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13.11.2024 à 17:09

Trump 2.0 : l’Amérique latine face au retour du « disruptor in chief »

Kevin Parthenay, Professeur des Universités en science politique, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF), Université de Tours

Le premier mandat de Donald Trump avait été marqué par des tensions notables avec plusieurs États latino-américains. Qu’en sera-t-il cette fois ?
Texte intégral (3278 mots)

Le retour de Donald Trump au pouvoir aura un impact profond sur l’Amérique latine, son premier mandat ayant été marqué par un interventionnisme constant dans la région et sa promesse de « Make America Great Again » semblant tenir les États du continent à l’écart de ses projets.


Le « disruptor in chief » – surnom attribué à Donald Trump en raison de sa politique controversée et non conventionnelle sur la scène internationale (entre autres) – sera de retour à la Maison Blanche le 20 janvier prochain pour entamer un second mandat présidentiel.

Les résultats à peine tombés, un certain nombre de questions et d’inquiétudes émergent déjà en Amérique latine. S’il est difficile de dégager un scénario unique pour l’ensemble du continent, il est possible d’identifier quatre effets majeurs du retour au pouvoir de Trump pour la région.

Le retour des États-Unis dans les affaires sud-américaines

Si le mépris et la brutalité verbale dont fait preuve Donald Trump à l’égard du reste du continent américain peuvent créer l’illusion d’un désintérêt politique, son agenda converge en réalité avec de nombreuses problématiques latino-américaines. Entre autres, la migration, dont il fait un cheval de bataille depuis son premier mandat ; la sécurité (liée à la question de la drogue) ; ou encore les relations économiques et commerciales, notamment en lien avec la rivalité sino-étatsunienne.

Par ailleurs, le dossier du Venezuela, avec la récente réélection frauduleuse de Nicolas Maduro, n’est toujours pas réglé. Lors de son premier mandat, Donald Trump avait menacé d’intervenir militairement pour renverser le président vénézuélien.

Manifestants rassemblés devant le Trump Building (New York) pour contester l’interventionnisme de Donald Trump dans la vie politique du Venezuela
Le 23 février 2019, des manifestants pro-Maduro se rassemblent devant le Trump Building (New York) pour contester l’interventionnisme de Donald Trump dans la vie politique du Venezuela. Bruce Murray/Shutterstock

La verve qui le conduit aujourd’hui à dire qu’il mettra un terme à la guerre en Ukraine en 24h pourrait se traduire dans ce dossier par un interventionnisme similaire à celui dont il avait fait preuve entre 2017 et 2021. Un constat qui vaut d’ailleurs pour toutes les autres crises pouvant survenir sur le continent.

L’annonce de la nomination au poste de Secrétaire d’État de Marco Rubio, sénateur de Floride et fils d’immigrants cubains, ne fait qu’accentuer cette idée d’un retour des États-Unis dans les affaires latino-américaines.

Risque d’une polarisation accrue entre les États latino-américains

Cette réélection offre un soutien de poids à l’essor des forces conservatrices. À cet égard, si les chefs d’État en exercice tels que l’Argentin Javier Milei, le Salvadorien Nayib Bukele, l’Équatorien Daniel Noboa ou le Paraguayen Santiago Peña peuvent désormais compter sur un allié puissant, c’est aussi le cas de certaines forces politiques de droite se trouvant actuellement dans l’opposition.

C’est essentiellement le cas du bolsonarisme, mouvement politique d’extrême droite brésilien hérité de la présidence de Jair Bolsonaro (2019-2023).

Jair Bolsonaro et Donald Trump se serrant la main lors d’une visite officielle
Visite officielle de l’ex-président brésilien Jair Bolsonaro, reçu par Trump dans sa résidence privée de Mar-a-Lago (Floride, États-Unis) le 7 mars 2020. Shealah Craighead/Flickr

Ce « front conservateur », parfois populiste et/ou autoritaire, s’oppose frontalement à la gauche dite pragmatique (représentée par des figures telles que Petro en Colombie, Boric au Chili ou Lula au Brésil) et à la gauche radicale (Arce en Bolivie, Maduro au Venezuela, Diaz-Canel à Cuba et Ortega au Nicaragua).


À lire aussi : Voici en quoi la « nouvelle droite » latino-américaine est différente de l’extrême droite européenne ou américaine


La polarisation politico-idéologique opposant ces deux camps limite la capacité des États du continent à faire converger leurs intérêts, à trouver des effets de levier à travers la coopération régionale et faire porter leur voix sur la scène internationale.

« Périphérisation » du continent à l’échelle globale

Un nouveau mandat Trump risque, tout d’abord, de brider le leadership continental du Brésil. Depuis son retour au pouvoir en 2023 (après deux mandats exercés entre 2003 et 2011), le président Lula veut repositionner le Brésil sur la scène internationale. Assurant cette année la présidence tournante des BRICS+ et organisant le G20 à Rio (17-18 novembre prochains) ainsi que la COP 30 à Belém (2025), le président brésilien ambitionne de faire du pays un pivot dans un ordre mondial en pleine recomposition.

Devenir le trait d’union entre deux « mondes » conférerait effectivement un poids international indéniable au Brésil. Mais le retour à la Maison Blanche de Donald Trump affaiblit un peu plus l’ordre mondial libéral déjà fragilisé que le Brésil tentait de connecter avec un ordre alternatif en gestation.


À lire aussi : Lula à la COP27 : le retour du Brésil… et celui des grands espoirs internationaux ?


Ensuite, les attaques probables de Trump contre le multilatéralisme priveront les États latino-américains d’un de leurs leviers majeurs d’influence internationale.

Depuis la fin du XIXe siècle, ces derniers ont cherché à gagner en influence via la coopération multilatérale, de sorte que les États de la région sont dotés d’une longue expérience et expertise en la matière. Toutefois, cette capacité d’influence s’évanouit dès lors que le terrain sur lequel elle se déploie s’effondre.

Le premier mandat de Trump avait déjà fait beaucoup de tort : sortie des accords de Paris, de l’Unesco et de l’accord sur le nucléaire iranien. Des attaques similaires contre la coopération multilatérale priveraient l’Amérique latine, lors des quatre prochaines années au moins, de cet outil privilégié d’influence internationale.

(Re) faire de l’Amérique latine le terrain privilégié de la rivalité sino-étatsunienne

La présence chinoise en Amérique latine s’étend depuis maintenant plus de vingt ans. Toutefois, la « guerre commerciale » et l’idée d’une rivalité sino-étatsunienne, largement instrumentalisée et promue par Trump, avait fait du continent le terrain d’expression de cette rivalité géopolitique.


À lire aussi : Why China is worried about a second Trump presidency – and how Beijing might react


Les droites libérales et conservatrices seraient rangées derrière les États-Unis tandis que les gauches progressistes et radicales soutiendraient la Chine. De ce schéma volontairement simplifié a découlé, lors du premier mandat, une tendance à l’instrumentalisation politique des États du continent, préjudiciable pour la qualité démocratique, mais également pour le développement soutenable des économies et des sociétés latino-américaines.

Ce deuxième mandat de Trump et l’extension continue par Pékin des nouvelles routes de la soie dans la région – récemment marquée par les débats sur l’adhésion du Brésil, finalement réfutée par le conseiller diplomatique de Lula, Celso Amorim – préfigurent la réactivation d’un tel scénario.

Face à ces différents constats, plusieurs points de vigilance sont à souligner pour les quatre années de ce second mandat de Trump.

Autres facteurs à prendre en compte

Premièrement, l’entourage du président : lors du premier mandat, la ligne dure de l’interventionnisme des États-Unis avait été dictée par une poignée de conseillers très proches de Trump. Son conseiller à la sécurité nationale John Bolton, Elliott Abrams, chef d’orchestre des basses œuvres étatsuniennes sur le continent à la fin des années 1980, ainsi que Marco Rubio, sénateur de Floride, qui avait réussi à le convaincre d’adopter une ligne dure concernant le Venezuela, déjà cité, futur secrétaire d’État. Il faudra suivre de près quelles seront, au-delà de Rubio, les personnalités qui aiguilleront le président dans sa relation avec l’Amérique latine…

Ensuite, la relation que l’administration Trump entretiendra avec le Brésil et le Mexique, les deux puissances moyennes du continent.

La relation avec le Mexique reste hautement incertaine à ce stade dans la mesure où la présidente Claudia Sheinbaum vient d’entrer en fonctions. Toutefois, la continuité est l’option la plus crédible : les deux pays sont réciproquement premiers partenaires commerciaux et donc obligés de s’entendre. Toutefois, la présidente Sheinbaum devra faire preuve de leadership et de capacités transactionnelles face à Trump pour ne pas perdre ses marges de manœuvre dans une possible renégociation de l’accord États-Unis-Mexique-Canada (USMCA).


