10.04.2025 à 11:58
Madeline Laire-Levrier, Doctorante Circularité des Plastiques des équipements sportifs, Arts et Métiers ParisTech
Carola Guyot Phung, Ingénieur recherche I2M - Université de Bordeaux et Bordeaux Sciences Agro, École polytechnique
Carole Charbuillet, Enseignante Chercheure- Circularité des matériaux dans les produits complexes, Arts et Métiers ParisTech
Nicolas Perry, Professeur des Universités, enseignant chercher dans le domaine de l'écoconception, l'évaluation environnementale et l'économie circulaire ; impliqué dans des sujets en liens avec les activités industrielles, les produits complexes manufacturés., Arts et Métiers ParisTech
Skis, raquettes, ballons, planches de surf… Tous nos équipements sportifs sont de vrais casse-tête à recycler. Pour minimiser leur impact et faciliter leur fin de vie, il devient donc nécessaire de repenser leur conception.
C’est un constat qui s’impose dès qu’on met un pied dans un magasin d’équipements sportifs. Le plastique y est devenu omniprésent et a fini par remplacer les matériaux comme le bois dans presque tous les sports : skis et vélos en fibres de carbone, kayaks en polyéthylène pour les loisirs et en fibres de verre pour les compétitions… Malgré leurs qualités indéniables en termes de performance, ces matériaux deviennent problématiques, en fin de vie de ces produits, pour la gestion des déchets et la pollution qu’ils génèrent.
Cette réalité interpelle alors même que, dans la foulée des Jeux olympiques Paris de 2024, les JO d’hiver de 2030 se dérouleront dans les Alpes françaises. Leur organisation est déjà lancée avec l’objectif de jeux responsables et soutenables pour nos montagnes. En parallèle, le comité d’organisation des Jeux de Paris 2024 a, lui, publié en décembre dernier son rapport de soutenabilité présentant les initiatives engagées pendant ces jeux (emballages, installations, logements, transports…). Il montre qu’il est possible de prendre en compte la question environnementale lors d’un grand événement.
Mais qu’en est-il exactement pour les équipements sportifs utilisés au quotidien ?
Si vous avez chez vous un ballon, une raquette de ping-pong ou bien un tapis de yoga, sachez que cette question vous concerne désormais directement depuis l’instauration d’un principe de responsabilité élargie du producteur (REP) pour les articles de sport et de loisirs (ASL), entré en vigueur en 2022.
Une REP est un dispositif qui rend responsable les entreprises du cycle de vie de leurs produits, de la conception jusqu’à la fin de vie. La première REP a été instaurée en 1993 pour les emballages ménagers. La REP ASL est, quant à elle, le premier dispositif à l’échelle mondiale qui se penche sur les équipements sportifs.
Elle concerne tous les équipements utilisés dans le cadre d’une pratique sportive ou d’un loisir de plein air ; incluant les accessoires et les consommables (chambre à air, leurre de pêche, cordage de raquette de tennis…). Globalement, tout produit qui ne peut être utilisé que pour la pratique d’un sport entre dans le périmètre de cette REP. Ainsi, des baskets qui peuvent être portées quotidiennement entrent dans le périmètre de la REP textiles chaussures et linges de maison (REP TLC), instaurée en 2007, tandis que des chaussons d’escalade entrent dans la REP ASL.
Cette réglementation est du ressort des fabricants et distributeurs, mais elle vous concerne également, car les vendeurs et producteurs doivent désormais payer une écocontribution qui se répercute sur le prix final (de quelques centimes à quelques euros) que le consommateur paye.
Cette écocontribution permet de financer la collecte, le tri et les opérations de broyage et de nettoyage de la matière, en vue du recyclage et de l’élimination, ainsi que la réutilisation en seconde main des produits en fin de vie. Mais dans la réalité, il ne suffit pas de payer ce traitement de fin de vie pour qu’il soit réalisé. Car la tâche est complexe et qu’elle implique de nombreux acteurs.
Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ».
D’ici à 2027, la moitié (en masse) des articles de sport et de loisirs devront être recyclés. Pour les vélos, cet objectif est encore plus grand puisqu’il est de 62 %. Les plastiques sont à traiter en priorité, car ils représentent un tiers des matériaux constituant les ASL. En effet, la recherche de performance dans le milieu du sport et des loisirs implique une grande diversité et complexité de matières pour ce gisement. Les produits eux-mêmes sont composés de différents plastiques :
mélangés (dans les formulations), comme pour les kayaks ;
multicouches (superposés et/ou collés), comme pour les skis ;
assemblés (clipsés, vissés, etc.), comme pour les casques de vélo ;
composites (fibre de verre ou de carbone), comme pour les planches de surf ;
mousses, comme le rembourrage des crash pads d’escalade ;
élastomères, comme les balles de tennis ;
plastiques souples, comme les ballons de foot…
Cette diversité de matériaux au sein même de la fraction plastique engendre des difficultés pour le tri et, donc, pour le recyclage. Les technologies et les circuits logistiques diffèrent selon les produits, les matériaux et les composants.
La mise en circularité du plastique depuis la fin d’utilisation jusqu’à sa réutilisation dans un nouveau produit est singulière et propre à chaque matière. La complexité des produits a aussi des conséquences sur la rentabilité du recyclage, ce qui peut freiner les investissements.
Mettre en place une nouvelle filière dédiée à ce type de produits implique également de connaître le flux de déchets, sa disponibilité pour le recyclage, la caractérisation des matières au sein des produits et nécessite une demande suffisante pour justifier des investissements.
Pour être le plus efficace possible, il faudra donc que ces investissements s’appuient sur d’autres éléments en amont. Tout d’abord, l’écoconception pour prolonger la durée de vie des produits et pour faciliter le désassemblage. Ce dernier point constitue un axe clé de la circularité des équipements sportifs. En effet, la majeure partie des équipements sportifs sont complexes à désassembler manuellement, et cela peut même être dangereux pour les agents qui en sont chargés et qui peuvent se blesser ou se couper.
Plus le produit est performant, plus il est complexe à démonter. Les rollers sont, par exemple, composés de plastiques durs et d’inserts métalliques qui n’ont pas été conçus pour être démonter. Pour résoudre cela, le désassemblage robotisé peut être une voie à expérimenter.
