quant au procédé ECOSTP, il s’inspire du fonctionnement de l’estomac à plusieurs chambres des vaches pour purifier l’eau sans alimentation électrique.
Les solutions identifiées par cette démarche sont ainsi par essence même économes en matière et en énergie, robustes et résilientes, elles s’insèrent dans leur milieu sans le dégrader et elles ne génèrent pas de déchets non réutilisables, au même titre que les processus développés par l’ensemble des êtres vivants au long des 3,8 milliards d’années d’évolution de la vie sur Terre.
Cette démarche de biomimétisme a toujours existé spontanément dans les populations humaines mais elle s’est structurée et théorisée récemment. Le terme lui-même de biomimétisme a été proposé pour la première fois en 1969 par le biophysicien américain Otto Herbert Schmitt dans le titre de son article Some interesting and useful biomimetic transforms.
Une étape majeure dans la structuration du concept a été la publication en 1997 du livre de l’Américaine diplômée en gestion des ressources naturelles Janine Benuys Biomimétisme : quand la nature inspire des innovations durables (Biomimicry : Innovation Inspired by Nature). L’auteure a regroupé et structuré de nombreuses approches hétérogènes comme la permaculture, la symbiose industrielle, l’écoconception… et a proposé de quitter la vision très technique de la bionique (démarche qui crée des systèmes technologiques inspirés du vivant) pour construire la vision systémique du biomimétisme, qui prend en compte les conditions d’équilibre et les interactions entre les différents éléments du système vivant étudié.
Qu’est-ce que le biomimétisme ?
Comment s’inspirer des principes du vivant tout en respectant la biosphère ? Le biomimétisme nous invite à replacer l’homme comme une espèce vivante parmi les autres espèces vivantes. Explications.
Sous l’impulsion de ce livre, des think tanks et des cabinets de conseil se sont ensuite créés, tels que Biomimicry 3.8 et le Biomimicry Institute aux États-Unis, ou le CEEBIOS (Centre d’excellence en biomimétisme de Senlis) en France.
Ainsi le biomimétisme s’est développé et installé dans le paysage mondial ces vingt-cinq dernières années : la mise en œuvre technologique du concept s’est accompagnée d’une définition par une norme ISO, les politiques s’en sont également emparés et les chercheurs ont commencé à livrer des analyses critiques, notamment sous l’angle de la philosophie et de l’éthique.
Le biomimétisme doit désormais faire ses preuves. Se contenter de reproduire des concepts techniques ne suffira pas, seule l’intégration d’une dimension systémique peut répondre aux enjeux environnementaux de manière réellement soutenable. Quelques réalisations indiquent que c’est possible, comme celles relevant de l’écologie industrielle et territoriale ou encore les démarches de type permaentreprise.
Cette dimension systémique est rendue visible par le terme d’écomimétisme parfois utilisé à la place de biomimétisme : il enjoint de nous inspirer non pas seulement des fonctions biologiques mais des propriétés des écosystèmes, donc de prendre en compte les interrelations entre les espèces et les populations, la circularité des flux de matière et d’énergie, la frugalité dans l’utilisation des ressources… : des propriétés des écosystèmes garantes du respect de la biosphère et des limites planétaires.
Le biomimétisme et l’écomimétisme doivent également faire leurs preuves dans leur capacité à intégrer une réflexion éthique : imiter la nature pour des applications purement techniques n’est qu’une instrumentalisation de plus de la nature.
De nombreux auteurs invitent au contraire à un changement de paradigme philosophique : replacer l’homme comme une espèce vivante parmi les autres espèces vivantes. Car c’est la position dominante de l’homme vis-à-vis de la nature qui a abouti à notre économie extractiviste, linéaire et mondialisée, destructrice de nos milieux de vie et des conditions d’habitabilité de la Terre.
Cathy Grosjean ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.11.2024 à 10:44
Lucas Miailhes, Doctorant en Science Politique/Relations Internationales, Institut catholique de Lille (ICL)
Les constructeurs européens envisagent de plus en plus d’opter pour la technologie de batterie lithium-fer-phosphate (LFP), très répandue en Chine, plutôt que la nickel-manganèse-cobalt (NMC) plus répandu en Europe. Un choix technologique important en termes de souveraineté industrielle et de dépendance économique aux producteurs de métaux… mais qui peut aussi les aider à vendre des véhicules électriques plus abordables.
Face à la demande croissante de véhicules électriques plus abordables, les constructeurs européens diversifient de plus en plus leur portefeuille de batteries. Ils commencent à intégrer la technologie LFP (pour lithium, fer, phosphate), un type de batteries lithium-ion qui domine actuellement le marché en Chine du fait de son coût moins élevé que les batteries NMC (pour nickel, manganèse, cobalt), plus fréquentes en Europe.
De quoi questionner la pérennité des investissements européens dans la production de batteries, qui ont jusqu’ici surtout concerné le NMC. Cela pose aussi la question d’une dépendance potentielle envers les fabricants asiatiques, avec des implications différentes en termes de métaux critiques.
