LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

12.05.2025 à 15:57

« Syndrome du sauveur blanc », néocolonialisme, changement climatique… comment repenser l’aide internationale ?

Vincent Pradier, Doctorant en sciences de gestion, IAE Paris – Sorbonne Business School

À l'heure du changement climatique, les pays les plus pauvres sont aussi les plus vulnérables. Comment les épauler sans aggraver la crise climatique ou sombrer dans le néocolonialisme ?
Texte intégral (2843 mots)
Capture d'écran issue du court-métrage parodique « Let's save Africa! - Gone wrong » Chaine Youtube SAIH Norway

Les anciens pays colonisés sont parmi les plus vulnérables au changement climatique anthropique. Ces aléas environnementaux alimentent les vulnérabilités économiques et sociales auxquelles ils font déjà face. Cet état de fait pose de multiples questions aux acteurs de l’aide internationale et aux ONG occidentales, au modèle jugé souvent très carboné et parfois néo-colonial. Dans le contexte actuel, marqué également par une baisse drastique des budgets dédiés, quelles sont les pratiques mises en place par les ONG françaises pour transformer leur gestion ?


En 1899, Rudyard Kipling, l’auteur britannique du Livre de la jungle, publiait un poème intitulé Le Fardeau de l’Homme blanc, rapidement perçu comme un hymne à l’impérialisme colonial occidental. Il y enjoignait les colons occidentaux, en particulier les États-Unis, à envoyer « le meilleur de (sa) descendance (les colons) (…) pour veiller sous un lourd harnais, sur un peuple folâtre et sauvage (…) moitié démon et moitié enfant » (les peuples colonisés). Ce poème a appuyé la définition d’un concept particulier, caractéristique de certaines pratiques du secteur de l’aide internationale, intitulé le « syndrome du sauveur blanc » ou white saviorism.

Le syndrome du sauveur blanc et les écueils du « volontourisme »

Défini, entre autres, par l’économiste William Easterly, il renvoie généralement à l’idée d’une responsabilité supposée dont se sont dotés les pays occidentaux (soit les pays d’Europe et d’Amérique du Nord) à « sauver », « aider », voire « civiliser » les peuples non occidentaux. Ce syndrome est multiforme et se matérialise, encore aujourd’hui, dans les différentes pratiques de « volontourisme ».

Comme le précise France Volontaires (la plate-forme française du volontariat international d’échange et de solidarité), celles-ci sont caractéristiques des formes de volontariat qui conjuguent « voyage et engagement volontaire [promettant] à des individus désireux de s’engager pour une cause la découverte de nouvelles cultures tout en venant en aide à des communautés locales ». Et « si les intentions de départ paraissent louables, dans les faits (…) le modèle économique repose sur les profits tirés de cet engagement volontaire, bien souvent au détriment de l’intérêt général [entraînant] des dérives dont les effets peuvent être plus ou moins graves pour les communautés d’accueil comme pour les personnes participant à ces séjours ».

Nombre de missions de ce type pullulent en ligne, en particulier sur des enjeux éducatifs. Par exemple, des organisations proposent aux personnes intéressées – moyennant investissement personnel dans les billets d’avion, dans les frais de vie sur place et autres dépenses obscures – de travailler, sur une ou plusieurs semaines, en enseignant une langue (souvent l’anglais, même si la personne volontaire le parle moyennement) ou en animant des orphelinats. Si cela pose des questions évidentes de légitimité éducative, cela a aussi pour effet d’empêcher la structuration de systèmes endogènes d’éducation nationale ou spécialisée.

Court-métrage parodique dénonçant le syndrôme du sauveur blanc.

Des organisations parfois perçues comme néocoloniales

Pour certains auteurs et certaines autrices, le white saviorism est plus globalement l’une des caractéristiques encore dominantes du secteur de l’aide internationale, perpétuant, dans les relations entre organisations du Nord global et du Sud global, des dissymétries de pouvoir tirées de l’histoire coloniale occidentale.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Par exemple, certains auteurs montrent comment le soutien important d’organisations internationales – notamment via des financements – à la construction de parcs nationaux dans des pays anciennement colonisés a eu pour effet d’exproprier, sous couvert de « braconnage », des populations entières qui pourtant habitaient depuis longtemps ces territoires. Si la création de ces parcs se justifie au nom d’une certaine protection de la biodiversité, elle a surtout permis l’organisation d’un système touristique excluant, principalement orienté vers des activités de loisir pour personnes occidentales, aux retombées économiques aléatoires, assimilé un nouveau « colonialisme vert » (non sans débats), au détriment des personnes vivant sur place.

blank.

Dans un monde qui se « désoccidentalise », ces questionnements sont aujourd’hui au cœur de nombreuses réflexions des acteurs de l’aide internationale, en particulier des ONG françaises, européennes et anglo-saxonnes. Elles entrent également en résonance avec les interrogations quant à l’empreinte environnementale de ces dernières.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


L’exemple des déplacements en avion

Prenons l’enjeu de la réduction de l’empreinte carbone liée aux déplacements en avion – pratique qui caractérise généralement les ONG dans l’imaginaire collectif. Dans le cas d’une organisation qui interviendrait, comme beaucoup, dans plusieurs pays ouest-africains, par exemple le Burkina Faso, les déplacements en avion effectués par ses personnes salariées sont-ils toujours nécessaires, en particulier en fonction de leur origine et de leurs lieux de vie ? Doivent-ils tous être réduits de la même manière ?

En 2023, une personne burkinabé émettait en moyenne seize fois moins de carbone qu’une personne française – largement en dessous des 2 tonnes par an préconisées par les accords de Paris. De plus, là-bas comme ici, l’avion est avant tout une pratique minoritaire – moins de 1 % des personnes vivant dans les pays appauvris prenant l’avion une fois par an, contre 40 % des habitants des pays enrichis. Ces dissymétries d’accès se retrouvent logiquement dans les pratiques des ONG : les personnes salariées occidentales en leur sein voyagent plus régulièrement – et plus facilement – que les autres.

Partant de ce constat, les ONG doivent-elles alors considérer de la même manière l’empreinte carbone d’un vol pris par une personne salariée burkinabé voyageant en France pour un temps de rencontre annuel avec toutes les équipes, et celle d’une personne salariée française se rendant au Burkina Faso pour effectuer une mission de suivi ? Ou doivent-elles au contraire proposer des règles qui permettent de rééquilibrer ces asymétries ?

Sensibiliser ou accompagner ?

Autre exemple : la sensibilisation ou l’éducation aux enjeux du changement climatique anthropique des personnes vivant dans les pays d’intervention des ONG françaises. Rappelons que ces pays en sont les principales victimes. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires estime par exemple que le Burkina Faso, en 2024, « est identifié comme l’un des 20 premiers pays au monde où les effets du changement climatique sont inévitables, susceptibles de provoquer de graves détériorations de la situation humanitaire et d’aggraver le conflit entre les agriculteurs et les éleveurs ».

Dans ce contexte, les premières personnes concernées – c’est-à-dire les personnes qui habitent sur place – ont-elles vraiment besoin de l’aide de personnes occidentales pour « comprendre » ou « appréhender » la crise écologique ? L’Afrique subsaharienne est en effet, selon un rapport de l’Unesco paru en 2021, la région du monde où la question du changement climatique est la plus abordée à l’école, loin devant l’Europe.

Ne faudrait-il donc pas, plutôt qu’expliquer à des populations ce qu’elles savent souvent mieux que nous, appuyer leur capacité à agir, notamment en renforçant un accès direct des organisations du Sud global aux financements dédiés ?

Comment changer de pratiques ?

En ce sens, plusieurs ONG françaises, arguant que « les actions des organisations de solidarité, aussi cruciales soient-elles, peuvent générer des impacts environnementaux et climatiques », se sont engagées, depuis quelques années, à transformer leurs pratiques pour les rendre plus soutenables. Pour certaines d’entre elles, cela passe par exemple par un engagement, en phase avec les accords de Paris, à réduire de 50 % leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’horizon 2030.

Depuis 2022, les ONG ont d’ailleurs été rejointes dans cette dynamique par les principaux bailleurs de l’aide internationale.

