16.07.2025 à 18:00
Nicolas Postel, Professeur de Sciences Economiques- Titualire chaire Socioeconomie des communs, Université de Lille
Économiste, sociologue, mais aussi philosophe, Karl Polanyi est un penseur critique des excès du capitalisme des années 1920. Dans la Grande Transformation (1944), il décrypte le lien entre un capitalisme sans limite et les totalitarismes. Une œuvre à redécouvrir d’urgence, alors que l’on peut craindre que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Que nous arrive-t-il ? Pour de nombreux citoyens et chercheurs en sciences sociales, le début de l’année 2025 a été le temps d’une sidération, souvent refoulée. Les premiers mois du mandat de Donald Trump nous secouent d’autant plus que, dans le même, temps, jour après jour, les informations les plus alarmantes se succèdent sur l’accélération des effets du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. L’analyse que propose Karl Polanyi peut nous aider à sortir de cette sidération, en nous donnant des clés de lecture de la situation que nous vivons et des voies permettant de sortir de l’ornière.
Karl Polanyi (1886-1964) est un analyste extrêmement précieux des rapports problématiques qu’entretient notre système économique avec la société et la biosphère. Dans la Grande Transformation, son ouvrage majeur (1944), il propose à la fois une histoire du capitalisme et une mise en évidence de sa singularité à l’échelle du temps long de l’humanité.
Le capitalisme constitue en effet une réponse très singulière à la question économique – question dont aucune société ne peut s’affranchir et que Polanyi définit comme : un « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ».
À première vue, cette définition peut sembler banale. Mais si on confronte cette définition à notre impensé économique, c’est bouleversant pour trois raisons :
(1) L’économie est un process institutionnalisé, cela nous dit clairement que la réponse que donne toute société à la question de la satisfaction des besoins (aux conditions de sa reproduction) est d’abord collective, sociale, politique. Il n’y a pas d’économie « avant » les institutions collectives. Exit donc, nos illusions sur l’économie comme étant le lieu d’une émancipation par l’égoïsme rationnel ! Il n’y a, à l’origine, ni Homo œconomicus, ni concurrence libre et non faussée, ni loi de marché. L’économie est d’abord et toujours une question d’institutions et donc de choix collectifs et politiques. Là se joue la liberté des acteurs : participer à la construction des institutions qui forment une réponse collective à la question de la vie matérielle.
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(2) Un process « entre l’homme et son environnement » : cette définition pose ici immédiatement la question de l’insertion de la communauté humaine dans la nature, dans la biosphère, dans son lieu de vie. Seconde surprise, donc : la question écologique n’est donc pas « nouvelle »… C’est même la question fondatrice de l’économie pour Polanyi.
(3) Il s’agit de satisfaire « des besoins » et non pas des désirs insatiables d’accumulation… Là encore, cette dimension substantive de l’économique nous est devenue invisible, enfouie sous un principe d’accumulation illimitée qui nous a fait oublier la question de « ce dont nous avons vraiment besoin », au point paradoxalement de conduire nos sociétés contemporaines à assurer le superflu mais plus le nécessaire. Nous sommes, de fait (c’est ce que nous indique le franchissement des « limites environnementales »), sortis d’une trajectoire de reproductibilité des conditions de vie authentiquement humaine sur terre, alors même que nous accumulons des biens et services inutiles.
Cette sortie de route est un effet pervers du déploiement, depuis la révolution industrielle, d’un système de marché autorégulateur qui sert de base au mode de production capitaliste. C’est le second apport de Polanyi. Pendant des millénaires, la communauté humaine est parvenue à se reproduire de manière résiliente en pratiquant des formes d’économie socialement encastrées et cohérentes avec notre milieu de vie.
Polanyi repère ces formes sociales d’économie : l’économie domestique (autarcique) du clan ; la réciprocité entre les différentes entités progressivement mises en relation et pratiquant de manière ritualisée du don contre don ; la redistribution qui se met en place à un stade plus avancé de communautés humaines organisées autour d’un centre puissant et légitime, habilité à prélever des ressources et à les repartir, selon des critères considérés comme justes, entre les différents membres de la communauté… et le commerce, ou marché-rencontre, aux marges de la société (le mot donnera marché) dans lequel les acteurs diversifient leur consommation et négocient de gré à gré, en dehors de toute logique concurrentielle, le « juste prix ».
Ces formes économiques insérées, mises au service de la société, sont balayées par le capitalisme. Lorsque le phénomène industriel émerge et, avec lui, la promesse de l’abondance, il apparaît très clairement nécessaire de plier la société aux besoins de l’industrie. Il faut alimenter la machine productive en flux continu de travail, de matière première, et de financement permettant l’investissement. Pour que cette dynamique capitaliste fonctionne, il devient donc « nécessaire » de traiter le travail (la vie humaine), la terre (la biosphère) et la monnaie de crédit (indispensable à l’investissement) comme s’ils étaient des marchandises « produites pour être vendues ». C’est nécessaire, mais c’est faux, évidemment.
Là est le mythe fondateur de nos sociétés qui se comprend assez vite dans les expressions désormais courantes : « ressources humaines », « ressources naturelles », « ressources monétaires ». Mais ressources pour qui ? pour quoi ? Pour la production de richesse ! Voilà ce qui constitue une inversion remarquable : la société et son environnement naturel se voient artificiellement « mises au service » de l’économie… et non l’inverse. La biosphère et la société doivent se soumettre, enfin, à « la loi » de l’économie !
Ce mythe – souligne Polanyi – travaille et détruit la société si l’on ne prend pas garde de « protéger » la vie humaine, la nature et le monnaie de cette logique concurrentielle. C’est ce que vécut Polanyi : l’effondrement de la société viennoise de l’entre-deux-guerres et de sa vie intellectuelle brillante (Einstein, Freud, Wittgenstein, Hayek, Popper… sans parler d’écrivains comme Zweig ou Schnitzler) qui s’abîma en quelques mois, dans le nazisme.
Karl Polanyi, juif, dut fuir en Angleterre. Il passera sa vie à saisir les causes de cet effondrement. Il perçoit alors que le fascisme révèle au fond « la réalité d’une société de marché » : c’est le produit d’un libéralisme économique débridé. L’échec des contre-mouvements qui, au long du XIXe siècle, cherchèrent à limiter l’emprise du marché sur la société (les paysans attachés aux communaux, les artisans attachés au travail libre, puis les prolétaires à celle d’un respect des droits humains, les nations attachées à l’étalon-or…) se traduit par une crise sociale majeure.
