26.02.2025 à 16:04
Etienne Huyghe, Doctorant en Relations Internationales à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Faire comprendre au grand public les tenants et les aboutissants d’un conflit terriblement meurtrier dont les images quotidiennes nous abreuvent, dans l’urgence des plateaux télé et radio et dans l’ambiance délétère des réseaux sociaux, en faisant preuve à la fois de pédagogie et de sang-froid : c’est la difficile tâche qui incombe depuis février 2022 aux spécialistes français de l’Ukraine et de la Russie. Alors qu’un tournant géopolitique majeur s’amorce vis-à-vis de l’Ukraine, comment faire le tri entre une obligation d’analyse dépassionnée et ses propres convictions de citoyen ?
Il y a trois ans, la Russie initiait sur le sol ukrainien une guerre de haute intensité qui allait remodeler en profondeur le système international. À la manière des répliques d’un séisme, les conséquences de la guerre russo-ukrainienne bouleversent notre appréhension des enjeux géopolitiques, économiques, ou encore informationnels à l’échelle française, européenne et mondiale.
La recherche en relations internationales subit de plein fouet cette évolution. Jamais auparavant elle n’avait été aussi fortement mobilisée dans le débat public. L’éclairage des chercheurs est désormais attendu pour commenter, expliquer et anticiper l’évolution du conflit dans toutes ses dimensions. Le besoin est en effet immense. Tout récemment, le revirement de l’administration américaine sur le dossier ukrainien – qui semble avoir pris de court chercheurs et décideurs européens – illustre la nécessité de disposer d’outils pour anticiper et comprendre l’évolution des rapports de force diplomatiques, économiques politiques et militaires sur les théâtres de conflictualité internationaux.
Le temps semble bien révolu où la recherche était cantonnée au cadre étroit de l’université. Cette extraversion de la recherche en relations internationales procède en fait d’un double mouvement. Au cours de ces dernières années, les chercheurs spécialisés se sont fédérés autour de think tanks et de groupes d’études thématiques qui leur ont permis de gagner en visibilité. Ils ont également su tirer profit de l’écho offert par les réseaux sociaux pour partager le fruit de leurs travaux, dans une logique de désintermédiation du savoir.
En sens inverse, les institutions publiques et les acteurs du monde médiatique ont multiplié les passerelles et espaces de dialogue destinés à connecter l’écosystème de la recherche avec le champ de la décision et du débat publics. Le travail du ministère des Armées dans le cadre de l’IRSEM, celui du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères avec le CAPS ou encore celui du ministère de l’Intérieur dans le cadre de l’IHEMI en sont les meilleurs exemples.
On peut légitimement se réjouir de la place acquise par la recherche dans le cadre de l’analyse du conflit russo-ukrainien. Il apparaît pourtant que cette évolution se paye d’un ensemble de risques qu’il nous faut d’urgence apprendre à identifier et à mitiger.
Longtemps bornés à l’auditoire des laboratoires de recherche et au lectorat des revues universitaires thématiques, les chercheurs se saisissent aujourd’hui avec entrain des espaces d’échange qui leur sont offerts sur les réseaux sociaux, podcasts et blogs de l’écosystème numérique, mais également sur les plateaux des radios ou des chaînes de télévision qui couvrent au quotidien le conflit russo-ukrainien.
Mais le tempo de la production académique n’est pas toujours compatible avec celui du monde médiatique. Grave et complexe, l’analyse des déterminants et des évolutions d’un conflit à l’origine de plusieurs centaines de milliers de morts depuis 2022 s’accorde mal avec le rythme soutenu de la production des chaînes d’information en continu. Celles-ci tolèrent rarement la prudence analytique, la méfiance envers les certitudes et le besoin de détachement de l’actualité immédiate qui constituent autant de vertus cardinales pour la recherche.
Le commentaire répété, à chaud, de l’actualité du conflit risque même, à terme, de parasiter la capacité d’analyse des chercheurs et leur capacité de production autonome, tout en exposant les institutions publiques connectées au milieu de la recherche au danger de la surinformation, risque identifié de longue date.
Cette montée en visibilité des chercheurs spécialisés en relations internationales dans l’espace public ne va pas sans poser de questions déontologiques, en particulier sur les réseaux sociaux. En mêlant valorisation de leurs travaux de recherche et prises de position plus personnelles de nature politique, certains chercheurs risquent de devenir acteurs des dynamiques qu’ils étudient.
Cette problématique n’est certes pas nouvelle. Elle est même identifiée dès 1917 par Max Weber dans sa conférence ensuite publiée sous le titre Le Savant et le Politique. Weber y affirme que « chaque fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus compréhension intégrale des faits ».
Il est loisible pour un chercheur, citoyen et à ce titre acteur de la vie de la cité comme un autre, d’avoir des préférences politiques personnelles. Il est naturellement acceptable qu’elles soient exprimées, à la condition toutefois que celles-ci soient nettement distinguées de sa production académique. Jean-Claude Passeron nous rappelle que les sciences sociales sont soumises à un régime épistémologique spécifique. Ce régime de scientificité se distingue de celui des sciences de la nature en ce qu’il ne relève pas d’une épistémologie poppérienne de « la falsifiabilité » – l’historicité contingente des phénomènes sociaux ne permettant pas de dégager des lois, tout au plus des tendances – mais plutôt d’une épistémologie weberienne de la « plausibilité » –, l’analyse rigoureuse permettant de se rapprocher au plus près de la vérité des faits sociaux, mais jamais de l’atteindre.
Cette spécificité oblige le chercheur en relations internationales à faire preuve d’une vigilance particulière. Tel un funambule, il doit avancer entre deux écueils : d’un côté, le scientisme, qui tendrait à déconsidérer les analyses concurrentes sur la base de l’adhésion définitive à des prénotions qui ne tolèrent plus la remise en question ; de l’autre, l’interprétation libre, qui ferait fi de la rigueur analytique et de la cohérence d’ensemble du raisonnement au nom de la liberté interprétative des faits sociaux.
La neutralité axiologique n’est jamais une position acquise. Elle est bien plutôt une boussole qui permet, tout en acceptant le fait que les valeurs et préférences d’un chercheur orientent tendanciellement son regard, que ces dernières soient interrogées et mises à distance le temps de l’analyse. Le rôle de la recherche n’est pas de dire le souhaitable ; il est de discuter des probables.
Dans des sociétés européennes fortement clivées sur le plan politique et social, cette vigilance méthodologique s’impose d’autant plus que certains chercheurs sont aujourd’hui tentés de franchir le Rubicon. L’actualité politique brûlante de la guerre en Ukraine, dans un contexte bien réel de lutte informationnelle tous azimuts ciblant le territoire français et européen, a encouragé des comportements très éloignés de l’éthique de la recherche.
La mise en cause d’analystes et de chercheurs, via la mobilisation d’arguments ad personam ou d’invectives, au prétexte que leurs analyses s’éloignent d’une lecture univoque de l’évolution du conflit russo-ukrainien, relève d’un procédé qui n’a pas sa place dans la recherche. L’utilisation du droit dans une logique de « lawfare » afin de tenter de bâillonner l’expression des chercheurs ou de les dissuader de travailler sur des thématiques sensibles n’est pas non plus une méthode tolérable.
Ce type de pratiques fragilise la recherche tout entière en faisant planer sur elle l’accusation dangereuse de n’être qu’un instrument politique. Déplorant l’injonction faite aux chercheurs de prendre parti publiquement sur des enjeux politiques, Max Weber ajoute, lors de la conférence précédemment citée :
« Les mots qu’on utilise en cette occasion ne sont plus les moyens d’une analyse scientifique, mais ils constituent un appel politique en vue de solliciter des prises de position chez les autres. Ils ne sont plus des socs de charrue pour ameublir l’immense champ de la pensée contemplative, mais des glaives pour attaquer des adversaires, bref des moyens de combat. »
On le sait, « la première victime d’une guerre, c’est la vérité ». Le risque de servir de relais à des efforts de propagande d’un État partie au conflit est bien réel pour les chercheurs et il convient de s’en prémunir. Mais la mise en cause infondée et non étayée d’analystes du conflit risque de produire l’effet inverse à celui recherché, en créant l’adversaire prétendument combattu, selon le principe analysé par Erving Goffman de retournement du stigmate.
De nombreuses oppositions analytiques dans le cadre de l’étude de la guerre russo-ukrainienne peuvent en réalité être interprétées comme la conséquence de divergences théoriques entre les modèles mobilisés par les chercheurs pour observer et comprendre la dynamique du conflit. Ces modèles font écho à des courants étudiés de longue date par la théorie des relations internationales.