La localisation comme levier de soutenabilité

Plusieurs ONG humanitaires, comme ALIMA ou Médecins du Monde agissent ainsi pour atténuer l’impact environnemental de leurs actions, en actant des trajectoires de réduction de leurs empreintes carbone respectives. Cela se traduit par exemple dans des pratiques de relocalisation des chaînes d’approvisionnement (achat de matériels médicaux divers au plus près des zones d’intervention), ou encore dans l’utilisation du fret maritime en remplacement de l’aérien pour l’acheminement du matériel non « localisable » (comme certains médicaments).

Ces deux axes sont en effet, pour ces deux ONG présentées, des leviers importants de réduction de leurs GES, représentant par exemple pour ALIMA en 2020 près 30 % de son empreinte carbone total, quand les déplacements en avion de ses personnes salariées ne représentent « que » 12 %.

La diminution des gaz à effet de serre et l’adaptation

Pour d’autres organisations, comme le GRET, la diminution des émissions de GES passe, au contraire, au regard du fonctionnement de la structure — souvent, des experts basés au siège de l’ONG en France se déplacent dans les pays d’intervention —, par la réduction significative du nombre de déplacements en avion de ses personnes salariées – ces vols représentant près de 80 % de son empreinte carbone annuelle totale.

En transformant ses processus internes (interdiction de certains types de vols, allongement des missions, etc.) l’ONG tend alors à rendre plus efficiente et plus soutenable son organisation. Elle déploie en outre des pratiques d’adaptation dans les différents projets sectoriels (nutrition, agriculture, formation professionnelle) qu’elle met en place.

Privilégier le soutien à des partenaires locaux

Et c’est justement sur ces enjeux de réduction des vulnérabilités des systèmes naturels et humains aux effets du changement climatique anthropique que se mobilisent enfin certaines ONG. Citons ici l’exemple du Secours catholique – Caritas France (SCCF) et son programme « communautés résilientes » dédié à la promotion d’une transition écologique juste dans une vingtaine de pays d’intervention. Parce que l’organisation travaille en réseau avec des partenaires (des organisations similaires dans d’autres pays), elle n’envoie que très peu d’Occidentaux à l’international.

Elle vise au contraire, par des transferts de fonds, à appuyer la mise en place, par ses partenaires, de dynamiques endogènes de développement. Les déplacements en avion dans le cadre de ses activités se limitent alors à des temps de rencontre très spécifiques, généralement en France, où sont invitées des personnes représentantes des organisations partenaires, donc issues des pays du Sud global. Celles-ci ayant de fait une empreinte carbone très faible, le SCCF, qui agit aussi en France, fait alors le choix de ne pas intégrer ces activités à l’international dans la comptabilisation de son empreinte carbone organisationnelle.

Ce qu’illustrent ces trois chemins de transition, c’est que le changement climatique anthropique révèle, au fond, pour les ONG occidentales, un modèle historiquement très énergivore et dans certains cas, perpétuateur d’asymétries de pouvoir issues de l’histoire coloniale. Pionnières sur ces questions, les ONG françaises, notamment celles présentées, tentent de le transformer, en fonction de leurs mandats, de leurs histoires respectives et de leur fonctionnement. Les ONG ont ainsi tout intérêt – comme le montrent nos travaux et d’autres – à matérialiser dans leurs pratiques une réelle responsabilité commune mais différenciée. Cela peut les aider à identifier en leur sein des persistances de ce white saviorism. Et en réancrant les enjeux climatiques et environnementaux dans l’histoire coloniale, les ONG peuvent alors ouvrir la voie à une « autre gestion », alternative et inclusive, des transitions.

The Conversation

Vincent Pradier a mené sa thèse en convention CIFRE au sein de Coordination SUD, la plate-forme nationale des ONG françaises, de juillet 2021 à juin 2024.

12.05.2025 à 15:54

Yémen : comment les Houthis forment une génération de combattants

Jules Grange Gastinel, Doctorant du CNRS, rattaché à l’Université d'Aix-Marseille, affilié au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) et à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université (AMU)

Sur les 30 % du territoire du Yémen qu’ils contrôlent, les Houthis ont transformé en profondeur le système éducatif dans l’optique de légitimer leur pouvoir et de promouvoir leur projet politico-religieux.
Texte intégral (4300 mots)

Tandis que l’attention internationale se concentre sur le retour des Houthis sur la liste des organisations terroristes internationales ou sur leurs attaques en mer Rouge, leur rapport à la gouvernance est, lui, sous-étudié. Or, lors de la saisie du pouvoir par un mouvement armé contestataire, l’examen de sa fabrique paradoxale de l’État dans la guerre et de ses pratiques éducatives offre une compréhension sans égal de son projet et du processus de façonnage d’un imaginaire politique.


Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a replacé les Houthis sur la liste américaine des organisations terroristes internationales afin de sanctionner leurs attaques en mer Rouge. En réponse, des manifestations massives sont organisées chaque semaine dans la capitale yéménite, Sanaa, en soutien à la cause palestinienne et pour dénoncer les ingérences américaines au Moyen-Orient et les frappes visant leurs positions. Tandis que l’attention médiatique se focalise sur ces tensions géopolitiques, un autre aspect du pouvoir houthi reste largement ignoré : sa politique éducative.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Qui sont les Houthis ?

Les Houthis, aussi appelés Ansar Allah (en français les partisans de Dieu) sont un mouvement politico-religieux qui contrôle, depuis septembre 2014, le nord-ouest du Yémen, dont Sanaa, la capitale. Se réclamant d’une minorité au sein de l’islam chiite, le zaydisme, ils ont su capitaliser sur la fragmentation de l’État yéménite suite à la destitution en 2012 de l’ancien président de la République, Ali Abdallah Saleh, afin de s’emparer d’un territoire constituant environ 30 % de la superficie totale du pays.

Cette organisation, qui naît dans les années 1980-1990 dans la région septentrionale de Saada sous le nom de « Jeunesse croyante » (en arabe al-shabāb al-muʾmin), organise initialement des cours de religion pour les jeunes. Après six guerres qui l’opposent au pouvoir central (2004-2010) et la mort de son fondateur, Hussein al-Houthi, le mouvement restructure son projet : désormais, il s’agit pour lui d’exercer, sur le territoire qu’il contrôle, les fonctions d’un État.

Carte du Yémen détaillant les factions en présence (mars 2024)
Carte du Yémen détaillant les factions en présence (mars 2024). Sanaa center for strategic studies/The Yemen Review/21871

Les Houthis impulsent notamment une réforme générale du système éducatif à l’initiative du charismatique Yahia al-Houthi, ministre de facto de l’Éducation en fonction jusqu’en août 2024. Proche du leader Abdelmalik al-Houthi et fort de sa longue carrière de parlementaire, Yahia s’appuie sur le concept d’unité pédagogique (al-waḥda al-tarbawiyya) pour former une génération de révolutionnaires, que les Houthis nomment « la génération du cri » (jīl al-ṣarkha). Cet article questionne les effets de cette réforme et propose une analyse conceptuelle combinatoire qui s’intéresse à la syntaxe logique du matériel pédagogique houthi. Il se fonde sur des sources recueillies (entretiens, ressources documentaires, images fixes, presse audiovisuelle et sources orales) lors d’une enquête sur la sociologie de l’éducation chez Ansar Allah.

Cérémonie religieuse pour les effectifs des camps d’été (enfants) et des cours culturels (adultes), Ansar Allah media center, non datée
Cérémonie religieuse pour les effectifs des camps d’été (enfants) et des cours culturels (adultes), non datée. Ansar Allah media center

De la jeunesse yéménite en proie à la « houthisation » de la société à la militarisation de l’éducation

La « houthisation » (ḥawthana) est une politique publique menée par Ansar Allah depuis son accession au pouvoir. Elle consiste à exposer les fonctionnaires à des formations culturelles (dawrāt thaqāfiyya) où l’idéologie du mouvement est enseignée par des partisans de la première heure.

Depuis 2017, cette initiative existe également pour les mineurs : elle prend la forme de camps d’été (marākiz ṣayfiyya) et s’inspire de modèles du scoutisme du Hezbollah libanais. Ces camps rassemblent des jeunes originaires de toutes les zones contrôlées par le mouvement et permettent une éducation de masse. Ils ambitionnent de créer une société de la résistance, d’assurer un enracinement des valeurs religieuses et de promouvoir un récit nationaliste de lutte contre l’agresseur étranger. Ce sont des lieux propices à la militarisation de l’éducation. La visite d’officiers des forces armées d’Ansar Allah dans les classes devient régulière et les enfants sont exposés de plus en plus jeunes au maniement des armes.