Dans cette société dominée par la concurrence de tous contre tous, chaque individu est renvoyé à son intérêt propre, désocialisé. L’espace commun de délibération se réduit, s’étiole, disparaît. Mais la société ne disparaît pas : elle se régénère maladivement, de manière dysfonctionnelle non plus par la raison et l’existence d’un dessein commun, mais par le sang, la « race », et l’homme providentiel. Le totalitarisme, c’est cette réaction sociale, presque convulsive, maladive et qui est le symptôme d’une société disloquée sous l’effet du libéralisme.
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Polanyi pense, lorsqu’il présente cette analyse dans l’immédiat après-guerre, que cet effondrement appartient au passé. Les sociétés occidentales vont se reconstruire en pleine connaissance de cause. C’est le sens de la « grande transformation » (le titre de son livre) qui s’opère avec, notamment, les accords de Philadelphie (fondateurs, en 1944, de l’Organisation internationale du travail) qui actent la nécessité de « protéger » le travail contre la logique concurrentielle, et ceux de Bretton Wood qui actent la constitution d’un système monétaire international réduisant le rôle des marchés et plaçant la question du financement dans la main des États.
Les institutions collectives, politiques, reprennent la main sur l’économique et lui assignent des règles qui, partiellement, « dé-marchandisent » le rapport à la monnaie et au travail (mais pas à la nature). Le monde occidental connaît alors un cycle long de prospérité et de paix. Les Occidentaux voient leur qualité de vie augmenter au fur et à mesure que la production se déploie, grâce à la redistribution des gains de productivité, au point que hausse du PIB et hausse du bonheur finissent par se confondre dans l’esprit public… au détriment des rentiers qui voient leur avoir diminuer.
Mais ce réencastrement de l’économie dans la société est partiel. La sphère domestique continue d’être niée, la nature d’être pillée, le travail d’être aliéné dans son contenu (c’est la période taylorienne).
Au début des années soixante-dix, les détenteurs de patrimoine financier, lésés par l’État social, sonnent l’heure de la révolte, et parviennent à démanteler le système monétaire international et à réactiver la puissance des marchés financiers. Ceci tandis que les populations mondiales dénoncent l’épouvantable exploitation des ressources mondiales au seul profit de l’Occident et que les salariés dénoncent le taylorisme. Le compromis de l’après-guerre ainsi mis en critique s’étiole et laisse la place à une phase dite néolibérale. C’est cette phase de remarchandisation très rapide qui, aujourd’hui, nous amène au bord du gouffre.
Le néolibéralisme a débuté sa révolution par la remarchandisation de la monnaie et la redynamisation du pouvoir des marchés et des actionnaires, la seconde phase se traduit par la remarchandisation du travail (le droit du travail est allégé, les protections sociales affaiblies), et de la nature (marché de l’énergie, marché carbone, brevetabilité du vivant, accaparement foncier…). Cette remarchandisation, qui oublie totalement les leçons de l’histoire, nous conduit au bord d’un précipice écologique et social.
Monétairement, socialement, politiquement, écologiquement, tout notre système se fissure. Ces failles structurelles entraînent un immense désarroi social et… la résurgence de mouvements néo-fascistes, néonazis, nationalistes autoritaires… Selon une mécanique extrêmement proche de celle que décrit Polanyi. La crise politique de nos démocraties est donc d’abord une crise de notre économie, ou, plus précisément, de la pression qu’exerce l’économique (dans sa version marchande) sur le social et la biosphère.
Au-delà du diagnostic, Polanyi nous donne des ressources pour agir. Il nous permet de percevoir la résilience des structures de « l’ancien monde » dans nos vies et nos économies. Les sagesses anciennes n’ont pas disparu : nous pratiquons à très grande échelle la redistribution, une large part de nos échanges sociaux est fondée sur la réciprocité (et notamment au sein de l’économie sociale et solidaire), et chacun sait l’importance vitale de notre foyer familial.
Nous vivons, des temps polanyiens, et ils ont leur part de noirceur. Mais, si l’on suit Polanyi, la liberté – celle qui consiste à choisir ensemble un horizon commun – est devant nous. Notre extraordinaire capacité de production – héritage indéniable du capitalisme – doit nous permettre de nous poser sereinement la question de nos besoins, et cela nous amènera à consommer moins !
Moins de nourriture, moins de psychotropes, moins de déplacements professionnels, et plus de temps libre : ce ne serait tout de même pas triste ! Polanyi ne nous propose pas de solutions clés en main, mais montre un chemin : retrouver le goût de la délibération collective et la défendre contre l’établissement d’un principe de concurrence généralisée – celui de la gouvernance actionnariale – qui détruit la société, nourrit le totalitarisme et se heurte violemment aux limites planétaires.
Nicolas Postel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.07.2025 à 13:55
Gilles Richard, Professeur émérite des Universités en histoire contemporaine, Université Rennes 2
*Face à la menace russe et au désengagement états-unien, certains pays de l’Union européenne souhaitent s’engager vers une défense européenne plus autonome. Ils semblent aussi prendre au sérieux la proposition française de dissuasion nucléaire étendue au continent. Or les pays européens ont déjà été confrontés à ces perspectives, dans les années d’après-guerre. Que s’est-il alors passé ? Quelles leçons tirer de cette histoire ? Gilles Richard, professeur émérite en histoire contemporaine à l’Université Rennes 2, répond à nos questions. *
The Conversation : Le président Macron propose à ses partenaires européens de déployer le parapluie nucléaire français à une échelle continentale. Rappelons qu’un précédent historique existe, lorsque de Gaulle souhaitait étendre le parapluie nucléaire français à l’Allemagne à la fin des années 1950. Pourquoi l’offre française avait-elle alors été rejetée ?
Gilles Richard : Lorsqu’il revint au pouvoir, en 1958, de Gaulle choisit de doter la France de l’arme atomique, contre la volonté états-unienne mais en profitant des recherches lancées par les gouvernements de la IVe République depuis 1952. Il proposa également aux Allemands de passer sous le parapluie nucléaire français. La France n’avait alors pas grand-chose à mettre sur la table : les premiers Mirages porteurs de bombes atomiques ne furent opérationnels qu’en 1964, le premier sous-marin nucléaire qu’en 1967, les fusées équipées de têtes nucléaires, sur le plateau d’Albion, qu’en 1971.