À lire aussi : Mexique : Claudia Sheinbaum saura-t-elle enrayer la spirale de la violence ?


Concernant le Brésil, le pragmatisme prévaudra très probablement sur le plan économique. Mais Lula sera politiquement affaibli en interne par un effet « booster » offert aux bolsonaristes pour une éventuelle réélection dès 2026, malgré l’inéligibilité de Jair Bolsonaro prévue jusqu’en 2030.

Sur la scène extérieure, face à la fragmentation du G20 et à la consolidation des BRICS+ en un forum « alternatif », Lula devra soit jouer ouvertement contre les États-Unis et le G7 en misant sur les Suds (quitte à s’exposer aux critiques liées au caractère non démocratique rattaché à certaines de ces puissances), soit chercher des compromis qui affecteront sa légitimité et celle du Brésil au sein des Suds eux-mêmes.

Troisièmement, la politique migratoire de Trump pourrait rapidement refroidir les relations entre Washington et un certain nombre de pays, dont le Mexique et les États centre-américains, et constituerait une source de déstabilisation interne pour ces derniers.

Lors de sa première présidence, Trump avait délégué au Mexique la gestion de sa frontière sud. Le pays avait alors été contraint d’endosser un leadership régional sur la question au risque de voir ses relations commerciales avec les États-Unis se dégrader. Trump avait également fait de certains pays centre-américains, à l’instar du Guatemala, des « États tiers-sûrs » à partir desquels les demandes d’asile pourraient être examinées hors du territoire étatsunien.

Ces deux composantes de sa politique migratoire, en parallèle d’expulsions massives – poursuivies sous le mandat Biden –, ont engendré des difficultés majeures d’ordre politique, économique et humanitaire en Amérique latine. D’ores et déjà, les annonces de suppression des TPS (temporary protected statuts), DACA (Consideration of Deferred Action for Childhood Arrivals) et du programme « parole » (pour les exilés vénézuéliens) préfigurent le retour de ces tensions.


À lire aussi : Donald Trump et les migrants : les raisons du jusqu’au-boutisme


Quatrièmement, en mettant l’accent sur l’autosuffisance des États-Unis et en renforçant le dollar, Donald Trump pourrait provoquer des fluctuations de taux de change qui se répercuteraient sur les monnaies latino-américaines, rendant les importations plus chères et générant des pressions inflationnistes dans différents pays.

La situation économique fragile de nombreux États dans la région, à l’issue d’une nouvelle « décennie perdue », pourrait ainsi continuer à se détériorer. Certains pays sont déjà au bord du gouffre, en particulier l’Argentine. D’une telle situation peuvent autant naître de nouvelles incitations à diversifier les relations économiques et commerciales que d’importantes protestations sociales et crises politiques.


À lire aussi : Argentine : inflation incontrôlée et incertitude économique


Enfin, les relations entre l’Union européenne et l’Amérique latine pourraient évoluer. Les États latino-américains et européens peuvent retrouver un intérêt commun de coopération stratégique dans le registre de la diversification et d’une nouvelle conception partagée de la vulnérabilité.

Si le dernier sommet UE-CELAC s’était conclu avec des résultats en demi-teinte, aujourd’hui les Européens redoutent l’isolement et cherchent depuis quelques années déjà de nouveaux alliés. De la même manière, les États latino-américains peuvent être amenés à chercher des soutiens en Europe pour compenser l’arrêt potentiel des soutiens étatsuniens.

Dans cette configuration, pourrait émerger une motivation commune pour forger une nouvelle association stratégique – comme l’a souhaité l’UE en 2023 ; ce projet avait suscité le scepticisme côté latino-américain. La donne va-t-elle changer à présent ?

The Conversation

Kevin Parthenay a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR).

13.11.2024 à 17:08

La Croisière Verte, une traversée de l’Afrique en voiture électrique au tracé très géopolitique…

Christian Bouquet, Chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux), professeur émérite de géographie politique, Université Bordeaux Montaigne

Cent ans après la fameuse Croisière Noire de 1924, une Croisière Verte aux multiples dimensions – environnementale, publicitaire, géopolitique… – est actuellement en cours en Afrique.
Texte intégral (3511 mots)
Les quatre véhicules électriques, qui parcourent quelque 200 km par jour, dans le désert marocain, quelques jours après le départ de Ouarzazate. Compte Twitter de la Croisière Verte

Le départ a été donné le 28 octobre à Ouarzazate, et l’arrivée est prévue mi-janvier au Cap, 14 000 kilomètres plus loin, pour les quatre pilotes engagés dans la Croisière Verte, une aventure à la fois humaine, technique… et hautement géopolitique.


En apprenant que Citroën va tenter, cent ans après la célèbre Croisière Noire, d’entreprendre une nouvelle traversée de l’Afrique en voiture, on remarque d’abord que l’adjectif qualificatif a changé. En effet, bien que l’académicien Maurice Genevoix soit entré au Panthéon en 2020, sa vision du continent africain (Afrique blanche, Afrique noire, Flammarion 1949) n’est plus retenue. Les organisateurs ont d’ailleurs facilement contourné le débat grâce à la tendance nouvelle du greenwashing. Ce sera donc une Croisière Verte, effectuée exclusivement en véhicules électriques.

Quel itinéraire « sécurisé » ?

La première question qui vient à l’esprit est celle de l’itinéraire. Car depuis l’annulation du Paris-Dakar en 2008 et son exil sur d’autres continents, il semblait clair qu’une telle entreprise présentait des risques sécuritaires sérieux.

On déploie donc les cartes et l’on découvre un parcours 2024 qui non seulement n’a rien à voir avec celui de 1924 mais semble suivre frileusement une sorte de cabotage terrestre.

Parcours de la Croisière Verte 2024 (en pointillés sur la carte).

Quand on consulte la carte historique de la Croisière Noire, on comprend pourquoi : les pays traversés à l’époque sont presque tous en guerre.

Parcours de la Croisière Noire 1924.

On note que certaines escales ont changé de nom : Colomb-Béchar a abandonné le patronyme du général Colomb et n’a conservé que « Béchar », qui signifie « bonne nouvelle » en arabe ; Fort-Lamy a également abandonné la référence au colonel Lamy pour devenir N’Djamena (« on se repose », en arabe) en 1973, à la faveur d’une grande campagne de retour à l’authenticité ; Stanleyville, nommée ainsi en hommage à l’explorateur anglais Henry Morton Stanley, a retrouvé son ancien nom de Kisangani en 1966 ; Élisabethville, baptisée en son temps du nom de la reine des Belges, s’appelle Lubumbashi depuis 1965. Seul l’explorateur-missionnaire écossais David Livingstone a laissé son nom à l’ancienne capitale de la Rhodésie du Nord (devenue Zambie), sans doute parce que sa réputation a laissé davantage de bons souvenirs que de mauvais dans l’histoire coloniale de l’Afrique de l’Est.

Ensuite, la carte régulièrement actualisée des « Conseils aux Voyageurs » du Quai d’Orsay, qui mentionne en rouge les régions où il est « fortement déconseillé » de circuler, et en orange les régions où l’on ne doit pas se rendre « sauf raison impérative », a forcément contraint les organisateurs de la Croisière Verte à infléchir leur itinéraire.

Carte publiée par le ministère français des Affaires étrangères, 12 août 2024.

On voit clairement sur cette mise à jour datée du 12 août 2024 qu’il n’aurait pas été possible de partir du Sahara algérien, et que le Maroc apparaît comme la zone la plus « tranquille » pour lancer l’expédition, qui a donc démarré à Ouarzazate le 28 octobre 2024, cent ans jour pour jour après que la Croisière Noire se soit élancée de Colomb-Béchar.

Après le Maroc, la sécurité est un peu moins assurée à partir de la Mauritanie si l’on en croit cette carte établie le 20 juin 2024, et le convoi Citroën devra être prudent au Liberia, dans toute la traversée méridionale du Nigeria, et dans la zone de l’embouchure du fleuve Congo.

