16.10.2024 à 16:22
Basile Michel, Maitre de conférences en géographie, CY Cergy Paris Université
Aurélien Martineau, Ingénieur de recherche en géographie sociale, CY Cergy Paris Université
L’arrêt du groupe Shaka Ponk pour des raisons écologiques illustre les impasses dans lesquelles sont empêtrées les musiques actuelles sur le plan environnemental. Malgré la multiplication récente des initiatives « vertes », le secteur reste pour l’instant dominé par un modèle qui cause d’importantes dégradations socio-environnementales. Mais des expérimentations alternatives émergent…
L’année 2024 marque la fin volontaire du groupe de rock alternatif et électronique français Shaka Ponk, après plus de 12 ans d’existence et un large succès. Le groupe justifie cet arrêt par son engagement en faveur de la préservation de l’environnement, comme le dit le chanteur du groupe dans une interview pour France Inter :
« Au début, on était un petit groupe de rock entre copains, qui a pris de l’ampleur, et le succès engage une responsabilité écologique. On a pris conscience qu’on était devenu une partie du problème […]. On a choisi d’arrêter par cohérence existentielle. On ne peut pas délivrer de beaux messages et cultiver une activité professionnelle qui soit aussi polluante ».
S’ils se sont fait porte-voix de la cause écologique par leur propos artistique et leurs prises de parole, leurs activités artistiques n’en sont pas moins énergivores et destructrices de l’environnement (tournées des grands festivals, gigantisme des scénographies…), témoignant d’un fort décalage entre leurs valeurs écologiques personnelles et leurs pratiques professionnelles.
Exemple marquant pour le grand public, l’arrêt du groupe Shaka Ponk met en lumière un secteur culturel, et notamment musical en questionnement sur le rôle qu’il occupe dans la crise environnementale contemporaine. Car la filière musicale est énergivore en ressources et en déchets, ce qui apparaît contradictoire avec les enjeux écologiques contemporains. Le modèle actuel n’est pas soutenable, avec une logique de concurrence – entre artistes pour se développer, entre lieux et événements pour attirer du public, entre territoires pour renforcer leur attractivité – et de « toujours plus » (de concerts, de jauges, de réseaux sociaux, de matériels, de déplacements…).
Ce modèle s’inscrit ainsi pleinement dans le système capitaliste et consumériste contemporain et est responsable de nombreuses dégradations socio-environnementales : pollutions engendrées par la mobilité des publics et des équipes artistiques, impacts des technologies numériques utilisées dans l’industrie musicale, inégalités sociales entre les artistes « stars » et les artistes « ordinaires »… Les professionnels du secteur ont ainsi identifié différents leviers d’action pour réduire l’impact écologique des musiques actuelles et de la culture, parmi lesquels la relocalisation des activités au sein des territoires de proximité, le ralentissement des rythmes de production et diffusion, ou encore la réduction des échelles des projets et événements.
Mais la culture et les musiques actuelles pourraient aussi jouer un rôle positif dans la lutte contre la crise écologique. Par les récits, les visions du monde et les émotions qu’elles procurent, elles peuvent sensibiliser les publics et façonner de nouveaux imaginaires collectifs plus vertueux en matière d’écologie.
Ces dernières années, les préoccupations écologiques sont de plus en plus présentes dans le secteur des musiques actuelles : prise de position d’artistes renommés (Billie Eilish, Pomme…), création de collectifs de professionnels (comme Music Declares Emergency), publication d’études, mise en œuvre de formations à destination des professionnels du secteur (comme le MOOC Landscape de Périscope), engagement de festivals dans des pratiques « écoresponsables » (parmi les pionniers, le Collectif des festivals), émergence « d’éco-conseillers » (The Green Room, par exemple), développement de calculateurs d’impacts socio-environnementaux pour les évènements et lieux musicaux (tel Fairly)…
Une partie des initiatives apparaît limitée par une approche managériale et néolibérale qui tente d’adapter le système capitaliste existant, et donc de le faire perdurer, en rendant plus sobres et efficientes les pratiques et consommations actuelles. Cela passe, par exemple, par des systèmes d’éclairage plus économes, des décors à base de matériaux recyclés ou des outils numériques.
Une telle démarche s’inscrit dans une logique ambiguë de « transition écologique », qui exprime une volonté d’évolution mais sans changer le système, pourtant insoutenable. Ce faisant, ces initiatives se concentrent parfois exclusivement sur la réduction de « l’empreinte carbone » des activités culturelles, suivant une approche technicienne qui néglige nombre de leviers essentiels de la crise écologique tels que les impacts sur la biodiversité, les enjeux en termes d’inégalités sociales, les ressorts émotionnels de la relation au vivant, ou les dégradations environnementales liées au numérique.
Cette approche néglige également l’ampleur des transformations à entreprendre dans la lutte contre les dégradations socio-écologiques, plus proches d’une rupture et mutation radicale (comme la décroissance) que d’une transition et adaptation du système actuel.
Certaines initiatives culturelles et musicales sont même caractérisées par de telles contradictions entre l’engagement écologique affiché et la réalité des pratiques qu’elles versent dans le greenwashing. À titre d’exemple, le groupe Coldplay valorise, via un site dédié et des spots publicitaires avec l’entreprise de transport DHL, des tournées « soutenables » et « bas carbone », sur la base d’adaptations diverses : panneaux solaires pour l’alimentation électrique, utilisation d’écrans LED à faible consommation d’énergie…
Un affichage « vert » qui entre en discordance avec l’enchaînement de méga-concerts à l’échelle internationale qui nécessitent le recours massif à l’avion pour l’équipe artistique et le matériel tout en comportant une scénographie très lourde en décors, son et lumière pour assurer un show spectaculaire et énergivore.
De plus, les jauges élevées attirent des publics nombreux et parfois lointains dont les déplacements représentent également un impact écologique notable. Ces initiatives produisent des effets délétères en diffusant de fausses promesses qui brouillent le débat public sur les enjeux écologiques et contribuent à maintenir un modèle de développement insoutenable pour la filière musicale.
Ainsi, les musiques actuelles reposent encore aujourd’hui sur un modèle de « réussite » des artistes fondé sur un star-système générant un contre-modèle de sobriété.