Salut militaire des effectifs des camps d’été, Saba, 12/12/2024
Salut militaire des effectifs des camps d’été, Saba, 12 décembre 2024.

Les cours acculturent la jeunesse à la mort, à la guerre et à l’impératif du jihād et de la résistance contre l’ennemi, l’agresseur et l’envahisseur étranger. Le recrutement s’organise sous le commandement des superviseurs (mushrifīn) et implique une multitude d’acteurs, dont des formateurs spécialisés.

Visite dans une école du général de brigade Yahya Saree, porte-parole des forces armées d’Ansar Allah, mai 2023. Compte Twitter officiel de Yahya Saree

Dès 2016, avec l’intensification des combats et les premiers revers militaires, des phases de recrutement de masse ont été enclenchées et des systèmes de quotas ont été imposés par le comité national à la mobilisation (al-lujna al-markaziyya fī al-ḥashd wa al-ta’ẓīm), placé sous la direction du docteur Qasim al-Humran.

Intervention du président Mahdi al-Mashat, d’oulémas et de formateurs houthis dans une école, non sourcé, non daté
Intervention du président Mahdi al-Mashat, d’oulémas et de formateurs houthis dans une école, non sourcé, non daté. Fourni par l'auteur

En parallèle, les canaux de communication affiliés aux Houthis publient des clips de propagande mettant en scène de jeunes enfants en tenue militaire qui affirment leur soutien à la résistance nationale face à « l’agression ».

Depuis le 7 octobre 2023, de tels contenus sont largement mobilisés en soutien à la cause palestinienne et aux attaques houthies contre les intérêts israéliens. Les futures unités d’infanterie expérimentent ainsi le tir sur des cibles fixes et mouvantes, le camouflage, la progression en terrain ennemi, ou encore les tactiques de repli, mais également des sessions plus symboliques, consistant par exemple à piétiner des drapeaux états-uniens ou israéliens.

Tordre les récits, tronquer les programmes, politiser les manuels

La réforme entend modifier en profondeur les programmes scolaires : les Houthis perçoivent les manuels comme des outils de création d’un imaginaire politique et d’un récit national. Les concepts cardinaux de l’ennemi – extérieur comme intérieur – de la guidance par les populations hachémites (les descendants du prophète) et de la culture coranique sont donc mobilisés dans l’optique de légitimer Ansar Allah comme entité de gouvernance et de résistance.

Couverture du numéro 40 du magazine Jihād, compte Twitter du magazine, mai 2022
Couverture du numéro 40 du magazine Jihād, compte Twitter du magazine, mai 2022. Fourni par l'auteur

Le magazine Jihād est produit et distribué par la Fondation de l’Imam al-Hadi, une fondation culturelle d’obédience zaydite dont la communication est, depuis les guerres de Saada, en phase avec le discours politico-religieux des Houthis. Il s’agit d’un média de référence destiné à un public compris entre six et douze ans, divisé en trois dimensions :

  • D’abord, un volet militaire, sécuritaire, géopolitique et stratégique, qui vise à acculturer l’enfant aux réalités d’une région et d’un monde fracturés, où règnent la conflictualité et la guerre des civilisations.

  • S’ensuit un volet plus politique et idéologique, où l’enfant est mis au contact des grands axes du projet de Hussein al-Houthi.

  • Enfin, un volet socioreligieux confère une dimension plus morale au discours pédagogique, visant à s’assurer des bonnes mœurs (civiques comme religieuses) des jeunes Yéménites.

Le slogan sur le drapeau des Houthis au Yémen se lit comme suit : « Allah est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Que les Juifs soient maudits. Victoire à l’islam. »
Le slogan sur le drapeau des Houthis au Yémen se lit comme suit : « Allah est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Que les Juifs soient maudits. Victoire à l’islam. » RuneAgerhus, CC BY

Les notions d’« agression américaine » (al-’udwān al-amrīkī) et d’« ennemi sioniste » (al-’adū al-ṣahyūnī) sont le fondement du premier concept : la définition de l’ennemi extérieur. Dans son slogan provocateur de 2002 « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les Juifs, victoire à l’islam » (Allāhu akbar, al-mawt li amrīkā, al-mawt li isrā’īl, al-la’na ‘alā al-yahūd, al-naṣr li al-islām), Hussein al-Houthi appelait déjà à la mort de l’Amérique et d’Israël, mais le contexte de guerre a fait émerger un troisième antagoniste : les États arabes membres de la coalition qui affronte les Houthis depuis 2015, soit en premier lieu l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. La question palestinienne est donc mobilisée pour légitimer le recours à la lutte armée des organisations intégrées à « l’Axe de la Résistance » (le Hezbollah et le Hamas notamment).

Les manuels ont recours à des images qui acculturent à la violence extrême et à la mort, incarnées par les récits des martyrs présentés comme des héros de la résistance nationale. Le jihād est donc un impératif pour le jeune Yéménite face à la menace d’annihilation de son pays, de ses frères et de son identité. Les références antisémites sont omniprésentes et font des Juifs une catégorie qui souhaite l’anéantissement de la Umma, la communauté des croyants.

Les enfants du Yémen en soutien à Gaza et au Liban, déluge d’al-Aqsa, 18/10/2024
Les enfants du Yémen en soutien à Gaza et au Liban, déluge d’al-Aqsa, 18 octobre octobre 2024. Fourni par l'auteur

S’ajoute à cela un second concept essentiel, fruit de logiques internes à la politique yéménite : l’existence d’un ennemi intérieur et d’un complot (al-mu’āmara) contre la sécurité de l’État. L’opposition politique à Ansar Allah est associée à de l’espionnage et, pour l’affronter, les manuels scolaires font de la chasse au traître (al-khā’in) un acte patriote.

En troisième lieu, le concept de guidance par des gens de la maison (ahl al-bayt) consacre les populations hachémites comme les dirigeants naturels du Yémen. Parmi elles, la famille al-Houthi occupe une position de surplomb. Glorifié, le leader martyr (al-shahīd al-qā’id), Hussein, est présenté comme le Coran parlant (al-qur’ān al-nāṭiq) et son frère, Abdelmalik, est doté de la bannière de la guidance (’alam al-hudā) et d’une habilitation divine à gouverner (tamkīn illāhī).

Enfin, la culture coranique (al-thaqāfa al-qur’āniyya) conclut ce carré conceptuel et fournit un fondement doctrinal à l’action d’Ansar Allah. L’histoire du zaydisme est réécrite et adaptée au projet politique houthi, notamment influencé par la révolution iranienne. En ce sens, les Houthis introduisent le modèle politique de la wilāyat al-faqīh, la guidance du théologien-juriste, pour remplacer l’imamat, régime en vigueur au Yémen de 897 à 1962.

Ainsi, le modèle éducatif promu par les autorités se veut performatif. Il ambitionne de façonner sur le temps long l’éducation au Yémen, en acculturant les nouvelles générations aux principes cardinaux du projet politico-religieux porté par Hussein puis Abdelmalik al-Houthi et leurs partisans. Cette « génération du cri », qui n’aura connu que la pédagogie houthie depuis 2014, est exposée à une perception du monde qui peut être qualifiée de révolutionnaire. Mais si l’aspect révolutionnaire est bien présent dans le zaydisme, sa lecture par Ansar Allah laisse transparaître un projet politique qui nécessite tant l’apparition de nouvelles doctrines que leur réinterprétation par les nouvelles générations afin de pérenniser cette société de la résistance.

The Conversation

Jules Grange Gastinel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

10.05.2025 à 13:00

« Que la paix soit avec vous tous » : comment le pape Léon XIV incarne à la fois tradition et modernité

Darius von Guttner Sporzynski, Historian, Australian Catholic University

Léon XIV s’efforcera de traduire l’idéal « un seul esprit et un seul cœur » dans une action qui protégera le travailleur vulnérable, le migrant déplacé et la planète blessée.
Texte intégral (2108 mots)
Le nouveau pape salue les fidèles réunis sur la place Saint-Pierre, le 8 mai 2025. Vatican Media

Sous les acclamations de la foule, le cardinal américain Robert Francis Prevost est apparu ce 8 mai au balcon de la basilique Saint-Pierre. Le nouveau pape a choisi de s’appeler Léon XIV - un nom qui fait référence à deux figures majeures du Vatican et annonce un pontificat guidé à la fois par la tradition, la modernité et l’idéal augustinien d’harmonie : un seul cœur et un seul esprit dans le chemin de Dieu.


