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18.05.2025 à 15:38

L’inquiétude de Pékin face au rapprochement de la Corée du Nord avec la Russie

Linggong Kong, Ph.D. Candidate in Political Science, Auburn University

La Chine a toujours considéré la Corée du Nord comme un tampon de sécurité et un voisin idéologiquement aligné. D’où son inquiétude en constatant que les liens entre Pyongyang et Moscou se font plus étroits.
Texte intégral (3053 mots)

La Chine voit son influence sur la Corée du Nord menacée par le réchauffement des rapports de celle-ci avec la Russie, à laquelle elle a fourni énormément de munitions, mais aussi des milliers de soldats dans le cadre de la guerre en Ukraine.


Fin avril 2025, les autorités de la ville de Shenyang, dans le nord-est de la Chine, auraient arrêté un ingénieur informatique nord-coréen, l’accusant d’avoir dérobé des données confidentielles relatives à la technologie des drones.

Le suspect, apparemment lié à la principale agence de conception des missiles de la Corée du Nord, appartiendrait à un réseau d’espionnage selon l’article publié par l’agence de presse sud-coréenne Yonhap, la première à rapporter cet épisode. Pyongyang aurait réagi en rappelant ses spécialistes de l’informatique se trouvant en Chine.

Par la suite, l’histoire a été diffusée par plusieurs médias en ligne chinois. Or compte tenu de la forte censure en vigueur en Chine, la publication de ce genre d’articles implique un certain degré d’approbation éditoriale tacite de la part de Pékin - bien que certains sites aient par la suite supprimé les posts évoquant l’affaire. Dans une réponse à Yonhap sur l’incident présumé, un porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères a souligné que la Corée du Nord et la Chine étaient des « voisins amicaux » qui entretenaient des échanges personnels « normaux », sans contester les aspects concrets de l’article.


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L’incident constitue en tout état de cause une dispute semi-publique sans précédent entre les deux pays communistes voisins, contredisant l’image couramment répandue d’après laquelle la Chine et la Corée du Nord seraient des « frères d’armes ».

En tant que spécialiste de l’Asie du Nord-Est, je considère que cette arrestation - qui n’a pas retenu l’attention des médias occidentaux - illustre la réalité des relations actuelles entre les deux pays, une réalité plus nuancée que celle que décrivent les proclamations officielles d’amitié et de fidélité réciproque.

Certains signes indiquent que Pékin est de plus en plus agacé par la Corée du Nord, notamment en raison du rapprochement de cette dernière avec Moscou, qui remet en cause le rôle traditionnel de « premier protecteur de Pyongyang » dévolu depuis des décennies à la RPC. Et l’arrestation survenue en avril dernier pourrait être un symptôme de la détérioration du lien entre les deux pays.

Le dilemme nord-coréen de la Chine

La Corée du Nord a longtemps été considérée par Pékin à la fois comme une zone tampon en matière de sécurité stratégique et un pays faisant naturellement partie de sa sphère d’influence.

Du point de vue de la Chine, une éventuelle prise de contrôle de la péninsule coréenne - et spécialement du nord - par une force hostile pourrait ouvrir la porte à de futures menaces militaires. Cette peur explique en partie l’intervention de la Chine dans la guerre de Corée de 1950 à 1953.

Au-delà de la sécurité, la Corée du Nord est également un allié idéologique. Les deux pays sont dirigés par des partis communistes : le parti communiste chinois et le parti des travailleurs de Corée. Tandis que le premier fonctionne comme une sorte de parti-État léniniste avec une adhésion partielle au capitalisme de marché, le second maintient un strict État socialiste caractérisé par un fort culte de la personnalité.

« Corée du nord : une dictature qui inquiète », Lumni (novembre 2024)

Aujourd’hui encore, les médias nationaux chinois continuent de souligner les liens de « camaraderie » avec Pyongyang.

Cependant, les ambitions nucléaires de Pyongyang inquiètent Pékin depuis longtemps. La Corée du Nord a conduit de nombreux essais nucléaires depuis 2006 et on pense aujourd’hui qu’elle possède des armes nucléaires capables de frapper la Corée du Sud, le Japon et les bases américaines de la région.

La Chine est favorable à une péninsule coréenne dénucléarisée et stable, à la fois pour des préoccupations de paix régionale et de croissance économique. Comme les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud, la Chine s’oppose à la prolifération nucléaire, craignant que les essais périodiques de la Corée du Nord ne provoquent une action militaire américaine ou ne déclenchent une course aux armements dans la région.

Pendant ce temps, Washington et ses alliés continuent à faire pression sur Pékin pour qu’il en fasse plus afin de maîtriser un voisin qu’ils considèrent souvent comme un État totalement dépendant de la Chine.

Compte tenu des liens économiques de la Chine avec les États-Unis et les alliés de Washington en Asie de l’Est - notamment la Corée du Sud et le Japon - la RPC a toutes les raisons de chercher à empêcher la Corée du Nord de déstabiliser la région.

Mais aux yeux des dirigeants isolationnistes de la Corée du Nord, les armes nucléaires sont indispensables pour la survie et l’indépendance du régime. De plus, ces armes peuvent aussi limiter l’influence chinoise.

Le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un craint que si la Corée du Nord ne dispose pas d’armes nucléaires, la Chine s’immisce dans les affaires intérieures de son pays. Après la mort de Kim Jong Il, en 2011, on pensait que Pékin favorisait Kim Jong Nam - le demi-frère aîné de Kim Jong Un - pour prendre sa succession, ce qui a probablement incité Kim Jong Un à le faire assassiner en 2017.

Mais malgré les tensions actuelles sur la question du nucléaire, la Chine a continué à soutenir le régime nord-coréen pour des raisons stratégiques. Depuis des décennies, la Chine est le premier partenaire commercial de Pyongyang et lui apporte une aide économique cruciale. En 2023, la Chine représentait officiellement environ 98 % des échanges commerciaux de la Corée du Nord et continuait à fournir de la nourriture et du carburant pour maintenir le régime à flot.

La Corée du Nord se lie d’amitié avec Poutine

Pourtant, ces dernières années, on a observé une hausse des importations nord-coréennes en provenance de Russie, à commencer par le pétrole. La Corée du Nord et la Russie ont été de proches alliés pendant la guerre froide, mais les liens se sont refroidis après la chute de l’Union soviétique en 1991.

Plus récemment, leur hostilité commune à l’égard des États-Unis et de l’Occident en général a rapproché les deux nations.

L’isolement international de Moscou à la suite de l’invasion de l’Ukraine en 2022 et la détérioration de ses liens avec la Corée du Sud ont poussé le Kremlin à se rapprocher de Pyongyang. La Corée du Nord aurait envoyé de grandes quantités de munitions à la Russie, au point de devenir l’un des principaux fournisseurs de munitions dans la guerre en Ukraine. En 2024, les forces russes utilisaient environ 10 000 obus par jour en Ukraine, dont la moitié provenait de Corée du Nord. Certaines unités de première ligne utiliseraient des munitions nord-coréennes pour 60 % de leur puissance de feu.

Bien que les deux gouvernements nient le commerce d’armes - interdit par les sanctions des Nations unies - en échange de carburant, la Corée du Nord aurait reçu, en contrepartie, des produits alimentaires ainsi qu’un accès à la technologie militaire et spatiale russe. Le 8 mars 2025, la Corée du Nord a dévoilé un sous-marin à propulsion nucléaire qui, selon les experts, pourrait avoir bénéficié d’une assistance technologique russe.

Les visites officielles se sont également multipliées. En juillet 2023, le ministre russe de la défense, Andreï Belooussov, s’est rendu à Pyongyang pour le 70e anniversaire de l’armistice de la guerre de Corée, et en septembre Kim Jong Un a effectué une visite en Russie pour un entretien avec le président Vladimir Poutine.

« Russie - Corée du Nord : une longue histoire » Le Dessous des Cartes, ARTE (mars 2025)

En juin 2024, Vladimir Poutine s’est rendu à Pyongyang, où les deux pays ont signé un accord de partenariat stratégique global par lequel ils se sont engagés à se porter mutuellement secours en cas d’attaque.