Conscients des risques sécuritaires d’une telle entreprise, les organisateurs indiquent sur leur site que « l’itinéraire précis sera élaboré au jour le jour en fonction de la nature des pistes ou des routes, des conditions climatiques et de certains autres impératifs ». Ils ajoutent en italique :

« Cet itinéraire est susceptible d’être modifié et adapté en fonction de l’ouverture de nouvelles centrales d’énergie renouvelable et de la situation politique des différents pays traversés. »

Il y a cent ans, les acteurs de la Croisière Noire semblaient se soucier davantage de l’état des pistes que de l’instabilité politique, même s’ils ont dû faire face à quelques situations tendues. N’oublions pas qu’ils n’allaient traverser que des territoires français et britanniques.

Quels moyens et quels objectifs ?

Contrairement à la Croisière Verte, la Croisière Noire effectuée en 1924 avait été préparée longtemps à l’avance, et elle avait été précédée d’au moins deux traversées expérimentales du Sahara, pour tester l’efficacité des autochenilles Citroën-Kergresse K1 sur les pistes sahariennes entre l’Algérie et le Niger.

Véhicule utilisé durant la Croisière Noire de 1924.

Il s’agissait certes – aussi – d’une opération publicitaire mais elle était fortement encouragée par les pouvoirs publics de l’époque, et notamment par le président de la République Gaston Doumergue, qui souhaitaient créer une liaison terrestre régulière entre les colonies françaises d’Afrique du Nord et de l’Ouest et la grande île de Madagascar. On a peine à imaginer un tel objectif au XXIe siècle.

La Croisière Noire comportait également une dimension scientifique car elle comprenait plusieurs chercheurs de renom (Eugène Bergognier, Charles Brull) qui ont rapporté des planches botaniques et des croquis permettant d’identifier plus de 800 oiseaux, 300 mammifères, et surtout plus de 1 500 insectes, pour beaucoup encore inconnus. Une équipe cinématographique était aussi du voyage et elle rapporta plus de 6 000 photos et 27 kilomètres de films.

Autant dire que les ambitions de la Croisière Noire étaient sans commune mesure avec celles de la Croisière Verte. L’événement servait également les ambitions coloniales de l’époque, et l’on trouve encore des traces de cette expédition dans les archives du Musée du Quai Branly.

La Croisière Verte est beaucoup plus légère, dans tous les sens du terme. C’est surtout un défi technique : démontrer qu’un petit véhicule en plastique fonctionnant à l’énergie solaire peut affronter toutes les difficultés de la géographie africaine. Pour cela, Citroën semble n’avoir modifié que les roues de son AMI, qui sont davantage crantées pour mieux adhérer au sable.

Modèle de Citroën AMI qui participera à la Croisière Verte de 2024.

Pour le reste, nulle prétention scientifique chez les participants, qui sont soit des pilotes, soit des mécaniciens soit des communicants. L’ambiance sera probablement celle du Paris-Dakar, à raison de 200 kilomètres par jour, ce qui laisse assez peu de temps pour s’intéresser à autre chose qu’à la mécanique et au bivouac.

La nature et les hommes

Pourtant, les changements en Afrique ont été considérables. Tout d’abord, la population est passée d’environ 200 millions à 1,515 milliard d’habitants. Là où la Croisière Noire rencontrait une personne, la Croisière Verte en croisera huit. Et les villes où elle fera escale, autrefois simples gros bourgs, sont actuellement des mégapoles (plus de 16 millions d’habitants à Lagos).

Et comment tous ces habitants vivent-ils en 2024 ? Sur le site de la Croisière Verte, on note que la prise en considération de « la situation politique des pays traversés » est placée au même niveau d’intérêt que la présence de « nouvelles centrales d’énergie renouvelable ». Selon quels critères la situation politique des pays traversés sera-t-elle appréciée ? On imagine que les organisateurs ont consulté la carte la plus récente issue de The Economist Intelligence Unit (édition 2023). Les pays y sont notés selon 60 critères regroupés en cinq thématiques (processus électoral pluraliste, libertés civiles, bonne gouvernance, participation politique, culture politique).

Les participants à la Croisière Verte devraient donc savoir qu’ils ne traverseront aucun pays véritablement démocratique, et seulement trois (Ghana, Namibie, Afrique du Sud) sont classés comme « démocratie défaillante » (en bleu clair), c’est-à-dire en seconde catégorie (sur quatre).

Ils pourront éventuellement se rassurer (relativement) en recourant au classement 2024 de la Fondation Mo Ibrahim, qui a mesuré les progrès de la gouvernance des 54 pays d’Afrique sur la période 2014-2023, selon 322 critères. Les résultats peuvent être considérés comme encourageants, mais ils sont parfois surprenants.

Carte de l’évolution démocratique établie par la Fondation Mo Ibrahim et publiée par Jeune Afrique.

La Croisière Verte n’étant pas une opération de défense des droits humains, ses participants auront-ils un regard plus attiré par l’évolution de la nature ? S’ils quittent des yeux la piste, ils pourront voir que l’environnement est méconnaissable par rapport à ce qu’on peut observer dans le film documentaire réalisé par Léon Poitier en 1926 à partir des éléments recueillis lors de la Croisière Noire.

D’abord parce que la croissance démographique a conduit à détruire considérablement les forêts, et l’itinéraire suivi en 1924 était essentiellement forestier. Ensuite parce que certaines activités économiques ont dégradé la nature. Par exemple dans la région du delta du Niger, les équipes de la Croisière Verte constateront sans doute que le pétrole et la mangrove ne font pas bon ménage, ce qui ira dans le sens de leur expédition : promouvoir les énergies non fossiles.

On a bien compris que l’objectif principal de Citroën pour cette Croisière Verte est de faire braquer les projecteurs sur son petit véhicule électrique, dont l e succès est pourtant déjà grand auprès des lycéens français, du moins ceux dont les parents ont les moyens. Car la petite voiture en plastique est vendue à partir de 8 000 €, soit huit années de PIB par habitant du Togo (922 $) ou douze années de PIB par habitant de Sierra Leone (635 $), deux pays traversés par la Croisière Verte.

S’ils y sont attentifs, les participants ne manqueront pas de mesurer le fossé des inégalités, par exemple quand ils déploieront leurs panneaux solaires dans des lieux où les populations n’ont toujours pas accès à l’électricité, ou quand ils déballeront leurs packs d’eau minérale là où les villageois n’ont pas d’eau potable. Peut-être auront-ils une petite pensée pour Daniel Balavoine qui, à la faveur de son accompagnement d’un Paris-Dakar, avait pris conscience des besoins des populations locales et avait créé une Fondation pour équiper un grand nombre de villages de motopompes.

L’idée serait bonne à reprendre, notamment par les sponsors de la Croisière Verte qui vont bénéficier de la lumière de l’événement : l’assureur Axa, le constructeur automobile Stellantis (qui possède une usine à Kénitra au Maroc), et l’entreprise d’énergie solaire SunPower.

Quant à la géopolitique, elle tirera de l’événement au moins un enseignement préoccupant : le continent africain est beaucoup plus difficile à traverser qu’il y a cent ans, car l’insécurité s’est généralisée. À l’époque, on parlait déjà de « pacification »…

The Conversation

Christian Bouquet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.11.2024 à 17:39

Fentanyl, cocaïne, « drogue du zombie » : les opioïdes associés aux stimulants continuent de semer la mort aux États-Unis

Bruno Megarbane, Professeur, Université Paris Cité

Aux États-Unis, la crise des opioïdes sévit toujours. Le fentanyl, ses dérivés ou les nitazènes sont parfois associés à des stimulants comme la cocaïne ou la xylazine surnommée « drogue du zombie ».
Texte intégral (2727 mots)

En 25 ans, quatre vagues d’« épidémies » de décès dus à des opioïdes se sont succédé aux États-Unis. Selon les périodes, elles sont liées à la consommation en surdose de médicaments détournés, d’héroïne ou encore de fentanyl (et dérivés) seul ou associé à de nouveaux opioïdes de synthèse et stimulants. Un enjeu de santé publique qui dépasse les seuls États-Unis.


À l’origine d’une crise qui sévit depuis environ 25 ans en Amérique du Nord, les opioïdes sont devenus une cause majeure de décès toxique par surdose en Amérique du Nord ainsi que dans l’Union européenne (UE).

Le décès de plusieurs célébrités mondiales, dont le chanteur Prince, ont attiré l’attention du grand public sur une épidémie ravageuse et source même désormais d’un recul d’espérance de vie aux États-Unis, selon une étude de l’Institute for Computational Medecine de l’université Johns Hopkins. Plus de 800 000 Américains sont décédés depuis 1999 des suites de la consommation d’un opioïde.