Il est le premier pape originaire des États-Unis, le premier Augustinien à occuper le trône de Pierre et le premier anglophone à le faire depuis Adrien IV au XIIe siècle.

Le pape Léon XIV a salué Rome et le monde avec une simple bénédiction : « Que la paix soit avec vous tous ».

En choisissant une bénédiction qui met l’accent sur la concorde, il a indiqué ce que serait l’axe principal de son action, et en la prononçant en italien et en espagnol il a souligné sa volonté de s’adresser de façon accessible à la plus grande quantité possible de croyants.

« Léon XIV est le nouveau pape », TV5Monde Info (mai 2025)

Qui est Robert Francis Prevost ?

Né à Chicago en 1955, Prevost grandit dans la banlieue ouvrière de Dolton. Enfant de chœur, il fréquente le séminaire du lycée Saint-Augustin. Il obtient une licence en sciences à l’université Villanova (Pennsylvanie) et un doctorat en droit canonique à l’université pontificale Saint Thomas d’Aquin à Rome.

En 1977, Prevost entre dans les ordres des Augustins, prononce ses vœux solennels en 1981 et est ordonné en 1982. Pour les Augustins, la vertu ne réside pas dans la pauvreté elle-même, mais plutôt dans le partage des biens : la communauté importe plus que l’accomplissement personnel. La vision augustinienne repose sur trois piliers : l’intériorité, l’amour du prochain et la quête de vérité. Ce cadre guidera l’action de Prevost dans ses missions et dans ses appels à l’unité et à la paix.

Prevost a administré des communautés dans plus de 50 pays, mais il a commencé en tant que missionnaire dans le nord du Pérou en 1985. Au cours des dix années suivantes, il a enseigné le droit canonique, dirigé un séminaire à Trujillo et une paroisse naissante dans la périphérie urbaine de Lima et pris des décisions dans des affaires de mariages.

Cette expérience l’a sensibilisé à la condition des travailleurs et aux problématiques liées aux industries extractives ainsi qu’aux migrations. Ces préoccupations - qui font écho à la lettre ouverte Rerum novarum publiée par son homonyme Léon XIII en 1891 - sont évidentes dans les priorités sociales de Prévost aujourd’hui. En 2015, il a été nommé évêque de Chiclayo au Pérou et, en 2023, préfet du Discatère pour les évêques, un poste lui conférant la responsabilité d’entériner la désignation des évêques dans le monde entier.

Devenu cardinal en septembre 2023 et élevé au rang de cardinal-évêque d’Albano en février 2025, Prevost s’est présenté au conclave avec une réputation d’homme polyglotte (il parle couramment cinq langues) et réservé.

Au quatrième tour de scrutin, les cardinaux ont fini par le désigner. Une heure plus tard, il saluait en italien puis en espagnol la ville et le monde en tant que pape Léon XIV : un geste bilingue qui honore ses racines italo-américaines et sa citoyenneté péruvienne.

Pourquoi Léon XIV ?

Le choix du nom Léon XIV est un programme en soi. En invoquant les grandes figures de la préservation de l’unité de l’Église Léon le Grand (pape de 440 à 61) et de l’enseignement Léon XIII, le nouveau pape laisse entendre qu’il s’en inspirera.

Ses défis en 2025 ? Traduire la spiritualité communautaire augustinienne dans sa gouvernance, étendre l’enseignement social inauguré par Léon XIII et servir de médiateur entre des factions polarisées. En cela, la mémoire de ses prédécesseurs est plus une boussole qu’une carte, orientant l’horizon de son pontificat marqué par les bouleversements numériques, migratoires et climatiques du XXIe siècle.

Black and white photo of Leo XIII.
Léon XIII, pape de 1878 à sa mort en 1903. Library of Congress

On peut s’attendre à ce que Léon XIV fasse preuve de diplomatie autant que Léon le Grand et que, à l’instar de Léon XIII, qui a défendu les droits syndicaux et a attaqué le capitalisme exploiteur, il prenne position sur les questions relatives aux transformations du travail, mais aussi sur le dérèglement climatique et sur les déplacements forcés. Et si Léon XIII a donné au catholicisme sa première réponse complète à la modernité industrielle, Léon XIV pourrait être chargé d’articuler une vision augustinienne pour l’Anthropocène numérique : une vision de l’humanité comme une communauté de pèlerins, liée par un amour partagé plutôt que par un profilage algorithmique des préférences.

« Soyez un seul esprit et un seul cœur sur le chemin de Dieu »

La première phrase de la Règle de Saint-Augustin est la suivante : « Soyez un seul esprit et un seul cœur sur le chemin de Dieu. » L’accent mis par l’ordre sur la prière intérieure plutôt que sur les activités extérieures correspond à la préférence de Léon XIV pour l’adoration eucharistique silencieuse au détriment des grandes cérémonies, de même que l’importance que l’ordre accorde à l’apprentissage est en phase avec sa soif d’érudition.

Comme le pape François, Léon XIV a condamné l’avortement et l’euthanasie. Il maintient que seuls les hommes peuvent être diacres. Dans un discours prononcé en 2012, il a déploré la normalisation médiatique des « familles alternatives composées de partenaires de même sexe ». Dans le même temps, il est très critique à l’égard des politiques migratoires strictes appliquées par les États-Unis.

Le tout fait de lui un centriste, prêt à défendre les limites doctrinales, tout en s’affirmant sur la justice sociale, l’action climatique et la transparence de la gouvernance que le pape François a commencé mais n’a pas achevé.

Défis à venir

Léon XIV hérite d’une Église fragmentée. Les conservateurs craignent une dérive doctrinale, tandis que les progressistes souhaitent une réforme accélérée de la gouvernance, de la liturgie et du rôle des femmes.

Son engagement augustinien pourrait faire de lui un bon médiateur, ce qui sera d’autant plus indispensable que les crises géopolitiques exigent un regain de diplomatie de la part du Saint-Siège et les finances du Vatican accusent toujours des déficits insoutenables.

Finalement, Léon XIV incarne bien à la fois la tradition et la modernité. Son succès dépendra de sa capacité à traduire l’ancien idéal de l’ordre augustinien d’un seul cœur et d’un seul esprit en structures qui protègent le travailleur vulnérable, le migrant déplacé et la planète blessée. Cependant, sa formation, son savoir et ses antécédents suggèrent qu’il comprend que la crédibilité de l’Église repose aujourd’hui, de même qu’en 1891 sous Léon XIII, sur le fait que la charité sociale et la clarté théologique ne sont pas des rivales, mais des partenaires sur le chemin de Dieu.

Comme Léon XIII, Léon XIV aborde le monde non pas comme un ennemi à vaincre, mais comme un terrain moral à cultiver. Son pontificat doit faire face aux questions écologiques, technologiques et migratoires de notre époque.

Son discours inaugural en faveur de la paix laisse entrevoir une vision dans laquelle la justice sociale, la gestion écologique et la fraternité humaine s’entrecroisent. Reste à voir s’il pourra traduire cette vision en réforme institutionnelle et en leadership moral mondial.

En invoquant l’héritage de Léon XIII, la boussole du pontificat de Léon XIV pointe vers une Église intellectuellement sérieuse, socialement engagée et pastoralement proche : une Église qui parle à nouveau aux travailleurs des entrepôts d’Amazon, aux migrants des camps de détention, aux étudiants, aux réfugiés du Sahel et aux jeunes qui naviguent tant bien que mal dans le marché de l’emploi. S’il réussit, le nom qu’il a choisi se lira comme une promesse prophétique, reliant l’appel très clair de 1891 pour la justice aux demandes inexplorées de 2025 et au-delà.

The Conversation

Darius von Guttner Sporzynski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.05.2025 à 13:10

Inde-Pakistan : vers une nouvelle guerre de grande ampleur ?