Peu après, la Corée du Nord a commencé à envoyer des troupes pour soutenir la Russie en Ukraine, et elle en envoie encore aujourd’hui. Les renseignements révélés par les États-Unis, la Corée du Sud et l’Ukraine indiquent que Pyongyang a déployé entre 10 000 et 12 000 soldats à la fin de l’année 2023, marquant ainsi sa première participation à un conflit majeur depuis la guerre de Corée. Les soldats nord-coréens recevraient au moins 2 000 dollars par mois, plus une prime. Pour Pyongyang, cette initiative n’apporte pas seulement un gain financier, mais aussi une expérience du combat si la guerre devait reprendre dans la péninsule coréenne.

Pourquoi la Chine est-elle inquiète ?

La Chine, elle aussi, est restée en bons termes avec la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. Alors pourquoi se sentirait-elle mal à l’aise face à la proximité croissante entre Pyongyang et Moscou ?

Tout d’abord, la Chine considère l’ouverture de Pyongyang vers Moscou comme un défi à son rôle traditionnel en tant que principal mécène de la Corée du Nord. Et elle constate que tout en restant dépendante de l’aide chinoise, la Corée du Nord semble aspirer à une plus grande autonomie.

Le renforcement des liens entre la Russie et la Corée du Nord alimente également les craintes occidentales d’un « axe de bouleversement » impliquant les trois pays.

Contrairement à la position conflictuelle de la Corée du Nord à l’égard de l’Occident et de son voisin du sud, Pékin n’a offert qu’un soutien limité à Moscou pendant la guerre en Ukraine et fait preuve de prudence pour ne pas apparaître comme faisant partie d’une alliance trilatérale.

Derrière cette stratégie se trouve la volonté de la Chine à maintenir des relations stables avec les États-Unis, l’Europe et ses principaux voisins asiatiques, tels que le Japon et la Corée du Sud. C’est peut-être le meilleur moyen pour Pékin de protéger ses intérêts économiques et diplomatiques.

La Chine craint également qu’avec le soutien russe en matière de technologies nucléaires et de missiles, Pyongyang n’agisse de manière plus provocante, en procédant à de nouveaux essais nucléaires voire à des affrontements militaires avec la Corée du Sud. Cela ne ferait que déstabiliser la région et mettre à rude épreuve les liens entre la Chine et l’Occident.

La Corée du Nord : rebelle et provocatrice

En réalité, le timing choisi de cette présumée affaire d’espionnage peut fournir d’autres indices sur l’état des relations bilatérales. Elle a été révélée un jour après que la Corée du Nord a officiellement confirmé qu’elle avait déployé des troupes pour contribuer à l’effort de guerre de la Russie. La Corée du Nord a également annoncé son intention d’ériger un monument à Pyongyang en l’honneur de ses soldats morts pendant la guerre en Ukraine.

La dernière affaire d’espionnage de ce type remonte à juin 2016, lorsque les autorités chinoises avaient arrêté un citoyen nord-coréen dans la ville frontalière de Dandong. Cette arrestation aurait eu lieu après que Pyongyang avait informé la Chine qu’il poursuivrait son programme d’armement nucléaire.

Les relations entre la Chine et la Corée du Nord se sont encore détériorées lorsque Pyongyang a testé avec succès une bombe H (à hydrogène) en septembre 2016, ce qui a incité Pékin à soutenir les sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU à son encontre.

Cette fois encore, la Corée du Nord ne montre guère de signes de vouloir se plier à la volonté de la Chine. Le 30 avril, Kim Jong Un a supervisé des tirs de missiles à partir du premier destroyer nord-coréen de 5 000 tonnes, présenté comme son navire de guerre le plus lourdement armé.

Rien de tout cela n’est de nature à apaiser les inquiétudes de Pékin. Alors que la Chine considère toujours Pyongyang comme un tampon essentiel contre l’influence américaine en Asie du Nord-Est, une Corée du Nord de plus en plus provocatrice, alimentée par une relation croissante avec la Russie, commence à ressembler de moins en moins à un atout stratégique - et de plus en plus à un handicap.

The Conversation

Linggong Kong ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.05.2025 à 20:48

États-Unis : les bibliothèques dans la tourmente

Cécile Touitou, Responsable de la mission Prospective à la bibliothèque / DRIS, Sciences Po

Lieux de grande importance sociale et culturelle, les quelque 17 000 bibliothèques des États-Unis sont dans la ligne de mire de l’administration Trump 2.
Texte intégral (3108 mots)

Depuis le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, les bibliothèques, partout aux États-Unis, sont directement prises pour cibles et bon nombre d’entre elles voient leurs budgets mis en péril par la suppression des subventions fédérales. Une attaque en règle conduite à la fois dans le cadre des coupes budgétaires massives, mises en œuvre par le DOGE d’Elon Musk, et au nom de la lutte contre les idées progressistes dont les bibliothèques et leurs responsables sont soupçonnés d’être les porteurs.


On connaît la transformation que traversent depuis plus de quinze ans les bibliothèques publiques britanniques qui n’ont de cesse de réinventer un modèle plus urbain, plus connecté, plus innovant, destiné aux « classes créatives » décrites par Richard Florida habitant les centres-villes (comme à Birmingham, par exemple, où une immense bibliothèque de 31 000 m2 a été inaugurée en 2013), au détriment des bibliothèques rurales ou périphériques et de leurs publics. Celles-ci sont peu à peu délaissées, externalisées ou fermées, car jugées obsolètes au XXIe siècle qu’on fantasme « tout numérique », supposément pour le bien de tous.

Depuis peu, c’est au tour du prestigieux réseau des bibliothèques publiques états-uniennes d’être mis à mal voire en danger. Deux menaces s’abattent sur ce fleuron de la lecture publique occidentale.

Une lame de fond amplifiée par l’action de l’administration Trump 2

Depuis cinq ans environ, les fondamentalistes religieux inspirent de nombreux groupes de parents ou de citoyens qui exercent de plus en plus de pressions sur les bibliothèques locales, scolaires principalement, pour décider des ouvrages que l’on pourra proposer aux (jeunes) publics, comme en témoignent les nombreuses poursuites entamées par le Pen America.

D’année en année, le nombre d’ouvrages interdits (ou bannis puisqu’on parle de « banned books ») augmente. Les sujets interdits s’élargissent. Les professionnels des bibliothèques sont même contestés dans leurs compétences à acquérir et à développer une collection. Certains sont licenciés.

La prestigieuse association professionnelle américaine des bibliothèques, American Library Association (ALA), qui compte près de 50 000 membres, en a fait le sujet principal de son dernier rapport d’activité pour l’année 2024, fournissant une infographie édifiante des ouvrages les plus fréquemment interdits, retirés et bannis dont la palme revient à cet ouvrage de George M. Johnson All Boys Aren’t Blue qui raconte l’itinéraire d’un jeune homme, doublement marginalisé car noir et queer, et son combat pour trouver sa voie et faire porter sa voix.

Ces dernières semaines, un nouvel événement s’est superposé à cette lame de fond. Le Department of Government Efficiency (DOGE, « département de l’efficacité gouvernementale ») dirigé par Elon Musk, instauré par Donald Trump à son retour à la Maison Blanche, n’a eu de cesse de démanteler les agences fédérales. On pourrait établir une chronologie des faits consternants qui s’abattent jour après jour sur la communauté des 9 000 réseaux de bibliothèques des États-Unis, mais en réalité chaque jour amène son lot de gel de subventions, de menaces et de licenciements.

Tout récemment, on vient d’apprendre le licenciement brutal de Carla D. Hayden, la directrice de la bibliothèque du Congrès, qui avait été nommée par le président Obama en 2016. La sidération de la profession est générale, au-delà des seules frontières états-uniennes – et cela, d’autant plus que Trump a nommé à la place de Hayden l’un de ses affidés, son ancien avocat Todd Blanche, qu’il avait déjà nommé procureur général adjoint en mars dernier.