Des opioïdes aux puissants effets antidouleur

Par « opioïde », on désigne toute substance, naturelle ou synthétique pouvant interagir avec une famille de récepteurs spécifiques dénommés récepteurs opioïdes, exprimés à la surface de certains neurones et largement distribués dans le cerveau. Les opioïdes ont donc comme propriété principale d’être des analgésiques puissants.

Le corps humain produit ses propres composés opioïdes (les dynorphines, les enképhalines, les endorphines et les nociceptines). Néanmoins, en cas de forte douleur, par exemple après un traumatisme, une intervention chirurgicale ou un cancer métastatique, l’effet de ces opioïdes endogènes peut se révéler insuffisant pour atténuer le ressenti douloureux. Il devient alors utile – pour ne pas dire indispensable – de prendre un composé exogène avec une action opioïde, afin d’éviter de souffrir.

De la morphine, opioïde naturel, aux produits de synthèse

Depuis des millénaires, le suc du pavot d’opium, contenant des opioïdes naturels comme la morphine ou la codéine, a été utilisé comme panacée, notamment par les civilisations sumérienne et égyptienne. Au XIXe siècle, les molécules actives en ont été extraites, purifiées puis prescrites aux patients douloureux.

Par la suite, de nombreuses molécules avec une structure similaire à celle de la morphine (appelées dès lors « opiacés ») comme l’héroïne ou totalement synthétiques avec une structure différente de celle de la morphine (appelées dès lors « opioïdes ») comme le tramadol, la méthadone ou le fentanyl ont été produites en laboratoire.

Des risques mortels en case de mésusage

Certaines ont conservé des indications médicales et sont fabriquées et vendues par l’industrie pharmaceutique : ce sont les opioïdes analgésiques de prescription. D’autres sont devenues des produits illicites, dont la vente et l’usage sont interdits par les conventions internationales. C’est le cas de l’héroïne qui, il faut le rappeler, avait été fabriquée et commercialisée au XIXe siècle comme médicament « héroïque ».

Malheureusement, tous les opiacés et opioïdes peuvent être consommés dans le cadre d’un trouble de l’usage, parfois comme produits récréatifs et majoritairement en rapport avec le développement d’une addiction. Ils peuvent dès lors être responsables d’un risque majeur de décès. C’est ce phénomène qui est à l’origine de la crise des surdoses mortelles en Amérique du Nord.

La consommation d’opioïdes est à l’origine d’effets adverses importants (constipation, nausées, somnolence, rétention d’urine…) qui peuvent être acceptables lorsque l’on souffre d’un cancer ou des suites d’un traumatisme ou d’une intervention chirurgicale. Cette consommation n’est cependant pas dénuée de risques vitaux, notamment en cas d’abus ou de mésusage.

Le mésusage des opioïdes prescrits en tant que médicaments, comme des opioïdes illicites utilisés comme drogues, expose à un risque d’arrêt respiratoire soudain (les spécialistes parlent de dépression neuro-respiratoire), qui dépend de la dose consommée.

À l’origine de la crise : une publication faussement rassurante

Depuis presque un quart de siècle, une grave épidémie de décès secondaires aux surdoses par opioïdes sévit en Amérique du Nord, et notamment aux États-Unis. Dans ce pays, trois vagues successives de décès ont été décrites depuis 1999, liées respectivement aux opioïdes prescrits comme médicaments (1999-2010), à l’héroïne (2011-2015), au fentanyl (2016-2020). On évoque désormais une quatrième vague liée à la combinaison de fentanyl et de stimulants illicites (2020-2024).

Plusieurs phénomènes concomitants ont contribué à la survenue de cette crise. La hausse d’utilisation des analgésiques opioïdes au début du XXIe siècle aux États-Unis a d’abord été le fait de prescriptions médicales excessives et inadéquates favorisées par un enseignement universitaire et post-universitaire erroné des médecins.

En effet, la prescription large de ces médicaments a été rendue à tort rassurante à la suite de la parution d’un article dans la revue médicale New England Journal of Medicine expliquant l’absence de risque de développer une dépendance en cas de prise au long cours d’un opioïde analgésique. Il s’agissait en fait d’une étude observationnelle publiée sous la forme d’une lettre à l’éditeur, portant sur un petit effectif de patients, sans valeur de démonstration ni validation externe.

Un marketing agressif et des prescriptions hors contrôle

Cet article a alors été référencé des centaines de fois dans la littérature médicale pour soutenir cette fausse théorie, sans preuve supplémentaire. Les prescriptions inadéquates d’opioïdes analgésiques se sont alors envolées, favorisées par un marketing agressif et abusif d’une entreprise, Purdue Pharma, qui faisait la promotion de son produit à base d’oxycodone auprès des médecins, pharmaciens et patients. Cette entreprise est aujourd’hui en cessation d’activité et ses dirigeants accusés d’avoir causé la mort d’un demi-million de personnes.

L’absence de contrôle strict des prescriptions médicales par les autorités sanitaires s’est alors surajoutée comme facteur favorisant, en laissant ce phénomène se développer jusqu’en 2010, avant qu’une décision de retrait du marché de l’oxycodone du laboratoire Purdue Pharma ne soit prise.

Ce médicament était devenu alors la cause principale de décès par surdose aux opioïdes aux États-Unis, les comprimés étant souvent pilés puis sniffés ou injectés par voie intraveineuse par des patients devenus toxicomanes à la suite de leur prescription d’opioïde analgésique au long cours.

Ainsi, à cette période, la prescription d’un opioïde à un membre de sa propre famille et, de fait la disponibilité dans le foyer de ce type de produit, était devenue le facteur de risque principal de survenue d’une surdose, chez toute personne n’ayant jamais reçu de prescription d’opioïde.

Avec le fentanyl et ses dérivés, une accélération de la crise

Par la suite et après le retrait du marché de l’oxycodone de Purdue Pharma et son remplacement par une formulation à libération retardée non pilable, les patients dépendants se sont portés successivement vers la consommation d’héroïne (produite et amenée d’Afghanistan) puis du fentanyl (produit à moindre coût dans des laboratoires de synthèse principalement au Mexique, à partir de matières premières importées de Chine ou d’Inde).

De puissants analogues structuraux du fentanyl, synthétisés au départ comme de possibles candidats-médicaments par l’industrie pharmaceutique, sont alors devenus les principaux opioïdes sources des décès et de l’accélération de la crise de morts aux États-Unis. Malgré une baisse rapide de l’usage des opioïdes de prescription dès 2010, les décès par surdose ont continué à augmenter et une accélération a même été observée jusqu’en 2024.

Ainsi, en 2023, environ 90 000 décès ont été attribués aux États-Unis aux surdoses par opioïdes, et pour plus de 85 % d’entre elles, au fentanyl et à ses dérivés. En 2022, environ 50 millions de pilules falsifiées et 4,5 tonnes de poudre de fentanyl ont été saisies par les autorités douanières américaines, totalisant 388 millions de doses mortelles. Soit de quoi tuer la totalité de la population américaine.

Désormais, une consommation récréative et de nouvelles molécules de synthèse

Aujourd’hui, la consommation récréative de fentanyl et de ses dérivés, en combinaison aux drogues stimulantes (cocaïne et amphétamines) représente le fer de lance de l’épidémie, auprès de consommateurs plus jeunes et dans un contexte essentiellement festif.

Il faut savoir que le fentanyl est 300 fois plus puissant que la morphine et un de ses dérivés, le carfentanyl, est 10 000 fois plus puissant que la morphine… donc très toxique.

Divers facteurs ont ainsi contribué à la progression quasi-exponentielle et irrémédiable de l’épidémie entre 2020 et 2024, dont notamment :

  • l’émergence de nouvelles molécules synthétiques très puissantes dont des dérivés du fentanyl mais également d’autres types d’opioïdes comme les nitazènes,

  • le développement de composés à haut risque de dépendance et de rapide acquisition d’une tolérance,

  • l’utilisation combinée de multiples drogues, comme les drogues stimulantes mais aussi la xylazine (« drogue du zombie »).

Des facteurs individuels de vulnérabilité, génétique ou non génétique, expliquent aussi le risque accru de décès chez certains consommateurs. Enfin, le mode de vie dans la société occidentale moderne a été mis en cause en favorisant la consommation de drogues de plus en plus dangereuses.

En cas de surdose : des signes typiques pour un diagnostic rapide

La dépression neuro-respiratoire à la suite d’une surdose par opioïde se traduit chez un patient par un syndrome typique associant :

  • un coma avec myorelaxation, c’est-à-dire un faible tonus musculaire (hypotonie) et une abolition des réflexes ostéotendineux,

  • une contraction extrême et bilatérale des pupilles (myosis serré),

  • un ralentissement de la fréquence respiratoire à moins de 12/min (bradypnée).

