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16.04.2025 à 17:13

Cambodge : les migrations méconnues qui ont précédé l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges

Adélaïde Martin, Doctorante en science politique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Il y a 50 ans, après une longue guerre civile, les Khmers rouges entraient dans Phnom Penh et devenaient les maîtres d’un pays qu’un petit nombre de ressortissants avait quitté, plus ou moins précipitamment, dans les années, mois et jours précédents.
Texte intégral (2666 mots)

Le 50e anniversaire de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges le 17 avril 1975 donne lieu à de nombreuses réflexions consacrées au génocide qui s’est ensuivi. Mais c’est aussi l’occasion de braquer le projecteur sur un aspect méconnu : les migrations depuis le Cambodge au cours des années précédentes, en situation de guerre civile.


On connaît du Cambodge les migrations des réfugiés consécutives au génocide (1975-1979), souvent confondues ou assimilées dans les pays d’accueil aux déplacements parallèles partant des États voisins, le Vietnam et le Laos.

Le nombre des départs, le traitement des personnes déplacées à la frontière thaïlandaise, la mobilisation atypique autour de leur accueil ont focalisé l’attention politique et médiatique. Les dynamiques migratoires antérieures sont, quant à elles, bien moins connues. S’enracinant dans l’histoire de la (dé)colonisation et de la guerre froide, elles sont déterminantes dans la formation des premiers groupements cambodgiens en France, aux États-Unis, au Canada ou en Australie.

Exil politique et politique en exil : des années 1950 à la guerre civile

Dans les années 1950 et 1960, les départs en exil concernaient principalement les milieux anti-coloniaux et réformateurs. Rappelons les faits. Proclamée en novembre 1953 après 90 ans de colonisation française, l’indépendance du Cambodge est ratifiée internationalement en 1954 par les accords de Genève. Écartés des négociations et craignant des représailles, près d’un millier de combattants indépendantistes et de sympathisants communistes de la première heure prennent la direction de Hanoï. Pour eux, la capitale du Nord Vietnam sera à la fois une base de repli, un espace de regroupement et un lieu de formation en matière technique et militaire.


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Tantôt roi, tantôt premier ministre, tantôt chef d’État, Norodom Sihanouk domine la scène politique nationale pendant plus de 15 ans. Les mouvements de gauche sont progressivement exclus de la représentation parlementaire et voient leurs effectifs réduits par les vagues de répression. Des stratégies d’opposition en dehors des institutions du régime sont adoptées : certains prennent le maquis, d’autres trouvent refuge en France.

C’est à partir de 1967-1968 que démarre l’escalade politique et militaire qui plonge le Cambodge dans un conflit civil. La guerre qui se déroule entre d’une part le Sud Vietnam, soutenu par les États-Unis, et d’autre part le Nord Vietnam, déborde désormais sur les territoires cambodgiens limitrophes. Dans la capitale, les tensions politiques internes se cristallisent autour de la présence accrue de troupes vietnamiennes sur le sol national, menant à la destitution de Sihanouk au début de l’année 1970 et à l’instauration d’un nouveau régime allié aux Américains : la République khmère.

À l’étranger au moment de cet événement, Sihanouk s’installe en République populaire de Chine et forme une alliance de circonstance avec ses anciens ennemis, les Khmers rouges. Leur insurrection, insérée dans des rébellions localisées contre le pouvoir central, gagne du terrain depuis les périphéries. Un organe de représentation politique est constitué en mai 1970 : le Gouvernement royal d’union nationale du Kampuchéa (GRUNK). Il est composé de proches de Sihanouk qui l’accompagnaient, d’une poignée de diplomates en exercice qui le rejoignent, de personnalités communistes installées à Paris ou ayant pris le maquis. Officiellement basés à Pékin, ses membres sont en réalité dispersés entre la France, la Chine, l’URSS et les zones dites « libérées » au Cambodge.

Mao Zedong (à gauche) et Zhou Enlai (premier ministre chinois) entourent Norodom Sihanouk lors d’une parade sur la place Tian’anmen à Pékin, mai 1970.

À Phnom Penh, Sihanouk et ses ministres sont condamnés in absentia, tandis que leurs proches restés au pays connaissent des périodes d’incarcération ou de résidence surveillée pour leurs liens supposés ou avérés avec l’insurrection. Deux des fils de Sihanouk quittent le Cambodge en 1973, l’un pour Aix-en-Provence où il devient enseignant à la Faculté de droit ; l’autre pour Pékin, puis Belgrade, avant de s’installer à Créteil en 1976. S’opèrent aussi des départs vers la France de hauts fonctionnaires se déclarant en faveur du GRUNK.

Si les départs survenant en période de guerre civile (1970-1975) ne concernent plus uniquement des opposants de gauche, il faut aussi tenir compte de ceux qui se politisent à l’étranger et ne sont pas identifiés comme des détracteurs du régime à leur départ. Les luttes qui se déroulent au Cambodge s’exportent en effet dans les espaces fréquentés par les ressortissants. C’est le cas au sein de la Maison du Cambodge à la Cité internationale universitaire de Paris, où se multiplient les tensions entre les étudiants en faveur de l’insurrection d’un côté, les résidents et la direction proches du pouvoir républicain de l’autre. Après la mort d’un étudiant en début 1973, le pavillon cambodgien est évacué puis fermé.

Dans cet environnement fortement polarisé, le choix d’un camp politique tend à s’imposer à tous, y compris à ceux dont les motivations initiales à la mobilité n’apparaissent pas principalement politiques.

Des migrations internes plus nombreuses que les migrations internationales en temps de guerre

En temps de guerre, l’émigration ne se réduit pas aux groupes d’opposants au régime de la République khmère. À partir de 1970, c’est moins le changement des conditions politiques que l’aggravation progressive du conflit qui amène d’autres profils à partir ou à rester à l’étranger. Ces migrations internationales constituent un fait minoritaire par rapport aux catégories internes déplacées.

Les violences de la guerre, dont les frappes aériennes états-uniennes intensives entre 1969 et 1973 visant les troupes communistes vietnamiennes et cambodgiennes, ainsi que la déstabilisation accrue de l’économie par la guerre, provoquent principalement des déplacements à l’intérieur des frontières nationales. Les centres urbains, qui absorbent une grande partie des migrations internes, sont toujours sous contrôle du pouvoir central en 1973, alors que les forces insurgées occupent plus des deux tiers du Cambodge. L’économie s’effondre, avec des pénuries d’essence, de nourriture et de produits de première nécessité ; les prix flambent et les productions agricoles s’amenuisent.

En 1974, les Khmers rouges contrôlent près de la moitié de la population et bloquent toutes les voies de communication terrestres. Dans un tel contexte, ceux qui rejoignent des pays occidentaux disposent de différentes ressources (moyens financiers, bagage culturel, relations sociales), voire ont déjà tissé une familiarité avec l’étranger (liens linguistiques, professionnels, amicaux, conjugaux ou familiaux).

Un continuum entre migrations volontaires et migrations contraintes

L’exil s’inscrit souvent dans des pratiques préexistantes de voyages d’études ou de circulation fonctionnelle. Le contexte de forte déstabilisation tend à pérenniser les déplacements internationaux de diplomates, d’enseignants, de fonctionnaires, d’entrepreneurs, ainsi que les mobilités pour études de jeunes diplômés. Le conflit engendre aussi le départ à l’étranger d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes. Il s’agit pour certains d’éviter l’enrôlement forcé dans l’armée républicaine ; pour d’autres, de se mettre à l’abri des roquettes et obus tirés par les Khmers rouges sur la capitale au cours de différentes offensives pendant les saisons sèches - qui touchent aussi les lieux d’instruction.