Ian Hall, Professor of International Relations, Griffith University

Une guerre totale entre ces deux nations nucléaires serait dévastatrice.
Texte intégral (1541 mots)

L’Inde vient de frapper le territoire pakistanais en riposte à un attentat meurtrier ayant visé des touristes indiens dans la région disputée du Cachemire le 22 avril. Ces tensions s’inscrivent dans une longue histoire d’hostilité entre les deux voisins. Sans médiation internationale, la crainte d’une escalade du conflit entre deux États dotés de l’arme nucléaire refait surface.


Dans la nuit du 6 au 7 mai, l’Inde a effectué des frappes militaires contre le Pakistan, touchant de nombreux sites dans le Cachemire contrôlé par le Pakistan et au Pakistan lui-même. Elle a employé pour cela des tirs d’artillerie, ainsi que des drones. L’armée pakistanaise a répondu le 8 mai, avec une pluie de missiles sur le Cachemire indien contre des postes militaires de Jammu, Pathankot, Udhampur et Jalandhar, le long de la frontière internationale.

Les deux parties sont plus proches d’un conflit majeur qu’elles ne l’ont été depuis des années, voire des décennies. Rappelons que l’Inde et le Pakistan se sont déjà livré des guerres de grande ampleur en 1947, 1965, 1971 et 1999.

« Cachemire indien, les racines du conflit », Arte (mai 2025).

En 2016 et 2019, les deux pays ont de nouveau échangé des tirs, sans que ces confrontations ne débouchent sur une guerre. À Delhi comme à Islamabad, on comprend qu’une guerre ouverte entre ces deux puissances nucléaires pourrait avoir des conséquences absolument catastrophiques.

Les États-Unis et d’autres pays ont donc fait pression à ces deux occasions pour ces conflits ne deviennent pas incontrôlables. Cette pression sera-t-elle aussi forte cette fois, et sera-t-elle aussi efficace ? Dans le cas contraire, les tensions pourraient s’intensifier rapidement et il serait difficile pour l’Inde comme pour le Pakistan de faire marche arrière.

Pourquoi l’Inde a-t-elle frappé le Pakistan ?

L’Inde a affirmé que ses frappes étaient une riposte à l’attaque terroriste perpétrée le mois dernier contre des touristes principalement indiens dans la région – fortement militarisée – du Cachemire, revendiquée par les deux pays, qui a fait 26 morts.

Un groupe terroriste appelé « Front de Résistance » (TRF) a d’abord revendiqué cette attaque, mais s’est par la suite rétracté, ce qui laisse encore planer le doute.

Selon des sources indiennes, ce groupe relativement nouveau est une extension d’un mouvement terroriste préexistant, « Lashkar-e-Taiba », basé au Pakistan depuis de nombreuses années.

Le Pakistan a nié toute implication dans l’attentat contre les touristes. Cependant, il a été prouvé par le passé que, même si le gouvernement pakistanais n’a jamais officiellement apporté son soutien à ces groupes opérant sur son territoire, une partie de l’armée pakistanaise les appuie, que ce soit sur le plan idéologique, financier ou d’autres façons. Lors des précédentes attaques terroristes en Inde, des armes et d’autres équipements militaires provenaient du Pakistan. En témoigne l’attaque terroriste de Mumbai en 2008 : le gouvernement indien a prouvé que les tireurs recevaient des ordres au téléphone depuis le Pakistan.

Mais à ce jour, nous ne disposons d’aucune preuve de ce genre concernant l’attentat du 22 avril au Cachemire.

L’Inde a demandé à plusieurs reprises au Pakistan d’agir contre les groupes terroristes installés sur son sol. Si certains dirigeants ont parfois été emprisonnés, ils ont ensuite été libérés, y compris le cerveau présumé de l’attentat de Mumbai en 2008.

En outre, les madrassas (écoles religieuses) – longtemps accusées de fournir des recrues aux groupes rebelles – sont toujours autorisées au Pakistan et très peu contrôlées par l’État.

Le Pakistan, quant à lui, rejette la faute sur des Cachemiris locaux qui protestent contre l’« occupation » indienne ou sur des Pakistanais qui auraient spontanément décidé de passer à l’action. Il est évident que ces deux positions ne concordent d’aucune manière.

Le prix de l’inaction

Reste à voir quel prix à payer l’un et l’autre seraient prêts à payer pour montrer d’un cran les tensions.

D’un point de vue économique, si un conflit plus important éclate, il serait très peu coûteux pour l’Inde comme pour le Pakistan. Il n’y a pratiquement pas d’échanges commerciaux entre les deux. New Delhi a très probablement calculé que son économie en forte croissance ne serait pas affectée par ses frappes et que d’autres pays continueraient à commercer avec l’Inde et à y investir. La conclusion d’un accord commercial avec le Royaume-Uni signé le 6 mai – avant les frappes pakistanaises – après trois années de négociations, confirme cette impression.

Du point de vue de l’image internationale, les deux pays n’ont pas grand-chose à perdre non plus. Dans les crises précédentes, les pays occidentaux se sont empressés de condamner et de critiquer les actions militaires commises par l’un et par l’autre. Mais aujourd’hui, la plupart d’entre eux considèrent que ce conflit est un problème bilatéral, que l’Inde et le Pakistan doivent régler eux-mêmes.

En réalité, la principale préoccupation des deux parties est le coût politique qu’elles subiraient si elles n’entreprenaient pas d’action militaire.

Avant l’attaque terroriste du 22 avril, le gouvernement du premier ministre indien Narendra Modi avait affirmé que la situation sécuritaire au Cachemire s’améliorait et que les Indiens ordinaires pouvaient voyager en toute sécurité dans la région. Ces déclarations ont été mises à mal par ce qui s’est passé ce jour-là, d’où la nécessité pour le gouvernement de réagir.

Quant au Pakistan, il est lui aussi contraint de ne pas laisser l’Inde le frapper sans réagir, d’où ses frappes du 8 mai. Malgré un bilan mitigé, l’armée pakistanaise justifie depuis longtemps son très grand rôle dans la politique nationale en affirmant qu’elle est la seule à s’interposer entre le peuple pakistanais et l’agression indienne. La situation actuelle la place face à l’obligation d’agir.

La prudence la communauté internationale

Alors, que va-t-il se passer ? Le meilleur scénario serait qu’après quelques jours de confrontation militaire limitée, un apaisement soit rapidement trouvé, comme ce fut le cas par le passé. Mais rien ne dit que c’est ainsi que les choses vont tourner.

Peu de pays tiers sont prêts à contribuer à la désescalade du conflit. Donald Trump est enlisé dans d’autres conflits, en Ukraine, à Gaza, et avec les rebelles houthis au Yémen, et la diplomatie de son administration a été jusqu’à présent incompétente et sans effet.

Interrogé sur la récente frappe indienne, Trump a répondu que c’était une « honte » et qu’il « espérait » que tout cela se terminerait rapidement. Des propos nettement moins forts et moins précis que ceux des précédents présidents américains quand l’Inde et le Pakistan en venaient aux mains.

En bref, New Delhi et Islamabad devront probablement régler cette question eux-mêmes. Et pour celui qui décidera le premier de fermer les yeux ou de reculer, il pourrait y avoir un coût politique considérable à payer.

The Conversation

Ian Hall a reçu des financements du ministère australien des affaires étrangères et du commerce. Il est également membre honoraire de l’Australia India Institute de l’université de Melbourne.

08.05.2025 à 12:34

80 ans après la victoire, que retiennent les États-Unis de la Seconde Guerre mondiale ?

Simona Tobia, MCF en Civilisations des États-Unis, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA)

La Seconde Guerre mondiale est largement perçue aux États-Unis comme l’archétype de la « bonne guerre », même si, de plus en plus, les zones d’ombre sont également examinées.
Texte intégral (3587 mots)
« Raising the Flag on Iwo Jima », prise le 23 février 1945, est l’une des images emblématiques de la Seconde Guerre mondiale. Joe Rosenthal

La mémoire de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis a beaucoup évolué au fil des années. Des aspects moins reluisants que les exploits des soldats sur les théâtres européen et asiatique sont désormais étudiés avec minutie, qu’il s’agisse des souffrances infligées aux civils par les bombardements – y compris ceux, atomiques, de Hiroshima et de Nagasaki –, mais aussi l’internement des Japonais résidant aux États-Unis, les exactions commises par les GIs, ou encore le racisme qui imprégnait l’US Army à cette époque.