L’adhésion aux principes axiomatiques de l’école réaliste – qui place au centre de son modèle explicatif l’anarchie du système international et la concurrence entre les puissances qui le constituent – implique une lecture préférentielle du conflit à l’aune des concepts d’intérêt national, d’équilibre des puissances et de dilemme de sécurité. Affirmons-le de nouveau : étudier les rapports de puissance, de même que les convergences et divergences entre les intérêts nationaux respectifs de l’Ukraine et de la Russie – mais également entre les États du monde occidental – n’implique pas de prendre parti en faveur d’un des belligérants.
À l’inverse, une affinité plus marquée avec les principes du courant libéral en relations internationales, ou sa variante idéaliste, conduira sans doute à envisager le dépassement de l’anarchie internationale par une régulation normative des relations entre États. L’illibéralisme qui caractérise le modèle russe et la rupture de l’ordre international post-soviétique induite par l’invasion de l’Ukraine feront dès lors l’objet d’une attention marquée de la part les chercheurs qui s’inscrivent dans ce courant.
Poser et discuter publiquement des prémisses théoriques à partir desquelles sont produites les analyses des chercheurs étudiant le conflit russo-ukrainien permettrait de décrisper le débat et de le dépassionner. On admettra sans mal qu’opposer les approches est indiscutablement plus productif d’un point de vue analytique qu’opposer les individus.
La diversification des modalités de production et de diffusion de l’analyse spécialisée en relations internationales est un phénomène positif qu’il ne s’agit pas de brider, bien au contraire. Chercher à enclore le débat dans le seul espace de l’université serait une erreur et une impasse. Mais face aux risques – méthodologiques, politiques, théoriques – que nous avons identifiés, l’université pourrait constituer un lieu privilégié pour répondre aux défis du nouveau débat public. Une révolution copernicienne s’impose.
En s’appuyant sur les principes de la disputatio, telle qu’elle était régulièrement pratiquée au sein des universités médiévales, l’université pourrait constituer l’espace idéal d’une confrontation régulée entre des analyses divergentes du conflit. En facilitant l’expression de points de vue opposés sur le conflit, y compris les plus hétérodoxes à la condition que ceux-ci soient étayés et argumentés, l’université retrouverait une place dans l’espace public conforme à sa vocation historique. Cette fonction apparaît d’autant plus nécessaire que le contexte actuel est à l’enfermement cognitif croissant des différents segments de l’opinion publique à l’heure du numérique. L’analyse d’autres théâtres de conflictualité, d’autres enjeux d’actualité, ne pourrait, du reste, qu’en bénéficier.
Etienne Huyghe ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.02.2025 à 17:31
Vittorio Bufacchi, Senior Lecturer, Department of Philosophy, University College Cork
Donald Trump et son administration attaquent la séparation des pouvoirs. Retour sur les origines et le fonctionnement de ce pilier de la démocratie.
Au cours des quatre semaines qui se sont écoulées depuis son investiture à la présidence des États-Unis pour son second mandat, Donald Trump a signé des dizaines de décrets. Une bonne partie d’entre eux fait aujourd’hui l’objet de batailles juridiques car ils outrepassent ses prérogatives dans le cadre de la constitution. Certains vont inévitablement finir devant la Cour suprême.
Les arrêts rendus par la Cour – et la réaction de l’administration Trump – nous apprendront, dans une large mesure, si la séparation des pouvoirs fonctionne encore telle que l’entendait les Pères fondateurs des États-Unis au moment où ils ont rédigé la constitution.
Le concept de séparation des pouvoirs figure dans la constitution de pratiquement tous les pays démocratiques. L’idée est de compartimenter les prérogatives des trois principales branches du gouvernement : l’exécutif, le législatif et le judiciaire.
C’est ce qui permet, dans l’écosystème politique, un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui crée les conditions indispensables à l’existence de la démocratie et à l’exercice de la liberté. Mais dès que l’une des trois branches du gouvernement domine les deux autres, cet équilibre est rompu et la démocratie s’effondre.
Nous devons cette idée d’une division tripartite du pouvoir au philosophe français du XVIIIe siècle Charles de Montesquieu, auteur de l’un des livres les plus marquants du siècle des Lumières, L’Esprit des lois. Publié en 1748, cet ouvrage a peu à peu remodelé tous les systèmes politiques d’Europe, et il a eu une influence capitale sur les pères fondateurs des États-Unis. La constitution américaine de 1787 a été rédigée dans la continuité des recommandations de Montesquieu.
Les démocraties modernes étant plus complexes que celles du XVIIIe, de nouvelles institutions se sont développées afin de répondre aux défis de la modernité. Parmi elles, des tribunaux spécialisés, des agences régulatrices autonomes, des banques centrales, des institutions de contrôle, des instances de médiation, des commissions électorales et des agences vouées à la lutte contre la corruption.
Ce qu’ont en commun toutes ces institutions, c’est leur considérable degré d’indépendance vis-à-vis des trois branches gouvernementales. En d’autres termes, les contre-pouvoirs se sont multipliés.
En dépit de l’influence énorme de Montesquieu, l’idée de séparation des pouvoirs qui est au cœur de la démocratie le précède de plusieurs siècles. On peut trouver l’une des premières formulations de cette idée dans la Politique d’Aristote. Le philosophe écrit ainsi que :
« la meilleure constitution est une combinaison de toutes les formes existantes. »
Par cela, Aristote entend un gouvernement mêlant des éléments de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, mettant particulièrement l’accent sur l’équilibre entre démocratie et oligarchie pour assurer la stabilité.
Mais ce sont les Romains qui ont mis en pratique le premier modèle d’équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs. La constitution de la République romaine se caractérisait par la séparation des pouvoirs entre la tribune de la plèbe, le sénat des patriciens, et les consuls élus.
Les consuls occupaient les plus hautes fonctions politiques, à l’instar d’un président ou d’un premier ministre. Mais comme les Romains se méfiaient de tout excès de pouvoir individuel, ils élisaient deux consuls à la fois, pour une période de douze mois. Chaque consul possédait un droit de véto sur les actions de son homologue. Pouvoir, contre-pouvoir.
Le plus ardent défenseur de la République romaine et de ses mécanismes constitutionnels était le philosophe, avocat et homme d’État romain Marcus Tullius Cicéron. C’est Cicéron qui a inspiré Montesquieu – il a aussi influencé John Adams, James Madison et Alexander Hamilton aux États-Unis.
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La République romaine a tenu environ cinq cents ans. Elle s’est écroulée suite à la mort violente de Cicéron en 43 avant J-C. Celui-ci avait consacré sa vie à empêcher les populistes autoritaires de confisquer la République romaine pour s’établir comme despotes. Sa mort (au même titre que l’assassinat de Jules César l’année précédente) est considérée comme l’un des moments décisifs de la bascule de Rome, qui, de république, devint un empire.
Aujourd’hui, nos démocraties se trouvent en proie aux mêmes périls. Dans de nombreuses régions du monde, ce mécanisme institutionnel élémentaire est attaqué avec de plus en plus de virulence par des individus fermement résolus à juguler l’indépendance des pouvoirs judiciaire et législatif.
En Europe, sur les traces du premier ministre hongrois Viktor Orban, la présidente du Conseil des ministres italiens Giorgia Meloni s’emploie à faire adopter des réformes constitutionnelles renforçant la branche exécutive du gouvernement aux dépens des deux autres.
Cette attaque contre l’équilibre des pouvoirs se fait également sentir à Washington. Le foisonnement des décrets présidentiels est le symptôme de ce cancer politique de plus en plus agressif. Au cours de son mandat en tant que 46e président américain, entre janvier 2021 et janvier 2015, Joe Biden a signé 162 décrets présidentiels – une moyenne de 41 par an. Par comparaison, la moyenne annuelle de Donald Trump durant son premier mandat était de 55 par an, celle de Barack Obama, avant lui, de 35.
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a déjà signé 60 décrets en vingt jours. Parmi ceux-ci, la grâce présidentielle accordée aux quelques 1500 personnes impliquées dans l’insurrection du 6 janvier au Capitole.
Mais bien plus inquiétantes sont les menaces voilées proférées par l’administration Trump d’annuler Marbury v Madison, un arrêt historique de la Cour suprême datant de 1803 : il s’agit de l’affaire qui a permis d’établir le principe selon lequel les tribunaux sont les arbitres ultimes de la loi.