En effet, plus un artiste musicien fait de concert à l’international, est suivi sur les réseaux sociaux, a d’écoutes sur les plates-formes musicales, plus il est reconnu et valorisé socialement par les médias, le monde culturel, le public, alors même qu’il a un impact environnemental négatif bien supérieur à des artistes locaux dont la notoriété et les revenus sont plus faibles.
Pour nombre d’artistes émergents, qui sont dans une sobriété subie, sortir de la précarité financière liée à leur stade de développement nécessite donc de s’inscrire dans une trajectoire de carrière insoutenable et en partie dépendante des opportunités offertes par les producteurs, tourneurs, labels, salles, festivals et autres acteurs de l’écosystème musical.
Cela place les artistes soucieux de la question environnementale face à une injonction paradoxale : comment s’engager dans des pratiques professionnelles vertueuses du point de vue écologique au sein d’une filière musicale tournée vers des objectifs contradictoires de notoriété et de croissance ? Le décalage entre leur vie professionnelle et leurs aspirations personnelles à l’engagement face à l’urgence écologique renforce une forme d’éco-anxiété chez certains artistes. À ce titre, l’arrêt de Shaka Ponk montre que le modèle dominant est une impasse dès lors que les enjeux écologiques sont pris au sérieux.
Ce constat encourage à envisager des manières alternatives de se développer pour l’ensemble des acteurs des musiques actuelles (dont les publics). L’enjeu est de repenser radicalement et de façon systémique le paradigme dominant du star-système, de la concurrence et de la croissance, au profit d’alternatives écologiquement soutenables fondées sur des valeurs et des pratiques de coopération autour de la création artistique, de la production et de la diffusion culturelle.
L’une des pistes tient au changement d’échelle et à la valorisation de l’inscription territoriale des artistes et de la filière musicale. Car si la figure de « l’artiste ordinaire » ou de « l’artiste local » engagé dans la vie culturelle du territoire est largement dépréciée dans le contexte actuel, elle peut être porteuse d’intérêts du point de vue écologique et social : limitation des mobilités des publics et des équipes artistiques, stimulation de la vitalité culturelle locale, accentuation de la participation des habitants, dynamisation des réseaux coopératifs d’acteurs locaux…
C’est précisément l’objectif du projet de recherche ECOMUSIQ que d’alimenter la réflexion autour de ce changement de paradigme. Ce projet propose au travers des notions d’encastrement et d’empreinte territoriale de saisir les traces et influences des activités culturelles sur leur territoire. Il s’agit de mettre en lumière le rôle social et culturel que peuvent jouer les artistes et autres professionnels des musiques actuelles au sein de leur environnement de proximité, dans le respect des enjeux de diversité culturelle, de justice sociale et de soutenabilité écologique.
Deux exemples analysés dans le cadre du projet, parmi d’autres, montrent que des expérimentations alternatives sont possibles, non sans certains paradoxes et difficultés. Le groupe Aïla propose ainsi des concerts sans électricité, en milieu naturel, à l’échelle régionale, avec des jauges volontairement réduites. Il s’engage dans une démarche écologique transversale (scénographie, propos artistique, partenariats locaux…) visant à proposer aux publics de se reconnecter à l’environnement naturel.
Du côté des événements, un festival comme La P’Art Belle cherche à allier écologie et musique en fixant une jauge limitée stable au fil des années et en adoptant une forme itinérante pour s’adresser à des publics de proximité et en limiter les déplacements. Le festival intègre aussi diverses pratiques « écoresponsables » (alimentation locale et végétarienne, mobilité aérienne proscrite pour les équipes artistiques…) et propose aux publics une programmation alignée, voire engagée en matière environnementale et sociale.
Ces exemples font écho à d’autres initiatives telles que l’appel « Pour une écologie de la musique vivante », qui prône notamment la valorisation du travail des artistes sur le territoire local et l’abandon des clauses d’exclusivité territoriale imposées aux artistes par les lieux ou événements pour leur interdire de se produire dans la région plusieurs mois avant et après leur concert (ce qui empêche la mise en place de tournées cohérentes). L’arrêt de Shaka Ponk s’inscrit également dans cette lignée, avec la revendication par les artistes d’une volonté de faire décroître leur projet artistique et de le penser suivant de nouvelles modalités plus respectueuses de l’environnement.
Si ces initiatives alternatives ouvrent le champ des possibles, elles demeurent encore à ce jour trop ponctuelles pour transformer radicalement le star-système des musiques actuelles et enclencher un changement de paradigme et de système de valeurs, de la compétition à la coopération, du « toujours plus » à la décroissance, du gigantisme à la sobriété. C’est toutefois par ce type d’expérimentations alternatives que pourrait advenir une mutation écologique de nos sociétés, d’où l’importance de mettre la lumière sur celles-ci et de l’éteindre sur les modèles mortifères.
Basile MICHEL a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (projet ECOMUSIQ).
Aurélien Martineau a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (projet ECOMUSIQ).
15.10.2024 à 19:20
Marie Ballarini, Professeur assistant, Université Paris Dauphine – PSL
Whether known as the Centre Pompidou or simply Beaubourg, this Parisian landmark is set to close its doors from 2025 to 2030 for extensive renovations. Criticised and even mocked at its opening, the Centre Pompidou has since earned its place as an iconic fixture in the Parisian landscape and a major player on the international museum scene. We take a closer look at the institution’s fragile and unconventional business model as it approaches its 50th anniversary.
Inaugurated in 1977, France’s Centre Pompidou will soon celebrate its 50th birthday. This milestone will coincide with its full closure from 2025 to 2030 for much-needed renovations to upgrade and restructure the building.
During the closure, the museum will continue to expand in other ways. A new site will open in Massy (in Essonne department), designed to house its reserves and serve as an exhibition and cultural space. Additionally, the Centre Pompidou plans to strengthen its international presence through temporary exhibitions abroad.
Bruno S. Frey developed the concept of a “museum superstar”, an iconic cultural institution that attracts significant numbers of visitors and generates considerable revenue from commercialising their spaces and collections. These museums, including the Centre Pompidou, play a crucial role in their local economies.