La situation continue de se détériorer début 1975, alors que la capitale se retrouve isolée du reste du pays et de nouveau visée par des tirs d’artillerie. Les départs à l’étranger s’accroissent, incluant aussi ceux de hauts dignitaires du régime. Accompagné de Chhang Song, ministre de l’Information de juin 1974 à mars 1975, Lon Nol, président de la République depuis 1972, quitte le pays le 1er avril pour Hawaï. Le président du Sénat devenu président par intérim, Saukham Khoy, et le ministre de la Culture, Long Botta, partent le 12 avril au cours d’une opération d’évacuation par hélicoptères organisée par l’ambassade états-unienne.

Saukham Koy arrive sur le porte-avions USS Okinawa après son évacuation de Phnom Penh le 12 avril 1975. Marine Corps Historical Collection/Wikimedia

D’autres envoient leur famille à l’étranger ou quittent le pays par leurs propres moyens, et ce jusqu’à la matinée du 17 avril.

Avec la chute de Phnom Penh, les ressortissants cambodgiens à l’étranger ne peuvent plus retourner librement dans le pays et leur émigration devient bien plus durable qu’ils ne s’y attendaient initialement. Par exemple, Ouk Thonn, président de la Société khmère de raffinage de pétrole, qui se trouvait en déplacement professionnel, s’installe avec sa femme à Paris, où le couple possède un appartement et où leurs enfants résident déjà.

Des départs de membres d’une même famille échelonnés sur plusieurs années aux départs précipités à l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges, en passant par les personnes bloquées à l’étranger, les temporalités et les modalités d’émigration sont variables. La distinction entre migrations forcées et souhaitées paraît peu opérante pour ces exilés, tant les logiques s’entremêlent.

Une estimation encore difficile

Aujourd’hui, il est encore difficile d’estimer le nombre de Cambodgiens dans les pays occidentaux en 1975, du fait des statuts administratifs disparates, des temporalités variables d’arrivée et des cas de migrations secondaires. Les étudiants et professionnels en mobilité semblent représenter une grande partie de cette « première vague » d’exil, aux États-Unis comme en Australie ou au Canada.

Dans le cas des quelque 5 000 Cambodgiens recensés en 1975 aux États-Unis, on retrouve, outre les personnes en formation, des individus évacués ou accueillis face à l’arrivée imminente au pouvoir des Khmers rouges. Par le parrainage des nouveaux arrivants, ceux qui ont poursuivi des études dans les universités d’État californiennes seraient à l’origine de ce qui deviendra la plus importante communauté cambodgienne à l’étranger, Long Beach.

En ne prenant en compte que les titulaires d’un permis de séjour, les Cambodgiens en France seraient passés de 1 016 en 1969 à 3 829 en 1974 (+80 % entre 1972 et 1973). Ils étaient alors très inégalement répartis sur le territoire : à titre d’exemple, Rennes n’aurait compté que 19 Cambodgiens en 1974. Venus initialement en tant qu’étudiants ou sous d’autres auspices, ils ont pu obtenir a posteriori le statut de réfugié, ou rester sous d’autres modalités. Dès le début de la guerre civile, des facilités administratives sont accordées aux ressortissants cambodgiens en France, préfigurant les choix politiques effectués pour les migrations ultérieures.

The Conversation

Adélaïde Martin a reçu des financements de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).

16.04.2025 à 17:12

La géopolitique au secours d’Erdogan

Nora Seni, Professeure à l'Institut français de géopolitique (Université Paris 8), ancienne directrice de l'Institut français d'études anatoliennes (Istanbul), rédactrice en chef du site observatoireturquie.fr, chercheuse associée à l’EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Partenaire d’importance pour une Europe focalisée sur sa défense aussi bien que pour les États-Unis, qui voient en elle un acteur majeur au Proche-Orient, la Turquie d’Erdogan peut tranquillement réprimer à l’intérieur.
Texte intégral (2069 mots)

Plus de mille personnes ont déjà été arrêtées pour avoir participé aux manifestations de protestation contre l’arrestation du maire d’Istanbul. Les derniers médias indépendants sont harcelés en Turquie, et le caractère répressif du régime ne cesse de se renforcer. Pour autant, les contestataires ne peuvent guère s’attendre à un soutien ferme en provenance de l’étranger et spécialement d’Europe et des États-Unis : l’UE et l’administration Trump ont toutes deux besoin d’Erdogan pour des raisons géopolitiques.


Le président turc Recep Tayyip Erdogan a fait emprisonner le 19 mars dernier. Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et candidat de l’opposition en vue de la prochaine élection présidentielle. On peut sans doute inscrire ce geste dans le spectre de « l’effet Trump ». On l’imagine en effet se demandant, à l’instar du président des États-Unis, pourquoi il devrait s’embarrasser du droit et des libertés. Il a donc envoyé derrière les barreaux le maire élu d’une ville de près de vingt millions d’habitants. Il ne s’attendait peut-être pas à ce que cette mesure provoque immédiatement un vaste mouvement de protestation qui, près d’un mois plus tard, ne faiblit pas.


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Aux manifestations massives, tenues dans de nombreuses villes du pays, s’est ajoutée une nouvelle forme d’action : le boycott des entreprises liées aux chaînes de télévision proches du pouvoir (c’est le cas de la quasi-totalité des chaînes autorisées dans le pays), qui ne diffusent aucune image de ce mouvement. Le mot d’ordre semble être suivi, malgré les arrestations et les licenciements parmi ceux qui relaient l’appel au boycott. La presse a pu diffuser les images de commerces fermés ou vides, et de rues populeuses d’Istanbul désertées.

On peut se demander si la participation des commerçants et des usagers de la ville n’est pas en train de changer la nature de ce mouvement, le faisant passer de protestation spontanée vouée à un pourrissement rapide à un soulèvement d’une partie conséquente de la population. Une situation qui peut faire penser, toutes choses égales par ailleurs, à la grève en Iran des commerçants du bazar, les bazari, qui a donné le coup de grâce au régime du chah lors de la révolution des mollahs en 1979. Mais la comparaison s’arrête là. Aujourd’hui, la géopolitique vient à la rescousse du régime d’Erdogan : les puissances internationales ne feront sans doute rien de concret pour soutenir le mouvement de contestation.

La Turquie et la nouvelle politique de défense européenne

L’urgence d’élaborer une nouvelle doctrine de la sécurité européenne a renouvelé l’intérêt de l’UE pour la Turquie et pour sa puissance militaire.

On le sait, la Turquie est réputée posséder la deuxième armée la plus puissante au sein de l’OTAN (800 000 hommes). Selon le site Globalfirepower elle est classée neuvième au monde en 2025, après l’armée japonaise et devant l’armée italienne. Elle doit en partie son succès à ses drones militaires, le TB2 Bayraktar, du nom du gendre du président turc. Elle produit et exporte ces drones dont elle a pu exhiber l’efficacité lors de ses interventions en Libye, contre le général Haftar en 2020, au Haut-Karabakh, la même année, contre les Arméniens et auprès des forces azerbaïdjanaises, et en Ukraine contre l’invasion russe en 2022.

Cette armée s’est professionnalisée et reconfigurée après le coup d’État manqué de juillet 2016. L’industrie turque de l’armement a connu un essor considérable ces vingt dernières années. Quelque 2 000 entreprises sont engagées dans ce secteur qui exporte ses produits dans 170 pays et dont la dépendance à des fournisseurs étrangers n’est plus que de 30 %.

En termes de puissance militaire, l’intérêt pour l’UE de pouvoir compter sur la Turquie pour l’élaboration d’une stratégie de défense est difficilement contestable. Cependant, cette élaboration vise in fine à défendre le modèle de démocratie européenne. Un paradoxe saute aux yeux : il est question de défendre les institutions et usages démocratiques européens en s’associant avec un régime qui n’en a cure. Depuis l’incarcération du maire d’Istanbul, la presse emploie à juste titre le vocable « autocratie » pour qualifier le régime turc, dont le président a achevé de détricoter l’État de droit et les contre-pouvoirs dans son pays.