Ces dernières semaines, Trump a ouvertement critiqué les juges fédéraux qui ont tenté de bloquer certains de ses principaux décrets. Il est appuyé par son vice-président, J. D. Vance, lequel a déclaré :
« Les juges n’ont pas le droit de contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif. »
Pendant ce temps, le conseiller principal du président, Elon Musk, a accusé le juge ayant temporairement bloqué l’accès aux données confidentielles du Trésor au Department of Governement Efficiency (DOGE), nouvellement formé, d’être :
« un juge corrompu, qui protège la corruption ».
On peut donc dire que l’équilibre subtil de la démocratie subit de graves pressions. Si la séparation des pouvoirs ne tient pas, et que le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs s’avère inefficace, c’est la démocratie elle-même qui sera menacée.
Les quelques mois et années à venir vont déterminer si l’État de droit sera remplacé par la loi du plus fort. Pour l’heure, Cicéron, Montesquieu et Madison semblent en bien mauvaise posture.
Vittorio Bufacchi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.02.2025 à 16:52
Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po
L’approche résolument favorable aux revendications anciennes de Moscou adoptée par la nouvelle équipe en place à Washington signifie-t-elle que la Russie est, à ce stade, le grand vainqueur de la guerre d’Ukraine ? Que l’Ukraine elle-même aura résisté pendant trois ans pour (presque) rien ? Que les États-Unis tireront à long terme les bénéfices de cette posture stratégique en Europe ? Et que l’UE est marginalisée et réduite à un rôle secondaire sur son propre continent ? Les succès apparents ne doivent pas occulter les revers stratégiques réels des vainqueurs autoproclamés.
Depuis que l’administration Trump II a unilatéralement entamé, le 18 février dernier, des pourparlers directs et exclusifs avec la Russie en Arabie saoudite sur le sort de l’Ukraine, la fin du conflit est partout annoncée par les communicants MAGA. Même si un simple cessez-le-feu semble bien improbable à l’heure actuelle, le nouveau président américain clame qu’il fera sous peu triompher le « camp de la paix », étant entendu qu’il en revendique la tête. Qui sait s’il n’aura pas également l’aplomb de faire demander pour lui-même le prix Nobel de la paix 2025 ?
Après trois ans de guerre à grande échelle, si les termes de négociation annoncés la semaine dernière se confirment, on doit donc revenir à la question essentielle de victoire et celle, corollaire, de la défaite : qui, dans ce conflit armé, peut réclamer le statut de vainqueur ? Et, réciproquement, qui se voit infliger celui de vaincu ?
La guerre des récits a depuis longtemps doublé et aggravé la guerre des militaires : désormais la géopolitique de l’Europe est confrontée à un récit viral portraiturant Russie et États-Unis comme des vainqueurs pour mieux reléguer les Européens et les Ukrainiens au rang de « losers ». Mais si la géopolitique se nourrit des récits, les récits – surtout publicitaires – n’épuisent pas la donne stratégique. Comme le soulignait Machiavel dans le chapitre XVII du Prince : l’homme politique sait faire illusion mais quand il doit apprécier les forces et les faiblesses d’un ennemi, il doit éviter de se fier uniquement à ses yeux (les juges des apparences), pour recourir à ses mains (palpant la réalité). Disons-le tout net : à ce stade des discussions sur l’Ukraine, la réalité de la victoire et l’irréversibilité de la défaite sont encore affaire de narration. Plongeons donc dans la réalité.
Dans le récit trumpien partout diffusé aujourd’hui, l’Ukraine et son président doivent être traités en losers et même en purs et simples vaincus.
Tout dans le comportement du président américain et de son équipe vise à précipiter et à consacrer la défaite du pays : après avoir été sommée de céder à vil prix ses ressources en terres rares, l’Ukraine est exclue de la table des négociations sur son propre sort, comme les vaincus des deux conflits mondiaux, qui plus est par son protecteur auto-désigné ; son gouvernement légal est ouvertement dénigré et sa légitimité sapée ; elle se voit même menacée de « sanctions de guerre » pour dédommager les États-Unis de l’effort financier consenti pour la soutenir face à une invasion illégale. Sous le revirement stratégique et la dérobade militaire pointe une continuité : pour les États-Unis, l’Ukraine n’est pas un acteur mais un enjeu.
La défaite symbolique de l’Ukraine – celle du récit – est évidemment redoublée par les revers réels. Le pays, initialement de 43 millions d’habitants, a perdu, outre 80 000 à 120 000 soldats tués au combat, plus de 6 millions de réfugiés et plusieurs millions de nationaux incorporés dans la Fédération de Russie. Et plus de 20 % de son territoire risquent désormais de passer officiellement sous souveraineté russe.
Privée de perspective d’adhésion à l’OTAN par l’administration Trump, elle risque de subir une démilitarisation comparable à celle imposée à l’Allemagne à l’issue du Traité de Versailles de 1919. Dans une conjoncture où la défaite symbolique semble devoir se conjuguer avec les infortunes humaines et matérielles, l’Ukraine ne peut se préserver du désespoir qu’en songeant au fait qu’elle a manifesté son identité nationale – si souvent niée – les armes à la main.
Confrontons donc le narratif et la réalité : le narratif est celui d’un État failli et dépecé alors que la réalité stratégique est celle d’un État qui a repoussé l’occupation totale de son territoire. Si les Ukrainiens ne sont pas vainqueurs à date, ils sont pas les « losers » réduits à la minorité internationale.
Washington peut-il, de son côté, revendiquer le trophée de la victoire stratégique en Ukraine ? L’administration Trump II ne règle-t-elle pas le sort du Vieux Continent exactement comme l’administration Biden avait prétendu le faire, mais dans une autre direction ? Les États-Unis ne peuvent-ils pas aujourd’hui plus que jamais se prétendre les arbitres de l’Europe ?
Rien n’est moins sûr : la politique ukrainienne de toute la dernière décennie (administrations Obama, Trump I et Biden) a en réalité illustré le refus des États-Unis d’endosser un rôle de leader en Europe. Ils ont encouragé l’Ukraine à l’inflexibilité à l’égard de la Russie sans pour autant lui éviter l’annexion de la Crimée en 2014, la montée des tensions sous l’administration Trump I puis l’invasion en 2022. Puis ils l’ont soutenue durant presque trois ans pour ensuite la renier à la faveur d’une alternance politique. Washington ne s’est pas comporté en chef de file en Ukraine mais en pyromane, déclarant d’un côté que Kiev devait mener sa politique d’alliances de façon libre mais écartant d’un autre côté toute perspective concrète d’adhésion à l’OTAN.
L’une des grandes leçons de la politique ukrainienne de Washington, c’est qu’il apparaît fort risqué de figurer parmi les « alliés » des États-Unis : c’est se placer non seulement à la merci de revirements d’alliances soudains mais également s’exposer à être constamment admonesté et vilipendé sur la scène internationale.
Les Européens en ont fait les frais : critiqués pour leur pacifisme supposé par l’administration Biden au début de la guerre ils sont désormais critiqués, avec les Ukrainiens, pour n’avoir pas su finir la guerre.
Dans cette guerre, les États-Unis n’enregistrent aucun gain stratégique majeur : ils ont miné leurs propres réseaux d’alliés, précarisé leur plus grande alliance militaire au monde, l’OTAN, sans pour autant refouler leur rival stratégique régional, la Russie.
Les artifices de communication trumpistes n’y changeront rien : les États-Unis ont, dans ce conflit, engrangé des revers stratégiques structurels indéniables. La longue crise ukrainienne, de la Révolution orange aux pourparlers actuels en passant par l’Euromaïdan et l’annexion de la Crimée, est le contraire d’une démonstration de force pour la stratégie internationale des États-Unis : c’est un fiasco coûteux financièrement et ruineux stratégiquement. L’effet de contamination sur les alliances asiatiques risque d’être massif et rapide : qui souhaitera s’appuyer sur le parapluie américain face à la République populaire de Chine ?
Et la Russie ? Est-elle le grand vainqueur de toute cette séquence ? Après tout, n’a-t-elle pas obtenu la promesse d’une non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, de sa démilitarisation et de sa transformation en un État-croupion entre le territoire russe et celui de l’UE ? Outre les 20 % de territoires (de population et de ressources naturelles ukrainiennes) dont elle s’est emparée, elle veut jouir du prestige d’être traitée comme un pair stratégique par les États-Unis.