Un article de l’Associated Press, publié sur le site de National Public Radio (NPR), reproduit le texte hallucinant du courriel lapidaire annonçant son licenciement à Carla D. Hayden et évoque les manœuvres de l’American Accountability Foundation, groupe de droite qui, comme le souligne le Guardian, a publié une « liste de surveillance DEI (Diversity, Equity, and Inclusion) », identifiant les agents fédéraux qui « mènent des initiatives radicales en matière de diversité, d’équité et d’inclusion ».

Il n’est pas attesté que le licenciement de Carla D. Hayden soit la conséquence directe de la présence de son nom sur cette liste, mais il est indéniable que ces groupes fondamentalistes de droite instaurent dans le pays une ambiance de chasse aux sorcières qui rappelle l’époque du maccarthysme : les fonctionnaires suspectés de défendre les politiques dites DEI font l’objet de mesures que connaissaient les communistes (ou prétendus tels) des années 1950. D’autres sources, comme The Verge, site web d’actualités technologiques, avancent que ces licenciements seraient liés à la question de l’usage abusif de contenus sous droits par les géants de l’IA : ceux qui s’y opposent sont tout simplement été évincés ! Comme c’est le cas pour la directrice du United States Copyright Office, Shira Perlmutter, licenciée le 10 mai dernier d’après le Washington Post et le Monde.

Un démantèlement brutal

Le 14 mars dernier, la Maison Blanche publie un décret visant « des composantes de l’administration fédérale jugées inutiles par le président ». Parmi les sept agences qui y sont listées se trouve l’Institute of Museum and Library Services (IMLS), créé en 1996, dont la mission affichée sur son site est de « promouvoir, soutenir et donner les moyens d’agir aux musées, bibliothèques et organisations connexes des États-Unis par le biais de subventions, de recherches et de l’élaboration de politiques ».

Le budget que l’IMLS consacrait en 2024 aux seules bibliothèques était de 211 millions de dollars, dont 180 millions consistaient en subventions versées aux États. D’après un article du New York Times, ces subventions pouvaient couvrir d’un tiers à la moitié du budget de fonctionnement des bibliothèques. On peut visualiser dans une carte en ligne les montants alloués à chacun des États, ainsi que la nature des subventions.

Depuis cette annonce de suppression de l’agence (non encore effective) et du licenciement à effet immédiat de ses 70 salariés, on ne compte plus les articles de la presse nationale ou professionnelle qui relaient les ripostes orchestrées par l’ALA. La mobilisation est générale. L’association organise la résistance, qui consiste principalement au dépôt d’une plainte fédérale et d’une motion pour une injonction préliminaire en avril dernier visant à empêcher le démantèlement de l’IMLS, réitéré par Donald Trump dans son projet de budget pour l’exercice 2026 déposé début mai. Le site de l’ALA est mis à jour quotidiennement, ainsi qu’une FAQ qui résume les actions entreprises et l’aide que chacun peut apporter.

Mais au-delà de cette chronologie désastreuse qui apporte chaque jour son lot de mauvaises nouvelles, que cherche à faire cette administration ?

Détruire le quotidien des plus précaires

On ne peut traverser une ville des États-Unis sans apercevoir à un moment donné le long de la route principale un grand bâtiment implanté sur un gazon où est lisible en évidence le nom de la bibliothèque en question et le slogan qui la caractérise, tel que « Franklin Public Library : The First Public Library in the United States » ou « Pulaski Public Library : Serving the Community Since 1925 ».

Les bibliothèques « publiques », que l’on qualifie de « municipales » en France, font partie du décor banal des villes états-uniennes, à côté des Post Offices (bureaux de poste). Elles comptent aussi parmi les bâtiments publics les plus fréquentés.

Leur fréquentation a fluctué ces dernières années, mais un peu moins de la moitié des personnes âgées de 16 ans et plus (48 %) déclaraient avoir visité une bibliothèque publique ou un bibliobus au cours de l’année écoulée, en 2016 (derniers chiffres disponibles). On ne peut ouvrir un roman de Philipp Roth ou de Paul Auster sans y découvrir une visite à la bibliothèque du coin…

Photo postée sur le compte Facebook « Small Town Libraries », qui raconte la traversée des États-Unis d’un couple de jeunes retraités ayant décidé de visiter les bibliothèques des villes où ils passent. « Les bibliothèques sont le coeur de chaque communauté. » Compte Facebook « Small Town Libraries »

À partir des données collectées depuis 1988 auprès d’environ 9 000 réseaux de bibliothèques publiques, l’IMLS estimait qu’en 2019, « il y a(vait) eu 392,88 visites physiques dans les bibliothèques publiques pour 100 habitants. La même année, environ 686,39 documents ont été empruntés pour 100 habitants ». Pourquoi s’acharner à détruire des équipements publics qui coûtent si peu dans l’équilibre général des finances publiques et qui sont implantés depuis si longtemps dans le quotidien des habitants des villes petites et moyennes ?

Dans un article du 30 avril du Los Angeles Times intitulé « Trump is slashing library funds. California is a target » (« Trump taille dans les subventions aux bibliothèques, la Californie ciblée »), la chroniqueuse Anita Chabria souligne que

« la Californie, ainsi que deux autres États qui ont osé mentionner la diversité et l’équité dans leurs demandes de subventions, seront particulièrement touchés ».

C’est donc clairement un positionnement idéologique qui pousse l’administration Trump à s’acharner contre les bibliothèques, pour justement ce qu’elles représentent pour une grande partie du public qu’elles desservent et abritent : les plus précaires, ceux qui ne maîtrisent pas le numérique, ceux qui n’ont pas de lieux pour se reposer et se distraire gratuitement, ceux qui ne peuvent se chauffer en hiver ou se rafraîchir en été, ceux qui ont besoin d’aide pour remplir leur déclaration d’impôts, ceux qui n’ont pas d’accès au wi-fi, ceux qui n’ont pas de lieu pour réviser leurs examens, ceux qui ne peuvent acheter leurs livres, ceux qui cherchent un travail, les enfants qui ne savent pas quoi faire de leur été, et tant d’autres !

Photo prise à l’intérieur de la Langworthy Public Library (ville de Hopkinton, Rhode Island), septembre 2019. Compte Facebook Small Town Libraries

En s’en prenant aux bibliothèques, c’est tout un écosystème d’accès à la connaissance, de diversité des contenus, d’inclusion sociale et de solidarité, que cette politique cherche à démanteler. Dans une société fragilisée par les coups de boutoir d’une administration brutale qui risque de renforcer les fractures sociales, numériques et culturelles, les bibliothèques apparaissent comme des infrastructures vitales du bien commun, des havres de paix, des refuges qui accueillent tous les publics sans distinction de sexe, de race, ou de revenu.

Au-delà de l’attaque contre les bibliothèques, il apparaît probable que cette politique ait pour finalité cachée d’offrir aux géants de la tech toute latitude pour avoir accès sans contrainte et gratuitement à des contenus dont les bibliothèques sont des réservoirs convoités.

Le combat que mènent les professionnels pour défendre ces missions fondamentales, loin de se limiter aux États-Unis, peut trouver des échos en Europe et questionne en profondeur nos propres choix de société : quel avenir voulons-nous pour nos institutions publiques et pour les publics qu’elles accueillent, soutiennent, accompagnent ?

La mobilisation exemplaire des usagers et des professionnels aux États-Unis montre que les bibliothèques ne se laisseront pas réduire au silence sans résistance. Souhaitons qu’elle puisse freiner le rouleau compresseur d’une vision autoritaire, monolithique et régressive de l’accès au savoir, cyniquement soumise aux géants de la tech – et qu’elle nous inspire à défendre ces lieux où la pluralité des voix est encore possible, et précieuse, et où les auteurs et leurs textes sont respectés dans leurs droits.