Washington, arbitre des relations turco-israéliennes en Syrie

De l’autre côté de l’Atlantique, Donald Trump a plusieurs fois signifié publiquement son admiration pour le président turc et pour la poigne avec laquelle il dirige les affaires de son pays. Recep Tayyip Erdogan n’aurait peut-être pas eu l’audace d’incarcérer Ekrem Imamoglu sous une autre présidence que celle de Trump. Cela dit, au-delà des inclinaisons des hommes qui gouvernent, les intérêts stratégiques de Washington et d’Ankara sont fortement imbriqués, autant dans des relations transactionnelles complexes que dans ce qui subsiste de leur alliance pendant la guerre froide, au Proche-Orient comme en Europe.

Leurs actions ont été complémentaires en Ukraine où c’est avec les drones turcs que l’armée ukrainienne a arrêté la première attaque des chars russes. En Syrie, en revanche, les États-Unis maintiennent quelque 2 000 hommes déployés en soutien aux Forces démocratiques syriennes (FDS). Celles-ci, dominées par les Kurdes, sont combattues par la Turquie, qui bombarde régulièrement leurs positions dans le nord de la Syrie. Les troupes dont dispose Ankara dans le nord syrien ont soutenu les forces rebelles syriennes depuis le début de la guerre civile en 2011, et l’administration actuelle de Damas dépend énormément du soutien turc. Alors que Washington commence seulement à tenter de définir une position claire au sujet de la nouvelle administration syrienne, Ankara fait désormais pression sur l’administration Trump pour obtenir la levée des sanctions imposées à la Syrie sous Bachar Al-Assad.

Une rivalité militaire se joue entre Israël et la Turquie sur le territoire et dans les airs syriens. La protection d’Israël constituait jusqu’au 7 avril la priorité absolue à partir de laquelle Donald Trump allait choisir – pensait-on – une ligne stratégique dans cette région. Mais le 7 avril, le président américain a une fois de plus renversé la table en annonçant depuis la Maison Blanche et en présence de Benyamin Nétanyahou que les États-Unis entamaient des pourparlers directs avec l’Iran ! Or pour établir et maintenir un dialogue avec Téhéran, les États-Unis n’auront pas trop du concours de la Turquie.

Le flou de la politique américaine concernant la Syrie a vraisemblablement favorisé les forces turques qui ont commencé à construire une base militaire à l’intérieur de la base aérienne de Menagh, dans le nord d’Alep. Israël est déterminé à empêcher la Turquie d’accroître sa présence militaire, aérienne et terrestre en Syrie. Dans la nuit du 2 au 3 avril, son aviation a détruit plusieurs bases aériennes près de Homs et de Hama. L’État hébreu compte sur le couloir syrien pour que, le jour venu, ses avions puissent frapper l’Iran, et il craint que des connivences entre la Turquie et l’Iran n’autorisent les survols de la Syrie par des appareils iraniens apportant des équipements destinés au Hezbollah.

Dans ce face-à-face entre Turquie et Israël, sur les airs et le territoire syrien, Trump a assuré Nétanyahou de son soutien tandis qu’Erdogan a appelé, dans son prêche de fin de Ramadan, à la destruction totale de « l’État sioniste d’Israël ». Pour préserver l’État hébreu, les États-Unis devront contenir, sans la froisser, la Turquie où ils possèdent plusieurs bases militaires, dont une à Incirlik qui héberge 50 missiles nucléaires B-61.

Washington a néanmoins d’autres cartes dans son jeu. Ankara souhaite instamment réintégrer le programme de construction des avions furtifs F-35 et aussi, acquérir des avions F16. C’est pour cela que le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan a récemment rencontré son homologue Marco Rubio à Washington. Il en est revenu bredouille. La visite, sur le point d’être programmée, d’Erdogan à la Maison Blanche a été renvoyée à une date indéterminée. Le temps sans doute de voir jusqu’où iront les retombées de l’emprisonnement d’Ekrem Imamoglu.

Hakan Fidan a poursuivi sa tournée à Paris le 2 avril. Il y a rencontré des hauts responsables militaires et du renseignement. La visite a été très peu ébruitée dans l’Hexagone. Cela n’a pas empêché Fidan de déclarer que l’Europe devait reconsidérer sa politique de défense et que cela ne pouvait se faire sans la participation de la Turquie. Faut-il se résigner à penser que les exactions du président turc ont encore de beaux jours devant eux ?

The Conversation

Nora Seni ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.04.2025 à 17:36

« Fort Knox numérique » : le pari risqué du bitcoin en réserve stratégique des États-Unis

Suwan Long, Assistant Professor, IÉSEG School of Management

Le plan de Donald Trump d’ajouter le bitcoin au bilan de la Réserve fédérale états-unienne est sans précédent. Vision audacieuse ou pari risqué ?
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En centralisant et en conservant le stock de bitcoins détenu par le gouvernement, les États-Unis pourraient bénéficier d’une appréciation de valeur à long terme. Une idée rejetée par la Fed. JL Stock/Shutterstock

Le plan de Donald Trump d’ajouter le bitcoin au bilan de la Réserve fédérale est sans précédent. Audace visionnaire ou pari risqué ? Côté audace : Trump. Côté prudence : la Réserve fédérale des États-Unis.


En mars 2025, Trump signe un décret exécutif (« executive order ») établissant une réserve stratégique de bitcoins. Il vise à reconnaître officiellement le bitcoin comme un actif de réserve. Il prévoit aussi d’inclure dans cette réserve d’autres cryptoactifs : l’éther, le XRP, le solana et le cardano. Ce qui avait alors fait grimper leur valeur sur les marchés. Concrètement, la banque centrale des États-Unis – la Réserve fédérale (communément nommée la Fed) – pourra utiliser la cryptomonnaie pour prêter à des banques ou pour intervenir sur le marché des changes.

Cette réserve sera initialement financée par les bitcoins que le gouvernement américain possède déjà, principalement issus de saisies judiciaires dans des affaires de cybercriminalité ou de blanchiment d’argent. Par exemple, en novembre 2021, le ministère de la justice a annoncé la saisie de plus de 50 676 bitcoins liés à des activités illégales sur le marché du Darknet, Silk Road. Plutôt que de les revendre, ces actifs sont conservés dans une logique de placement à long terme. Le décret de Trump demande également aux agences concernées d’explorer des moyens « budgétairement neutres » pour acquérir du bitcoin, c’est-à-dire sans coûts nouveaux pour les contribuables.

En positionnant le bitcoin comme de « l’or numérique », l’administration Trump présente cette mesure comme une innovation audacieuse. Ce pari suscite un scepticisme important de la part des banquiers centraux et des régulateurs. Ces derniers alertent sur les obstacles juridiques et les risques pour la stabilité financière. Dans cet article, nous examinons le pari de Trump sur le bitcoin, ainsi que la réponse des institutions américaines, des régulateurs et des autorités financières mondiales, pour en évaluer la faisabilité et les implications.

Réserve stratégique de bitcoin

La note de la Maison Blanche souligne que le gouvernement crée une Réserve stratégique avec les bitcoins qu’il possède déjà, principalement issue de saisies judiciaires. Si, jusqu’à présent, ces bitcoins étaient vendus aux enchères sans véritable stratégie, ces avoirs seront dorénavant consolidés comme une réserve de valeur à long terme, à l’image d’un « Fort Knox numérique ». Le décret autorise même les secrétaires du Trésor et du commerce à élaborer des moyens d’acquérir du bitcoin supplémentaire, sans frais pour les contribuables, laissant la porte ouverte à des achats futurs en fonction des conditions du marché.


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Cette initiative concrétise la promesse de campagne de Trump de faire de l’Amérique « la capitale mondiale de la cryptomonnaie ». Trump présente cette réserve comme la partie d’une stratégie plus large pour exploiter les actifs numériques en faveur de la prospérité nationale. Les partisans de cette initiative affirment qu’en centralisant et en conservant (holding) le stock de bitcoins détenu par le gouvernement, les États-Unis pourraient bénéficier d’une appréciation de valeur à long terme. L’idée : contribuer à la réduction de la dette nationale et des déficits.