Toutefois, s’agit-il d’une victoire – même à la Pyrrhus ? À l’échelle historique, Moscou a perdu en quelques années tous les investissements qu’elle avait consentis durant les années 1990-2000 dans son dialogue avec l’Ouest. Elle a délibérément dilapidé ses relations avec son débouché économique naturel : l’Europe. La Russie s’est durablement déseuropéanisée et paiera le prix de ce divorce sous la forme d’un abaissement de sa croissance potentielle (pertes de marchés, pertes d’investisseurs, pertes d’actifs) et sous celle d’un effort de défense considérable qu’elle devra entretenir sur la durée sur toute sa partie occidentale, à moins que des forces politiques qui lui sont favorables parviennent au pouvoir simultanément dans les principaux pays de l’UE, ce qui paraît peu probable.
À lire aussi : Viktor Orban, l’homme de Trump en Europe ?
Là encore, il faut mesurer ce succès avec les mains et non avec les yeux : la Russie n’a pas obtenu l’intégralité de ses buts de guerre, loin de là. Elle n’a pas fait disparaître l’Ukraine et n’a pas fait reculer l’OTAN.
Ce hiatus stratégique – délibérément poursuivi par la Russie dans cette guerre – est-il compensé par un « pivot vers l’Asie » réussi ? Cela reste à voir : la République populaire de Chine pourra au mieux lui concéder par moment le rôle de « brillant second » que l’Autriche-Hongrie jouait à l’égard de la Prusse. Moins qu’une victoire à la Pyrrhus, c’est plutôt un pari stratégique qu’elle a lancé, sans que le gain soit ni certain ni substantiel.
Malgré les déclarations condescendantes de l’administration Trump II, l’UE peut-elle considérer qu’elle a empoché des gains stratégiques dans cette guerre ? Là encore, les avancées sont maigres et les coûts importants : elle a franchi de nombreuses étapes dans sa maturation capacitaire, mais elle n’est pas passée en économie de guerre ; elle soutient à bout de bras l’État ukrainien mais elle ne s’est pas imposée à la table des négociations.
Si elle se montre réactive et créative, elle peut, à moyen terme exploiter les vides béants laissés par la Russie et par les États-Unis sur la scène européenne : d’un côté, la Russie s’est enfermée dans le rôle de puissance militaire en Europe. Elle ne pourra donc plus attirer à elle des États que sous la menace des armes. L’Union doit donc reprendre rapidement ses efforts d’élargissement pour ne pas laisser d’espace à ses portes. D’un autre côté, les États-Unis ont ouvertement renoncé à leur statut de protecteurs de l’Europe : ils veulent en être les dynamiteurs idéologiques, les fournisseurs industriels et technologiques, et les dominateurs stratégiques. Si l’Europe ne veut pas figurer parmi les défaits de la guerre d’Ukraine, elle doit donc assumer avec détermination l’intégralité de sa propre défense. Le temps est venu.
Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.02.2025 à 16:34
Blandine Chelini-Pont, Professeur des Universités en histoire contemporaine et relations internationales, Aix-Marseille Université (AMU)
Lors de cette grande conférence internationale consacrée aux questions de sécurité, le vice-président des États-Unis, qui venait de déclarer son soutien au parti d’extrême droite allemand AfD, a attaqué avec véhémence les démocraties libérales de l’UE, affirmant – sans hésiter à recourir à moult exagérations et fake news – que les dangers qui les menacent ne sont nullement liés à l’agression russe contre l’Ukraine, mais tiennent à la « censure » des opinions de droite radicale, aux « politiques antichrétiennes » et à l’immigration extra-européenne favorisée par la plupart des gouvernements en place.
À Munich, lors de la conférence annuelle sur la sécurité en Europe (17-19 février dernier), et quelques heures après une rencontre avec la présidente de l’AfD, Alice Weidel, J. D. Vance a prononcé un discours qui a coupé le souffle de son public : le vice-président des États-Unis a asséné que le vrai danger pour l’Europe ne vient pas de la Russie, mais bien de l’intérieur, sécrété par des ennemis qui poussent les Européens à « oublier leurs valeurs démocratiques communes avec les États-Unis ».
Avant de s’intéresser au sens que Vance donne à la démocratie et aux valeurs qui y sont associées, de quel danger parle-t-il donc ? Ce dernier se décompose, à l’en croire, en trois aspects : une censure totale de la liberté d’expression ; une persécution avérée des chrétiens ; et une politique délibérément favorable à l’immigration de masse. Vance ne s’est pas contenté de désigner ces trois menaces, mais aussi pointé du doigt les coupables : l’UE et les responsables politiques « globalistes ».
Premier danger : la censure de la liberté d’expression qui se serait installée en Europe, à l’instar de celle instaurée aux États-Unis par l’administration Biden laquelle aurait « tout fait pour faire taire ceux qui exprimaient librement leur opinion » (sic).
À cet égard, Vance, au diapason d’Elon Musk, a lourdement dénoncé le fameux « cordon sanitaire » anti-AfD en Allemagne, faisant semblant d’ignorer que ce parti, outre sa véhémence anti-immigrés, se distingue par son hostilité à l’UE et à l’OTAN. L’AfD considère en effet la Russie comme une alliée face à la décadence occidentale (faite de laxisme libertaire, racial et anti-chrétien), reprend à son compte les narratifs du Kremlin sur l’Ukraine, dénonce l’accueil des réfugiés ukrainiens comme un fardeau insupportable sur le système social allemand et refuse tout engagement militaire en faveur de ce pays.
Vance est par ailleurs revenu deux fois sur l’annulation de l’élection présidentielle en Roumanie en décembre 2024, à l’issue d’un premier tour où un candidat pro-russe était arrivé en tête à la surprise générale. Attribuant quasi textuellement cette annulation aux manigances de l’UE et de l’ex-commissaire européen Thierry Breton, en allusion à une interview où ce dernier se félicite de cette annulation, Vance s’est moqué du constat fait par la Cour constitutionnelle roumaine de graves irrégularités dans un scrutin marqué par l’ingérence russe, ajoutant que redouter « quelques centaines de milliers de dollars de publicité numérique payés par un pays étranger » (à savoir la Russie) prouvait qu’on n’avait pas affaire à une démocratie solide : les Roumains ont dû apprécier.
Le vice-président a ensuite fustigé sans le nommer le Digital Services Act européen (2022) et son Code de conduite, intégré en janvier 2025, en accusant l’Union d’avoir menacé les citoyens des pays membres de leur couper l’accès aux réseaux en cas de « discours de haine », surestimant volontairement la portée des propos de Thierry Breton sur les contenus haineux ou mensongers du compte X d’Elon Musk pendant la campagne américaine – des propos qui tombaient sous le coup de la loi européenne.
Vance a enfin dénoncé les différentes lois interdisant le cyberharcèlement, la violence verbale et la misogynie en ligne, comme le Online Savety Act britannique (2023) ou la loi contre les violences numériques en France (2023), à travers une vague allusion à des « descentes » policières chez des citoyens « soupçonnés » de propos « antiféministes ». Au passage, il n’a rien dit de la lutte, réelle des Européens contre la haine, le radicalisme religieux et l’apologie du terrorisme en ligne ; le mentionner aurait contredit sa démonstration.
Ce sujet a compté pour, au bas mot, la moitié du discours de Vance. Avec trois exemples choisis et spécieux, en Suède, en Angleterre et en Écosse.
Sans le nommer, M. Vance a dénoncé la condamnation début février 2024 d’un Irakien réfugié en Suède, Salwan Najem, poursuivi depuis octobre 2023 avec son ami Salwan Momika, réfugié irakien également, pour après avoir brûlé publiquement quatre corans à Malmö en appelant à interdire l’islam en Suède. Momika avait déjà brûlé publiquement des corans à l’été 2023, notamment devant la grande mosquée de Stockholm le jour de l’Aïd, ce qui avait provoqué des frictions diplomatiques avec l’Arabie saoudite et l’Iran et la mise à sac de l’ambassade suédoise à Bagdad. Salwan Najem a écopé d’un sursis et de 350 euros d’amende pour incitation à la haine ethnique (une limitation légale à la liberté d’expression publique en Suède en vigueur depuis juillet 2024).
Vance a jugé cette condamnation « glaçante », profitant de sa tragique conjoncture : elle est en effet intervenue alors que le deuxième prévenu de l’affaire, Salwan Momika, venait d’être abattu à son domicile quatre jours seulement avant le verdict. Vance suggère que la Suède a condamné ou laissé se faire tuer deux chrétiens réfugiés par parti-pris anti-chrétien.