L’écoconception facilite également le tri et les opérations de recyclage, par exemple en réduisant le nombre de matières utilisées (casques de ski uniquement en polypropylène), en privilégiant des matières pour lesquelles les technologies de recyclage sont matures (kayaks en polyéthylène). Les matières biosourcées constituent une voie alternative, mais leur recyclage reste limité ou en phase de développement. Ces matières peuvent donc être un frein au traitement de fin de vie actuelles et ont parfois des impacts plus élevés sur l’environnement au moment de leur production.
Chacun peut enfin contribuer à l’efficacité de la nouvelle filière en déposant ses articles en fin de vie dans les lieux réservés à la collecte : déchetteries, clubs sportifs, distributeurs, recycleries (certaines sont spécialisées dans la récupération d’équipements sportifs) et lieux de l’économie sociale et solidaire. Déposer son article usagé est la première étape pour réussir la mise en circularité des ASL.
Les clubs sportifs, par le biais des fédérations nationales, peuvent également organiser des collectes permanentes ou ponctuelles d’équipements usagés sur les lieux de pratique et faciliter à plus grande échelle la récupération des matériaux, nécessaire à la performance de la filière. Les distributeurs spécialisés peuvent eux aussi développer l’offre des bacs de collecte.
C’est par ces gestes que commence la mise en circularité des ASL. Enfin, les sportifs et les utilisateurs (clubs, kinésithérapeutes…) d’équipements peuvent privilégier le réemploi et la réparation.
Les producteurs doivent, quant à eux, travailler sur l’écoconception, en discussion avec les acteurs de gestion des déchets ainsi qu’avec les recycleurs pour que le recyclage soit le plus efficace possible. Les équipementiers de sports d’hiver ont déjà fait des efforts dans ce sens pour certains modèles de skis et de casques de ski, mais cela reste encore insuffisant.
Madeline Laire-Levrier a reçu des financements de l'ADEME et ECOLOGIC France.
Carola Guyot Phung a bénéficié de financements d'entreprises privées de la filière forêt-bois et d'ECOLOGIC France
Carole Charbuillet a bénéficié de financements publics de l'ADEME et l'ANR dans le cadre de ses travaux de recherche mais également d'Ecologic et ecosystem (chaire Mines Urbaines).
Nicolas Perry ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.04.2025 à 15:04
Maxence Mautray, Doctorant en sociologie de l’environnement, Université de Bordeaux
Les départs de feu dans les centres de tri sont malheureusement très fréquents et souvent causés par des erreurs humaines qui peuvent intervenir à différents stades de la gestion du tri, une activité qui rassemble de nombreux acteurs, ayant des objectifs parfois contradictoires.
Lundi 7 avril au soir, le centre de tri des déchets du XVIIe arrondissement de Paris s’est embrasé, provoquant la stupeur des riverains. Le feu, maîtrisé durant la nuit grâce à l’intervention de 180 pompiers, n’a fait aucun blessé parmi les 31 salariés présents, l’alarme incendie s’étant déclenchée immédiatement.
Si aucune toxicité n’a pour l’heure été détectée dans le panache de fumée émanant du site, l’incident a eu des conséquences pour les habitants : une portion du périphérique a dû être fermée à la circulation et un confinement a été décrété pour les zones à proximité. Le bâtiment, géré par le Syctom (le syndicat des déchets d’Île-de-France), s’est finalement effondré dans la matinée du mardi 8 avril.
Mais comment un feu aussi impressionnant a-t-il pu se déclarer et durer toute une nuit en plein Paris ? Si les autorités n’ont pas encore explicité toute la chaîne causale entraînant l’incendie, elles ont cependant mentionné, lors notamment de la prise de parole du préfet de police de Paris Laurent Nuñez, la présence de bouteilles de gaz dans le centre de tri et l’explosion de certaines, ce qui a pu complexifier la gestion du feu par les pompiers, tout comme la présence de nombreuses matières combustibles tel que du papier et du carton dans ce centre de gestion de tri.
Une chose demeure elle certaine, un départ de feu dans un centre de tri n’est malheureusement pas une anomalie. De fait, si cet incendie, de par son ampleur et peut-être aussi les images virales des panaches de fumées devant la tour Eiffel, a rapidement suscité beaucoup d’émois et d’attention, à l’échelle de la France, ce genre d’événement est bien plus fréquent qu’on ne le pense.
La base de données Analyse, recherche et information sur les accidents (Aria), produite par le Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (Barpi) nous éclaire à ce sujet.
Depuis 2010, 444 incendies ont été recensés en France sur des installations de traitement et d’élimination des déchets non dangereux (centres de tri, plateformes de compostage, centres d’enfouissement…).
À ces incendies s’ajoutent parfois des explosions, des rejets de matières dangereuses et des pollutions des espaces environnants et de l’air. L’origine humaine est souvent retenue comme la cause de ces catastrophes. Même si elles n’entraînent pas toujours des blessés, elles soulignent la fragilité structurelle de nombreuses infrastructures du secteur des déchets ménagers.
Au-delà de cet événement ponctuel, l’incendie de Paris soulève donc peut-être un problème plus profond. En effet, notre système de gestion des déchets implique une multiplicité d’acteurs (ménages, industriels, services publics…) et repose sur une organisation complexe où chaque maillon peut devenir une source d’erreur, conduisant potentiellement à la catastrophe.
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De fait, pénétrer dans un centre de gestion de tri, comme il m’a été donné de le faire dans le cadre de mes recherches doctorales, c’est se confronter immédiatement aux risques quotidiens associés aux métiers de tri des déchets dans les centres.
Si l’on trouve dans ces centres des outils toujours plus perfectionnés, notamment pour réaliser le premier tri entrant, l’œil et la main humaine restent malgré tout toujours indispensables pour corriger les erreurs de la machine.
Ces métiers, bien qu’essentiels au fonctionnement des services publics des déchets, sont pourtant peu connus, malgré leur pénibilité et leurs risques associés. Les ouvriers, dont le métier consiste à retirer les déchets non admis des flux défilant sur des tapis roulants, sont exposés à des cadences élevées, des heures de travail étendues et des niveaux de bruits importants.
