14.04.2025 à 17:40
Jean-Luc Chappey, Professeur d'histoire des sciences, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En France, deux parenthèses historiques marquent un réel investissement financier de l’État dans la recherche scientifique et l’innovation technique : la Révolution française et les Trente Glorieuses.
Entre 1793 et 1794, le gouvernement révolutionnaire parvient à impulser une véritable politique nationale de recherche et développement. Sous la conduite du Comité de salut public où siègent les plus grandes figures scientifiques du moment, les chimistes Guyton-Morveau et Prieur de la Côte d’Or, cette politique de recherche permet aux armées de la République française de résister aux assauts des puissances coalisées, puis de conquérir de nouveaux territoires.
Ce moment particulier de la Révolution se caractérise par une augmentation des financements publics accordés aux activités scientifiques, dont les budgets sont désormais débattus sur les bancs des assemblées.
De la culture du salpêtre nécessaire à la fabrication des munitions à l’utilisation des aérostats comme outils de renseignement aériens, les savants et les ingénieurs bénéficient d’un soutien financier sans égal des autorités, en dépit des réelles difficultés économiques et financières que connaît alors la nation.
S’ils sont encore souvent mal payés et de manière irrégulière, les savants travaillent dans de nouveaux lieux de savoirs (Muséum national d’histoire naturelle ou Conservatoire national des arts et métiers) au sein desquels s’accumulent livres, collections de plantes, de minéraux ou d’instruments confisqués à l’Église et aux émigrés (aristocrates exilés, ndlr) ou spoliés par les armées révolutionnaires.
Sous le Directoire (1795-1799), Paris s’impose comme une véritable capitale des sciences en Europe. La ville attire de nombreux visiteurs qui assistent aux enseignements dispensés dans les nouvelles institutions, comme l’éphémère École normale de l’an III ou la plus durable École polytechnique. Le rôle joué par l’État au cours de la Révolution française tranche nettement avec les régimes antérieurs et postérieurs.
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En effet, auparavant, en dépit de la volonté affichée depuis Jean-Baptiste Colbert de vouloir impulser les recherches scientifiques par le biais de l’Académie royale des sciences (1666), la prise en charge des recherches scientifiques par l’État reste largement insuffisante, même dans les domaines les plus stratégiques (navigation, cartographie, astronomie, physique).
Or, le développement des sciences fondé sur la culture expérimentale repose, dès le XVIIe siècle, sur l’innovation technique et le recours à des machines de plus en plus coûteuses, telle la pompe à air. Les académiciens manquent de moyens et, en dépit d’une augmentation des sommes accordées par Louis XV puis Louis XVI, ne cessent de revendiquer des financements durables.
Obligés de rechercher un deuxième emploi, la grande majorité des académiciens ont recours au patronage de quelques grands mécènes ou aux contributions de savants dont la richesse personnelle leur permet de s’imposer comme de véritables patrons. Le naturaliste-entrepreneur Buffon, directeur du Jardin du roi et propriétaire d’une forge à Montbard, ou le chimiste-directeur de l’Arsenal et fermier général Lavoisier, tous deux, grandes figures de l’aristocratie d’Ancien Régime, mobilisent leur fortune pour pallier les insuffisances du financement royal et consolider leur autorité au sein de l’espace scientifique français et européen.
L’endettement auquel fait face l’État tout au long du XVIIIe siècle empêche la mise en œuvre d’une réelle politique des sciences par la monarchie. Certes, l’expédition de La Pérouse (1785-1788) est une entreprise particulièrement coûteuse, mais elle constitue un simple coup médiatique de Louis XVI dans la lutte à distance que se livrent les puissances impériales, la France et l’Angleterre.
S’ensuit la parenthèse dorée pour la recherche de 1793 à 1799, évoquée plus haut, lors de la période révolutionnaire.
À son arrivée au pouvoir en novembre 1799, Napoléon Bonaparte confirme l’importance des recherches scientifiques, privilégiant les institutions formant les serviteurs de l’État aux dépens des académies qui restent néanmoins des espaces de débats importants.
Accompagné par l’État qui prend en charge la rémunération des professeurs, le développement des sciences physiques au début du XIXe siècle est indissociable de la construction d’instruments et de machines de plus en plus coûteux. Mais l’argent public ne peut pas suffire à répondre rapidement à ces nouveaux besoins.
La création, par Laplace et Berthollet en 1808, de la Société d’Arcueil, société savante financée par des capitaux privés, a valeur de symbole : devant l’incapacité de l’État à financer les machines nécessaires au développement de la nouvelle physique, les savants se rapprochent des industriels et des banquiers, acteurs du capitalisme naissant, scellant ainsi l’alliance étroite entre les développements des industries et des sciences qui se renforcent tout au long du XIXe siècle.
Sous le Second Empire, le directeur de l’Observatoire de Paris Urbain Le Verrier n’hésite pas à importer des méthodes de gestion des personnels venues de l’industrie et transforme l’établissement en une véritable usine où chaque astronome est payé en fonction du nombre d’étoiles qu’il découvre.
La question des sources de financement des sciences devient une question politique, l’État étant accusé de privilégier le financement des transports et de la rénovation urbaine aux dépens des activités scientifiques. Après le philosophe Charles Jourdain qui se plaint en 1857 des « vicissitudes » structurelles du budget de la recherche et de l’enseignement, Louis Pasteur, dont la carrière s’est construite au croisement des milieux scientifiques et des milieux économiques, met en garde contre la « misère » des laboratoires qui risque d’entraîner le retard de la recherche française.
Deux ans plus tard, la défaite des armées françaises semble lui donner raison. En dépit des mots d’ordre volontaristes du chimiste, devenu ministre de l’instruction publique (1886-1887), Marcellin Berthelot et du vote de subventions supplémentaires aux laboratoires (en particulier dans le domaine médical), les hommes de la IIIe République n’augmentent pas le budget de la science de manière significative. La grande réforme des universités françaises du philosophe et directeur de l’enseignement supérieur (1884-1902) Louis Liard, dans les années 1890, s’appuie largement sur la mobilisation des finances privées.
Le XIXe se caractérise par une réelle indifférence de l’État envers les recherches scientifiques, les efforts financiers étant le plus souvent limités dans le temps et réservés à certains domaines liés à des applications industrielles, agricoles ou médicales, jugées « utiles ». Ni les Lumières ni les républicains des années 1880 qui s’en réclament ne mettent en œuvre une réelle politique scientifique cohérente.
Il faut finalement attendre la seconde moitié du XXe siècle pour assister à un réengagement de l’État en matière de recherches scientifiques.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le financement massif accordé aux activités scientifiques constitue le cœur du redressement national et de la promotion de l’État providence. Impulsées par la création de nouvelles institutions scientifiques (du CNRS en octobre 1939 au CEA en octobre 1945), les sciences fondamentales sont alors considérées comme les supports du développement industriel et économique, des politiques de défense comme la dissuasion nucléaire ou de gestion des populations. L’essor des technosciences participe à la construction du mythe que le progrès sera la réponse à tous les maux.
Pourtant, dès les années 1990, et en dépit, une fois encore, des déclarations d’intention, les finances accordées aux projets scientifiques et techniques restent très en deçà des attentes. À cette période, de profondes transformations sont opérées. Les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher touchent progressivement la France et l’Union européenne à travers une série de réformes des institutions scientifiques et universitaires, dans le cadre du « processus de Bologne ». Celles-ci bouleversent les modalités de gestion de la recherche de la fin des années 1990 aux années 2010.
Parallèlement à la baisse progressive des budgets accordés aux laboratoires et aux unités de recherche, ces réformes valorisent un modèle de recherche sur contrat, souvent de trois ou quatre ans, qui, outre de faire émerger et de consolider la concurrence entre chercheurs et établissements, a pour conséquence de promouvoir l’individualisme et la surenchère de projets de courte durée. Finalement, la compétition scientifique prime sur une réelle politique de la recherche qui, lors de la récente pandémie mondiale, a particulièrement montré ses limites, la France étant incapable de produire un vaccin contre le Covid-19.
Dans ce contexte, l’annonce d’une baisse drastique du budget de la recherche française en 2025 doublée de l’idée, défendue par le président du CNRS d’une « loi vertueuse et darwinienne qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale » constitue une réelle rupture tant avec l’idéal des révolutionnaires de 1793-1794 qu'avec les ambitions des membres du Conseil national de la résistance, réaffirmé en 1954 lors du Colloque de Caen autour de Pierre Mendès-France et défendu, non sans mal, au cours des Trente Glorieuses.
C’est justement parce que les défis actuels (climatologique, environnemental ou médical) obligent à penser de nouvelles formes d’interdisciplinarité que l’État devrait investir massivement dans les sciences et y reprendre un réel pouvoir d’impulsion et de direction.
Jean-Luc Chappey ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.04.2025 à 13:03
Anne Bayard-Sakai, Professeure émérite de littératrue japonaise, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Sept ans après son dernier roman, Haruki Murakami revient avec un nouvel ouvrage, la Cité aux murs incertains, travaillant les motifs du réel, de l’irréel et des vies parallèles que nous pourrions mener.
Cet article contient des spoilers.
« Il me serait très délicat d’expliquer à quelqu’un qui mène une vie ordinaire que j’ai vécu pendant un certain temps dans une cité fortifiée. La tâche serait trop complexe », fait dire Haruki Murakami à son narrateur dans son dernier roman, la Cité aux murs incertains, dont la traduction française vient de paraître, deux ans après l’original en japonais. Et pourtant, dans le mouvement même où le narrateur renonce à cette tâche impossible, l’auteur, lui, s’y attelle, pour le plus grand plaisir de lecteurs qui dans l’ensemble mènent, probablement, des vies ordinaires.
Passer d’un monde à un autre, y rester, en revenir, y retourner, disparaître… S’il fallait résumer ce dont il est question ici, ce serait peut-être à cette succession de verbes qu’il faudrait recourir. Les fidèles de cet auteur majeur de la littérature mondiale en ce XXIe siècle le savent : la coexistence de mondes parallèles est l’un des thèmes centraux de son univers, et ce roman en offre une nouvelle exploration. Mais nouvelle, vraiment ? Ces mêmes lecteurs auront peut-être éprouvé en le découvrant une impression de familiarité un peu déconcertante, quelque chose qui relèverait de l’inquiétante étrangeté, l’« Unheimlich », chère à Freud.
« Selon Jorge Luis Borges, il n’existe qu’un nombre limité d’histoires qu’un écrivain peut véritablement raconter avec sincérité au cours de sa vie. En quelque sorte, nous ne sommes capables de traiter ce nombre limité de motifs que sous différentes formes et avec les moyens limités dont nous disposons », précise l’auteur dans une postface destinée à éclairer la genèse du roman.
Précision indispensable, car l’histoire qui nous est racontée ici, Murakami l’a déjà traitée à deux reprises. D’abord en 1980, dans une nouvelle jamais republiée depuis, qui porte le même titre que le roman de 2023 (à une virgule près, comme il l’indique). Puis en 1985, dans une œuvre particulièrement ambitieuse, la Fin des temps.
Que partagent ces trois textes ? Un lieu hors du temps, une cité ceinte de hauts murs, à laquelle on ne peut accéder qu’en abandonnant sa propre ombre, et où le narrateur occupe la fonction de liseur de rêves. Mais cette matrice romanesque est prise dans des réseaux narratifs très différents, d’une complexité croissante. Si la nouvelle de 1980 est centrée sur la Cité, le roman de 1985 est construit sur deux lignes romanesques distinctes qui se développent dans des chapitres alternés et qui s’ancrent chacune dans un univers singulier dont l’un seulement correspond à la Cité entourée de remparts – toute la question étant de savoir comment ces lignes vont finir par se croiser.
Dans cette amplification ne se joue donc pas seulement une complexification du dispositif : c’est le lien même entre des univers différents qui s’affiche désormais au cœur du dispositif avec, en 2023, ce qui apparaît comme une intériorisation d’univers pluriels et comme introjectés.
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Le roman débute avec un amour entre deux adolescents. Celui-ci se noue autour du récit qu’avant de disparaître, la jeune fille fait d’une « cité entourée de hauts murs », dans laquelle vit son être véritable tandis que seule son ombre est présente devant le jeune homme. Pour rejoindre celle qu’il a perdue, celui-ci va donc passer dans la Cité, en acceptant de se séparer de son ombre. Mais il n’y restera finalement pas, revient dans le monde (où il devient directeur d’une bibliothèque – et on sait l’importance et la récurrence de ces lieux dans l’œuvre de l’auteur), jusqu’au moment où, de nouveau, il franchira le mur d’enceinte de la Cité, avant d’en repartir…
Le narrateur est ainsi toujours pris lui-même dans une incertitude, où sa propre identité est remise en question, où la réalité s’effrite : est-il lui-même ou son ombre ? Y a-t-il un monde plus réel que l’autre ? Le narrateur dit :
« Dans ma tête se déroulait un conflit acharné entre le réel et l’irréel. Je me trouvais enserré entre ces deux mondes, à l’interface subtile entre le conscient et le non-conscient. Il me fallait décider à quel monde je voulais appartenir. »
Comme toujours dans les romans de Murakami, il n’y a pas de choix, les personnages ne sont pas maîtres de leur destin, ils sont mis dans l’incapacité de trancher.
« C’est comme si nous nous contentions d’empiler les hypothèses les unes sur les autres jusqu’à ce que, à la fin, nous ne soyons plus capables de séparer les hypothèses des faits »,
dit, à un moment donné, l’ombre et le narrateur, plus loin, d’enchérir :
« Tandis que j’étais là, seul dans la neige blanche, que je contemplais au-dessus de moi le ciel d’un bleu profond, j’avais parfois l’impression de ne plus rien comprendre. À quel monde est-ce que j’appartenais, à présent ? »
La question se pose à lui avec d’autant plus d’insistance que cette Cité est une ville racontée, par la jeune fille, par le narrateur, par l’auteur lui-même, que son existence est d’abord celle d’un discours, d’une production imaginaire, d’une fiction.
Mais la vie du narrateur hors de la Cité est, elle aussi, une fiction, celle inventée par l’auteur, d’où, pourrait-on dire, une indétermination sur la teneur en réalité de chacun des mondes, indétermination qui sape les certitudes du lecteur tout autant que celles du narrateur : quel est, en somme, l’univers de référence ? Murakami se garde bien de le dire.
Dans une interview, donnée à plusieurs journaux nationaux à l’occasion de la sortie du roman, Murakami explique :
« Il y a de multiples bifurcations dans la vie. Souvent je me demande ce que je serais devenu si j’avais pris à tel moment tel autre chemin. Dans un autre univers, je serais peut-être toujours patron d’une boîte de jazz. Je ne peux pas m’empêcher de penser que le monde dans lequel je suis, là maintenant, et un autre, qui n’est pas celui-là, sont intimement liés. »
Et il ajoute :
« Conscient et inconscient. Le présent qui est là, et un autre présent. Aller et venir entre ces deux mondes, voilà ce qui est au cœur des histoires que j’écris, et qui ressurgit toujours. Écrire des romans, pour moi, c’est sortir de ma conscience actuelle pour entrer dans une autre conscience, si bien que l’acte d’écrire et le contenu de que j’écris ne font qu’un. »
Si la Cité aux murs incertains occupe une place si cruciale dans son imaginaire qu’il ne cesse d’y revenir, c’est bien en définitive parce qu’elle est l’incarnation même – la mise en mots – de cet ailleurs, du temps, de l’espace, de la conscience, qui est au fondement de sa vision du monde et de son projet d’écriture.
Anne Bayard-Sakai ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.04.2025 à 17:13
Patrick Gilormini, Economie & Management, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)
L’Exposition universelle de 1867 symbolise l’âge d’or du Second Empire sous Napoléon III : un capitalisme prospère et des industriels soucieux de présenter leurs produits. En corollaire, la question de l’amélioration de la condition ouvrière. Aujourd’hui, à Osaka, sera-ce le tour de l’environnement ?
Ce 13 avril, et jusqu'au 13 octobre 2025, se tient à Osaka, au Japon, l’Exposition universelle sur le thème « Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain ». La France renoue avec une tradition dont elle a été l’initiatrice au XIXe siècle : offrir au grand public un espace de dialogue, de débat et de pédagogie pour diffuser l’innovation par le caractère démonstratif des installations. Le pavillon français est une vitrine scénarisée témoignant de l’excellence et du savoir-faire français. Au sein de la zone « Inspirer des vies », il porte une vision de la France à l’international qui concilie compétitivité et développement durable. Pour Emmanuel Macron, il se présente même comme un « hymne à l’amour ».
L’architecture d’ensemble du palais de l’exposition d’Osaka présente des similitudes avec celle de l’Exposition universelle de Paris en 1867 : une forme circulaire, un jardin central, une double classification des pavillons nationaux, un espace périphérique permettant de présenter les activités d’exception et les meilleurs pratiques. Comme celle de 1867 à Paris, cette exposition est « un lieu où de nouveaux produits et technologies naissent, rendant notre vie quotidienne plus commode ».
La France est l’inventrice et la principale organisatrice des expositions industrielles du XIXe siècle. La première exposition des produits de l’industrie française eut lieu sous le Directoire, en l’An IV (1798). En 1801, le Consulat reprit cette initiative destinée à offrir un panorama des productions des diverses branches de l’industrie dans un but d’émulation. Au lendemain de la Révolution, l’économie nationale devant être relancée, notamment vis-à-vis de l’Angleterre, la juxtaposition de techniques très variées et la délivrance de récompenses devaient stimuler une fructueuse concurrence nationale.
À l’occasion de la première Exposition universelle à Londres, en 1851, fut érigé à Hyde Park, le Crystal Palace. Pour le philosophe allemand Peter Sloterdijk, cette sphère est le symbole de la phase finale de la globalisation ouverte en 1492. Elle est caractérisée par un système mondial donnant à toutes les formes de la vie les traits du capitalisme. Son immense succès affichait aux yeux du monde la suprématie du modèle de civilisation développé au Royaume-Uni. Sa croyance ? Les progrès de l’industrie, du commerce et des transports entraîneraient un accroissement du bien-être général après les blocus des guerres napoléoniennes.
L’organisation de l’Exposition universelle de Paris en 1867 résulte de la conjonction de plusieurs volontés culminant sous le Second Empire, l’âge d’or du capitalisme en France. Celle des industriels, qui considèrent ces expositions comme un élément clé de leur stratégie commerciale grâce aux médailles et récompenses, instruments de validation d’une qualité industrielle glorifiée. Celle du gouvernement impérial, promoteur de cette économie de la qualité dont la politique commerciale libérale constitue un volet important. Celle des intellectuels, soucieux d’améliorer l’esthétique des produits français et de renforcer la formation professionnelle des ouvriers.
Elle manifeste l’influence de la pensée saint-simonienne qui vise le progrès social et technique. L’économiste Michel Chevalier (1806-1879) fut chef de la délégation française à l’Exposition de Londres en 1851. Il avait été l'un des fervents participants à la retraite utopique de Ménilmontant, durant laquelle les disciples du philosophe Henri Saint-Simon (1760-1825) se réunirent pour élaborer une nouvelle religion centrée sur le culte de la science et de l'industrie.
Chevalier fut président du jury international de l’Exposition de 1867. Son introduction au rapport de ce jury constitue une œuvre encyclopédique qui présente en une centaine de pages l’état de l’industrie humaine et, pour ainsi dire, de la civilisation industrielle dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le rapport lui même comprend une description des récompenses attribuées par le jury spécial aux établissements et localités « qui ont développé la bonne harmonie entre les personnes coopérant aux mêmes travaux et qui ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, intellectuel et moral ».
Cet évènement renvoie à une autre figure de l’histoire française de la pensée économique et sociale influencée les saint-simoniens : Frédéric Le Play (1806-1882), condisciple de Michel Chevalier à l’École polytechnique. En tant que commissaire général, il imposa sa marque à l’Exposition de 1867.
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Diplômé de l’École polytechnique et de l’École des mines, Le Play a fait de nombreux voyages d’études, notamment en Allemagne, pour visiter les mines, les usines et s’intéresser aux populations ouvrières. Cet ingénieur est également sociologue. En se mettant en rapport intime avec les populations et les lieux, cet homme de terrain pratique une observation méthodique des faits sociaux saisis sur le vif et exposés dans le cadre de monographies. Une vérification de ces conclusions est réalisée auprès de personnalités qualifiées par leur expérience. Elle aboutit à la publication des Ouvriers européens, en 1855.
Ses études des pratiques sociales joueront un rôle important lors du concours qu’il instituera pour l’Exposition universelle de 1867. Pour lui, celle-ci devait être une exposition de l’homme en parallèle d’une exposition de la terre, mettant en évidence des machines qui facilitent le travail des ouvriers. En 1867, on trouve à l’Exposition de Paris les caves de Roquefort. Un pavillon dédié participe à l’internationalisation du bon goût et contribue à la construction de l’image commerciale de la marque. Pour répondre aux enjeux d’amélioration de la condition ouvrière des boulangers, il fut encore possible admirer le pétrin mécanique couplé à la machine à vapeur promue par Louis Robert Lebaudy (1869-1931) et, avec les mêmes objectifs économiques et sociaux pour les cigarières, les premières machines à fabriquer des cigarettes.
Sénateur du Second Empire de 1867 à 1870, la préparation de l’Exposition synthétise l’expérience de Le Play. La qualité de l’organisation joua un rôle majeur dans le succès de l’événement. La volonté d’assurer un bénéfice financier conduit à introduire des nouveautés majeures dans cette exposition : démultiplication des lieux d’exposition avec la création des pavillons, ouverture à de nouvelles problématiques, notamment la question sociale avec un musée de l’histoire du travail.
La plus grande liberté fut laissée aux exposants pour préparer leur installation. La voie est ouverte vers le gigantisme et le spectacle, au-delà de l’objectif initial. L’Exposition fait de Paris, pour un été, un lieu de fête. Ses résultats sont cependant loin de répondre aux attentes. Certes, l’industrie s’est modernisée et la France conserve son rang en matière d’arts décoratifs, mais la progression des États-Unis et des États allemands est patente.
Quant aux idées sociales des organisateurs – paternalisme et patronage –, elles ne reçurent un écho favorable qu’auprès de l’élite, et non des ouvriers.
Frédéric Le Play est aujourd’hui considéré, avec Tocqueville, comme le père fondateur de l’éthique de l’entreprise et de la conception française de la responsabilité sociale et environnementale. À présent, c’est moins la question sociale qui est au cœur des préoccupations que celle du nouveau régime climatique.
On ne parle plus de progrès, mais d’innovation. La question est de savoir si la globalisation prônée par Michel Chevalier en 1832 fait un monde habitable, selon Bruno Latour, et quelle fiction du cosmos offre à notre regard ces mises en scène spectaculaires.
Patrick Gilormini est membre de la CFDT
10.04.2025 à 17:12
Erwan Boutigny, Maître de Conférences en Sciences de Gestion et du Management, Université Le Havre Normandie
Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans
Si le streaming domine le marché de la musique, le disque vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée », avec ses éditions limitées. Pourquoi ce support, que l’on pourrait croire dépassé, séduit-il autant ? Sans doute grâce à une combinaison subtile alliant la richesse du son analogique, l’expérience d’écoute immersive et un attachement quasi fétichiste à cet objet.
Éclipsé par l’essor des cassettes, suivies du CD puis du streaming, le vinyle a opéré, à partir des années 2000, un retour remarqué. D’après le rapport du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), on assiste à une renaissance triomphante du disque noir. Selon le bilan du marché, au premier semestre 2024, du SNEP, la progression du vinyle se stabilise (+0,2 %), avec un chiffre d’affaires qui dépasse, pour la première fois depuis les années 1980, celui du CD en recul de 13 %.
Objet tendance, il attire des amateurs de tous horizons musicaux. Alors que le streaming domine le marché, comment expliquer cette renaissance ? Cet article propose d’explorer les dimensions culturelles, émotionnelles, économiques et technologiques qui sous-tendent ce retour.
Dans un monde dominé par la dématérialisation, le vinyle peut sembler constituer un anachronisme. Pourtant, sa tangibilité en fait un support musical attractif. Contrairement au streaming incarné par des plateformes comme Spotify, Deezer ou bien encore Apple Music où la musique est immédiatement accessible mais immatérielle, le vinyle offre une expérience physique unique.