Unlike other superstar museums such as the Louvre or the Musée d’Orsay, however, the Centre Pompidou lacks a blockbuster home attraction like the Mona Lisa. This absence of universally recognisable works makes its economic model more fragile, despite its dynamic programming and bold architecture.
In 2022, the Centre Pompidou’s total budget revenue was just under 132 million euros ($144 million currently), with 69% coming from public funding – a significantly higher proportion than at the Louvre (44%) or the Musée d’Orsay (45%). The centre’s self-generated revenue, though slightly improved since the post-pandemic period, accounted for just 31% of its total income, down from 34% in 2019. Ticketing revenue, crucial for the Centre’s financial independence, dropped by 18% compared to 2019, despite a 2022 overhaul of the fee structure. On a positive note, patronage income increased by 8%, to 6.1 million euros, and revenue from off-site exhibitions and international locations surged by 43%, partially compensating for losses in other areas, according to the centre’s annual reports.
Despite this, France’s national audit office has noted that the museum’s diversification strategy lacks a clear structure and falls short of transparency requirements regarding costs. The centre has frequently adopted a pragmatic approach to solicitations, undermining the long-term sustainability of its economic model.
The Centre Pompidou’s economic strategy faces two key challenges, particularly its ticketing: rising competition from private contemporary art institutions in Paris and the ecological consequences of higher visitor numbers.
New contemporary art institutions such as the Fondation Louis Vuitton and the Pinault Collection have reshaped Paris’ cultural landscape. While these venues could be seen as rivals, they also boost Paris’s overall status as a hub for contemporary art, attracting a diverse and informed international audience. The Centre Pompidou benefits from this dynamic ecosystem, though it must compete with these institutions’ financial resources and collections.
Despite the increasing competition in recent years, the Centre Pompidou continues to thrive as a leading venue for modern and contemporary art, thanks to its rich collection and innovative programming. Recent examples include “Évidence” and the immersive exhibition “Noire”.
Paris’s global prominence in the contemporary art world presents both opportunities and challenges for the Centre Pompidou. On one hand, it faces competition from institutions that have iconic collections and even greater financial resources. On the other, it benefits from this vibrant environment, allowing it to maintain its status as a premier cultural destination and strengthen its foothold in the global art market. To fully capitalise on this ecosystem, however, the centre must continue to innovate and adapt to evolving economic and cultural realities, while staying true to its mission of promoting contemporary art.
One of the museum’s most pressing challenges is balancing economic growth with environmental sustainability. According to its “Responding to the Environmental Emergency: Action Plan 2023-2025,” the Centre Pompidou is working to reduce its carbon footprint. This is crucial, as 82% of a museum’s carbon impact comes from visitors, particularly international ones who travel by air – an especially polluting for of transport.
Interestingly, the museum’s somewhat lower appeal to foreign tourists, which the national audit office has criticised, may actually prove beneficial in terms of environmental impact. By attracting more domestic visitors, the centre can minimise the carbon emissions associated with international travel, making it a more sustainable institution in the long term.
This focus on a national audience could prove to be a sustainable long-term strategy, at a time when ecological concerns are a growing concern. It also strengthens the museum’s local roots, making it more resilient to fluctuations in international tourism and global crises. Nevertheless, this strategy comes at an economic cost, as local audiences are more likely to benefit from reduced or free rates.
While international exhibitions and expansion can provide additional revenue, they also present ecological challenges. Transporting works of art across the globe adds to the museum’s carbon footprint, even as it strives to bring exhibitions closer to international audiences. Additionally, major real estate projects, such as the renovation of the Centre’s historic building and the construction of a new site in Massy, are key to its modernisation but come with considerable environmental costs.
As it prepares for five years of renovations, the Centre must find a way to balance its financial needs with the growing urgency of environmental responsibility. To secure its future, the museum will need to strengthen its financial viability while continuing to pioneer in the world of contemporary art and adapt to the changing demands of the 21st century.
Marie Ballarini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.10.2024 à 17:09
Vannina Marchi van Cauwelaert, Maître de conférences en histoire médiévale, Université de Corse Pascal-Paoli
En occident, le Moyen Âge voit fleurir les cartes marines richement ornementées. Mais à côté de ces cartes d’apparat, les archives notariées révèlent l’existence de cartes nautiques destinées aux marins, qui décrivaient les côtes en énumérant les ports, les distances et les principales difficultés et obstacles à contourner. Situées au croisement des routes et constituant des escales essentielles à la navigation, les îles de Méditerranée occupent une place centrale dans ces représentations de l’espace maritime.
Les derniers siècles du Moyen Âge voient la naissance de la cartographie nautique occidentale. Des milliers de cartes marines, produites dans les principaux ports de Méditerranée occidentale (Pise, Gênes, Venise, Majorque) sont ainsi conservées dans les principales bibliothèques européennes. Apparues au XIIIe siècle, en même temps que la boussole et les progrès de la navigation hauturière, ces cartes cumulaient le savoir empirique des marins, qui pratiquaient la navigation à l’estime, les connaissances géographiques des lettrés, et le savoir-faire des artistes peintres.
Aux XIVe et XVe siècles, de plus en plus richement décorées, de nombreuses cartes marines vinrent agrémenter les bibliothèques royales et princières. Produit en 1375 par le juif majorquin Abraham Cresques, cartographe du roi d’Aragon Pierre le Cérémonieux, l’Atlas catalan est l’une des plus belles illustrations de cette culture géographique médiévale.
Cependant, à côté de ces cartes d’apparat, les archives notariées révèlent l’existence de cartes nautiques dont l’usage peut être mis en relation avec les « portulans », sorte de routiers destinés aux marins, qui décrivaient les côtes en énumérant les ports, les distances et les principales difficultés et obstacles à contourner.
Situées au croisement des routes et constituant des escales essentielles à la navigation, les îles de Méditerranée occupent une place centrale dans ces représentations de l’espace maritime. L’étude des cartes marines ouvre ainsi la question des représentations médiévales des îles. Dans cette perspective, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’espace tyrrhénien, en centrant l’analyse sur l’archipel corso-sarde.
La Carte pisane (fin XIIIᵉ siècle) constitue la première représentation connue de la Corse et de la Sardaigne. Inscrits perpendiculairement aux lignes de côtes, les toponymes nous renseignent sur les principaux débouchés maritimes des deux îles. En rouge figurent les véritables ports tandis qu’en noir sont inscrites les escales secondaires.