Le 29 avril dernier, plusieurs touristes venus visiter le Capitole, siège du Congrès états-unien à Washington D.C., ont été déçus de ne pas pouvoir y accéder en raison d’un événement exceptionnel. Mike Johnson, président de la Chambre des représentants, a dirigé une cérémonie dans l’Emancipation Hall du Centre des visiteurs du Capitole, au cours de laquelle il a remis la Médaille d’or du Congrès à la famille de la lieutenante-colonelle Charity Adams Earley, cheffe de l’unité connue, pendant la Seconde Guerre mondiale, sous le nom de Six Triple Eight.

Déployé en Europe en 1945, le 6888e Central Postal Directory Battalion, composé exclusivement de femmes noires, avait pour mission de résorber un impressionnant retard de plus de 17 millions de lettres accumulées dans le courrier militaire et n’ayant pas été distribuées à leurs destinataires. En trois mois, ces femmes ont accompli cette tâche deux fois plus rapidement que prévu. Aujourd’hui, elles sont saluées non seulement pour avoir résolu une crise logistique majeure, mais aussi pour être de véritables modèles dans la société états-unienne d’après-guerre.

« Les Six Triple Eight sont de grandes patriotes américaines, loyales envers une nation qui, pendant bien trop longtemps, n’a pas su leur rendre la pareille. Et je suis heureux de dire que cela est en train de changer, et que c’est ce que nous faisons ici aujourd’hui », a déclaré Johnson. Malgré la pluralité des mémoires de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, cet événement illustre l’évolution du pays vers une mémoire plus inclusive. Mais il soulève aussi une question plus large : comment les États-Unis commémorent-ils aujourd’hui la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

La guerre comme récit d’unification nationale

Aux États-Unis, la fin du conflit en 1945 incarne un moment de consensus, d’unité et de victoire à la fois militaire et morale, devenu fondateur de l’identité nationale. Bien qu’aucun jour férié national ne soit spécifiquement dédié au 8 mai, date du V-E-Day (Victory in Europe Day), la commémoration de l’acceptation formelle de la reddition sans condition de l’Allemagne nazie est largement reconnue, tout comme celle du V-J Day (Victory Over Japan Day), le 2 septembre.

Au cœur de la capitale Washington D.C., une cérémonie officielle s’est tenue le 8 mai 2025 au National World War II Memorial pour honorer la victoire en Europe, et un deuxième événement aura lieu le 2 septembre pour marquer la fin du conflit dans le Pacifique. D’autres initiatives sont également prévues au United States Holocaust Memorial Museum de Washington D.C. ainsi qu’au National WWII Museum de la Nouvelle-Orléans, afin d’examiner les implications historiques et mémorielles de la guerre et d’offrir un espace de réflexion à la fois universitaire et citoyenne.

Plusieurs productions cinématographiques et télévisuelles voient également le jour en 2025, participant à leur manière au travail de mémoire. Le film The 6888, réalisé par Tyler Perry et disponible en France sous le titre Messagères de guerre, met en avant l’histoire du bataillon afro-américain récemment décoré de la Médaille d’or du Congrès.

D’autres productions marquent cet anniversaire, comme Masters of the Air, une minisérie adaptée du livre de Donald L. Miller qui fait suite à Band of Brothers (2001) et The Pacific (2010). En mettant l’accent sur des histoires méconnues, ces œuvres participent à une relecture critique de la good war et revisitent la manière de commémorer le conflit.

En effet, aux États-Unis, ce confit reste la good war, expression popularisée dans les années 1980 pour désigner une guerre juste et nécessaire, menée contre le mal absolu et porteuse d’un sens de rédemption nationale. Toutefois, il faut savoir que cette expression n’était pas utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale, ni immédiatement après : il fallut attendre plusieurs décennies pour que l’idée de guerre juste et de « la bonne guerre » entre dans le vocabulaire courant. Un ouvrage publié en 1984 par l’historien Studs Terkel, et intitulé « The Good War » : An Oral History of World War II joua un rôle central dans la diffusion de ce terme.

Pour autant, Terkel lui-même souligna : « Je l’appelle la bonne guerre, mais vous remarquerez qu’il y a des guillemets autour de l’expression », signalant d’emblée une distance critique et le fait que c’est pour interroger la manière dont le conflit est perçu qu’il utilise ce terme, pas pour le glorifier. Comme l’a noté l’historienne Elizabeth D. Samet, le livre donne à entendre aussi bien les récits exaltés que les témoignages douloureux, sans chercher à imposer une lecture unique. Grâce à son succès critique et public, l’ouvrage, qui reçut le prix Pulitzer en 1985, a donné une visibilité à cette idée du conflit moralement juste.

C’est donc entre les années 1980 et 1990 que l’idée d’une « bonne guerre » s’impose dans la culture populaire et le récit national aux États-Unis. Avec la résurgence du patriotisme sous l’ère Reagan, les soldats alliés sont salués comme des « libérateurs » lors des commémorations du D-Day en 1984, ce qui contribue à présenter le confit comme un point culminant moral pour les États-Unis.

Les années 1990 marquent le sommet de ce que Samet appelle « le récit sentimental » de la guerre : la célébration du 50e anniversaire des grandes étapes du conflit, comme le débarquement en Normandie en 1994, puis celle de la capitulation allemande et de la fin de la guerre en 1995, donnent lieu à une vague de publications, productions cinématographiques et cérémonies officielles qui s’inscrivent dans un contexte politique particulier.

Après les années des conflits politico-sociaux liés à la guerre du Vietnam, aux relations raciales ou encore au scandale du Watergate, la Seconde Guerre mondiale apparaît comme un moment d’unité, de clarté morale et d’efficacité militaire. Des figures comme l’historien Stephen Ambrose participent à cette construction mémorielle avec des livres devenus des best-sellers comme Band of Brothers (1992), D-Day (1994) et Citizen Soldiers (1997), qui racontent les actions de jeunes soldats américains, courageux et fraternels.

En 1998, le journaliste Tom Brokaw consacre cette mythification du soldat états-unien dans son livre The Greatest Generation, rendant hommage aux hommes et femmes qui ont vécu la guerre et les décrivant comme la plus grande génération de l’histoire des États-Unis, un modèle d’unité et de dévouement. Cette image trouve également écho dans le cinéma avec des films comme Il faut sauver le soldat Ryan (1998) ou La Liste de Schindler de Steven Spielberg (1993), qui renforcent la perception d’un conflit juste, livré au nom de la liberté.

Pourtant, comme le rappelle l’historien John Bodnar, cette vision idéalisée et simplifiée résulte d’une construction progressive, marquée par des tensions entre récits concurrents.

Bodnar montre que les premières décennies de l’après-guerre ont connu des représentations multiples, parfois contradictoires. De nombreux vétérans rentrèrent de la guerre épuisés et en quête de normalité, comme on peut voir dans des films comme The Best Years of Our Lives (1946), qui évoquent cette difficile réintégration.

La relecture proposée par Bodnar s’inscrit dans ce contexte, soulignant que la mémoire de la guerre fut longtemps morcelée et éloignée d’un récit unifié. C’est à partir des années 1970 et plus encore dans les décennies suivantes que la Seconde Guerre mondiale commence à apparaître comme un « un grand âge d’or vers lequel nous pouvons toujours nous replier pour nous souvenir de qui nous étions et de qui nous pourrions redevenir » (Samet). C’est-à-dire que le conflit est vu comme une sorte d’antidote, un point de repère rassurant face aux incertitudes contemporaines et en contraste avec le Vietnam, un conflit « mauvais », contesté et traumatisant.

Entre mémoire et oubli collectifs

De nombreux auteurs mettent en garde contre une vision trop simplifiée de la Seconde Guerre mondiale : la « bonne guerre » avait peu à voir avec l’expérience de bon nombre de soldats états-uniens. E. B. Sledge, animé d’idéalisme et de patriotisme, quitta ses études pour s’engager dans les Marines et défendre son pays. Ses expériences traumatisantes le poussèrent à écrire en 1981 le mémoire With the Old Breed (Frères d’armes, en français) qui raconte les batailles de Peleliu et Okinawa, dépeignant un paysage infernal où la guerre ne connaît aucune pitié : il faut tuer ou être tué, les prisonniers sont torturés, les morts mutilés, la violence atteint des sommets de sauvagerie et de terreur. La compagnie K de Sledge subit 64 % de pertes à Peleliu, où il assiste, impuissant, au massacre de ses camarades. Sledge voit un Marine tenter d’arracher les dents en or d’un soldat japonais blessé. Pour y parvenir, il lui entaille les joues au couteau, indifférent aux gargouillis de sa victime.