Le Bitcoin Act vise à codifier la vision de Trump en loi. Ses défenseurs affirment qu’une réserve de bitcoins permettra de « renforcer le bilan financier de l’Amérique et d’alléger notre dette nationale ».

« Nous n’avons pas le droit de détenir du bitcoin »

Malgré cette ambition, le pari audacieux de Trump doit faire face à une réalité préoccupante : la Réserve fédérale des États-Unis (ou Fed) est légalement interdite de détenir du bitcoin. Elle est limitée dans la détention d’actifs, de titres du Trésor américain et de titres adossés à des créances hypothécaires, conformément au Federal Reserve Act. L’indépendance de la Fed et les statuts existants limitent la portée de ce plan sans changements législatifs. Ce conflit entre une vision exécutive et des limites institutionnelles constitue le cœur du débat.

Jerome Powell parle de l’inflation sur la chaîne YouTube de CNBC Television
Jerome Powell, président du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale des États-Unis, est opposé au bitcoin comme réserve de change de son pays. Domenico Fornas/Shutterstock

La Fed gère la politique monétaire d’Oncle Sam. Elle détient des actifs de réserve comme les bons du Trésor et les certificats en or. Elle a accueilli l’idée d’intégrer le bitcoin à son bilan avec une grande retenue. Le président de la Fed, Jerome Powell, a déclaré sans équivoque :

« Nous n’avons pas le droit de détenir du bitcoin [… et] nous ne cherchons pas à modifier la loi. »

Cette résistance institutionnelle met en évidence un obstacle majeur. Le décret présidentiel s’applique à l’exécutif, ce qui permet à des agences comme le département du Trésor de créer une réserve en bitcoins. Le Trésor, en tant que branche exécutive, gère les revenus du gouvernement. Il administre également des fonds tels que le Treasury Forfeiture Fund, qui s’occupe des actifs saisis par des agences comme l’Internal Revenue Service (IRS) et le département de la sécurité intérieure (DHS).

Alors que le Trésor peut gérer des réserves fiscales, la Fed gère les réserves monétaires servant à la politique économique. Leurs rôles et contraintes sont profondément différents.

Volatilité et stabilité

La volatilité notoire du bitcoin est au cœur de la prudence exprimée par les autorités monétaires. Un actif de réserve monétaire est généralement censé être un stock de valeur stable et très liquide en cas de crise – des qualités que possèdent les actifs tels que le dollar américain, les bons du Trésor ou l’or.

Les cryptomonnaies, en revanche, ont affiché des fluctuations de prix extrêmes. Les responsables de la Réserve fédérale ont souligné que la cryptomonnaie est « rarement utilisée comme de l’argent réel » et est plutôt largement spéculative. Le Fonds monétaire international (FMI) a mis en garde contre le fait que l’adoption rapide des cryptomonnaies peut nuire à la stabilité monétaire. Début 2023, le conseil d’administration du FMI a exhorté les pays à « protéger leur souveraineté monétaire et à ne pas accorder aux cryptoactifs le statut de monnaie officielle ou de monnaie légale ».

Les États-Unis seuls au monde

L’initiative audacieuse du président Trump d’établir une réserve stratégique de bitcoins a sans conteste accéléré le débat sur l’intégration des actifs numériques dans les réserves gouvernementales. Ce projet novateur soulève des questions cruciales sur la légalité, sur la sécurité et sur l’avenir de la monnaie.

Aucun autre pays du G7 n’inclut actuellement les cryptomonnaies parmi ses actifs de réserve. Des institutions, telles que la Réserve fédérale et le Fonds monétaire international, demeurent profondément sceptiques quant à leur intégration. Les cryptomonnaies comme le bitcoin ne sont pas incluses dans ces actifs autorisés, ce qui signifie que leur intégration nécessiterait des amendements législatifs. En conséquence, la gestion de cette réserve de cryptoactifs incomberait probablement au département du Trésor des États-Unis, par l’intermédiaire du Fonds de confiscation du Trésor.

Le pari de Trump sur le bitcoin confronte une idée novatrice face aux principes fondamentaux de gestion conservatrice des réserves. Ce pari est à haut risque : une réussite pourrait placer les États-Unis à l’avant-garde de la révolution financière technologique, tandis qu’un échec pourrait entraîner des pertes financières ou nuire à la réputation économique du pays.

The Conversation

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15.04.2025 à 17:33

Arménie-Azerbaïdjan : les nombreuses limites d’un accord « historique »

Anita Khachaturova, Doctorante, Centre d'Étude de la Vie politique (CEVIPOL), Université Libre de Bruxelles (ULB)

L’annonce d’un accord de paix, après trente ans de guerre, a fait naître de grands espoirs, vite douchés par des exigences supplémentaires de Bakou, qui ne semble guère pressé de voir s’installer une paix durable.
Texte intégral (3934 mots)

En position de force depuis sa victoire décisive au Haut-Karabakh en septembre 2023, l’Azerbaïdjan a ajouté au dernier moment deux conditions à la signature de l’accord de paix avec l’Arménie dont les deux parties avaient annoncé la finalisation le 13 mars dernier. L’entrée en vigueur d’un tel texte freinerait, en effet, les ambitions militaires du régime de Bakou…


Le 13 mars dernier, les chancelleries occidentales, russe et iranienne, ainsi que de nombreux grands médias internationaux saluaient l’annonce de la finalisation d’un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Après plus de trois décennies de conflit et plusieurs guerres meurtrières, on avait envie d’y croire.


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Citant une source occidentale anonyme, au fait du contenu des négociations, qui se tiennent toujours à huis clos, OC media révélait que le document en 17 points avait pu être finalisé grâce aux concessions faites par l’Arménie sur les deux derniers articles qui restaient en suspens : l’abandon mutuel de toutes les poursuites judiciaires auprès des instances internationales, et le retrait de toute force tierce aux frontières interétatiques, référence faite à la mission d’observation de l’UE actuellement déployée en Arménie.

Mais le soufflé est vite retombé : quelques heures plus tard, le pouvoir de Bakou s’est empressé d’ajouter deux préconditions à la signature du traité : l’Arménie doit amender sa Constitution pour en retirer toute référence au Haut-Karabakh ; et le groupe de Minsk de l’OSCE doit être dissous.

Face à Erevan, qui a signifié sa volonté de signer l’accord sans conditions, Bakou renvoie ainsi aux calendes grecques l’échéance d’une normalisation entre les deux pays.

Un contexte très tendu

Tout observateur des relations arméno-azerbaïdjanaises aura pu constater le contexte particulièrement tendu dans lequel était survenue l’annonce de la finalisation du traité de paix. En effet, les récents développements semblaient indiquer la préparation d’une attaque imminente de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie.

Des mois durant, Bakou avait accusé Erevan de violer le cessez-le-feu tout en exerçant une pression militaire continue à la frontière, appuyée par une rhétorique belliqueuse vis-à-vis du gouvernement de Nikol Pachinian, que le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, n’hésite pas à traiter de fasciste. À peine quelques heures avant l’annonce du 13 mars, Aliev tenait un discours plein d’amer ressentiment contre l’Arménie et accusait les Européens et des figures de l’administration Biden, qui venait de quitter le pouvoir à Washington, de parti pris anti-azerbaïdjanais. Il est vrai que l’Azerbaïdjan tente d’amadouer l’administration Trump, dont il se préparait à recevoir l’envoyé spécial, Steve Witkoff, en mission diplomatique dans la région.

Depuis le 13 mars, les tensions n’ont pas tari. L’Azerbaïdjan continue d’affirmer que l’Arménie viole le cessez-le-feu, accusations que l’Arménie réfute systématiquement. Le 31 mars, des tirs azerbaïdjanais ont causé des dégâts dans le village arménien frontalier de Khnatsakh, situé dans la région du Syunik, où les populations vivent dans la crainte permanente d’une invasion militaire azerbaïdjanaise.