Ce tableau est facilement identifiable, ce qui permet un diagnostic clinique rapide et une prise en charge immédiate en cas de surdose, sans besoin d’analyses complémentaires. Si la dépression neuro-respiratoire se poursuit, un arrêt respiratoire survient suivi rapidement d’un arrêt cardiaque.

Divers mécanismes additifs ont été proposés pour expliquer le surrisque de survenue brutale d’un décès avec les dérivés du fentanyl et notamment l’apparition d’une rigidité du muscle du diaphragme (le « syndrome de paroi thoracique en bois »).

La prise en charge thérapeutique est relativement simple aussi. La naloxone est l’unique antidote disponible en clinique.


À lire aussi : Connaissez-vous la naloxone, puissant antidote aux overdoses d’opioïdes ?


Traitements et pistes de recherche pour limiter les décès

Un dernier mot pour insister sur l’importance des stratégies de réduction de risque de décès par surdose aux opioïdes. Elles sont basées sur l’utilisation large des traitements de substitution (en France, la méthadone et la buprénorphine haut dosage) et la mise à disposition en communauté de naloxone dite « take home », utilisable par toute personne, même sans connaissances médicales, qui serait témoin d’une possible overdose chez un consommateur connu d’opioïdes retrouvé inconscient.

Enfin, la mise au point de nouveaux analgésiques et de nouvelles formulations d’opioïdes dénués de toxicité neuro-respiratoire semble prometteuse, mais encore en phase de développement préclinique avec des échéances incertaines.

En conclusion, les surdoses par opioïdes représentent un problème de santé publique mondial toujours menaçant. Mais un espoir est apparu il y a quelques semaines avec, pour la première fois depuis 25 ans, une baisse du nombre de décès par surdose aux opioïdes aux États-Unis. Un 25e anniversaire certes triste… mais désormais, avec en ligne de mire, l’espoir d’une possible résolution de la crise.

The Conversation

Bruno Megarbane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.11.2024 à 17:34

Espace Schengen : un avenir incertain

Tania Racho, Chercheuse associée en droit européen, Université Paris-Saclay

L'espace Schengen célèbre bientôt ses 30 ans. Or le principe de libre circulation pourrait évoluer sous la pression de certains pays membres, décidés à renforcer les contrôles de leurs frontières.
Texte intégral (2023 mots)

L’espace Schengen fêtera-t-il ses 30 ans ? Le principe de libre circulation des personnes, appliqué dans l’Union européenne, pourrait évoluer sous la pression de certains pays membres. Sur fond d’enjeux politiques nationaux entourant les questions migratoires et d’asile, les gouvernements semblent résolus à renforcer le contrôle de leurs frontières.


En mars 2025, cela fera 30 ans que les contrôles d’identité aux frontières intérieures ont cessé d’exister. Dès le début, les États européens font part de leur inquiétude face à cette disparition de leur capacité à avoir un droit de regard sur ceux pénétrant sur leur territoire. Depuis 1995, date de la réelle naissance d’un espace Schengen, pensé depuis les années 1980, la rhétorique du « retour du contrôle » des frontières est présente dans le débat public, poussée par le discours de l’extrême droite et les attentats terroristes.

Plusieurs garanties sont prévues, du système d’information Schengen à la possibilité de « réintroduire temporairement le contrôle aux frontières intérieures » pour des périodes de six mois, à notifier à la Commission européenne.

La Commission européenne ne refuse jamais ces contrôles, quand bien même certains pays, à commencer par la France qui contrôle ses frontières en continu depuis 2015, dépassent la limite totale autorisée de deux ans, passée à trois ans depuis une réforme de juin 2024.

Même si les règles de l’espace Schengen ne sont pas toujours respectées, le discours politique fragilise sa conception. Or il semble aujourd’hui difficile de totalement le supprimer.

Des contrôles aléatoires, « intelligents » ou au faciès ?

Des pays membres de l’espace Schengen, parmi lesquels la France, l’Allemagne, l’Autriche et les pays scandinaves, annoncent régulièrement la réintroduction des contrôles à leurs frontières intérieures, ciblant parfois certaines frontières plus que d’autres, comme l’a récemment fait le chancelier allemand Olaf Scholz à propos de la frontière germano-polonaise. Est-ce que, pour autant toutes les personnes sont systématiquement contrôlées du seul fait qu’elles franchissent ces frontières ?

Toute personne ayant traversé la frontière franco-italienne ces dernières années peut témoigner de l’absence de contrôle systématisé. La Cour des comptes le relève en janvier 2024 :

« Le 19 janvier 2023, jour de déplacement sur place de la Cour, les 117 kilomètres de frontières avec l’Italie étaient surveillés par moins de 60 personnes (une vingtaine de policiers de la police aux frontières, une dizaine de réservistes de la police nationale, une vingtaine de militaires de l’opération Sentinelle et moins de dix douaniers). »

Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire

Impossible en pratique, donc, de rétablir totalement et de manière systématique les contrôles.

Lors de son annonce du rétablissement d’un contrôle à certaines de ses frontières intérieures (à l’égard de la France depuis juillet 2024, notamment), l’Allemagne a évoqué l’idée d’un « contrôle intelligent ». Le but est vraisemblablement de cibler des personnes visiblement ou potentiellement issues de migrations. L’objectif affiché du pays est en effet de contrôler l’immigration irrégulière.

Ce dernier aspect est reconnu et intégré dans la réforme Schengen de juin 2024 qui rend possibles les contrôles visant à « réduire l’immigration illégale ». La mise en application de cette pratique interroge nécessairement.

Contrôler pour convaincre ses électeurs

La multiplication des annonces de contrôle et l’absence de respect des règles Schengen pèse sur la conception de cet espace de libre circulation. Sans que les États n’aient réellement manifesté une volonté de mettre fin ou de sortir de l’espace de libre circulation, celui-ci est pour le moins remis en cause politiquement.

Dans le cas de l’Allemagne, en septembre 2024, l’objectif de l’annonce de contrôles renforcés sur les frontières terrestres avec la France, le Benelux et le Danemark avait pour but de convaincre l’électorat d’extrême droite de voter pour la majorité en place, alors que le parti politique Alternative pour l’Allemagne (AfD) a obtenu des résultats historiques dans des régions de l’est, lors des récentes élections régionales.


À lire aussi : Les ressorts des succès électoraux de l’AfD dans l’est de l’Allemagne


Ce n’est pas la première fois qu’un parti situé au centre ou à gauche de l’échiquier politique prend des positions similaires à celles de l’extrême droite en matière de questions migratoires. Au Danemark, les sociaux-démocrates ont ainsi repris une bonne partie des idées d’extrême droite pour être élus et gouverner. En Allemagne, les élections régionales du 22 septembre 2024, en dépit des bons scores de l’AfD dans l’est du pays, ont finalement apporté la victoire au parti social-démocrate SPD. À partir de ces scrutins, qui ont suivi l’annonce du gouvernement sur le contrôle des frontières, peut-on conclure que le positionnement d’Olaf Scholz sur ce sujet a eu un réel impact ? Difficile à confirmer : certains commentateurs politiques estiment qu’au contraire le vote pour le SPD s’est fait en opposition du chancelier.

Bien que moins flagrante en France, la thématique de la reprise du contrôle des frontières y est toujours un cheval de bataille de la droite et de l’extrême droite, la gauche étant jugée peu audible quant à sa capacité à s’opposer à l’immigration irrégulière.

Réformer pour s’adapter aux pratiques nationales

Ces controverses, étroitement liées à des enjeux de politique interne, affectent néanmoins les règles européennes et posent la question de leur pérennité. Pour sauver les apparences, la réforme Schengen de juin 2024 tend à s’aligner sur des pratiques existantes en allongeant le délai maximal de réintroduction temporaire des contrôles aux frontières de deux à trois ans ; en permettant les contrôles pour des motifs de contrôle de l’immigration ; et en tolérant les refoulements aux frontières internes de l’Union européenne.

Sur ce dernier point, le cadre juridique européen voudrait qu’un État se charge d’organiser le retour dans son pays d’origine d’une personne en situation irrégulière se trouvant sur son territoire si cette dernière ne demande pas l’asile. Ainsi, dans l’exemple allemand, en cas de contrôle par les gardes-frontières de personnes en situation irrégulière, ce sont les autorités allemandes qui devraient se charger du retour ou à défaut de la demande d’asile… Or, cela ne correspond pas au discours politique majoritaire ambiant.