Malgré la proposition de de Gaulle, l’Allemagne (la RFA, alors), comme le reste de l’Europe, choisit la protection nucléaire états-unienne. L’Allemagne ne souhaitait pas dépendre de la France gaullienne et voulait conserver son indépendance pour mener à bien son objectif prioritaire, la réunification. Cette réunification dépendait de l’accord des États-Unis et de l’Union soviétique, qu’il s’agissait de ne pas froisser. Après la réunification en 1990, l’Allemagne décida de reconstruire économiquement l’ex-RDA – y investissant des sommes colossales – sans avoir à supporter en plus le coût de trop lourdes dépenses militaires. Elle a donc maintenu des relations diplomatiques très étroites avec les États-Unis.
Aujourd’hui le chancelier allemand Friedrich Merz se dit favorable à une discussion avec Paris sur la création européenne d’une force indépendante de dissuasion nucléaire. La France et l’Allemagne redécouvrent, en quelque sorte, la pertinence de la proposition gaullienne. Ce dernier avait compris que l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (Otan) n’était pas parfaitement fiable. En effet, dans l’article 3 du traité de l’Atlantique Nord, signé en avril 1949, les États de l’Alliance se doivent mutuelle assistance. Mais, lors de la mise en place de l’Otan et d’un commandement intégré l’année suivante, au moment où la guerre de Corée battait son plein, il fut acté que les États-Unis n’interviendraient qu’après un vote du Congrès. Cela signifiait que l’assistance n’était pas vraiment automatique. Si les Européens profitèrent des bonnes relations avec leurs alliés d’outre-Atlantique pendant la guerre froide, rien ne fut jamais gravé dans le marbre. De Gaulle en avait conscience et il proposa en 1959 une direction collégiale de l’Otan, associant États-Unis, Royaume-Uni et France. Elle aurait permis d’éviter que l’Organisation ne dépendît que de Washington alors que la présidence d’Eisenhower, favorable aux Européens, allait prendre fin en 1960.
Aujourd’hui Emmanuel Macron offre la protection nucléaire française aux Européens mais il a bien précisé qu’il ne déléguerait pas son pouvoir. La dissuasion nucléaire européenne assurée par la France dépendra donc du choix ultime de notre président. Dès lors, que se passerait-il si, par exemple, Marine Le Pen était élue ? Les alliés européens pourraient-ils compter sur elle pour les protéger face à Poutine ? Si le président français garde la main sur le nucléaire, l’Europe reste dans le flou. Ce qui démontre, s’il le fallait, que l’Union européenne n’est pas un État organisé en tant que tel, mais seulement une « fédération d’États », selon la formule de Paul Magnette, qui n’est même pas régie par une constitution. Face au problème de sa défense, l’Union est ainsi clairement renvoyée à sa nature politique ambiguë. La défense, « pouvoir régalien » par excellence, pose en effet avec force la grande question politique qui commande tout l’avenir de l’Union européenne : quand se dotera-t-elle d’une constitution à part entière, définissant les pouvoirs respectifs de l’Union et des États la composant sur les plans législatif, exécutif et judiciaire ? Une constitution qui devra évidemment être élaborée collectivement et être ratifiée par l’ensemble des peuples composant l’Union.
On le voit, la création d’une défense commune pose le problème de fond que les Européens n’ont jamais pu ou voulu résoudre, celui d’un pouvoir politique commun, capable, entre autres choses, de piloter une défense commune. Depuis le départ, la « construction européenne » s’est faite sur la base de traités diplomatiques ajoutés les uns aux autres, excluant la possibilité de construire un État européen démocratique. C’est ce qui est à nouveau en jeu à travers la question de la défense.
Au-delà de la dissuasion nucléaire, certains pays européens souhaitent avancer vers l’idée d’une défense commune. Il y a également un précédent historique, avec la Communauté européenne de défense, qui n’a pas abouti. Quel enseignement tirer de cet épisode ?
G. R. : En juin 1950, alors que les négociations venaient à peine de débuter pour créer une Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), éclata la guerre de Corée. Les États-Unis en profitèrent pour imposer le réarmement de la RFA, née au printemps 1949. Depuis 1947, les gouvernements français résistaient par tous les moyens au réarmement allemand qu’ils redoutaient par-dessus tout, sans doute autant que la menace soviétique. Robert Schuman et Jean Monnet avaient d’ailleurs conçu le projet de Ceca dans l’esprit d’un compromis avec les États-Unis : la RFA reconstituait ses capacités économiques, à commencer par son industrie lourde (la base de toute industrie d’armement), mais dans un cadre européen qui permettrait de l’encadrer strictement et d’empêcher qu’il servît à une renaissance du « militarisme allemand », comme on disait à Paris.
La guerre de Corée bouleversa tous les calculs français car les États-Unis exigèrent le réarmement de l’Allemagne, en première ligne face au bloc soviétique et dotée du principal potentiel industriel en Europe. C’était la condition qu’ils mettaient à la création d’un état-major occidental et à l’envoi de forces militaires importantes sur le continent – les soldats états-uniens avaient quitté le sol européen en 1947, ne laissant que des unités relativement peu nombreuses en RFA.
Lors de la conférence des douze ministres de la défense des pays membres de l’Otan, en septembre 1950, Jules Moch, ministre de la défense du gouvernement français d’alors, se retrouva totalement isolé et la France menacée de devoir quitter l’Organisation alors que la guerre de Corée faisait planer la menace d’une troisième guerre mondiale. Elle dut alors céder, tout en essayant de trouver une formule qui limitait au maximum le risque du réarmement du voisin tant redouté.
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C’est alors que Jean Monnet, proche de René Pleven, président du Conseil en exercice, bricola en six jours un plan destiné à satisfaire les États-Unis sans recréer une armée allemande à part entière. Pour cela, il imagina, dans le cadre de l’Europe des six en train de naître (la Ceca, instituée en 1951), la création d’une force de 40 divisions qui mélangeraient des bataillons nationaux – allemands, italiens, français, etc. – et un ministre commun de la défense, uniquement chargé des aspects logistiques (équipements, mobilisation).
Ce plan Monnet, qui devint le « plan Pleven », fut adopté par l’Assemblée nationale le 24 octobre 1950. Les Britanniques étaient absents, car ils n’avaient pas voulu renoncer à une part de leur souveraineté lors des négociations de la Ceca.