Trois ports sont donc identifiés : Bonifacio situé à l’extrême sud de la Corse, et à seulement une dizaine de kilomètres du nord de la Sardaigne ; Oristano, au centre ouest de la Sardaigne ; Cagliari au sud-est de la Sardaigne.
Verrou stratégique de la navigation en Tyrrhénienne, le port pisan de Bonifacio fut conquis par les Génois, en 1195. Comme le souligne le chroniqueur corse Giovanni della Grossa (1388-1464), la prise de Bonifacio visait à renforcer la domination génoise dans le nord de la Sardaigne.
Un important fonds notarié, datant du XIIIe siècle, révèle que l’aire commerciale de la ville s’étendait sur les deux îles. Bonifacio était ainsi au centre d’un commerce triangulaire reliant Gênes à la Corse et à la Sardaigne. Les marchands génois achetaient les produits de l’agriculture insulaire (céréales, peaux) et vendaient les productions de l’artisanat italien (draps, céramiques).
En outre, en raison de sa position stratégique, Bonifacio était l’un des centres de la corso-piraterie méditerranéenne. En Sardaigne, Oristano et Cagliari constituaient les deux débouchés portuaires de la riche plaine du Campidano. La production céréalière de cette plaine, supérieure aux besoins d’une île caractérisée par un sous-peuplement chronique, alimentaient les échanges avec Gênes, Pise et Barcelone.
En 1297, la création du royaume de Sardaigne et de Corse par le pape Boniface VIII, et son inféodation au souverain Jacques II d’Aragon, dotaient les îles d’une nouvelle unité politique. Cependant, si la conquête de la Sardaigne débuta en 1323, elle ne s’acheva qu’en 1409, tandis que la Corse ne devint jamais aragonaise. Au XIVe siècle, le détroit corso-sarde se mua en espace de guerre entre Gênes et la Couronne d’Aragon, pour la domination des îles et de la mer. L’évolution des représentations cartographiques de la Corse et de la Sardaigne pourrait en être le lointain reflet.
Sur la carte d’Angelino Dulcert, produite à Majorque en 1339, les bannières semblent indiquer une frontière théorique entre d’un côté une Corse génoise et de l’autre une Sardaigne aragonaise, ce qui vient contredire la notion juridique de Regnum Sardiniae et Corsicae.
À l’opposé des revendications royales aragonaises, le cartographe, d’origine génoise, considérait que la Corse relevait du domaine de Gênes, en raison de sa domination commerciale. L’on note par ailleurs que les toponymes sont plus nombreux pour la Corse que pour la Sardaigne, pour laquelle ne sont mentionnés que les principaux ports : Alghero, Bosa, Oristano et Cagliari. Cette perception politico-économique des îles ressort également de l’analyse des toponymes qui figurent sur l’Atlas catalan. Nous notons en effet l’absence du port de Bonifacio, ce qui tranche avec l’immense érudition dont témoigne cet atlas.
Plutôt qu’un oubli, dans la mesure où nous savons que Cresques s’était appuyé sur la carte de Dulcert, l’on serait tenté d’y voir l’expression d’un choix : celui de représenter une « route catalane des îles ». Ainsi, dans le nord de la Sardaigne figure Longosardo (Santa Teresa di Gallura), port catalan situé en face de Bonifacio, mais pas Castelgenovese (Castelsardo), principal port génois du nord de l’île qui figurait sur une carte génoise antérieure. Sur la côte occidentale de la Corse, apparaît pour la première fois la mention de Cinarca, forteresse éponyme des seigneurs corses alliés au roi d’Aragon. Surplombant la mer, cette fortification permettait de contrôler la navigation le long des côtes occidentales de la Corse, voie de passage entre l’Italie, la Provence et le Maghreb. Elle fut au centre d’une activité de course, menée, au nom du roi, par les seigneurs cinarchesi contre les intérêts génois dans l’île.
En 1375, Arrigo della Rocca, paré du titre de lieutenant du roi Pierre le Cérémonieux, se fit proclamer comte de Corse, Cinarca devint ainsi le cœur politique et militaire du « royaume de Corse » aragonais. En raison des lacunes archivistiques et de l’absence de fouilles archéologiques, son rôle économique demeure plus difficile à saisir. Enfin, il est à noter qu’à la différence de Dulcert, Cresques n’appose aucune bannière sur les deux îles, ce qui pourrait témoigner des incertitudes liées à la guerre.
Après plusieurs décennies de guerre, le milieu du XVe siècle vit l’établissement d’une paix durable entre Gênes et la Couronne d’Aragon, ce qui permit la naissance de la Corse génoise et la consolidation de la Sardaigne aragonaise. Cette évolution politique fut contemporaine de nouvelles représentations cartographiques des îles, issues du modèle des Insulaires.
En Corse, ces premières cartes régionales révèlent un intérêt nouveau pour l’hinterland (arrière-pays), ce qui soulève la question des liens entre cartographie et domination politique. Réalisée à Naples en 1511, la carte de la Corse du cartographe génois Vesconte Maggiolo est une belle illustration de cette évolution des représentations.
Afin de figurer le territoire, le cartographe a été contraint de déformer les contours de l’île. Aux informations côtières déjà présentes sur les cartes marines, s’ajoutent de nombreuses vignettes de villes, de fortifications seigneuriales et d’habitats villageois. La mémoire du vice-roi de Corse, Vincentello d’Istria, décapité devant le palais public de Gênes en avril 1434, semble évoquée à travers la figuration de ses anciens châteaux dominant la Serra d’Istria : Buturetu. La victoire définitive de Gênes contre les « tyrans » corses et aragonais est toutefois rappelée par les bannières brandies fièrement sur les villes littorales : Bastia, Ajaccio et Bonifacio.
L’évolution de la cartographie des îles dans les derniers siècles du Moyen Âge semble traduire un changement dans leur représentation. D’abord conçues comme des escales essentielles le long des routes maritimes, les îles devinrent peu à peu des territoires convoités, dont la conquête était perçue comme la clé de la domination économique et politique de la mer.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Vannina Marchi van Cauwelaert ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.10.2024 à 15:59
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Au-delà, des mouvements d’indignation des milieux culturels envers le vote d’extrême droite, l’onde de choc des législatives aurait-elle pour effet d’engager une véritable réflexion sur l’offre culturelle publique en France ?