En effet, la pratique est différente, puisque les États cherchent à ne pas laisser entrer sur leur territoire les personnes présentant ce cas de figure, préférant les envoyer vers le pays européen dont elles arrivent. La réforme du code frontière Schengen tend à autoriser cette pratique de transfert, à condition que des accords bilatéraux permettent le refoulement de la personne.

Déjà en 2022, le président Macron cherchait des solutions pour maintenir l’espace Schengen ; ses efforts s’étaient alors traduits par l’établissement d’un Conseil de pilotage Schengen, qui fut probablement à l’initiative de la réforme de 2024.

Sortir de l’espace Schengen, un risque réel ?

Il est intéressant de relever que la possibilité d’un « opt-out », soit d’une sortie de l’espace Schengen, n’est jamais frontalement mentionnée, en tout cas ni en France ni en Allemagne. Les Pays-Bas et la Pologne semblent en revanche vouloir au moins quitter les normes de l’asile et l’immigration, afin d’appliquer leurs propres règles, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils souhaitent sortir de l’espace de libre circulation.

Les règles de l’asile et de l’immigration, qui concernent surtout la gestion de la demande d’asile, peuvent être appliquées en dehors du cadre Schengen, ce dernier ne portant que sur l’absence de contrôles d’identité aux frontières intérieures. C’est en raison de ce qui est appelé « mouvements secondaires » qu’il existe une forme de confusion entre les deux. Les personnes qui arrivent en situation irrégulière aux frontières extérieures – environ 0,08 % de la population européenne par an – continuent parfois leur trajet vers d’autres pays de l’Union européenne : c’est cet aspect que les États cherchent à contrôler.

La question de l’« opt-out » ou de la fin de l’espace Schengen ne se pose pas réellement, d’autant qu’à l’inverse, certains États ont eu du mal à intégrer l’espace de libre circulation, comme la Roumanie et la Bulgarie. États membres de l’UE depuis 2007, ces pays devaient gérer les frontières extérieures depuis longtemps mais n’ont pu intégrer le versant frontières intérieures qu’en mars 2024.

Néanmoins, il est fort probable que des réintroductions de contrôles aux frontières intérieures continueront d’être notifiées à la Commission. Notamment par la France, au vu des récentes déclarations du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, alignées à la pratique de notification continuelle sur la gestion des frontières appliquée depuis 2015.

The Conversation

Tania Racho ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.11.2024 à 17:34

Comprendre les ambitions de Pékin en mer de Chine méridionale

Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)

Justifiées par une lecture très orientée de l’Histoire, les prétentions de la RPC sur la mer de Chine méridionale répondent en réalité à un ensemble de considérations variées.
Texte intégral (3552 mots)

Depuis plusieurs années, et tout particulièrement depuis fin 2023, la République populaire de Chine (RPC) ne cesse d’intensifier ses actes d’intimidation en mer de Chine méridionale, particulièrement à l’encontre des Philippines, afin d’assurer sa suprématie dans cet espace maritime contesté de longue date.

Usage de sonars et d’armes soniques de surface, emploi de projecteurs pour aveugler les navires adverses, brouillage de leurs capteurs, GPS et moyens de communication, tirs à bout portant à l’aide de canons à eau sur des navires de ravitaillement philippins non armés… Récemment, la RPC est allée jusqu’à peindre des navires de sa milice maritime aux couleurs de sa garde côtière afin de leurrer les autorités philippines.

Ces procédés agressifs n’ont rien de nouveau, mais quelles sont les intentions de la Chine dans cette zone, et quels sont les arguments qu’elle emploie pour justifier son attitude ?

Une politique musclée qui ne date pas d’hier

Rappelons qu’en 1988 déjà, 64 soldats vietnamiens avaient été tués par les tirs d’artillerie de navires chinois au large de Johnson South Reef, dans l’archipel des Spratleys, un ensemble d’îles et de récifs coralliens situé au milieu de la mer de Chine méridionale.

Dès lors, la RPC a progressivement établi son emprise sur sept récifs. Tout d’abord via l’installation de marqueurs de souveraineté, puis par la construction d’« abris pour pêcheurs » suivis de structures métalliques, puis d’installations bétonnées permanentes sous le couvert de « stations météorologiques ». La présence chinoise s’est ensuite consolidée par le biais d’une poldérisation massive de ces récifs ainsi que par la construction de bases navales et aériennes malgré l’engagement public pris par Xi Jinping de ne pas militariser la zone.

De plus, deux incidents majeurs sont survenus dans la zone économique exclusive (ZEE) du Vietnam en 2014 ainsi qu’en 2019. La Chine avait tenté de déployer une plate-forme offshore, puis un navire de prospection d’hydrocarbures, sans en informer le Vietnam ni solliciter son autorisation. Ces deux incidents avaient donné lieu à des affrontements majeurs en pleine mer, pour la première fois diffusés massivement par les médias locaux et internationaux.

En 2012, c'est la ZEE des Philippines qui a été visée par Pékin avec la prise de l’atoll de Scarborough Shoal. D’autres actions ont également eu lieu dans le détroit de Taïwan, autour des îles Senkaku (huit îlots et rochers inhabités, revendiqués par la RPC, Taïwan et le Japon) ainsi qu’en mer Jaune.

Au fil des années, les experts ont avancé diverses raisons pour expliquer un tel comportement. Nous examinerons quelques-unes de ces pistes, pour tenter de comprendre les raisons de l’agressivité de la Chine à l’égard de ses voisins.

Taïwan dans le viseur de la RPC

Si les tenants d’une posture « offensive », dite des « loups guerriers » – à l’instar de l’ambassadeur de Chine en France, Lu Shaye –, prétendent que Taïwan fait partie de la Chine de toute éternité, la réalité est quelque peu différente.

En dehors d’échanges culturels et commerciaux occasionnels, la présence chinoise à Taïwan s’est longtemps limitée à deux petits villages peuplés d’environ 1500 pêcheurs situés dans le sud de l’île – face à l’archipel des Pescadores, qui servaient à la pêche saisonnière. La première migration d’importance depuis la Chine continentale a été le fait des colons hollandais pour travailler sur les plantations qu’ils avaient établies sur l’île (l’Espagne, le Royaume-Uni et le Portugal ont également maintenu une présence à Taïwan).

Taïwan n’a été occupée par la Chine qu'à partir de 1683 lorsque des loyalistes de la dynastie Ming, devenus pirates, ont régné sur une partie de l’île après avoir défait les Néerlandais. Cette même année, l’île est apparue pour la première fois sur une carte officielle chinoise sans susciter, toutefois, un grand intérêt. L’empereur Kangxi, alors à la tête de l’Empire chinois, avait dépeint l’île comme un simple « tas de boue dans l’océan, au-delà de la civilisation ».

La présence chinoise à Taïwan s’est longtemps caractérisée par une présence limitée et des conflits constants avec la population indigène. À tel point qu'en 1895, au moment de l’occupation japonaise, seule la moitié de l’île était sous le contrôle effectif de la Chine. Et ce, malgré les nombreuses campagnes menées par les gouverneurs successifs pour combattre les tribus locales et ouvrir les campagnes à la pénétration des colons.

Entre 1922 et 1942, y compris durant la retraite des forces communistes chinoises à Yan’an, qui devint le berceau de la révolution, la position officielle du Parti communiste chinois (PCC) était que Taïwan ainsi que la Corée, étaient des nations indépendantes qu’ils souhaitaient aider à se libérer de l’occupation japonaise. Position confirmée par Mao Zedong lui-même, en 1937, lors d’une interview accordée au journaliste américain Edgar Snow.

Cependant, cette volonté a radicalement changé après que le PCC ait renversé le gouvernement du Guomindang, le parti nationaliste jusqu’alors au pouvoir – et que ce dernier trouva refuge à Taïwan. Les yeux de la RPC, désormais rivés sur l’île voisine, voient dans cette dernière l’ultime province rebelle qu’il convient de réunifier.

Un poids historique minime en mer de Chine méridionale

Concernant la mer de Chine méridionale, toutes les cartes publiées par la Chine, jusqu’en 1932, mentionnaient l’île de Hainan, près du Vietnam, comme son territoire le plus méridional.