Pourtant, les États-Unis jugèrent ce plan irréaliste et ils obtinrent qu’une armée européenne fût mise en place avec des divisions allemandes, moyen indispensable à leurs yeux pour qu’elle fût efficace sur le terrain en cas de conflit. De plus, cette armée européenne fut placée sous commandement états-unien dans le cadre de l’Otan. On aboutit ainsi à une redéfinition du plan Pleven initial qui devint la Communauté européenne de défense (CED). Le traité remanié prévoyait néanmoins – Jean Monnet et les partisans d’une Europe fédérale y tenaient – dans son article 33 la mise en place à terme d’un pouvoir politique commun pour piloter l’armée européenne.
Commença alors un long parcours du combattant, si l’on peut dire, pour faire signer par les gouvernements puis ratifier par les Parlements ce traité né dans l’urgence de la guerre de Corée. Or une majorité de Français ne voulaient pas d’armée européenne avec des divisions allemandes aux côtés des divisions françaises. Rappelons que, dans les gouvernements Adenauer, on comptait divers anciens nazis, à commencer par Hans Maria Globke, chef de la chancellerie fédérale et principal conseiller d’Adenauer. Plus largement, le traumatisme de l’Occupation restait vivant dans tous les esprits, cinq ans seulement après la Libération. Enfin, le contexte dans lequel la CED était née évolua lui-même assez vite. Dès 1951, après les victoires de la Corée du Nord soutenue par 800 000 « volontaires » chinois, les Occidentaux rétablirent le front sur le 38ᵉ parallèle et les combats devinrent résiduels. Puis, en mars 1953, Staline mourut et une nouvelle phase de la guerre froide débuta, bientôt nommée « coexistence pacifique » par Khrouchtchev.
Le gouvernement Pinay signa en mai 1952 le traité instituant la CED, mais sa ratification par le Parlement fut sans cesse repoussée dans le contexte international qui vient d’être décrit et sous la pression croissante et convergente des communistes et des gaullistes qui rejetaient toute idée d’intégration militaire et politique dans une instance supranationale. Ils trouvèrent de nombreux soutiens dans d’autres partis, notamment chez les socialistes et les radicaux. Seuls les démocrates-chrétiens du MRP et la grande majorité des modérés (CNIP) défendirent le projet jusqu’au bout.
Quand Pierre Mendès France décida de crever cet abcès qui ne cessait de gonfler, les jeux étaient faits. En août 1954, l’Assemblée nationale, en votant une question préalable, rejeta l’examen du traité instituant la CED, qui fut alors définitivement enterré. Il n’y eut donc ni armée européenne ni ébauche de gouvernement européen.
La construction européenne reprit en 1955 avec la conférence de Messine mais cantonnée au seul plan économique et sans pouvoir politique démocratique (traité de Rome, mars 1957). Nous en sommes toujours là. Une Europe de la défense est sans doute nécessaire, mais elle n’est pas crédible sans Europe politique.
Comment avancer vers une Europe de la défense ?
G. R. : L’historien que je suis n’a pas les solutions ! En tant que citoyen, il est néanmoins possible d’affirmer qu’il ne peut y avoir d’armée européenne sans un État européen, avec un Parlement qui vote les crédits militaires communs, un ministère qui donne des ordres, impulse des plans de construction d’armes avec des normes communes, un gouvernement qui décide éventuellement d’entrer en guerre. Or, Commission européenne et Parlement de Strasbourg ne forment pas un État constitutionnellement organisé et légitime pour assumer ces fonctions. Pour l’heure, l’Union européenne n’est pas capable d’assurer la sécurité de ses habitants.
La vraie question est finalement politique. Sommes-nous prêts à entrer dans un processus de construction d’un État fédéral européen démocratique ? Sommes-nous prêts à construire des « États-Unis d’Europe » comme le souhaitaient les militants fédéralistes des années 1950 ? Et, si oui, comment faut-il procéder ? Avec quels États ? Seulement la France et l’Allemagne pour commencer ? Avec quelques autres (Benelux, Espagne, Italie…) ? Mais alors, comment rester solidaires des États frontaliers de la Russie (les États baltes en premier lieu), terriblement inquiets pour leur avenir et ne jugeant fiable que « le parapluie nucléaire » états-unien, même s’il l’est de moins en moins ?
Les Européens payent soixante-quinze années de « construction européenne » faite sur une base essentiellement économique et technocratique – le marché, la concurrence, les flux. Ils se retrouvent aujourd’hui au pied du mur. Rien de solide ne pourra se faire sans mettre la démocratie au cœur du projet d’union des nations européennes.
Gilles Richard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.07.2025 à 18:07
Arnaud Macé, Professeur en histoire de la philosophie ancienne, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)
Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent les penseurs de la démocratie ? Premier volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Alcméon, Héraclite et Démocrite, trois Grecs contemporains de l’invention démocratique, au Ve siècle avant notre ère.
La réflexion ancienne sur la démocratie peut-elle nous aider à comprendre et à résoudre les crises que traversent nos démocraties ? Il faut certes se méfier des ressemblances induites par la persistance des mots. Au Ve siècle avant notre ère, le mot « démocratie » devient courant en Grèce ancienne pour caractériser un type de régime qui donne le pouvoir (kratos) au peuple (dêmos). Il s’agissait d’un régime assurant la domination du peuple – pris aussi en un sens social et économique, par opposition aux élites – par le biais d’institutions où il se rassemble ou par l’intermédiaire du tirage au sort (respectivement l’Assemblée ou le Conseil, à Athènes).
La démocratie est cependant plus que cela, et c’est ce que l’on peut découvrir en explorant sa préhistoire au sein des cités grecques du VIe siècle avant notre ère, qui furent secouées par d’intenses crises sociales et donnèrent lieu à un haut degré d’innovation institutionnelle. Cet âge de l’expérimentation politique met en avant la mobilisation collective pour défendre et sauvegarder les institutions, et voit émerger la cité comme une forme du commun, une manière d’agir ensemble et de prendre soin des biens communs.
C’est sous cet aspect que les expériences politiques de l’Antiquité grecque stimulent de nouveau la réflexion sur les expérimentations démocratiques contemporaines, comme le montre le travail original de Chloé Santoro, qui a examiné le dispositif de la convention citoyenne sur la fin de vie (CCFV) à l’aune de l’Athènes antique, pour en sonder les limites et les potentialités. Les philosophes des VIe et Ve siècles, ceux que l’on dit « présocratiques » et que l’on tient souvent pour des penseurs de la nature, peu intéressés par la politique, peuvent-ils aussi contribuer à cette réflexion ?