Les moments de réflexion dans les instances professionnelles du monde de la culture se multiplient depuis juin. Si dans le jeu politique, la problématique de la baisse des subventions, portée par les organisations syndicales du secteur comme le Syndeac, monopolise le débat, dans la réalité quotidienne des professionnels de la culture subventionnée, un questionnement de plus en plus lancinant et profond domine : à quoi sert-on ? Et, selon les termes entendus de la part d’un responsable d’un réseau de compagnies d’arts de rue, « à quoi correspond notre prétention à apporter la culture aux populations » ?
Par rapport au débat sur le financement de la culture, il faut peut-être mesurer combien le malaise relève moins d’une question comptable ou d’accès aux équipements, que d’une interrogation sur les missions d’un service culturel public et de ses contenus artistiques. La récurrence de certains mots ne manque pas d’interpeller depuis juin, depuis l’article d’Ariane Mnouchkine dans Libération, entre autres : petit monde, entre-soi, élitisme, narcissisme, sectarisme.
Les tentatives d’ouverture ne manquent pourtant pas depuis plusieurs décennies. Des tentatives qui se fondent sur la médiation culturelle ; qui jouent d’une sorte d’injonction faite aux artistes d’adopter une posture de travailleur social, d’éducateur devant aller vers les publics dits « éloignés » (moyen pour eux, souvent, d’accès à la subvention) ; des tentatives qui sont financières à travers un Pass Culture dont on mesure aujourd’hui que, s’il a des aspects positifs, il profite surtout au secteur privé. Des tentatives d’ouverture des institutions culturelles qui passent aussi par la mobilisation de nouveaux concepts, comme les droits culturels ; concepts aussitôt vidés de leur sens pour continuer, à de rares exceptions, de privilégier la diffusion de formes artistiques classiques, si ce n’est dans leur forme, tout au moins dans leur conception des publics. Aucune de ces tentatives ne semble pouvoir faire bouger les statistiques d’accès aux institutions culturelles publiques que ce soit en termes de nombre de visiteurs réels (au-delà des statistiques gonflées par les équipements eux-mêmes) et surtout d’appartenance sociale.
Même lorsque, enfin, l’ouverture tente de jouer de la proximité spatiale, à travers une politique « d’équipements », le fameux « maillage culturel territorial », rien n’y fait. Parce qu’à bien y regarder, il s’agit bien plus d’une question de distance sociale que de distance spatiale. Parce qu’en effet, à propos des institutions culturelles publiques persiste l’idée du « ce n’est pas pour moi ».
Alors peut-être faudra-t-il affronter le fondement de ce rejet tout à la fois social et culturel. Social, parce qu’il identifie les institutions culturelles à une catégorie de la population, la plus aisée, la plus éduquée. De fait, à l’analyse, sous couvert de démocratisation, les professionnels de la culture et leurs publics attitrés définissent ensemble une culture institutionnelle qui est surtout « la leur » et correspond fort peu aux désirs de la majorité des Français – la notion « d’entre soi » trouve ici son fondement.
À lire aussi : Qui veut la peau du Pass culture ?
Sur cette base également, peut-être faudra-t-il sortir de l’idée fausse que certains Français n’ont pas accès à la culture. Ce n’est pas parce qu’un nombre conséquent d’entre eux ne fréquentent pas les institutions culturelles qu’ils n’ont pas accès à la culture. Au contraire, loin d’être éloignés de la culture, une majorité de Français ont bien en la matière des attentes et leurs propres pratiques, hors institutions. Mais il faudrait alors, pour les reconnaître, sortir d’une conception de la culture classique.
Les pratiques de la majorité des Français sont culturelles, non parce qu’elles donnent accès à des œuvres socialement valorisées par une élite, mais parce qu’elles permettent une expérience hors du commun, faite d’émotion, de plaisir et de fête. Une conception qui valorise la participation durant les moments culturels, par la danse, le chant, les cris, le faire. Une conception dionysiaque qui diverge pour beaucoup de celle des institutions engagées elles, dans une perspective contemplative tout apollinienne avec pour buts, l’éducation, la connaissance, une attente d’éclairage sur la condition humaine. Ensemble d’attentes que permettraient de réaliser des objets artistiques d’excellence appelés œuvres, toutes choses souhaitables par ailleurs, ce n’est pas la question.
Certaines collectivités territoriales sont bien conscientes du malaise et des attentes réelles des populations. Elles tentent d’ouvrir leurs financements à des initiatives plébiscitées localement, ce qui ne manque de provoquer des tensions avec les professionnels légitimes, lorsque les élus essayent de développer des formes grand public, proche du loisir et de l’évènementiel. Rachida Dati elle-même semble prendre au sérieux la situation lorsque lors de son premier mandat, elle demande que le secteur socioculturel soit réintégré dans le Ministère. De même, les conclusions du rapport « Culture et ruralité » insistent sur la prise en compte des initiatives locales. Mais lorsque le rapport préconise que la mise en œuvre du plan soit réalisée par les DRAC, garantes en Région de la qualité artistique du Ministère, on peut s’interroger sur l’ouverture réelle à ces formes locales.
Bien sûr, ce qui relève ici d’une présentation binaire, entre deux idéaux types culturels, est bien plus nuancé dans la réalité. Il existe entre ces deux extrêmes toute une gamme de pratiques culturelles hybrides, oscillant vers l’un ou l’autre extrême. Mais pour sortir du malaise, s’il convient de continuer à soutenir les formes de la grandeur artistique de demain, peut-être faudrait-il aussi reconnaître et laisser vivre les cultures du quotidien de la majorité des populations ?
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.10.2024 à 12:39
Florence Euzéby, Maitresse de conférences en sciences de gestion, IAE La Rochelle
Juliette Passebois-Ducros, Professeure des Universités, IAE de Bordeaux, IAE Bordeaux
Sarah Machat, Maitresse de conférences en Marketing, La Rochelle Université
Et si les influenceurs étaient l’avenir de l’édition ? Longtemps perçus comme superficiels et souvent critiqués pour leurs excès, les influenceurs littéraires jouent pourtant un rôle inattendu : ils suscitent un engouement croissant pour les livres auprès des jeunes.