On pense à cette dernière scène du merveilleux Fahrenheit 451 (1966), de François Truffaut : la neige tombe sur la forêt où sont réfugiés des « hommes-livres ». Tous récitent le texte d’une œuvre littéraire qu’ils ont choisi d’apprendre dans ce monde futuriste où les livres sont interdits et brûlés, et où il n’y a plus de bibliothèque…

The Conversation

Cécile Touitou est membre de la Commission pilotage et évaluation de l'ADBU, et présidente de la commission Afnor Qualité, statistiques et évaluation des résultats, AFNOR/CN 46-8

15.05.2025 à 16:23

Trump face au dérèglement climatique : du climatoscepticisme au radicalisme Dark MAGA

Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande École

Si Donald Trump s’en prend aux institutions scientifiques qui étudient les questions climatiques, c’est parce qu’il veut avoir les mains libres pour assurer l’hégémonie américaine dans un monde à +2 °C.
Texte intégral (2975 mots)
Montage représentant Donald Trump et Elon Musk publié sur le compte X Maythe2d. Cette esthétique, très en vogue sur les comptes trumpistes (mais aussi sur certains comptes parodiques), cherche à exprimer visuellement le principe « Dark MAGA », fusion des concepts de « Dark Enlightenment » (Lumières sombres, école de pensée néoréactionnaire) et « MAGA » (Make America Great Again, slogan principal de Donald Trump). @maythe2nd

Le rejet par l’administration Trump de toute politique visant à freiner le changement climatique n’est dû ni au climatoscepticisme ni à l’irrationalité. Pour la Maison Blanche, et pour les idéologues qui l’entourent et l’influencent, la cause est entendue : le changement climatique est inéluctable, et il convient de tout faire pour que les États-Unis demeurent la première puissance mondiale sur une planète en proie au dérèglement climatique.


« Libérés de leurs fonctions » : c’est ainsi que les contributeurs du rapport de la Sixième évaluation nationale du climat (NCA6) ont été « remerciés » par Donald Trump le 28 avril. Ce dernier invoque la nécessité de « réévaluer » la « portée » de ce rapport qui est utilisé comme référence depuis 25 ans par le législateur américain.

Cette décision s’inscrit dans le sillage de nombreuses autres, qui visent à démanteler les institutions scientifiques qui étudient les questions climatiques et à abolir toutes les régulations susceptibles d’entraver les activités économiques. Citons la sortie de l’accord de Paris (qui vise à limiter l’élévation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2 °C, idéalement à 1,5 °C, par rapport aux niveaux préindustriels) ; la signature d’un décret destiné à permettre l’extraction à grande échelle de minerais dans les grands fonds océaniques, y compris en eaux internationales ; des mesures visant à augmenter l’exploitation des énergies fossiles et à annuler l’interdiction, édictée par Joe Biden, sur le forage en mer ; ainsi que l’arrêt de nombreux programmes d’énergie propre conduits par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).


À lire aussi : Comment le gel de l’USAID menace la surveillance sanitaire mondiale


Cette politique pourrait être considérée comme la simple continuation du climatoscepticisme affiché par Trump lors de son premier mandat. Mais plusieurs experts affirment que ce deuxième mandat de Trump est beaucoup mieux préparé que le premier et repose sur un socle idéologique cohérent. Il est donc nécessaire de s’interroger sur ses objectifs réels et leurs conséquences pour l’Europe.

Les accords de Paris sont aujourd’hui intenables

En 2023, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avait souligné l’absolue nécessité de réduire les émissions de CO2 dès 2025 et d’aboutir en 2050 à des émissions nettes négatives pour limiter le réchauffement climatique à +1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Ceci afin d’éviter de franchir des points de bascule pouvant entraîner irréversiblement notre système climatique sur une trajectoire dite de « Hothouse Earth » (terre étuve).

Mais dès 2023, une évaluation du Carbon Global Project jugeait déjà cet objectif de +1,5° inatteignable. En 2024, une autre étude avait conclu à une sous-estimation de la vitesse du dérèglement climatique et à une accélération de celui-ci. Avec raison, car l’année 2024 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée, avec une température moyenne mondiale d’environ 1,55 °C plus élevée que le niveau préindustriel.


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Ce constat alarmant a mené plusieurs personnalités bien informées, comme Éric Schmidt, l’ex-PDG de Google, à conclure en 2024 que « nous n’atteindrons pas les objectifs climatiques parce que nous ne sommes pas organisés pour le faire ». Un message repris en 2025 par le Tony Blair Institute for Global Change, qui conclut que « toute stratégie basée soit sur l’élimination progressive des combustibles fossiles à court terme, soit sur la limitation de la consommation est une stratégie vouée à l’échec ». En effet, force est de constater que si l’ensemble des engagements climatiques nationaux étaient intégralement mis en œuvre avec succès et dans les temps, la hausse des températures moyennes mondiales atteindrait quand même les +2 °C.

Le franchissement des points de bascule semble donc à la fois proche et inéluctable, avec des conséquences potentiellement catastrophiques. Plusieurs régions densément peuplées, comme l’Inde, l’Afrique de l’Ouest et le bassin amazonien, mais aussi les États-Unis, pourraient connaître des sécheresses extrêmes et des pics de température dépassant les capacités de thermorégulation humaine. Ainsi, dans les 50 prochaines années, un tiers de la population mondiale pourrait sortir de la niche climatique, comprise entre 11 et 15 degrés, favorable aux activités humaines, notamment en termes de PIB, comme le montre l’étude de Burke et ses collègues, ce qui pourrait donner lieu à des migrations de masse.


À lire aussi : Incendies à Los Angeles : le tissu urbain et social en proie aux flammes


Des modèles mettent aussi en garde contre un possible effondrement de la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC) suite au réchauffement des océans. L’arrêt de l’AMOC entraînerait un climat plus froid et plus sec en Europe, ce qui réduirait sévèrement sa productivité agricole. Il provoquerait également des sécheresses en Afrique et en Asie.

L’ensemble de ces phénomènes augmenterait les risques de conflits au sein des États ainsi qu’entre les États et pourrait aboutir à un effondrement mondial, un scénario qualifié de « endgame » et qui est pris de plus en plus au sérieux par les scientifiques.

Une stratégie impérialiste d’adaptation à une « Hothouse Earth »

Plutôt que chercher à s’aligner sur des politiques climatiques aux résultats plus qu’incertains, Trump et ses soutiens semblent avoir décidé de tout faire pour assurer le leadership des États-Unis dans un monde à +2 °C.

Or cette tâche est complexe. Du fait de la faiblesse de leurs réserves en minerais critiques nécessaires à la transition énergétique, à la défense et l’armement (tels que le lithium, le cobalt, le nickel et le cuivre) et de leur forte dépendance aux hydrocarbures, les États-Unis risquent de faire partie des grands perdants de la transition énergétique. Dans cette perspective, ils n’ont d’autre choix, pour conserver leur statut de première puissance, que de s’emparer des ressources nécessaires à la transition énergétique et au maintien de leur hégémonie numérique.

Ainsi, on peut relier chacune des récentes déclarations du président Trump à propos du Canada, du Groenland et de l’Ukraine à une volonté de contrôler les ressources qui seront vitales aux États-Unis dans un monde à +2 degrés.

Son projet d’annexer le Canada peut se comprendre à la fois par les réserves d’eau douce dont dispose ce pays, cruciales pour l’industrie des semi-conducteurs et le développement de l’IA, mais également par sa productivité agricole qui pourrait s’accroître avec l’augmentation des températures.

Le Groenland regorge également d’eau douce mais aussi de matières premières critiques et occupe une position stratégique vis-à-vis de la Russie et de la Chine.

Quant à l’Ukraine, elle possède des minerais critiques (lithium, nickel, uranium) nécessaires à la fois au développement de l’IA, mais aussi à la transition énergétique.

Les idéologies MAGA et Dark Enlightenment légitimisent une politique impérialiste

Cette stratégie impérialiste d’adaptation au dérèglement climatique s’inscrit dans la logique de l’idéologie MAGA ainsi que dans celle du Dark Enlightenment.

Le mouvement populiste conservateur MAGA (Make America Great Again), centré sur la personnalité de Trump, promeut la défense des intérêts des États-Unis. Cette défense peut être comprise par ses partisans les plus radicaux comme un appel à réaliser la Manifest Destiny (Destinée manifeste) des États-Unis, c’est-à-dire la croyance selon laquelle ceux-ci ont pour mission divine et historique d’étendre leur hégémonie sur l’ensemble du continent nord-américain.