Alcméon, Héraclite et Démocrite nous donnent en effet, chacun à leur manière, accès au sens de cette expérience d’invention du commun dont ils furent les témoins. Ils nous rappellent que la démocratie ne saurait être viable si elle n’est pas, elle aussi, une forme de mise en commun des tâches et des devoirs, des joies et des peines ; qu’elle suppose de réaliser une certaine forme d’égalité et que chacun perçoive la loi comme un bien commun ; qu’elle suppose enfin que la vie des cités s’accorde avec l’ordre du monde et ne se détourne pas de la réalité.
Alcméon de Crotone était un savant, actif au tournant du Ve siècle, dans cette colonie grecque du sud de l’actuelle Italie, région que l’on appelait alors « Grande Grèce » tant elle était peuplée de cités grecques. Dans un fragment de son œuvre perdue (DK 24 B 4), nous le voyons expliquer qu’un corps est en bonne santé, si les « puissances » qui sont en lui, à savoir le chaud, le froid, le sec, l’humide, l’amer, le doux entrent dans un mélange bien proportionné. En revanche, la maladie se déclare sous l’effet d’un excès de ces puissances, si par exemple le chaud ou le froid prend l’ascendant sur les autres. La santé serait donc une « isonomie des puissances », tandis que la maladie serait une « monarchie » au sein de celles-ci. Apparemment, Alcméon ne nous parle que de santé et de maladie. Pourtant, son vocabulaire semble avoir une résonance politique. Que signifie en particulier ce terme d’isonomie ?
Alcméon est contemporain d’un événement qui s’est déroulé autour de 510, dans l’île de Samos, proche de la côte de l’actuelle Turquie, et qui nous été raconté par Hérodote, dans ses Histoires (III, 142). Alors que l’île est sous la menace d’une invasion perse et que son tyran vient d’être assassiné, un certain Maiandros, assurant le pouvoir par intérim, décide de convoquer une assemblée, déclare « poser au milieu le pouvoir » et proclame « l’isonomie » des citoyens. La « mise au milieu » correspond à l’une des manières dont les Grecs créent des choses communes, en partageant au sein d’une communauté un bien auquel chacun peut prétendre prendre part. Les pratiques de distribution étaient fréquentes dans ces sociétés très anciennes : la viande au banquet, le gibier entre chasseurs ou le butin entre guerriers devient ainsi une chose commune. Ce qui est posé au milieu, c’est ce dont chacun aura une part et dont personne n’aura plus qu’un autre.
C’est donc le pouvoir qu’il s’agit de partager ainsi entre tous les citoyens, et c’est précisément cela, le sens de l’« isonomie », à savoir que chacun ait une part égale du pouvoir, que chacun l’exerce, ensemble ou à son tour. Voilà ce que Maiandros pense qu’il faut faire entre égaux, car c’est le partage égal qui convient aux égaux. Nous comprenons mieux ce qu’Alcméon voulait dire d’un corps en bonne santé : comme la bonne cité, un corps sain fait contribuer toutes les puissances à son bon fonctionnement, selon un mélange bien proportionné, qui peut inclure des moments d’action commune et des moments d’action alternée. La monarchie, dans un corps comme dans une cité, ouvre la voie à l’excès de puissance et à la maladie. Nous comprenons que pour Alcméon, il n’y a pas d’un côté de la politique et de l’autre de la nature et des corps – il y a, en toutes choses, des forces qui concourent à maintenir l’ordre commun et des forces qui le menacent.
D’une vingtaine d’années plus jeune qu’Alcméon, Héraclite d’Éphèse est né autour de 520, dans cette cité du littoral occidental de l’actuelle Turquie qu’on appelait alors l’Ionie, une région elle aussi peuplée de cités grecques. Héraclite développe une réflexion sur le « commun » : il emploie le terme grec xunos (qui sera remplacé en grec classique par koinos), qui caractérise précisément la chose qui est commune entre les membres d’une communauté, par opposition à ce qui est individuel (idios). Ainsi, la réalité de notre monde est une forme de commun, à laquelle nous accédons lorsque nous faisant vraiment usage de notre pensée, qui, elle aussi, est donnée en commun à tous (fragment 113). Lorsque nous croyons avoir une pensée individuelle, nous sommes comme les rêveurs qui s’éloignent, le temps de leur sommeil, du monde commun (fr. 89). Contrairement à ce que dira le sophiste Protagoras, aucun individu n’est la mesure des choses : la réalité, c’est ce qui nous est commun. Ce à quoi nous pensons accéder seuls n’est que du vent.
Cette pensée a aussi une dimension politique. Héraclite établit une analogie entre la manière dont la pensée qui connaît l’univers s’appuie sur « ce qui est commun à tous » et la manière dont la cité s’appuie sur la loi (fr. 114). La cité ne vivra que pour autant que les lois humaines qui la nourrissent se fondent sur les lois qui gouvernent toutes choses, lois qui sont divines. Là encore, rien n’est plus opposé à ce que dira le sophiste Protagoras, fondant l’accord démocratique sur les seules perceptions partagées, à un moment donné, par les citoyens de la cité. Une cité ne se gouverne pas comme il nous plaît de le faire, mais comme il faut qu’elle le soit pour prendre place au sein d’une réalité plus vaste. Dès lors, il n’y a pour le peuple qui veut faire prévaloir l’intérêt commun qu’une seule voie possible, indiquée par le fragment 44 : « Le peuple doit combattre pour sa loi comme pour son rempart. » La loi qui fonde le commun protège le peuple, y compris de lui-même ; elle lui permet d’être une communauté et, ainsi, de trouver sa place au sein de l’univers.
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Héraclite témoigne ainsi d’un siècle de réformes politiques par lesquelles on tentait de résoudre les crises qui divisaient le peuple, opposaient les riches et les pauvres, en réinstituant la communauté sur de nouvelles bases, par diverses méthodes de brassage et de redistribution des places et des rôles. La grande réforme à laquelle on attribue, en 507-508, l’apparition de la démocratie à Athènes, la réforme de Clisthène, est l’aboutissement de cette histoire, celle de l’art politique de brasser la population pour lui rendre la concorde et lui offrir une nouvelle capacité d’action collective.