Même si les jeunes ne consacrent que 19 minutes par jour à la lecture (contre 3 h 11 passées sur les écrans selon l’étude CNL/Ipsos 2024), lire n’a jamais été aussi tendance chez eux ! Grâce aux réseaux sociaux, les livres s’invitent dans leur quotidien : ils apparaissent sur Instagram, sont le sujet principal de vidéos TikTok, ils génèrent des débats et des échanges portés par des influenceurs du livre appelés booktokers ou bookstagrameurs. Sur le réseau social chinois TikTok, le hashtag #booktok cumule plus de 200 milliards de vues, apparaissant comme l’un des plus populaires ! Ainsi, en dépit des idées reçues, les réseaux sociaux pourraient bien être la clé pour reconnecter les jeunes à la lecture, notamment via la popularité de ces leaders d’opinion influents.
Bien que la lecture soit un des loisirs incontournables en France avec près de 90 % des Français se déclarant lecteurs, choisir un livre demeure une opération complexe. Il existe en effet une offre pléthorique de livres : chaque année 75 000 nouveaux livres apparaissent, soit environ 200 livres publiés chaque jour. Pour parvenir à faire un choix, les lecteurs s’appuient sur des sources d’influence multiples.
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Parmi elles, la critique institutionnalisée, professionnelle, constituée des journalistes et critiques littéraires joue un rôle capital. À titre d’exemple, La Grande Librairie, longtemps animée par François Busnel avant de céder sa place à Augustin Trapenard, suivie par près de 500 000 téléspectateurs chaque semaine, est parfois considérée comme « le plus grand libraire de France ». Ces professionnels, tout comme les libraires, enseignants ou bibliothécaires incarnent des figures expertes, jugées légitimes pour orienter les choix de lecture.
Cependant, la source d’influence la plus puissante demeure le bouche-à-oreille. En effet, 88 % des Français suivent les recommandations de leurs proches pour choisir un livre. Internet a donné une nouvelle dimension à ces recommandations interpersonnelles en facilitant la diffusion d’un bouche-à-oreille électronique via le partage d’avis en ligne, sur les sites marchands tels Amazon ou La Fnac ou sur des sites de lecteurs (Goodread), par exemple.
Récemment, via les réseaux sociaux, sont apparues de nouvelles formes de prescription littéraire : les influenceurs ou créateurs de contenus. Près d’un Français sur cinq déclare qu’un influenceur sur les réseaux sociaux peut le pousser à acheter un livre. Ce chiffre grimpe à 44 % chez les 15-24 ans et à 37 % chez les 25-34 ans. Pour ces jeunes générations, le poids de ces influenceurs est aussi important que celui des critiques professionnelles, institutionnalisées, redéfinissant ainsi le paysage de la prescription littéraire.
Mais qui sont ces nouveaux prescripteurs ?
Ils s’appellent Victoire (@Nous_les_lecteurs), Audrey (@lesouffledesmots) ou Polat (@polatandhisbooks) et cartonnent sur Instagram et TikTok, suivis par des dizaines de milliers d’internautes. Ces bookstagrameurs (contraction de book et instagrameur) et booktokeurs (pour book et tiktokeur), amoureux des livres, partagent leurs coups de cœur littéraires en toute simplicité, souvent avec des critiques pleines d’enthousiasme, ponctuées de photos et vidéos personnelles et parfois maladroites.
Leur discours, très émotionnel, est à mille lieues des critiques professionnelles. L’argumentation analytique est peu présente, c’est l’authenticité perçue par leurs abonnés et la popularité acquise sur les réseaux qui comptent. Ces influenceurs font figure de bons copains qui partagent leurs bons plans lecture, comme dans une véritable relation interpersonnelle. Cette illusion d’intimité dans la relation est au cœur de la théorie de l’interaction parasociale.
Ces influenceurs sont devenus des alliés incontournables des stratégies marketing des éditeurs et en particulier sur les segments de la new romance, genre très prisé sur les réseaux sociaux. Au même titre que les critiques institutionnalisées, ces influenceurs sont destinataires de livres en avant-première, invités aux événements presse et aux soirées de lancement et font l’objet de multiples attentions, comme l’envoi de cadeaux.
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Aujourd’hui, jusqu’à 20 % du budget marketing de certains livres est consacré au marketing d’influence, comme l’indique la direction marketing des éditions Robert Laffont. Même les librairies et grandes surfaces culturelles suivent le mouvement, avec des tables spécialement dédiées aux livres qui cartonnent sur TikTok.
L’impact des hashtags #booktok ou #bookstagram sur les ventes est très souvent évoqué dans la presse. Certains genres littéraires connaîtraient ainsi un véritable engouement auprès des lecteurs grâce aux réseaux sociaux et à ces influenceurs. Parmi eux, la new romance, qui a littéralement explosé en 2023 avec un marché doublé pour atteindre 150 millions d’euros. Mais ces hashtags ne se limitent pas aux œuvres contemporaines. Des auteurs classiques comme Franz Kafka ou Jane Austen connaissent une résurgence inattendue, générant des millions de vues et de partages à travers des milliers de vidéos célébrant leurs écrits.
Si de nombreuses études se sont intéressées aux critiques institutionnalisées pour mettre à jour les raisons de leur influence sur les lecteurs, peu d’études académiques explorent la question de la prescription par les influenceurs. Notre recherche comble ce manque et explore comment ces influenceurs littéraires façonnent les choix de lecture de leurs abonnés. À partir d’un modèle basé sur la théorie de la source, qui souligne que la crédibilité d’une source a un impact significatif sur la persuasion et l’efficacité d’un message, nous montrons que leur pouvoir d’influence repose sur leur crédibilité perçue par les lecteurs.
Plus les influenceurs seront perçus comme crédibles par les audiences plus les recommandations de lecture qu’ils formulent seront de nature à impacter les lecteurs. Cependant, nous montrons que cette relation est variable selon d’une part la popularité de ces influenceurs (induite par le nombre de followers de ces derniers) et d’autre part par les habitudes de lecture des lecteurs, et en particulier l’omnivorisme des lecteurs, c’est-à-dire leur appétence pour des genres littéraires variés.