Autre cas, qui a fait couler beaucoup d’encre en Angleterre : la condamnation à la mi-octobre 2024 à une amende de 9 000 livres (pour frais de justice) d’Adam Smith-Connan. Nommément et deux fois cité par J. D. Vance, qui est resté assez approximatif sur les dates et a amalgamé cette condamnation à l’adoption de la loi britannique Buffer Zones Law du 31 octobre, ce vétéran de l’armée britannique avait prié silencieusement en novembre 2022, dans le périmètre d’une clinique pratiquant des avortements à Bornemouth. Or cette clinique bénéficiait depuis octobre 2022 d’une zone de protection publique (Public Spaces Protection Order). Cette protection, qui existe depuis 2014, recouvre plusieurs situations. Elle a été utilisée à partir de 2018 pour interdire toute manifestation d’approbation ou de désapprobation de l’avortement, y compris des prières silencieuses autour d’un établissement médical, afin d’éviter le harcèlement des patientes et du personnel médical. Vance y voit l’instauration d’un crime de la pensée anti-chrétien, voire anticatholique en Angleterre, puisque Adam Smith-Connan est catholique,
Enfin, le vice-président n’a pas craint de proférer une fake news, affirmant que le gouvernement écossais avait envoyé un courrier à tous les habitants des « soi-disant (sic) nouvelles zones d’accès sécurisé » – constituées par la loi Safe Access Zone Act de septembre 2024 – pour les avertir qu’il leur était interdit de prier à leur domicile. Ni la lettre ni l’interdiction ne sont réelles.
Il s’agit, aux yeux de Vance, du danger le plus urgent qui menacerait les Européens. Les gouvernements, l’UE et les tenants de Davos (le nom de la Conférence est cité) favoriseraient l’immigration de masse dans le dos des peuples. Vance déclare ainsi :
« Parmi tous les défis urgents auxquels les nations ici représentées font face, je ne crois pas qu’il y en ait de plus pressant que les migrations de masse. »
Et de continuer : « Nous connaissons la situation. Elle ne vient pas de nulle part. C’est le résultat d’une série de décisions conscientes prises par des responsables politiques à travers le continent et le monde, durant toute une décennie. »
Après avoir rappelé que plusieurs récentes attaques terroristes en Allemagne avaient été commises par des demandeurs d’asile et que de telles attaques se multipliaient partout en Europe, Vance affirme qu’« aucun électeur sur ce continent ne s’est rendu aux urnes pour ouvrir les vannes à des millions d’immigrants illégaux » et qu’aucun Européen n’est « le rouage interchangeable d’une économie mondiale ». Il affirme que les volontés des citoyens européens ont été constamment ignorés par leurs gouvernements.
Le contexte de son soutien à l’AfD, par sa rencontre le même jour avec sa présidente, à quelques jours des élections législatives allemandes où ce parti allait obtenir 20 % des suffrages et arriver en deuxième position, derrière la CDU, a suscité d’âpres critiques en Allemagne. Ce parti, avec sa rhétorique implacable sur le danger existentiel, racial, culturel et sécuritaire de l’immigration (musulmane), surfe sur la colère des électeurs, après une série d’attaques traumatisantes, au couteau ou à la voiture-bélier, à Munich juste avant la Conférence sur la sécurité, à Aschaffenburg en janvier, à Magdeburg à Noël, à Solingen en août et à Mannheim en mai. Ces attaques ont été perpétrées par trois ressortissants afghans, un Syrien et un Saoudien, tous réfugiés ou bénéficiant d’un statut de protection subsidiaire et portés par des motivations confuses.
L’attaque de Munich – sur laquelle Vance est revenu trois fois en assurant les victimes de ses prières – a achevé de polariser l’opinion autour de la dangerosité des migrants et de la nécessité de mettre fin à l’immigration, qu’elle soit légale (14,5 millions de résidents étrangers estimés en 2024, soit 17 % de la population), illégale (estimée à 266 000 personnes) ou « pire » désormais, c’est-à-dire liée à la demande d’asile (2,7 millions de personnes en 2024, quasiment la moitié venant d’Ukraine), le statut de réfugié ayant été rendu plus difficile à obtenir en 2024.
Pour finir, J. D. Vance cite Jean-Paul II comme « l’un des défenseurs les plus extraordinaires de la démocratie en Europe » pour lancer un « n’ayez pas peur » aux Européens, face aux choix de leurs peuples et invoquer la bénédiction de Dieu sur l’assistance. Non sans avoir précédé cette chute par un dernier passage sur sa vision de la démocratie :
« La démocratie repose sur le principe sacré selon lequel la voix du peuple compte. Il n’y a pas de place pour des “cordons sanitaires”. Soit on respecte ce principe, soit on ne le respecte pas. Le peuple européen a une voix. Les dirigeants européens ont le choix. Et je suis résolument convaincu que nous n’avons aucune raison de craindre l’avenir. Croire en la démocratie, c’est comprendre que chacun de nos citoyens a de la sagesse et une voix. Et si nous refusons d’entendre cette voix, même nos combats les plus fructueux n’aboutiront pas à grand-chose. »
Au-delà des élections allemandes, il faut comprendre le logiciel à l’œuvre derrière tous ces propos. Le vice-président représente une vision politique qui est celle de nouveaux idéologues, souvent catholiques, qui entourent le président américain et qui ont préparé leurs arguments depuis son premier mandat. Vance est leur champion, doublement converti au catholicisme et à cette cause. Et quand il dessine, devant un parterre abasourdi, la « vraie » définition de la démocratie, il se réfère à l’interprétation nationaliste-chrétienne que promeuvent ces idéologues, se désignant eux-mêmes comme post-libéraux et pour l’instant en alliance paradoxale avec les libertariens du tech-business.
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Les post-libéraux se défient de la démocratie libérale américaine dont ils considèrent les libertés comme destructrices. Ils prônent un nouveau régime, fondé sur le bien commun et le retour à des libertés naturelles non frelatées. Mais concrètement, cela implique de faire ce que le peuple (chrétien) exige, c’est-à-dire fermer les frontières à ceux qui veulent le détruire (tous les immigrés), cesser d’assurer de fausses libertés à ceux qui confisquent l’ordre social à leur bénéfice (les LGBT, les athées), cesser d’imposer des lois et des politiques de rééducation culturelle immorales (avortement, liberté sexuelle, diversité, inclusivité). Vance propose aux Européens rien de moins que de « donner une nouvelle direction à notre civilisation commune » (sic), comprise comme la restauration de la grande civilisation occidentale chrétienne, attaquée de l’intérieur par les libertés bio-sexuelles et les immigrés conquérants.
Cette vision est hostile à l’UE, et pas seulement pour des raisons économiques. Elle n’est pas hostile à la Russie, et pas seulement parce que le pivot stratégique du monde est désormais asiatique. D’un côté, cette vision réduit, non sans contradictions, le spectre des droits humains : négation de la liberté sexuelle, du droit des femmes à maîtriser leur fécondité, des droits des LGBT à la légalité et l’égalité. Elle s’avère indifférente, voire franchement hostile aux droits humains des étrangers et des personnes migrantes. De l’autre, elle survalorise certaines libertés, qu’elle distord et décrète comme inaliénables partout dans le monde : liberté religieuse des chrétiens contre tous les anti-chrétiens, liberté d’expression des antiwoke et des identitaires contre tous les soutiens du wokisme et du globalisme.
Cette vision qui se veut « chrétienne » détricote la projection traditionnelle de la politique étrangère américaine, fondée sur la défense des droits et de la démocratie libérale, pour proposer un modèle de démocratie post-libérale et autoritaire. Elle détricote aussi la tradition humanitaire fondatrice des États-Unis, dont l’essentiel est géré à travers toute la planète, que ce soient les programmes d’accueil, d’aide aux réfugiés ou d’assistance caritative, par des organisations religieuses comme le Jesuit Refugee Service, le Catholic Relief Service ou Caritas International. Précisément dans le cas de l’Europe, cette vision a entraîné par ricochet – débarrasser l’aide américaine de tout programme de promotion du wokisme – la fin de l’aide humanitaire américaine en Ukraine. Aussi, que les démocraties libérales occidentales soient en danger d’effondrement n’est pas une inquiétude pour J. D. Vance : c’est un espoir.
Blandine Chelini-Pont ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.02.2025 à 18:18
Waldemar Nazarov, Professeur junior franco-allemand en linguistique appliquée, traductologie et interculturalité, Université Bourgogne Europe
L’AfD, qui a obtenu ce dimanche son plus haut score historique à des élections fédérales, est depuis des années la cible de nombreux discours et slogans dénonçant sa rhétorique hostile aux minorités. L’un de ces slogans, « Hass und Hetze », qui dénonce la propension du parti d’extrême droite à inciter à la haine, est désormais également employé par l’AfD, mais aussi par des journaux conservateurs mainstream, à l’encontre de la gauche. L’utilisation par les deux camps de cette formule contribue à l’approfondissement des divisions au sein de la société.