Démocrite d’Abdère, né vers 470, dans cette cité de Thrace située sur le littoral face à l’île de Thasos. Elle fut durant la vie de Démocrite une démocratie, et le philosophe semble ainsi avoir eu l’occasion de réfléchir à la vie démocratique et à ses vicissitudes. Il explique que lorsque l’on a du bien, il n’est pas convenable, et certainement peu profitable, « de négliger ses affaires pour œuvrer à celles des autres » (fr. 253). Le riche peut ainsi avoir tendance à ne voir dans le commun que ce qui intéresse les autres. Mais, poursuit Démocrite, si l’on ne néglige pas les affaires publiques et que l’on accomplit son devoir civique, on peut aussi se faire une mauvaise réputation « même si on ne vole pas ni ne commet d’injustice », car la vie au service de la cité nous donne mille occasions de commettre des erreurs et d’être exposé au ressentiment de nos concitoyens. Vivre dans une démocratie qui exige de chacun qu’il fasse sa part, c’est donc toujours prendre le risque de se voir reprocher de ne pas agir assez – comme le riche qui préfère ne s’occuper que de ses affaires – ou d’agir trop – comme le citoyen qui se mêle de tout et mécontente chacun.
Démocrite semble avoir éprouvé les fatigues de la démocratie. Pourtant, il nous rappelle, dans le fragment 252, qu’« il faut faire le plus grand cas des affaires de la cité, afin qu’elle soit bien administrée ». En effet, « sa sauvegarde est la sauvegarde de tout, et sa ruine est la ruine de tout ». Or, ajoute-t-il, il semble que la seule manière de préserver la cité, ce soit que chacun s’abstienne de vaincre ses adversaires « au détriment de l’équité » et que personne ne parvienne à « s’approprier le pouvoir contre l’intérêt commun ». Voilà donc ce à quoi nous condamne la vie démocratique : il ne faut cesser d’endurer le poids de l’engagement, si nous voulons éviter que le commun ne cède sous la pression des ambitions des uns et de la désaffection des autres. Au fond, les penseurs anciens nous disent peut-être qu’une démocratie ne tient qu’aussi longtemps qu’elle est une chose commune, c’est-à-dire une république.
Arnaud Macé est l'auteur de la République, à paraître en septembre 2025 (CNRS Editions).
Arnaud Macé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.07.2025 à 18:39
Sébastien Ledoux, Maître de conférences, historien, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
En 1995, Jacques Chirac est le premier président de la République à reconnaître la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale. Son discours, prononcé lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv de juillet 1942, marque un tournant dans les politiques mémorielles et le rapport du pays à son passé.
Il y a 30 ans, le 16 juillet 1995, le président de la République Jacques Chirac reconnaissait la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs lors de la cérémonie nationale commémorant la rafle du Vel d’Hiv du 16 juillet 1942. Son discours est devenu jusqu’à aujourd’hui une référence morale et politique. Les présidents et premiers ministres l’ont ensuite régulièrement cité en suivant la même position.
Comment comprendre une telle notoriété et une telle autorité ? Il faut revenir pour cela à plusieurs contextes qui entremêlent des questions de savoirs historiques, de récit national, de normes morales et d’enjeux politiques.
Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac reconnaît officiellement un fait historique établi et de mieux en mieux documenté depuis alors près de trente ans grâce à la publication de plusieurs travaux : La Grande rafle du Vel d’Hiv de Paul Tillard et Claude Lévy en 1967, La France de Vichy de Robert Paxton en 1973, Vichy et les Juifs de Michael Marrus et Robert Paxton en 1981, Vichy-Auschwitz de Serge Klarsfeld en 1985.
Ces travaux ont été précédés de recherches menées par des juifs rescapés, comme Joseph Billig ou Georges Wellers qui publie dès 1949 la première étude sur la rafle du Vel d’Hiv au sein du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC).
Ces savoirs cumulés montrent de façon irréfutable la participation active de l’État français à la plus grande rafle de Juifs de la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Ouest, réalisée à Paris les 16 et 17 juillet 1942 : près de 13 000 Juifs ont été arrêtés à leur domicile, dont plus de 4 000 enfants. Bien sûr, Vichy a répondu à la demande des autorités allemandes de livrer des Juifs (28 000 arrestations demandées) et n’a donc pas initié lui-même ces arrestations. Il n’est pas directement responsable non plus de la politique génocidaire nazie instaurée en 1942 qui entraîne leur mort dans les chambres à gaz après leur transit au camp de Drancy, à l’exception d’une petite centaine d’entre eux.
Mais cette rafle est le fruit d’un accord entre les autorités allemandes et celles de Vichy dont le nouveau secrétaire général de la police, René Bousquet, fut l’artisan dans le cadre d’une intensification de la collaboration avec le Reich depuis avril 1942 suite à l’arrivée de Pierre Laval à la tête du gouvernement français.
C’est l’appareil d’État français qui a entièrement organisé cette vaste opération de police, sollicitant de nombreuses administrations nationales et parisiennes. Vichy a joué un rôle central dans l’engrenage génocidaire dont les Juifs vivant à Paris ont été victimes en juillet 1942. Cette rafle a par ailleurs été rendue possible par un antisémitisme présent dès 1940 avec les premières mesures prises contre les Juifs par le gouvernement de Pétain.
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Ces travaux historiques permettent de réfuter la thèse d’un régime qui aurait protégé les Juifs, y compris français (la plupart des 4000 enfants arrêtés ont la nationalité française). Déjà présente aux procès de Pétain et de Laval en 1945, cette thèse est évoquée très régulièrement via des ouvrages et des articles de presse pendant plusieurs décennies par d’anciens fonctionnaires de Vichy, le gendre de Pierre Laval ou son avocat pour défendre sa mémoire.
La vérité historique reconnue par le chef de l’État en 1995 relève aussi d’une transgression politico-mémorielle. À la Libération en effet, le récit de cette période est construit par de Gaulle à la tête du gouvernement provisoire : le régime de Vichy est déclaré « nul et non avenu », c’est la Résistance qui a assuré la continuité de la France et de la République.