Autrement dit, c’est un enjeu de souveraineté industrielle pour le secteur automobile du vieux continent, qui souligne la complexité d’un écosystème où différentes technologies coexistent pour répondre à la multiplicité des usages de la mobilité électrique. Il implique des choix politiques et industriels qui influenceront l’adoption du véhicule électrique et les dépendances futures de l’Europe.
Les batteries lithium-ion sont au cœur de la révolution des véhicules électriques. Elles sont l’élément stratégique essentiel des voitures électriques, dont elles constituent jusqu’à 40 % de leur poids. Leur fabrication nécessite un savoir-faire hautement spécialisé, des investissements importants en capital fixe et l’utilisation de matières premières critiques. Un véhicule électrique utilise environ 200 kg de ces matériaux, soit six fois plus qu’un véhicule à combustion interne.
Le secteur automobile a largement orienté les trajectoires prises par le développement technologique des batteries, notamment pour améliorer leur densité énergétique, leur capacité de charge rapide et leur sécurité d’usage, tout en abaissant les coûts.
Théoriquement, on peut utiliser toutes sortes d’éléments chimiques dans les batteries li-ion. Mais pour l’heure, le marché est dominé par deux technologies : les batteries NMC et LFP. La comparaison entre les batteries LFP et NMC révèle une équation complexe entre prix, accessibilité, sécurité, performance et autonomie.
En 2023, les batteries NMC (nickel, manganèse, cobalt) représentaient près de deux tiers du marché mondial, tandis que les batteries LFP (lithium, fer, phosphate) occupaient 27 % des parts de marché. En Europe, 55 % des véhicules électriques sont équipés de batteries NMC, 40 % utilisent des batteries NCA (nickel, cobalt, aluminium), et seulement 5 % sont dotés de batteries LFP.
De fait, les constructeurs européens ont jusqu’ici privilégié les batteries NMC et NCA pour leur grande autonomie, tandis que les batteries LFP étaient principalement utilisées par les constructeurs chinois. C’est principalement en raison des exigences des consommateurs en termes d’autonomie, de performance et de recharge rapide que l’Europe s’est jusqu’ici engagée dans la voie des batteries NMC à haute teneur en nickel.
Il n’empêche, les batteries LFP se distinguent par leur coût plus faible, un facteur crucial dans le contexte actuel où le prix élevé des véhicules électriques constitue le principal frein à leur adoption massive.
Ce n’est pas tout : elles offrent également une meilleure sécurité, une durée de vie plus longue et acceptent mieux les charges complètes, ce qui les rend plus pratiques pour une utilisation quotidienne. Cependant, comparées aux batteries NMC, les batteries LFP présentent une densité énergétique inférieure, ce qui se traduit par une autonomie plus limitée à volume égal.
Les constructeurs automobiles européens l’ont bien compris et ont récemment annoncé des changements de stratégie significatifs. ACC (Automotive Cells Company), issue d’une joint venture entre Stellantis, Mercedes-Benz and TotalEnergies, a récemment suspendu la construction de ses gigafactories en Allemagne et en Italie, suite à un changement de sa stratégie d’approvisionnement pour y inclure des batteries LFP.
Tesla a également décidé d’équiper ses modèles Model 3 et la Model Y avec la batterie LFP dès 2021. Volkswagen, enfin, prévoit d’adopter la technologie LFP pour rendre ses voitures électriques plus abordables d’ici deux ans.
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Ces annonces ont suscité une certaine inquiétude pour la pérennité des investissements dans les batteries NMC, mais peuvent être vues comme une diversification de la part des constructeurs européens, pour répondre à une variété de besoins et de contraintes tout en limitant les risques économiques.
Cela leur permettra aussi de mieux s’adapter à la segmentation du marché :
les batteries LFP pourraient dominer le marché des véhicules électriques d’entrée et de milieu de gamme (véhicules destinés aux petits trajets urbains ou pour des applications nécessitant une autonomie relativement faible),
tandis que les NMC pourront se segmenter sur le segment haut de gamme (ou pour les applications nécessitant une plus grande autonomie, comme les véhicules longue distance).
Cette diversification, si elle peut rendre les voitures électriques plus abordables en réduisant le coût des batteries, ne va pas sans risque : elle oblige les constructeurs européens à se tourner vers les acteurs asiatiques.
Ampere, la filiale électrique de Renault, intègre déjà la technologie LFP dans sa stratégie de batteries en collaboration avec LG Energy Solutions (Corée du Sud) et CATL (Chine). Même chose pour Stellantis qui a signé un accord stratégique avec le chinois CATL en novembre 2023.
Déjà, environ la moitié des capacités de production de batteries situées sur le sol européen sont rattachées à des entreprises chinoises et sud-coréennes, une tendance qui pourrait s’aggraver avec les batteries LFP. En effet, 95 % des batteries LFP sont fabriqués en Chine avec des constructeurs comme BYD et CATL qui maîtrisent parfaitement les procédés de fabrication.
Ces partenariats ne sont pas un problème en soi. Ils peuvent même représenter une opportunité pour bénéficier de l’expertise technologique de ces acteurs, qui produisent des batteries de haute qualité et compétitives au plan économique.
