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20.05.2024 à 12:15

Et si l’on travaillait ensemble, sans patron et sans hiérarchie ?

Simon Cottin-Marx, sociologie de l'économie sociale et solidaire, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Baptiste Mylondo, Enseignant en sciences sociales, Sciences Po Lyon

Les hiérarchies dans les entreprises et les organisations sont-elles inéluctables ? Est-il possible de travailler sans patron ? Est-ce efficace ?
Texte intégral (3096 mots)

Travailler sans patron, nous sommes sans doute nombreux et nombreuses à y songer, ou simplement à en rêver. Mais ce rêve est-il accessible sans devoir se mettre à son compte, ou sans avoir à devenir soi-même ce patron ou cette patronne dont on souhaite se débarrasser ? Autrement dit, est-il possible de travailler collectivement sans patron, dans une entreprise sans hiérarchie ?

L’évocation de cet objectif autogestionnaire suscite le plus souvent de l’incrédulité. On entend alors plusieurs objections : « s’organiser sans chef c’est bien joli, mais à la fin il faut bien que quelqu’un tranche ! »

Et puis, « s’il n’y a pas de chef, qui donnera l’impulsion ou qui fera le tri parmi une multitude d’initiatives désordonnées ? » Bref, un triste constat semble s’imposer : sans hiérarchie, c’est très vite l’anarchie.

Une définition un peu trop hâtive de l’anarchie en fait effectivement un synonyme de désordre. Certes, dans une entreprise classique, ce sont bien les chefs qui ordonnent et la hiérarchie qui structure, mais en y regardant de plus près, on peut voir qu’il existe déjà une large part d’auto-organisation au sein des collectifs de travail, comme le montrent les travaux de Christophe Dejours par exemple. À tous les échelons hiérarchiques, les salariés disposent ou s’emparent de marges de manœuvre qui sont indispensables au bon fonctionnement des organisations.


À lire aussi : L’art de la résistance : entretien avec James C. Scott


Une entreprise pourrait-elle fonctionner sans hiérarchie ?

Pour autant, une entreprise pourrait-elle fonctionner en se passant de hiérarchie ? L’étude de divers collectifs autogérés nous conduit à confirmer que leur fonctionnement n’est pas parfait et que s’organiser sans chef n’a rien d’aisé.

Mais à ce compte-là, soyons honnêtes, il n’est pas simple non plus de travailler pour un chef, et les structures hiérarchiques sont, elles aussi, très loin d’être parfaites. En somme, chaque type d’organisation présente ses propres problèmes, et tout l’enjeu est donc de choisir ceux auxquels on souhaite être confronté : les travers de l’anarchisme ou ceux du « hiérarchisme » ?

Dans la minisérie « Machine » de Fred Grivois, diffusée sur Arte en avril 2024, un groupe de salariés d’une usine en restructuration sociale se tourne vers l’autogestion, sous la houlette de JP, féru de Marx (incarné par Joey Starr).

Pour qui a un penchant pour l’égalité et serait tenté de refuser les rapports de domination qui accompagnent inévitablement toute hiérarchie, cette question ne se pose pas vraiment, mais c’en est une autre qui vient immédiatement à l’esprit : le choix de l’autogestion ne se fait-il pas au prix d’une moindre efficacité ? De fait, la prévalence des organisations hiérarchiques n’est-elle pas la preuve de leur plus grande prospérité et, en fin de compte, de leur supériorité ?

De quelle efficacité parle-t-on ?

Lorsqu’il est question d’efficacité des entreprises, on a trop souvent tendance à s’en remettre à des critères d’évaluation comptables et financiers : le nombre d’employés, le chiffre d’affaires, et bien sûr les bénéfices réalisés.

Mais la discussion est piégeuse, car en matière d’efficacité, il est toujours essentiel de se poser au moins trois questions : efficacité pour faire quoi, efficacité pour qui, et efficacité dans quelles conditions ?

Autrement dit, il faut d’abord garder à l’esprit que l’efficacité d’une organisation ne peut être évaluée qu’à l’aune des objectifs qu’elle se donne. Ensuite, il convient de se demander si les bénéfices de l’efficacité sont équitablement répartis, s’ils ne profitent pas qu’à une minorité au détriment des autres membres ?


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Pour poser la question sous un autre angle, il faut se demander si les objectifs définis sont partagés par tous les membres ? Enfin, il est essentiel de s’interroger sur les conditions nécessaires à l’efficacité de l’organisation. Quel est le prix à payer pour cette efficacité ?

Sur ce dernier point, la position du philosophe anarchiste Dwight McDonald (qu’il expose dans son livre Le socialisme sans le progrès) est intéressante. Si, pour être efficaces, il nous faut accepter d’être dominés, exploités et aliénés ; s’il nous faut nous résigner à nous soumettre à des chefs et obéir à leurs ordres ; s’il nous faut renoncer à notre désir d’égalité, de démocratie et de justice, alors peut-être qu’il préférable d’être moins efficaces.

Refusons cette efficacité-là, ou plutôt repolitisons cet enjeu de l’efficacité. Tel est le postulat des structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui décident de faire de la démocratie, de l’équité, et de la gestion humaine de leurs collectifs de travail, des critères incontournables de l’évaluation de leur efficacité.


À lire aussi : Pénurie de logements pour les étudiants : et si la France s’inspirait du modèle coopératif ?


L’autogestion comme mode de fonctionnement

Dans cette optique, il conviendrait donc de prendre au sérieux les valeurs de l’ESS, de nous efforcer de les faire vivre, et finalement tout cela a un nom : l’autogestion. À la suite de Pierre Rosanvallon, on peut définir l’autogestion comme :

« l’exercice collectif de la décision, [la] possibilité d’intervention directe de chacun dans les problèmes qui le concernent […] la pratique vivante d’une démocratie véritable ».

Photo d’une manifestation de mineurs dans les années 1990. Affiche d’Alternative libertaire (AL), 2000. Alternative libertaire/Wikimedia, CC BY-NC-ND

L’idéal est tentant, mais il nous faut tout de même entendre la déception du sociologue Albert Meister – lire notamment son article intitulé « Le songe égalitaire » – observateur avisé des organisations autogérées.