Une étude expérimentale menée auprès de 280 lecteurs français consultant des publications d’influenceurs littéraires sur Instagram révèle plusieurs résultats. D’une part, la crédibilité de l’influenceur a un effet direct sur l’intention de lire un livre, surtout lorsque celui-ci dispose d’une base d’abonnés modeste. Ainsi, quand l’influenceur est peu connu, les lecteurs se fient davantage à l’expertise perçue pour juger des recommandations, la crédibilité devenant un élément déterminant dans le changement des intentions comportementales.
À l’inverse, lorsque l’influenceur jouit d’une grande popularité, l’effet de sa crédibilité sur les intentions de suivre la recommandation disparaît. La popularité de l’influenceur semble alors servir d’heuristique de décision, c’est-à-dire de « raccourci cognitif », pour le public. Ce phénomène s’explique par l’effet bandwagon : les utilisateurs d’Internet sont plus sensibles aux recommandations qui ont déjà été approuvées par un grand nombre d’autres utilisateurs.
D’autre part, la diversité des genres lus par les lecteurs – leur omnivorisme – n’a pas d’impact majeur : la popularité reste le facteur clé. Toutefois, pour les influenceurs moins populaires, leur crédibilité joue un rôle plus important chez les lecteurs omnivores que chez ceux spécialisés dans un seul genre littéraire.
En définitive, notre étude montre que l’influence prescriptive exercée par les bookstagrammeurs est fermement ancrée dans leur crédibilité perçue. Leur pouvoir ne repose pas sur l’expertise traditionnelle mais sur une crédibilité fondée sur l’authenticité et la proximité émotionnelle. Si cette nouvelle forme de recommandation séduit les jeunes lecteurs, elle interroge aussi sur l’avenir du livre : entre influence numérique et savoir institutionnalisé, la lecture devient-elle un produit de consommation comme un autre ou une nouvelle voie pour reconnecter les générations à la culture ?
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
13.10.2024 à 13:42
Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne Université
Le procès des viols de Mazan met au grand jour la soumission chimique d’une femme par son mari qui orchestrait son viol. Alors que les avocats de la défense et les 51 accusés enchaînent les dénis fantaisistes, malgré des preuves accablantes, on peut se demander quel est le rôle de notre imaginaire collectif dans les violences sexuelles, en particulier quand le fantasme de domination prend des formes aussi extrêmes.
Dans la mythologie, les dieux ne résistent pas aux belles endormies. Hypnos le Dieu du sommeil profite de son pouvoir, Zeus séduit Léda endormie en prenant la forme d’un cygne. Ariane est abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos ; Dionysos est conquis par sa beauté, tandis qu’elle est endormie. Pour les enchanteresses, telle Mélusine, le sommeil correspond à un moment où elles sont vulnérables. Rappelons d’ailleurs qu’Hypnos est frère de Thanatos, dieu de la mort.
A contrario, les femmes de la mythologie n’ont pas le droit de surprendre l’homme dans son sommeil. Psyché tente de voir le monstre qu’on l’a forcée à prendre pour mari. Elle s’approche alors qu’il dort et découvre que c’est le bel Eros, dieu de l’amour. Elle est immédiatement punie par des épreuves qui l’obligent notamment à aller dans les enfers, voler un peu de la beauté de Perséphone.
Bien des textes et tableaux inspirés de ces mythes nous invitent à regarder les belles dormant avec le regard concupiscent d’hommes tout puissants.
La Belle au bois Dormant, princesse dotée de multiples dons par les fées, est condamnée à se piquer à un fuseau et sombrer dans cent ans de sommeil.
La première version de la Belle au Bois dormant, Perceforest (XVe siècle) comme la version italienne de Giambattista Basile (1634) indiquent qu’un prince, la trouvant à son goût, profite d’elle tandis qu’elle dort et lui fait des enfants. Si “Raison” et “Discretion” retiennent d’abord le prince de Perceforest, le désir et Vénus vont le convaincre de passer à l’acte. Ce n’est qu’à la naissance de jumeaux que sa fille lui tétant le pouce réveille l’héroïne.
Dans la version de l’académicien Perrault (1697), la forêt s’ouvre devant le prince et la belle s’éveille à son arrivée ; ils discutent avant de s’aimer et d’avoir des enfants. Néanmoins, il ne l’épouse pas, il repart chez ses parents et la belle-mère ogresse oedipienne ordonne de tuer la jeune fille et sa descendance. La jeune femme qui consent ne le fait pas sans péril.
Dans la version des Frères Grimm (1812) comme chez Disney, le prince embrasse la princesse endormie, se passant allègrement de son consentement, puis il l’épouse, ce qui est censé être la réalisation de tous ses rêves.
Selon La Psychanalyse des Contes de fées de Bruno Bettelheim, le sommeil indique le temps nécessaire à la formation de l’âme de l’adolescent. Psychologiquement, être endormi signifie que des traumas sont refoulés, selon une lecture Jungienne des contes du type de celles de Clarissa Pinkola Estes dans Les Femmes qui courent avec les loups.
Mais tous les lecteurs ou spectateurs comprennent-ils l’aspect métaphorique de ces interprétations ? Et surtout que forcer le sommeil n’est pas sans conséquences traumatiques…
Pénétrer dans l’intimité des espaces féminins est au cœur de bien des fantasmes masculins dans la littérature du XVIIe comme du XVIIIe. Dans les œuvres de Crébillon, Prévost ou Marivaux, nombre de héros rêvent de voir sans être vus et d’un double sacrilège : pénétrer dans la chambre, lieu de l’intimité de la femme, puis dans le corps absorbé par le sommeil. La vulnérabilité comme « l’absorbement » du corps dormant fascinent le voyeur, désireux de s’immiscer dans cette complétude, sans se soucier de la réaction de la femme objectifiée. Ils se disculpent en imaginant qu’elles n’attendaient que la venue d’un homme, tout comme les accusés de Mazan se défendent en déclarant qu’ils pensaient que c’était un jeu libertin.