Le vrai problème de dépendance européenne aux matières premières concerne en réalité le NMC.
En effet, les batteries LFP sont constituées de carbonate de lithium, tandis que les batteries NMC sont faites à partir d’hydroxyde de lithium, dont les chaînes d’approvisionnement sont distinctes. L’Europe importe 78 % du carbonate de lithium du Chili (plutôt que de Chine), et a même signé un accord en ce sens avec le Chili. Dans le même temps, les nouveaux projets d’extraction minière en France et en Europe devraient également permettre de renforcer les approvisionnements européens en lithium.
Le problème de dépendance concerne l’hydroxyde de lithium utilisé pour les batteries NMC. En effet, pour transformer le carbonate de lithium en hydroxyde de lithium, il faut le raffiner. Or, ce sont des acteurs chinois qui raffinent 62 % de la production mondiale de lithium. S’il existe un potentiel pour des projets de raffinage de lithium en Europe, les investissements dans ce maillon de la chaîne de valeur tardent à se matérialiser.
La fabrication des batteries NMC nécessite également du nickel et du cobalt, qui sont des matériaux identifiés comme critiques par la Commission européenne en partie de par le risque géopolitique de leur approvisionnement. Le cobalt est principalement extrait au Congo et raffiné par la Chine à 67 %.
Autrement dit, pour les constructeurs européens, miser davantage sur les batteries LFP permettrait aussi de limiter les risques de dépendances en matière d’approvisionnement en métaux critiques.
À lire aussi : Batteries lithium-ion : l’Europe peut-elle s’extraire de la dépendance chinoise ?
Mais cette diversification du portefeuille des constructeurs européens a des répercussions sur l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur des batteries en Europe, de leur fabrication à leur recyclage.
Les producteurs de matériaux pour batteries NMC comme Axens pourraient faire face à des difficultés de reconversion si le marché devait basculer de façon significative vers le LFP. Umicore, un acteur majeur dans la production de matériaux actifs de cathode, avait délibérément choisi de ne pas intégrer le LFP dans son portefeuille pour se concentrer sur les technologies NMC qu’elle maîtrise. Cela pourrait compromettre leur capacité à s’adapter rapidement à cette nouvelle demande.
Des questions industrielles se posent également au niveau du recyclage. Le recyclage des batteries usagées est essentiel pour réduire la dépendance à l’importation de matières premières et peut également renforcer la résilience européenne en cas de perturbations de la chaîne d’approvisionnement causées par des tensions géopolitiques.
Or, les matériaux utilisés dans la cathode déterminent l’attrait économique de leur recyclage. Étant donné que les batteries LFP ne contiennent ni cobalt ni nickel, les métaux les plus valorisables, elles remettent en question l’intérêt économique des efforts de recyclage.
Le recyclage des batteries LFP est ainsi beaucoup moins intéressant au plan économique que celui des batteries NMC, d’autant plus que les LFP contiennent environ 20 % de lithium en moins que les NMC.
C’est là tout le paradoxe : le développement des capacités de recyclage de batteries en Europe dépend de la stabilisation future des choix technologiques opérés par les fabricants de voitures électriques. Et ce choix technologique, loin d’être anodin, pose des questions de souveraineté industrielle.
Étant donné les capacités de recyclage européennes actuelles, les batteries NMC peuvent être plus facilement recyclées que les LFP. En effet, les techniques de recyclage dominantes en Europe, basées sur la pyrométallurgie, sont efficaces pour récupérer le nickel et le cobalt, mais moins adaptées pour le lithium.
Cela aurait pu changer au regard des projets qui avaient été annoncés par Orano et Eramet qui proposaient de développer l’hydrométallurgie efficace pour récupérer le lithium. Néanmoins, Eramet a récemment annoncé l’annulation de son projet de recyclage face au recul de la demande pour les véhicules électriques en Europe.
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Résumons :
le NMC permet une autonomie accrue des véhicules, tout en étant plus coûteux, et entraîne une dépendance accrue à des pays tiers en termes de métaux critiques. Mais son recyclage est rentable, et la filière industrielle déjà là.
Le LFP, de son côté, permet une autonomie moindre, mais une meilleure longévité des batteries et moins de défaillances techniques, et permet de limiter la dépendance en métaux critiques. Ce sont toutefois les acteurs chinois qui en maîtrisent pour l’heure la chaîne de valeur, et son recyclage est moins rentable pour les acteurs européens, la filière européenne ne maîtrisant pour l’heure pas les procédés requis.
Dans ces conditions, les constructeurs européens ont-ils raison d’ouvrir prudemment la porte au LFP pour les voitures électriques ? La réponse à cette question tient du dilemme industriel, avec des arbitrages politiques et économiques forts à réaliser tout au long de la chaîne de valeur de la batterie, de la mine jusqu’au recyclage. Une chose est sûre, c’est le bon moment de se poser la question, alors que l’Europe se préoccupe de plus en plus de son approvisionnement en matières premières critiques, dans un contexte de relance minière.
Lucas Miailhes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.