Le toucher de la pochette, le regard porté sur des visuels souvent travaillés, l’odeur du disque, son placement et la satisfaction d’écouter un son analogique riche sont au cœur de l’expérience sensorielle.
Résistants aux sirènes des nouvelles technologies, les audiophiles sont d’ailleurs restés fidèles au vinyle, reprochant aux CD et au streaming une compression excessive liée à la volonté de l’industrie musicale d’imposer une loudness war qui réduit inévitablement la dynamique audio au profit de l’augmentation du volume de la musique.
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L’engouement pour le vinyle est intimement lié à un phénomène de « technostalgie », laquelle est définie comme :
« Le sentiment mélancolique et nostalgique provoqué par les sons ou les images d’appareils analogiques, ou par le souvenir de technologies obsolètes, souvent perçues comme plus authentiques que le numérique. »
Le vinyle suscite, ce faisant, une double forme de nostalgie : celle d’un passé vécu, où l’écoute de la musique était un rituel conscient et immersif, et celle d’une époque idéalisée que les nouvelles générations n’ont pas connue, mais qu’elles fantasment comme un âge d’or. Le vinyle incarne ainsi une expérience musicale délibérée à mille lieues de la consommation rapide et dématérialisée du streaming.
En adoptant ce support, les amateurs de vinyles expriment à la fois une quête d’authenticité et une volonté de se démarquer, dans un monde saturé d’offres numériques. Le vinyle impose en outre une écoute structurée. Des albums comme Dark Side of the Moon des Pink Floyd ou OK Computer de Radiohead ont été conçus avec un arc narratif précis. La séparation en deux faces pousse les artistes à réfléchir à l’ordre des morceaux.
Le vinyle valorise ainsi l’intention artistique, en invitant l’auditeur à s’immerger pleinement dans l’œuvre, sans interruption ni zapping.
Face au déclin des ventes de CD, le vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée ». Certains labels sont devenus experts des éditions limitées et luxueuses, attirant à la fois les collectionneurs et les amateurs d’objets uniques. Les artistes y trouvent un moyen de se connecter avec leur public, souvent à travers des objets exclusifs, renforçant ainsi le lien avec leurs fans. Cette tendance s’accompagne également d’une réflexion écologique et d’innovations en matière de production.
Par exemple, pour célébrer les dix ans de son album Løve, Julien Doré a opté pour une réédition en vinyle entièrement recyclé. Ce disque a été fabriqué à partir d’excédents de pressage et de rebuts de production, réduits en granules avant d’être réutilisés. Sa couleur, dépendante des matériaux recyclés, est unique à chaque exemplaire. Ce type d’initiatives illustre la façon dont le vinyle, loin d’être figé dans une simple nostalgie, s’adapte aux enjeux contemporains tout en conservant son statut d’objet singulier.
Au-delà de sa fonction musicale, le vinyle séduit ainsi par son esthétique, transformant chaque disque en un véritable objet de collection. Les rééditions et autres éditions limitées jouent sur les couleurs et les effets visuels pour enrichir l’expérience sensorielle des amateurs. Un exemple frappant est l’édition vinyle de Lover, de Taylor Swift, dont les deux disques aux teintes rose et bleu pastel reprennent parfaitement l’univers doux et romantique de l’album. Ce choix chromatique prolonge l’identité artistique de l’œuvre.
L’esthétique du vinyle repose aussi sur le design grand format des pochettes des 33 tours, qui permet une mise en valeur du storytelling visuel aux nuances vaporeuses et intimistes. Une édition encore plus singulière a vu le jour avec Lover (Live from Paris), pressée sous la forme de cœur, propulsant plus encore Taylor Swift au rang d’icône de la pop mais aussi du vinyle !
Les nouvelles technologies ont également joué un rôle crucial dans le renouveau du vinyle. Des plateformes comme Discomaton proposent de créer des vinyles personnalisés tandis que d’autres comme Discogs permettent aux collectionneurs de trouver des éditions rares. Si les nouvelles technologies facilitent l’accès aux éditions rares et personnalisées, elles contribuent également à redonner une seconde vie aux disques devenus inutilisables. Plutôt que d’être oubliés ou jetés, ces vinyles trouvent une nouvelle vocation artistique et décorative. Des initiatives comme celle de l’artiste et artisane d’art Madame Vinyles en témoignent : en récupérant des disques abîmés ou invendables, elle leur offre une seconde vie sous forme d’objets de décoration uniques.
Les expositions et projets artistiques intègrent eux aussi de plus en plus le vinyle comme médium, soulignant ses qualités esthétiques et historiques. Créée à l’occasion des Rencontres d’Arles en 2015, l’exposition Total Records a ainsi exploré l’histoire de la photographie à travers les pochettes de disques, tandis que REVERB, organisée par The Vinyl Factory, à Londres en 2024, a mis en lumière des créations d’artistes contemporains autour du vinyle. En Italie, le musée Fellini a accueilli, entre octobre 2024 et janvier 2025, Da Picasso a Warhol, une exposition célébrant la rencontre entre artistes et musique. Ces initiatives illustrent la manière dont le vinyle transcende son usage initial pour devenir un support artistique.
Le retour du vinyle est porté par une combinaison de nostalgie, de quête d’authenticité et de résistance à la dématérialisation.
Il offre une expérience unique, à la croisée de l’émotion et de la culture. Alors que le numérique continue d’évoluer, le vinyle s’impose comme un support à la fois ancré dans le passé et tourné vers l’avenir. Un paradoxe demeure : alors que le vinyle est plébiscité pour son authenticité sonore, près de la moitié de ses acheteurs ne possèdent pas de platine. Un engouement qui flirte davantage avec le fétichisme de l’objet qu’avec l’expérience auditive.
La mode étant un éternel recommencement, au-delà du vinyle, vers quel support la Génération Z se tourne-t-elle ? Les cassettes audio mais… sans nécessairement avoir de quoi les écouter.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
10.04.2025 à 17:06
Olivier Bessy, Professeur émérite, chercheur au laboratoire TREE-UMR-CNRS 6031, Université de Pau et des pays de l'Adour (UPPA)
Courses de quartier, semi-marathons, marathons, trails et ultra-trails, pourquoi y a-t-il toujours plus d’inscrits ? Souci de performer et de paraître, recherche de sensations extrêmes, ou quête de soi ?
Courir n’est plus perçu aujourd’hui comme une chose étrange, anodine, voire marginale ! Ni comme une mode passagère. Mais au contraire comme une pratique de masse qui s’est installée dans le quotidien d’un nombre toujours plus important de femmes et d’hommes ordinaires, de tous âges, à travers le monde. La course à pied a changé d’image, elle est devenue pour beaucoup d'adeptes la chose la plus importante des choses secondaires. En tant qu’espace-temps privilégié et symbolique de valorisation de soi, elle favorise de multiples formes de constructions identitaires et permet ainsi à chacun de tracer son chemin d’existence.
Du simple jogging d’entretien à des séances d’entraînement, ou encore à travers la participation à des courses ordinaires de quartier, à des manifestations ludiques (courses à obstacles…) ou solidaires (Odysséa…), ou encore à un semi-marathon, un marathon, un 100 km, sans parler des trails et ultras-trails, la course à pied se reconfigure dans de multiples versions et hybridations qui permettent aux adeptes d’en retirer des bénéfices symboliques en matière existentielle.
Dans ce contexte, un phénomène nouveau attire l’attention depuis quelque temps, car il prend une proportion inégalée jusqu’ici. Jamais autant de coureurs n’ont cherché à obtenir un dossard. Les compteurs s’affolent, les temps d’inscription se rétrécissent, les places deviennent de plus en plus chères.
L’année 2025 s’annonce comme celle de tous les records. Jamais de mémoire d’organisateur, un tel engouement pour obtenir un dossard, ouvrant droit à participer à une course, n’a été observé. Si, hier, les épreuves les plus connues connaissaient déjà de longues listes d’attente, le phénomène concerne aujourd’hui la quasi-totalité des courses. La tension sur les inscriptions s’est élargie et amplifiée.
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On assiste aujourd’hui, au sein de l’énorme vivier des coureurs ordinaires, à une envie contagieuse d’accrocher un dossard. Sur les 15 millions de coureurs estimés en France, on en dénombre cinq millions dans ce cas, soit le tiers des coureurs, ce qui représente un chiffre considérable jamais atteint jusque-là. Même si l’offre de course s’est développée en parallèle à l’augmentation de la demande (8 500 courses organisées en 2024 en France, dont plus de la moitié sont des trails, soit 4 500), la proportion toujours plus importante de coureurs désireux d’acquérir un dossard provoque un goulet d’étranglement généralisé.
De plus, on peut mettre en évidence deux phénomènes qui contribuent à amplifier le problème. Le premier fait référence au nombre croissant de courses réalisées par la même personne durant une année et le second s’observe dans la diminution progressive du temps mis par un jogger pour s’inscrire à une course. Mais alors comment expliquer ce changement de comportement de nombreux coureurs qui, hier, ne rêvaient pas de prendre un dossard et qui aujourd’hui passent le cap ?
Cette frénésie de la demande pour participer à différents types de courses organisées ne peut se comprendre qu’en convoquant la sociologie des loisirs qui fournit un éclairage pertinent sur les modes de consommation de nos contemporains, en cohérence avec l’hypermodernité qui nous gouverne aujourd’hui. Ce modèle sociétal repose sur la performance illimitée sur l’intensification de son mode d’existence et la mise en spectacle de soi-même.
Autant de valeurs qui irriguent les comportements des individus aujourd’hui et engendrent chez les coureurs un nouveau rapport à soi, aux autres et à l’environnement qui trouvent dans les courses organisées, un terrain d’expression particulièrement significatif.
En participant à un événement, quel qu’il soit, le coureur cherche à intensifier sa vie en vivant une expérience originale et en recherchant la performance.
Il s’inscrit dans « l’apparition du sujet intense qui est symptomatique du désir d’une puissance retrouvée et de l’affirmation d’une présence au monde, supposée échapper au décompte. Il se traduit par une quête d’intensification et de jaillissement de la vie », comme l’écrit Tristan Garcia.
Plus l’épreuve est extrême (marathon, 100 km, ultra-trail) et nécessite un engagement important de la personne dans la préparation comme dans la réalisation, plus elle permet au coureur de se challenger, de vivre un moment d’une intensité exceptionnelle et de se valoriser à la hauteur de l’exploit accompli. Cette logique est encore plus présente dans les épreuves emblématiques qui s’apparentent aujourd’hui à de véritables mythes. Participer et terminer le Marathon de Paris, la Diagonale des fous ou l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) permet aux coureuses et coureurs concernés d’en retirer des bénéfices symboliques encore plus importants.
De plus, courir au sein d’une épreuve organisée, offre à chacun une scène inégalée en matière de visibilité de sa performance même relative et donc un espace-temps privilégié de mise en spectacle de soi-même. Chaque coureur devient un héros même en participant à une course du dimanche ou de quartier. C’est d’autant plus vrai que l’événement est théâtralisé sur l’ensemble du parcours et, notamment, au départ et à l’arrivée, mais aussi fortement médiatisé en s’inscrivant dans le paysage local et national.
Même si ce sont des épreuves individuelles, on ne court jamais seul, on ne court pas contre, on court avec. Une nouvelle sociabilité à géométrie variable s’instaure. Participer à une course s’apparente aussi à une parenthèse enchantée où chacun joue sa propre partition tout en la partageant avec les autres.
Il y a, tout d’abord, cette communion solennelle et émotionnellement intense au départ, faite de regards complices, d’applaudissements et d’admirations réciproques. Chacun lit dans le regard de l’autre le respect d’être là et de faire partie d’une élite, mais aussi l’angoisse du défi à réaliser. Cette angoisse est mise en spectacle lors des événements les plus célèbres, avec les speakers, la musique, les feux de Bengale, le coup de feu et la foule qui s’ébranle.
Et puis la magie se prolonge pendant la course où les interactions avec les autres coureurs, mais aussi avec les bénévoles et les spectateurs sont multiples et variables selon les ambiances propres à chaque événement. Sans oublier l’arrivée qui constitue toujours une délivrance, mais aussi un aboutissement personnel salué par toute la communauté présente. Terminer une course, a fortiori un marathon ou un ultra-trail, permet de passer d’anonyme à héros et participe à la production d’une identité collective de reconnaissance dans la mesure où le finisher a le sentiment d’être valorisé par autrui, à la hauteur de l’exploit qu’il vient d’accomplir.
Enfin, ces courses sont l’occasion de fabriquer du récit à propos de sa participation et de ses exploits sur les réseaux sociaux. Ces derniers jouent un rôle très important dans la construction des imaginaires.
Participer à une course organisée, quelle qu’elle soit, modifie également le rapport à l’environnement de chaque participant qui passe d’un environnement choisi, non balisé et peu contraignant propre à ses lieux d’entraînement, à un environnement imposé, balisé et domestiqué. Ce transfert de plus en plus fréquent s’inscrit dans notre époque paradoxale où donner du sens à son existence se concrétise aussi en investissant une organisation.
S’engager dans une telle épreuve peut être assimilée à une forme de servitude volontaire où l’on décide du joug que l’on s’impose parce qu’il est pourvoyeur de bénéfices symboliques incommensurables pour les meilleurs, mais aussi pour tous ceux qui terminent.
Tous ces coureurs qui se bousculent au portillon des courses organisées pour obtenir un dossard, sont-ils animés uniquement par un double souci de performer et de paraître ? Car devoir faire constamment la preuve de sa propre existence est à la fois le moteur et la fragilité de l’individu hypermoderne, fasciné par la croyance dans le progrès infini et dans la version moderne du mythe de Sisyphe, qui incarne l’injonction permanente au dépassement de soi.
« Tandis que l’homme moderne était un principe, l’homme hypermoderne serait une fiction imposée aux individus à force de slogans et d’images », précise à ce propos Nicole Auber.
Face à cette fiction hypermoderne, ne peut-on considérer que ces modes d’engagement et d’encadrement de plus en plus recherchés par les coureurs obéissent aussi à la recherche d’un nouveau sens irrigué par la transmodernité en émergence. Éviter les interprétations schématiques, c’est considérer que les coureurs ne sont pas tous animés uniquement par la performance désincarnée et la mise en spectacle illimitée de soi, soumis à une logique permanente d’accélération, mais qu’ils sont attirés aussi par une quête intérieure à forte résonance intime, sociale et environnementale, dans un espace-temps en décélération.
Autrement dit, prendre un dossard, a fortiori dans le cadre de courses festives, solidaires et à forte vigilance environnementale, peut s’envisager différemment, en privilégiant un engagement plus réflexif, une sociabilité plus engagée et un rapport plus protecteur à l’environnement. L’expérience vécue participe aussi d’une forme de réenchantement de son existence.
Et si, dans tous les cas, ces coureurs en quête de dossards ne jouaient rien de moins que leur survie, dans une société empreinte de paradoxes et en proie à la morosité ?
L’auteur de cet article publie, courant 2025, Courir. De 1968 à nos jours, t. 2 : Courir sans limites. La révolution de l’ultra-trail, préface de Georges Vigarello, éditions Outdoor.
Olivier Bessy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:55
Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De la Bataille du Rail à la Grande Vadrouille, du Silence de la mer au Vieil Homme et l’enfant, des classiques du cinéma contribuent à nos représentations de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces films reflètent-ils la façon dont la mémoire visuelle des années 1939-1945 s’est forgée et a évolué en France ?
Les cheminots faisant dérailler le convoi allemand Apfelkern dans la Bataille du rail (1946), le duo de résistants malgré eux formé par Louis de Funès et Bourvil dans la Grande Vadrouille (1966) ou encore la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance (1983) ont contribué, avec d’autres personnages de films, à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale, dans sa version héroïsante.
Voilà qui nous rappelle combien la fiction a pu tenir une place importante dans la manière dont nos sociétés se représentent le passé. Avec sa puissance de média de masse, le cinéma joue un rôle clé dans la structuration d’une mémoire visuelle du second conflit mondial, comme en témoignent certains succès commerciaux. La Grande Vadrouille a réuni plus de 17 millions de spectateurs, un record ; Papy fait de la résistance quatre millions !
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Alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, il est pertinent d’interroger les topoï comme les silences de ces représentations cinématographiques. C’est ce que nous avons fait avec des étudiantes et étudiants français et allemands dans un séminaire organisé à la Freie Universität de Berlin.
À partir d’un corpus comportant 26 films, dont 11 se focalisaient sur la période 1939-1945, nous avons cherché à savoir dans quelle mesure la manière dont on définit son image en tant que collectif est liée à l’image qu’on se fait de l’Autre.
Introduit par Henry Rousso en 1987 dans le Syndrome de Vichy, le résistancialisme désigne un triple processus visant à marginaliser ce qu’a été le régime de Vichy et à systématiquement minorer son emprise sur la société française ; à construire la « Résistance » en objet de mémoire bien au-delà du nombre réel de ses participants ; à assimiler cette « Résistance » à l’ensemble de la nation.
De la sortie de la guerre à la fin des années 1960, ce mythe résistancialiste structure la plupart des récits filmiques, relève Zélie Martinet, participante du séminaire. « Dans ces productions, les personnages ont souvent un lien, volontaire ou non, avec la résistance ». L’exemple paradigmatique apparaît dans la Grande Vadrouille avec « deux protagonistes qui se retrouvent entraînés à résister, quasi malgré eux, secondés par des Français plus prêts les uns que les autres à les aider ». Une France naturellement résistante car occupée, mais pratiquement sans collaborateurs, ni déportation de Juifs…
C’est en 1974, avec les Guichets du Louvre, centrés sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, en juillet 1942, à Paris, que le grand écran devient le lieu de projection d’une crise des mémoires héroïques.
Dans cette évolution, on voit combien le cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale reflète davantage les façons dont la société française se représente son passé qu’il ne les infléchit ou les devance.
Ces régimes mémoriels sont le lieu d’une autre évolution : celle de la représentation de l’Allemand.
Dans les productions d’après-guerre, il « correspond d’abord aux stéréotypes du soldat autoritaire et violent, qui s’impose et impose son autorité aux Français », souligne Zélie Martinet. Ainsi, dans la Bataille du rail, en 1946, les cheminots sont rassemblés pour écouter le discours d’un officier allemand. Il les harangue avec un fort accent français et une gestuelle exagérée qui rappela sans doute aux spectateurs les discours de Hitler. Le propos est également sans nuance : « Nous vous tendons la main ; mais si vous nous tendez le poing, on vous cassera la gueule », pour reprendre la traduction de l’ouvrier interprète.
Dans le Silence de la mer – la nouvelle de Vercors que Jean-Pierre Melville adapte en 1949 –, apparaît une autre Allemagne avec Werner von Ebrennac, un officier de la Wehrmacht, francophone et francophile. Cadrages et silences soulignent l’ambiguïté de la relation qui s’instaure au-delà des mots avec la nièce du narrateur chez lequel il est logé. « L’Allemand est alors représenté d’une autre façon : humanisé comme humaniste, il pourrait être dans un autre contexte l’ami de ses ennemis », selon Zélie Martinet, étudiante du séminaire.
Dans Un taxi pour Tobrouk (1961), l’officier distingué au français châtié, joué par Hardy Krüger – grand blond aux yeux bleus affecté à l’Afrika Korps – prolonge cette évolution la décennie suivante. Alors qu’il est prisonnier d’une escouade de FFL (Forces françaises libres), il est si secourable que la méfiance initiale de ses geôliers se transforme en irrésistible sympathie : « À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître », finit par dire l’un des Français.
Dans les années 1980, Papy fait de la résistance (1983) apporte comme une conclusion à cette évolution en désarmant cette figure sur le mode comique : alors que la culture du général Hermann Spontz, dont les citations, « attribuées à tort à Goethe ou à raison à Corneille », sont désormais ridiculisées, la face obscure de l’occupant est également tournée en dérision avec Ludwig von Apfelstrudel, demi-frère de Hitler et nazi fanatique. Toutefois, l’humanisation guette : dans la parodie finale des Dossiers de l’écran, l’ancien gouverneur militaire de Paris est devenu le mari de Bernadette Bourdelle.
À l’heure où la réconciliation entre les deux anciens ennemis héréditaires apparaît comme une constante européenne, la mémoire héroïque de la Seconde Guerre mondiale est en passe d’être remplacée par une orientation victimaire structurée autour de la Shoah.
Inversement, si on lie ces représentations de l’Autre à la violence guerrière, Marie Chave – autre participante du séminaire – fait valoir « une autre caractéristique qui s’illustre surtout à travers le contexte historique et la présence allemande ». Et de prendre l’exemple du Vieil Homme et l’enfant (1967) dans lequel les soldats allemands sont quasi absents : présence d’officiers dans un magasin parisien, affiche annonçant des représailles en cas d’attentats dans un village.
Loin du front et des rafles, le film met en avant l’antisémitisme français vu par un enfant juif. Les truculents échanges sur « les » Juifs entre pépé et le petit Claude, enfant caché qui lui a été confié, apportent un regard différent sur le cinéma de guerre : « Sans Allemand ni occupation, disparaît cette représentation habituellement si violente et éprouvante pour les spectateurs », souligne Marie Chave. Pour autant, la mise à distance de l’antisémitisme de la France de Vichy brocarde les stéréotypes et invite à réfléchir sur la violence insidieuse des catégories.
L’utilisation du cinéma ne déforme pas seulement, elle invisibilise aussi ceux qui ne peuvent revêtir les habits de héros, à commencer par le 1,8 million de prisonniers de guerre français.
Comme le relève Eloïse Quinette, qui a participé au séminaire, ils sont « vus comme les perdants de la campagne de 1940 et ne rentrent pas dans le mythe résistantialiste ». Seul l’évadé a droit de cité – et encore : la tentative de Charles Bailly et sa vache Marguerite s’apparente à une pittoresque cavale à travers une Allemagne tantôt bienveillante (du côté des fermiers et surtout des fermières) tantôt si bêtement disciplinée que ses autorités se révèlent inefficaces et qu’on se demanderait presque pourquoi 4,37 % uniquement des captifs dans le Reich ont réussi à se faire la belle.
Sorti en 1955, les Évadés brouille par son huis clos l’image résistancialiste. L’image de l’évadé se politise avec les trois prisonniers cachés dans un wagon qui doit les mener en pays neutre : « Ils ont des motivations diverses et pas toujours patriotiques pour leur projet : rejoindre Londres, rester en Suède ou rentrer en France et attendre », relève encore Éloïse Quinette.
Une différenciation parallèle semble se développer dans les représentations des Allemands : aux gradés bornés et fanatiques qui donnent l’ordre de couler le canot de sauvetage faisant route vers la Suède succèdent des soldats pilleurs et un jeune gardien qui paraît chercher autant que ses passagers clandestins à échapper à la guerre.
Les relations franco-allemandes ne sont pas seulement le propos des films, elles tiennent aussi au contexte de production, avec des accords de coopération cinématographique, notamment à partir de l’entre-deux-guerres.
« Dans les années 1950-1960, des films comme Die Brücke/le Pont, le Silence de la mer ou encore la Grande Vadrouille ouvrent la relation franco-allemande à un horizon d’attente européen. Ils peuvent alors offrir une vision plus nuancée des rapports entre les Français et leurs alliés ou ennemis à travers des figures plus complexes », note Marie-Lou Bruxer, une quatrième participante du séminaire.
À lire aussi : Le retour des pères après la Seconde Guerre mondiale : un tournant dans l’histoire des familles en France ?
Cela conduit à s’interroger sur la capacité de ce cinéma à « façonner les perceptions collectives pour devenir un vecteur de mémoire ». Conclure qu’il s’est imposé comme un outil pédagogique pour transmettre l’histoire serait toutefois hâtif tant les limites existent, à commencer par les droits d’auteur freinant la diffusion et la barrière linguistique restreignant la portée des films.