Ils sont aussi confrontés à de nombreux risques : des blessures dues à la répétition et la rapidité des gestes, mais aussi des coupures à cause d’objets parfois tranchants, voire des piqûres, car des seringues sont régulièrement présentes dans les intrants.
La majorité du travail des ouvriers de ces centres consiste ainsi à compenser les erreurs de tri réalisées par les ménages. Ce sont souvent des éléments qui relèvent d’autres filières de recyclage que celle des emballages ménagers et sont normalement collectés différemment : de la matière organique comme des branchages ou des restes alimentaires, des piles, des ampoules ou des objets électriques et électroniques, ou encore des déchets d’hygiène comme des mouchoirs et des lingettes.
Ces erreurs, qui devraient théoriquement entraîner des refus de collecte, ne sont pas toujours identifiées par les éboueurs lors de leurs tournées.
Derrière cette réalité, on trouve également les erreurs de citoyens, qui, dans leur majorité, font pourtant part de leur volonté de bien faire lorsqu’ils trient leurs déchets.
Mais cette intention de bien faire est mise à l’épreuve par plusieurs obstacles : le manque de clarté des pictogrammes sur les emballages, une connaissance nécessaire des matières à recycler, des règles mouvantes et une complexité technique croissante.
Ainsi, l’extension récente des consignes de tri, depuis le 1er janvier 2023, visant à simplifier le geste en permettant de jeter tous les types de plastiques dans la poubelle jaune, a paradoxalement alimenté la confusion. Certains usagers expliquent qu’ils hésitent désormais à recycler certains déchets, comme les emballages en plastique fin, par crainte de « contaminer » leur bac de recyclage, compromettant ainsi l’ensemble de la chaîne du recyclage.
Malgré ces précautions, les erreurs de tri persistent. À titre d’exemple, le Syndicat mixte intercommunal de collecte et de traitement des ordures ménagères (Smictom) des Pays de Vilaine comptait 32 % de déchets non recyclables dans les poubelles jaunes collectées sur son territoire en 2023. Après 20 000 vérifications de bacs jaunes effectuées en une année afin de mettre en place une communication adaptée à destination de la population, ce taux n’a chuté que de cinq points en 2024, signe que la sensibilisation seule ne suffit pas à réorienter durablement les pratiques des usagers.
Notre système de gestion des déchets comporte donc un paradoxe. D’un côté, les ménages ont depuis longtemps adopté le geste de tri au quotidien et s’efforcent de le réaliser de manière optimale, malgré des informations parfois peu claires et un besoin constant d’expertise sur les matières concernées. De l’autre, il n’est pas possible d’attendre un tri parfait et les centres de tri se retrouvent dans l’obligation de compenser les erreurs.
À cela s’ajoute une complexité supplémentaire qui réside dans les intérêts divergents des acteurs de la gestion des déchets en France.
Les producteurs et les grandes surfaces cherchent à mettre des quantités toujours plus importantes de produits sur le marché, afin de maximiser leurs profits, ce qui génère toujours plus de déchets à trier pour les consommateurs.
Les services publics chargés de la gestion des déchets sont aussi confrontés à une hausse constante des ordures à traiter, ce qui entre en tension avec la protection de l’environnement et de la santé des travailleurs. Enfin, les filières industrielles du recyclage, communément nommées REP, souhaitent pour leur part accueillir toujours plus de flux et de matières, dans une logique de rentabilité et de réponse à des objectifs croissants et des tensions logistiques complexes.
Dans un tel contexte, attendre une organisation fluide et parfaitement maîtrisée de la gestion des déchets relève de l’utopie. Chacun des maillons de la chaîne poursuit des objectifs parfois contradictoires, entre recherche de la rentabilité, contraintes opérationnelles, protection des humains et de l’environnement et attentes des citoyens. Si des initiatives émergent (simplification du tri, contrôle des infrastructures, sensibilisation des citoyens, innovations technologiques, etc.), elles peinent à harmoniser l’ensemble du système.
Dès lors, le risque d’incidents ne peut être totalement éliminé. L’incendie du centre parisien n’est donc pas une exception, mais bien le témoin d’un système qui, malgré les efforts, reste structurellement vulnérable. Loin de pouvoir atteindre le risque zéro, la gestion des déchets oscille en permanence entre prévention, adaptation et situation de crise.
Maxence Mautray a reçu, de 2020 à 2024, des financements de la part du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et du SMICVAL Libournais Haute Gironde dans le cadre d'une recherche doctorale.
08.04.2025 à 16:33
Jérémy Lavarenne, Research scientist, Cirad
Cheikh Modou Noreyni Fall, Chercheur au Laboratoire Physique de l'Atmosphère et de l'Océan de l'UCAD, Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Alors que les données météo manquent cruellement en Afrique, une idée fait son chemin. Celle d’utiliser les drones, de plus en plus nombreux dans les ciels du continent pour livrer par exemple des médicaments. Car ces derniers peuvent fournir également de nombreuses données météo.
Un drone fend le ciel au-dessus des plaines ensoleillées d’Afrique de l’Ouest. Ses hélices vrombissent doucement dans l’air chaud de l’après-midi. Au sol, un agriculteur suit du regard l’appareil qui survole son champ, où ses cultures peinent à se développer, à cause d’un épisode de sécheresse. Comme la plupart des paysans de cette région, il ne peut compter que sur les précipitations, de plus en plus irrégulières et imprévisibles. Ce drone qui passe pourrait-il changer la donne ? Peut-être.
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Nés dans divers contextes civils et militaires (photographie, surveillance, cartographie…), les drones connaissent aujourd’hui une expansion fulgurante en Afrique, surtout pour la livraison de produits de première nécessité dans des zones difficiles d’accès. Parmi eux, la société états-unienne Zipline et les Allemands de Wingcopter sont particulièrement actifs au Rwanda, au Ghana, au Nigeria, au Kenya, en Côte d’Ivoire et au Malawi, où ils transportent du sang, des vaccins, des médicaments ou encore du matériel médical.