De ses nombreuses enquêtes à travers le monde auprès d’entreprises démocratiques du début des années 1950 à la fin des années 1970, ce sociologue a fini par revenir totalement désabusé, témoin de trop d’expériences manquées et d’utopies maltraitées. Dans tous les groupes qu’il a étudiés, il n’a finalement décelé que des moments fugaces d’autogestion, comme si, après quelques années voire quelques mois, les difficultés devaient inéluctablement ramener les collectifs à la raison, les rappeler à l’ordre hiérarchique.

Il constate, dépité, n’avoir rencontré aucun groupe qui ait adopté durablement un cadre de démocratie directe. Le rêve autogestionnaire ne serait donc qu’un mirage ? Un mirage persistant en tout cas, car ce que constate aussi Meister, c’est que de nouveaux collectifs apparaissent sans cesse pour porter cet idéal égalitaire, avant d’échouer à nouveau.

Ce mouvement est-il inéluctable ? On peut en douter, et l’observation de collectifs de travail autogérés permet en tout cas d’identifier divers points de vigilance qu’il pourrait être bon de garder à l’esprit pour éviter de retomber dans les travers systématiquement observés par Albert Meister.

Ne pas céder à la « tyrannie de l’absence de structure »

Commençons par la question de la démocratie. Pour qu’elle ne vire pas au simulacre, il est essentiel de comprendre que la démocratie est un idéal qui s’incarne dans des institutions et des pratiques qui seules peuvent lui donner une réelle substance.

Il ne faut donc pas céder à la « tyrannie de l’absence de structure » contre laquelle l’intellectuelle féministe Jo Freeman nous mettait déjà en garde dans les années 1970. Pour la militante, l’idée qu’un groupe puisse fonctionner sans règles, sur la base du laisser-faire, est totalement irréaliste. Pire, une organisation informelle permet, dans les faits, que la domination se reproduise :

« l’absence de structure cache le pouvoir et, dans le mouvement féministe, l’idée séduit en particulier les personnes les mieux placées pour en profiter (qu’elles en soient conscientes ou non) ».

L’autogestion, ça s’organise, et il ne suffit certainement pas de la proclamer pour qu’elle advienne. Mais au-delà du fonctionnement prévu dans les statuts, il faut aussi prendre garde à ce que le pouvoir ne se retrouve pas confisqué par une minorité de membres plus actifs que les autres.

Il peut aussi arriver que certains acteurs ou certaines parties prenantes soient exclus de fait des processus de décision, ou que les membres des collectifs de travail finissent par se désintéresser du fonctionnement de leur entreprise. C’est le cas par exemple, dans les grandes mutuelles ou coopératives bancaires, où les membres mutualistes ou coopérateurs désertent des assemblées générales durant lesquelles de toute façon plus rien ne se joue vraiment, si ce n’est la validation silencieuse de décisions prises ailleurs, par d’autres.

Le partage au cœur

Concernant la question de l’équité, ensuite, deux enjeux majeurs peuvent être identifiés : le partage de la propriété et le partage des fruits du travail collectif. Le premier enjeu est essentiel pour toute structure ayant des ambitions anticapitalistes, et c’est notamment sous cet angle que l’on peut distinguer l’autogestion anarchiste de l’autogestion néolibérale qui peut s’incarner dans le management participatif ou dans les entreprises libérées étudiées par Isaac Getz notamment.

Car si l’autogestion est généralement brocardée pour son manque d’efficacité économique, certains patrons ne s’y trompent pas et s’attellent à mettre à bas les hiérarchies pour accroître leurs profits dans des entreprises libérées des pesanteurs bureaucratiques. Mais pour qu’une entreprise soit effectivement autogérée, sa propriété devrait être partagée par toutes les personnes qui y contribuent, suivant le modèle SCOP ou des SCIC.

Comment se satisfaire d’une autonomie de gestion qui ne serait qu’accordée par un chef, et qui pourrait par conséquent être reprise sur simple décision d’un propriétaire majoritaire par exemple ? Quant au partage des fruits de la production, il doit faire l’objet d’une délibération démocratique, en prenant garde de ne pas laisser s’installer des logiques de précarité trop fréquentes dans le champ de l’ESS.

Enfin, s’il fallait retenir un point de vigilance, ce serait de bien garder en tête que se passer de patron, cela ne signifie surtout pas déserter la fonction employeur. Si, avec l’économiste Stephen Marglin, on peut légitimement se demander « à quoi servent les patrons », force est de constater qu’ils remplissent aujourd’hui (plus ou moins bien d’ailleurs) des fonctions essentielles dans les entreprises, fonctions dont un collectif autogéré doit impérativement se saisir.

Gérer les entrées et sorties du personnel, gérer les conflits, prendre soin du collectif et de ses membres, tout cela est primordial dans le fonctionnement d’une organisation. Travailler sans patron implique donc d’apprendre à s’employer mutuellement et à partager les responsabilités qui incombent aux chefs dans les entreprises hiérarchiques. Autant de défis, à la hauteur de notre désir d’égalité et d’émancipation, qu’il faudra relever pour que l’utopie dont est porteuse l’ESS soit bien réelle.


Travailler sans patron, 2024. Fourni par l'auteur

Les auteurs viennent de publier Travailler sans patron (Folio Actuel).

The Conversation

Simon Cottin-Marx est responsable du Centre d'économie sociale et solidaire du CNAM.

Baptiste Mylondo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20.05.2024 à 12:15

« Restaurer l’autorité » : Pourquoi pas, mais de quoi parle-t-on au juste ?

Jean-Etienne Joullié, Professeur de management à l'EMLV, Pôle Léonard de Vinci

La philosophie politique s’est attachée à distinguer l’autorité du pouvoir. C’est d’ailleurs lorsque ces deux termes se confondent que naissent les régimes qualifiés d’autoritaires.
Texte intégral (1540 mots)

Le Premier ministre a récemment annoncé vouloir restaurer l’autorité de l’État et enseigner aux (jeunes) Français son respect. Sans juger le fond de cette politique, il est permis de craindre qu’il ne fasse, avec son entourage, un contresens sur le concept et le confonde avec une notion lexicalement proche, mais conceptuellement opposée, celle d’autoritarisme. J’ai exploré cette distinction dans un travail de recherche récent.