Certes, le cinéma ne permet sans doute pas de retracer de manière linéaire ou exhaustive l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945. Toutefois, il offre un miroir particulièrement révélateur de l’imaginaire collectif en soulignant combien l’image de soi est étroitement liée à celle de l’Autre. Cette valence du couple franco-allemand à l’écran peut fournir un levier pour interroger les manières dont ces deux nations se construisent, se racontent et se projettent dans une histoire commune européenne.
Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:54
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Quelle place avaient les femmes à la cour papale, au Moyen Âge ? En suivant la trace des paiements effectués par la papauté, une étude historiographique montre que si elles n’étaient pas des figures de pouvoir, elles étaient indispensables au quotidien de la cour.
Le rôle des femmes dans l’église médiévale était officiellement très limité. Il se circonscrivait à l’enfermement et au célibat. Elles pouvaient être emmurées à vie comme recluses, ou nonnes dans un couvent classique.
En pratique, la réalité était plus complexe.
Les femmes médiévales étaient présentes partout, même dans les maisons des prêtres. L’historienne Jennifer Thibodeaux nous rappelle que si le célibat était déjà l’idéal de l’Église, il n’a pas été véritablement appliqué avant la fin du Moyen Âge. Jusqu’au XIe siècle au moins, certains prêtres avaient des épouses et des enfants qui n’étaient pas considérés comme illégitimes. Même après la peste noire du XIVe siècle, les foyers cléricaux avec femmes et enfants prospéraient en Italie.
L’historienne Isabelle Rosé insiste aussi sur le fait que le célibat se définissant en binôme : abstinence temporaire et perpétuelle, une abstinence temporaire, largement acceptée par l’Église n’empêchait pas une vie familiale.
Au fil du temps, à partir du Moyen Âge central, l’approche de l’Église sur la sexualité illicite et l’illégitimité se durcit, et son attitude envers les femmes fait de même. Les scolastiques médiévaux – tous des hommes – définissent le tempérament des femmes en termes négatifs. Pour eux, elles sont lubriques, frivoles, infidèles, capricieuses, imprévisibles et facilement tentées. Elles doivent donc être constamment surveillées et tenues à l’écart des clercs – du moins en théorie. Elles ne peuvent pas occuper de poste officiel à la cour pontificale, sauf si elles sont la mère ou la sœur du pape.
Ainsi, les normes officielles excluent les femmes des fonctions cléricales et limitent leurs rôles sociaux, mais l’étude des registres comptables médiévaux révèle une réalité plus nuancée.
Les registres comptables des Archives vaticanes permettent de tracer ce qui était payé pour quoi à la cour d’Avignon, où la papauté est installée pour la majeure partie du XIVe siècle. Au fil d’une tâche fastidieuse – déchiffrer les « mains médiévales » qui classent les dépenses en catégories telles que « salaires extraordinaires », « ornements liturgiques », « dépenses militaires » ou « comptes de la cire » – j’ai découvert une surprise : les femmes apparaissent dans les comptes parmi les employés salariés de la cour papale.
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Elles travaillent, sont rémunérées, et participent au bon fonctionnement de la cour pontificale et de ses environs, bien que dans l’ombre et sous l’autorité de figures masculines. Les femmes occupent même des postes qui impliquent un contact direct avec le chef de l’Église. Même les vêtements d’un pape doivent être confectionnés, réparés et lavés.
Les Introitus et Exitus, les registres financiers médiévaux des Archives apostoliques du Vatican, fournissent des preuves substantielles que les femmes fabriquaient des ornements et des vêtements sacerdotaux. Ce sont des femmes qui ont créé le style orné hautement apprécié des pontifes avec du lin blanc pur et des broderies d’or.
Entre 1364 et 1374, les registres mentionnent également les blanchisseuses du pape – des femmes perdues dans l’histoire. Parmi elles, on trouve Katherine, l’épouse de Guillaume Bertrand ; Bertrande de Saint-Esprit, qui lave tout le linge du pape lors de son élection ; et Alasacie de la Meynia, épouse de Pierre Mathei, qui s’occupe du linge du pape pour les festivités de Noël de 1373, puis en 1375.
Ces femmes sont toutes épouses d’officiers à la cour papale. Les archives les identifient par leur nom complet, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde dans les registres. C’est important : les archives leur confèrent une présence réelle, contrairement à la plupart des travailleuses de l’époque.
Les archives plus tardives sont moins précises. Entre 1380 et 1410, des vêtements liturgiques sont confectionnés et lavés par diverses femmes, notamment l’épouse non nommée de Pierre Bertrand, docteur en droit ; Agnès, épouse de Maître François Ribalta, médecin du pape ; Alasacie, épouse du charpentier Jean Beulayga ; et l’épouse non nommée du chef cuisinier du pape, Guido de Vallenbrugenti, alias Brucho. Seule une femme, Marie Quigi Fernandi Sanci de Turre, apparaît sans parent masculin.
Avec le temps, dans les archives du XVe siècle tardif, les noms des femmes ne sont plus systématiquement enregistrés.
La plupart de ces femmes sont également mariées à des officiers curiaux qui maintiennent leur rang à la cour grâce à des métiers dans le commerce, la médecine ou l’armée. Les épouses maintiennent une occupation salariée, explicite et enregistrée mais ne sont jamais payées directement, leur mari perçoit leur salaire.
Les travaux domestiques et artisanaux réalisés par ces femmes ne sont pas toujours documentés avec précision, mais ils sont néanmoins essentiels. Elles sont responsables de la fabrication et de l’entretien des vêtements liturgiques, du linge personnel du pape, et d’autres tâches qui garantissent le bon déroulement des cérémonies ecclésiastiques. Cette reconnaissance financière, même si elle est administrée par leur époux, témoigne d’une forme d’emploi rémunéré pour les femmes à la cour papale.
Même si ces femmes ne sont pas officiellement reconnues comme membres de la cour papale, leur travail est crucial pour le fonctionnement de l’Église. Le fait qu’elles apparaissent dans les archives financières papales montre que l’Église médiévale reconnaissait leur contribution, même si cela était sous une forme limitée et indirecte. Leur présence rappelle que l’histoire de l’Église n’est pas seulement celle des cardinaux et des papes, mais aussi celle des nombreuses personnes anonymes qui ont contribué à son fonctionnement quotidien.
De nombreuses femmes à la fin du Moyen Âge ont immigré en Avignon pour y trouver un gagne-pain. Selon une enquête partielle sur les chefs de ménage de la ville en 1371, environ 15 % sont des femmes. La plupart arrivent de loin – d’autres régions de la France actuelle, ainsi que d’Allemagne et d’Italie – pour rejoindre la cour papale et tenter leur chance sur le marché du travail.
Parmi ces cheffes de ménage, 20 % déclarent une profession. La variété de leur métier est stupéfiante. Il y a des marchandes de fruits, des couturières, des tenancières de tavernes, des bouchères, des chandelières, des charpentières et des tailleurs de pierre. À Avignon, les femmes peuvent être poissonnières, orfèvres, gantières, pâtissières, épicières et marchandes de volaille. Certaines sont fabricantes d’épées, pelletières, libraires, revendeuses de pain ou gardiennes d’étuves.
Les bains publics, appelés « étuves », sont souvent des bordels. En Avignon, la prostitution est considérée comme une profession légale, quelques fois contrôlée par l’Église. Marguerite de Porcelude, surnommée « la Chasseresse », paie ainsi une taxe annuelle au diocèse pour son logement. Plusieurs prostituées louent des logements appartenant au couvent de Sainte-Catherine, et Marguerite Busaffi, fille d’un banquier florentin influent, possède un bordel dans la ville.
En 1337, le maréchal de la cour romaine – le plus haut magistrat séculier à la cour – impose une taxe de deux sols par semaine aux prostituées et aux souteneurs. Scandalisé par cette pratique, le pape Innocent VI l’annule en 1358.
Cependant, en raison de la souillure attachée au commerce du sexe, l’Église tenta de réformer les prostituées et de les convertir en religieuses. Dans les années 1330, les papes d’Avignon les enferment dans un couvent spécial, celui des repenties, situé loin du centre-ville.
Pendant près d’un siècle, des groupes de prostituées y prennent le voile et vivent en religieuses, dirigeant elles-mêmes les affaires de leur couvent avec une poigne de fer.
Dans les années 1370, le pape Grégoire XI offre aux religieuses et à leurs bienfaiteurs une indulgence plénière, c’est-à-dire une absolution totale de leurs péchés. Cloîtrées, les repenties suivent une règle qui insiste sur leur abstinence, le « chemin à suivre pour le retour à une chasteté spirituelle ».
Les dames du couvent ont laissé des archives détaillées des biens qu’elles ont acquis. En 1384, ses dirigeantes adressent une requête au Trésor pontifical, exigeant le paiement des arriérés d’un don sacerdotal – et elles obtiennent gain de cause. Peu de femmes médiévales osaient réclamer leurs dus devant une cour, encore moins devant la cour du pape. Les repenties, ces anciennes travailleuses du sexe, elles, l’ont fait.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 17:44
Grégory Miras, Professeur des Universités en didactique des langues, Université de Lorraine
Mélanie Lancien, Maîtresse de Conférence en linguistique
Que racontent les accents des personnages de dessins animés type Disney ou Dreamworks ? Mettent-ils en avant la diversité culturelle ou jouent-ils surtout sur les stéréotypes ?
Chacun se souvient de l’accent hispanophone du Chat Potté dans Shrek, ou (quasi) russophone de Gru, dans Moi, Moche et Méchant. Or, dans les versions originales comme dans les versions doublées, c’est souvent les accents standards, dits « neutres », qui dominent. Qui ne s’est pas déjà demandé pourquoi Mulan et Rebelle dans les dessins animés éponymes, ou encore Tiana, dans la Princesse et la Grenouille, s’expriment comme des présentatrices télé ! Alors quelle est la place des accents, notamment étrangers, dans les dessins animés ? Et comment ces accents dialoguent-ils avec les perceptions que nous en avons dans la vie réelle ?
Dans les années 1990, la chercheuse américaine Rosina Lippi-Green a analysé 24 dessins animés de la franchise Disney, produits entre 1938 et 1994. Cela va de Blanche-Neige au Roi lion – soit 371 personnages au total. Dans les versions originales en langue anglaise de ces films, elle a dénombré 91 personnages qui, en toute logique, ne devraient pas parler anglais : citons le Roi lion qui se déroule objectivement en Afrique avec des patronymes originaires du swahili, une langue parlée en Afrique centrale et orientale (par exemple, mufasa signifie « le roi » ou « celui qui gouverne »).
Or, sur 91 personnages, ils ne sont que 34 à s’exprimer en anglais avec un accent dit « étranger » – cette dénomination étant sujette à débat, car elle pose la question des limites de ce qui est étranger. Les autres personnages n’ont « aucun accent » ou plutôt un accent standard.
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Le cas de l’ours Paddington, personnage de fiction créé par l’écrivain britannique Michael Bond, n’est pas en reste sur la question. Originaire du Pérou où il s’entraîne avec des ressources pédagogiques britanniques, on lui attribue son nom à son arrivée en Angleterre. Or, de nombreux spectateurs se demandent, dans la presse et sur des forums anglophones après la sortie du film, pourquoi il a un accent anglais britannique plutôt qu’un accent hispanophone en anglais. Ils semblent oublier qu’il s’agit d’un personnage fictif qui pourrait donc avoir n’importe quel accent. L’adaptation française a tranché la question en lui attribuant un accent standardisé (dit « sans accent »). Angela Smith, chercheuse en Grande-Bretagne, souligne qu’il est présenté à l’origine, par son créateur, comme ayant une petite voix, loin de l’agressivité d’un ours et sans accent étranger, mais ayant adopté la langue de la culture dominante anglo-saxonne.
Luca Valleriani de l’Université La Sapienza, à Rome, a étudié le cas du long-métrage d’animation Zootopie, produit par Disney, qui met en scène des animaux anthropomorphiques– c’est-à-dire reprenant des traits humains. Dans cette ville peuplée d’animaux, un officier lapin doit collaborer avec un renard arnaqueur pour résoudre une affaire. Dans la version originale, c’est-à-dire anglophone, plusieurs personnages ont des accents états-uniens et trois ont des accents dits « étrangers » : une pop star a l’accent latino-américain (doublée par Shakira), un patron de mafia a l’accent italien américain et un chef de la police a l’accent de l’est londonien avec une touche sud-africaine.
Dans les adaptations danoise et française du film, deux de ces accents (la pop star et le chef de la police) ont été standardisés. En France, l’accent italien du patron de la mafia a presque disparu en étant substitué par une qualité de voix et une prosodie spécifiques qui s’ajoutent à une musique clichée de l’Italie jouée lorsqu’il s’exprime. La version italienne a adapté ces différents accents, en attribuant aux personnages des variétés régionales italiennes : napolitaine, sicilienne et toscane, notamment.
Le film Zootopie est un bon exemple d’usage stéréotypé des accents. Il propose un message humaniste selon lequel la race et l’apparence physique n’ont rien à voir avec le fait d’être mauvais ou bon. Et pourtant, il charge les accents de stéréotypes, particulièrement ceux, régionaux, renvoyant à des dimensions sociales, « provinciale » ou « mafieuse ». La question du doublage devient ainsi majeure puisque la plupart de ces productions sont produites aux États-Unis et renvoient à des stéréotypes ou clichés états-uniens ou anglophones.
Lippi-Green rappelle que le contexte géopolitique se reflète dans les stéréotypes de chaque époque. Prenons les personnages des méchants : pendant la Seconde Guerre mondiale, ils parlaient avec un accent japonais ou allemand ; pendant la guerre froide, avec un accent russe, et pendant les guerres d’Iran ou d’Irak, avec un accent arabe, identifiant ainsi les adversaires du héros ou de l’héroïne comme venant de pays « ennemis » des États-Unis.
Toujours selon la chercheuse Lippi-Green, les producteurs utilisent ces accents pour plusieurs raisons : situer rapidement un espace géographique (accent russe = Russie) ; faire un raccourci en cataloguant un personnage (accent italien = un mafieux) ; produire un effet humoristique (accent belge) ; ou alors, par facilité et pour des questions de coûts, ils vont standardiser les façons de parler. Dans son étude, elle montre aussi, dans les versions en anglais des films, que la proportion de méchants ayant un accent dit « étranger » (40 %) est supérieure à celle qui a un accent américain ou britannique (20 %). Si son travail relève que l’accent français hexagonal est souvent présenté comme ayant une valeur positive, il fait aussi l’objet de stéréotypes ; il est régulièrement associé à des personnages irascibles (le cuisinier dans la Petite Sirène) ou dragueurs (O’Malley dans les Aristochats), reflétant le cliché que l’on se fait des Français aux États-Unis.
Les discriminations liées à l’accent ne sont pas toujours évidentes ni explicites. On peut noter que dans les films d’animation, les personnages qui, en plus d’un accent, ont aussi d’autres caractéristiques très différentes des personnages principaux, sont souvent relégués à des rôles secondaires. Ils peuvent aussi avoir des rôles de premier plan avec des opportunités réduites (le méchant manipulateur doit être vaincu sans rédemption possible). Parallèlement, les études semblent montrer que les personnages de méchants sont régulièrement affublés d’un accent britannique, qui leur donnerait de la crédibilité, car il renverrait à des traits de caractère alliant une intelligence redoutable et une faible moralité. Dans la version anglophone du Roi lion, Mufasa (le roi de la savane) a un accent américain, tandis que son frère, Scar, a un accent britannique.
Si l’on connaît peu l’impact direct de ces accents sur les jeunes enfants, Patricia Kuhl a pu démontrer que les nourrissons américains âgés de 9 à 10 mois peuvent activer un apprentissage phonétique (dans ce cas, le mandarin) à partir d’une exposition humaine en direct, mais que cet apprentissage ne se fait pas avec la télévision. Cela suggère que, chez le très jeune enfant, l’interaction sociale réelle renforce la capacité à s’approprier de nouveaux sons. Kossi Seto Yibokou souligne que les étudiants français qui apprennent l’anglais à l’université sont largement influencés par la prononciation américaine des séries. Il est donc possible de penser que l’impact des écrans sur les accents peut dépendre de l’âge.
Lippi-Green compare l’accent à une Maison des sons que l’on construit, puis décore, aménage et étend en fonction de ses rencontres. Les individus adaptent (in)volontairement leurs accents en fonction des situations et du temps qui passe. Les films, dessins animés, mangas et autres médias peuvent influencer notre perception des accents de manière complexe. Parfois, ils diffusent une image caricaturale des accents, ce qui nous habitue à être plus à l’aise avec ce qui nous est familier (ce que l’on présente comme un « non-accent » ou un accent « neutre ») et méfiants envers ce qui semble différent de nous (les accents que l’on identifie comme « étrangers » par exemple).
Faire entendre des accents différents mais non stéréotypés, dès le plus jeune âge, contribue à favoriser la capacité universelle à se comprendre les uns et les autres, peu importe sa façon de parler. Plutôt que de supprimer ou corriger les accents, on peut aider à mieux les comprendre.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
01.04.2025 à 16:12
Philippe Lépinard, Maître de conférences en sciences de gestion et du management, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Depuis 2015, l’IAE Paris-Est déploie des jeux vidéo dans ses cours. Les stars : Minecraft et Microsoft Flight Simulator. Les outsiders : Luanti et FlightGear. Logiciels propriétaires contre logiciels libres. Avec la pandémie de Covid-19 et la multiplication des cours à distance, ces jeux vidéo permettent d’immerger des centaines d’étudiants dans des mondes virtuels.
Aujourd’hui sort le film Minecraft, tant attendu par les fans du jeu vidéo. Garrett, Henry, Natalie et Dawn sont projetés à travers un mystérieux portail menant à La Surface – « un incroyable monde cubique qui prospère grâce à l’imagination. » Pour rentrer chez eux, il leur faudra maîtriser ce monde et créer le leur !
Côté réalité, dans le cadre du projet pédagogique et de recherche en ludopédagogie EdUTeam, nous déployons depuis 2015 des jeux vidéo coopératifs, non violents, multijoueurs et multiplateformes. Où ? Dans plusieurs enseignements intégralement expérientiels à l’IAE Paris-Est. Alors que notre fab lab d’expérimentation ludopédagogique GamiXlab et le projet EdUTeam fêtent leurs dix années d’existence en 2025, notre article propose une rétrospective de l’usage pédagogique de ces jeux, ainsi que quelques axes d’évolutions envisagés.
Les premières utilisations pédagogiques de jeux bac à sable tels que Minecraft et MinecraftEdu datent de 2015 au sein de projets tutorés. Ils mêlent des élèves ingénieurs de l’école de l’UPEC – EPISEN, ex-ESIPE-Créteil – et des étudiants de différents masters de l’IAE Paris-Est. L’objectif de ces activités était de développer des fonctionnalités pédagogiques en langage Java, afin de concevoir une plateforme de formation en management des systèmes d’information. L’exemple le plus saillant fut la connexion en temps réel entre MinecraftEdu et le progiciel de gestion intégré Dolibarr. Il permit d’enseigner la gestion de projets de systèmes d’information.
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L’acquisition de MinecraftEdu par Microsoft en 2016 entraîna une rupture dans les possibilités d’évolution du jeu par la communauté. Nous nous sommes alors tournés vers le jeu de type Free/Libre Open Source Software (FLOSS) Minetest, aujourd’hui nommé Luanti. Grâce au langage de script Lua, Minetest est hautement paramétrable et personnalisable. Il est déjà, à lui seul, particulièrement flexible pour des usages pédagogiques. Alors que Minecraft limite sa version éducation à 30 joueurs, nous avons immergé plus de 100 étudiants dans le monde virtuel de Minetest. Le moment était propice : nous devions animer des cours en management d’équipe et gestion de projets durant les confinements dus à la pandémie de Covid-19.
Le mode classroom autorise même d’avoir plusieurs groupes en même temps dans un unique univers. Après cette période de formation à distance, les projets tutorés ont repris. De nouveaux enseignements en présentiel – ou comodaux – et développements ont été réalisés. L’équipe de l’année universitaire 2024-2025 travaille actuellement sur la connexion de Luanti avec le système d’information géographique (SIG) QGIS. L’objectif est de proposer un dispositif ludopédagogique permettant des enseignements de gestion intégrant de l’information géographique. Les usages de Minetest ont aussi couvert des activités internationales avec des enseignants et étudiants de plusieurs autres pays : Allemagne, Canada, Inde, Pays-Bas et Ukraine.
Depuis 2019, nous déployons, en parallèle des jeux de construction abordés précédemment, des simulateurs de vol.
Dans un premier temps, nous avons proposé, jusqu’en 2022, un cours transversal, pour les étudiants de licence, de découverte de l’aéronautique avec le jeu X-Plane. Nos observations durant cet enseignement nous ont donné plusieurs idées pour des formations de gestion. Nous avons expérimenté deux cours de niveau master – facteurs humains et organisation à haute fiabilité – s’appuyant sur Microsoft Flight Simulator 2020. Toutefois, la configuration matérielle et les contraintes liées à la sécurité des systèmes d’information de l’université se sont avérées beaucoup trop importantes pour que son usage devienne réellement opérationnel.
En 2023, nous l’avons alors remplacé par FlightGear. Comme Luanti, ce jeu intègre un langage de script pour développer de nouvelles fonctionnalités. Il s’agit de Nasal. Le changement de simulateur de vol n’est pas dû spécifiquement à cette caractéristique. Son intérêt principal est sa capacité à créer un réseau local sans nécessiter de connexion internet. Il reproduit le monde entier en s’appuyant notamment sur les données libres d’OpenStreetMap.
De nombreux outils peuvent être associés à FlightGear pour étendre ses possibilités. Nous mettons en œuvre OpenRadar, un autre logiciel de type FLOSS, simulant le radar d’une tour de contrôle. L’objectif : les étudiants doivent coordonner leurs camarades répartis sur les simulateurs de vol. L’équipe de développement s’attelle cette année à faire fonctionner des matériels optionnels non actuellement supportés par FlightGear, comme les écrans et panneaux de contrôles externes de la société Logitech.
Ironiquement, le passage de logiciels propriétaires à leurs équivalents FLOSS n’avait initialement rien d’idéologique. Ce furent bien les contraintes des logiciels propriétaires, pourtant beaucoup plus attrayants, qui nous ont menés à implémenter des jeux vidéo en open source. Ce changement a introduit plusieurs prises de conscience dans nos activités pédagogiques et de recherche qui nous ont poussés à approfondir cette voie. Nous nous sommes intéressés à la production de ressources éducatives libres (REL) définies par l’Unesco :
« Des matériels d’apprentissage, d’enseignement et de recherche, sur tout format et support, relevant du domaine public ou bien protégés par le droit d’auteur et publiés sous licence ouverte, qui autorisent leur consultation, leur réutilisation, leur utilisation à d’autres fins, leur adaptation et leur redistribution gratuites par d’autres. » (Unesco, 2022, p.5.)
Nous mettons toutes nos réalisations à la disposition de la communauté. En parallèle, les configurations informatiques nécessaires pour les jeux Luanti et FlightGear, par rapport à leurs concurrents propriétaires, sont beaucoup plus faibles et les mises à jour nettement plus rapides. Bien entendu, l’esthétisme des jeux est également moindre, mais cela n’a aucun impact sur les usages pédagogiques.
Nous avons réfléchi sur les concepts d’innovation frugale et de frugalité technologique. Nous démontrons que ces jeux respectent les trois critères fondamentaux de la frugalité technologique : réduction importante des coûts, focus sur les fonctionnalités essentielles et degré de performance optimisé.
Luanti et FlightGear ne sont bien entendu pas les seuls jeux vidéo FLOSS multijoueurs. Il en existe de nombreux autres qui ne demandent qu’à être explorés. On trouve par exemple des jeux sur la thématique des transports (OpenTTD et Simutrans) ou sur le développement de civilisations comme Freeciv ou 0 A.D..
Ces logiciels, comme Luanti et FlightGear, disposent de communautés dynamiques, mais sans aucune garantie sur leur persistance. Cet aspect représente le risque le plus important pour nos activités. Les compétences nécessaires au maintien et à l’évolution des jeux en open source demandent un engagement important, constant et bénévole de ses membres.