Alors que ces informations contradictoires peuvent prêter à confusion, il convient de rappeler que, d’une part, toute signature d’un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sera tributaire de la volonté politique des parties d’agir concrètement pour la paix et, d’autre part, que le document, s’il est un jour signé et ratifié, ne sera qu’un accord-cadre énonçant des principes de la relation bilatérale, sans toucher aux enjeux fondamentaux. S’il permet de donner une impulsion positive au processus de normalisation, il ne sera pas en lui-même une garantie de stabilité et de paix.

Contexte historique

L’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux anciennes républiques soviétiques, ont acquis leur indépendance vis-à-vis de l’URSS au moment de l’effondrement de celle-ci alors qu’elles étaient en guerre : entre 1988 et 1994, les deux pays ont combattu pour la région disputée du Haut-Karabakh, une enclave autonome majoritairement arménienne, placée au sein de la RSS d’Azerbaïdjan par le pouvoir soviétique dans les années 1920.

Le conflit, qui mena à l’expulsion de tous les Arméniens d’Azerbaïdjan et de tous les Azéris d’Arménie et du Haut-Karabakh, se solda en 1994 par une victoire militaire des forces arméniennes. Celles-ci avaient non seulement réussi à assurer le contrôle du Haut-Karabakh, qui proclama son indépendance, mais également occupé sept districts adjacents qui ne faisaient pas l’objet du contentieux initial.

À partir du cessez-le-feu de 1994, les négociations visant à résoudre le conflit se sont déroulées dans le cadre multilatéral de l’OSCE, par le biais d’un groupe de médiation, le groupe de Minsk, co-présidé par la Russie, les États-Unis et la France, devant accompagner l’Arménie et l’Azerbaïdjan vers un réglement pacifique. À plusieurs reprises, les parties s’étaient rapprochées d’un accord, notamment en 2001, lors des pourparlers de Key West, en 2007, lors de l’adoption des Principes de Madrid et à l’occasion du sommet de Kazan en 2011. Tous avaient été considérés en leur temps comme « historiques ». Ces tentatives diplomatiques ont toutes échoué.

Le 27 septembre 2020, l’Azerbaïdjan, ayant acquis une prédominance militaire sur l’Arménie et profitant d’une conjoncture internationale propice, marquée par la pandémie du Covid-19 et la campagne présidentielle aux États-Unis, attaquait le Haut-Karabakh. Dans une guerre fulgurante de 44 jours, Bakou obtint une victoire décisive.

En vertu de l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020, négocié sous les auspices de la Russie, l’Arménie perdait les trois quarts des territoires contrôlés jusqu’alors par ses forces dans la région et était contrainte de retirer ses soldats de l’enclave, au profit d’une force de maintien de la paix russe, laissant la région encerclée par l’armée azerbaïdjanaise. Le nouveau statu quo reconfigurait complètement l’architecture de sécurité sur le terrain.

Fragilisé militairement et politiquement, le gouvernement arménien se voyait incapable de défendre le statut des Arméniens du Haut-Karabakh dans les négociations avec l’Azerbaïdjan. La Russie, son alliée stratégique, ayant fait défaut dans la dissuasion des menaces et attaques azerbaïdjanaises, l’Arménie n’avait d’autre option que d’accepter des concessions douloureuses.


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Fort de sa victoire militaire, Bakou resserrait l’étau sur ce qui restait du Haut-Karabakh arménien, rendant la vie de la population locale intenable. À partir de décembre 2022, l’Azerbaïdjan assiégea le Haut-Karabakh. Le 19 septembre 2023, au bout d’un blocus de neuf mois, Bakou lançait une offensive éclair sur l’enclave, poussant à l’exode toute la population restante, soit plus de 100 000 Arméniens (sur les 150 000 qui y habitaient avant la guerre de 2020).

Portant un coup dévastateur aux Arméniens, ces développements ouvraient néanmoins, paradoxalement, une voie pour la normalisation des relations bilatérales. En effet, Bakou ayant obtenu tout ce qu’il désirait et bien plus encore, il ne restait plus d’obstacle objectif pour signer un accord de paix avec l’Arménie. Cette dernière avait été contrainte d’abandonner toute revendication sur le Haut-Karabakh, ce qui engagea le gouvernement arménien dans un virage géopolitique et idéologique considérable, le gouvernement de Nikol Pachinian tentant de se dégager de l’influence russe et de rétablir des relations diplomatiques avec la Turquie, un soutien inconditionnel de l’Azerbaïdjan qui avait fermé sa frontière avec l’Arménie en 1993 et avait été déterminant dans la victoire de Bakou en 2020.


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Force est de constater que plus d’un an et demi après la disparition du Haut-Karabakh arménien, les parties n’ont pas résorbé le conflit qui les oppose. Celui-ci s’est en effet déplacé sur le terrain arménien. Vulnérable aux menaces et attaques de l’Azerbaïdjan, dont les incursions en mai 2021 et en septembre 2022 ont résulté en l’occupation de plus de 200 km2 de territoire souverain de l’Arménie, Erevan est, des deux parties, celle qui a le plus intérêt à un traité de paix dans lequel elle voit un possible pare-feu à de nouvelles violations de son intégrité territoriale.

Face aux demandes de Bakou d’ouvrir ce qu’il appelle le « corridor de Zanguezour », un corridor extraterritorial devant relier l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan, séparée par l’Arménie, Erevan a tracé une ligne rouge : toute circulation sur son territoire devra être soumise au contrôle par ses propres forces de sécurité (excluant par la même occasion toute implication des forces de sécurité russes ou d’un quelconque régime d’exemption extraterritorial).

Si l’Azerbaïdjan prenait le contrôle du corridor de Zanguezour, l’Arménie n’aurait plus de frontière avec l’Iran. L’Azerbaïdjan, lui, aurait un lien terrestre direct à son exclave du Nakitchevan et donc à la Turquie. Héloïse Krob/France Info, 2022

Bakou, de son côté, tire un avantage de la situation actuelle et de sa prédominance face à l’Arménie. En exigeant de l’Arménie qu’elle amende sa Constitution, l’Azerbaïdjan rend la signature de l’accord incertaine. De ce fait, il peut maintenir l’ambiguïté sur son respect des frontières de l’Arménie, justifiant sa présence militaire sur le territoire arménien par l’absence d’un tracé de frontières qui ferait autorité.

Deux préconditions pour un texte d’accord réduit à peau de chagrin

Si la dissolution du groupe de Minsk peut être décidée sans grande difficulté, l’amendement de la Constitution arménienne n’est pas une mince affaire.

Toute démarche en ce sens devra se faire après les élections parlementaires de 2026, quand Nikol Pachinian cherchera à se faire réélire. Alors qu’il l’a mis à l’agenda après sa possible réélection, il sera extrêmement périlleux pour Pachinian de faire campagne sur un projet si ouvertement associé à une demande explicite de Bakou. Par ailleurs, un tel amendement demanderait la tenue d’un référendum national dont les exigences légales sont extrêmement strictes (25 % de tous les électeurs inscrits devraient voter oui) et dont rien ne garantit l’issue.

Le préambule de la Constitution arménienne mentionne la Déclaration d’indépendance de l’Arménie, adoptée en 1990, qui à son tour renvoie à l’acte d’unification décidé en 1989 par les autorités soviétiques arméniennes et celles du Haut-Karabakh. Celui-ci a en réalité été caduc dès les années 1990 puisque l’Union soviétique s’est effondrée et que le Haut-Karabakh a proclamé son indépendance, et non son intégration à l’Arménie. Une indépendance qu’Erevan n’a d’ailleurs jamais reconnue, afin de ne pas compromettre les négociations établies avec Bakou. Il n’en demeure pas moins que Bakou considère qu’en l’état le document constitue un défi à son intégrité territoriale.