Mais à la même époque, le roman anglais Clarissa Harlowe, de Richardson (1748) traduit en français par l’abbé Prévost en 1751, décrit les conséquences d’un viol avec soumission chimique. Poursuivie par des séducteurs, la belle Clarissa résiste. Ne le supportant pas, Lovelace la drogue, puis la viole. Elle en meurt, et ses séducteurs prennent conscience de la force de la vertu féminine. Les lectrices XVIIIe ont salué cette œuvre valorisant la résistance de femmes admirables.
Au XIXe, dans la littérature de vampires, à l’instar de Dracula(1897) de Bram Stoker, les vampires s’introduisent dans la chambre des femmes. Ils les affaiblissent et les plongent dans le sommeil en leur infligeant des morsures mortelles.
Au XXe siècle, l’érotisme reste mais le consentement est questionné. Dans une scène de L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence (1928), l’héroïne endormie ou somnolente est approchée par son amant Mellors. La Belle Endormie de Yasunari Kawabata (1961) présente un vieil homme qui visite une maison où il peut passer la nuit avec des jeunes filles endormies, rendues inconscientes. Il ne les touche pas, mais leur présence vulnérable crée une atmosphère érotique troublante. En 2000, Léonore, toujours de Yves Simon (2000) met en scène une femme violée dans son sommeil par un homme qu’elle considérait comme un ami. L’acte est vécu comme une trahison profonde, avec le déni de l’un et la culpabilité de l’autre.
Le désir pour la femme morte ou endormie est un fantasme sexuel de toute puissance masculine qui a fasciné les auteurs comme les peintres : Bonnard, Picasso…. Aujourd’hui, le phénomène de viol par soumission chimique. se révèle une pratique qui touche autant les jeunes femmes dans les boites de nuit que les mères de famille dans leur propre lit, les soirées de stars hollywoodiennes comme celles de certains députés français.
Si ces images font partie de notre culture, il convient de les relire avec un nouveau regard, de déconstruire les lectures empreintes de “male gaze” et de s’appuyer sur des contre-exemples pour mieux éduquer au consentement.
À l’ère de #MeToo, de nombreuses femmes montrent que le temps des victimes silencieuses est dépassé, grâce au courage de certaines, telle Gisèle Pelicot. La levée du huis clos dans ce procès est essentielle pour faire face au déni des accusés ou de ceux comme le maire de Mazan osant déclarer, qu’il n’y pas pas « mort d’homme ».
De même, la députée Sandrine Josso a rendu publique sa plainte et a demandé la création d’une commission sur la soumission chimique, affirmant que la honte doit changer de camp. La militante antisexiste Noémie Renard appelait en 2021 à En finir avec la culture du viol. Que pouvons nous faire, du côté culturel, pour soutenir ces actions courageuses ?
Une première possibilité consiste à relire nos classiques, comme y invite Jennifer Tamas, dans Au NON des Femmes(2023), en adoptant le point de vue des héroïnes aussi. L’enseignement de la mythologie fait partie de notre éducation. Murielle Szac, autrice du Feuilleton d’Hermès, très utilisé en classes de primaire ou collège, explique dans L’Odyssée des déesses(2023), qu’interpelée sur la faible présence des déesses dans son œuvre, elle a écrit Le feuilleton d’Artémis. Elle y démontre que « de « Héra à Médée », femmes trompées, trahies, salies, les blessées de l’amour ne se soumettent pas », comme voudraient le faire croire certains, mais au contraire, résistent.
Lire des contes est un moment d’échange privilégié avec les enfants, c’est un moment propice pour les éduquer au consentement. Les enseignants ont pour rôle de replacer les œuvres dans leur contexte de production, mais aussi d’évoquer les problèmes contemporains que pose leur lecture. Il faut cesser de lire comme des scènes de séduction galante des textes qui mettent en scène une femme droguée ou endormie. Dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782), Valmont entre en rusant dans la chambre où Cécile Volanges dort. Il la réveille mais l’empêche de crier, de sonner. Il ne la séduit pas, il la viole.
Certaines femmes invitent aussi à cesser de célébrer des baisers sans consentement. En 2017, une mère anglaise a dénoncé le baiser de la Belle au Bois Dormant et suscité le débat. En 2021, C’est le baiser de Blanche Neige qui a été la source d’une polémique aux USA lors de la rénovation d’une attraction de Disney mettant en valeur l’héroïne embrassée dans son cercueil.
Cela ne signifie pas qu’il faudrait censurer ces œuvres, mais plutôt les relire avec un regard critique comme Lou Lubie dans le roman graphique Et à la fin ils meurent, la sale vérité des contes de fées (2021) et ouvrir la discussion sur ces comportements, comme le font Amnesty International et le média Simone.
Lire plus de textes d’autrices permet de s’ouvrir au regard féminin, au « feminist gaze » défendu par la chercheuse Azélie Fayolle :“Nous voulons toujours lire nos vieux livres, et voir nos vieux films, mais nous ne voulons plus le faire avec les yeux des générations qui nous ont précédées, nous sommes de notre temps”.
Les autrices se sont illustrées dans l’écriture de contes, telles M.C. d’Aulnoy, avec les volumes du Cabinet des fées ou M.J. Lhéritier. Comparer leurs versions et celles d’écrivains met en valeur l’agentivité de leurs héroïnes. Belle, dans La Belle et la bête, est une héroïne forte imaginée par Jeanne Marie Le Prince de Beaumont. À la Bête qui la séquestre et voudrait qu’elle lui cède, au bellâtre qui prétend la séduire, cette fille intelligente, lectrice assidue, dit non, et prend le temps de sa décision.
Les effets dévastateurs du viol sur les victimes ont été décrits par de nombreuses autrices : Marguerite de Navarre, (L’Heptameron,1559), George Sand, Marguerite Duras, Annie Ernaux, jusqu’au Baise moi de Virginie Despentes (1994). Elles racontent la sidération, suivie d’un traumatisme et d’un long “sommeil léthargique” de la victime.
Face au courage de celles qui se battent pour l’éveil des consciences, n’oublions pas que la littérature est là pour nous aider à réfléchir et sortir les femmes de siècles de silence et sommeil.
Sandrine Aragon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.