Ils ne sont pas les seuls à commettre cette erreur. En effet, des sociologues et des psychologues sociaux confondent généralement autorité et pouvoir. Plus précisément, ils associent indifféremment l’idée d’autorité à celle de pouvoir légitime et à celle de concession ou d’autorisation. Cette confusion est parfois sans conséquence, car certains décideurs agissent à bon escient sans être autorisés à le faire. Cependant, s’ils recherchent l’autorité au sens d’autorisation, ces mêmes décideurs doivent en référer à ceux qui les entourent car ils ne peuvent pas s’autoriser eux-mêmes.

Plus généralement, l’exercice du pouvoir ne peut se faire sans affecter d’autres personnes, qui en apprécient alors ses conséquences et évaluent leur désirabilité et acceptabilité. Cette évaluation établit l’inséparabilité, à la fois théorique et pratique, du pouvoir et de l’autorité. Cependant, cela ne signifie pas que les deux notions puissent être confondues.

Une source de pouvoir, parmi d’autres

Le philosophe Carl Friedrich (1901-1984), qui fait notamment partie des grands analystes des régimes totalitaires, est l’un des premiers à s’être opposé à l’amalgame entre pouvoir et autorité et à déplorer la confusion qui en résultait. Selon lui, l’autorité se distingue du pouvoir par la nature de l’obéissance qu’elle implique : obéissance volontaire (qui indique la coopération) pour la première, obéissance involontaire (qui signale la coercition) pour l’autre.

Friedrich regrettait particulièrement que le mot « autorité » soit souvent utilisé dans un sens défavorable, dans le sens où être autoritaire serait un aspect négatif de la personnalité ou du style des individus. En effet, « autoritaire » ne désigne pas quelqu’un qui possède de l’autorité, mais plutôt quelqu’un qui prétend en avoir.

Friedrich concevait l’autorité comme une qualité précise d’une communication, celle d’avoir été élaborée raisonnablement. Une telle élaboration raisonnée (ou raisonnable) se fait selon les valeurs, les croyances, les intérêts et les besoins de la communauté au sein de laquelle l’autorité opère. En ce sens, une demande formulée dans une relation d’autorité est acceptée lorsqu’elle est reconnue comme étant étayée par des raisonnements et des justifications qui rendent son contenu souhaitable.

Cette exigence s’applique normalement à tout détenteur de pouvoir : il doit justifier ses demandes s’il veut rendre leur contenu désirable et par la même acceptable. Cependant, une différence cruciale est que les individus détenteurs de pouvoir ont la possibilité d’imposer l’obéissance sans produire une élaboration raisonnée.

Comprise au sens de Friedrich, l’autorité est accordée par ceux à qui elle s’applique. Elle est donc une source de pouvoir plutôt qu’une forme de pouvoir. C’est une qualité de la manière de communiquer qui renforce le pouvoir mais qui n’est pas elle-même le pouvoir. Pour avoir de l’autorité, le détenteur de pouvoir doit fournir des raisons convaincantes soutenant ses décisions.

Autorité n’est pas droit à diriger

L’analyse de Friedrich permet de comprendre pourquoi les décideurs qui ont « perdu leur autorité » ont perdu une forme de leur pouvoir : c’est car le contenu de leurs communications s’est dégradé. De telles situations surviennent lorsqu’ils cessent de proposer des élaborations raisonnées de leurs communications ou parce que les valeurs de la communauté à qui ils s’adressent ont changé, ce qui rend leurs arguments moins convaincants.

Dans les entreprises comme dans la sphère publique, considérer l’autorité exclusivement comme une forme de pouvoir a pour conséquence de limiter son attribution aux décideurs, comme si eux seuls pouvaient avoir de l’autorité. De plus, confondre autorité et pouvoir implique que les experts ne sont pas des autorités dans leurs domaines.


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Alors que le pouvoir des décideurs désigne leur droit à diriger, reconnaître des individus comme faisant autorité en raison de leurs connaissances ou compétences particulières n’implique pas qu’ils aient le droit d’émettre des instructions. Il est donc possible, sans remettre en cause ni les uns, ni les autres, d’opérer une distinction entre, d’une part, les décideurs en tant que détenteurs du pouvoir légitime et, d’autre part, les citoyens, salariés, experts et autres professionnels en tant qu’autorités dans des domaines précis.

En fin de compte, confondre autorité et pouvoir (même sous sa forme légitime), c’est favoriser l’autoritarisme car c’est aider le décideur à accaparer le pouvoir, sans considération pour l’autorité du savoir-faire, de la compétence technique et de l’expertise de ceux qui font ou qui savent faire. Le détenteur du pouvoir autoritaire décide alors de tout, même des sujets sur lesquels il n’a pas d’autorité, c’est-à-dire ceux à propos desquels il n’est pas capable de proposer une élaboration raisonnable. L’arbitraire règne alors, puisque les décisions y sont prises sans être raisonnablement élaborées. De plus, le décideur autoritaire ne recherche pas le dialogue et la confrontation des points de vue, car de tels échanges reviennent à un partage tacite, même si partiel, du pouvoir.

L’objectif du Premier ministre de vouloir « rétablir l’autorité » passe donc en premier lieu par la restauration des conditions du dialogue construit, un dialogue qui prenne en compte l’expertise de ceux qui font et qui savent faire, même s’ils ne décident pas. La crise de l’autorité, c’est ainsi surtout la crise du crédit de la parole et du débat.

The Conversation

Jean-Etienne Joullié ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.05.2024 à 19:10

Sciences Po : comment la crise dépolitise la parole étudiante

Olivier Akhamlich, Doctorant Sciences de l'Education et de la Formation, Université de Bordeaux

Les mobilisations des étudiants à Sciences Po portaient des objectifs et revendications propres, largement invisibilisées par le politique.
Texte intégral (2041 mots)

Le 7 mai 2024, une altercation survient devant Sciences Po Paris entre François-Xavier Bellamy (LR) et Louis Boyard (LFI). S’écharpant dans la tradition des logiques stratégique et politique, cette rencontre s’est inscrite dans le contexte de mobilisation étudiante à Sciences Po, rassemblés contre les attaques d’Israël sur les civils à Gaza. Mais cet « énième numéro de politique spectacle », semble surtout avoir pour conséquence une relative mise à l’écart et dépolitisation de la parole des étudiants.