Mais ce que l’on sait moins, c’est que ces drones portent aussi en eux un potentiel météorologique : au fil de leurs livraisons, et afin de sécuriser les vols et planifier efficacement leur route, ils enregistrent des données sur la vitesse du vent, la température de l’air ou la pression atmosphérique.
Pourquoi ces informations sont-elles si précieuses ? Parce qu’en matière de prévision météo, l’Afrique souffre d’un déficit majeur. Par exemple, alors que les États-Unis et l’Union européenne réunis (1,1 milliard d’habitants à eux deux) disposent de 636 radars météorologiques, l’Afrique – qui compte pourtant une population quasi équivalente de 1,2 milliard d’habitants – n’en possède que 37.
Les raisons derrière cela sont multiples : budgets publics en berne, manque de moyens techniques, mais aussi monétisation progressive des données, rendant l’accès à l’information plus difficile. La question du financement et du partage de ces données demeure pourtant cruciale et devient un enjeu majeur pour la sécurité alimentaire et la gestion des risques climatiques.
À lire aussi : Le paradoxe des données climatiques en Afrique de l’Ouest : plus que jamais urgentes mais de moins en moins accessibles
Dans ce contexte, chaque nouveau moyen de récupérer des informations est un atout. Or, si les drones de livraison africains ont d’abord été pensés pour desservir des lieux isolés, ils permettent aussi des relevés météo dits « opportunistes » effectués en marge de leurs missions, dans une logique comparable aux relevés « Mode-S EHS » transmis par les avions de ligne depuis des altitudes beaucoup plus importantes. Zipline affirme ainsi avoir déjà compilé plus d’un milliard de points de données météorologiques depuis 2017. Si ces relevés venaient à être librement partagés avec les agences de météo ou de climat, ils pourraient ainsi, grâce à leurs vols à basse altitude, combler les lacunes persistantes dans les réseaux d’observation au sol.
La question du partage reste toutefois ouverte. Les opérateurs de drones accepteront-ils de diffuser leurs données ? Seront-elles accessibles à tous, ou soumises à des accords commerciaux ? Selon la réponse, le potentiel bénéfice pour la communauté scientifique et pour les prévisions météorologiques locales pourrait varier considérablement.
L’idée d’utiliser des drones destinés aux observations météo n’est pas neuve et rassemble déjà une communauté très active composée de chercheurs et d’entreprises. Des aéronefs sans équipage spécifiquement conçus pour la météorologie (appelés WxUAS pour Weather Uncrewed Aircraft Systems) existent déjà, avec des constructeurs comme le Suisse Meteomatics ou l’états-unien Windborne qui proposent drones et ballons capables de fournir des relevés sur toute la hauteur de la troposphère. Leurs capteurs de pointe transmettent en temps réel des données qui nourrissent directement les systèmes de prévision.
Selon les conclusions d’un atelier organisé par Météo France, ces observations contribuent déjà à améliorer la qualité des prévisions, notamment en réduisant les biais de prévision sur l’humidité ou le vent, facteurs clés pour détecter orages et phénomènes connexes. Pourtant, les coûts élevés, l’autonomie limitée et les contraintes réglementaires freinent encore une utilisation large de ces drones spécialisés.
Or, les appareils de livraison déployés en Afrique ont déjà surmonté une partie de ces défis grâce à leur modèle économique en plein essor, à un espace aérien moins saturé et à une large acceptation sociale – car ils sauvent des vies.
Reste la question de la fiabilité. Même si les drones de livraison captent des variables essentielles (vent, température, pression…), on ne peut les intégrer aux systèmes de prévision qu’à condition de valider et d’étalonner correctement les capteurs. Mais avec des protocoles rigoureux de comparaison et de calibration, ces « données opportunistes » pourraient répondre aux exigences de la météo opérationnelle et devenir un pilier inédit de la surveillance atmosphérique.
Leur utilisation serait d’autant plus précieuse dans les zones rurales, en première ligne face au changement climatique. Là où les stations au sol manquent ou vieillissent, les survols réguliers des drones pourraient fournir des relevés indispensables pour anticiper épisodes secs, orages violents ou autres phénomènes météo extrêmes.
À lire aussi : VIH : et si les drones servaient aussi à sauver des vies ?
Parallèlement, des initiatives émergent pour démocratiser l’accès à la technologie drone. Au Malawi, par exemple, des projets universitaires (dont EcoSoar et African Drone and Data Academy) montrent que l’on peut construire à bas coût des drones de livraison efficaces à partir de matériaux simples (mousse, pièces imprimées en 3D). Cette démarche ouvre la voie à une potentielle collecte de données météo supplémentaires, accessible à des communautés qui souhaitent mieux comprendre et anticiper les aléas climatiques.
À une échelle plus large, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) mène la campagne Uncrewed Aircraft Systems Demonstration Campaign (UAS-DC), réunissant des opérateurs publics et privés autour d’un même objectif : intégrer les drones dans le réseau mondial d’observation météorologique et hydrologique. Les discussions portent sur la définition des mesures fondamentales (température, pression, vitesse du vent, etc.), et l’harmonisation des formats de données et sur leur diffusion pour que ces mesures soient immédiatement utiles aux systèmes de prévision.
Cependant, ces perspectives ne deviendront réalité qu’au prix d’une coopération poussée. Entre acteurs publics, opérateurs de drones et gouvernements, il faudra coordonner la gestion, la standardisation et, surtout, le partage des informations. Assurer un libre accès – au moins pour des organismes à but non lucratif et des communautés rurales – pourrait transformer ces données en un levier majeur pour la prévision et la résilience climatiques.
Qu’ils soient opérés par de grandes sociétés ou construits localement à moindre coût et s’ils continuent d’essaimer leurs services et de collecter des relevés, les drones de livraison africains pourraient bien inaugurer une nouvelle ère de la météorologie sur le continent : plus riche, plus précise et, espérons-le, plus solidaire – grâce à des modèles économiques soutenables, à l’utilisation déjà effective de données météo embarquées et à la créativité citoyenne qui émerge un peu partout.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:56
Brian Padilla, écologue, recherche-expertise "biodiversité et processus d'artificialisation", Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Fanny Guillet, sociologue, chargée de recherche au CNRS, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Julien Siracusa-Philippe, Chargé de projet "Évaluation scientifique des politiques publiques de neutralité écologique"
Maylis Desrousseaux, Maîtresse de conférences en Urbanisme, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
La proposition de loi Trace (Trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus), en cours de discussion au Parlement, diminue fortement les objectifs de « zéro artificialisation nette » (ZAN), fixés en 2021. Mais quels étaient ces objectifs et en quoi sont-ils menacés ?