Des voix multiples – d’anciens combattants, témoins civils, chercheurs et intellectuels – ont mis en question le concept de « bonne guerre », non pas pour nier la nécessité de vaincre le fascisme, mais pour refuser d’en faire un conflit moralement pur. Même justifiée, la guerre reste une expérience marquée par la souffrance, les compromis moraux et les atrocités, comme montré par le récit de Sledge. Un ancien combattant interrogé par Terkel confie : « La bonne guerre ? Cette expression me révolte. Bien sûr qu’il fallait arrêter l’ennemi, et on l’a fait. Mais la manière dont on s’y est pris était fourbe », et il rappelle que pour ceux qui l’ont vécue, la guerre n’est pas vraiment « bonne ».

L’expression « amnésie collective » désigne l’oubli, par une société, de certains épisodes de son passé, notamment ceux qui entrent en contradiction avec un récit national valorisant et la mise sous silence de certaines vérités dérangeants qui nuisent à une image héroïque de soi. Aux États-Unis, deux catégories particulièrement sensibles d’atrocités, les violences racistes et les violences sexuelles, ont longtemps été passées sous silence.

Natalie Nickerson, 20 ans, contemple un crâne – apparemment celui d’un soldat japonais – qui lui a été envoyé de Nouvelle-Guinée par son petit ami servant dans le Pacifique. (22 mai 1944, numéro de LIFE, p. 35.). LIFE Magazine (Photo : Ralph Crane)

La propagande états-unienne en temps de guerre avait diabolisé les Japonais avec un racisme virulent, ce qui a alimenté des comportements brutaux des soldats américains dans le Pacifique. Par exemple, il n’était pas rare que des soldats collectionnent des trophées de guerre : en mai 1944, le magazine Life publia une photo d’une jeune femme posant avec un crâne que son fiancé lui avait envoyé en souvenir.

La légende précisait que la Navy « désapprouvait fermement » de telles pratiques, mais cet épisode, tout comme le récit de Sledge, met en évidence le niveau de déshumanisation. Par ailleurs, l’internement de dizaines de milliers de personnes d’origine japonaise à partir de 1942, ordonné par le président Roosevelt par décret exécutif (E.O. 9066), souvent effectué avec le soutien de l’opinion publique, a été passé sous silence pendant longtemps. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que les discours publics ont commencé à reconnaître cette injustice sociale et raciale, et seulement en 1988 le Congrès a adopté une loi qui le reconnaissait et présentait des excuses au nom du gouvernement pour l’internement des Américains d’origine japonaise.

Les crimes commis par les forces états-uniennes ont également été largement oubliés. Le chercheur J. Robert Lilly estime que ces soldats ont commis environ 14 000 viols en Europe entre 1942 et 1945 et bien que des tribunaux militaires aient condamné certains auteurs, ces violences ont été exclues du récit public. Le livre de Lilly, La face cachée des GIs, fut d’abord publié en France car le public américain n’était pas prêt à entacher l’image de la greatest generation.

Les souffrances infligées aux civils allemands et japonais avec les bombardements de Dresde, Hiroshima et Nagasaki sont d’autres exemples d’épisodes qui peinent à trouver leur place dans la mémoire populaire. Bodnar montre que les commémorations publiques peuvent être conflictuelles : un épisode célèbre fut le débat autour de l’exposition Enola Gay au Smithsonian en 1995, lorsque des groupes d’anciens combattants et des acteurs politiques s’opposèrent aux discussions sur les souffrances humaines à Hiroshima, ainsi qu’à toute remise en question de la décision d’utiliser la bombe. L’exposition fut finalement drastiquement simplifiée afin d’éviter les polémiques.

Pendant la Guerre, au sein des mêmes États-Unis la ségrégation raciale persistait, y compris dans l’armée, et les Afro-Américains lancèrent la campagne « Double V », pour une double victoire : contre le nazi-fascisme à l’étranger, et contre le racisme dans leur pays. Les tensions sociales ne disparurent pas : grèves, émeutes comme celle de Detroit en 1943, et sentiments isolationnistes restaient présents. Le travail de l’historien Thomas A. Guglielmo montre que la question du racisme au sein de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale fait l’objet d’une relecture approfondie, qui étudie les dynamiques de ségrégation et discrimination du suprémacisme blanc vécues par les soldats afro-américains, asiatico-américains, latino-américains et amérindiens.

Comme Elizabeth Samet souligne dans son ouvrage Looking for the Good War, en idéalisant le passé et en occultant les ambiguïtés morales du conflit, la mémoire collective peut contribuer à une forme d’amnésie collective.

Une mémoire en évolution ?

Depuis quelques années, la recherche historique contribue activement à recomposer cette mémoire. Un dossier de la Revue française d’études américaines publié en 2023 et intitulé Un héritage contesté, en est une illustration, car il explore des récits marginalisés comme ceux des civils sous les bombes alliées, des minorités ethniques ou des femmes engagés dans les services de renseignement. Lors de leur Winter Symposium 2025, les chercheurs de la société HOTCUS (Historians of the Twentieth Century United States) ont également mis en lumière les nouvelles directions de la recherche sur la Seconde Guerre mondiale, en insistant sur les expériences marginalisées comme l’internement des Américains d’origine japonaise, les écoles pour l’américanisation des femmes au foyer dans le Japon occupé, ou encore les expériences des objecteurs de conscience.


À lire aussi : Avant et après le 6 juin : quand les Alliés bombardaient la Normandie


La Seconde Guerre mondiale peut-elle encore être un modèle, ou doit-elle surtout servir d’avertissement ? Alors que les tensions géopolitiques resurgissent et que les discours se radicalisent, la manière dont on choisit de commémorer le conflit en dit long sur les valeurs que l’on défend aujourd’hui. Le président Donald Trump, quant à lui, a annoncé sur le réseau Truth Social sa décision de rebaptiser le 8 mai en « Jour de la Victoire de la Seconde Guerre mondiale » : « Nous avons gagné les deux guerres, personne ne nous a égalés en termes de force, de courage ou d’excellence militaire, mais nous ne célébrons jamais rien. C’est parce que nous n’avons plus de dirigeants qui savent le faire ! Nous allons recommencer à célébrer nos victoires ! »

On comprend bien de quelle façon il souhaite commémorer le conflit, mais il faut aussi souligner que le post n’était accompagné d’aucun décret et que seul le Congrès peut créer ou modifier un jour férié fédéral.

The Conversation

Simone Tobia est membre de HOTCUS et SAES.

07.05.2025 à 16:31

Conclave catholique : quel pape, pour quelle Église ?

Blandine Chelini-Pont, Professeur des Universités en histoire contemporaine et relations internationales, Aix-Marseille Université (AMU)

Jamais un conclave n’a réuni une assemblée aussi hétérogène du point de vue de l’origine géographique des cardinaux. Une diversité qui reflète l’évolution au long cours de l’Église catholique.
Texte intégral (2055 mots)

La désignation du prochain pape est un processus complexe dont l’issue indiquera la voie que l’Église suivra au cours des prochaines années : celle tracée par François, qui conférait notamment une large place à des sujets jusqu’alors peu traités par le Vatican, comme la protection de l’environnement, ou un retour à une position plus traditionnelle.


Le conclave qui vient de s’ouvrir, ce 7 mai, pour désigner le nouveau pape de l’Église romaine devra résoudre cette quadrature du cercle : quel homme pour quelle Église, et quelle Église pour quel monde ?

Devant la complexité apparente du meilleur « choix », on comprend que les 133 cardinaux amenés à choisir l’un des leurs pour prendre (aussi) la tête du Vatican invoquent l’Esprit saint avant d’entrer dans la chapelle Sixtine où, de façon anonyme, ils coucheront un nom sur le papier jusqu’à ce que l’un d’entre eux se dégage et obtienne en quelques scrutins (quatre tours par jour) les voix du quorum canonique.

Dans le sillage du conclave, des catholiques du monde entier ont développé des réseaux de prière visant à optimiser les décisions cardinalices, accompagnés désormais par des applications ad hoc qui ont beaucoup de succès.