Le 23 février, le parti d’extrême droite AfD a remporté un succès à peu près attendu aux élections législatives allemandes : avec 20,8 % des voix, il devient la deuxième formation au Bundestag.
La montée en puissance du parti dirigé aujourd’hui par Alice Weidel, 46 ans, s’est accompagnée, au cours de ces dernières années, de vastes manifestations hostiles à ses idées. L’AfD (dont le discours, surfant notamment sur une récente série d’attentats islamistes dans le pays, repose en large partie sur le rejet de l’immigration) est présentée par ses adversaires comme le parti de « Hass und Hetze ». Cette expression, qui peut se traduire par « haine et incitation à la haine », a été dernièrement également employée par diverses voix de droite à l’encontre de la gauche radicale.
La présence de cette formule dans les discours hostiles à la droite comme dans ceux hostiles à la gauche contribue à l’approfondissement des divisions au sein d’une société où les tensions, spécialement sur les questions relatives à l’accueil des immigrés, sont particulièrement sensibles depuis l’arrivée subite d’un nombre significatif de réfugiés en 2015.
La construction Hass und Hetze prend une place primordiale dans ce contexte, car on la retrouve aujourd’hui au cœur des campagnes électorales, des prises de parole politiques et des actions gouvernementales de tous les bords de l’échiquier politique.
Selon le dictionnaire de référence en Allemagne, le Duden, le terme de Hass (traduit par « haine » en français) renvoie à une forte aversion et à un sentiment puissant de désapprobation et d’hostilité à l’égard d’une personne ou d’un groupe.
Faisant partie du mot composé Hassrede, qui s’est imposé pour désigner ce qu’on entend en français par « discours de haine » ou en anglais par « hate speech », Hass évoque tout un ensemble d’associations au sein de l’expression Hass und Hetze. La Hetze, qui en moyen haut allemand (la langue du haut Moyen Âge) désignait toutes sortes de chasses, renvoie aujourd’hui à l’ensemble des propos et des actes haineux et diffamatoires qui génèrent des sentiments de haine et d’hostilité.
Cette construction Hass und Hetze consiste en la juxtaposition de deux substantifs de longueur relativement similaire, qui génèrent une allitération puisqu’ils partagent la même initiale, ce qui contribue à la fossilisation de cette expression.
Le rythme qui assure à cette construction un figement singulier résulte avant tout de l’accentuation orale du Hass monosyllabique et de la première syllabe de Hetze, ce qui fait ressortir le double son rauque et hargneux de la lettre H allemande. La mise en parallèle de ces deux termes négatifs, dont le dernier implique le premier, conduit ainsi à l’association de deux champs sémantiques négatifs qui sont évoqués conjointement comme image mentale et renforcent le degré de négativité.
Précisons qu’il n’y a pas de différence entre « droite » et « extrême droite » en Allemagne comme c’est le cas en France. La CDU et le FDP (même si conservateurs) sont positionnés au centre. Il faut donc bien comprendre que ce sont les idées classées en France à l’extrême droite qui sont dénoncées par des mouvements portant des noms tels que « Manif contre la droite », « Mamies contre la droite » ou encore « Pas un millimètre à droite ».
Hass und Hetze est forgée au départ comme une déclaration de combat explicite contre le discours de l’AfD, lequel repose largement sur l’hostilité envers les groupes minoritaires. En relation avec le programme de ce parti pour les élections européennes de 2024, la signification politique de cette expression se manifeste par l’ajout d’un adjectif supplémentaire dans le slogan, qui devient « Gegen Hass und rechte Hetze » (Contre la haine et l’incitation à la haine de la part de la droite).
Dans le processus global de catégorisation de soi et de l’autre propre à la communication politique, le champ sémantique de la haine et de l’incitation à la haine est ici politiquement attribué uniquement à l’extrême droite. En effet, il est associé aux concepts de « succès électoral de la droite, violence de la droite et discrimination structurelle des minorités », le terme de discrimination étant considéré uniquement sous la forme du racisme ou du sexisme structurels propres à l’extrême droite.
L’expression se retrouve également dans le discours du parti Die Grünen (Les Verts), qui l’utilise de manière ciblée dans le contexte de sa campagne anti-droite. Pour le 9 novembre 2023 (cette journée, celle de la chute du mur de Berlin en 1989, est fériée et traditionnellement marquée par de nombreux rassemblements politiques), les écologistes appellent à un meeting sur l’Odeonplatz à Munich sous le mot d’ordre « Pas de place pour les Hass und Hetze – oui à la démocratie, non à la poussée de la droite ». C’est à cet endroit précis qu’Hitler avait tenté un coup d’État exactement 100 ans plus tôt, ce qui conduisit à la mise en place d’un jour férié national-socialiste.
Via le slogan « Pas de place pour les nazis », le parti dénonce « la montée en puissance de la droite qui s’attaque à la démocratie » et associe ce phénomène à « une stigmatisation croissante, des menaces publiques, l’incitation à la haine (Hetze) et la violence » reprochées à l’autre bord politique.
Ici, la notion de démocratie est elle aussi recontextualisée de façon à en exclure les idées classées à l’extrême droite. Ce discours « gauchiste-écologiste » s’inscrit également dans le nouveau format Demo gegen Rechts (Manif contre la droite). Le journal de gauche Taz rapporte, à propos de la grande manifestation contre la droite à Munich le 8 février, que des centaines de milliers de participants se sont rassemblés « contre les Hass und Hetze » et pour « défendre la démocratie ».
De même, le nouveau mouvement Omas gegen rechts (Mamies contre la droite) insère cette paire de mots, lors de sa récente manifestation à Potsdam, dans le slogan « Contre les Hass und Hetze : défendons la démocratie », opposant là aussi démocratie et extrême droite.
Cette construction de Hass und Hetze, issue du mouvement anti-AfD, s’est stabilisée dans l’espace public, notamment à travers la création d’un Bureau fédéral de signalement « contre les Hass und Hetze sur Internet ». Rapidement, elle a été reprise par le discours de droite, en premier lieu en opposition à son usage par la gauche.
En 2017, Georg Pazderski, alors haut responsable de l’AfD, critique le ministre de l’Intérieur de l’époque pour son inaction face à la plate-forme en ligne d’extrême gauche Indymedia en déclarant :
« De Maizière ne devrait pas, d’un côté, alerter constamment sur les Hass und Hetze sur Internet et, en même temps, permettre à l’une des pires plates-formes de Hass und Hetze de continuer son activité sans répercussions. »
Par cette recontextualisation, la construction linguistique est déplacée du point de vue du discours de la droite vers le champ de l’extrême gauche : les « infractions menaçant l’État » commises par des extrémistes de gauche sont ainsi introduites dans le champ sémantique de la paire de mots.
Désormais, on observe une utilisation relativement systématique et figée de cette construction dans le discours de droite. Dans un article paru en février et intitulé « Comment les médias minimisent les violences contre les partis non gauchistes en les qualifiant de manifestations », le journal conservateur NIUS critique les actions d’extrême gauche qui ne seraient plus seulement dirigées contre l’AfD, mais aussi contre l’Union chrétienne-démocrate CDU et le parti libéral FDP. Dans ce contexte, la rédaction parle précisément de « Hass und Hetze contre la droite » et positionne l’expression dans un contexte où la « haine issue de la gauche » et une légitimation des « idéologies de gauche » seraient promues par des journalistes allemands.
En 2020, Beatrix von Storch, porte-parole fédérale adjointe de l’AfD, se prononce sur un article paru dans le journal de gauche Taz : « Le conseil de la presse se trompe lorsqu’il légitime les Hass und Hetze de Taz contre les policiers en les qualifiant de satire ».
Dans ce contexte, le cadre sémantique associé à ces signes linguistiques est élargi à l’action contre les policiers en tant que groupe – un groupe qui n’est pas intégré dans le concept de « groupe minoritaire » dans le discours politique de gauche. Le journal de droite Cicero s’exprime de même à propos de cet article précis en écrivant « Comment la lutte contre les Hass und Hetze se transforme en Hass und Hetze ».
La fracture sociétale en Allemagne se reflète dans le combat linguistique. Dans le cas de la formule géminée Hass und Hetze, qui est sémantiquement, grammaticalement et aussi phonologiquement impressionnante, une construction se produit pour activer un champ de signification. L’expression n’évolue toutefois pas de manière uniforme en Allemagne, mais fait partie d’au moins deux discours différents – celui de la gauche et celui de la droite.