Ce concept de Manifest Destiny s’inspire de la doctrine Monroe (l’interdiction adressée par le président James Monroe en 1823 à tous les pays du monde de s’ingérer dans les affaires du continent nord-américain). Il s’appuie sur un mélange de messianisme religieux, de nationalisme expansionniste et de suprémacisme blanc. Il a servi de justification à l’annexion du Texas en 1845, à la guerre contre le Mexique (1846–1848), et à l’acquisition de la Californie en 1848.

« The Dark Enlightenment » (Les Lumières sombres) est le titre d’un essai critiquant les principes des Lumières et du progressisme moderne publié en 2012 par le philosophe britannique Nick Land, qui y développe l’idée que la démocratie libérale est une illusion aussi inefficace qu’autodestructrice, et que seule une approche radicale fondée sur la sélection naturelle par la technologie et le capitalisme accéléré pourrait permettre à l’humanité de se dépasser et de survivre aux crises à venir.

Du point de vue du mouvement Dark Enlightenment, aussi qualifié de néoréaction (et abrégé NRx), le dérèglement climatique n’est pas une menace. Il peut même représenter une occasion d’en finir avec la démocratie et l’ordre international. Car le chaos engendré par les pénuries, les migrations et les conflits permettrait aux plus forts de s’imposer.

L’informaticien et blogueur Curtis Yarvin, aujourd’hui connu comme le gourou de la néoréaction, a accédé à la notoriété en popularisant les thèses du Dark Enlightenment. Il a été accueilli comme un prophète par certains oligarques de la tech tels que les cofondateurs de PayPal, David Sacks et Peter Thiel, et le fondateur de Mosaic, Marc Andreessen, mais aussi par des figures clés de la nouvelle administration Trump comme le vice-président J. D. Vance, un protégé de Thiel, et l’entrepreneur Elon Musk, propriétaire de Tesla, SpaceX et du réseau social X. Et pour cause : Yarvin propose de remplacer la démocratie par un gouvernement centralisé dirigé par un CEO (Chief Executive Officer), sur le modèle d’une entreprise privée.


À lire aussi : Curtis Yarvin, idéologue du trumpisme et de la fin de la démocratie


Durant les élections, lors d’un rassemblement de soutien à Trump, Musk, qui arborait une casquette noire avec le slogan MAGA « Make America Great Again », a déclaré « Comme vous pouvez le voir, je ne suis pas seulement MAGA, je suis Dark Gothic MAGA ». Une référence à l’alliance entre l’idéologie conservatrice MAGA et le Dark Enlightenment du mouvement NRx.

La politique de Trump exacerbe la compétition internationale

Ainsi, interpréter sous l’angle du climatoscepticisme ou de l’irrationalité le projet porté par l’administration Trump serait une erreur. Celui-ci comporte indéniablement une dimension pragmatique et est dicté par la volonté d’assurer le leadership des USA dans un monde à +2 °C.

Il est urgent que l’Europe sorte de sa sidération et prenne la mesure du changement de stratégie et d’idéologie de son « allié » américain. Alors que la Commission européenne tente encore de développer des partenariats économiques via des traités comme le Mercosur, les États-Unis de Trump, eux, abandonnent la mondialisation et le libre-échange et visent, quel qu’en soit le prix, leur autonomie en matières premières critiques.

Cette nouvelle politique états-unienne, faite de menaces et de chantage à l’encontre de pays alliés, qui banalise la stratégie du « gros bâton » du président Theodore Roosevelt, place les autres pays dans une situation inconfortable.

Soit ils adoptent une posture attentiste, et le risque est grand pour eux de subir les conséquences de l’accélération du dérèglement climatique généré par la politique américaine tout en étant privés d’une partie des ressources nécessaires à leur adaptation et à la protection de leur population.

Soit ils s’engagent eux aussi dans une politique impérialiste de prédation, fort éloignée de l’impératif de coordination et de coopération qu’impose la lutte contre les menaces globales comme le dérèglement climatique. Dans ce dernier cas, la dynamique compétitive entre les grandes puissances sera exacerbée, à la fois au niveau économique et militaire, ce qui accélérera encore le dépassement des limites planétaires, la dégradation des écosystèmes et les risques pour les générations futures.

The Conversation

Eric Muraille a reçu des financements de FRS-FNRS (Belgium)

Philippe Naccache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.05.2025 à 17:31

Israël-Gaza : des associations israéliennes militant pour la paix offrent une lueur d’espoir

Yuval Katz, Lecturer in Communication and Media, Loughborough University

Le chercheur Yuval Katz s’est récemment rendu en Israël auprès d’activistes israéliens œuvrant pour la paix.
Texte intégral (1755 mots)

Alors que la guerre à Gaza bat son plein, qu’elle a fait plus de 50 000 morts palestiniens, que la population gazaouie subit un risque critique de famine après deux mois de blocage de l’aide humanitaire, que les familles des otages israéliens réclament une trêve, Benyamin Nétanyahou annonce un plan de conquête intensive et de déplacement de la population. L’enseignant-chercheur Yuval Katz (Université de Loughborough, Royaume-Uni) s’est récemment rendu en Israël dans le cadre de ses recherches. Il est allé à la rencontre du mouvement Standing Together, une association qui œuvre sur le terrain pour la paix.


Un footing : c’est la première chose que j’ai faite à mon retour en Israël. Après plus de deux ans passés à l’étranger, c’est un excellent moyen de me familiariser de nouveau avec le pays que j’ai quitté pour poursuivre ma carrière universitaire il y a plus de huit ans.

Bien entendu, je savais que plus rien ne serait pareil. Le 7 octobre 2023, des combattants du Hamas ont attaqué une zone frontalière de la bande de Gaza, tuant plus de 1 000 Israéliens et capturant plus de 200 otages. Ce fut le pire massacre de Juifs depuis l’Holocauste et un coup terrible porté à l’idée fondatrice de l’État d’Israël, créé pour servir de refuge au peuple juif persécuté depuis des millénaires.

Au cours des 18 mois suivants, je suis devenu de plus en plus critique à l’égard de la voie empruntée par Israël, celle de la vengeance, qui s’est soldée à ce jour par la mort de plus de 50 000 Palestiniens dans des frappes aériennes et des opérations terrestres.

« Israël : le cabinet approuve un plan incluant la “conquête” de la bande de Gaza », France 24 (mai 2025).

Aujourd’hui, alors que de nombreux responsables gouvernementaux déclarent ouvertement qu’il n’y a « pas d’innocents à Gaza », des plans sont en cours d’élaboration pour vider Gaza de ses habitants palestiniens et d’encourager ces derniers à une « émigration volontaire_ ». Le gouvernement Nétanyahou est accusé de génocide – une accusation qui fait actuellement l’objet d’une enquête de la Cour internationale de justice.


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Pendant ce temps, les citoyens israéliens sont frustrés et épuisés. Leur sécurité n’est pas améliorée, et 58 otages sont toujours retenus à Gaza, dont 24 seulement seraient encore en vie. Ceux qui sont revenus vivants de leur captivité rapportent que les opérations militaires les tuent plutôt qu’elles ne les sauvent – beaucoup d’entre eux demandent au gouvernement israélien d’arrêter instamment la guerre.

Pendant mon jogging, j’ai été impressionné par l’ampleur de la campagne déployée en faveur de la libération des otages. Les visages des otages et leurs biographies sont omniprésents dans l’espace public : sur les affiches placardées aux murs et aux clôtures, sur les drapeaux, les autocollants de pare-chocs et les slogans peints en graffitis le long des autoroutes.

On ne peut pas échapper à la présence (ou à l’absence, devrais-je dire) des otages. En traversant le pays en voiture, j’entendais à la radio les animateurs mentionner, toutes les heures, le nom des otages des tunnels de Gaza. De peur qu’on les oublie.

Pourtant, l’envie folle de les libérer s’accompagne d’une impuissance accablante. Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou – dont la faillite en matière de renseignement est pour beaucoup dans le 7-Octobre et dans cette guerre sans fin – est encore au pouvoir et de nombreuses personnes sentent qu’elles ne peuvent pas y faire grand-chose.

En quête d’espoir, je me suis tourné vers une organisation qui cherche à incarner une option alternative au cercle vicieux sans fin de la guerre.