Cette fiction historique est reprise ensuite dans les manuels scolaires comme par différents présidents de la République jusqu’à Mitterrand, ce qu’il explique lors d’un entretien télévisé en juillet 1992 lorsqu’un comité lui demande de reconnaître la responsabilité de l’État français dans la rafle du Vel d’Hiv à l’occasion de son 50e anniversaire :
« En 1940, il y a un État français […] L’État français, c’était le régime de Vichy, ce n’était pas la République. Et à cet État français, on doit demander des comptes. […] Mais la Résistance, d’abord le gouvernement de Gaulle puis la République et les autres ont été fondés sur le refus de cet État français. »
Alors qu’une loi est proposée dans son propre camp par le député socialiste Jean Le Garrec pour instaurer une commémoration nationale du Vel d’Hiv et qu’un scandale vient d’éclater au sujet de l’hommage qu’il rend à Pétain sur sa tombe depuis plusieurs années le 11 novembre, Mitterrand se décide à créer une journée nationale par décret le 3 février 1993 pour la rafle du Vel d’Hiv, mais il précise que les persécutions antisémites ont été commises par une « autorité de fait dite “gouvernement de l’État français 1940-1944” » pour ne pas engager la République ni la France dans cette rafle.
En déclarant le 16 juillet 1995 que la « France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable », Jacques Chirac engage, en tant que chef d’État, la responsabilité historique de la nation dans ce crime antisémite.
Si ce discours présidentiel transgresse le modèle politico-mémoriel, il entre en revanche en conformité avec les normes morales d’une société en pleine évolution sur son rapport au passé que le succès de l’expression « devoir de mémoire » vient alors illustrer. Si Vichy hante la société française depuis les années 1970, c’est désormais la mémoire de la Shoah associée à la lutte contre l’antisémitisme qui est devenue centrale et constitue un élément structurant de positionnements politiques associés à de nouveaux interdits.
La transgression vient de Jean-Marie Le Pen, président du Front national, qui par ses déclarations présentant la Shoah comme un « point de détail de l’histoire de la deuxième guerre mondiale » en 1987 ou ses jeux de mot (« Durafour crématoire ») est à contresens de nouvelles normes morales en train de s’établir autour d’une mémoire du génocide qui n’était pas absente de la société française mais à la marge d’un récit officiel dominé par l’héroïsme des résistants ou leur martyr avec la déportation.
Les condamnations de Barbie en 1987 et de Touvier en 1994, la profanation du cimetière juif de Carpentras puis la loi Gayssot pénalisant le négationnisme en 1990 participent à la construction de ces normes qui redessinent les frontières juridique, politique et morale de ce qui est collectivement acceptable de ce qui ne l’est pas. Or, dans les années qui précèdent le discours de Chirac, le Vel d’Hiv s’inscrit comme le double symbole de la mémoire de la Shoah et de la complicité de l’État français dans ce crime.
Alors qu’une pétition recueillant des milliers de signatures est lancée en juin 1992 dans la presse pour demander une prise de parole du chef de l’État afin qu’il reconnaisse officiellement la responsabilité criminelle de l’État français dans la déportation des Juifs pour le 50e anniversaire de la rafle, le silence de Mitterrand à cette cérémonie commémorative du Vel d’Hiv le 16 juillet 1992, qui provoque des sifflets de la foule, apparaît lui aussi transgressif au regard de ces nouvelles normes.
Le positionnement de Chirac le 16 juillet 1995 est au contraire pleinement conforme à ces normes sociales. Sa réponse « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français » intervient comme une mise aux normes par la parole politique au plus haut niveau institutionnel après des années de troubles suscités par les ambiguïtés mitterrandiennes (révélations sur son passé vichyste, sur son amitié avec Bousquet et sur son hommage à Pétain).
Dans son discours de 1995, le chef de l’État prend soin, dans un souci de réconciliation, de dégager les Français de toute responsabilité criminelle. Il rend au contraire hommage aux Justes de France qui auraient, selon lui, permis de sauver les trois quarts des Juifs sur le sol national sous l’Occupation, en reprenant la conclusion de Serge Klarsfeld dans son ouvrage Vichy-Auschwitz.
Cette nouvelle thèse des deux France – d’un côté la France de l’État français responsable de la déportation de plus de 76.000 Juifs, de l’autre la France des Justes qui ont sauvé les trois quarts des Juifs – est devenue le nouveau modèle mémoriel. Il n’est pas exempt de toute critique scientifique. La part importante des Juifs en France qui n’ont pas été déportés ne s’explique pas seulement par leur sauvetage par les Justes (en 2023, le titre était attribué à 4255 personnes), mais également par d’autres facteurs que des travaux plus récents ont bien montrés.
Les persécutions des Juifs par les autorités allemandes ou françaises étaient très diverses selon les régions et les périodes. Paris concentre la moitié des Juifs qui ont été déportés, la plupart des étrangers. Dans la zone occupée hors Paris, ce sont aussi les Juifs étrangers qui sont d’abord visés par les rafles mais également les Juifs français à partir de janvier 1944, arrêtés par la police française ou la Gestapo. En zone non occupée, après les grandes rafles d’août 1942 qui concernent aussi les femmes et les enfants, ce sont les hommes uniquement qui sont visés par Vichy alors qu’en zone occupée, la police française continue d’arrêter les femmes et les enfants.
D’autre part, des Juifs eux-mêmes, soit à titre personnel soit dans le cadre de mouvements résistants juifs), ont pu échapper à la déportation, par exemple en se réfugiant en zone libre : dans le Limousin, le Massif Central et le Sud-Ouest, la population juive est multipliée par dix entre 1939 et 1941.
Enfin, les sauvetages de Français non juifs à l’égard des Juifs doivent être présentés à côté des pratiques de délations aux autorités de Vichy, non négligeables, y compris pour récupérer des logements à Paris devenus inoccupés à la suite de la rafle du Vel d’Hiv attribués ensuite à des non-juifs par la préfecture de la Seine. 25.000 appartements occupés par les Juifs à Paris ont ainsi ensuite été « aryanisés ». Entre 1941 et 1944, 3000 lettres dénonçant des Juifs ont été envoyées au commissariat général aux questions juives, sans compter les lettres envoyées aux services de police localement.
Sébastien Ledoux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.07.2025 à 16:04
Corinne Legoy, Professeure en histoire contemporaine, Université d’Orléans
Si aucun siècle ni aucune culture n’ignorent les fêtes, c’est à partir du XIXe siècle que s’impose une nouvelle offre de divertissements, entre parcs d’attractions, théâtres, cafés-concerts, restaurants… multipliant les occasions de célébrations dans l’espace public. Explications alors qu’on s’interroge sur le sens contemporain de la fête.