La contextualisation de cette expression mobilise des cadres sémantiques divergents, opposant des éléments tels que le désavantage structurel et l’extrémisme de droite à des notions comme la haine issue de la gauche et la violence contre la droite. Ce cas précis révèle la nature abstraite et ouverte de la langue et la manière dont son application concrète en tant qu’outil favorise la formation d’opinions et même le clivage dans un pays qui traverse depuis une dizaine d’années une crise sans précédent.
Waldemar Nazarov a reçu des financements de l'Université franco-allemande (UFA) pour ses projets de recherche en lien avec la Chaire binationale de professeur junior.
23.02.2025 à 10:50
Anna Colin-Lebedev, Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Dans quelle mesure les sociétés des deux pays ont-elles été transformées par dix années de guerre, dont trois dernières années particulièrement violentes ? Entretien avec Anna Colin-Lebedev, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Nanterre, spécialiste des sociétés post-soviétiques, autrice notamment de Jamais Frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (Seuil, 2022).
Comment la guerre imprègne-t-elle les sociétés russe et ukrainienne au quotidien ?
De façon très différente, bien sûr. La guerre concerne directement la quasi-totalité du territoire de l’Ukraine : le pays est visé quotidiennement par des frappes aériennes russes. Que l’on soit tout près de la ligne de front, au centre ou dans l’ouest du pays, on sait qu’on peut être tué à tout moment. 70 % des Ukrainiens ont aujourd’hui un proche qui combat ou qui a combattu au front. À l’inverse, la guerre ne touche directement qu’une infime partie du territoire russe, et bien moins de familles. Au-delà de cette dimension évidente, on constate en Russie une invisibilisation de la guerre, voulue et entretenue par le pouvoir.
Contrairement à ce que l’on pense, l’objectif du Kremlin n’est pas de mobiliser la population dans une posture guerrière, mais plutôt de maintenir la société dans un état de démobilisation et de normalité. Le message est, pour résumer : « Malgré la guerre, tout va bien et tout est sous contrôle dans le pays. » Et ce message correspond à ce qu’une large majorité des gens souhaitent entendre. Les Russes préfèrent, dans la mesure du possible, ne pas voir la guerre et ne pas y penser.
Pourtant, les émissions de télévision russes, spécialement les grands talkshows du soir, ne parlent-elles pas quotidiennement, des heures durant, de « l’opération militaire spéciale » ?
Nous avons aujourd’hui une connaissance pointilliste de la Russie. Les chercheurs occidentaux ne peuvent quasiment plus s’y rendre et y enquêter sur la façon dont les Russes réagissent à la guerre. Mais nous avons quand même des collègues russes qui le font, de façon discrète. Je pense notamment au laboratoire de sociologie publique PS Lab, qui conduit des enquêtes ethnographiques masquées dans des villes de Russie.
Un sociologue – d’ailleurs, plutôt une sociologue, car ce sont souvent les femmes qui font ce travail – va s’installer dans une ville, dans différentes régions de Russie, pour un mois. Là, elle va au salon de coiffure, elle va sur la place publique, elle participe à des conversations de cuisine, elle observe. La conclusion à laquelle mes collègues arrivent, c’est qu’en dépit de la présence d’un discours glorificateur – et à ce propos, je pense que ces émissions très belliqueuses qu’on voit à la télévision russe, elles nous sont en large partie destinées à nous autres Occidentaux –, il y a une très forte volonté de la société de mettre la guerre le plus à l’écart possible. De faire en sorte qu’on n’en parle pas, qu’on n’y pense pas, qu’elle ne modifie rien dans la vie des gens. Mes collègues expliquent que les Russes emploient toute leur énergie à ne pas remarquer la guerre que leur pays est en train de conduire. Ce qui va tout à fait dans le sens de ce que souhaite le Kremlin.
Justement, pourquoi le Kremlin cherche-t-il à ne pas trop afficher que le pays est en guerre ?
Parler de la guerre, c’est parler des succès, mais aussi des échecs. C’est aussi donner un sens à ce qui est en train de se passer. Et donner un sens, c’est laisser ouverte la possibilité d’un questionnement. Or le discours officiel est, de fait, très contradictoire : les Ukrainiens sont nos frères, mais nous sommes en train de les tuer ; l’Occident nous a attaqués, mais c’est nous qui avons envahi le pays voisin ; nous combattons par patriotisme, mais nous avons besoin de payer des sommes considérables pour trouver des combattants ; et surtout, nous devions vite gagner la guerre, et nous nous y enlisons depuis trois ans.
D’où la volonté du pouvoir de ne pas placer ce sujet au cœur des discussions, de ne pas en parler. C’est ce qui explique en partie le fait que la Russie n’organise pas le retour de ses soldats partis au front. Ceux qui sont sur le front sont censés y rester jusqu’à la fin de la guerre. Il y a à cela des raisons logistiques, militaires, organisationnelles ; mais il y a aussi, je pense, une crainte du pouvoir russe, une crainte justifiée. Car les rares combattants qui reviennent racontent une guerre complètement différente de celle, glorieuse et héroïque, que présentent les médias officiels et les responsables politiques. Officiellement, il y a à peu près 600 000 combattants russes sur la ligne de front. La démobilisation ne serait-ce que de la moitié d’entre eux causera de nombreux problèmes au moment où ces gens-là prendront la parole.
Et en Ukraine ? La parole des militaires s’y fait-elle entendre ?
La similitude qu’il y a aujourd’hui entre les combattants qui sont sur le front côté russe et côté ukrainien, c’est que les deux sont engagés pour une durée indéterminée. Côté ukrainien, la mobilisation est aussi en vigueur jusqu’à la fin de la loi martiale, sauf certaines exceptions, notamment les contrats pour les jeunes, avant l’âge de la mobilisation, qui sont désormais limités à un an.
La différence entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’en Ukraine les récits sur ce qui se passe sur la ligne de front circulent en permanence entre le front et l’arrière. Les combattants, y compris des commandants, prennent énormément la parole dans les médias. Pour parler des succès, mais aussi pour dénoncer des dysfonctionnements, pour critiquer le pouvoir et l’organisation de l’institution militaire. Les rotations sont régulières et les soldats rentrent souvent dans leur famille et racontent ce qu’ils ont vécu. Cette parole n’est pas muselée.
L’Ukraine, vous l’avez dit, vit sous le régime de la loi martiale. Cela implique-t-il une forme de censure dans les médias ?
Plus que de la censure, on observe de l’autocensure. La première année de la guerre, les journalistes – ils l’ont avoué a posteriori – se sont beaucoup auto-censurés, considérant que toute critique des décisions du pouvoir donnait aux Russes des arguments que ceux-ci ne manqueraient pas d’employer pour déstabiliser la société ukrainienne. Cette époque-là est désormais révolue.
Il y a bien toujours une auto-censure, mais elle ne porte que sur les questions sécuritaires sensibles. En revanche, il y a une forme de consensus sur le fait que pour résoudre les problèmes, il faut les rendre publics. Et chaque fois que, par exemple, on découvre qu’un journaliste a été suivi par des agents des services spéciaux, ou qu’un journal a fait l’objet de pressions de la part de responsables politiques, ça provoque immédiatement un scandale et un débat dans l’espace public.
En outre, il y a une autre interrogation présente dans les milieux médiatiques et intellectuels : en temps de guerre, dans une société qui combat, mettre en avant des désaccords dans une société extrêmement fragile, traumatisée, blessée, c’est aussi faire le jeu de l’ennemi. Il y a donc un équilibre extrêmement délicat à trouver en matière de degré de débat : l’Ukraine tient à sa vie démocratique, mais elle ne veut pas faire le jeu de la Russie en mettant l’accent sur les désaccords internes et les points douloureux.
La vie politique ukrainienne est extrêmement tendue, tout spécialement depuis les mesures prises à l’encontre de l’ancien président Petro Porochenko, qui reste un personnage très important dans le pays…
Il y a effectivement aujourd’hui des crises qui sont visibles et flagrantes. Et qui ne sont pas illogiques : les jeux pour le pouvoir, les conflits entre différents cercles politiques et entre différentes personnalités n’ont pas disparu avec la guerre. J’entends de nombreux Ukrainiens dire, notamment depuis les récentes déclarations de Donald Trump, qu’il est indispensable aujourd’hui de retrouver cette unité qui a tenu pendant toute la première année de la guerre et que la société ukrainienne a un peu mise de côté en se disant qu’elle avait les moyens de survivre à des divisions. Aujourd’hui, cette unité est plus importante que jamais.