Carte indiquant l’île de Hainan
L’île de Hainan (en rouge) au sud de la Chine. Wikimedia, CC BY

Ce n’est qu’après la revendication Française sur les archipels des Paracels (1932) puis des Spratleys (1933), et le début d’exploitation de l’île de « Pratas Island » par un entrepreneur japonais, Nishizawa Yoshizi, que les autorités chinoises se sont également mises à revendiquer ces territoires. Elles repoussèrent alors progressivement sur les cartes le point le plus méridional toujours plus au sud, jusqu’à atteindre le récif de « James Shoal » à près de 2000 km de Hainan, et situé à 22 mètres sous le niveau de la mer… Les cartes officielles ont été mises à jour pour accompagner ces revendications. Pourtant, alors que certains prétendent que la Chine aurait découvert et nommé l’ensemble de ces éléments maritimes depuis les « temps anciens » jusque dans les années 1990, la topographie de la mer de Chine méridionale sur ces cartes, comportait des noms qui n’étaient qu’une simple traduction phonétique de noms anglais…

Ces revendications reposent en effet sur des justifications fragiles car les autorités chinoises, avant le début du XXe siècle pour les Paracels et les années 1950 pour les Spratleys, n’ont jamais occupé, ni peuplé, ni développé la moindre infrastructure sur aucun des éléments aujourd’hui contestés. La seule présence chinoise attestée, au fil des siècles, se résume à celle des pêcheurs qui occupaient ponctuellement certaines îles exclusivement dans les Paracels, pour se ravitailler, prier la déesse Mazu, collecter œufs et carapaces de tortues, et servir de camps de base pour quelques jours, le temps de pêcher suffisamment de poisson.

Aussi, en 1938, Wang Gong Da, alors directeur de l’influent média « Peiping New », écrivait :

« Ne commettez pas de bévue diplomatique […]. Au sud de l’île Triton, il n’y a aucun lien avec le territoire chinois. Nos soi-disant experts, géographes et officiers de la Marine sont une honte pour notre pays. »

Des incohérences juridiques

Les revendications du PCC sur les archipels des Paracels et des Spratleys ont certainement émergé en réaction à la conception en 1947, suivie de la publication en 1948 d’une carte, par les forces du Guomindang, comprenant la fameuse « langue de bœuf » – une ligne qui englobe, au mépris du droit international, l’essentiel de la mer de Chine méridionale.

Les dirigeants communistes avaient alors décidé de reprendre à leur compte l’ensemble de ces revendications nationalistes, afin de priver leur adversaire de toute légitimité, et de rallier une population dont ils savaient le soutien fragile.

Mais il y a une grande différence entre revendiquer et agir. Après la prise de contrôle de l’île de Hainan, il a en effet fallu attendre vingt-cinq ans pour que la Chine communiste s’empare de l’ensemble des Paracels, et quatorze années de plus pour s’implanter dans les Spratleys – à l’issue de deux batailles navales, en 1974 puis en 1988, toutes deux contre le Vietnam.

Depuis 1948, le nombre de traits que comporte la ligne imaginaire chinoise « ligne en neuf traits » (ou « 9-dash line ») visant à revendiquer l’essentiel de la mer de Chine méridionale n’a cessé d’évoluer avec le retrait d’un trait dans le golfe du Tonkin suivi de l’ajout de deux nouveaux traits au large de Taïwan. Il existe par ailleurs près d’une dizaine de versions de ces revendications, circulant entre les différents ministères, administrations et think tanks de la RPC. Aucune de ces versions n’a à ce jour été rendue officielle.

Carte des revendications territoriales chinoises en 2016 et de l’arbitrage rendu par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer
En rouge, les revendications territoriales chinoises. En bleu, l’arbitrage rendu par l’UNCLOS en 2016. Wikimedia, CC BY

Il en va de même pour la récente notion de « droits historiques », qui n'a été mise en avant par Taïwan qu’en 1993, avant d’être copiée par la Chine entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Cette notion s’ajoute à un arsenal de formulations vagues et pseudo-légales telles qu’« eaux sous juridiction chinoise » ou « eaux adjacentes » utilisées par Pékin.

Des motivations économiques peu probantes

Il a été dit à plusieurs reprises que la Chine pourrait être motivée par l’accès aux ressources naturelles, du fait d’une population avide de produits de la mer (de 5 à 35 kg par personne et par an entre 1960 et 2020). Mais ces besoins sont déjà satisfaits par les flottes de pêche hauturière chinoises qui sillonnent les océans Pacifique, Indien et Atlantique. De plus, l’industrie aquacole nationale produit 60 millions de tonnes produites par an, soit 82 % de la production totale annuelle du pays.

En ce qui concerne le pétrole et le gaz, les travaux d’exploration et de production n’ont pas connu l’essor espéré en mer de Chine méridionale. Au début des années 2000, la signature d’un accord entre la Chine, le Vietnam et les Philippines aurait pu permettre l’exploration et la production en commun d’hydrocarbures dans ces eaux partagées mais n’a pas été suivie d’effet. Une seconde tentative, entre la Chine et les Philippines sous la présidence Duterte, s’est aussi révélée infructueuse ; Pékin ayant refusé de reconnaître la zone d’exploitation comme appartenant à la ZEE philippine. Aucune autre initiative n’a été discutée depuis.

Par ailleurs, après les incidents dans la ZEE vietnamienne (motivés par l’exploitation pétrolière), la Chine a connu bien plus de succès dans sa propre ZEE, avec les gisements de pétrole de Kaipingnan, au sud de Shenzhen (2023), et de Bohai 26-6 dans la mer de Bohai (2024), ainsi que le gisement de gaz Lingshui 36-1 au sud de Hainan (2024).

Ajoutons que la Chine s’orientant vers une électrification massive, a beaucoup investi dans des centrales solaires et des parcs éoliens et a réduit sa dépendance vis-à-vis des lignes d’approvisionnement traditionnelles en pétrole et en gaz en provenance du Moyen-Orient en augmentant sa production nationale et en construisant des infrastructures énergétiques avec la Russie.

Dès lors, l’élargissement de la ZEE chinoise, de même que les multiples agressions dans celles de pays voisins ne semblent pas être motivées par le souci souci de sécuriser, en mer de Chine méridionale, un accès à davantage de ressources naturelles dont Pékin ne semble avoir nul besoin, à court ou moyen terme.

D’autres intérêts, non économiques, semblent ainsi prendre le pas. À commencer par le désir ou la nécessité de construire une zone tampon, afin de maintenir à distance les États-Unis et leurs alliés du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité, ou Quad (l’Australie, l’Inde et le Japon). La RPC cherche également à renforcer son influence sur ses voisins et à créer un espace permettant à ses sous-marins de se « diluer » en toute sécurité avant d’atteindre l’océan Pacifique.

Une aversion croissante pour l’instabilité politique

Derrière cette succession de tensions et disputes avec les pays voisins, les autorités chinoises semblent chercher à prouver leur légitimité, évoquent régulièrement leur volonté de mettre fin au « siècle d’humiliation » et de réunifier la nation chinoise, mais semblent surtout vouloir faire oublier l’impact désastreux pour l’économie des politiques publiques adoptées depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping.

À l’aune de l’ensemble des éléments abordés précédemment, il semble que ces mêmes tensions aient bien plus à voir avec des considérations internes qu’avec d’authentiques menaces externes et il est bien probable que du point de vue chinois, les Philippines ne soient perçues que comme des dommages collatéraux malencontreux.

Peu sûres de leur bon droit en mer de Chine méridionale, et craignant de sortir de l’ambiguïté à leurs dépens exclusifs, les autorités chinoises pensent n’avoir d’autre choix que d’augmenter sans cesse l’ampleur et l’agressivité de leur vaste campagne de guerre asymétrique.

Xi Jinping a cependant réussi, via ses revendications sur l’ensemble du pourtour maritime de la Chine, à détourner – pour un temps - l’attention des citoyens chinois des difficultés économiques et sociales du pays vers des problèmes extérieurs en jouant de la fibre patriotique.

Le gouvernement s’est ainsi évertué à rassembler la population autour de cette politique agressive tout en investissant massivement dans la modernisation des forces armées, notamment via un développement accéléré de la marine - une politique qui a l’avantage de générer des retombées économiques, technologiques et industrielles à long terme, et de créer ou de maintenir des emplois dans l’industrie lourde, particulièrement impactée.

Il reste désormais à espérer que les scénarios d’une confrontation majeure entre la Chine et Taïwan, ou avec les Philippines, ne se concrétiseront pas. Le scénario d’une reconquête de Taïwan, quel qu’en soit le prix aurait un coût humain, mais aussi, financier extrêmement élevé pour l’ensemble du globe, si l’on en croit les analyses de la société d’information boursière Bloomberg. Une catastrophe qui n’aurait pas de frontières.