Nous avons d’ailleurs commis des erreurs en début de projet en ne consacrant pas suffisamment de temps à la transmission des connaissances minimales d’une équipe de projet tutoré à l’autre. À l’heure des questions de souveraineté technologique, une démarche formelle de gouvernance des ressources éducatives libres à l’échelle nationale pourrait dès lors permettre de garantir une certaine pérennité des pratiques et outils développés, tout en facilitant leurs diffusions…
Philippe Lépinard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.04.2025 à 16:10
Pascal Lardellier, Professeur, chercheur au laboratoire CIMEOS et à IGENSIA-Education, Université Bourgogne Europe
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia
En 1917, le sociologue Max Weber soulignait le « désenchantement du monde », ce processus de recul des croyances religieuses et magiques au bénéfice de la rationalisation et des explications scientifiques. Cent huit ans plus tard, serait-ce par la quintessence du rationnel, l’intelligence artificielle, que se manifesteraient à nouveau les croyances mystiques ?
Notre relation à l’intelligence artificielle (IA) s’inscrit dans une longue histoire de fascination mystique pour les technologies de communication. Par mystique, nous entendons l’expérience d’une relation directe avec une réalité qui nous dépasse. Ainsi, du télégraphe, perçu au XIXe siècle comme un médium spirite capable de communiquer avec l’au-delà, jusqu’à l’ordinateur HAL de 2001, l’Odyssée de l’espace incarnant une intelligence supérieure et inquiétante, les innovations technologiques ont toujours suscité des interprétations spirituelles.
Avec l’IA, cette dimension prend une ampleur inédite. Nous sommes face à une double illusion qui transforme profondément notre rapport au savoir et à la transcendance. D’une part, l’IA crée l’illusion d’un dialogue direct avec une intelligence supérieure et extérieure, produisant des contenus apparemment originaux – comme ces étudiants qui consultent ChatGPT tel un oracle moderne pour leurs travaux universitaires. D’autre part, elle promet une désintermédiation totale du savoir, abolissant toute distance entre la question et la réponse, entre le désir de connaissance et son assouvissement immédiat.
Cette configuration singulière réactive ce que le théologien Rudolf Otto qualifiait de « numineux » : une expérience ambivalente du sacré mêlant fascination (fascinans) et effroi (tremendum) face à une puissance qui nous dépasse.
La culture populaire contemporaine reflète parfaitement cette ambivalence. Dans la série Black Mirror, nombre d’épisodes explorent notre relation troublée aux intelligences artificielles, entre désir de fusion et terreur de la dépossession. Le film Her, de Spike Jonze, pousse plus loin cette exploration : son protagoniste tombe amoureux d’une IA dont la voix l’accompagne en permanence, tel un ange gardien moderne. Cette fiction dialogue étrangement avec notre réalité quotidienne, où de plus en plus d’individus développent une relation intime avec leur IA conversationnelle, lui confiant leurs doutes, leurs espoirs et leurs prières et questionnements profonds.
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Cette relation ambivalente à l’IA évoque d’autres schémas anthropologiques fondamentaux. Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss avait mis en lumière le concept de « hau », cette force mystérieuse qui, dans les sociétés traditionnelles, circule à travers les objets et les anime. Cette notion prend un sens nouveau à l’ère de ce que les chercheurs nomment « l’informatique ubiquitaire » – cette présence numérique diffuse qui imprègne désormais notre environnement. Nos objets connectés, habités par une présence invisible, semblent dotés d’une âme propre, rappelant le vers de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc une âme… ».
Les assistants vocaux murmurent dans nos maisons, les algorithmes anticipent nos désirs, les réseaux tissent des liens invisibles entre les objets désormais connectés. Ainsi, quand notre smartphone nous suggère de partir plus tôt pour ne pas manquer un rendez-vous, en ayant analysé le trafic routier sans même que nous le lui demandions, nous expérimentons cette présence numérique bienveillante, cette force immatérielle qui semble tout savoir de nous.
Cette présence invisible qui nous accompagne évoque certaines traditions mystiques.
La mystique juive offre un parallèle avec le « maggidisme » : aux XVIe-XVIIe siècles, le « maggid » était un messager céleste révélant aux sages les secrets de la Torah. Cette figure présente une similarité avec nos interactions actuelles avec l’IA. Tels des « maggids » modernes, Siri et Alexa répondent à nos demandes pour contrôler notre maison ou fournir des informations. Ils interviennent parfois spontanément quand ils croient détecter une requête, rappelant ces « visitations » mystiques.
Tel le « maggid » dictant ses révélations au rabbin, ces entités numériques murmurent leurs suggestions, créant l’illusion d’une communication avec une intelligence omnisciente. Cette écoute, transformée en cookies selon une recette commerciale bien particulière, nous donnera l’occasion de recevoir prochainement par mail d’autres sollicitations sur les destinations évoquées avec nos amis ou nos projets de véranda.
Dans cette veine, toute une littérature, classée entre spiritualités et New Age, explique comment entretenir une relation singulière et intime avec son ange gardien : apprendre à le reconnaître (en le nommant), apprendre à lui parler, apprendre à écouter des messages, de lui, toujours avisés et bienveillants… Cet assistant céleste sait ce qui est bon et vrai, et le dit à qui sait entendre et écouter…
Cette relation directe avec une intelligence supérieure rappelle la gnose, mouvement spirituel des premiers siècles qui préfigure étonnamment notre rapport à l’IA. Les gnostiques croyaient en une connaissance secrète et salvatrice, accessible aux initiés en communion directe avec le divin, sans médiation institutionnelle. Dans notre ère numérique émerge ainsi une « cybergnose ». On pense aux entrepreneurs de la Silicon Valley comme Anthony Levandowski (fondateur de la Way of the Future Church) développant une mystique de l’information et voyant dans le code la structure fondamentale de l’Univers. Cette vision perçoit la numérisation croissante comme un accès à une connaissance ultime, faisant de l’IA la médiatrice d’une forme contemporaine de révélation.
Cette conception fait aussi écho aux intuitions de Teilhard de Chardin sur la « noosphère », cette couche pensante qui envelopperait la Terre. Les réseaux numériques semblent aujourd’hui matérialiser cette vision, créant une forme de conscience collective technologiquement médiée. Le « métavers » de Mark Zuckerberg ou le projet Neuralink d’Elon Musk illustrent cette quête de fusion entre conscience humaine et intelligence artificielle, comme une version techno-mystique de l’union spirituelle recherchée par les mystiques traditionnels.
Cette fusion entre spiritualité ancestrale et technologie de pointe trouve son expression la plus accomplie dans le techno-paganisme contemporain. Héritier du néopaganisme des années 1960 qui mêlait mysticisme oriental, occultisme et pratiques New Age, ce courant intègre désormais pleinement la dimension numérique dans ses rituels et ses croyances. Dans la Silicon Valley, des « technomanciens » organisent des cérémonies où codes informatiques et incantations traditionnelles se mélangent, où les algorithmes sont invoqués comme des entités spirituelles. Ces pratiques, qui pourraient sembler anecdotiques, révèlent une tendance plus profonde : la sacralisation progressive de notre environnement technologique.
Comme le soulignait le philosophe Gilbert Simondon, il n’existe pas d’opposition fondamentale entre sacralité et technicité. Les objets techniques peuvent se charger d’une dimension sacrée, particulièrement quand leur fonctionnement échappe à notre entendement immédiat. Ainsi, quand une IA comme ChatGPT-4 produit des textes d’une cohérence troublante ou génère des images photoréalistes à partir de simples descriptions textuelles, elle suscite cette même stupeur mêlée de crainte que provoquaient jadis les phénomènes naturels inexpliqués.
Tout cela dépasse la simple vénération technologique. Les communautés numériques formées autour des IA développent des formes inédites d’interaction suggérant un réenchantement du monde par la technologie. Alors que la modernité avait proclamé la « mort de Dieu », l’IA semble réintroduire du mystère et du sacré dans notre quotidien – un sacré immanent, tissé dans nos interactions numériques. Ce réenchantement n’est pas un retour au religieux traditionnel, mais l’émergence d’un nouveau rapport au mystère, où l’algorithme se fait oracle.
L’anthropologie nous enseigne que le sacré n’est jamais là où on l’attend. Comme le rappelait Durkheim, « le sacré se pose là où il veut ». Les technologies numériques, conçues comme instruments de rationalité, se trouvent investies d’une dimension mystique que leurs créateurs n’avaient pas anticipée. Cette sacralisation du numérique n’est ni un retour archaïque à des croyances dépassées ni une simple illusion. Elle révèle la persistance de schémas anthropologiques profonds dans notre rapport au monde, y compris quand ce monde se veut entièrement rationnel et désenchanté.
Observer ces phénomènes à travers le prisme de concepts comme le « hau », le « maggid » ou la gnose ne vise pas à en réduire la nouveauté, mais à mieux en saisir la profondeur et la complexité. Ces grilles de lecture anthropologiques nous rappellent que l’humain, même augmenté par l’intelligence artificielle, reste cet être symbolique qui ne cesse de tisser du sens et du sacré dans la trame de son quotidien.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
31.03.2025 à 16:29
Anne-France de Saint Laurent-Kogan, Professeure des Universités en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Rennes 2
Depuis les années 1990, la référence à la créativité s’est propagée aux politiques publiques et au monde de l’entreprise. Citoyens, travailleurs et consommateurs sont enjoints à « libérer leur créativité ». Un discours qui accompagne le projet des nouvelles industries créatives, mais dont il est difficile de saisir les retombées.
De BO&MIE, la « boulangerie créative » française, à HP, la multinationale informatique américaine qui propose de « designer votre créativité », la créativité est devenue le nouveau mantra des discours politiques, marketing et managériaux.
Malgré la difficulté à définir les domaines et emplois associés et donc la portée de ces discours, cette injonction à la créativité continue de circuler. Parce qu’elle « sonne bien » et qu’elle est « joyeuse et colorée », mais aussi suffisamment floue pour englober des enjeux contradictoires, elle accompagne aussi bien le capitalisme contemporain que la quête d’un idéal de réalisation de soi.
Des siècles durant, Dieu seul pouvait créer, l’homme n’étant que son médiateur. Il faut attendre le XXe siècle et le processus de laïcisation de la société pour concevoir que l’individu lui-même puisse faire œuvre de création artistique. La notion de créativité – cette capacité à inventer idées originales et voies nouvelles – est donc très récente. Si la création reste associée au domaine des arts, et garde une part de mystère liée à son origine divine, la créativité peut concerner bien d’autres activités, et relève d’un potentiel au même titre que l’intelligence. Elle est en réalité toujours présente, quelle que soit la nature du travail, pour simplement faire face aux imprévus, par exemple.
La mobilisation de la créativité dans d’autres domaines que les arts et la culture va se faire au service d’une nouvelle industrie, dite « créative », qui viendrait prolonger les industries culturelles. Cette notion d’industries culturelles et créatives (ICC) trouve son origine en Grande-Bretagne au milieu des années 1990, dans un think tank du gouvernement travailliste. La promotion des ICC fut une réponse à la désindustrialisation de grands pans de l’économie, notamment en stimulant le développement de l’économie numérique. Les ICC rassemblent alors tout un ensemble d’activités, comme les jeux vidéo, le design, le tourisme, qui auraient pour ressource la créativité individuelle et qui seraient susceptibles de créer de la valeur et des emplois, car difficilement délocalisables.
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Soutenue par un acteur clé comme l’Unesco, qui publie en 2012, « Politiques pour la créativité. Guide pour le développement des industries culturelles et créatives », la référence créative se propage dans le cadre des politiques publiques, à l’instar des « quartiers de la création » ou du réseau des « villes créatives ».
Dans les entreprises qui ne relèvent pas des ICC, les stratégies managériales en appellent aussi à la créativité de leurs salariés, car elle est devenue un moyen de produire de la différence dans une économie très concurrentielle. Ces entreprises en font aussi un slogan marketing pour susciter la curiosité des consommateurs, comme Adidas et son slogan « Ici pour créer ». Les entreprises du numérique mobilisent aussi largement cette injonction à la créativité dans leur stratégie commerciale pour inciter les usagers à produire du contenu : la suite Adobe devient « Adobe Creative » ; HP propose de « designer votre créativité ».
Une première critique portée à la notion d’ICC est qu’elle préjuge d’un prolongement naturel des activités qui relèvent des industries culturelles à celles qui relèvent des industries créatives. Les premières rassemblent des filières où la création artistique est au cœur d’un produit, tout en étant engagée dans un processus de reproduction à grande échelle : le livre, la musique, les productions audiovisuelles, les jeux vidéo. Alors que les secondes renvoient à des activités beaucoup plus disparates : design, mode, gastronomie, publicité, architecture, etc., qui ne relèvent pas d’une reproduction industrielle. Les industries créatives rassemblent surtout des activités qui produisent du symbolique (un visuel ou une idée originale), mais pour se greffer à des services et produits qui ne relèvent pas des arts ou de la culture.
Ce prolongement permet de récupérer l’aura des produits culturels pour d’autres produits à valeur utilitaire. Cette greffe d’une dimension symbolique (esthétique, identitaire, etc.) à des produits courants permet d’en augmenter la valeur marchande, pour échapper à la concurrence par les prix imposée par la mondialisation. Des gourdes ou des carnets aux couvertures illustrées par des « créatifs » peuvent ainsi se vendre plus cher.
La référence créative traduit aussi un changement d’échelle. Si l’innovation renvoie à l’organisation, la créativité renvoie à l’individu. Ainsi, dans les rapports institutionnels et discours médiatiques, la promotion des ICC passe par l’enchantement de l’individu « créatif » qui, en freelance, peut se libérer du joug du salariat, aspirer à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle et s’épanouir personnellement par le choix d’une activité où il peut exprimer son « authenticité ».
À lire aussi : Le numérique, source de transformations pour les pratiques culturelles
Cet enchantement participe de « la conversion de l’artiste en créatif », formule qui synthétise les différents objectifs portés par ces discours. L’un d’eux est d’enjoindre les artistes et créateurs à se soumettre aux exigences marchandes, sans opposer mais au contraire en articulant les exigences esthétiques à des exigences entrepreneuriales. Ainsi, de nombreux artistes peuvent à la fois exposer en galerie, réaliser des commandes pour des entreprises et proposer des ateliers d’initiation à leur pratique artistique. Un autre objectif est d’inciter tout individu à devenir créateur ou créatrice de contenus numériques pour le nouvel espace médiatique qu’est le Web. YouTube propose par exemple toute une palette de services en ligne pour accompagner cette conversion.
Comment saisir les retombées de ces discours et politiques publiques annoncées ? Pour ce qui concerne les industries culturelles traditionnelles (édition, musique, cinéma/audiovisuel, jeux vidéo), elles se caractérisent par des écarts de rémunération et de réputation extrêmement importants. Pour quelques artistes auréolés, nombreux sont ceux qui survivent en marge du secteur, dans des conditions d’existence précaires faites d’une succession incertaine de contrats courts.
Si l’on considère dans leur ensemble les ICC, les définitions sont trop vastes pour mener des analyses rigoureuses. De plus, si ces travailleurs sont nombreux, ils sont peu visibles dans les statistiques, car ils opèrent sur différents statuts et exercent souvent plusieurs activités en parallèle.
Une enquête réalisée auprès d’une trentaine de travailleurs indépendants du domaine de la création numérique (infographistes, webdesigners, youtubeurs, vidéastes, illustrateurs) révèle que ces « web créatifs freelances » revendiquent cet idéal romantique de l’artiste libéré des contraintes spatio-temporelles, de la subordination salariale, porteur d’aspirations émancipatrices.
Néanmoins, malgré ces revendications, soumis aux impératifs d’un marché concurrentiel et responsables de leurs succès comme de leurs échecs, ils réactualisent certaines normes et valeurs instituées du travail salarié en entreprise : délimitation des sphères de privée/publique/professionnelle ; stratégies de gestion du temps pour réguler leur « liberté » tout en considérant la temporalité comme mesure de leur production ; espaces voués au seul travail, comme les espaces de coworking. Pour répondre aux exigences paradoxales de l’autoentrepreneur de soi-même – répondre aux exigences du marché tout en cherchant à rester soi-même –, les créatifs étudiés font largement appel à des coachs, à des techniques de développement personnel, voire s’investissent en parallèle dans des activités artistiques, des mouvements associatifs ou politiques s’assurant ainsi la réalisation d’un soi authentique. Sur le temps long, ces exigences paradoxales épuisent certains, qui souhaitent revenir au « confort » du salariat.
La référence créative accompagne donc de nombreux enjeux de nature très différente : réindustrialisation, flexibilité du travail, épanouissement individuel. Jusqu’à quel point ? Faire appel à la créativité pour répondre aussi à la crise climatique ? Il n’y a qu’un pas.
Anne-France de Saint Laurent-Kogan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.03.2025 à 10:06
Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École
Satire sociale qui suit de riches Occidentaux en vacances dans de grands hôtels de luxe, la série The White Lotus fait parler d’elle avec le changement radical de son générique pour sa saison 3 qui se situe en Thaïlande. Cette évolution illustre un phénomène plus large : les génériques TV sont devenus des espaces d’interprétation active pour les spectateurs. Décryptage.
Depuis le 17 février dernier, le nouveau générique de la troisième saison de The White Lotus déroute les fans. Après deux saisons caractérisées par les vocalises distinctives « woooo looo loooo », de Cristobal Tapia de Veer, la série d’anthologie de Mike White, showrunner et créateur de la série, prend un virage musical radical.
Les percussions tribales et les chants hypnotiques cèdent la place à une composition plus sombre, aux accents d’accordéon, qui accompagne désormais le voyage spirituel des personnages en Thaïlande. Ce changement a provoqué une vague de réactions sur les réseaux sociaux, certains fans criant au sacrilège tandis que d’autres défendent l’audace créative du créateur de la série. « Ça se déchaîne sur les réseaux », confirme Charlotte Le Bon, actrice de cette nouvelle saison.
Mais cette controverse révèle un phénomène plus profond : l’évolution du rôle du générique dans notre expérience des séries contemporaines et la façon dont nous, spectateurs, participons activement à la construction de son sens.
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Loin d’être un simple ornement, le générique de The White Lotus est devenu un espace de dialogue entre créateurs et public, un lieu d’interprétation active où chaque élément visuel et sonore participe à notre compréhension de l’œuvre. Cette évolution illustre parfaitement ce que nous appelons une « hyperesthétisation du générique télévisuel ».
À lire aussi : De l’importance des génériques de séries
Pour comprendre l’importance de ce changement musical, il faut d’abord saisir comment les génériques de The White Lotus fonctionnent au niveau sémiotique. Loin d’être de simples séquences visuelles et musicales fixes, leur sens évolue selon l’avancement du spectateur – ou plutôt du « visionneur actif ». Ce que nous observons dans la réception des génériques de The White Lotus illustre parfaitement cette dynamique : le générique n’est pas un objet figé, mais un « puzzle abstrait et poétique » dont les pièces prennent progressivement sens à mesure que l’histoire se déploie. À chaque épisode, nous redécouvrons ce même générique « d’un œil nouveau », comme l’explique Ariane Hudelet, car ses images et sons « se chargent de la valeur narrative et symbolique qu’ils ont pu acquérir dans leur contexte diégétique » (la diégèse est l’espace-temps dans lequel s’inscrit l’histoire contée par l’œuvre, ndlr).
Cette perspective est particulièrement pertinente pour une série d’anthologie comme The White Lotus.
« La relation qu’entretient le générique avec sa série est cruciale : sans série, le générique n’existerait pas. Mais, paradoxalement, le générique fait, lui aussi, exister la série, il en est une sorte de révélateur chimique », explique Éric Vérat.
Cette relation dialectique prend une dimension encore plus importante lorsque le cadre, les personnages et l’intrigue changent complètement d’une saison à l’autre. Le générique devient alors l’élément d’unification qui maintient l’identité de la série.
C’est précisément ce qui rend le changement de la saison 3 si significatif : en transformant radicalement le thème musical, Mike White bouscule ce point d’ancrage identitaire de la série. Mais ce faisant, il nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, aligné avec la thématique spirituelle de cette saison.
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À travers ses trois saisons, The White Lotus nous offre une remarquable étude de cas sur l’évolution des génériques en lien avec les thématiques narratives. Chaque générique fonctionne comme un microcosme qui condense l’essence de sa saison respective, tout en maintenant une cohérence esthétique qui transcende les changements de décor.
Dans la première saison située à Hawaï, le générique nous plonge dans un univers de papier peint tropical apparemment idyllique, mais progressivement perturbé. À première vue, nous voyons des motifs floraux et animaliers paradisiaques. Pourtant, en y regardant de plus près, ces éléments se transforment subtilement : les fruits commencent à pourrir, les animaux prennent des postures agressives, les plantes deviennent envahissantes.
Cette métamorphose visuelle, accompagnée des vocalises hypnotiques de Cristobal Tapia de Veer, reflète parfaitement le propos de la saison : derrière l’apparente perfection du resort de luxe se cachent des dynamiques de pouvoir toxiques. En cela le générique remplit bien sa fonction d’« ancrage » pour reprendre un terme de Roland Barthes, tout en nous donnant l’ambiance de la saison.
Pour la deuxième saison en Sicile, le papier peint cède la place à des fresques inspirées de la Renaissance italienne. L’iconographie devient explicitement sexuelle, avec des scènes de séduction, de passion et de trahison évoquant la mythologie gréco-romaine. La musique conserve sa signature distinctive, mais s’enrichit de chœurs méditerranéens et de harpe, signalant le passage à une thématique centrée sur le désir et ses dangers.
Le générique fonctionne ici comme un avertissement : derrière la beauté classique et l’hédonisme sicilien se cachent des passions destructrices.
La troisième saison en Thaïlande opère la transformation la plus radicale. Visuellement, le générique s’inspire de l’iconographie bouddhiste et des représentations occidentales de la spiritualité asiatique. Mandalas, statues, postures de méditation et symboles sacrés s’entremêlent avec des signes de richesse et de luxe. Mais c’est au niveau sonore que la rupture est la plus marquée : les iconiques vocalises « woooo looo loooo » disparaissent au profit d’un thème plus sombre, méditatif, accompagné d’accordéon.
Ce choix audacieux témoigne de la volonté de Mike White d’aligner parfaitement le générique avec la thématique plus existentielle de cette saison, centrée sur la quête spirituelle et la confrontation à la mort.
À chaque saison, le visionneur est invité à reconstruire ce puzzle sémiotique, à tisser des liens entre les éléments du générique et les développements narratifs. Ce processus actif d’interprétation constitue ce que notre recherche identifie comme la « circulation du sens par le visionneur » – une dynamique particulièrement visible dans cette série d’anthologie.
Au cœur de la controverse sur le générique de la saison 3 se trouve la musique de Cristobal Tapia de Veer, compositeur québécois d’origine chilienne dont la signature sonore était devenue indissociable de l’identité de The White Lotus.
Son cocktail unique mêlant percussions tribales, vocalises distordues et sonorités électroniques avait créé une atmosphère aussi envoûtante qu’inquiétante, parfaitement alignée avec l’ambiance satirique de la série.
Cette musique a rapidement transcendé le cadre de la série pour devenir un phénomène culturel à part entière.
« avec ses quelques notes de harpe et son rythme entraînant, c’est le générique de série qui a fait danser des milliers de personnes devant leur télé, et même en soirée », explique la comédienne Charlotte Le Bon
Le thème a envahi TikTok et certains clubs où des DJ l’ont intégré à leurs sets, illustrant sa capacité à fonctionner comme un objet culturel autonome.
La musique du générique est devenue, selon les termes de Barthes, un « ancrage » qui guide notre interprétation de la série. Répétée au début de chaque épisode, elle fonctionne comme un signal familier qui nous introduit dans cet univers.
En changeant radicalement cette signature musicale pour la saison 3, Mike White fait plus qu’un simple choix esthétique. Il bouscule nos repères, mais nous invite aussi à participer activement à la construction d’un nouveau sens, en parfaite cohérence avec la thématique spirituelle de cette saison thaïlandaise.
L’évolution des génériques de The White Lotus et la controverse entourant le changement musical de la troisième saison illustrent une tendance significative : l’émergence du générique comme espace privilégié de dialogue entre créateurs et public dans les séries contemporaines.