Ouverture

Aussi, ce temps paré de rituels immémoriaux – quoique les historiens en relativisent la continuité – est à la fois très festif, très populaire, mais aussi presque dramatique : la pression des médias, qui le couvrent avec grand sérieux, lui donne une forme de vérité définitive, qui a fini par amplifier son enjeu et le rendre planétaire.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Les profils des « papabiles » – une vingtaine – sont scrutés à la loupe dans les projections et conjectures parfois très savantes des vaticanistes. Leurs qualités et compétences sont vraiment diverses. Bien sûr, aucun ne les possède toutes. À vrai dire, sont-elles toutes nécessaires pour gouverner l’Église ? Chaque pontificat est marqué par la personnalité même de son pontife. Le seul critère de départ est que le cardinal qui deviendra pape (aucune candidature officielle n’est annoncée au préalable) soit choisi sans interférence extérieure, qu’il s’agisse des puissances politiques comme des factions les plus militantes au sein de l’Église.

Mais les sabotages de réputation, à l’heure de la manipulation numérique par les spécialistes de la déstabilisation, sont plus faciles qu’avant, d’autant que, ces dernières décennies, les scandales –  financiers, politiques, sexuels – se sont succédé, désacralisant les fonctions et les ordonnancements, faisant chuter le nombre de déclarants fiscaux dans les pays où la dîme est toujours étatisée, comme l’Allemagne, et surtout faisant disparaître les pratiquants, parfois de manière drastique.

Dans ce contexte incertain, que Donald Trump fasse encore le clown en postant une photo où il apparaît en tenue de pape, qu’il raconte que le cardinal Dolan de New York serait le meilleur candidat de tous les temps, que le ministre français des affaires étrangères évoque l’archevêque de Marseille le cardinal Aveline et que les Marseillais de France se mobilisent en faveur de ce dernier tiendrait presque de l’anecdotique.

Universalité

Cent trente-trois votants, dont 108 nommés cardinaux par le pape François (2013-2025), dont certains sont issus de « nouvelles chrétientés » des périphéries, de pays jamais représentés, de pays en guerre, de pays où les catholiques sont minoritaires et de pays en situation de grande pauvreté : le collège de ce conclave est le plus universel, le plus multiracial et le plus polyglotte de tous les temps.

L’égalité démographique n’est pas encore atteinte, mais les représentants de la vieille chrétienté européenne, toujours riche en diocèses et en structures de tout genre malgré sa forte sécularisation, forment moins de la moitié des votants actuels. Ils seront bientôt réduits au quart dans l’équilibre des représentations continentales.

En misant sur François en 2013, les cardinaux avaient lancé un signal fort : ils l’avaient choisi pour réformer l’Église et c’est ce qu’il a fait, non sans provoquer des grincements de dents. Le conclave précédent a obtenu bien plus qu’il ne l’espérait, trop selon certains. Le pape « du bout du monde » a retourné le Vatican, transformant les logiques de centralité romaine et de cléricalisme. Il a réformé la curie, le gouvernement central de l’Église, en promulguant une nouvelle Constitution. Le souverain pontife a complètement revu les finances et la communication du Saint-Siège. Au Vatican, de nombreux Italiens ont dû céder leur place à des hommes – et ces derniers mois à des femmes – venus de loin.

Mais François a fait plus que prévu. Il a mis au centre de l’attention de l’Église des sujets encore marginaux pour elle, du moins au début des années 2010, comme l’immigration et l’écologie. Il a dénoncé (à l’avance ?) la violence d’une « troisième guerre mondiale », qui se déroulait « par morceaux » à travers le globe. Tout au long de son pontificat, il a favorisé l’émergence de figures religieuses nouvelles, s’inscrivant dans sa ligne. Il est « descendu de la chaire », pour incarner une Église au contact, dans un monde justement de plus en plus connecté par le sans-contact, où les frontières se ferment, les sociétés se fracturent et les gens sont apparemment indifférents les uns aux autres et au devenir de leur société.

Quadrature du cercle

Quel homme, donc, pour quelle « image » de l’Église ? La couleur de peau est presque essentielle pour signifier qu’elle ne l’est pas. Un pape noir (Ambongo, Turkson, Gregory, Sarah) ou asiatique (You, Tagle, Ranjith, Goh, Maung Bo) ? Un pape états-unien (Gregory encore, Cupich, Presvot, Tobin, Farrell) ? Un pape venu d’une grande Église nationale dans un pays majoritairement catholique (Erdö, Krajewski, Zuppi) ou un pape venu d’une Église minoritaire (Brislin, Berhouet, Arborelius, Eijk) ? Un pape d’un pays qui n’est pas chrétien (Vesco, Koovakad, Marengo), voire d’un pays qui opprime sa minorité catholique (Maung Bo) ? Faut-il qu’il ait une longue expérience épiscopale ? Une longue expérience curiale ? Qu’il parle italien ou plusieurs langues ? Quelle direction est la plus urgente en interne : continuer l’Église « ouverte » chère à François ou la « remettre sur les rails » ?

Quatre types de questions se posent qui départagent le clivage entre progressistes et conservateurs dans l’Église, sachant que la plupart des cardinaux sont un peu des deux et que le pape lui-même a, selon la tradition apostolique-catholique, « le pouvoir des clefs » (Matthieu, XVI, 19) qui lui permet de rendre central ce qui, hier, était progressiste et de déplacer aussi les lignes du conservatisme.

Faut-il poursuivre ou non les réformes dans l’Église pour consolider son implantation globale ? Si oui, le cardinal Hollerich est le plus progressiste. Si non, le cardinal Müller est le plus le plus conservateur. Faut-il persévérer ou non dans la préséance de la charité sur le rappel de la doctrine ? Si oui, le cardinal Zuppi est le plus pastoral ; si non, le cardinal Filoni est le plus traditionnel et les deux sont Italiens. Faut-il porter ou non la priorité des efforts sur le développement des chrétientés de demain, notamment en Asie ? Dans ce cas, le cardinal Tagle, des Philippines, est le grand favori. S’il faut repartir dans l’évangélisation catholique des pays sécularisés, bien souvent les plus développés d’Europe et d’Amérique, alors Tolentino de Mendonça, préfet du Dicastère pour la culture et l’éducation, homme de lettres et théologien, est un bon candidat.

Enfin, faut-il ou non continuer les injonctions « sudistes » du pape François face aux injustices et à la cruauté du monde, à travers un prisme encore plus caritatif ? Avoir une grille de lecture encore plus sociale, voire plus économique ou carrément plus politique sur les effets de la prédation, de l’avidité, des rapports de force sur la nature, dans la société et entre les États ? Si oui, les cardinaux africains Turkson ou Ambongo ont un profil idéal.

Faut-il continuer à faire du migrant et du réfugié l’idéal-type du prochain à secourir ? Les cardinaux états-uniens Cupich, Tobin, Presvot sont les plus audibles et prêts à affronter leur gouvernement sur la question. Faut-il plus que jamais dénoncer l’oppression des pouvoirs, la prédation territoriale, l’appétit de la guerre et de l’intimidation, en un mot prêcher la paix et la justice pour les peuples ? Les cardinaux diplomates Parolin, mais aussi Pizzaballa, Gugerotti, Zuppi et Turkson, sont parmi les plus qualifiés.

Corps du pape

On le voit, il ne manque pas de profils dans cette course aux priorités de l’Église catholique. Elle-même est si diverse et présente des aspects si contradictoires, que peut-être son dernier paradoxe est que le bon choix du conclave réside moins dans les compétences du futur pape que dans son charisme relationnel.

En effet, ce sont avant tout la personnalité chaleureuse et le truchement itinérant du corps pontifical qui favorisent aujourd’hui l’universalité catholique. À la fois sédentaire par excellence et nomade perpétuel, par ses voyages, rencontres, rassemblements et moments de convergence romaine (jubilés, années saintes, Semaine sainte, etc.), il est tangiblement le « Vicaire du Christ ». C’est dans l’expérience physique de sa rencontre collective que se forge aujourd’hui le sentiment de la communion catholique. Et cette particularité relationnelle « globale » a été l’un des grands changements du catholicisme institutionnel au XXe siècle.

The Conversation

Blandine Chelini-Pont ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
   Fiabilité faible
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