Le gouvernement arménien a tenté de résoudre ce problème en faisant appel à la Cour constitutionnelle de la République d’Arménie qui, dans une décision datant du 26 septembre 2024, jugeait que le préambule ne pouvait constituer un obstacle légal à la validité de la décision de l’Arménie de signer avec Bakou l’accord de paix où le Haut-Karabakh serait reconnu comme faisant partie intégrante de l’Azerbaïdjan. Mais cela non plus n’a pas satisfait Bakou.

Au-delà de ces préconditions, le contenu de l’accord, qui n’est à ce jour pas rendu public, est de toute évidence très limité. Les questions de l’ouverture des communications, du processus de délimitation et de démarcation des frontières, ainsi que le gros point clivant du « corridor du Zanguezour », que Bakou continue de demander hors le cadre du traité, ne sont pas abordés. Ils sont pourtant décisifs dans la poursuite des négociations. Il n’y est pas non plus fait mention du Haut-Karabakh ou du sort de sa population déplacée, ni d’un quelconque processus de réconciliation des deux sociétés.

Bref, le document se contente d’énoncer des principes cadres de la relation bilatérale - tels que la reconnaissance mutuelle des frontières, l’abandon de toutes revendications territoriales et l’établissement des relations diplomatiques - et contourne les principaux différends qui continuent d’opposer les parties. Même ainsi, et malgré les dernières concessions arméniennes, il demeure en suspens.

L’Azerbaïdjan veut-il réellement la paix ?

C’est peut-être la question fondamentale à se poser. Un État autocratique qui s’est construit sur, et avec la guerre, peut-il prendre le risque de la paix ?

Quel serait le projet politique alternatif au nationalisme ethnique et guerrier dont le gouvernement d’Ilham Aliev s’est fait le chantre et qui irrigue la société azerbaïdjanaise ? C’est ce dilemme que pointait dans un article le chercheur azerbaïdjanais et activiste pour la paix Bahruz Samadov quelques semaines avant de se faire arrêter et emprisonner par Bakou pour « haute trahison ». Il y soulignait que « pour la société azerbaïdjanaise, le conflit du Haut-Karabakh a été pendant des décennies la cause nationale, servant d’outil majeur de dépolitisation ».

La victoire définitive de 2023 et la « restauration de l’intégrité territoriale » du pays ont créé pour le pouvoir un vide idéologique que celui-ci a cherché à combler par un discours anti-occidental et anti-libéral. Mais ce discours ne fonctionne que s’il repose sur un sentiment anti-arménien. La dénonciation du soutien supposé (et fantasmé) des Occidentaux à l’Arménie est corrélée à la construction de l’Arménien comme figure absolue de l’altérité et la cause de tous les maux touchant les Azéris.

Erevan a beau multiplier les gages de bonne volonté — reconnaissance du Haut-Karabakh comme faisant partie intégrante de l’Azerbaïdjan, rétrocession unilatérale de quatre villages frontaliers à Bakou, concessions majeures sur le texte de l’accord de normalisation… —, Ilham Aliev avance toujours plus de griefs contre Erevan. Le discours public du leader azerbaïdjanais, repris par les médias du pays, totalement contrôlés par l’État, est saturé de références irrédentistes à l’« Azerbaïdjan occidental » – autrement dit l’Arménie actuelle – aux prétendus « génocides » perpétrés par les Arméniens contre les Azéris, puisant dans un renversement en miroir dans l’historiographie du génocide des Arméniens de 1915, dont l’Azerbaïdjan est le premier des négationnistes, et allant jusqu’à refuser à l’Arménie le droit de s’armer. Ces discours sont accompagnés, depuis la reprise violente du Haut-Karabakh en 2023, par une répression effrénée de toute voix indépendante à l’intérieur de l’Azerbaïdjan, qu’elle provienne de journalistes, de militants pour la paix ou d’activistes de la société civile.


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Malgré tout cela, l’Azerbaïdjan continue d’occuper un espace géopolitique important aussi bien pour la Russie que pour l’UE qui, ayant augmenté ses importations de gaz azerbaïdjanais, lui offre un traitement de faveur comparé à d’autres autocraties d’Europe orientale, comme le Bélarus. Les attaques contre les Arméniens en 2020, 2022, 2023 et les menaces répétées n’entraînent aucune conséquence matérielle pour Bakou, aucun début de sanction. Bien au contraire, le pays, riche en hydrocarbures, a accueilli la COP29 en novembre dernier. Les leaders et investisseurs européens continuent de visiter l’Azerbaïdjan et de signer des contrats avec ce régime corrompu et répressif qui emprisonne tous ceux qui dénoncent ces violations.

Si les Européens se montrent enthousiastes face à l’accord de paix du 13 mars et tentent par la même occasion de dissuader une agression contre l’Arménie, ils sont toutefois réticents à user d’un quelconque levier de pression. Prendront-ils des mesures de rétorsion concrètes si Bakou venait à envahir l’Arménie ?

Bakou devra peser le pour et le contre d’une attaque contre l’Arménie. Pourquoi attaquerait-il ? Parce qu’il le peut. Il a tous les moyens d’écraser les défenses arméniennes dans le sud du pays et de couper ainsi l’Arménie en deux. Depuis 2020, le régime Aliev prépare le terrain pour ce type d’opération, aussi bien militairement — l’occupation de positions stratégiques dans les régions arméniennes du Syunik et du Vayots Dzor est maintenue et consolidée — que domestiquement, en professant un « retour » sur les « terres historiques azerbaïdjanaises ». Il aura toutefois besoin de la justifier. C’est pourquoi un traité de paix pourrait encombrer une motivation légale de l’attaque. D’où les atermoiements de Bakou tandis que l’Arménie, au contraire, tente de déjouer cette stratégie en se montrant le plus complaisante possible, dans les discours et les actes.

C’est probablement à ce jeu-là que l’on a assisté mi-mars. La détermination de l’Iran, qui s’oppose catégoriquement à toute modification de sa frontière avec l’Arménie, qui plus est au profit d’une jonction territoriale turco-azerbaïdjanaise, est l’un des seuls éléments de dissuasion que l’Azerbaïdjan prend actuellement au sérieux. Mais au vu des transformations géopolitiques qui sont en cours avec la nouvelle administration de Washington, très hostile à l’Iran et cherchant à l’affaiblir, une fenêtre de possibilité s’est peut-être ouverte pour Bakou. Dans un monde devenu de plus en plus imprévisible et où la force fait loi, les régimes comme celui d’Ilham Aliev trouvent un terrain propice à leurs désirs les plus ambitieux.

The Conversation

Anita Khachaturova a reçu des financements de FNRS/FRASH (entre 2021 et 2023) et de l'ULB en 2024, ainsi que le prix Van Buuren

14.04.2025 à 17:39

Tarifs douaniers de Trump : une aubaine économique pour l’Inde

Catherine Bros, Professeur des universités en économie, Université de Tours - LEO, Université de Tours

La guerre douanière peut constituer une aubaine économique pour l’Inde. Spécialisation dans les services, stratégie protectionniste, alternative à la Chine, le pays de Modi devient encore plus incontournable.
Texte intégral (1508 mots)
Le comportement erratique de l’administration états-unienne rend tout partenariat avec l’Inde encore plus désirable pour les Européens, les Africains ou même les Asiatiques. Madhuram Paliwal/Shutterstock

Les droits de douane états-uniens sur les biens indiens passent de 17 % en 2023 à 26 % en 2025. Pourtant, le pays le plus peuplé du monde peut voir dans cette politique agressive des États-Unis une aubaine économique, ce pour trois raisons : sa faible intégration au marché mondial, sa politique d’autonomie stratégique « Atmanirbhar Bharat » et son positionnement d’alternative à la Chine.