Cette transformation s’observe dans plusieurs génériques que nous avons étudiés. Celui de The Wire (HBO, 2002-2008) utilise ainsi la répétition et la variation comme principe fondateur : chaque saison reprend la même chanson (« Way Down in the Hôle »), mais avec un interprète différent, reflétant le changement de focus narratif sur un autre aspect de Baltimore, ville centrale de la série. Game of Thrones (HBO, 2011-2019) propose une carte interactive qui évolue selon les lieux importants de chaque épisode, permettant au spectateur de se repérer dans cet univers complexe tout en annonçant les enjeux géopolitiques à venir. Quant à Westworld (HBO, 2016-2022), son générique utilise des images de synthèse évoquant la création d’androïdes, suggérant déjà les thèmes de la conscience artificielle et du transhumanisme qui traversent la série.
Dans une époque où l’on peut facilement sauter le générique d’un simple clic, leur transformation en objets culturels autonomes, parfois cultes, témoigne paradoxalement de leur importance croissante. Ces séquences ne sont plus de simples portes d’entrée fonctionnelles vers la fiction, mais des œuvres à part entière qui condensent l’essence de la série tout en sollicitant activement notre interprétation.
L’approche sociosémiotique nous permet de comprendre comment le sens de ces génériques circule et évolue selon le parcours du visionneur.
Dans le cas des génériques de The White Lotus, cette circulation du sens opère à plusieurs niveaux : entre les épisodes d’une même saison, entre les différentes saisons, et même au-delà de la série, lorsque le thème musical devient un phénomène culturel indépendant. Le changement radical opéré pour la saison 3 peut ainsi être compris non pas comme un simple revirement esthétique, mais comme une invitation à participer à une nouvelle quête de sens, parfaitement alignée avec la thématique spirituelle de cette saison.
En nous bousculant dans nos habitudes, Mike White nous incite à renouveler notre regard et notre écoute, à redécouvrir le générique comme un espace d’interprétation active plutôt que comme un simple rituel de reconnaissance.
Cette controverse nous rappelle finalement que les génériques sont devenus des lieux privilégiés d’expression artistique et de circulation du sens dans les séries contemporaines. Ils confirment que, dans l’âge d’or télévisuel actuel, chaque élément, jusqu’au plus périphérique, participe pleinement à l’expérience narrative globale et à notre engagement actif dans l’interprétation de ces œuvres.
Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche de Frédéric Aubrun et Vladimir Lifschutz, « Hyperesthétisation du générique TV : circulation du sens par le visionneur », paru dans le n°28 de la revue CIRCAV (Cahiers interdisciplinaires de la recherche en communication audiovisuelle).
Frédéric Aubrun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.03.2025 à 17:06
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
Scènes marquantes du film Caligula, sorti dans une version reconstituée en 2024, les orgies semblent être au cœur de l’exercice du pouvoir à Rome au Ier siècle. Qu’en était-il réellement ?
Sorti en salles en 1979, le film Caligula raconte le court règne de cet empereur, devenu le maître incontesté du monde romain à l’âge de 25 ans, en 37 apr. J.-C., et assassiné moins de quatre ans plus tard par sa garde rapprochée. Surtout connu par le témoignage de l’historien latin Suétone, son règne excessif marqua profondément l’histoire de Rome. Caligula est devenu, dans notre imaginaire, le prototype même du tyran fou, débauché et sanguinaire.
En 1976, Bob Guccione, le très riche fondateur du magazine érotique Penthouse, décide de financer la production d’un film à gros budget consacré au règne de Caligula. Le scénario est confié à l’écrivain réputé du moment, Gore Vidal, tandis que Tinto Brass est chargé de la réalisation dans des studios à Rome. Des acteurs renommés sont recrutés : Malcolm Mc Dowell, la tête d’affiche d’Orange Mécanique, dans le rôle-titre, Peter O’Toole (Lawrence d’Arabie) et Helen Mirren (Le Meilleur des mondes possible).
Rapidement, de profonds désaccords éclatent lors de la réalisation du film. Tinto Brass modifie le scénario initial de Gore Vidal qui lui semble accorder trop d’importance aux relations homosexuelles de Caligula. Bob Guccione est, quant à lui, mécontent de l’érotisme exubérant mis en scène par Tinto Brass, dans un style qui rappelle le Satyricon de Fellini et ne correspond pas, selon lui, aux attentes du public américain. Il fait alors filmer de nouvelles scènes, exhibant des « mannequins de charme » de Penthouse, en fait des actrices pornographiques, afin de mieux répondre aux stéréotypes sexuels promus par son magazine.
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Le résultat est une œuvre hybride et sans unité, finalement reniée à la fois par Gore Vidal et par Tinto Brass. N’ayant pas eu le droit de monter lui-même le film, celui-ci refuse d’en être présenté comme le réalisateur.
En 2023, le film originel fait l’objet d’une reconstitution à partir des seules scènes tournées à Rome par Tinto Brass. Thomas Negovan, maître d’œuvre de ce projet, a pu exhumer 90 heures de bobines, conservées dans les réserves de la société Penthouse Films. Il les restaure avant de les monter, offrant ainsi au public une nouvelle version du film, dépouillée de tous les ajouts postérieurs.
Le résultat est une œuvre monumentale de presque trois heures, à la fois somptueuse et d’une rare violence, qui nous plonge dans un tourbillon vertigineux où sexe et politique, tyrannie et orgie ne cessent de s’entremêler. Débarrassé des scènes pornographiques pour lecteurs de Penthouse, le film de 2024 se révèle, en fin de compte, encore plus violent que la version de Guccione, car son fil conducteur exclusif devient dès lors la dérive du pouvoir absolu, sa totale monstruosité et ses crimes abominables. Caligula. The Ultimate Cut n’accorde presque aucun répit au spectateur, toujours plus sidéré et étouffé par le déferlement d’une cruauté sans cesse renouvelée.
La seule véritable pause dans le récit nous montre un moment de bonheur de Caligula, cajolé, au cours d’une langoureuse scène de triolisme, par les deux femmes de sa vie : sa sœur Drusilla, incarnée par Teresa Ann Savoy, et son épouse Caesonia, interprétée par Helen Mirren. Toujours si angoissante et pesante par ailleurs, la musique d’accompagnement, elle aussi reconstituée par Negovan, s’envole alors en d’exceptionnels élans aériens.
Le film se base principalement sur les Vies des douze Césars de Suétone. L’ouvrage a été écrit au début du IIe siècle apr. J.-C., à l’époque des empereurs de la dynastie des Antonins qui représentaient un modèle de bon gouvernement. C’est une source biaisée car, pour mieux faire l’éloge des empereurs de son époque, Trajan et Hadrien, Suétone avait tout intérêt à exagérer les vices et les crimes prêtés à ses prédécesseurs de la famille des Julio-Claudiens qui avaient régné sur l’Empire romain, de la mort d’Auguste, en 14 apr. J.-C., à celle de Néron, en 68.
Le film Caligula présente donc, par rapport à la réalité historique, les mêmes problèmes que l’œuvre de Suétone dont il s’inspire. Pour autant, et même si l’on veut bien croire que l’auteur latin ait caricaturé les faits, la tyrannie exercée par Caligula ne fait aucun doute. Elle est largement confirmée par d’autres auteurs antiques, comme Flavius Josèphe et Dion Cassius. Mais revenons aux faits évoqués par Suétone et adaptés à l’écran, parfois avec quelques anecdotes supplémentaires.
Dans la première partie du film, Caligula débarque sur l’île de Capri où s’est retiré le vieil empereur Tibère, interprété par Peter O’Toole. Celui-ci, désireux de mener une vie de débauche loin de Rome, s’y est installé à l’abri des regards. Dans son antre, transformé en bordel géant, on le voit nager en compagnie de ses esclaves sexuels, qu’il appelle ses « petits poissons ». Puis il déambule, sans grande conviction, entre les différents étages d’un théâtre pornographique où une faune d’actrices et d’acteurs recrutés par ses soins est chargée d’entretenir sa libido chancelante.
Dans sa discussion désabusée avec Caligula, il explique le malentendu dont il se dit victime : il n’a jamais voulu devenir empereur, mais il n’a pas eu le choix, car il serait mort assassiné si un autre que lui avait pris le pouvoir. C’était donc une question de vie ou mort. Cependant il ne tire aucun bonheur, ni de son pouvoir absolu ni de la foule d’esclaves qui le servent et le caressent.
Après la mort de Tibère, Caligula, devenu empereur, organise à son tour des orgies, mais d’un genre radicalement nouveau. Les festins spéciaux promus par le jeune maître de l’empire ne se tiennent plus en cachette, dans un lieu reculé : ils ont pour cadre Rome et, plus précisément, la demeure de l’empereur sur la colline du Palatin. L’orgie acquiert une dimension publique ; elle se déroule, si ce n’est aux yeux, du moins au su de tous. Elle constitue une arme et une stratégie qui permettent à l’empereur d’affirmer son pouvoir sans limite.
Caligula se souvient de la leçon de Tibère à Capri : « Le Sénat est l’ennemi naturel de n’importe quel César. » Les orgies du Palatin donnent à l’empereur l’occasion d’humilier les sénateurs qu’il considère comme de potentiels opposants.
Il entend aussi mettre fin à une fiction du régime impérial, instauré par Auguste, qui voulait que l’empereur partage son pouvoir avec le Sénat. En réalité, la République romaine était morte et ce partage n’était qu’un faux-semblant, destiné à gommer un peu la nature profondément monarchique du nouveau régime. Contrairement à Auguste, Caligula fait le choix d’assumer une autocratie totalement décomplexée.
Parfaitement conscient de son pouvoir sans limite, le jeune empereur exige que les sénateurs reconnaissent qu’il est un dieu vivant. Puis il les oblige à bêler comme des animaux. Lors d’un banquet, ses convives sont contraints de ramper à ses pieds. Alors que tous s’exécutent, l’empereur constate : « Je suis entouré d’hypocrites et de moutons. »
Puis il ouvre un bordel dans son palais pour y prostituer les femmes et les filles des sénateurs. Toutes ces extravagances, qu’elles soient réelles ou non, ne sont pas dénuées de logique politique. Caligula a toujours eu pour priorité de ridiculiser et d’humilier les membres de l’aristocratie sénatoriale qu’il traitait comme des esclaves.
Dans la même logique, l’empereur en vient à proclamer consul son cheval Incitatus. « Je choisirai comme consul le plus noble des Romains », annonce-t-il dans le film, avant de désigner sa monture. Puis, entendant péter son cheval, il renchérit : « Incitatus, dit-il, vient de faire son allocution au Sénat ! » À l’époque impériale, la charge de consul était devenue purement honorifique. Caligula fait voler en éclat cette fiction politique : les consuls ne servent plus à rien et un cheval peut très bien jouer ce rôle.
« Je peux faire tout ce que j’aime et à n’importe qui », claironne l’empereur, avant d’illustrer cette maxime au cours de la scène sans nul doute la plus violente du film. Caligula, qui s’est invité au mariage d’un couple de riches Romains, viole la jeune mariée, encore vierge, sous le regard de son époux, avant de sodomiser l’époux sous le regard de la mariée.
Le film reconstitué par Negovan nous offre un plaidoyer aussi extrême que flamboyant contre la folie inhérente à toute forme de pouvoir autocratique. C’est une œuvre dérangeante dans la mesure où elle ne met pas seulement en cause le tyran lui-même, mais aussi celles et ceux qui se soumettent, par crainte, lâcheté ou intérêt personnel. L’obscénité du film, souvent décriée dans ses versions précédentes, ne réside plus tant dans les scènes d’orgies sexuelles que dans la soumission politique de toute une société, prisonnière de son tyran.
Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.03.2025 à 16:43
Gwendal Piégais, Post-doctorant en histoire contemporaine, University College Dublin
L’administration Trump exerce un brutal chantage à la paix sur le président Zelensky : un cessez-le-feu contre des terres rares voire des centrales nucléaires. Pour choquant que nous apparaisse ce troc, il n’a malheureusement rien d’inédit dans l’histoire de l’Ukraine. Il y a plus de cent ans, les riches ressources du pays étaient déjà au cœur de nombreux marchandages entre la jeune République populaire ukrainienne et les puissances occidentales – au premier rang desquelles la France.
Née en novembre 1917 sur les décombres d’un Empire russe ravagé par la Grande Guerre puis par la révolution, la jeune République populaire ukrainienne tente par tous les moyens d’obtenir des soutiens extérieurs dans sa lutte pour sa souveraineté. Elle signe en 1918, à Brest-Litovsk, une paix séparée avec les puissances centrales (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire ottoman, Bulgarie). Surnommé « Paix du pain », ce traité reconnaît l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine en échange du versement à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie d’un million de tonnes de céréales. Déjà, les ressources naturelles ukrainiennes étaient l’objet d’un marchandage.
Malgré l’armistice de Rethondes, qui rend caduc ce traité, cet épisode n’en reste pas moins représentatif du rapport des puissances européennes à l’Ukraine au moment de sa première indépendance. Cette perception de ce pays comme un grenier à blé ou comme une immense mine à exploiter, les dirigeants de la République populaire ukrainienne tentent justement d’en tirer profit.
Ils sont bien conscients qu’il faut que l’Ukraine surgisse – a minima mentalement – sur une carte de l’Europe orientale où la Russie, en tant qu’ancienne alliée et partenaire privilégiée de la France et de la Grande-Bretagne, occupe tout l’espace. Rappelons qu’à la conférence de Versailles, le premier ministre britannique Lloyd George s’était tourné vers un de ses collaborateurs pour demander qui donc était ce « général Kharkov », ignorant qu’on évoquait là une ville en Ukraine.
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Mais les territoires ukrainiens occupaient une place de choix dans la géographie économique des entrepreneurs et politiciens français rêvant de sucre, charbon, et blé en abondance, à une époque où les craintes de pénurie et de tensions économiques sont grandes. C’est donc par l’économie et l’industrie que les diplomates ukrainiens tentent de défendre la cause de l’Ukraine.
Après le retrait des Allemands et des Austro-Hongrois de la scène ukrainienne, l’Armée rouge progresse vers les rivages de la mer Noire. C’est alors que le directoire ukrainien – avec à sa tête Volodymyr Vynnytchenko, puis Symon Petlioura – prend langue avec la coalition menée par la France, qui a débarqué en décembre 1918 à Odessa et en Crimée pour soutenir les forces antibolchéviques. Les diplomates ukrainiens arrivent à Paris pour présenter leurs revendications à la Conférence de la paix, mais également à Istanbul ou à Athènes pour défendre leur cause auprès des Alliés.
Les richesses ukrainiennes sont longuement décrites dans de nombreuses brochures, comme dans ce mémoire transmis au Quai d’Orsay en août 1919, intitulé « Relations économiques entre l’Ukraine et la France » par Woldemar Timochenko. Membre de l’Institut économique de l’Académie des sciences d’Ukraine, il tente de démontrer qu’une bonne part des intérêts économiques français dans l’Empire russe sont en fait positionnés dans les industries métallurgiques et minières ukrainiennes.
Conscient de l’importance des emprunts russes pour l’épargnant français, Timochenko propose de surcroît que l’Ukraine endosse cette dette, au moment où Lénine la répudie. Un règlement de ces créances imposerait à l’Ukraine de verser chaque année une centaine de millions de francs, ce que l’académicien estime possible « en augmentant ses exportations en France ». Timochenko pense ainsi attirer le soutien de la France afin de la lier au destin de l’Ukraine.
Cette entreprise de sensibilisation à la cause ukrainienne, et à l’intérêt que Paris pourrait retirer de son soutien, n’est pas l’apanage de quelques intellectuels ou diplomates. Alors que les forces ukrainiennes affrontent l’Armée rouge, des coopératives et entreprises installées en Ukraine prennent contact avec le ministère français des affaires étrangères pour proposer à la France des « marchandises et des matières premières des régions ukrainiennes ».
L’objectif est d’ouvrir au gouvernement ukrainien une ligne de crédit pour puiser dans les stocks de l’armée française en cours de liquidation afin d’équiper l’armée ukrainienne « en vue d’une lutte efficace contre le bolchevisme. »
Ces démarches ne sont pas sans effet à Paris, puisque le ministère de l’agriculture et du ravitaillement fait savoir au Quai d’Orsay, en septembre 1919, qu’il « attacherait un très grand prix » à recevoir des denrées alimentaires ukrainiennes. L’Ukraine trouve à Paris des interlocuteurs certes favorables, mais sans doute pas aussi pressés qu’elle le souhaiterait.
Car, en Ukraine, les armées de Petlioura affrontent les bolcheviks autant que les armées blanches, mais sont surtout terrassées par le typhus. Lorsque le directoire propose des tonnes de « sucre ou de graines de betteraves » à la France, c’est pour arracher à Paris des « marchandises de première nécessité » telles des chaussures, des vêtements, des médicaments, des pansements.
La République populaire ukrainienne n’obtint jamais de la France le soutien escompté, Paris misant dans la région à la fois sur le nouvel État polonais et sur l’Armée des volontaires commandée par le général Denikine, puis par le général Wrangel. Après la défaite définitive des forces antibolcheviques en Crimée en 1920, c’est une Ukraine soviétique et une Pologne ressuscitée qui finissent par prendre le contrôle des territoires revendiqués par la République populaire ukrainienne.
La France adopta également une approche transactionnelle dans son soutien aux forces de Denikine qui combattait pour le rétablissement d’une Russie unie, intégrant l’Ukraine. Là encore, le soutien français n’était pas gratuit. Ainsi, plusieurs accords avec Denikine, puis avec Wrangel, prévoyaient que la France offre un soutien matériel accru à l’Armée des volontaires, en échange d’accords commerciaux en faveur de Paris, avec des contreparties industrielles à saisir en Ukraine.
Même dans leurs rapports avec l’ancien allié russe, les diplomates et militaires français restaient pétris d’une vision impériale et, pour certains d’entre eux, coloniale. Le personnel français en contact avec les Ukrainiens comme avec les Russes avait souvent eu, en effet, une expérience antérieure aux colonies.
Alors en mission auprès du général Wrangel, à l’été 1920, le général Mangin – célèbre en France pour sa promotion de la Force noire – ne manque pas de décrire l’Ukraine en des termes qu’il aurait pu employer pour une colonie française. Il vante ainsi tout l’intérêt qu’il y a, pour la France, à saisir « les richesses minérales de ses tréfonds. […] », à exploiter ce pays « très riche mais [qui] attend encore son heure de développement. » Pour bien des diplomates, politiciens et militaires occidentaux de l’époque, l’Ukraine n’attendait pas son État national, mais son digne exploitant.
Gwendal Piégais a reçu des financements du European Research Council.
23.03.2025 à 16:54
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Le pape François a fait sa première apparition publique le dimanche 23 mars 2025, après 5 semaines d'hospitalisation à Rome pour traiter une pneumonie et d’autres problèmes de santé. S’il venait à ne plus pouvoir exercer, un conclave serait tenu pour choisir le prochain pape. Ce système très codifié, tenu à huis clos, a été mis en place au Moyen Âge pour éviter bagarres, intrigues politiques et… pillages des affaires du pape.
« Conclave » est formé des mots latins cum clave qui signifient « avec clé », en référence à l’isolement des cardinaux lors de l’élection papale. Elle se déroulait autrefois dans le lieu où le pape était mort (et désormais toujours au Vatican). Pourquoi cet isolement ? Parce qu’il fallut des siècles à l’Église pour élaborer un système électoral à l’abri des manipulations et de la violence.
Dans le christianisme de l’Antiquité tardive (de la fin du IIIe siècle au début du VIe siècle), l’élection de cette figure puissante est un événement houleux, marqué par la violence et les ingérences extérieures.
Le pape est désigné par « le peuple de Rome » avec consensus. En réalité, cela veut dire que l’élection est aux mains des foules, des aristocrates, des rois, des empereurs ou de quiconque contrôle Rome. Ils discutent, négocient ou se battent et, bien souvent, les plus puissants imposent leur candidat.
Par exemple, l’élection en 686 du pape Conon est décrite dans Le Livre des pontifes comme un épisode chaotique impliquant l’armée. L’auteur raconte :
« Il y eut de vifs débats, car le clergé soutenait l’archiprêtre Pierre, tandis que l’armée préférait Théodore. »
Après de longues négociations, le clergé finit par opter pour Conon.
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Pour sauver le système électoral du chaos interne et externe, le pape Nicolas II décrète en 1059 que les papes doivent être choisis par des hommes d’Église – à savoir, les cardinaux-évêques. Jusqu’alors, les cardinaux étaient impliqués dans les fonctions liturgiques des grandes basiliques de Rome. Ils pouvaient être prêtres, diacres ou évêques.
Cela non plus ne fonctionne pas et la nomination du pape continue a être houleuse, avec mésententes et pressions entre pouvoir religieux et séculier. Un siècle plus tard, en 1179, le pape Alexandre III décrète que tous les cardinaux deviennent les électeurs du pape avec représentation égale entre prêtres, diacres et évêques, et qu’un candidat doit obtenir les deux tiers des voix pour être élu.
Peu importe, intrigues et querelles continuent à entacher le processus pendant des années. Dans un cas, les dissensions cardinalices poussent l’interrègne papal à ses limites : il faudra trois années (1268–1271) pour que les cardinaux arrivent finalement à un compromis et nomment Teobaldo Visconti pape Grégoire X. Tant que le « Saint-Siège » est « vacant » les cardinaux gouvernent l’Église, ce qui les incitent à ralentir le processus du mieux qu’ils peuvent.
Les influences externes de la part de l’aristocratie romaine, ou du Saint-Empire, ainsi que de longues vacances apostoliques – c’est-à-dire, l’espace de temps qui sépare la mort d’un pape de l’élection de son successeur –, avec leurs interminables négociations cardinalices, poussent le pape Grégoire X à réagir. En 1274, il édicte le décret « Ubi periculum ».
Les premiers mots du texte, « Ubi periculum maius intenditur », signifient : « Là où le danger est plus grand. » L’incipit du texte reflète l’état des choses. La nomination pontificale est une affaire périlleuse, parfois pour la personne elle-même, mais aussi et surtout pour ses biens.
« Ubi periculum » établit les bases du système encore en vigueur aujourd’hui – et il est le premier texte à imposer l’isolement total des cardinaux pendant le conclave.
Les cardinaux ainsi séquestrés ne peuvent plus s’attarder en discussions interminables, surtout lorsqu’ils sont loin du confort de leurs palais, épaulés par un seul assistant, et qu’ils doivent dormir dans des cellules austères. S’ils mettent plus de trois jours à se décider sur un candidat, ils perdent le privilège de manger plusieurs repas quotidiens, et en sont réduits à un seul. La politique de l’estomac !
Une tradition violente est également attachée aux élections : le pillage des biens du pape décédé, parfois jusqu’à ses vêtements liturgiques, qui est un phénomène récurrent. Difficile d’en identifier la cause exacte : cupidité, dévotion envers des objets rendus sacrés car appartenant à des ecclésiastiques de haut rang ? Ou, dans une autre optique, ressentiment envers les pouvoirs qui, au fil des années, ont privé le « peuple » du processus électoral ?
Remontons jusqu’au Ve siècle. Le concile de Chalcédoine (aujourd’hui Kadiköy, banlieue d’Istanbul, Turquie), en 451, qui rassemble 500 évêques de la chrétienté ou leur représentant, interdit aux clercs de voler les biens du défunt, au risque de perdre leurs titres. Un autre concile décrète quelques années plus tard qu’à la mort d’un évêque :
« Que personne, par vol, force ou tromperie, ne cache, ne s’empare ni ne dissimule quoi que ce soit. »
Pourtant, les pillages se poursuivent pendant des siècles. Dans une lettre de 1050, adressée aux catholiques du diocèse d’Osimo, dans l’actuelle Italie, le cardinal Pierre Damien dénonce :
« D’après plusieurs témoignages, nous savons qu’une pratique perverse et totalement détestable persiste parmi certaines personnes. À la mort de l’évêque, elles se ruent comme des ennemis, saccagent sa maison, volent ses biens comme des voleurs, incendient les demeures de son domaine et, avec une barbarie féroce et sauvage, détruisent ses vignes et ses vergers. »
Malgré l’évolution du système électoral papal et le décret « Ubi periculum », de Grégoire X, en 1274, les pillages continuent.