Chaque année, la France hexagonale voit en moyenne 200 km2 d’espaces naturels, agricoles ou forestiers disparaître. C’est l’équivalent de 20 000 terrains de football qui sont ainsi artificialisés. Dans les deux tiers des cas, ces espaces sont dévolus à la construction de nouveaux logements, souvent loin des métropoles, dans des zones à faible croissance démographique. Plus frappant encore, un quart de cette artificialisation concerne des communes qui perdent des habitants.
Ces chiffres sont préoccupants, alors que de nombreux travaux scientifiques soulignent le rôle de l’artificialisation des sols dans les crises écologiques actuelles. La fragmentation et la disparition d’espaces naturels figurent de fait parmi les principales causes de l’effondrement de la biodiversité. La diminution de la capacité des sols à stocker le CO2 – voire la transformation de ces derniers en sources d’émission lorsqu’ils sont dégradés – accentue les dérèglements climatiques. L’imperméabilisation des sols favorise, elle, le ruissellement de surface, amplifiant la pollution des cours d’eau et les risques d’inondations.
Les récentes crues dévastatrices dans les Hauts-de-France au cours de l’hiver 2023-2024 ou encore les inondations survenues en octobre 2024 dans le centre et le sud de la France sont les derniers témoins des conséquences directes de l’artificialisation et de l’altération des fonctions écologiques des sols.
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Pour enrayer l’effondrement de la biodiversité et amorcer une stratégie nationale de préservation des sols, la France s’est fixé un objectif ambitieux dans la loi Climat et résilience (2021) : « zéro artificialisation nette » (ZAN) en 2050. Construit en 2 étapes, cet objectif vise dans un premier temps à réduire de moitié la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers (Enaf) sur la période allant de 2021 à 2031 par rapport à la décennie précédente, puis, d’ici à 2050, de prendre les dispositions nécessaires pour qu’à l’échelle nationale, un hectare soit « désartificialisé » pour chaque hectare artificialisé.
Initialement pensé comme une politique environnementale ambitieuse, le ZAN a néanmoins suscité de nombreux débats autour de sa mise en œuvre et sur la répartition des « enveloppes » d’artificialisation. Son déploiement territorial, censé permettre aux régions d’organiser la réduction de la consommation d’Enaf, s’est transformé en un exercice comptable. Plutôt que de s’intéresser à évaluer les conséquences des choix d’aménagement sur le fonctionnement des écosystèmes composant leurs territoires, les représentants des collectivités se sont en effet opposés aux méthodes retenues pour compter les mètres carrés artificialisés.
Les autorités environnementales, chargées de rendre des avis publics sur les études d’impacts des projets, plans et programmes, rappellent pourtant dans leurs avis successifs et leurs rapports annuels que le ZAN ne se limite pas à un simple contrôle des surfaces artificialisées : il implique aussi d’évaluer l’impact des projets sur les fonctions écologiques des sols.
Malgré ces rappels, face à la pression des associations d’élus, le Sénat a déjà assoupli le dispositif, en 2023, avec la loi ZAN 2, qui repousse le calendrier de mise en œuvre et offre à de nombreuses communes la garantie de pouvoir consommer à hauteur d’un hectare d’Enaf, sans prendre la peine de discuter des besoins en matière d’aménagement et des alternatives à explorer.
À lire aussi : Objectif ZAN : comment tenir les comptes ?
Avec la proposition de loi Trace (Trajectoire pour une réduction de l’artificialisation concertée avec les élus) – adoptée par le Sénat, le 18 mars dernier, et dans l’attente d’un examen à l’Assemblée nationale, l’objectif ZAN risque une nouvelle fois d’être profondément fragilisé. Présentée comme un simple assouplissement, cette réforme remet en cause des avancées de la loi Climat et résilience. Elle retourne par exemple, à une définition comptable de l’artificialisation, fondée uniquement sur la consommation d’Enaf et supprime celle de la loi Climat et résilience qui la qualifiait comme une « altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques des sols ».
Cette dernière définition s’approchait pourtant des constats issus des travaux en écologie, selon lesquels l’intensification des usages de l’espace participe aux impacts sur le bon fonctionnement des écosystèmes.
De fait, la suppression de cette définition suppose qu’un sol peut être interchangeable avec un autre tant que son usage reste naturel, agricole ou forestier, ignorant ainsi tous les processus écologiques qui conduisent à la création, à l’évolution et à la santé d’un sol.
En choisissant de prendre en compte uniquement la consommation d’Enaf, la proposition de loi laisse aussi de côté le principal outil qui permettait de mesurer, à une échelle fine, les changements d’usage et d’occupation des sols. Les données d’occupation du sol à grande échelle (OCS GE), produites par l’IGN pour comptabiliser l’artificialisation permettaient en effet de suivre l’artificialisation causée par les politiques de planification de l’urbanisme.
Autre recul significatif : le report à 2034 de l’objectif intermédiaire de réduction de l’artificialisation, dont l’ambition sera désormais fixée par les régions. Ce décalage enterre l’idée d’une transition immédiate vers une sobriété foncière, pourtant essentielle pour repenser nos besoins en aménagement, alors même que de nombreux élus ont déjà commencé à intégrer ces objectifs (c’est le cas par exemple de la Région Bretagne ou encore du schéma de cohérence territoriale (Scot) de Gascogne).
S’y ajoute par ailleurs une disposition visant à accorder un droit à artificialiser de 0,5 ha en cas de requalification d’un hectare de friche. Autrement dit, lorsqu’une collectivité s’emploiera à aménager sur 4 ha d’espaces délaissés, elle sera autorisée à détruire par ailleurs 2 ha supplémentaires d’Enaf.