The Conversation

Benjamin Blandin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

10.11.2024 à 19:38

Comment Donald Trump a utilisé la désinformation pour s’imposer

Kübler Raoul, Associate Professor of Marketing - Social Media, AI, and Digital Marketing Expert, ESSEC

Donald Trump a menti de façon répétée et délibérée durant ses campagnes électorales. Pourquoi ? Une équipe de chercheurs a étudié le rôle de la désinformation dans la stratégie du candidat.
Texte intégral (2607 mots)

Quel est le rôle exact joué par la désinformation dans la victoire de Donald Trump ? À partir de l’analyse de 200 millions de données, une équipe de chercheurs a modélisé les facteurs déterminants du choix électoral lors des élections américaines en 2016 et 2020. Ce modèle éclaire la stratégie de Trump consistant à propager des « fake news » pour s’imposer sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels.


La recherche sur la désinformation a signalé une augmentation de la diffusion de fausses nouvelles lors des deux dernières élections américaines. Il a été démontré que les « fake news » pénètrent les réseaux plus rapidement et plus profondément que les vraies informations.

Mais jusqu’à présent, l’impact des réseaux sociaux, des activités de marketing des candidats, de la couverture médiatique et de la désinformation sur le comportement électoral et le soutien politique n’étaient pas précisément mesurés. Notre étude tente de le faire en analysant de manière globale le rôle de ces différents facteurs sur le soutien politique et sur le vote.

Méthode d’analyse des données

Nous avons recueilli l’un des plus grands ensembles de données dans le domaine du marketing politique en analysant plus de 200 millions de messages sur les médias sociaux (Twitter, Facebook et Instagram) lors des élections présidentielles américaines de 2016 et de 2020.

En nous appuyant sur des outils de traitement du langage naturel (NLP), nous identifions les sujets communs dont les personnes parlent à propos des candidats, leurs sentiments à leur égard et les émotions exprimées. Nous utilisons les mêmes outils pour comprendre ce dont les candidats parlent dans leur communication et sur les médias sociaux. Nous combinons ces données avec celles relatives à la couverture médiatique et à la désinformation.

Pour analyser l’influence de chaque facteur sur le soutien politique, nous testons notre modèle en utilisant une approche économétrique qui nous permet de quantifier précisément l’impact de chaque facteur sur les autres éléments au fil du temps.

Nous avons ainsi étudié :

  • Le bouche à l’oreille (discussions en ligne et hors ligne). Les discussions en ligne sont mesurées par le montant de tweets positifs et négatifs à propos d’un candidat, les discussions hors-ligne sont mesurées par des enquêtes de type « études de marché ».

  • L’activité sur les réseaux sociaux (audience des candidats, contenus partagés par les candidats).

  • La publicité télévisée et le marketing.

  • La couverture médiatique (articles et contenus de la presse traditionnelle).

  • Les sondages mesurant les intentions de vote.

  • La désinformation (mesuré par le nombre de liens partagés vers des sites connus de désinformation).

Les pourcentages sur les flèches expliquent dans quelle mesure une composante influence une autre composante. CC BY

Ce graphique illustre les effets de l’ensemble des éléments de notre modèle. Les flèches et les pourcentages indiquent les relations directes et indirectes entre les éléments, saisissant comment chaque facteur influence et est influencé par les autres dans ce système dynamique aux multiples boucles de rétroaction.

Notre graphique montre l’ampleur de l’impact d’une augmentation de 1 point de chaque variable sur les autres variables.

Une augmentation de 1 point du bouche-à-oreille (positif ou négatif) – a un impact de 1 point (100 % dans le schéma) sur le soutien (mesuré par les sondages à travers les intentions de vote).

Une augmentation de 1 point de la désinformation entraîne une augmentation de 0,75 point sur le soutien (en faveur du candidat dont les partisans diffusent cette désinformation).

Une augmentation de 1 point de la désinformation entraîne une augmentation de 0,5 point (50 %) sur la couverture médiatique (presse et magazine).

Une augmentation de 1 point des discussions sur les réseaux sociaux a un impact de 0,75 point (75 %) sur la couverture de médiatique (presse magazine), de 0,75 point sur le bouche-à-oreille. Cette augmentation de 1 point des réseaux sociaux a un impact de 0,5 point sur le partage de la désinformation sur les plates-formes.

Les réseaux sociaux, facteur clé aux États-Unis

Au regard de ces résultats, nous pouvons conclure qu’aux États-Unis, l’usage des réseaux sociaux et la désinformation qui lui est associée ont une influence majeure sur la couverture médiatique et sur le soutien apporté aux candidats.

De nombreux exemples illustrent ce schéma général mesurant l’impact en cascade des différents facteurs.

Ainsi, nous avons mesuré l’impact des tweets de Donald Trump en 2016 lorsque ce dernier a écrit à plusieurs reprises au sujet de ses bonnes relations avec Vladimir Poutine et de la Russie. Nous avons constaté qu’à chaque tweet de Trump mentionnant Poutine, le nombre de publications de fausses informations concernant Hillary Clinton augmentait de manière significative.

CC BY

Cet effet est visible non seulement immédiatement après le tweet de Trump, mais il persiste également sur une période prolongée, illustrant le rôle catalyseur de ces tweets dans l’amplification de la désinformation.

Nous avons ensuite constaté que cette amplification de la désinformation entraîne une plus forte couverture médiatique. Chaque pic de désinformation génère une hausse du nombre d’articles de presse consacrés à Trump, atteignant un sommet au quatrième jour, avant de décroître progressivement mais en conservant un effet notable sur dix jours. Ainsi, les tweets de Trump stimulent le partage de désinformation, mais contribuent également indirectement à renforcer sa visibilité médiatique.

Notre modèle empirique montre que l’augmentation de la couverture médiatique centrée sur Trump, déclenchée par la désinformation, entraîne également une hausse du bouche-à-oreille positif à son sujet, en ligne et hors ligne.

Ce phénomène suggère que l’attention médiatique, bien que résultant initialement de la propagation de la désinformation, contribue finalement à améliorer l’image publique de Trump dans les discussions. En d’autres termes, plus Trump est au centre de l’attention médiatique, plus cela suscite des conversations positives à son sujet, renforçant ainsi son capital de sympathie et son influence.

L’équipe de Trump semble avoir parfaitement compris cette dynamique, et Donald Trump a tiré parti de cet effet également lors de sa campagne de 2024. C’est ce que souligne la célèbre déclaration « They are eating the dogs » (ils mangent les chiens) lors du débat télévisé avec Kamala Harris.

La citation a été immédiatement partagée sur les réseaux sociaux, où l’on a vu par la suite une augmentation de la désinformation sur les immigrés, « l’État profond » et le « grand remplacement ». Les médias traditionnels ont ensuite pris le relais et relayé ces histoires. Cela amplifie à nouveau l’impact de la désinformation, qui fait finalement monter les sondages en faveur de Trump.

Responsabilité des médias traditionnels

Les réseaux sociaux sont devenus une arme politique essentielle aux États-Unis : nul hasard si les candidats ont payé 650 millions de dollars à Google et à Meta en 2024. La désinformation a un statut à part dans cet environnement car c’est un élément clé permettant d’amplifier le volume des discussions en ligne et de les polariser.

Le fait que la désinformation alimente le discours en ligne et maintienne l’engagement des utilisateurs sur les réseaux sociaux peut expliquer pourquoi les opérateurs de réseaux sociaux contrôlent si peu les débats en ligne (ou réintègrent les utilisateurs bannis pour leurs pratiques, comme l’a fait Elon Musk sur X).

CC BY
CC BY

Les médias traditionnels américains, qui sont désormais concurrencés par les plates-formes, tentent de rester dans la course en commentant les débats en ligne. Il en résulte une surreprésentation médiatique du candidat le plus outrancier (les graphiques ci-dessus montrent que le nombre d’articles consacrés à Donald Trump est bien plus important que ceux consacrés à Hillary Clinton en 2016). À l’avenir, ces médias devraient se demander si chaque message d’un candidat populiste sur les réseaux sociaux mérite d’être couvert.

Alors que certains chercheurs vont jusqu’à se demander si la démocratie peut survivre à l’Internet, les décideurs politiques attachés à cette démocratie seraient bien avisés de sanctionner les réseaux responsables des fausses nouvelles qu’ils diffusent.


_ Cet article utilise les données de l’étude « I like, I share, I vote : Mapping the dynamic system of political marketing » de Raoul V. Kübler, Kai Manke et Koen Pauwels, publiée par le Journal of Business Research. _

The Conversation

Kübler Raoul ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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