Mon travail universitaire porte sur la manière dont les médias – qu’il s’agisse d’émissions de télévision populaires, d’activisme numérique ou de journalisme grand public – créent des espaces où Palestiniens et Juifs se rencontrent. Des endroits où ils peuvent aborder leurs traumatismes ensemble, de manière créative, grâce à l’art et à la narration, afin d’offrir de nouvelles possibilités pour une vie digne d’être vécue entre le Jourdain et la mer Méditerranée.

J’avais terminé la collecte des données en vue de l’écriture de mon livre avant le 7-Octobre. À mon retour, j’ai ressenti l’urgence de découvrir si la paix était encore possible au milieu de ce désespoir insoutenable.

Standing Together

Le mouvement Standing Together a été fondé en 2015 à la suite d’une série d’incidents violents. Constatant l’incapacité de la gauche israélienne et des associations de défense des droits humains à protéger les Palestiniens citoyens d’Israël face à un racisme croissant, quelques dizaines d’activistes avaient alors décidé d’organiser une manifestation rassemblant Palestiniens et Juifs, et créé une page Facebook pour les inviter à s’y joindre.

Depuis, le mouvement s’est considérablement développé : d’un groupe d’environ 20 militants, il est passé aujourd’hui à plus de 6 000 membres enregistrés, opérant dans 14 centres locaux à travers le pays, devenu est l’un des principaux organisateurs d’activités politiques sur les campus israéliens.

J’ai visité son siège à Tel-Aviv – le mouvement disposait initialement de quelques pièces et est aujourd’hui installé dans un étage entier d’un immeuble de bureaux, avec un personnel rémunéré qui gère ses données, son contenu médiatique, ses finances et ses relations avec les étudiants.

J’ai mené plusieurs entretiens avec les responsables de Standing Together, qui m’ont appris que les adhésions et les dons avaient augmenté de façon exponentielle depuis le début de la guerre. Ils m’ont également confié que de nombreux Palestiniens et Israéliens cherchaient à participer à des structures politiques déterminées à promouvoir la paix, l’égalité et la solidarité.

Les actions de Standing Together comprennent la mise en place de stands d’information qui collectent également de l’aide humanitaire pour Gaza et l’envoient de l’autre côté de la frontière, et la projection de films reflétant la dure réalité du confit israélo-palestinien tout en offrant une alternative à la violence perpétuelle.

No Other Land (2024), de Basel Adra, Hamdan Ballal et Yuval Abraham, bande-annonce, L’Atelier d’images.

No Other Land a remporté cette année le prix du meilleur documentaire aux Oscars. Ce film, qui décrit la dépossession de la communauté palestinienne de Masafer Yatta en Cisjordanie, a été interdit de diffusion commerciale en Israël, mais les réalisateurs et les militants pour la paix, pour qui changer la réalité politique à Masafer Yatta est plus important que tout, l’ont rendu visionnable gratuitement pour que tous les Israéliens puissent le voir.

Il a aussi été projeté lors du Memorial Day Service, une cérémonie commémorative organisée depuis des années permettant aux familles endeuillées des deux côtés de se rencontrer et d’appeler à un changement politique tel que plus aucune personne ne rejoigne cette communauté en souffrance.

Les personnes qui ont assisté à la projection d’une de ces cérémonies dans une synagogue dans la ville de Ra’anana à la fin du mois d’avril ont été attaquées par des militants d’extrême droite. Les représentants du gouvernement n’ont pas réagi et n’ont pas condamné ces actes.

Alors que les ténèbres menacent de consumer les peuples d’Israël et de Palestine sans se soucier de la vie humaine, des mouvements comme Standing Together répandent la lumière et apportent l’espoir.

The Conversation

Yuval Katz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.05.2025 à 16:12

Vers la couverture sanitaire universelle en Afrique subsaharienne : le paradoxe des mutuelles de santé au Sénégal

Marwân-al-Qays Bousmah, Chargé de Recherche, Ined (Institut national d'études démographiques)

Bruno Ventelou, Chercheur CNRS-AMSE, économie, santé publique,, Aix-Marseille Université (AMU)

Des mutuelles de santé communautaires sont mises en place dans des pays d’Afrique subsaharienne. C’est le cas du Sénégal, dans des zones rurales où les habitants ne disposaient d’aucune couverture santé.
Texte intégral (1968 mots)

Des mutuelles de santé ont été mises en place dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne pour améliorer le recours aux soins et lutter contre les inégalités sociales de santé. C’est le cas au Sénégal, dans des zones rurales où les habitants ne disposaient d’aucune couverture santé. Plusieurs études questionnent leur rôle dans la perspective d’atteindre la couverture sanitaire universelle.


Au cours des deux dernières décennies, de nombreux pays d’Afrique subsaharienne ont cherché à étendre la couverture sanitaire aux personnes éloignées des systèmes de santé (dont celles du secteur informel et du monde rural), principalement par la mise en place de systèmes d’assurance santé et de programmes de gratuité des soins pour certaines catégories de la population.

Cependant, les politiques mises en place dans de nombreux pays n’ont pas atteint leurs objectifs. Les taux de couverture de la population restent bas et le non recours aux soins n’a diminué que modérément (à l’exception des programmes spécifiques comme ceux qui garantissent la gratuité des accouchements en centre de santé). Les améliorations en matière d’équité restent faibles, que ce soit en termes d’accès aux soins ou de protection financière des ménages.

L’assurance maladie au cœur de la couverture sanitaire universelle

Parce qu’elle permet de lutter contre les inégalités sociales de santé, la couverture sanitaire universelle est en enjeu majeur pour les pays du Sud, d’un point de vue de santé publique – en garantissant un accès aux soins au plus grand nombre – mais aussi sociétal – en œuvrant pour un développement équitable et durable aux Suds.

La couverture sanitaire universelle repose sur deux dimensions fondamentales : la possibilité pour chacun de bénéficier de soins de santé adaptés à ses besoins (la « couverture des services de santé ») et le fait que le recours aux services de santé, quand il a lieu, n’entraîne pas de difficultés financières (la « protection financière »).

Partie intégrante des Objectifs de Développement Durable (2015-2030), elle correspond ainsi à un objectif en soi (cible 3.8 de l’ODD 3 « bonne santé et bien-être »). Elle représente également un moyen d’atteindre d’autres objectifs (notamment les ODD 1 « éliminer la pauvreté » et « ODD 10 réduire les inégalités »).

Les mutuelles de santé communautaires : l’exemple du Sénégal

De nombreux pays à revenu faible et intermédiaire ont opté pour le modèle des mutuelles de santé communautaires dans le but d’atteindre la couverture sanitaire universelle. Ainsi, le Sénégal a mis en place en 2013 une politique visant à instaurer une mutuelle de santé dans chaque communauté rurale du pays.

Ce régime d’assurance maladie s’appuie sur une communautarisation du financement de la santé, avec une adhésion dite « volontaire », un tarif unique de cotisation et une structuration organisationnelle à l’échelle dite communautaire, avec une mutualisation des risques au niveau communal.

L’adhésion peut aussi être entièrement subventionnée par l’État pour les ménages les plus pauvres, bien que ce programme ciblé reste très imparfaitement implémenté sur le terrain. Les adhérents bénéficient ensuite d’une prise en charge des soins et des prescriptions allant de 50 à 100 % selon le type de soins.

Un faible taux d’adhésion aux mutuelles de santé communautaires

Si les objectifs d’amélioration du recours aux soins pour les membres des mutuelles de santé ont été partiellement remplis (voir notre étude publiée sur le sujet), les taux d’adhésion à l’assurance maladie sont restés faibles.

Seuls 7 % des ménages de notre zone d’étude (celle de Niakhar, dans la région de Fatick) avaient au moins un membre couvert par un régime d’assurance maladie volontaire. La proportion de ménage vivant sous le seuil de pauvreté était quant à elle très élevée (49 %), tout comme l’incidence des dépenses de santé catastrophiques : 6 % des ménages dépensaient pour leurs soins plus de 40 % de leur capacité à payer.

Dans une étude sur les déterminants de l’adhésion aux mutuelles, nous avons tenté de mieux comprendre les mécanismes favorisant ou entravant l’adhésion aux mutuelles.