Le 12 mars 2024, une occupation est lancée dans un amphithéâtre à Sciences Po Paris par le comité Palestine pour protester contre l’intervention de Tsahal à Gaza, et pour boycotter les partenariats entre Sciences Po et des universités israéliennes supportant l’armée israélienne.

Une polémique éclate suite à un témoignage d’une étudiante déclarant avoir été empêchée, pour raison antisémite, d’entrer dans l’amphithéâtre occupé. Les enquêtes administrative et pénale détermineront ce qui en a été réellement. Cet événement a déclenché un ensemble de réactions politiques et médiatiques.

Or la plupart de ces commentaires à chaud semblent ignorer les revendications politiques des étudiants.

Comme l’indique le chercheur Éric Darras :

« Politiser c’est généraliser. Dépolitiser c’est minimiser, minorer. […] Politiser c’est défataliser. Dépolitiser c’est essentialiser. »

Politiser, rendre politique, est une manière d’observer, de constater différents faits et de les désingulariser en les portant de façon plus générale à la connaissance de toutes et tous. À l’inverse, singulariser, dépolitiser c’est, d’une certaine façon, rendre obscur un fait ou un propos et, ainsi, de le soustraire à l’intérêt général. Politiser est l’affaire de toutes et tous.

Ce qui devient politique est de l’affaire de toutes et tous dans un souci de solidarité, de collectif, d’unité : ce qui porte à l’intérêt général. Or, nous observons que les réactions à n’en plus finir des politiques sont constitutives d’une manière de détourner la politique vers la polémique et ainsi produire une dépolitisation des revendications portées par les étudiants.


À lire aussi : Mouvement étudiant pour Gaza : entre mobilisation et polémiques


Jeunesses et politiques : les désunions

Les jeunes et la jeunesse ont été régulièrement mis à l’écart des considérations politiques. À ne pas considérer la jeunesse dans la politique et dans les politiques, le lien de confiance s’érode et la défiance à l’égard de la politique, de façon générale, se met en place. Il est aisé de méconsidérer la jeunesse sans jamais prendre le temps de s’y intéresser et de l’écouter sérieusement comme le relate la journaliste Salomé Saqué.

Alors même que la jeunesse est de plus en politisée au fil des décennies depuis les années 70-80, cette dernière se sent de moins en moins représentée, entendue et prise en compte. La succession des crises qui impacte les jeunesses et ne suscite que peu de réactions des politiques dans la mise en place de politiques publiques n’a fait qu’accroître un rejet et une défiance.

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La dégradation des conditions de vie de façon générale a progressivement amené une partie de la jeunesse vers une augmentation de l’abstention et une polarisation des votes où l’adhésion idéologique tend vers les extrêmes (entre la droite et la gauche). De même, ne constatant que peu de réactions de la part de la classe politique face aux revendications de la jeunesse, cette dernière tend à méconsidérer la politique institutionnelle pour son supposé hermétisme.

Comme l’écrivait Luc Rouban, en 2022, « c’est bien le sentiment d’une distance sociale avec les élites dirigeantes qui nourrit cette défiance » (p.21).

Cette négation de la jeunesse et de sa contribution indéniable à la société est partie prenante d’un dénigrement. Ce dernier vient à considérer que les jeunes seraient une sorte d’entité sujette à ses émotions, ses passions et qui aurait, par la même occasion, de grandes difficultés à être alors raisonnable parce que trop émotive.

Politique du mépris ?

À considérer la jeunesse de manière péjorative par différents qualificatifs emprunts de mépris tels que : « wokistes », « gauchistes », « islamo-bobos », etc. ; de manière indistincte et particulièrement caricaturale, notamment dans le cas de l’occupation d’un amphithéâtre à Sciences Po, les politiques participent au dénigrement des étudiants et peut-être in fine des études.

Certains politiques et médias pointent les institutions d’enseignement supérieur comme étant des laboratoires de thèses antirépublicaines et antidémocratiques par le « wokisme », voire même de « bunker islamo-gauchistes »“.

En faisant des étudiants des épouvantails, leurs détracteurs les « excommunient » de la citoyenneté. Cette forme d’anathème vient nier le pourquoi des actions. Elle dépolitise une mobilisation politique et jette l’opprobre, comme l’a démontré de façon particulièrement étayée, Olivier Beaud, sur les professions intellectuelles et les études.

L’intervention du premier ministre, Gabriel Attal, et de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Sylvie Retailleau, semble représenter des modérateurs moralisants d’une institution qui paraîtrait être à la dérive. Gabriel Attal indiquait, seulement quelques heures après l’événement, que « le poisson pourri par la tête » comme le rappelle Sonia Devillers.

Un « intérêt excessif » ?

Comme l’évoque Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques, institution qui gère les orientations stratégiques et administratives de Sciences Po, lors de son audition au Sénat le 20 mars 2024, les événements survenus à Sciences Po ont probablement suscité un « intérêt excessif » porté par les médias « et par conséquent par l’opinion publique ».

Madame Bertrand Dorléac rappelle « qu’aucun autre établissement universitaire français n’a suscité autant d’articles de presse et de tweets » tout en précisant que d’autres établissements ont été traversés par des événements similaires sans avoir connu les mêmes conséquences médiatiques et politiques. Pourtant, la liberté académique semble reculer dans de nombreux pays sans susciter autant de remous au niveau politique et médiatique.

En présentant les étudiants comme étant des individus hors de contrôle et les dirigeants d’établissement d’enseignement supérieur comme soupçonnés de défaillances, les politiciens présentent ces derniers alors comme irresponsables, irraisonnables et inaptes à l’exercice même de la politique. L’exercice de la politique, ici, est entendu comme la possibilité de participer pleinement en tant que citoyen et citoyenne aux débats publics ; émettre des doutes, propositions, actions, objections, contradictions par exemple. Par cette polémique, les politiciens réaffirment l’illusion de la politique comme raison défaite de ses émotions. Or, les recherches montrent que c’est tout le contraire : sans émotion et sans conflit, la politique ne serait que dépolitisée.

Dépolitiser les étudiants : une stratégie politique ?