Enfin, l’exclusion des projets d’envergure nationale ou européenne du calcul de l’artificialisation marque un autre tournant préoccupant. Ces grands projets, dont la liste ne cesse de s’allonger, sont supposés permettre de concilier le développement économique et la transition écologique. Y figurent pourtant de nombreux projets routiers, des établissements pénitentiaires et des zones d’activité. Le législateur choisirait ainsi d’exonérer l’État des contraintes du ZAN, opposant de fait sa politique de réindustrialisation aux impératifs de préservation de l’environnement.
En quelques articles seulement, la proposition de loi Trace transforme ainsi l’objectif ZAN en un catalogue d’exceptions, autorisant la destruction et la fragmentation des espaces naturels sans réelle évaluation de leurs fonctions écologiques. Il ne reste, de fait, plus grand-chose des ambitions initiales d’une loi qui voulait donner un élan nouveau à une politique de régulation de l’aménagement qui peine à porter ses fruits depuis vingt-cinq ans.
Quelques semaines après l’annulation par le tribunal administratif de Toulouse du projet d’autoroute A69 – qui devait artificialiser 366 hectares de sols et dont les travaux ont déjà causé la destruction de nombreux espaces naturels, cette nouvelle proposition de loi illustre les tensions croissantes entre, d’un côté, les mobilisations citoyennes contestant les grands projets d’aménagement consommateurs de foncier et, de l’autre, une volonté politique de simplification, qui semble aller à rebours des engagements environnementaux annoncés dans la stratégie nationale Biodiversité 2030.
En cherchant à détricoter les principes du ZAN, la loi Trace pose donc une question fondamentale : voulons-nous réellement engager la transition, ou préférons-nous maintenir un modèle dépassé, aux dépens de l’environnement dont nous dépendons ?
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
06.04.2025 à 17:33
Marc Delepouve, Chercheur associé au CNAM, Docteur en épistémologie, histoire des sciences et des techniques, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Bertrand Bocquet, Professeur des Universités, Physique & Science, Technologie et Société, Université de Lille
Limiter l’utilisation des énergies fossiles doit permettre de lutter contre le réchauffement climatique. Or, à court terme, il faut aussi prendre en compte l’autre conséquence de la décarbonisation de l’économie : la baisse des émissions de dioxydes de soufre, qui ont, au contraire, un effet refroidissant sur la planète. Pour pallier le risque de surchauffe transitoire, il existerait pourtant un levier précieux : réduire les émissions de méthane liées à l’agriculture.
L’agriculture est sous tension. Aujourd’hui source de problèmes écologiques, sanitaires, sociaux et même éthiques du fait des enjeux de souffrance animale, elle pourrait se situer demain du côté des solutions. Elle pourrait constituer le principal levier pour répondre au risque d’un épisode de surchauffe du climat.
La réduction de l’utilisation des énergies fossiles, rendue nécessaire pour l’atténuation du changement climatique, porte en effet un tel risque. Le recours aux énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel…) provoque des émissions de dioxyde de carbone (CO2), dont l’effet de serre réchauffe le climat. Mais la combustion d’un grand nombre de ces produits fossiles s’accompagne de l’émission de dioxyde de soufre (SO2) qui possède un effet refroidissant sur le climat et génère des aérosols qui ont eux aussi un effet refroidissant.
Au plan global, l’impact du CO2 en termes de réchauffement est plus fort que le pouvoir refroidissant du SO2 et constitue la première cause du changement climatique. Se passer des énergies fossiles, ce que nous nommerons dans cet article défossilisation de l’énergie, est donc au cœur des stratégies d’atténuation du changement climatique.
Le problème, c’est que les effets sur le climat d’une baisse des émissions de CO2 mettent du temps à se faire sentir du fait de la durée de vie élevée du CO₂ dans l’atmosphère. En comparaison, les effets d’une chute des émissions de SO2 sont quasiment immédiats, la durée de vie de ce gaz n’étant que de quelques jours dans la troposphère et de quelques semaines dans la stratosphère.
Si elles ne prennent en compte ces différences de temporalité, les stratégies d’atténuation pourraient conduire à un épisode de surchauffe momentané du climat. Les rapports du GIEC ont notamment exploré ces incertitudes : à l’issue d’un arrêt rapide des fossiles, l’effet réchauffant lié à la fin des émissions de SO2 se situerait très probablement dans la fourchette de 0,11 °C à 0,68 °C.
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Afin de répondre à ce risque, certains promeuvent des solutions de géo-ingénierie, dont certaines sont porteuses de risques environnementaux majeurs. Pourtant, une solution simple qui ne présente pas de tels risques existe.
Elle repose en premier lieu sur la diminution rapide des émissions anthropiques de méthane, tout d’abord celles issues de l’agriculture, du fait de l’élevage de bétail notamment. Cette option est politiquement sensible, car elle nécessite l’appropriation de ces enjeux et la mobilisation du monde agricole et des consommateurs.
Pour ce faire, il est essentiel que des recherches ouvertes soient menées avec et pour la société.
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Revenons d’abord sur l’effet refroidissant des émissions de SO2 émis par les énergies fossiles. Cet effet sur le climat résulte de l’albédo du SO2, c’est-à-dire du pouvoir réfléchissant du SO2 pour le rayonnement solaire. Cet albédo intervient à trois niveaux :
tout d’abord, directement par le SO2 lui-même,
ensuite, par l’intermédiaire de l’albédo des aérosols que génère le SO2,
enfin, ces aérosols agissent sur le système nuageux et en augmentent l’albédo. En leur présence les nuages sont plus brillants et réfléchissent plus de rayonnement solaire vers l’espace.
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Ce n’est pas tout. Au risque d’un épisode de surchauffe dû à la baisse des émissions de SO2, s’ajoute celui d’une amplification du réchauffement par des phénomènes laissés sur le côté par les modèles climatiques et les scénarios habituels. Par exemple, des hydrates de méthane des fonds marins pourraient mener à des émissions subites de méthane. Autre exemple, sous les glaciers polaires, des populations de micro-organismes émetteurs de méthane ou de dioxyde de carbone pourraient se développer massivement du fait de la fonte des glaces.