Y a-t-il, chez une partie des Ukrainiens, une tentation de céder à Trump et d’accepter un cessez-le-feu, même très défavorable ?
En Ukraine, à la différence de la Russie, on sait pourquoi on se bat. La population demeure dans une très large majorité convaincue – et les agissements de l’armée russe ne cessent de la renforcer dans cette certitude – que la guerre est destinée à briser la souveraineté de l’Ukraine, à faire disparaître l’Ukraine comme nation indépendante, voire à exterminer ses habitants. Il y a toujours cette idée que la guerre est une guerre pour la survie. Un accord qui serait acceptable ne serait pas un accord qui interromprait les combats, mais un accord qui garantirait les conditions de la survie et de la souveraineté de l’Ukraine.
Sur ce point, la population ukrainienne n’a pas bougé d’un iota. Je me suis rendue à plusieurs reprises en Ukraine depuis le début de l’invasion à grande échelle en février 2022, et je n’ai jamais entendu d’Ukrainiens dire « on ne sait plus pourquoi on combat ». Les Russes, eux, sont nombreux à souhaiter que la guerre prenne fin au plus vite même si les buts de guerre affichés par le Kremlin ne sont pas atteints.
Au-delà de ces enquêtes sociologiques indépendantes que vous avez évoquées, comment peut-on savoir ce que les Russes pensent, au vu de la chape de plomb qui pèse sur l’expression publique dans ce pays ?
En parallèle des sondages récurrents menés par exemple par l’Institut Levada, moins pertinents en contexte de guerre, il y a aujourd’hui de nombreux sondeurs et sociologues indépendants qui conduisent des enquêtes régulières en posant des questions de manière, disons, futée pour contourner les biais de loyauté et la peur de la répression. Par exemple, certaines enquêtes ont posé la question : « Si demain, le président Poutine décidait d’arrêter la guerre et de se retirer du territoire de l’Ukraine sans avoir atteint les objectifs de l’opération militaire spéciale, le soutiendriez-vous ? » Près des trois quarts des Russes ont répondu par la positive. Ce qui montre la valeur toute relative de la guerre pour eux.
D’autres enquêtes, qui portent sur les priorités des citoyens, montrent que pour beaucoup de Russes, les dépenses sociales doivent avoir la priorité sur les dépenses militaires. Au total, on estime qu’il y a, au sein de la population russe, une répartition des opinions qui n’a pas beaucoup changé depuis 2022 : 20 %, très engagés idéologiquement, veulent que la guerre dure aussi longtemps que nécessaire pour que la Russie obtienne tout ce que le Kremlin a exigé au cours de ces dernières années. 20 % sont depuis le début pour la paix et contre la guerre. Et les 60 % qui se trouvent entre ces deux groupes semblent de plus en plus pencher vers l’idée que ce que la guerre coûte à la société est excessif.
Si je résume, les Ukrainiens ne veulent pas d’une paix au rabais, tandis que les Russes seraient plutôt prêts à une issue éloignée des objectifs officiels du pouvoir ; mais dans quelle mesure les opinions des populations de chacun des deux pays comptent-elles ?
Sur ce point, il y a un contraste assez saisissant entre la Russie et l’Ukraine.
En Russie, le positionnement de la population est très peu pris en compte. Ne serait-ce que parce que n’importe quelle issue de la guerre pourra être présentée comme une victoire. Le pouvoir sait construire un récit qui lui permettra d’afficher son triomphe. Et ces Russes qui ont envie que la guerre s’arrête seront soulagés et feront semblant d’y croire. La priorité du pouvoir est d’ailleurs de convaincre les élites – plutôt que la population – de continuer à le soutenir.
À l’inverse, dans la société ukrainienne, l’adhésion de la population est absolument centrale. Pas seulement parce que c’est un régime démocratique, mais aussi, et surtout, parce qu’au-delà des forces armées la défense du pays en Ukraine est l’affaire d’un réseau extrêmement large de civils qui sont engagés de diverses manières dans la défense de leur pays.
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Derrière un soldat qui combat, vous avez des volontaires qui collectent de l’argent pour lui payer son équipement, ou pour envoyer un véhicule à son unité militaire. Vous avez des ONG qui soutiennent sa famille en son absence, d’autres ONG qui seront là pour l’aider s’il est blessé et doit, suite à une amputation, se faire poser une prothèse. L’ensemble de la population est directement concerné par la guerre.
C’est pourquoi, en Ukraine, un éventuel cessez-le-feu devrait être accepté non seulement par les responsables politiques et militaires, mais aussi par ce tissu de civils engagés dans la guerre – qui sont d’ailleurs le groupe dans lequel les Ukrainiens ont le plus confiance, nettement plus que dans les institutions militaires.
Quelle est la place des femmes ukrainiennes et russes dans la guerre ?
Ce qui est très intéressant, c’est que nous sommes passés d’une situation similaire à une situation radicalement différente. En 1991, la Russie et l’Ukraine ont hérité de la législation soviétique sur la participation des femmes aux forces armées. Les femmes ont de tout temps fait partie des armées dans les deux pays, mais la législation leur interdisait d’accéder à des positions de combat. Résultat : dans les deux armées, les femmes ont exercé à l’arrière – comme comptables, infirmières, etc.
Le basculement a lieu pour l’Ukraine en 2014-2015. Beaucoup de femmes s’engagent dans les forces armées, officiellement en tant que blanchisseuses ou en tant que comptables ; dans les faits, elles prennent les armes et combattent bénévolement sur le front. Rapidement, il y a eu un intense lobbying de ces femmes-là, des femmes vétéranes, à la fois pour faire reconnaître leur expérience, mais aussi pour faire changer la législation. Cela a été fait dans la décennie 2010. Juridiquement, l’armée ukrainienne peut aujourd’hui employer des femmes à des fonctions combattantes. Les femmes peuvent avoir un grade d’officier, elles peuvent commander des unités militaires, et elles sont assez nombreuses à tous les niveaux de l’armée.
Désormais, les Ukrainiennes ne s’envisagent pas forcément à l’arrière. Pendant mes derniers séjours en Ukraine, j’ai beaucoup étudié les centres associatifs dans lesquels les civils ukrainiens s’autoforment à la conduite de la guerre, au maniement des armes, etc. Aujourd’hui, on y voit beaucoup plus de femmes que d’hommes. Pour certaines d’entre elles, pas pour toutes, c’est une préparation à leur engagement dans l’armée.
La Russie, elle, n’a pas changé ses lois, et seuls les hommes y vont au front.
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Ces hommes russes qui partent au front, ce sont surtout des représentants des régions périphériques du pays, n’est-ce pas ?
Oui, même si les soldes élevées vont aussi attirer la petite classe moyenne de ces régions. Et c’est notamment pour cette raison que la guerre, qui en Ukraine a nettement raffermi l’unité du pays et l’identification de ses habitants à identité ukrainienne, a eu en Russie un effet centrifuge. En effet, les régions les plus pauvres paient le plus lourd tribut en termes de combattants.
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Cela a fait émerger, d’une manière qui, je pense, n’avait pas été anticipée par le pouvoir, un certain discours des minorités – Caucasiens, Bouriates, Iakoutes… – sur les sacrifices disproportionnés qu’elles font à l’armée russe. Ce discours, qui renvoie aussi aux inégalités et oppressions dont ces minorités ont pu faire l’objet par le passé et aujourd’hui encore, et au sentiment de certaines d’entre elles que leur culture est fragilisée et leur survie à terme menacée, est surtout formulé par les diasporas récentes, par ces gens qui ont quitté la Russie en guerre en 2022 ou qui sont partis dans les années précédentes, et qui, souvent, dénoncent le caractère colonial de la Fédération de Russie à l’égard de ses peuples minoritaires.
En outre, la logique centrifuge en Russie a été accentuée par la délégation aux régions de la responsabilité de la gestion des questions inconfortables. C’est quelque chose que le Kremlin avait déjà fait durant la pandémie de Covid-19. Les régions avaient alors été responsabilisées : elles étaient libres de mettre en place des restrictions ou pas, de financer des hôpitaux ou non, etc. Quand les choses allaient mal, le Kremlin n’y était donc pour rien : les autorités régionales étaient responsables, pas le centre. Ce système, très confortable pour Moscou, a été en partie reconduit à partir de février 2022. La responsabilité du recrutement a été déléguée aux régions – et cela, sans qu’elles reçoivent de ressources supplémentaires. Il y a de quoi, pour certaines régions, exprimer leur insatisfaction. Le contrat entre le centre et les périphéries ne sortira pas intact de la guerre, c’est certain.
Anna Colin-Lebedev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.