Après la désignation des cardinaux comme électeurs pontificaux, le pillage s’étend à leur demeure. Il arrive même que le pillage prenne place avant la mort du pape, au fil des rumeurs qui attisent la foule. Une fois le conclave formellement établi, le pillage s’étend en plus aux cellules du conclave où résident les cardinaux pendant leur confinement. Parfois, les conséquences deviennent très graves.
À la mort de Grégoire XI en 1378, les cardinaux élisent le pape Urbain VI, mais son comportement autoritaire et réformateur leur fait regretter bientôt leur choix. Quelques mois plus tard, ils le déposent et en élisent un autre, sous prétexte que la première élection s’est déroulée sous la contrainte : la peur causée par la violence de la foule. Pourtant, ils connaissent très bien cette coutume agressive.
Le chroniqueur Thierry de Nieheim, témoin des événements, le confirme sans équivoque. Il raconte qu’après l’élection unanime d’Urbain VI :
« Il (le pape) transfère immédiatement ses livres et autres objets de valeur dans un endroit sûr, afin qu’ils ne soient pas volés. »
Et, il ajoute :
« C’est une coutume chez les Romains d’entrer dans son palais et d’y voler ses livres et autres objets de ce genre. »
Les catholiques médiévaux se retrouvent alors avec deux papes : celui élu en avril 1378 – Urbain VI, qui refuse d’abandonner le pouvoir –, et celui élu en septembre 1378, Clément VII. Deux papes, deux cours et deux « obédiences » qui vont diviser l’Europe pendant presque deux générations. Cette crise, qui dure de 1378 à 1417, prend le nom de Grand Schisme d’Occident.
Aujourd’hui les règles du conclave sont proches de celles du Moyen Âge. Le nombre de cardinaux a augmenté : ils sont environ 250, nommés à vie, mais seuls 138 peuvent actuellement voter, car ils ne sont pas autorisés à le faire lorsqu’ils sont âgés de plus de 80 ans.
Lors du prochain conclave, ils resteront confinés au Vatican, dans la chapelle Sixtine, jusqu’à ce qu’un nouveau pape soit élu, sans pillage ni bagarre, et que la fumée blanche annonce, au public de la place Saint-Pierre, « Habemus papam » (« Nous avons un pape »).
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.03.2025 à 13:43
Michel Dubois, Sociologue, Directeur de recherche CNRS, Sorbonne Université
L’édition 2025 du baromètre de l’esprit critique révèle des différences notables dans le rapport aux sciences selon les générations et les disciplines. Les jeunes font, par exemple, davantage confiance aux sciences que leurs aînés, mais leur tendance à privilégier les informations provenant de leur entourage et des réseaux sociaux les expose davantage à la désinformation, notamment en ce qui concerne les bonnes pratiques nutritionnelles.
Décryptage par Michel Dubois, sociologue et membre du comité scientifique du baromètre de l’esprit critique.
Comment évolue le rapport des Français aux sciences ? Se dirige-t-on vers une défiance comme aux États-Unis ?
Michel Dubois : En France, comme aux États-Unis, la défiance à l’égard des sciences reste un phénomène heureusement minoritaire. Ce que l’on observe aux États-Unis, depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, ce n’est pas tant un rejet de la science par l’opinion publique, qu’une volonté politique de faire des universités et des organismes de recherche des adversaires idéologiques. Il s’agit de couper les budgets, de licencier le personnel des agences fédérales, d’interdire la recherche sur un certain nombre de sujets jugés inutiles ou « déconseillés », mais plus fondamentalement de contester la légitimité des scientifiques à définir ce qui est un fait et ce qui ne l’est pas. Ce degré de politisation de la science est inédit dans l’histoire contemporaine des États-Unis et ses conséquences sont déjà perceptibles à travers la gestion chaotique de l’épidémie de rougeole au Texas.
En France, la situation est encore heureusement différente. L’édition 2025 du Baromètre de l’esprit critique confirme certaines des tendances positives mises en évidence lors de la dernière vague de l’enquête Les Français et la science. Par exemple, entre 7 et 8 enquêtés sur 10 considèrent que la science permet de comprendre qui nous sommes, et le monde dans lequel nous vivons. Ils sont autant à considérer qu’une affirmation a plus de valeur si elle a été validée scientifiquement ou que la science permet de développer de nouvelles technologies utiles à tous.
Quelles différences existe-t-il entre les générations concernant la confiance envers les institutions scientifiques ?
M. D. : L’édition 2025 du baromètre introduit un échantillon 15-24 ans qui peut être comparé à l’échantillon standard des 18-65 ans et plus. C’est l’occasion de souligner quelques résultats inattendus ou contre-intuitifs. Les études inutilement alarmistes ne manquent pas pour prétendre que les plus jeunes affichent une posture toujours plus critique à l’égard des sciences.
Or, nos résultats montrent le contraire : comparés aux 18 ans et plus, les 15-24 ans manifestent un plus grand intérêt pour les sciences. Les 15-24 ans manifestent également une plus grande confiance dans la communauté scientifique : ils sont plus nombreux que leurs aînés à considérer que la communauté scientifique est indépendante pour valider ses résultats (+13 points), ou que les scientifiques suivent des règles éthiques strictes (+9 points). Ce sont également les jeunes qui sont les plus impliqués dans des activités à caractère scientifique : la visite d’expositions scientifiques, la collaboration à des expériences de science participative ou la rencontre avec des chercheurs.
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Constate-t-on des différences dans le rapport aux sciences humaines et aux sciences dites dures ?
M. D. : D’une façon générale, même si cela peut surprendre, l’esprit critique est davantage associé par nos répondants aux humanités qu’aux sciences exactes. Trois quarts d’entre eux considèrent faire preuve d’esprit critique et quand on leur demande de nommer les disciplines qui ont contribué à forger cet esprit durant leur scolarité, ils citent prioritairement le français, l’histoire-géographie, la philosophie et seulement ensuite arrivent les sciences de la vie et de la terre, les mathématiques, la physique ou la chimie. Ce résultat peut donner l’impression que les sciences exactes sont perçues comme des disciplines relativement dépourvues de questionnement réflexif. Cela doit sans doute nous inciter à revoir la manière dont on enseigne les sciences au collège et au lycée, afin de mieux mettre en valeur leur dimension critique.
Interrogés sur la façon dont ils perçoivent la scientificité des disciplines, nos deux échantillons se retrouvent pour voir dans la médecine, la biologie, la chimie et l’astrophysique, des sciences exemplaires. Tout comme ils convergent pour douter très majoritairement du caractère scientifique des horoscopes, de la naturopathie ou de l’homéopathie. Mais, entre ces extrêmes, les 15-24 ans se démarquent de leurs aînés par une attitude plus positive à l’égard de l’économie (+3 points), de l’histoire (+4 points), de l’écologie (+5 points), de la psychanalyse (5 points) et plus encore de la sociologie (+12 points).
Qu’est-ce qui fait que, dans la population générale, on accorde plus de valeur ou d’intérêt à certaines sciences ?
M. D. : En France comme ailleurs, l’attention accordée à une discipline dépend souvent des répercussions, positives et négatives, qu’on lui prête sur notre environnement ou sur nos conditions de vie. C’est relativement évident pour la médecine, la biologie ou plus généralement pour la recherche sur le vivant. Toutefois, cet intérêt ne signifie pas que les scientifiques bénéficient d’une légitimité de principe leur permettant de mener leurs travaux sans tenir compte des contraintes sociales et culturelles qui les entourent. Comme l’ont montré les enquêtes Les Français et la science, une écrasante majorité de Français estime nécessaire d’instaurer des règles encadrant le développement des sciences du vivant.
Y a-t-il un avant et un après-Covid en matière de confiance envers les sciences ?
M. D. : Si l’on s’en tient à une mesure générale de la confiance, les résultats que nous obtenons aujourd’hui ne sont pas très différents de ceux dont on disposait avant la période Covid. Toutefois, cette crise a mis en lumière de nouveaux enjeux pour le grand public : d’une part l’importance de l’indépendance de la recherche scientifique et, de l’autre, la nécessaire vigilance concernant les manquements à l’intégrité scientifique. On se souvient notamment des soupçons qui ont pesé pendant la crise Covid sur certains experts en raison de leurs liens d’intérêts avec de grands groupes pharmaceutiques ; ces liens étant souvent interprétés comme étant autant de conflits d’intérêts. Dans notre échantillon 18-65 ans et plus, il n’y a qu’un répondant sur deux à considérer que la communauté scientifique est indépendante pour valider ses résultats.
Par ailleurs, le nombre croissant de rétractations d’articles de l’équipe de l’Institut Méditerranée infection à Marseille – plus de 40 aujourd’hui – illustre les préoccupations liées à la fiabilité des publications scientifiques pendant la crise Covid. Et ils ne sont aujourd’hui que 6 répondants sur 10 à considérer que les scientifiques suivent des règles éthiques strictes. Plus qu’une remise en cause de la science, cette double tendance souligne une attente croissante de transparence et de régulation dans la production du savoir qui n’est pas très différente de celle que l’on peut mesurer, par ailleurs, dans la communauté scientifique.
L’édition 2025 du baromètre contient une section consacrée à nos croyances en matière d’alimentation. Quels en sont les enseignements généraux ?
M. D. : Cette année, le baromètre de l’esprit critique a voulu en savoir plus sur les pratiques et les croyances alimentaires. Est-il vrai par exemple qu’après un excès alimentaire, une cure détox est efficace pour nettoyer l’organisme ? Est-il vrai que les compléments alimentaires permettent de corriger une mauvaise alimentation ? Ou encore : est-il vrai que les hommes ont besoin de plus de viande rouge que les femmes ? Toutes ces propositions sont fausses, mais qu’en est-il de leur diffusion dans l’espace public ? Les résultats suggèrent que les opinions erronées au sujet de l’alimentation sont relativement courantes : 8 répondants sur 10 adhèrent à au moins une proposition fausse en matière d’alimentation.
La maîtrise des savoirs varie selon plusieurs facteurs, notamment le genre, avec une meilleure connaissance observée chez les femmes par rapport aux hommes, mais plus encore en fonction de l’âge. En matière d’alimentation, plus on est âgé et plus on a de chances de faire la différence entre une proposition vraie et une proposition fausse. Les 15-24 ans semblent manquer de repères.
Ce n’est sans doute pas sans rapport avec la façon dont ils s’informent en général. Ils se distinguent de leurs aînés par l’importance qu’ils accordent à leur entourage et aux réseaux sociaux. Et pour les informations liées à l’alimentation, ils sont près de 7 sur 10 à faire confiance aux professionnels de la médecine douce et alternative, 1 sur 2 aux influenceurs sportifs ou aux youtubeurs. Des constats ciblés qui devraient faire réfléchir celles et ceux qui travaillent sur la communication des messages de santé publique.
Entretien réalisé par Aurélie Louchart.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Michel Dubois a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et du programme cadre Horizon Europe de l'Union Européenne
19.03.2025 à 12:32
Laetitia Grabot, Chercheur postdoctoral en neurosciences cognitives, École normale supérieure (ENS) – PSL
La série de science-fiction Severance dépeint un monde dystopique où une opération chirurgicale permet de séparer ses souvenirs au travail de ses souvenirs liés à sa vie privée. La saison 2, qui cartonne et dont l’épisode final sera diffusé le 21 mars 2025, met en avant une procédure qui permettrait de réintégrer ces deux pans de la personnalité. Qu’en disent les neurosciences ?
Cet article contient des spoilers des épisodes 1 à 6 de la saison 2.
Dans la série Severance, les employés de Lumon Industries sont dissociés entre leur « moi du boulot » et le « moi de la maison ». Le premier est ainsi entièrement dévolu à ses tâches professionnelles, sans interférences dues aux aléas de la vie quotidienne, et le second libre de vaquer à sa vie privée sans charge mentale due au travail. Cependant, malgré la promesse d’un équilibre travail/vie privée strictement parfait, les protagonistes ne vivent pas si bien leur dissociation. Le personnage principal, Mark Scout, tente une procédure de réintégration de ses deux « moi ». C’est Reghabi, une ancienne employée rebelle de Lumon qui s’en charge.
Dans l’épisode 3 de la saison 2, elle enregistre l’activité du cerveau de Mark après avoir posé des électrodes sur sa tête, comme on le fait de nos jours avec l’électroencéphalographie. Deux tracés en forme de vagues sont visibles, chacun d’eux représentant une partie des souvenirs de Mark. La procédure consiste à resynchroniser ces deux tracés, c’est-à-dire à les réaligner, pour réintégrer les deux « moi ».
Ce processus serait crédible à l’aune des connaissances actuelles en neurosciences. Connaître les recherches sur le sujet permet d’apprécier de nouvelles subtilités dans cette série, qui soulèvent déjà de nombreuses questions.
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L’activité cérébrale mesurée par électroencéphalographie, une technique qui consiste à poser des électrodes sur le cuir chevelu d’une personne, se présente effectivement sous forme de vagues d’activité. Les chercheurs étudient ce signal en le découpant en différentes oscillations, plus ou moins rapides, dont les noms correspondent à la liste de lettres grecques égrenées par Reghabi : delta, theta, alpha, beta, gamma.
Les oscillations delta sont par exemple très lentes, autour de 2 Hz, ce qui correspond à deux cycles par seconde, proche du rythme cardiaque après un effort, et souvent retrouvées pendant certaines phases du sommeil. Les oscillations gamma sont plus rapides, autour de 40 Hz (40 cycles par seconde), et sont impliquées dans de nombreuses fonctions cognitives comme la perception visuelle ou la mémoire.
Dans la série, la réintégration se produit lorsque Reighabi force les deux signaux correspondant aux deux « moi » de Mark à se resynchroniser. On pourrait ici faire un lien avec une question fondamentale en neurosciences cognitives : comment le cerveau combine-t-il les différentes informations qu’il reçoit (lumière, son, odeurs…) en une expérience consciente cohérente ?
Considérons une scène avec un ballon rouge et une chaise grise : chaque objet a plusieurs caractéristiques, comme sa couleur, sa forme ou le fait qu’il soit statique ou en mouvement. Chacun de ses aspects est traité par des parties différentes du cerveau. Comment ces informations dispersées sont-elles ensuite regroupées pour donner une perception unifiée de la scène ? Plus particulièrement, comment le cerveau sait-il qu’il faut associer la couleur rouge au ballon, et la couleur grise à la chaise ?
Le phénomène de synchronisation des oscillations a été proposé comme solution potentielle : deux populations de neurones, à deux endroits différents du cerveau, vont se synchroniser si elles traitent deux caractéristiques d’un même objet.
Cette théorie a été proposée suite à une étude de référence sur des chats, auxquels des électrodes ont été implantées dans le cerveau. Ces électrodes ont permis de mesurer la réponse de groupes de neurones dans le cortex visuel, lorsque des barres lumineuses étaient présentées devant les yeux des chats. On savait déjà qu’un neurone communiquait en envoyant des impulsions électriques à ses voisins. Les auteurs ont remarqué que les neurones déchargeaient ces impulsions de manière rythmique, suivant une oscillation, alternant entre périodes de repos et périodes d’activité. La découverte la plus remarquable, c’est l’observation que différents groupes de neurones, éloignés l’un de l’autre, se synchronisaient entre eux seulement s’ils étaient activés par la même barre lumineuse.
Plus généralement, les neuroscientifiques ont proposé l’idée que la synchronisation de deux groupes de neurones éloignés leur permettait d’aligner leurs périodes d’activité et donc de pouvoir échanger des informations. La synchronisation de l'activité cérébrale serait donc un mécanisme important du traitement de l’information dans le cerveau car elle permettrait aux différents groupes de neurones du cerveau de communiquer entre eux. Dans Severance, on retrouve cette idée : réintégrer les deux « moi » se fait en resynchronisant l’activité cérébrale de chacun des « moi », ce qui permet de rétablir une communication entre les deux pans de la personnalité de Mark.
Là où la fiction se permet quelques libertés artistiques par rapport à la science, c’est lorsqu’un objet aussi complexe qu’un « moi » défini par ses souvenirs, désirs, et émotions est capturé et réduit à une oscillation. En réalité, chaque aspect du fonctionnement du cerveau (perception, attention, mémoire…) est associé à différents types d’oscillations cérébrales. Par exemple, les oscillations theta (entre 4 et 8 Hz), alpha (entre 8 et 12 Hz) et gamma (> 35 Hz) sont impliquées dans les processus attentionnels. La mémoire mobilise aussi les oscillations theta et gamma. Le simple fait de regarder une image sollicite plusieurs mécanismes impactant différentes régions du cerveau et reste encore partiellement incompris à ce jour. Ainsi, aucune de ces capacités ne peut être expliquée par une seule oscillation. Il n’est donc pas possible de résumer une personnalité complète à un endroit précis du cerveau ni de stocker deux personnalités différentes n’ayant rien en commun dans deux parties bien délimitées du cerveau.
Faisons donc l’hypothèse que chaque tracé sur l’oscilloscope représente la moyenne de multiples électrodes mesurant l’activité globale du cerveau de Mark, plutôt que de provenir d’une unique électrode. C’est toute l’activité de son cerveau qui se déphase donc lorsqu’il passe de son « moi du boulot » à son « moi privé », le déphasage étant probablement activé par la puce insérée dans son cerveau. Dans le cas de Mark, on ne veut pas seulement intégrer l’information de deux régions différentes du cerveau, mais on veut réintégrer deux cerveaux complets déphasés dans le temps ! On comprend pourquoi la procédure est douloureuse et occasionne des effets secondaires…
Une dernière question se pose : peut-on resynchroniser deux ondes cérébrales ? Dans la série, Reighabi utilise un dispositif de stimulation magnétique transcrânienne (ou TMS), une technique utilisée à la fois pour la recherche et le traitement de troubles neurologiques ou psychiatriques. Le principe est d’envoyer un champ magnétique localisé qui stimule l’activité des neurones. Dans l’épisode 3 de la saison 2, on voit Mark bouger ses doigts suite à l’usage de la TMS. C’est exactement ce qui arrive lorsqu’on stimule avec la TMS le cortex moteur, une région du cerveau qui dirige l’exécution de mouvements. Il est aussi possible d’induire des oscillations avec la TMS, en envoyant des impulsions rythmiques de champ magnétique. On l’utilise donc dans la recherche pour moduler des oscillations dans le cerveau et observer si ces perturbations de l’activité cérébrale ont un impact sur la perception ou d’autres fonctions cognitives.
Quant à l’utiliser pour resynchroniser deux cerveaux déphasés en une personnalité unifiée, cela supposerait d’appliquer la TMS sur le cerveau entier (alors que l’intérêt de cette technique est de pouvoir cibler une zone donnée, par exemple le cortex moteur, ou le cortex visuel). Or une synchronisation trop forte de nombreuses populations de neurones voir du cerveau entier, conduit à… une crise d’épilepsie. Ce que vit d’ailleurs probablement Mark dans l’épisode 6, bien qu’elle ait aussi pu être déclenchée par un problème dans la tentative de Reighabi d’inonder la puce à l’intérieur de son cerveau pour la rendre inefficace.
La synchronisation des oscillations apparaît donc comme un processus délicat, un ballet subtil où chaque partie du cerveau doit s’accorder avec les autres pour permettre le fonctionnement normal d’un cerveau. Décrypter les mystères des oscillations cérébrales demeure un défi captivant pour la recherche, car elles n’ont pas encore livré tous leurs secrets. Leur potentiel intrigant en fait également une source d’inspiration riche pour la science-fiction, comme l’a montré avec brio la série Severance.
Laetitia Grabot est membre du comité des Jeunes Chercheurs de TRF (Timing Research Forum) une société académique ouverte visant à promouvoir la recherche sur la perception du temps. Elle a reçu des financements de la FRC (Fédération pour la Recherche sur le Cerveau).
18.03.2025 à 16:31
Hugo Jordan, Doctorant en études cinématographiques, Université Gustave Eiffel
À partir du 19 mars, la Cinémathèque française (Paris) consacre une exposition au cinéma de Wes Anderson. Cet événement, qui s’ajoute à l’ouverture d’un espace qui lui est dédié au Musée Cinéma et Miniature de Lyon, met en lumière la dimension muséale de cette œuvre artisanale et référencée, toute entière tournée vers le passé.
Si la rencontre entre le septième art et le musée ne va pas toujours de soi, l’arrivée du cinéma de Wes Anderson sur les bancs d’une exposition, elle, tient presque de l’évidence. D’abord, en raison de la manière qu’a le cinéaste de réaliser ses films. Loin des effets spéciaux d’Hollywood, il revendique une approche manuelle du cinéma et cultive un art du « fait-main ». Déjà présente sur ses premiers longs-métrages, cette dimension artisanale devient prépondérante à partir de la réalisation de Fantastic Mr. Fox en 2009, son premier film d’animation.
Pour cette adaptation du livre de Roald Dahl, Anderson décide de recourir au stop-motion, une technique d’animation conçue à partir d’objets auxquels on donne l’illusion du mouvement, qu’il avait déjà utilisée pour créer les créatures fantaisistes de La Vie aquatique (2004). À cette occasion, il découvre le rôle de la miniature comme outil de création pour le tournage de ses films. Comme il l’indique, ces petites maquettes qui présentent le décor du film sous une échelle réduite vont bouleverser sa pratique du cinéma :
« Chaque fois que je fais un film, j’apprends. Mais pour “Mister Fox”, c’était si particulier, si détaillé que cela a complètement transformé ma méthode. Je continue de puiser dans cette expérience. Si je n’avais pas réalisé “Mister Fox”, je n’aurais jamais pensé à utiliser les maquettes et les miniatures dans le film. »
Devenue depuis un instrument privilégié du cinéaste, la miniature lui sert aussi bien pour la préparation de sa mise en scène que pour le tournage de ses plans. Parmi eux, on peut notamment citer ceux sur la façade du Grand Budapest Hotel (2014) ou sur le train d’Asteroid City (2023). Cette passion pour les miniatures explique sans doute qu’à partir des années 2010, le cinéma de Wes Anderson se soit davantage éloigné de son matériau originel, la réalité, pour se tourner vers la création de mondes entièrement originaux.
L’utilisation de maquettes lui a, dans tous les cas, permis de contrôler avec encore plus de minutie et de soin son esthétique si singulière, et de la rendre toujours plus reconnaissable. Celle-ci se caractérise avant tout par son extrême géométrie, avec un goût prononcé pour la symétrie, et par la frontalité comme pièce maîtresse de son dispositif. Il en résulte un univers ordonné où chaque élément est soigneusement disposé dans le cadre, comme dans une collection.
Ce dernier terme a souvent été utilisé pour qualifier l’esthétique andersonienne, que ce soit par le critique de cinéma Matt Zoller Seitz, dans son livre d’entretiens avec le cinéaste, par le professeur d’esthétique du cinéma Marc Cerisuelo, dans la lettre qu’il lui adresse, ou par la professeure d’études anglophones Donna Kornhaber dans la monographie qu’elle lui consacre. Comme le note l’autrice, la construction de ces univers diégétiques fondés sur une sélection et sur un assemblage précis d’éléments disparates s’apparente à un processus de collection.
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Mais cette dimension ne se mesure pas seulement par l’accumulation d’éléments concrets et matériels. Elle se traduit également par les nombreuses références et allusions à l’histoire de l’art qui parsèment ses longs-métrages. Comme l’indique le titre d’un livre illustré, sorti en 2023, Wes Anderson laisse transparaître, à travers l’ensemble de sa filmographie, son « musée imaginaire », sorte de panthéon personnel où se croisent, sans distinction, des œuvres issues du cinéma, de la littérature, de la peinture ou encore de la télévision.
Le septième art occupe, bien sûr, au sein de cette collection, une place prépondérante. Le cinéaste-cinéphile n’a en effet cessé de rendre hommage aux réalisateurs qui lui sont chers, allant jusqu’à implanter ses films au sein de leurs univers cinématographiques. Récit d’un voyage initiatique à travers l’Inde, À Bord du Darjeeling Limited peut ainsi se concevoir comme une immersion dans les cinémas de Satyajit Ray ou de James Ivory, ce dont témoigne la présence abondante des musiques de leurs différents longs-métrages dans ce road-movie sorti en 2007.