Les revendications premières des étudiants sont la révision des partenariats de l’institution avec des universités israéliennes, une solution à deux États, un arrêt immédiat du déploiement de l’intervention de Tsahal sur Gaza, un arrêt de la politique coloniale israélienne en violation de nombreuses résolutions à l’ONU, etc.

Quelques personnels se sont joints et ont proposé des débats quand, en même temps, d’autres se désintéressent, voire usent de propos désobligeants, en direction des étudiants et de la mobilisation étudiante.

En réduisant l’événement survenu à Sciences Po à une invective antisémite, ces derniers participent à supprimer du débat le pourquoi d’une telle mobilisation ayant amené des étudiants d’une institution d’enseignement supérieur prestigieuse à occuper un amphithéâtre. Dans les propos des politiques, l’événement devient une illustration d’une jeunesse étudiante sauvage et irrationnelle. Comment des étudiants « ensauvagés » pourraient-ils parler sereinement et rationnellement de politique ?

Cette dépolitisation, est une stratégie politique efficace puisque nombre de médias et d’opinions n’ont pas retenu les revendications au détriment des interventions de nos politiques.

Ces derniers convoquent et enjoignent des émotions tout en reprochant aux étudiants d’être émotifs. À écouter et à voir les politiques s’engouffrer dans la polémique, il peut-être légitime de se demander s’ils ne seraient pas les premiers dépolitisés ?

The Conversation

Olivier Akhamlich ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.05.2024 à 19:10

« L’envers des mots » : Narchomicide

Bérengère Denizeau, Maîtresse de conférences à l'Université Sorbonne-Nouvelle et chercheuse en traductologie au CLESTHIA, Université Paris Cité

Fabrice Rizzoli, Spécialiste des mafias et président de l'association Crim'HALT. Enseignant en géopolitique des criminalités., Sciences Po

Contraction des mots « narcotrafic » et « homicide », le terme « narchomicide » a été utilisé pour la première fois par la procureure de la République à Marseille en 2023. Que signifie-t-il ?
Texte intégral (1116 mots)

Le néologisme narchomicide, contraction des mots narcotrafic et homicide, illustre la capacité dynamique de la langue à s’adapter et à refléter des réalités sociales complexes et, parfois, en mutation. Employé pour la première fois par Dominique Laurens, procureure de la République à Marseille, ce terme souligne la spécificité criminelle qui transcende les définitions traditionnelles dans le cas d’homicides directement liés aux trafics de drogue.

Dans le contexte marseillais, la présence de violents conflits entre clans de narcotrafiquants marque profondément le tissu social de la ville, particulièrement depuis 2021. Le trafic de drogue à Marseille est structuré par des bandes organisées, notamment en raison de la position stratégique de la ville comme port maritime et de la compétition territoriale pour le contrôle de ce marché.


À lire aussi : La France au cœur des trafics de drogue : un regard géopolitique


Selon un rapport mondial sur les drogues de 2023 de l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime), ces conflits qui ont coûté la vie à plusieurs dizaines de personnes en 2023, dépassent les chiffres des années précédentes et ne concernent pas uniquement des acteurs de l’économie souterraine.

Les narchomicides liés au trafic de drogue, contrairement aux règlements de compte, ne se limitent pas aux acteurs impliqués dans ces réseaux criminels, mais touchent également des victimes innocentes, prises au piège de cette guerre urbaine : passants, habitants des quartiers touchés par ces luttes de pouvoir, ou proches de victimes, des enfants et des familles entières qui se voient plongés au cœur de conflits sanglants. Leur présence dans le décompte macabre des « narchomicides » permet d’observer combien les conséquences de ces affrontements dépassent les frontières des milieux criminels pour affecter l’ensemble de la société.

L’introduction de ce concept rappelle l’urgence qu’il y a à rechercher des solutions à grande échelle qui, au-delà de la répression, engagent également des politiques de prévention, d’éducation et de réinsertion sociale, par le biais de programmes de formation professionnelle, de soutien psychologique, et de mentorat, pour éviter que des citoyens ne soient sacrifiés sur l’autel d’une guerre dont ils ne sont ni les acteurs, ni les bénéficiaires, mais bien trop souvent les victimes oubliées.


À lire aussi : L’héroïne en milieu rural en France : une réalité ignorée


Si les néologismes naissent souvent en réponse à de nouveaux phénomènes sociaux pour lesquels le lexique existant ne suffit plus, l’apparition du terme « narchomicide » dans le débat public et son utilisation par les autorités judiciaires ne sont pas tant le reflet d’une évolution sémantique que la réponse à une nécessité communicative face à une réalité sociale alarmante. Dans une interview donnée sur France Info le 6 septembre 2023, Dominique Laurens explique que cette notion s’applique à des homicides liés au narcobanditisme pouvant frapper de simples passants :

« Ils ne sont pas visés pour leur participation spécifique aux trafics, mais parce qu’ils sont là simplement. C’est ce qui est très frappant dans les homicides actuellement. »

Dans la langue judiciaire, un règlement de compte est défini très précisément : il concerne des auteurs agissant en bande organisée avec préméditation dans le cadre d’un guet-apens et à l’aide d’armes à feu d’un certain calibre pour éliminer un concurrent criminel.

Les nouveaux mots contribuent à façonner la perception publique d’un phénomène. En dotant le discours sur la violence liée au narcotrafic d’un terme spécifique, on associe à la cité phocéenne l’idée d’une recrudescence de la violence qui dépasse le règlement de compte et apporte de l’eau au moulin de la rhétorique du « mauvais endroit au mauvais moment ».


Cet article s’intègre dans la série « L’envers des mots », consacrée à la façon dont notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte à mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ?

De « validisme » à « silencier », de « bifurquer » à « dégenrer », nos chercheurs s’arrêtent sur ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public. À découvrir aussi dans cette série :

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

16.05.2024 à 18:30

Nouvelle-Calédonie : ces colères qui enflamment l’archipel

Nicole George, Associate Professor in Peace and Conflict Studies, The University of Queensland

Les émeutes en Nouvelle-Calédonie font suite à l’adoption d’une réforme constitutionnelle visant à élargir le corps électoral. Une organisation de femmes kanak remet en perspective la situation.
Texte intégral (1675 mots)

Pour la troisième nuit consécutive, la Nouvelle-Calédonie a été le théâtre de violentes émeutes. Quatre personnes, dont un gendarme, sont décédées lors d’« affrontements très graves ». Un deuxième agent a trouvé la mort lors d’un tir accidentel jeudi 16 mai. Des milices, parfois armées, patrouillent dans certains quartiers pour surveiller les habitations et les commerces. Le gouvernement a annoncé le déploiement de militaires afin de « sécuriser » les ports et l’aéroport de l’archipel ultramarin. L’état d’urgence a été décrété depuis mercredi soir et l’utilisation du réseau social TikTok est restreinte.