Les États-Unis sont le premier client de l’Inde. Ils concentrent 19 % des exportations indiennes. L’Inde s’est considérée comme relativement épargnée par la nouvelle politique douanière américaine dévoilée le 2 avril dernier. Les droits de douane des États-Unis sur les biens indiens passeront de 17 % en 2023, à 26 % en 2025, si le président Trump n’en décale pas une nouvelle fois la prise d’effet…

Ce chiffre de 26 % est bien inférieur aux droits imposés aux autres nations du Sud-Est asiatique, qui, dans une certaine mesure, sont concurrentes de l’industrie indienne. Le Bangladesh, par exemple, se voit imposer des droits de douane à 37 %, le Vietnam 46 % et la Thaïlande 36 %. Certains secteurs clés de l’industrie indienne, comme l’industrie pharmaceutique, sont même exempts de droits supplémentaires. Cette exemption souligne l’importance stratégique des exportations de médicaments génériques de l’Inde vers les États-Unis. Une stratégie douanière à géométrie variable.

L’Inde, qui n’a pas prévu de riposter, a au contraire bon espoir de conclure un accord relativement avantageux grâce aux négociations bilatérales engagées dès février 2025, suite à la visite du premier ministre indien Narendra Modi aux États-Unis.

Réindustrialisation indienne ?

Certains voient dans cette nouvelle politique douanière une occasion pour l’Inde de se réindustrialiser, ce dont elle a grandement besoin pour le développement de son emploi. L’Inde a, au fil des ans, perdu son avantage comparatif dans certains secteurs au profit d’autres pays d’Asie du Sud et du Sud-Est comme le Bangladesh, la Thaïlande ou le Vietnam. Ces derniers font face à des droits de douane plus élevés que l’Inde, et en plus forte augmentation. De quoi susciter un regain de compétitivité pour ces industries indiennes ? Elles nécessiteraient cependant des investissements de long terme.


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La stratégie industrielle indienne a préféré se concentrer sur des secteurs plus avancés technologiquement, en instaurant, au travers du Production Linkes Incentive (PLI) Scheme, des subventions à la création de capacité de production. L’objectif : diminuer sa dépendance aux importations et stimuler ses exportations dans des secteurs prioritaires. Le secteur des semi-conducteurs, par exemple, en a largement bénéficié avec l’espoir, entre autres, de faire de l’Inde un hub manufacturier pour ces produits. Elle espère attirer 27 milliards d’euros d’investissements directs étrangers (IDE). La tâche sera certainement rendue plus ardue par la politique protectionniste états-unienne.

La réindustrialisation indienne doit passer par des réformes réglementaires et des investissements dans les infrastructures. En dépit des substantiels progrès réalisés dans ces domaines, il reste à faire. Dans tous les cas, pour que la politique protectionniste des États-Unis puisse encourager le développement de l’industrie indienne, il lui faudrait être stable ; ce qui ne semble pas être l’orientation première de l’actuelle administration Trump.

Faible intégration au commerce mondial

La participation de l’Inde au commerce mondial des biens est modeste compte tenu de la taille de son économie : la part de marché de l’Inde dans les échanges mondiaux était, en 2023, de 2 %. En dépit d’une balance commerciale de plus en plus excédentaire vis-à-vis des États-Unis, l’Inde a été relativement épargnée par la hausse des droits de douane, en raison, entre autres, de la faible part des importations indiennes (3 %) dans les importations totales américaines.


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Son économie, très peu intégrée dans les chaînes de valeur mondiales, sera de facto, moins durement secouée par la nouvelle politique douanière des États-Unis. Si son économie échange peu de biens avec le reste du monde, l’Inde dispose d’un avantage comparatif dans le secteur des services, qui constitue près de la moitié de ses exportations de biens et services. Or, les services sont peu concernés par les droits de douane et restent en dehors du périmètre de la nouvelle politique états-unienne.

Le protectionnisme indien : « Atmanirbhar Bharat »

Le tournant protectionniste des États-Unis peut venir renforcer la conviction du gouvernement indien du bien-fondé d’une faible intégration de son économie dans les échanges mondiaux de biens. L’économie indienne est peu ouverte et sa politique commerciale tend depuis longtemps vers le protectionnisme. Le dernier plan de politique industrielle « Atmanirbhar Bharat » (« Inde autosuffisante ») vise à la fois à la promotion des exportations, mais également à l’autonomie stratégique de l’économie indienne dans bon nombre de secteurs : pharmaceutique, solaire, électronique.

La politique industrielle indienne depuis le programme « Make in India » n’a pas cherché à créer de la croissance par les exportations, mais à attirer les capitaux étrangers pour la création sur le territoire indien de capacités de production à destination, principalement, du marché indien. Les investissements directs étrangers (IDE) ont largement progressé, tout en partant d'un niveau relativement faible : ils étaient à 45,15 milliards de dollars en 2013. En 2022, ils s'élevaient à 83,6 milliards de dollars.

L’Inde plus que jamais courtisée

L’Inde renforce sa position stratégique sur la scène internationale. Son économie attirait déjà les convoitises des investisseurs, grâce à son marché potentiel de 1,4 milliard de consommateurs et son positionnement d’alternative en Asie à la Chine. Le comportement erratique de l’administration Trump rend tout partenariat avec l’Inde encore plus désirable, en particulier pour les Européens.

Nul doute que les pourparlers commerciaux pour un accord entre l’Union européenne et l’Inde, entamés en 2022 et remis sur le devant de la scène par la visite de la présidente de la Commission européenne à New Delhi en février 2025, prendront une autre dimension aux yeux des Européens. L’actuel gouvernement nationaliste indien a considérablement œuvré pour que l’Inde devienne un acteur pivot dans la communauté internationale. Ce rôle de premier plan sur la scène internationale constitue un atout électoral significatif qui devrait renforcer l’influence de Narendra Modi au sein du pays.

The Conversation

Catherine Bros ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.04.2025 à 17:36

« Make Religion Great Again » : la place de la religion dans l’État trumpien

Laurie Boussaguet, Professeure des Universités en science politique, European University Institute, chercheure associée, Sciences Po

Florence Faucher, Professeure de sciences politiques (Centre d’études européennes), Sciences Po

Donald Trump a créé au sein de la Maison Blanche un « bureau de la foi ». Aussi surprenant que soit ce décret, il est passé inaperçu.
Texte intégral (2223 mots)
Photo postée par la Maison Blanche, le 8 février 2025, annonçant la création du Bureau de la foi, avec à sa tête la télévangéliste Paula White-Cain (en blanc, à droite). Compte X de la Maison Blanche

Le 7 février dernier, Donald Trump a créé au sein de la Maison Blanche un « bureau de la foi », chargé de renforcer la place de la religion aux États-Unis. Que signifie la création de cette nouvelle instance, et que dit-elle de l’administration Trump 2 ?


Depuis sa prise de fonctions, Donald Trump multiplie les annonces et signe des décrets à tour de bras. Lorsque le président des États-Unis prend des décisions, la mise en scène est toujours très soignée, comme le 20 mars dernier quand la Maison Blanche a été transformée en salle de classe pour la signature du décret visant à éliminer le ministère de l’éducation ou, début février, quand le chef de l’État s’est entouré de jeunes femmes et de fillettes au moment de promulguer le décret de « protection du sport féminin » contre les sportives transgenres. Autant de séances photos que les médias ne manquent jamais de relayer, soulignant la dimension « symbolique » des décisions du président.


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Toutefois, et contrairement au sens commun qui assimile souvent le symbolique à une communication dépourvue d’effets concrets, ces politiques visent à transformer en profondeur l’État et la société. C’est tout particulièrement le cas en ce qui concerne la politique religieuse de la nouvelle administration, avec la création à la Maison Blanche d’un « bureau de la foi » (White House Faith Office (WHFO)), chargé de faire des recommandations au président et de consulter sur diverses questions des leaders religieux, qui a autorité sur l’octroi de subventions publiques aux institutions religieuses développant des activités sociales d’aide aux plus démunis.