Nous nous sommes attachés à bien distinguer, d’une part, les facteurs – notamment géographiques – qui influençaient l’accès à l’information concernant le système d’assurance santé et ceux, d’autre part, qui influençaient les choix d’adhésion aux mutuelles.

Nous testons formellement l’hypothèse que l’accès à l’information conditionne l’adhésion effective à une mutuelle. Ainsi, notre étude corrige les analyses « habituelles » des déterminants de l’adhésion qui, (trop) souvent, présupposent que les personnes ont une bonne connaissance du système d’assurance santé auquel elles pourraient avoir accès.

L’éloignement géographique, un frein important

Nos résultats montrent que l’éloignement géographique exerce une double contrainte sur l’adhésion aux mutuelles.

Tout d’abord, la distance entre le lieu de vie et le bureau d’accueil de la mutuelle la plus proche altère la bonne connaissance du système d’assurance santé proposé (la connaissance de ses caractéristiques principales comme le panier de soins couverts). Ensuite, la distance supplémentaire à parcourir pour recourir aux soins couverts par la mutuelle dissuade les personnes d’adhérer aux mutuelles.

Cette barrière par la distance est soutenue par deux mécanismes : un système de « lettre de garantie » qui entrave la fluidité de l’accès à la prise en charge financière (les adhérents doivent d’abord récupérer une lettre auprès de leur mutuelle avant d’aller se faire soigner dans un centre de santé), et un système d’affiliation excessivement sélectif de certains centres de santé à la mutuelle (les centres affiliés ne sont souvent pas les centres les plus proches ou ceux habituellement fréquentés par les personnes).

Une situation paradoxale : une faible adhésion mais une forte disposition à payer

Pour mieux comprendre les problèmes de soutenabilité du régime d’assurance maladie volontaire au Sénégal, nous nous sommes ensuite intéressés à la relation à double sens entre la disposition à payer (c’est-à-dire la prime maximale qu’une personne est prête à payer pour être bénéficiaire d’une mutuelle) et la décision d’adhérer à une mutuelle dans ce contexte d’information limitée.

Notre étude met en lumière une situation paradoxale caractérisée à la fois par de faibles taux d’adhésion, mais aussi une forte disposition à payer parmi les adhérents, bien plus forte que la prime actuelle de 3 500 francs CFA par personne et par an (ce qui correspond à 5,3 €, soit un peu plus de 5 % du salaire mensuel minimum interprofessionnel garanti – SMIG).

De plus, après avoir pris en compte les déterminants de l’adhésion, nous montrons que le fait d’expérimenter le recours à cette assurance maladie locale renforce la « disposition à payer » (c’est-à-dire, la somme que les individus seraient prêts à payer pour bénéficier d’une assurance santé).

Ainsi, il semble y avoir une importante valeur attribuée à l’assurance maladie et cette valeur semble se confirmer, voire s’intensifier, avec son adoption. Finalement, le surplus du consommateur est largement positif : il y a une large différence entre la prime maximale qu’une personne est prête à payer pour adhérer et la prime actuellement proposée.

Les problèmes de soutenabilité du système des mutuelles de santé ne semblent donc pas être dus à une éventuelle mauvaise expérience des adhérents (par exemple des taux de remboursement jugés insuffisants ou un manque de confiance dans la gestion de leur mutuelle).

Notre analyse est cependant limitée par l’utilisation de données collectées à un moment donné dans le temps (en « coupe transversale »). Une meilleure prise en compte de la dynamique des décisions en matière d’assurance santé sera possible quand des données longitudinales seront disponibles.

Quelles pistes pour améliorer la couverture sanitaire des populations ?

Cette présence d’effets directs et indirects montre qu’il y a plusieurs leviers pour étendre la couverture santé en milieu rural sénégalais. À l’heure où d’importants changements s’opèrent au niveau de l’offre d’assurance santé dans la sous-région (professionnalisation des mutuelles, organisation à une plus grande échelle par rapport au modèle communautaire villageois), nos résultats pris dans leur ensemble suggèrent que les politiques également axées sur la demande devraient aussi lever de nombreux freins à l’adhésion aux mutuelles de santé, notamment :

  • en améliorant l’accès à l’information sur le système d’assurance santé, en particulier dans les zones les plus éloignées des mutuelles ;

  • en densifiant le maillage territorial des bureaux d’accueil du public des mutuelles ;

  • en assouplissant le système de « lettre de garantie » qui impose aux malades une distance supplémentaire à parcourir afin de pouvoir bénéficier de la prise en charge des soins de santé par la mutuelle ;

  • en élargissant le nombre de structures sanitaires affiliées aux mutuelles afin de faire face aux contraintes territoriales des adhérents.

Atteindre la couverture sanitaire universelle reste donc une priorité au Sénégal et ailleurs dans la région, afin de garantir une meilleure équité dans l’accès aux soins et la protection financière des ménages.

The Conversation

Marwân-al-Qays Bousmah a reçu des financements de l'AFD dans le cadre du projet UNISSahel.

Bruno Ventelou a reçu des financements de l'AFD dans le cadre du projet UNISSahel, de l'ANR et de H2020.

13.05.2025 à 16:12

Australie : les leçons de la large victoire des travaillistes

Matthew Graves, Professeur des universités en Civilisation britannique et Études du Commonwealth, Aix-Marseille Université (AMU)

Donnés battus par les sondages, les travaillistes, au pouvoir depuis 2022, ont largement gagné les élections législatives australiennes.
Texte intégral (2310 mots)

En Australie, où des élections législatives se tiennent tous les trois ans, les gouvernements sortants peinent d’habitude à être réélus. Et quelques semaines encore avant le scrutin du 3 mai dernier, les travaillistes, au pouvoir, semblaient voués à perdre leur majorité. Or, déjouant les pronostics, ils l’ont largement emporté ; leur victoire surprise s’explique en partie — mais en partie seulement — par le choix discutable des conservateurs de s’aligner sur Donald Trump.


La reconduction triomphale du gouvernement travailliste d’Anthony Albanese lors des élections fédérales de la 48e législature australienne du 3 mai 2025 a mis à mal les sondages et interpellé les analystes, dédits par l’ampleur de sa victoire. Avec 94 sièges sur les 150 de la Chambre des Représentants, l’Australian Labor Party (l’ALP) a très nettement devancé la Coalition conservatrice, essentiellement composée de membres du Parti libéral et du Parti national, qui n’a obtenu que 43 sièges.


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Alors que, durant son premier mandat (2022-2025), celui que ses supporteurs surnomment affectueusement « Albo » avait dû se contenter d’une majorité gouvernementale des plus étroites (77 sièges), les travaillistes ont bénéficié cette fois d’un « raz de marée » encore inespéré il y a quelques semaines lorsque la Coalition devançait les Travaillistes, tant dans les intentions de vote secondaires que primaires, dans un système de vote préférentiel où la redistribution des préférences secondaires peut s’avérer décisive.

Un effet Trump ?

Certains éditorialistes, la BBC en tête, n’ont pas manqué d’établir un parallèle avec les élections fédérales canadiennes du 28 avril où, suite au remplacement de Justin Trudeau à la direction du Parti libéral par la figure rassurante de l’économiste et ancien gouverneur de la Banque centrale Mark Carney, le gouvernement de centre gauche a pu remonter un retard dans les sondages de 26 points sur le Parti conservateur au terme d’une campagne électorale marquée par la remise en cause à répétition de la souveraineté canadienne par la Maison Blanche et par la décision de l’administration Trump de déclencher une guerre comerciale à l’encontre de ses voisins nord-américains.

Le parallèle ne s’arrête pas au renversement des tendances dans les intentions de vote des électeurs à l’approche du scrutin ; dans les deux cas, le dirigeant de l’opposition conservatrice a perdu son siège de député : le Canadien Pierre Poilievre a été vaincu dans la circonscription de l’Ontario qu’il représentait depuis 2004, tandis que Peter Dutton a laissé échapper celle du Queensland qui le réélisait régulièrement depuis 2001.