Des manifestations pacifiques avaient eu lieu dans tout le pays ces dernières semaines, alors qu’approchait le vote de l’Assemblée nationale sur le projet de réforme constitutionnelle qui prévoit l’élargissement du corps électoral propre au scrutin provincial. Lundi soir, la crise s’est rapidement intensifiée, prenant les autorités locales par surprise.

Pour comprendre comment cette situation a pu dégénérer aussi rapidement, il est important d’exposer les enjeux politique et socio-économique complexes qui ont cours dans cette région.


À lire aussi : Référendum en Nouvelle-Calédonie : un rendez-vous manqué dans le processus de décolonisation


Un projet de réforme constitutionnelle contesté

La crise politique trouve d’abord sa source dans un projet de loi du gouvernement prévoyant une modification constitutionnelle qui étend le droit de vote aux Français qui vivent sur l’île depuis dix ans.

Cette décision, prise à Paris, ferait qu’environ 25 000 nouveaux électeurs pourraient prendre part aux scrutins particuliers qui concernent directement la Nouvelle-Calédonie. Cette réforme met en évidence le pouvoir politique que la France continue d’exercer sur le territoire.

Les changements annoncés ont semé la discorde parce qu’ils annulent des dispositions de l’Accord de Nouméa de 1998, en particulier la restriction des droits de vote. Cet accord visait à « rééquilibrer » les inégalités politiques afin que les intérêts des autochtones kanaks et des descendants des colons français soient reconnus de manière égale. Il a permis de consolider la paix entre ces groupes après une longue période de conflit dans les années 1980, connue localement sous le nom d’« événements ».

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Loyalistes et indépendantistes s’opposent

Un groupe loyaliste (le terme est utilisé pour désigner les anti-indépendantistes néo-calédoniens, les « loyalistes aux institutions républicaines françaises ») d’élus au Parlement de Nouvelle-Calédonie rejette la signification contemporaine du « rééquilibrage » en ce qui concerne le statut électoral des Kanaks. Selon eux, après trois référendums sur la question de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, organisés entre 2018 et 2021, qui ont tous abouti à un vote majoritairement négatif, le temps de la réforme électorale est largement dépassé.

Cette position est clairement exprimée par le député Nicolas Metzdorf. Loyaliste de premier plan, il a défini la révision constitutionnelle adoptée par l’Assemblée nationale comme « un vote pour la démocratie et l’universalisme ».

Nouvelle-Calédonie : une situation « insurrectionnelle ». Public Sénat, 15 mai 2024.

Ce point de vue est rejeté par les leaders indépendantistes kanaks, qui estiment que ces amendements portent atteinte au statut politique des autochtones kanaks, qui constituent une minorité de la population votante. Ces dirigeants refusent également d’admettre que le programme de décolonisation a été mené à son terme, comme l’affirment les loyalistes.

Ils contestent au contraire le résultat du référendum final de 2021 qui, selon eux, a été imposé au territoire par les autorités françaises trop tôt après la pandémie du Covid. Selon eux, l’organisation de ce vote n’a pas tenu compte du fait que les communautés kanakes ont été très durement touchées par la pandémie et n’ont pas été en mesure de se mobiliser pleinement avant le vote. Les demandes de report du référendum ont été rejetées et de nombreux Kanaks se sont abstenus en conséquence.

Dans ce contexte, les réformes électorales décidées à Paris cette semaine sont considérées par les camps indépendantistes comme une nouvelle prescription politique imposée au peuple kanak. Une figure de proue d’une organisation de femmes autochtones kanakes m’a décrit le vote comme une solution qui pousse « les Kanaks dans le caniveau », une solution qui les ferait « vivre à genoux ».

Le spectre des années 1980

De nombreux commentateurs politiques comparent la violence observée ces derniers jours à la violence politique des années 1980 qui a fait payer un lourd tribut au pays. Cette affirmation est cependant contestée par les femmes leaders locales avec lesquelles je discute et qui m’encouragent à analyser cette crise au-delà des seuls facteurs politiques.

Certaines dirigeantes rejettent l’idée que cette violence n’est que l’écho de griefs politiques passés. Elles soulignent les disparités de richesse très visibles dans le pays. Celles-ci alimentent le ressentiment et les profondes inégalités qui privent les jeunes kanaks d’opportunités et contribuent à leur colère.

Boom et bouillonnements !, un documentaire sur la période 1968-1975 (outre-mer la 1ère).

Les femmes m’ont également fait part de leur inquiétude quant à l’imprévisibilité de la situation actuelle. Dans les années 1980, les campagnes violentes étaient coordonnées par les leaders kanaks, me disent-elles. Elles étaient organisées, contrôlées.

En revanche, aujourd’hui, il semblerait que les jeunes qui prennent les devants usent de la violence parce qu’ils estiment, frustrés, ne pas avoir « d’autres moyens » d’être reconnus.

Prendre en compte les inégalités sociales et économiques

Parmi certains exemples, celui d’une conférence de presse tenue mercredi 15 mai en fin de journée, par des leaders politiques indépendantistes kanaks. Ces derniers se sont faits l’écho de leurs adversaires politiques loyalistes en condamnant les violences et en lançant des appels au dialogue. Ils ont notamment appelé les « jeunes » impliqués dans les violences à respecter l’importance d’un processus politique et ont mis en garde contre une logique de vengeance.

Les femmes leaders de la société civile avec lesquelles je me suis entretenue ont émis de fortes réserves à l’égard de ce type de propos. Elles affirment que les dirigeants politiques de tous bords n’abordent pas les réalités auxquelles sont confrontés les jeunes Kanaks. Selon elles, si le dialogue reste centré sur les racines politiques du conflit et n’implique que les mêmes élites qui ont dominé le débat jusqu’à présent, peu de choses seront comprises et peu de choses seront résolues.