Or, ces mesures sont passées quasi inaperçues dans les grands médias. À qui cette politique religieuse s’adresse-t-elle exactement ? Et pourquoi n’en a-t-on que très peu entendu parler ?

Deux discours fondateurs

Les 6 et 7 février 2025, deux semaines à peine après son retour à la Maison Blanche, Trump enchaîne les discours sur des thèmes religieux, accordant une grande place au christianisme conservateur, à ses chantres et à sa vision du monde. Le nouveau président mobilise à cette occasion de nombreux symboles (gestes, images, récits, citations des textes sacrés) facilement reconnaissables par une société états-unienne qui fréquente assidûment les églises.

La séquence s’ouvre, le 6 février 2025, par un premier discours de Trump lors du National Prayer Breakfast, qui se tient tous les ans au Capitole. Proclamant que « l’Amérique est et sera toujours une nation sous le regard de Dieu », il multiplie les références à des figures historiques des États-Unis n’ayant pas eu peur d’affirmer leur foi, notamment George Washington, « qui appelait souvent les Américains à se rassembler pour prier », et le « grand Roger Williams, qui a créé l’État de Rhode Island et nommé sa capitale Providence, et qui a construit la première église baptiste en Amérique ».

Répétant à plusieurs reprises la formule « Bring religion back » (« Faire revenir la religion »), Trump se présente en restaurateur de la tradition religieuse historique spécifique aux États-Unis.

Enfin, en écho à son discours d’investiture du 20 janvier 2025, quand il déclarait avoir été « sauvé par Dieu », lors de la tentative d’assassinat dont il avait été la cible le 13 juillet dernier, il annonce que cet épisode a été pour lui une épiphanie :

« Ça a changé quelque chose en moi… quelque chose s’est produit. »

Un tel récit fait écho aux récits de « renaissance », caractéristiques de l’imaginaire religieux des chrétiens évangéliques, et rapproche Trump des communautés conservatrices qui sont attentives à toute déclaration d’un renouvellement de la foi ; il se présente ainsi comme l’un d’eux, et non plus seulement comme un de leurs alliés politiques.

Le même jour, Trump prononce un second discours, lors d’un National Prayer Breakfast alternatif, organisé à l’hôtel Hilton de Washington. Il s’agit en fait du lieu originel où se tenait le NPB, mais il a été décidé en 2023 de déplacer l’événement au Capitole pour contester la trop grande emprise des chrétiens conservateurs sur la Maison Blanche et le Congrès.

L’organisation conservatrice à l’origine de cette tradition continue toutefois de maintenir l’événement au Hilton. Face à ce public très conservateur, Trump adopte un ton plus partisan : il se félicite d’avoir « éliminé le wokisme » au cours des deux semaines écoulées et annonce la prochaine création d’un « bureau de la foi » à la Maison Blanche.

Le décret instituant le Bureau de la foi : texte et image

Quelques heures plus tard, il signe un décret qui crée un groupe de travail visant à mettre fin aux mesures « antichrétiennes » de l’administration Biden, telles que les poursuites pénales par le ministère de la justice visant des personnes ayant bloqué l’accès aux cliniques pratiquant des avortements.

Ce décret, qui évoque implicitement la persécution des chrétiens sous l’Empire romain, introduit une équivalence entre leur sort et l’expérience vécue par les communautés évangéliques aux États-Unis. Ce narratif puissant construit une image déformée de la réalité, selon laquelle les chrétiens seraient une minorité opprimée, alors que près des deux tiers des habitants des États-Unis se réclament du christianisme et que des décennies de politiques publiques ont visé à limiter les discriminations à l’égard d’autres groupes sociaux.

Le lendemain, 7 février 2025, est signé le décret présidentiel qui instaure le Bureau de la foi de la Maison Blanche (acronyme en anglais, WHFO). Les gestes symboliques accompagnant cette décision sont nombreux, à commencer par le choix de la dénomination de cette nouvelle structure. Alors que ses versions précédentes s’appelaient « Bureau des initiatives confessionnelles et communautaires » (sous G. W. Bush, au moment de sa création) ou « Bureau des partenariats confessionnels et de quartier » (sous Obama), le bureau est désormais exclusivement celui de la foi. Or, la foi est caractéristique du christianisme alors que d’autres religions parlent simplement de croyances et insistent sur la pratique religieuse ou l’appartenance à une communauté.

Par ailleurs, si l’octroi de subventions publiques à des institutions privées, notamment religieuses, n’est pas nouveau, l’élimination de la référence aux communautés ou aux quartiers l’est, ce qui focalise l’attention sur la seule dimension religieuse. Ce nouveau bureau est également investi d’une mission de conseil auprès de la Maison Blanche, donnant aux chrétiens conservateurs une voie d’accès privilégiée au président et à son équipe.

La désignation des membres du nouveau WHFO est en outre significative : c’est la télévangéliste Paula White-Cain qui le dirige. Conseillère spirituelle de Trump de longue date et fervente opposante des politiques antidiscriminatoires, elle a œuvré dès son premier mandat au rapprochement de la Maison Blanche avec de nombreux groupes confessionnels évangéliques.

Enfin, la photo officielle accompagnant l’annonce de la signature de ce nouveau décret sur les réseaux sociaux de la Maison Blanche (voir en tête du présent article) peut être lue comme une image religieuse de facture très classique.

On y voit Trump au centre, assis à son bureau et entouré de plusieurs personnes en train de prier. Les figurants sont des pasteurs et prédicateurs évangéliques, dont des conseillers de son premier mandat. Certains ont apposé leurs mains sur le président ou les étendent dans sa direction, d’autres les ouvrent vers le ciel, d’autres encore les tiennent dans un geste de recueillement, et tous ont le regard et la tête baissés. La mise en scène est efficace et le message explicite : Trump est le héros qui va permettre le retour de la foi chrétienne au cœur de l’État.

On ne peut pas douter des intentions de Trump, martelées tout au long de la campagne présidentielle. Il affirmait devoir « sauver la religion dans ce pays » et n’hésitait pas à dépeindre l’élection comme une guerre sainte opposant la figure de proue de la chrétienté (lui-même) à la supposément antichrétienne Kamala Harris, qui est pourtant baptiste.

Bien sûr, la création du WHFO, en sa qualité de décision fédérale, concerne l’ensemble du pays. Mais elle répond plus particulièrement aux attentes des communautés religieuses qui ont largement voté pour Trump – 72 % des chrétiens blancs lui ont en effet donné leur voix, et le taux s’élève à 81 % chez les électeurs évangéliques et pentecôtistes. Rien de surprenant donc à ce qu’il adopte le point de vue et le programme de ces chrétiens qui l’ont porté au pouvoir. Sa politique religieuse est une récompense à leur soutien.

Une mesure insuffisamment remarquée

Le relatif désintérêt que l’instauration du Bureau de la foi de la Maison Blanche a suscité dans le débat public est frappant. Si les médias confessionnels ont relayé l’information, peu de médias généralistes s’en sont saisis, comme si cette information, noyée dans le flot d’annonces spectaculaires de la nouvelle administration, n’était finalement qu’un signal adressé à son électorat, une mesure « symbolique » aux effets négligeables.

Or, cette politique est significative et transformatrice. Elle institutionnalise la présence des religieux conservateurs au sein du gouvernement fédéral. Elle s’appuie sur des pratiques symboliques empruntées au répertoire évangélique. Elle remet en question la séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis. Et elle révèle que le pouvoir entend désormais tirer sa légitimité du soutien privilégié d’une communauté identifiée, plutôt que des procédures démocratiques.

En somme, elle modifie le régime politique, à commencer par la neutralité confessionnelle, et impose des représentations collectives sur les pratiques appropriées à adopter, qui ne seront pas sans impact sur la vie quotidienne des citoyens américains.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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