L’alignement des astres électoraux de ces deux pays fondateurs du Commonwealth, perturbés par la remise en cause de leur alliance séculaire avec les États-Unis, serait-il la conséquence d’un « effet Trump » à l’envers, susceptible de booster les partis de centre gauche à l’international aux dépens des imitateurs du trumpisme à droite ? N’en déplaise au principal concerné, qui s’est vanté de sa capacité à dérégler la vie démocratique d’un pays allié dès le lendemain du vote canadien ce n’est qu’un facteur parmi d’autres dans une conjoncture où les spécificités du paysage électoral national plaident contre les explications réductrices.

Spécificités australiennes

À la différence du Canada, le vote est obligatoire lors des élections fédérales australiennes, et ce depuis cent ans. Les avis des experts divergent quant à la question de savoir si cette disposition favorise un parti ou un autre, mais avec un taux de participation moyenne qui avoisine les 90 %, le désaveu des sondages constaté lors des dernières législatives ne peut être mis sur le compte de l’abstentionnisme.

Autre différence majeure avec le Canada, où les sénateurs sont nommés au lieu d’être élus : en Australie, environ la moitié du Sénat (40 sur 76 sièges au total en 2025) est renouvelée tous les trois ans en même temps que la Chambre des Représentants, selon un mode de scrutin proportionnel plurinominal à vote transférable.

Le succès d’un parti dans les urnes se mesure alors à l’aune de sa performance globale dans les deux volets de l’élection. Ce 12 mai, l’ALP est en passe de remporter au Sénat quatre sièges supplémentaires et disposera vraisemblablement de 30 sièges ; le parti bénéficiant du soutien des Verts (11 sièges), le scrutin lui a donc permis de consolider son contrôle de la Chambre haute, bien qu’il n’y dispose pas à lui seul de la majorité absolue.

Enfin, si la durée de vie de la Chambre des communes canadienne est de cinq ans (quatre en moyenne dans les faits), celle de la Chambre des Représentants australienne est de trois ans — un cycle resserré qui laisse peu de temps au gouvernement entrant pour déployer son programme législatif avant de devoir préparer sa campagne en vue de la prochaine échéance électorale et défendre, déjà, son bilan.

Obtenir un second mandat successif dans ces conditions relève de l’exploit, et rares sont les premiers ministres qui y sont parvenus : lorsque le Parti travailliste d’Anthony Albanese a remporté la victoire face au gouvernement Liberal-National dirigé par Scott Morrison en 2022, l’Australie avait connu sept changements de premier ministre en quinze ans, dont quatre lors d’une course déclenchée à l’intérieur du parti au pouvoir. La victoire écrasante de l’ALP met fin à ce jeu de chaises musicales à la direction des affaires du pays. En reconduisant Anthony Albanese dans ses fonctions, tout en élargissant sa majorité, elle semble démentir la tendance à la précarisation du poste de premier ministre.

Un scrutin record

Les résultats font tomber plusieurs records. C’est la première fois depuis un siècle qu’un nouveau gouvernement sortant est réélu en amplifiant son score électoral. Avec près de 55 % du vote préférentiel bipartite, le Labor devance la Coalition d’une dizaine de points. Il s’agit de sa meilleure performance depuis 1943, l’époque dorée de son histoire, et la pire pour l’opposition conservatrice.

C’est le premier raz-de-marée dans une élection fédérale depuis les 90 sièges raflés par les Liberal-Nationals de Tony Abbott en 2013, et c’est la première fois depuis le conservateur John Howard en 2004 qu’un premier ministre en titre est réélu. Enfin, dans la circonscription réputée sûre de Peter Dutton, Dickson près de Brisbane, la travailliste Ali France est devenue la première candidate de l’histoire à renverser un dirigeant de parti en poste.

Rares sont les commentateurs qui avaient prédit un tel revirement de situation à mi-chemin du premier mandat d’Anthony Albanese, et au lendemain de l’échec cuisant que son gouvernement a subi le 14 octobre 2023 dans le référendum dit de « la Voix au Parlement » sur la représentation des Premières nations à Canberra. Les Australiens avaient alors rejeté, par une large majorité des votants, ainsi que l’ensemble des États, la proposition issue de la Déclaration d’Uluru de créer un comité consultatif auprès du Parlement sur les projets de loi impliquant les affaires des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torrès.


À lire aussi : Australie : un référendum historique pour donner aux Aborigènes une voix au Parlement


En rassemblant l’opposition à une proposition travailliste modeste, Peter Dutton avait détourné opportunément la question de la représentation des minorités dans le système démocratique vers le terrain clivant des « guerres culturelles », privant ainsi le gouvernement du consensus bipartisan indispensable pour le passage d’un référendum. Cette défaite avait sérieusement entamé la crédibilité d’Anthony Albanese qui a vu une majorité de plus de 60 % des sondés en faveur de la réforme au début de la campagne référendaire s’inverser à son issue. Contraint de reporter sine die un projet de réforme constitutionnelle qui devait conduire à un second référendum sur la République, l’agenda progressiste du gouvernement travailliste a perdu de sa superbe.

Dix-huit mois plus tard, à la lumière du raz-de-marée travailliste, l’extinction des espoirs suscités par « la Voix » apparaît davantage comme une victoire à la Pyrrhus pour les Liberal-Nationals dans la mesure où elle a pu conforter les réflexes trumpistes d’un Peter Dutton encouragé à rejouer la carte des polémiques identitaires et de l’anti-wokisme pendant la campagne électorale. Que ce jeu ait pu aliéner une partie non négligeable de l’électorat, sur fond de vives inquiétudes dans la région Indo-Pacifique quant à l’impact de la guerre tarifaire américaine avec la Chine, le principal partenaire commercial de l’Australie, est a priori confirmé par la défection des électeurs de la communauté chinoise de la Coalition et leur ralliement à l’ALP.

Si le trumpisme a pesé sur cette élection, c’est plutôt indirectement dans la mesure où il a distrait les porte-paroles de la Coalition des enjeux décisifs aux yeux des Australiens : la crise du logement, la transition écologique et la modernisation du réseau énergétique du pays, l’atténuation du changement climatique, l’avenir de l’assurance maladie. Il est reproché à Dutton et ses alliés de ne pas avoir été à l’écoute des « conversations autour de la table de cuisine » de leurs concitoyens, dans une campagne jugée brouillonne jusqu’à dans leurs propres rangs et, lorsqu’ils l’ont fait, leurs solutions n’ont pas convaincu, qu’il s’agisse de traiter la pénurie du logement par la réduction de l’immigration, de proposer la création ex nihilo d’un parc nucléaire pour suppléer aux énergies renouvelables, ou de laisser planer la menace de coupes budgétaires sur le système de santé.

Enfin, le climatoscepticisme de la droite dure incarnée par Dutton ne passe plus dans un pays qui se sait désormais en première ligne du changement climatique depuis les méga-feux de forêts de « l’Été noir » 2019-2020, et qui porte encore les stigmates des confinements de la pandémie de Covid-19.

Dans le sillage de ces crises successives, « l’Élection sur le climat » de 2022 avait consacré l’émergence des conservateurs sans étiquette, les « Teal Independents » (mi-bleus sur l’économie, mi-verts sur l’environnement et le social) qui ont rogné le vote des Liberals-Nationals dans les circonscriptions marginales des grandes villes au profit de l’ALP.

À l’approche de la présente élection, on prédisait que leur capacité à diviser le vote à droite serait déterminante, et que leur soutien serait indispensable pour former un gouvernement au sein d’un Parlement sans majorité. Dans les faits, et même s’il a consolidé sa base dans les centres urbains et l’a étendue vers les circonscriptions conservatrices péri-urbaines — avec seulement neuf sièges conservés sur les dix acquis dans le parlement sortant — le bloc des indépendants marque le pas. Les Verts ont reculé plus nettement, perdant leur quatre sièges à la Chambre. Surtout, Labor a fait la démonstration éclatante qu’en dépit de la montée en puissance des Indépendants et partis mineurs depuis quarante ans, jusqu’à atteindre 30 % du vote primaire, l’ère des gouvernements australiens majoritaires, et reconductibles, est loin d’être révolue.

The Conversation

Matthew Graves ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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