De même, ces critiques déplorent la réponse du gouvernement et de l’État français, principalement sécuritaire, fondée sur l’« ordre et le contrôle ». Elle contredit les appels au dialogue et laisse peu de place à une quelconque participation de la société civile.

Ces approches permettent d’étouffer les griefs, mais ne les résolvent pas. Les femmes leaders qui observent la situation actuelle sont angoissées et ont le cœur brisé pour leur pays et son peuple. Elles affirment que si la crise doit être résolue de manière durable, les solutions ne peuvent être imposées et les mots ne peuvent être vides.

Au contraire, leurs paroles demandent à être entendues et à contribuer à la résolution de la crise. En attendant, les habitants vivent dans l’anxiété et l’incertitude jusqu’à ce que les incendies se calment et que la fumée qui plane actuellement sur une Nouméa meurtrie se dissipe.

The Conversation

Nicole George ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.05.2024 à 18:30

Que nous dit le rejet des minorités de genre de notre société ?

Christophe Broqua, Socio-anthropologue, Institut des mondes africains (IMAF), Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Parmi les thèmes clivants qui agitent les forces conservatrices, celui de la diversité de genre occupe désormais le devant de la scène : analyse d’une évolution.
Texte intégral (2944 mots)
Autoportrait de l'artiste tunisienne militante LGBT+ et féministe Khookha McQueer. 2018 Khooka McQueer/Wikimedia, CC BY-ND

Le 5 mai 2024, de nombreux rassemblements ont eu lieu en France « contre l’offensive anti-trans », montrant que la polarisation du débat public sur les questions de genre n’est pas ou plus, comme nous l’avons longtemps pensé, réservée à d’autres contextes nationaux, notamment américains.

En effet, au cours des années 1990, le spectacle des « culture wars » états-uniennes, consistant en des débats conflictuels souvent liés au genre ou à la sexualité, offrait aux observateurs français une forte impression d’exotisme. Il était alors difficile d’imaginer que de tels affrontements puissent se développer en France. Pourtant, nous y sommes.

Le temps des controverses

Depuis plusieurs années, divers acteurs et actrices du débat public – politiques, journalistes, éditorialistes et même chercheurs et chercheuses en sciences sociales –, s’emploient à fustiger une partie des minorités sociales et politiques en se focalisant sur des questions relatives au genre et à la sexualité : opposition au « mariage pour tous », à la procréation médicalement assistée, à la « théorie du genre », etc.

Alors que ces opposants aux combats pour l’avancée des droits reprochent à ceux-ci de s’inspirer des États-Unis, ils en importent eux-mêmes certaines causes emblématiques, en reprenant des cibles qui ont d’abord été définies outre-Atlantique, à commencer par la condamnation du « wokisme ».

Parmi les thèmes clivants qui agitent les forces conservatrices, celui de la diversité de genre occupe désormais le devant de la scène. La figure transgenre, qui incarne le passage possible d’un genre à l’autre, est devenue une sorte de bouc émissaire.

Photo prise à l’Université Libre de Bruxelles le 25 mars 2024. C. Broqua, Fourni par l'auteur

Plusieurs polémiques ont ainsi émaillé l’actualité ces dernières années : sur les enfants trans auxquels on permettrait trop facilement de changer de sexe, voire qu’on inciterait à cela, ou sur les hommes enceints ciblés par la communication du Planning familial. Des exemples qui participeraient de « l’idéologie transgenre ».

Sont spécialement blâmés celles et ceux désignés comme « transactivistes », vocable utilisé pour désigner les militants qui chercheraient à imposer leurs vues sur ces sujets, alors qu’il s’agit généralement de personnes déplorant simplement la stigmatisation, les discriminations et les violences.

La diversité de genre n’a rien de récent

De par sa nature et son ampleur, cette polarisation du débat public sur les minorités de genre est, dans l’histoire et à travers les cultures, un phénomène quelque peu singulier.

Les pourfendeurs des trans en parlent comme s’il s’agissait d’un fait nouveau et spécifique. Or, si l’on accepte de prendre un peu de recul, un constat différent s’impose : l’anthropologie nous enseigne qu’il a existé de longue date et qu’il existe encore aux quatre coins du monde des figures de la diversité de genre.

Au-delà de leur immense variété, ces figures montrent non pas que tout serait possible ou permis, mais que de nombreuses sociétés offrent des places socialement admises, voire valorisées, à des personnes qui ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été assigné à la naissance, ou qui n’appartiennent exclusivement ni au pôle féminin ni au pôle masculin.

Leur existence n’a généralement pas pour effet d’invalider la binarité de genre – mais au contraire parfois de la conforter.

Elle indique cependant que la naturalité du genre ne va pas de soi et que ce sont plutôt les normes sociales entourant la réalité biologique qui prévalent. Pour ne donner qu’un exemple parlant, les mariages « entre femmes » documentés dans plusieurs pays d’Afrique au cours du XXe siècle reposaient sur l’attribution d’un rôle masculin à la femme-époux qui prenait alors en charge les enfants de son épouse.

Beaucoup d’autres exemples de ce type montrent à la fois la prégnance de la bicatégorisation de genre et la possibilité, selon les contextes, de passer d’un genre à l’autre ou de chevaucher le féminin et le masculin. Dans tous ces cas, les normes sociales priment sur le sexe biologique.


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Sous l’offensive anti-trans, le « genrisme »

En France, l’hostilité croissante affichée contre la diversité de genre est le fait d’acteurs variés qu’il serait vain de chercher à regrouper sous un label unique. Il est toutefois nécessaire de comprendre et, pour cela, caractériser et donc qualifier ces manifestations hostiles.

Rassemblement contre l’offensive anti-trans à Paris le 5 mai 2024, photo prise par Florence Chopin-Genet. Fourni par l'auteur

La notion de transphobie est sans doute trop limitative, tandis que celle de LGBT-phobie est trop vague. Plutôt qu’une sectorisation ou qu’une mise en équivalence artificielle des formes de rejet, il peut être utile d’identifier leur principe organisateur : l’hostilité envers la non-conformation aux normes de genre dominantes, parfois nommée « genrisme ». Selon la géographe Kath Browne, celui-ci sanctionne les personnes qui transgressent la dichotomie sexuelle.