La question prend une nouvelle importance : depuis 2024, l’ampleur du réchauffement se situe au-dessus de la fourchette probable prévue par le GIEC. La température moyenne de l’année 2024 a dépassé de plus de 1,5 °C le niveau de référence de l’ère préindustrielle. Pour le mois de janvier 2025, ce dépassement est de 1,75 °C, et de 1,59 °C en février, malgré le retour du phénomène climatique La Niña qui s’accompagne généralement d’un refroidissement temporaire des températures.
S’agit-il d’une tendance de fond ou seulement d’un écart passager ? À ce jour, il n’existe pas de réponse à cette question qui fasse l’objet d’un consensus entre les climatologues.
Réduire rapidement les émissions de méthane d’origine humaine permettrait de limiter considérablement le risque d’épisodes de surchauffe, et ceci sans occasionner d’autres risques environnementaux.
Le méthane est, à l’heure actuelle, responsable d’un réchauffement situé dans une fourchette de 0,3 °C à 0,8 °C, supérieure à celle du SO2. Quant à la durée médiane de vie du méthane dans l’atmosphère, elle est légèrement supérieure à dix ans.
Dix ans, c’est peu par rapport au CO2, mais c’est beaucoup plus que le SO2 et ses aérosols. Autrement dit, réduire les émissions de méthane permettrait de limiter le réchauffement à moyen terme, ce qui pourrait compenser la surchauffe liée à l’arrêt des émissions de SO2.
Mais pour cela, il faut qu’il existe une réelle stratégie d’anticipation, c’est-à-dire une réduction des émissions de méthane d’origine humaine qui surviennent de façon plus rapide que la défossilisation de l’énergie (baisse des émissions de CO2), sans pour autant affaiblir les ambitions relatives à cette dernière.
Où placer les priorités ? À l’échelle mondiale, les émissions anthropiques de méthane sont issues :
à hauteur d’environ 40 %, d’activités agricoles (rizières en surface inondée, élevage de ruminants…),
à 35 %, de fuites liées à l’exploitation des énergies fossiles,
et pour environ 20 %, de déchets (fumiers, décharges, traitement des eaux…).
On peut donc considérer que 35 % des émissions s’éteindraient avec la défossilisation. D’ici là, il est donc urgent de réduire les fuites de méthane liées à l’exploitation des énergies fossiles tant que celle-ci n’est pas totalement abandonnée.
Mais comme ce levier ne porte que sur un bon tiers des émissions de méthane, il reste prudent de miser sur l’agriculture, l’alimentation et la gestion des déchets.
Réduire les émissions de méthane de l’agriculture peut, par exemple, passer par une modification des régimes alimentaires des ruminants, par le recours à des races moins émettrices de méthane, par l’allongement du nombre d’années de production des ruminants, par des changements dans le mode de culture du riz, ou par la récupération du méthane issu de la fermentation des fumiers. Il existe une grande diversité de procédés techniques pour réduire les émissions de méthane d’origine agricole.
Ces procédés sont le plus souvent à mettre au point ou à perfectionner et restent à développer à l’échelle internationale. Ils requièrent des innovations techniques, une adaptation des marchés et une appropriation par les agriculteurs. Leur déploiement ne peut suffire et ne pourra être assez rapide pour répondre à l’urgence qu’il y a à diminuer drastiquement les émissions de méthane. La question de la réduction de certaines productions agricoles et de certaines consommations alimentaires se pose donc.
Réduire de façon conséquente la consommation de viande de ruminants, de produits laitiers et de riz est possible… si les comportements de consommation individuels suivent. Cela exige une forme de solidarité mais aussi des décisions politiques fortes. Cela passe par une appropriation pleine et entière des enjeux climatiques par les agriculteurs, par les consommateurs et par l’ensemble des parties prenantes des questions agricoles et alimentaires.
La dimension locale serait une voie pertinente pour mettre en œuvre des solutions. À cet égard, les GREC (groupes régionaux d’experts sur le climat) pourraient jouer un rôle majeur.
Nous avons notamment identifié deux leviers : la dimension de forum hybride de la démocratie technique (espace d’échanges croisés entre savoirs experts et savoirs profanes), qui peut être prolongée par une dimension de recherche-action-participative (RAP).
Au niveau régional, ils permettraient de mettre en débat les connaissances scientifiques en matière de changement climatique, comme ce cas a priori contre intuitif de surchauffe planétaire liée à la défossilisation. Ils pourraient contribuer à la définition de stratégies déclinées localement en solutions concrètes et nourrir des questionnements nécessitant un travail de recherche.
Les GREC pourraient ainsi impulser des démarches participatives de recherche et d’innovation et, par exemple, s’appuyer sur des dispositifs d’interface sciences-société (boutiques des sciences, tiers-lieux de recherche, fablab, hackerspace…). Pour cela, ils pourraient s’appuyer sur des approches RAP qui permettent de co-produire des savoirs avec des chercheurs, d’avoir une meilleure appropriation des résultats de recherche pour des applications concrètes et d’impliquer des citoyens et/ou des groupes concernés au travers de leur participation active à toutes les étapes du projet de recherche et de ses applications.
Par la création d’un réseau international, les GREC pourraient favoriser des synergies entre les actions locales et contribuer à définir et à renouveler les stratégies nationales et internationales, tout ceci, non par le haut comme de coutume, mais par le bas.
Bertrand Bocquet est membre du Réseau de recherche sur l'innovation (https://rri.univ-littoral.fr/)
Marc Delepouve ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 17:48
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Nous n’avons jamais été aussi nombreux dans le monde à connaître un niveau de confort et de liberté aussi élevé. Ce mode de vie, même s’il nous émancipe, est malheureusement indissociable de la destruction de l’environnement. Faudra-t-il que celle-ci devienne une menace tangible pour nous pousser à renoncer à notre « petit confort » ? L’anthropologie permet d'éclairer cette question.
Lorsque j’entre dans la maison de René, ce matin de décembre 2022, dans le village de Beaucourt-en-Santerre, la température est bien plus proche de 25 °C que des 19 °C alors préconisés pour « économiser l’énergie ». René, retraité de la fonction publique, fait partie de ces humains modernes et puissants du XXIe siècle.