Tourné pour majeure partie au format 1 :33, utilisé au temps du muet, The Grand Budapest Hotel fait, lui, revivre l’atmosphère des comédies hollywoodiennes de l’âge classique. C’est l’esprit du cinéma de d’Ernst Lubitsch, l’un des maîtres du genre, qui est ici convoqué. Le film se situe en effet dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, l’un des cadres privilégiés du cinéaste classique. Surtout, il se caractérise par une mise en avant de l’élégance et du raffinement, autant d’attributs qui ont fait la renommée de Lubitsch, connu pour ses comédies « sophistiqués ».
L’une des plus célèbres, To or no to be (1942), mettait en scène l’invasion de la Pologne par les Nazis. Cet événement est rejoué de manière parodique dans The Grand Budapest Hotel sous la forme des « ZZ », soldats rappelant ceux du IIIe Reich. Mais, ici, ce surgissement provoque une issue funeste, mettant en lumière l’autre inspiration clef d’Anderson : celle de Stefan Zweig et de son Monde d’hier. Comme l’œuvre de l’écrivain autrichien à laquelle il est dédié, le film constitue le récit d’une époque perdue, détruite par les horreurs de l’être humain et de son Histoire.
On retrouve cette double inspiration – littéraire et cinématographique – dans le dernier film d’Anderson, Asteroid City (2023). L’âge d’or du théâtre new-yorkais des années 1950, où s’élabora la fameuse méthode de l’Actors Studio,qui côtoie les films sur la mort de l’Ouest, sortis à la même époque. Visuellement, cela se traduit par la coexistence de deux régimes d’images : le noir et blanc pour la partie dramaturgique et la couleur pour celle située dans les grands espaces.
Ce mélange des gammes chromatiques était déjà présent sur son précédent opus, The French Dispatch (2021). Tourné à Angoulême, ce dernier constituait une forme d’apogée de son projet cinéphilique puisqu’il s’agissait, cette fois, de ranimer une période très large du cinéma français, des années 1940 à Mai 68. Le format du film à sketchs lui permettait alors d’osciller entre l’atmosphère trouble des films noirs d’Henri-Georges Clouzot et celle, plus juvénile et enfiévrée, de la Nouvelle Vague.
Ces différents dispositifs mettent en lumière un même désir, celui consistant à faire revivre des époques disparues.
En effet, le contemporain est singulièrement absent de ce cinéma qui ne cesse de regarder vers le passé, quitte à y mélanger les temporalités. Car il ne s’agit pas tant de donner l’illusion rétrospective d’un retour en arrière, que de savourer le sentiment de nostalgie qui émane de ces vestiges. Cette allusion aux temps anciens est d’autant plus importante pour le projet andersonien qu’elle fait écho aux récits de ses films, toujours centrés sur la perte et l’abandon.
Qu’ils se situent dans son Texas natal, à New York, dans la mer Méditerranée ou au Japon, ses personnages doivent tous vivre avec le deuil d’un être cher ou d’une période – l’enfance et la jeunesse en premier lieu. Ce poids du chagrin se matérialise alors dans les nombreux objets qui remplissent son univers filmique : la machine à écrire offerte par la mère dans Rushmore, les lettres soigneusement conservées dans La Vie aquatique, les affaires du père dans À Bord du Darjeeling Limited ou encore l’écusson qui rappelle l’être aimé dans The Grand Budapest Hotel.
Parfois, ces fétiches sont également rassemblés en un seul et même lieu transformé en un espace mémoriel, comme le souligne le critique de cinéma Marcos Uzal :
« La maison des Tenenbaum, la chambre d’« Hôtel Chevalier » (2005) ou celle de Mrs. Cross dans « Rushmore » apparaissent comme des musées de l’enfance, des chers défunts et des amours perdues dont les objets seraient les vestiges. »
À toutes les échelles, le cinéma de Wes Anderson est donc porteur de cette ambition que l’on pourrait qualifier de muséale : réinscrire, avec ordre et précision, ce qui se perd dans le fracas des jours.
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17.03.2025 à 16:13
Geneviève Guétemme, Maîtresse de conférences en Arts plastiques, Université d’Orléans
En cette journée mondiale du recyclage, focus sur les œuvres d’artistes vivant dans des zones particulièrement impactées par la pollution plastique (Océanie, Afrique) et sur leur traitement créatif de ce phénomène.
La grande plaque de déchets du Pacifique qui attire tous les résidus de la société de consommation couvrirait aujourd’hui 3,43 millions de km2 et descendrait jusqu’à 30 mètres de profondeur. La concentration de plastique y serait dix fois supérieure à celle du plancton. Ce « continent » ou « soupe » de plastique est bien connu, étudié et commenté, sans que change le modèle de développement et de croissance de la planète.
Face à cette situation, de nombreux artistes prennent la parole. Et si leur propos n’est pas d’estimer les « impacts », de mesurer des « seuils » ou d’imaginer une « transition », ils estiment qu’il est de leur responsabilité de présenter la catastrophe. Leur but ? Faire réfléchir aux usages, aux traditions, aux politiques qui régissent nos approches de la nature, et faire réagir le plus de monde possible – même ceux qui sont encore peu affectés par les changements en cours. Ils interrogent le devenir humain avec les moyens qui sont les leurs : la musique, le théâtre, le roman, les arts plastiques, etc. Leur implication est d’autant plus forte que cette pollution les affecte parfois personnellement dans leur territoire.
En Océanie par exemple, une nouvelle catégorie d’artistes dits « environnementaux » se mobilise : ils ne peuvent pas ignorer le plastique, partout dans leur environnement, et en font leur matériau de prédilection.
Niki Hastings-McFall ramasse ainsi les petites bouteilles de sauce soja que les commerçants distribuent avec les sushis à emporter et les assemble pour fabriquer des colliers. Originaire de Samoa et vivant en Nouvelle-Zélande, elle rappelle le rituel qui consiste à accueillir les touristes avec des parures de fleurs (lei). Mais ses colliers « urbains », qu’elle intitule Too much sushi II (appartenant à la série “Urban lei”, 2002), parlent de la vaste masse de plastique qui flotte à proximité. Les pétales-bouteilles indiquent que les plages, les eaux transparentes sont couvertes de détritus et que le tourisme et le poisson – ces deux ressources majeures de la région – sont devenus des foyers de contamination.
En combinant le recyclage et l’artisanat traditionnel, l’artiste dénonce les asymétries qui dépossèdent les uns et approvisionnent les autres. Elle relie la destruction de l’environnement à l’industrie mondiale des repas à emporter, et à un colonialisme qui n’en finit pas de finir.
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Pour sensibiliser le public à la grande plaque de déchets du Pacifique générée par les courants marins, Maika’i Tubbs, originaire d’Hawaï et vivant à New York, ramasse lui aussi des déchets sur les plages de son archipel natal. Il se concentre sur les restes de vaisselle en plastique blanche qu’il dote d’une vie propre (A Life of Its Own, 2013). L’envahissant plastique, chauffé et sculpté, se transforme alors en une représentation d’une plante invasive, la rose de Jéricho, qui remplace peu à peu la flore insulaire. Comme cette plante, le plastique ne va pas disparaître facilement.
Comment donc se débarrasser de ce matériau dont on continue à apprécier les capacités de transformation et qu’on prétend recyclable à l’infini ?
Pour George Nuku, Néo-Zélandais d’origine maorie, écossaise et allemande, né en 1964, le plastique est un matériau sacré. D’après lui, le plastique a la force du pounamu : le nom maori de la néphrite (pierre grise ou verte), utilisée pour réaliser des bijoux. La pollution au plastique, rapprochée du dieu de la mer Tangaroa, serait alors une puissance capable de réenchanter le monde (au prix de quelques mutations affectant les poissons). George Nuku a donc créé Bottled Ocean, un temple de plastique pour vénérer ce matériau généralement méprisé et jeté.
Son approche a de quoi surprendre : la plupart des artistes, au contraire, dénoncent le plastique en mettant en avant son caractère envahissant et polluant à très long terme. La posture très ambiguë de cet artiste qui vénère le plastique comme certains vénèrent les ancêtres pose question. Elle renvoie aux choix de certains habitants qui adaptent leurs coutumes à un nouvel ordre environnemental, et interroge la posture des structures culturelles qui mettent en avant ce travail. Quelles valeurs ces structures défendent-elles : l’esthétique phosphorescente de l’installation, une reprise de contrôle postcoloniale qui réaffirme une identité océanienne, la posture techniciste qui valorise le recyclage ?
La démarche de Nuku rappelle peut-être avant tout que l’art est un espace d’expression qui autorise toutes les prises de position, même controversées, au risque de brouiller les cartes.
Le créateur préfère la réappropriation océanienne d’un matériau, imposé par les grandes puissances coloniales, à la remise en cause de son impact nuisible sur l’océan. L’art contemporain laisse le public faire ses propres choix. Encore faut-il qu’il ait les outils critiques pour le faire.
L’artiste et activiste ghanéen Serge Attukwei Clottey semble proposer une approche militante beaucoup plus claire, tout en intégrant la complexité d’un monde où le plastique est à la fois une ressource et une pollution.
Sa démarche, artistique, sociale et économique, consiste à faire fabriquer par son atelier, situé à Accra, des tapis de plastique avec les bidons jaunes, omniprésents au Ghana, connus sous le nom de « Kufuor gallon » (du nom de l’ancien président John Kufuor, au pouvoir de 2001 à 2009 puis envoyé spécial de l’ONU sur les changements climatiques). Importés d’Europe comme bidons d’huile de cuisine, puis réutilisés pour stocker l’eau et l’essence, ils ont joué un rôle essentiel, en 2001, pendant l’une des pires sécheresses du pays, puis sont devenus une catastrophe environnementale lorsque la pluie est revenue. Abandonnés au bord des routes, dans les décharges municipales, sur les plages, ils se sont accumulés jusqu’à obstruer le système d’évacuation des eaux usées.
Clottey paie trois dollars pour chaque kilo collecté. Ensuite, il fait découper et relier entre eux (avec du cuivre récupéré sur des appareils électriques) des morceaux de plastique jaunes qui couvrent les rues en terre battue, drapent les murs et les toits. Il surnomme ce travail « Afrogallonisme ». C’est un protocole de recyclage qui renoue avec des savoir-faire traditionnels et non polluants (tapisserie), et qui participe à la construction d’une nouvelle communauté à l’écart des valeurs et des croyances du marché et de la technosphère.
Il s’agit, selon l’artiste, de rompre avec la surutilisation du plastique et la dépendance du pays au flux des marchandises importées. Mais c’est aussi un moyen de faire revivre les traditions textiles locales telles que le « kente » – une référence clé du modernisme ouest-africain tout au long du XXe siècle – et le système économique informel du Ghana fondé sur le commerce et la réutilisation des matériaux.
Le titre Yellow Brick Road que l’artiste donne à son installation est inspiré du Magicien d’Oz, où Dorothy, perdue dans un monde fantastique, suit « la route de briques jaunes » pour rentrer chez elle. C’est à la fois une dénonciation de la pollution aux plastiques, une protestation contre la culture du gaspillage imposée à l’Afrique par les pays occidentaux et une alternative constructive qui offre un revenu aux populations locales.
En plus de questionner l’humain et son rapport à la nature, cette pratique collective, environnementale et sociale, interroge le processus de création lui-même en l’inscrivant dans le système économique vernaculaire du Ghana, fondé sur la réutilisation des matériaux et des biens.
Il ne s’agit pas ici de produire du beau et du sacré avec du plastique. L’artiste ne met pas en avant les œuvres mais le processus de production. L’art contemporain s’affirme comme espace d’expérimentation. Il n’apporte pas de solution, mais encourage à penser en termes d’action collective, concertée, créative, située en fonction des contextes, et en évitant les positions en surplomb.
Geneviève Guétemme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.03.2025 à 15:16
Alain Chenevez, Maître de conférences HDR en sociologie de la culture et du patrimoine, Département Denis Diderot, laboratoire LIR3S (UMR 7366), Université Bourgogne Europe
La numérisation universelle en cours bouleverse notre rapport aux documents historiques, à la mémoire et aux savoirs. Une question essentielle se pose : comment créer un patrimoine numérique qui soit à la fois pérenne, éthique, accessible, authentique et respectueux de la protection des données ?
Correspondances, dossiers de recherche, enregistrements : les archives de Bruno Latour, figure majeure de la sociologie, ont été données à Beaune en 2018 et aux Archives nationales en 2024. Un projet de numérisation de ce legs documentaire est en cours, piloté par l’Université de Bourgogne Europe. Cette transition numérique promet de démocratiser l’accès à l’héritage intellectuel de Latour pour les chercheurs du monde entier, car le fonds sera disponible en libre-service dans les prochaines années.
Cette « utopie d’un espace documentaire » soulève cependant des enjeux complexes : cet accès facilité peut entraîner une perte de repères et une transformation du rôle du lecteur. Mais elle expose aussi ces documents à plusieurs risques : marchandisation des données, dépendance vis-à-vis des géants du numérique, fragmentation de la mémoire collective, et surtout, une empreinte écologique croissante. Dans un monde où les infrastructures numériques consomment des quantités massives et croissantes d’énergie et reposent sur des ressources naturelles limitées, peut-on encore envisager une numérisation « durable » du patrimoine intellectuel ?
Bruno Latour tout au long de son œuvre, a interrogé la manière dont les savoirs sont médiatisés et transmis dans des infrastructures matérielles et sociales. Aujourd’hui, alors que son héritage traverse cette mutation numérique, il semble nécessaire d’interroger nos pratiques. Les tensions écologiques et politiques qui façonnent le numérique ne peuvent être ignorées. Préserver la mémoire d’un intellectuel dans une ère où la connaissance devient une ressource monétisable, plus encore avec l’arrivée de l’Intelligence artificielle générative, n’est pas qu’une opération technique, c’est aussi un choix culturel et politique.
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À l’ère du numérique, un impératif semble s’imposer, tout doit être conservé : archives historiques, souvenirs personnels, documents culturels. Cette accumulation vise peut-être à construire une mémoire collective virtuelle, mais pose un paradoxe : en voulant tout retenir, ne risquons-nous pas de nous perdre dans une surcharge d’informations ? Cette surabondance, qualifiée « infobésité », noie souvent les données essentielles parmi une multitude de contenus secondaires, rendant leur tri et leur hiérarchisation complexes.
Les utilisateurs, constamment sollicités, peinent à se concentrer et accordent autant d’importance aux informations secondaires qu’aux contenus majeurs.
Dans le domaine patrimonial, cette masse de données crée une confusion plutôt qu’une clarification. Au lieu de faciliter l’accès aux savoirs, le numérique peut parfois brouiller leur compréhension. Le sociologue Dominique Boullier souligne que la disparition des intermédiaires traditionnels entraîne une mise à égalité des savoirs validés et des informations non vérifiées, accentuant cette perte de repères et la dé-hiérarchisation des savoirs.
L’oubli, souvent perçu comme une faiblesse, pourrait paradoxalement devenir une force. Il permettrait de structurer la pensée et de se concentrer sur l’essentiel.
Un autre enjeu est celui du pouvoir sur cet espace communicationnel. Les grandes entreprises technologiques (Amazon, Facebook, Google, Instagram, TikTok) détiennent les infrastructures numériques et monétisent les données. Leurs algorithmes, qui filtrent et hiérarchisent l’information, influencent ce que nous voyons et lisons, mêlant savoir et distraction. Cette dépendance renforce leur contrôle sur la circulation des connaissances, posant la question de l’indépendance et de la souveraineté des savoirs dans les mondes du numérique.
À ses débuts, le Web portait un idéal de liberté, sans contrôle commercial ou politique. John Perry Barlow, cyberactiviste et cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation (une ONG internationale de protection des libertés sur Internet), exprimait cette vision en 1996 dans sa « Déclaration d’indépendance du cyberespace », où il imaginait un espace d’échanges affranchi des régulations étatiques.
Cet idéal s’est heurté aux réalités géopolitiques et économiques. Aujourd’hui, le Web est fragmenté entre blocs nationaux et commerciaux, chaque puissance imposant ses propres règles. La Chine contrôle l’accès aux contenus via « le Grand Firewall », tandis qu’en Russie, les données des citoyens doivent être stockées sur des serveurs nationaux.
Par ailleurs, Internet est dominé par les géants du numérique, notamment ceux de la Silicon Valley, qui contrôlent les infrastructures et captent l’essentiel des profits et des emplois liés aux nouvelles technologies, y compris l’intelligence artificielle.
L’Europe, quant à elle, peine à s’imposer comme un acteur technologique majeur. Elle dépend des technologies développées ailleurs et se retrouve marginalisée sur la scène numérique mondiale, reléguée au rang de simple consommatrice. Un rapport du Parlement européen appelle ainsi à une stratégie pour réduire cette dépendance et renforcer sa souveraineté numérique.
L’intelligence artificielle exploite d’énormes quantités de données, y compris des œuvres protégées, souvent sans l’autorisation des auteurs, soulevant ainsi des questions juridiques et éthiques. Toute information peut être utilisée pour générer du contenu, faisant des données une ressource clé de l’économie numérique.
Cette logique marchande déconnecte les savoirs de leur valeur culturelle et scientifique d’origine. L’exploitation des contenus dans un but commercial entraîne leur décontextualisation et les transforme en simples marchandises au service des intérêts des géants du numérique.
L’exemple d’OpenAI illustre bien cette dérive. Créé comme un laboratoire de recherche à but non lucratif, l’organisme est devenu une entreprise commerciale priorisant marketing et croissance et reléguant au second plan les enjeux éthiques et la protection des données.
Dans ce contexte, préserver la richesse culturelle et symbolique des savoirs devient un défi crucial. Comment résister à cette dynamique marchande et protéger le patrimoine intellectuel contre l’instrumentalisation ?
L’Europe tente d’encadrer les grandes entreprises technologiques avec des initiatives comme le Digital Markets Act (DMA) ou le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). Mais face aux stratégies transnationales des géants du numérique, qui disposent de moyens considérables pour contourner ou influencer les régulations, leur efficacité reste incertaine. En situation de quasi-monopole, ils façonnent l’infrastructure numérique mondiale et imposent leurs propres règles, dictant les conditions d’accès à l’information.
La numérisation des archives de Bruno Latour met en lumière un dilemme contemporain : offrir un accès élargi aux savoirs tout en restant tributaire d’infrastructures énergivores et de plates-formes privées qui contrôlent l’information. Loin d’être immatériel, le numérique repose sur des ressources limitées et renforce des logiques de pouvoir qui interrogent son impact écologique, politique et culturel.
Bruno Latour nous inviterait à « atterrir », c’est-à-dire à prendre conscience des implications matérielles et systémiques de ces choix. Pour lui, la crise environnementale est un bouleversement géopolitique qui nous oblige à repenser notre rapport au territoire, à la souveraineté et aux inégalités. Nous ne pouvons plus envisager nos sociétés indépendamment des contraintes terrestres et des interdépendances écologiques. Dès lors, la question du patrimoine numérique ne peut se limiter à un enjeu technique : elle engage des choix politiques sur l’accès aux savoirs, la gouvernance des infrastructures et la durabilité des supports. Qui contrôle ces données ? Dans quelles conditions et à quelles fins ? Plutôt que d’accumuler sans réflexion, il est essentiel de concevoir la numérisation comme un projet politique pour s’interroger sur la possibilité d’un accès aux savoirs durable et indépendant.
Alain Chenevez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.03.2025 à 17:56
Albin Wagener, Professeur en analyse de discours et communication à l'ESSLIL, chercheur au laboratoire ETHICS, Institut catholique de Lille (ICL)
Le New York Times a compilé plus de 200 mots que la nouvelle administration Trump aimerait bannir des documents et sites web officiels, dont « femme », « racisme » ou encore « pollution ». Des mots liés au genre, aux minorités sexuelles ou ethniques, ainsi qu’au changement climatique. Cette liste bouleverse la communauté scientifique et universitaire mondiale, mais les attaques sur la langue font partie de l’arsenal habituel des totalitarismes.
Le 7 mars dernier, le New York Times publiait la liste des mots « déconseillés » par l’administration Trump pour l’ensemble des acteurs publics des États-Unis, sans distinction. En ces temps de sidération où les impérialismes et les totalitarismes reviennent à la mode, on pourrait prendre le risque confortable d’analyser cet épisode trumpiste en citant le fameux roman 1984, de George Orwell, et les liens qu’il y tisse entre langue et idéologie. Cette analogie est partiellement pertinente et montre surtout que nous avons plus que jamais besoin des sciences du langage pour comprendre les dérives populistes de nos démocraties.
De nombreux travaux en sciences du langage, dans une grande variété d’approches et de domaines, ont assez largement montré que les attaques sur la langue font partie de l’arsenal habituel des totalitarismes : il s’agit en effet de s’attacher uniquement aux symboles et de leur faire prendre toute la place, pour effacer progressivement toute forme de nuance et de sens des mots. On préfère donc les références vagues et généralisantes, qui offrent une forme de « prêt à réagir » commode, en excitant les émotions et les affects, et qui ne s’embarrassent pas de complexité.
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Bien sûr, les régimes totalitaires européens ont été maintes fois étudiés pour comprendre leur rapport au langage. En effet, il s’agit par le langage de transmettre l’idéologie du pouvoir en place, d’utiliser certains effets de style rhétoriques pour détourner l’attention et imposer une vision du monde par la force et, ce faisant, de créer une véritable ingénierie linguistique qui a ensuite pour but d’inhiber certains comportements et de favoriser la dissémination des croyances autorisées par le pouvoir en place. Ces éléments se vérifient un peu partout – que l’on parle d’Hitler, de Staline, de Mussolini, de Poutine ou bien encore de Trump.
Alors bien sûr, si l’on revient très précisément à la liste des mots interdits, et que l’on se focalise exclusivement dessus, force est de constater que l’on y retrouve une liste assez incroyable de notions : même des termes comme « genre », « femme », « pollution », « sexe », « handicap », « traumatisme » ou « victime » se retrouvent visés.
Mais s’en étonner, c’est ignorer la construction d’un véritable programme antiwoke qui anime les franges républicaines radicales depuis plusieurs années déjà. Et cette réalité concerne tous les pays du monde, car il s’agit ici du programme d’une véritable internationale réactionnaire qui s’inscrit dans une patiente évolution politique et économique, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans le paradigme du capitalisme néolibéral international.
De ce fait, tout ceci n’est donc pas qu’une histoire de mots. En réalité, dès le début du nouveau mandat de Trump, son administration s’est attaquée au langage sous toutes ses formes. Ainsi, l’interdiction d’une grande variété de livres dans les écoles et les bibliothèques a atteint de nouveaux sommets et, le 2 mars dernier, Trump a signé un décret pour faire de l’anglais la langue officielle des États-Unis – une manière claire d’affirmer la suprématie blanche et anglo-saxonne (une antienne classique des communautés WASP – pour White Anglo-Saxon Protestant, ndlr ) sur les autres communautés états-uniennes, en mettant ainsi de côté la langue espagnole et son essor considérable aux États-Unis, notamment.
Si l’on revient à cette fameuse liste de mots, on remarque également qu’une grande majorité d’entre eux est en lien direct avec les sciences humaines et sociales et les sciences de l’environnement, et ce, de manière éclatante – sans parler des connexions évidentes avec les sphères militantes progressistes.
Une rapide analyse par le logiciel Tropes, notamment, permet de mettre en lumière les grands champs thématiques ciblés par cette liste, à savoir l’environnement, la diversité, la justice et les inégalités sociales, la santé et le handicap, la dimension psychoaffective, la sexualité, les discriminations et, bien sûr, le langage.
On retrouve dans cette liste, outre des généralités confondantes de stupidité (comment simplement éliminer le mot « féminin » des politiques publiques), les thématiques centrales des recherches en sciences humaines et sociales et en sciences de l’environnement – thématiques qui ont à la fois été partagées par les sphères activistes et par des décisions politiques progressistes. Le plus intéressant est ce que cette liste nous dit du logiciel idéologique du musko-trumpisme : un masculinisme raciste, sexiste, transphobe, suprémaciste et climaticide qui se moque des inégalités sociales et de leurs conséquences économiques et communautaires, tout en étant antiscience et pro-ingénierie.