Le genrisme inclut toute position visant à considérer qu’il existe deux sexes bien distincts non seulement biologiquement mais aussi socialement, à leur associer des attributs et des rôles spécifiques et fixes – dont ceux relatifs aux attirances et pratiques sexuelles –, et à stigmatiser les écarts supposés à ces normes.

Les manifestations du genrisme

Le genrisme recouvre bien entendu les prises de position publiques et militantes qui se donnent pour objectif de « sauver la différence des sexes » (par exemple celles de « La manif pour tous » et ses dérivés). Mais il concerne aussi tous les comportements quotidiens impliquant la stigmatisation des individus non conformes.

En effet, le genrisme est à la fois une forme d’injonction (ou au minimum d’incitation) et un mécanisme d’exclusion/inclusion que l’on rencontre de manière très ordinaire, au travers d’incessants rappels à l’ordre, dès les plus jeunes années et même tout particulièrement à cette période.


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C’est par exemple le cas lorsqu’un enfant est interpellé en ces termes : « T’es un homme ou t’es pas un homme ? » Ou encore lorsqu’un politicien explique que le « côté androgyne maquillé » d’un chanteur de rock le dérangeait.

Ces normes s’imposent et s’acquièrent très tôt, le plus souvent sans que nous en ayons conscience. Mais l’injonction genriste revêt aussi des formes plus drastiques et radicales comme l’illustre la situation réservée aux personnes intersexes, auxquelles la médecine s’acharne à assigner précocement l’un ou l’autre sexe par la chirurgie. Or, si certains s’alarment de l’accompagnement médical des mineures trans, seules les associations de personnes concernées dénoncent les mutilations génitales que subissent les enfants intersexes.

Le genrisme touche tout le monde

Raisonner en termes de genrisme permet aussi de ne pas limiter la réflexion sur ce phénomène à la catégorie transgenre.

Le genrisme englobe et explique en grande partie l’homophobie puisque l’une des attentes normatives relatives au rôle de genre est l’attirance pour les personnes du sexe opposé. Les insultes homophobes ne désignent-elles pas, pour la plupart, le fait de ne pas être conforme au rôle de genre attendu, en particulier pour les hommes stigmatisés comme efféminés à travers des termes bien spécifiques : folle, tante, tapette, tarlouze, etc. ?

De ce point de vue, on constate une certaine aporie du vocabulaire opposant transgenre à son antonyme « cisgenre » (c’est-à-dire conforme au genre associé au sexe de naissance), qui a été créé après coup comme pendant de la catégorie « transgenre », à l’image du terme « hétérosexuel » qui avait été « inventé » après la catégorie « homosexuelle ». Cette opposition transgenre/cisgenre est réductrice car toutes les personnes non trans ne sont pas cisgenre, et toutes les personnes non cisgenre ne sont pas trans. Ce qui s’oppose à cisgenre est la non-conformité de genre, qui est précisément la cible du genrisme.

Notons de plus que le genrisme est présent et diffus dans toutes les sociétés, puisqu’aucune n’est exempte de normes de genre ni d’injonctions à s’y conformer.

Le « passing » pour éviter l’hostilité

L’expérience sociale des personnes trans est conditionnée par les effets que produisent l’adéquation ou l’écart entre le genre ressenti et le genre perçu par autrui. De là l’importance du « passing », par lequel on désigne l’aptitude à être considéré comme appartenant au genre ressenti, et donc à passer pour cisgenre. C’est à cette condition que les risques d’hostilité, de stigmatisation ou de violence peuvent être réduits.

Mais là encore, cette logique du « passing » ne concerne pas uniquement les personnes trans. Si l’on admet que le genre est une performance formalisée au travers de rôles socialement mis en scène, alors le « passing » consiste en sa meilleure exécution possible, y compris pour les personnes non trans. En d’autres termes, la majorité des femmes et des hommes cherchent à adopter ordinairement des comportements leur permettant d’être considérés comme tels.

Ce faisant, le « passing » concerne aussi l’orientation sexuelle, puisque se conformer aux rôles de genre socialement attendus permet d’éviter de passer pour homosexuel (par exemple en incorporant la démarche ou les gestes jugés appropriés). Chez beaucoup, cela n’est pas pensé, mais chez les personnes non conformes, dont la non-conformité sera souvent perçue comme la révélation de l’orientation sexuelle, c’est l’objet d’une conscience quasi ininterrompue en raison des fréquents rappels à l’ordre.

Ainsi, de même qu’il importe de penser au-delà de la dyade transgenre/cisgenre, il est nécessaire d’élargir nos conceptions de la notion de « passing », applicable à l’ensemble des comportements visant à se conformer aux rôles de genre attendus, qu’ils soient le fait de personnes trans ou non trans.

L’aspiration à la « liberté de genre »

À l’opposé du souhait de passer pour cisgenre (ou pour conforme aux normes dominantes), une partie des jeunes générations refuse la binarité de genre, en France comme dans d’autres pays européens ou américains. Au cours de la dernière décennie, des personnes de plus en plus nombreuses ont tenté d’échapper aux dilemmes du genrisme en rejetant explicitement l’injonction à la conformation de genre et en se définissant comme « non binaires » ou « agenre ».

Il ne s’agit pas nécessairement de contrer la logique de la transition, puisque certaines se définissent aussi comme « trans non binaires », mais plutôt d’échapper au carcan de la « différence des sexes » dont les rappels du caractère indépassable par ses défenseurs ne suffisent pas à enrayer ce phénomène. Ils l’alimentent même sans doute par réaction aux formes d’oppression qu’ils représentent, comme l’indiquent par exemple en France les rassemblements du 5 mai 2024 ou les réactions contre la proposition de loi visant à interdire toute transition médicale aux mineurs.

Au fond, si les tenants du genrisme le plus explicite et revendicatif s’arc-boutent aujourd’hui sur leurs positions, c’est qu’ils voient s’effriter son emprise au travers des expérimentations du quotidien auxquelles se livrent les personnes qui réclament l’autodétermination, celles qui refusent la binarité et qui prônent ou mettent en pratique la « liberté de genre ».

The Conversation

Christophe Broqua a reçu des financements de l'ANRS Maladies infectieuses émergentes.

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