Il ne prend pas du tout au sérieux la menace du gouvernement de l’époque concernant les possibilités de rupture d’approvisionnement électrique : « on a des centrales nucléaires quand même ! »
Durant notre échange, René montre qu’il maîtrise la température de sa maison : sans effort, il repousse l’assaut du froid qui règne alors dehors.
« Je n’ai pas travaillé toute ma vie pour me geler chez moi_, déclare-t-il sûr de lui, les écolos, tout ça, ils nous emmerdent ».
Comment expliquer cette inaction pour le moins paradoxale ? La pensée du philosophe Henri Lefebvre est éclairante. Selon lui, l’humain doit éprouver un besoin pour agir, travailler et créer. Pour lui, le véritable besoin naît d’une épreuve, d’un problème qu’il faut régler nécessairement, ce serait même la seule façon d’engendrer une action humaine volontaire.
Ce phénomène pourrait expliquer pourquoi il est si difficile de traduire en actes
« l’urgence écologique ». Peut-on parler « d’urgence » lorsqu’il n’y a pas encore de réelle épreuve ?
La multiplication des tempêtes violentes, des inondations, la montée des océans, la fonte des glaciers, les sécheresses et les incendies, aussi réels et tangibles soient-ils, n’ont peut-être pas encore eu lieu à suffisamment large échelle pour marquer les routines quotidiennes à l’échelle d’un pays entier.
L’hypothèse est la suivante : dans les pays occidentaux, les aléas climatiques ne porteraient pas encore suffisamment à conséquences pour que se ressente un besoin d’agir généralisé.
Autrement dit, les souffrances engendrées par le changement climatique restent peut-être trop éloignées, trop localisées ou trop sporadiques. À peine éprouve-t-on collectivement un malaise au regard de la convergence des avertissements continus des militants écologistes et de la litanie des catastrophes à l’échelle planétaire, mais localisées sur de petits périmètres.
De plus, pour des dégâts locaux et éphémères, si forts soient-ils, les pays occidentaux sont assez équipés pour y remédier économiquement et techniquement, assez riches pour qu’ils ne remettent pas en cause l’organisation socio-économique globale.
Comme une fuite en avant, l’exploitation des ressources naturelles leur donne, la capacité de maîtriser les effets des catastrophes naturelles nées de l’exploitation des ressources naturelles. Jusqu’à où ?
Dès lors, faire évoluer notre mode de vie occidental demeure une option peu envisagée, d’autant plus que ce dernier est perçu comme la dimension la plus fondamentale, l’accomplissement le plus profond et caractéristique des Modernes que nous sommes.
Ce mode de vie couvre avec une efficacité inédite les besoins les plus essentiels que l’humanité a toujours cherché à combler : repousser les limites de la mort, les maladies, alléger le fardeau physique de l’existence dans la lutte pour satisfaire nos besoins biologiques et nous protéger contre un environnement hostile, etc.
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La recherche du confort matériel est, en cela tout à fait existentielle. Cet existentialisme n’a rien d’écologique. Les besoins de l’humain sont tout entiers tournés vers la production, la réalisation, l’acquisition d’objets, la consommation d’artefacts qui le libèrent. La source de cette prospérité matérielle étant fondée sur l’exploitation du monde vivant et minéral, les humains procrastineront tant que possible le changement d’équilibre de ce rapport à l’environnement.
Devant cette nécessité existentielle, pointer la responsabilité et la rationalité en mobilisant des arguments scientifiques n’a que peu d’effets. Surtout lorsque les appels sont maladroitement portés. Certains militants écologistes ou scientifiques sont ainsi perçus comme des prédicateurs, des prospectivistes ou des moralistes.
C’est qu’ils n’ont, selon moi, pas compris le primat anthropologique de la lutte contre l’environnement : notre mode de vie occidental comble, bien que de manière imparfaite, mais plus que jamais dans l’histoire, les besoins fondamentaux des humains.
Le risque est donc que les Modernes occidentaux se battent tant que possible pour le maintien de ce mode de vie, et ce jusqu’à épuisement des ressources.
Au regard de l’actualité depuis l’élection de Trump et l’invasion de l’Ukraine, il y a fort à parier qu’ils s’attaqueront même aux humains les plus faibles pour le conserver, avant de se battre entre eux. Il est même possible que, pour conserver ce privilège, ils préfèrent sacrifier les humains les plus pauvres.
Parce que ce mode de vie représente la plus grande émancipation vis-à-vis de la mort et de la douleur jamais atteinte pour un nombre d’individus aussi grand, mais aussi la plus grande liberté obtenue par rapport à l’environnement.
Une émancipation continue, bien que non achevée, vis-à-vis de ce que Marx appelait, « le règne de la nécessité ». Et si, pour paraphraser Marx, « un règne de la nécessité subsiste toujours », une bonne partie des occidentaux, même s’ils travaillent, sont « au-delà de ce règne ». Le règne des Modernes ressemble beaucoup à ce moment de l’histoire de l’humanité auquel Marx aspirait où « commence le développement des puissances de l’homme, qui est à lui-même sa propre fin, qui est le véritable règne de la liberté ». Un moment où travailler et consommer ne soient plus seulement réduits à satisfaire des besoins biologiques, mais à l’épanouissement, au bien-être de la personne.
La liberté et le confort qui libèrent le temps et le corps sont les biens les plus précieux de l’humain moderne occidental (et de tous les non-occidentaux devenus Modernes). Il est possible qu’il faille attendre que la menace climatique mette en péril cette liberté de façon palpable pour qu’il ressente le besoin de la défendre. Alors seulement, il pourra pleinement agir pour rééquilibrer son rapport à l’exploitation de l’environnement… s’il est encore temps.
C’est sur cette réalité anthropologique qu’achoppe aujourd’hui l’injonction à l’action écologiste, une injonction d’autant moins efficace qu’elle s’oppose à une quête essentielle de l’humanité depuis son apparition sur terre.
Dans ce contexte, faudrait-il penser que la perspective anthropologique est désespérante ? Non, puisqu’elle permet au contraire d’éviter l’écueil des injonctions militantes naïves, des faux espoirs simplistes, ou encore, de contrer la parole des gourous. L’enjeu est de repartir de l’humain pour engager des actions vraiment efficaces.
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.