En effet, le concept de « matière noire sémantique » montre que les mots absents nous disent autant de choses que les mots présents. Une mise en miroir commode qui montre donc que si la liste évacue le mot « féminin (female) », c’est que le mot « masculin (male) » semble considéré comme important et central. Ce petit exercice peut se faire avec n’importe quel terme et montre l’étendue du programme idéologique de ce nouveau mandat du président Trump.
Mais il ne s’agit pas que de mots ; en lien avec cette liste, des actions politiques très concrètes sont menées. Par exemple, le fait que cette liste de mots interdits soit suivie du licenciement de la scientifique en chef de la Nasa, à savoir la climatologue Katherine Calvin, n’est pas une coïncidence.
Vu de France, l’accélération dystopique que représente la présidence de Trump pourrait paraître lointaine, si elle ne s’accompagnait pas d’une progression des thèmes de l’extrême droite partout en Europe, ainsi que d’une influence croissante de Poutine sur les vies de nos démocraties (et sur l’avenir de l’Europe, bien évidemment).
Et pourtant, sans aller jusqu’à une interdiction langagière officielle, on entend les mêmes petites musiques s’élever doucement, lorsque le président Macron rend les sciences sociales coupables « d’ethnicisation de la question sociale », quand l’ancien ministre Blanquer nourrit une obsession pour l’« islamogauchisme » qui serait partout tout en restant indéfinissable – ou quand certains intellectuels, non spécialistes mais forts de leurs opinions, confondent science et sentiment personnel dans un colloque contre le wokisme, tout en ciblant délibérément les travaux des sciences humaines et sociales, en se vautrant dans la création d’un think tank qui se donne des airs d’observatoire scientifique.
Si l’Histoire des États-Unis et celle de la France n’ont pas grand-chose en commun, mis à part le creuset idéologique des Lumières et le sentiment d’avoir une mission universaliste à accomplir auprès du reste du monde, il n’en reste pas moins que le modèle républicain, dans sa version la plus homogénéisante de l’universalisme, est souvent tentée d’interdire – surtout quand il s’agit de femmes ou de personnes issues de la communauté musulmane, comme cela a été le cas avec la désolante polémique du burkini.
S’attaquer aux mots est donc tout à fait à notre portée – surtout pour un pays qui a longtemps maltraité ses langues régionales et dont les représentants s’enfoncent régulièrement dans la glottophobie, pour reprendre les travaux de Philippe Blanchet sur le sujet. En tout état de cause, la cancel culture ne vient pas toujours de là où l’on croit – et interdire de dire les termes, c’est empêcher d’accéder au réel.
Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.03.2025 à 18:12
Mehdi Achouche, Maître de conférences en cinéma anglophone et études américaines, Université Sorbonne Paris Nord
La science-fiction, à travers ses récits dystopiques, a souvent exploré l’aliénation au travail. Récemment, avec The Substance, Mickey 17 et la seconde saison de Severance, cette thématique revient sur le devant de la scène, empruntant de nouveaux chemins pour interroger la dépossession de soi liée au travail dans les sociétés productivistes.
Avertissement : cet article contient des spoilers de The Substance et Mickey 17.
La science-fiction a toujours entretenu un lien étroit avec le thème de l’aliénation au travail. Dès 1921, R.U.R., la pièce de théâtre de Karel Capek, met en scène des travailleurs artificiels condamnés à travailler à la chaîne dans les usines du futur (le lointain an 2000). Ces esclaves synthétiques sont qualifiés de « robots » (du tchèque « robota », signifiant travail forcé), terme qui entre ainsi dans le jargon de la science-fiction. En 1927, Fritz Lang met en scène dans Metropolis des ouvriers transformés en simples rouages de la machine industrielle du futur. Charlie Chaplin fait de même en 1936 dans ses Temps modernes, qui incorpore lui-même des éléments de science-fiction et fait littéralement de l’ouvrier, comme l’écrivaient Marx et Engels dès 1848, « un simple appendice de la machine ».
Aujourd’hui ce n’est plus tant l’ouvrier que l’employé de bureau qui est devenu la figure typique de l’aliénation au travail. Aliénation dans un sens qui s’inspire de celui du marxisme, tel qu’ont pu le mettre en avant les philosophes Lucien Sève ou Stéphane Haber dans leurs travaux respectifs sur la notion. « Le travail aliéné », écrit Marx, « rend étranger à l’homme son propre corps, comme la nature en dehors de lui, comme son essence spirituelle, son essence humaine […] Lorsque l’homme est en face de lui-même, c’est l’autre qui lui fait face. » Ce qui est une métaphore de l’exploitation et de la dépossession de soi est rendu littéral par la science-fiction, qui a su parfois s’appuyer sur le marxisme. Étrangers au monde extérieur et à eux-mêmes, les travailleurs sont réifiés et littéralement scindés en plusieurs exemplaires qui deviennent de plus en plus hostiles les uns envers les autres.
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Severance en est un très bel exemple, au point même qu’une organisation communiste britannique utilise la série comme illustration de la clairvoyance de Marx.
Les employés travaillant pour la mystérieuse Lumon Industries ont accepté de subir une intervention chirurgicale qui les sépare littéralement en deux consciences qui se partagent le même corps. L’« exter » (« outie »), auquel appartient la sphère privée, et l’« inter » (« innie »), condamné à passer tout son temps au travail. À chaque fois que l’employé pénètre dans l’ascenseur le menant au bureau, une personnalité prend le pas sur l’autre. Le moment est visualisé par un travelling compensé, technique qui traduit à l’écran la séparation et le malaise entre le personnage et le monde qui l’entoure.
« Inter » et « exter » n’ont aucun souvenir de la vie de leur alter ego. L’un est donc condamné à un travail perpétuel, sacrifice librement consenti par l’autre, qui lui peut ainsi profiter de la vie. Dans le premier épisode, le protagoniste de la série avance en plan séquence dans le labyrinthe des couloirs impersonnels de l’entreprise. Le long travelling souligne l’absence de décoration ou de toute trace d’humanité, tandis qu’une musique d’ascenseur lénifiante souligne un peu plus l’absurdité de la situation. Loin des infernales usines de Lang et Chaplin, les interminables couloirs sans fenêtre et sans porte, qui ne peuvent jamais mener qu’au bureau, sont parfaitement aseptisés, mais tout aussi déshumanisants.
Une employée, Helly R., ira même jusqu’à se retrouver en conflit avec son autre « moi », menaçant de faire violence au corps qu’elles partagent si la seconde ne la délivre pas de son esclavage salarial. Sans succès.
Le film de Coralie Fargeat propose lui aussi une aliénation littérale de sa protagoniste, en doublant le propos d’un commentaire sur la représentation du corps féminin. Star d’une émission télé d’aérobic, Élisabeth est devenue l’esclave de la représentation idéalisée de son corps. Elle ne supporte pas d’être licenciée le jour de ses 50 ans et choisit librement de s’injecter une substance qui lui permettra de devenir, comme le veut la publicité, « la meilleure version d’elle-même ». En pratique, cela signifie que sa conscience peut habiter un autre corps, celui d’une femme « plus jeune, plus belle et plus parfaite », mais qu’elle doit alterner avec son corps vieillissant tous les sept jours.
En proie à un narcissisme délirant, Élisabeth n’est pas sans rappeler les conceptions psychanalytiques de l’aliénation, qui peut s’apparenter à une psychose. Mais le personnage est aussi la victime de la caméra en tant que machine aliénante ; autrement dit, d’un système qui la renvoie constamment à l’image idéalisée de son corps de femme, au point où les « copies » magnifiées du personnage se multiplient à l’écran.
Une scène située au début du film la voit avancer dans un long couloir, tandis que des affiches célébrant sa gloire passée l’écrasent visuellement. Le travelling, pris sous trois angles différents, souligne l’omniprésence des affiches et la domination des images sur la réalité, tandis que le personnage se voit constamment rappeler qu’elle a encore vieilli d’un an. Une musique d’ascenseur entendu en arrière-fonds crée une fausse impression d’innocuité, alors que la scène (référence visuelle à Shining) est tout sauf anodine.
Là encore, ce n’est pas contre ce système que le personnage se rebelle mais contre son double, qui lui vole littéralement la vedette. De plus en plus confrontée à l’image de son corps dépérissant, Élisabeth entre graduellement en conflit avec son autre « moi ». Les deux consciences du personnage finissent par s’en prendre à leur propre corps et par s’engager dans une lutte – à mort.
Bong Joon-ho, habitué des films mettant en scène la lutte des classes, pousse la logique de l’aliénation littérale encore plus loin dans Mickey 17. Le film imagine pas moins de 18 copies successives de son protagoniste, qui n’est rien d’autre qu’un « remplaçable » (« expendable »). Le terme ne traduit pas si bien le fait qu’il soit bel et bien un « jetable ». La mission du personnage est de mourir autant de fois que nécessaire pour la société qui l’emploie afin d’aider à la colonisation d’une exoplanète. Sa conscience a été copiée sur disque dur et ces duplicatas, dont l’entreprise est propriétaire, peuvent être téléchargés à la demande dans un nouveau corps. La fabrication de ces derniers est visualisée à l’écran comme rappelant une impression ou une photocopie.
Dans ce futur absurde et dystopique, les corps ont fini par devenir littéralement consommables et jetables, à la merci de leur employeur et de leurs machines.
Visuellement, le film retourne au contexte industriel : la base dans laquelle évoluent les personnages évoque une immense usine. Ici, c’est le montage qui souligne l’absurdité de la condition du personnage en multipliant les scènes où il meurt à l’écran et où son cadavre est jeté sans ménagement dans un incinérateur industriel. Ces scènes sont tournées sous les mêmes angles pour accentuer l’effet de répétition et pousser, jusqu’à l’absurde, la condition du protagoniste.
Une fois encore, l’aliénation de ce dernier se traduit par l’hostilité et le conflit entre deux de ses copies, Mickey 17 et Mickey 18, amenés à cohabiter suite à une erreur de fabrication. Cependant, après avoir essayé de s’entretuer, ils finiront par faire cause commune et se retourneront contre leur employeur, comme les ouvriers robots de Karel Capek. Marx serait fier.
Mehdi Achouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.03.2025 à 17:34
Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l'IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine
Le Pass culture a pris un coup de rabot. Suite à un rapport de la Cour des comptes étrillant le dispositif, sa part collective est gelée et sa part individuelle est divisée par deux pour les jeunes de 18 ans et disparaît pour les moins de 17 ans.
Si sa part collective permettait démocratisation et diversification des pratiques culturelles, sa part individuelle est critiquée pour sa faible efficacité dans ces domaines. Le Pass culture individuel se distingue toutefois par un autre aspect : il participe à la construction d’une citoyenneté commune pour les nouvelles générations.
Par quels moyens les jeunes deviennent-ils membres de notre société ? La majorité à 18 ans, le bac, la fin des études secondaires ou encore le permis de conduire opèrent comme des marqueurs d’un passage. Le Pass culture pourrait devenir un nouveau support de constitution d’un point commun entre jeunes d’une même génération et d’un lien universel avec les institutions publiques.
Fin 2024, sur 100 jeunes qui avaient droit au Pass, 84 % l’avaient activé avant qu’il n’arrive à échéance. Le Pass culture capte donc une part de la population de jeunes adultes très importante, plus que de nombreuses institutions qui visent à rassembler tous les jeunes citoyens : seuls 79 % de jeunes de 18 ans sont scolarisés et, à la fin du service militaire obligatoire, 30 % d’une classe d’âge y échappait (ainsi que toutes les femmes !). Le Pass culture réunit les jeunes et leur fournit un cadre partagé.
Mais qu’est-ce qui rassemble les jeunes à travers le Pass culture ?
L’argent qui leur est fourni constitue un pouvoir dans la définition même de ce qu’est la culture. Chaque jeune participe à la manière dont sa génération redéfinit la culture. Et c’est bien ce qui fait l’objet de certaines critiques d’une partie des adultes plus âgés. Le Pass culture a couronné le succès des mangas et il est en train de porter celui de la romance.
Cette nouvelle génération s’empare de nouvelles références à l’instar des boomers qui avaient fait de Johnny Halliday ou de Sylvie Vartan leurs idoles. Les jeunes se construisent comme une génération à travers des références culturelles qui les distinguent de celles de leurs parents. C’est grâce à cette réécriture possible de la culture que les jeunes deviennent membres de notre société.
Le Pass culture leur permet aussi de sélectionner et promouvoir des références, des thématiques et, plus largement, des récits qui leur parlent. On attend désormais des jeunes qu’ils soient autonomes et créatifs, la liberté qui leur est confiée avec le Pass culture participe à la réalisation de ce dessein.
Cela passe par l’intermédiaire de choix culturels qu’ils opèrent séparément mais aussi par des activités collectives. En effet, 42 % des jeunes disent avoir pratiqué avec leurs proches une activité culturelle réservée avec le Pass culture. La participation de chacun à des concerts, à des spectacles ou le visionnage d’un film sont autant d’occasions de faire société, son corps vibrant aux mêmes sons ou textes que celui d’autres. Ils sélectionnent une expérience qu’ils vivent ensemble, avec leurs émotions, dans leur chair.
Ils font société autrement que les jeunes quand ils étaient réunis sous les drapeaux : c’est la fabrique d’un monde dans lequel chacun aspire à devenir lui-même sans renoncer à être avec les autres.
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Le Pass culture encourage également les jeunes à pousser les portes de lieux qu’ils n’auraient pas ouvertes : deux tiers disent être allés dans un lieu culturel où ils ne s’étaient jamais rendus grâce à celui-ci. C’est un moyen de faire le lien entre la génération qui gère et anime ces lieux et celle qui lui succédera.
Les jeunes ne sont pas enfermés comme « jeunes » dans le Pass culture. Au contraire, ils prennent place dans la société par leur choix individuel qui crée la possibilité d’un « nous générationnel ». C’est une fabrique moderne de la citoyenneté.
À l’heure des restrictions budgétaires, un des arguments contre le Pass culture consiste à le considérer comme cher. Et il est vrai qu’il offre un effet d’aubaine aux jeunes de milieux favorisés qui bénéficient déjà de davantage d’argent de poche.
Néanmoins, ce montant important peut être considéré comme une forme de soutien économique aux équipements culturels puisque l’argent dépensé par les jeunes leur bénéficie. Le rapport de l’Inspection générale des affaires culturelles rapporte que 54 % des dépenses vont aux librairies, 18 % aux cinémas, 8 % aux magasins d’instruments. Sans surprise, la réduction du montant du Pass n’a d’ailleurs pas manqué de faire réagir le Syndicat de la librairie française.
Le coût peut aussi être relativisé en le confrontant à celui du Service national universel (SNU). Ce dispositif, dont la visée initiale aurait consisté à succéder au service militaire obligatoire, peine à s’installer. En 2023, le stage de cohésion de douze jours a accueilli 40 000 jeunes volontaires, soit moins de 5 % d’une classe d’âge. Et, en termes de dépenses publiques, la Cour des comptes évalue le coût par jeune à 2 900 € en 2022, soit dix fois plus que celui du Pass culture avant passage du rabot.
En pensant le Pass culture à travers le seul prisme de la culture, le débat public réduit sa portée. Il est discuté sur sa capacité (qui se vérifie pourtant de plus en plus) à diversifier les pratiques culturelles et sur son coût, comparé avec celui des institutions du secteur. Mais le Pass culture remplit aussi une fonction citoyenne en permettant aux jeunes de prendre part à la régénérescence de notre société.
Dans un contexte de forts changements sociaux, chaque génération redéfinit la société pour se la réapproprier. Les références culturelles offrent un moyen aux jeunes de réécrire la culture et, ce faisant, la société avec.
L’apparition de pétitions de jeunes pour maintenir le niveau de financement du Pass culture montre qu’ils partagent cet avis, qu’ils ne manquent pas d’exprimer sur les réseaux sociaux. Le soutien de parents pourrait signaler un accord entre générations en la matière.
La capacité du Pass culture à capter plus de 8 jeunes sur 10 montre un niveau très élevé d’appropriation du dispositif. Il peut être un support important de construction de notre collectivité.
Plutôt que de le vouer aux gémonies, peut-être pourrait-on rappeler davantage que cet instrument relève d’une contribution de l’État qui alloue aux jeunes cette somme au nom d’un idéal : bâtir un « nous » en laissant une liberté à la singularité de chacun.
Claude Poissenot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.03.2025 à 16:23
Fanny Lignon, Maîtresse de conférences HDR, Université Lyon 1, laboratoire THALIM (CNRS, Sorbonne Nouvelle, ENS), École normale supérieure (ENS) – PSL
Les jeux vidéo bousculent les codes des médias traditionnels. Au-delà de l’interactivité et de leur dimension ludique, ils revisitent aussi le concept de personnage. Dans ces mondes numériques, les protagonistes sont plus que des simples figures narratives : ils deviennent des créations hybrides, façonnées autant par les concepteurs que par les joueurs eux-mêmes. Cette dynamique unique redéfinit en profondeur la relation entre récit, spectateur et identité virtuelle.
Au cœur de la plupart des jeux vidéo se trouvent des personnages contrôlés par les joueurs : les personnages joueurs. La différence fondamentale entre ces héros de pixels et ceux qui évoluent dans les autres formes spectaculaires, sonores, visuelles et audiovisuelles réside dans leur nature hybride. Ils sont en effet le résultat de l’union de personnages fictionnels et de spectateurs joueurs.
Le pouvoir décisionnel, habituellement détenu au sein des récits par les personnages, est ainsi en partie transféré aux « spectacteurs » et donc aux personnages joueurs. Ce changement structurel entraîne de multiples répercussions.
L’histoire des personnages de jeux vidéo débute bien avant que les ordinateurs puissent représenter de manière crédible des êtres vivants. Les premiers protagonistes sont invisibles et nécessitent une certaine dose d’imagination pour exister : dans le jeu vidéo Tennis for Two (1958), le joueur incarne le sportif maniant la raquette ; dans Spacewar ! (1962), il devient le pilote du vaisseau spatial ; dans OXO (1952), il place des ronds et des croix sur le plateau de jeu. Ces personnages invisibles sont les ancêtres de ceux qui peuplent aujourd’hui nos écrans.
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Désormais, les personnages joueurs s’inscrivent sur un continuum allant du plus personnalisable au moins personnalisable.
À l’une des extrémités de ce continuum se trouvent des protagonistes fermés, finis, prêts à incarner. C’est le cas par exemple de Lara Croft (Tomb Raider, 1996-), de Nathan Drake (Uncharted, 2007-2017), de Basim Ibn Ishaq (Assassins’ Creed Mirage, 2023). La ressemblance visuelle avec un être humain est un critère facilitateur mais non obligé. Dans Adventure, un célèbre jeu d’aventure action graphique sorti en 1979, le joueur incarne un chevalier représenté à l’écran par un carré d’environ un centimètre de côté. Dans Stray (2022), il incarne un chat roux équipé d’un sac à dos et qui évolue dans un univers postapocalyptique.
À l’opposé se trouvent des protagonistes ouverts, inachevés, à co-créer que le joueur est invité à finaliser avant de les investir. Dans les Sims (2000-2014), il est possible, lors de la phase de création des personnages, de décider de leur genre, de leur corpulence, de leur couleur de peau, de la forme de leurs oreilles, de leur habillement, de leur caractère…
Dans World of Warcraft Burning Cruisade (2007), le joueur, lorsqu’il a déterminé la « faction » (l’alliance ou la horde), la « race » (elfe, nain, troll, mort-vivant…), la « classe » (guerrier, chaman, paladin…) et le « sexe » de son héros, peut modifier son visage, en l’ornant de boucles d’oreilles, de cornes ou de piercings s’il a opté pour une femme, en agissant sur sa pilosité s’il a opté pour un homme. Dans SoulCalibur VI (2018), le joueur peut choisir les armes de son personnage, remanier la forme de son visage, le galbe de ses mollets, la hauteur de sa voix.
Quel que soit le type de personnage choisi, les joueurs et joueuses se glissent tout entier dans ces corps virtuels. Ces enveloppes leur permettent de se cacher aux yeux des autres, mais aussi de se dévoiler en leur conférant une apparence, des compétences et des rôles.
Les concepteurs de jeux, en proposant ce large éventail de possibilités, cherchent à renforcer le lien entre les personnages et les joueurs. Cette recherche de proximité se poursuit avec l’adoption, in game, par la caméra virtuelle, d’un certain type de point de vue. La vision impersonnelle (par exemple dans les jeux de simulation de football) et la vision à la troisième personne (comme dans la plupart des jeux d’aventure-action) permettent au joueur de voir le héros qu’il incarne à l’écran tout en maintenant avec lui une distance manifeste, mais souvent ténue. La vision à la première personne, très utilisée dans les jeux de tirs, vise à réduire cet intervalle à néant et à faire disparaître la frontière joueur/personnage.
L’idée qui sous-tend ces choix créatifs est que l’effet d’immersion serait inversement proportionnel à la distance qui sépare le joueur de son personnage. L’effacement de celle-ci entraînerait-il automatiquement un engagement total ? Selon le philosophe Mathieu Triclot, cela est peu probable. C’est néanmoins cette logique qui préside au développement des casques de réalité virtuelle.
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Si on envisage les personnages joueurs au regard de ce qui est traditionnellement attendu des personnages évoluant dans les récits fictionnels, ils sont en deçà des espérances.
Leur caractérisation sociale est généralement esquissée à gros traits. On sait de Mario qu’il a été plombier, mais jamais on ne l’a vu réparer le moindre robinet. On sait de Lara Croft qu’elle est issue d’un milieu favorisé et exerce la profession d’archéologue, mais jamais on ne l’a vue faire des fouilles ou lire un livre. La caractérisation psychologique de ces personnages est également réduite à la portion congrue. Dans le meilleur des cas, leur personnalité tient en quelques mots, qui souvent ne figurent que dans le livret qui accompagne le jeu.
Il est en conséquence difficile de considérer ces héros comme des personnages à part entière. Néanmoins, cette incomplétude structurelle est au cœur de leur existence à venir.
L’apparence physique des personnages vidéoludiques est représentée avec force détails. Corps, parures, gestuelle sont longuement exposés au regard du joueur, qui ne les lâche pas des yeux pendant parfois des dizaines d’heures, que le héros soit présent dans son entièreté ou sous forme fragmentaire. Dans une partie d’Assassin’s Creed (2007) l’ancêtre du sujet est toujours à l’image. Dans une partie de Call of Duty (2003) le bras armé du personnage est toujours représenté au premier plan.
La conjonction de ces éléments construit ainsi une forme prégnante de présence. La caractérisation sociale de ces personnages ne se réduit pas non plus à la profession déclarée. Elle se constitue autour d’un rapport au monde et aux autres qui s’affirme à mesure que le joueur progresse dans le jeu. Quant à la caractérisation psychologique, elle se voit modifiée de l’extérieur par le joueur dès lors que celui-ci incarne le personnage. Pour toutes ces raisons, on peut considérer que les protagonistes vidéoludiques sont des « super » personnages, situés au-delà de ce qu’on attend ordinairement d’un personnage.
Les personnages joueurs sont en définitive à l’intersection du monde physique et des mondes virtuels, tels des points de passage. Ils permettent aux joueurs de réaliser le rêve de bien des amateurs de fiction : entrer totalement dans le récit. Les jeux vidéo composent ainsi avec ce que, d’ordinaire, on s’efforce de cacher ou tout au moins de faire oublier, le fait que les personnages ne sont en aucun cas des personnes.
En exhibant cette irréductible imperfection, qui conditionne leur existence, ils la transcendent. En l’exploitant, ils créent des personnages d’un genre nouveau, dotés d’un rapport au spectateur singulier, car conjuguant simultanément le fait de tendre vers la fusion et d’affirmer la séparation, d’être tout à la fois vides et pleins. Cette spécificité les rend aptes à exprimer toute la complexité de l’être humain. Elle redéfinit aussi, en partie, le concept de personnage.
Fanny Lignon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.