Les fêtes populaires, dans les rues ou aux terrasses, en des lieux dédiés ou non, semblent, aujourd’hui, toujours un peu nous surprendre. Ainsi de la dernière fête de la musique, promue festival le plus cool du monde sur les réseaux sociaux, drainant une foule inédite de touristes fêtards attirés par l’événement.
Ainsi, un an auparavant, durant l’été des Jeux Olympiques, de ce Paris redevenu une fête aux yeux de bien des observateurs étonnés. Quelque chose s’était alors joué d’une vaste fête publique, irréductible aux grandes cérémonies orchestrées d’ouverture et de clôture et ce fut, pour beaucoup, une surprise. Comme si ressurgissait un usage perdu de la fête populaire, ce simple plaisir de s’amuser et de partager dans l’espace public et ses lieux.
À lire aussi : JO : la cérémonie d'ouverture de Thomas Jolly, grande fête civique et théâtrale
L’actualité, au reste, a brouillé le sens de la fête : la fermeture ou la fragilité de nombre de ses lieux (des discothèques aux bars et restaurants) ainsi que les confinements liés à la pandémie du Covid-19 ont conduit à s’interroger sur la place et les conditions de possibilité de la fête dans nos sociétés. Tragiques, les attentats de 2015, prenant pour cible une salle de spectacle, le Bataclan, et des terrasses de cafés, puis celui de 2016, lors du 14 juillet à Nice, ont tout à la fois associé nos cultures à des pratiques festives et teinté dramatiquement ces grands rassemblements publics.
La peur, aussi, rôde sur la fête. Elle est, de surcroît, régulièrement nourrie par la crainte des débordements, constamment rappelés, voire instrumentalisés, à l’image de ceux qui ont suivi la victoire du PSG en finale de la ligue des Champions le 1er juin dernier. Journalistes, chercheurs ou acteurs du monde de la nuit se sont ainsi, depuis quelques années, emparés de la question, s’interrogeant sur ce sens perdu de la fête ou sur sa présence-absence dans nos sociétés.
Cette idée que l’on ne saurait plus, ou que l’on ne pourrait plus, faire la fête n’est cependant pas un constat neuf. Dès 1961, Willy Ronnis commente ainsi le 14 juillet dans l’île Saint-Louis : « ce jour-là, j’étais monté sur un petit tabouret pour avoir une vue plongeante du petit bal. Il y avait une telle gaieté dans les rues de Paris, au 14 Juillet. Ça s’est raréfié, peu à peu ». Mais ce discours de la nostalgie entoure toujours, en réalité, le discours sur la fête. Dès le XIXe siècle, bien des contemporains déplorent ces fêtes qui ne seraient plus ce qu’elles étaient. La mélancolie qui s’empare des fêtards au petit matin semble souvent s’emparer de nombre de ses observateurs, masquant la résistance et la réinvention des pratiques festives.
Au fond, les confinements n’ont-ils pas surtout montré leur puissance de renouvellement, ici sous contrainte, avec leurs apéros-zooms, l’organisation de fêtes et de dîners privés en dépit de la distanciation sociale imposée partout, l’improvisation de concerts ou de performances sur les balcons ?
Alors plutôt que de nous demander, sans doute en vain, si l’on sait encore ou si l’on ne sait plus faire la fête, essayons plutôt d’éclairer un peu ce qu’elle fut juste avant nous, en ce XIXe siècle où s’inventèrent bien des formes festives.
Si aucun siècle ni aucune culture n’ignorent les fêtes, c’est à partir du XIXe siècle que s’impose progressivement une nouvelle offre de divertissements marquée par la démultiplication et la diversification des lieux festifs. Elle est particulièrement visible à Paris où la présence et la pratique de la fête s’intensifient alors, contribuant à forger le mythe puissant des « nuits parisiennes ».
L’obsession des contemporains pour l’inventaire de tous ces lieux « consacrés à la joie » dit, à elle seule, le caractère inédit de cette offre et de ces pratiques : physiologies, tableaux de Paris, guides touristiques ou articles de presse dressent inlassablement la liste de ces lieux où sortir et s’amuser, cherchant à rendre lisible ce nouveau Paris festif et nocturne en train de naître.
Cette forte présence de la fête dans le Paris du XIXe siècle tient au moment charnière qu’il représente : moment où persistent des usages festifs hérités encore très vivaces et où s’inventent de nouveaux divertissements, liés à une culture urbaine en pleine mutation.
Le principal héritage festif est celui de Carnaval, dont la tradition, très ancienne, est encore étonnamment puissante au XIXe siècle. Foules costumées, cortèges, voitures de masques, bals et festins scandent cette parenthèse admise de subversion des normes et des codes, ce monde à l’envers railleur.
La rue, alors, est au peuple. Elle est parcourue de masques et de costumes, et traversée de grands cortèges rituels dont la population parisienne est longtemps coutumière : descente de la courtille, qui voit, dans la première moitié du siècle, les fêtards enterrer carnaval en un cortège déguisé, divagant et bruyant, rejoignant le cœur de Paris depuis la barrière de Belleville ; promenade du bœuf gras, ce défilé de bœufs, choisis pour leur fort poids en viande, mené en musique par des garçons bouchers déguisés et accompagné de chars ; cortège des blanchisseuses, enfin, avec sa reine des reines élue chaque année.
Fête rituelle, le carnaval parisien, en ce siècle des révolutions, se fait également politique. Les journées révolutionnaires de février 1848 qui chassent Louis-Philippe du pouvoir mêlent ainsi soulèvement politique et gestes carnavalesques quand, souvent, le mannequin traditionnellement brûlé à la fin des réjouissances prend le visage de tel ou tel homme politique. L’instrumentalisation de la fête en une arme d’affranchissement et d’affirmation est consacrée, et pour longtemps.
Progressivement, cependant, les fêtes de Carnaval deviennent plus commerciales, plus encadrées, leur présence reflue, en tout cas sous leurs formes anciennes, populaires et provocatrices. Les chars publicitaires se multiplient, les notables et les grands patrons s’imposent dans leur organisation. Carnaval alors se meurt – peut-être – mais les pratiques festives se renouvellent, affirmant leur présence dans la ville et leur vivacité populaire.
Ces pratiques festives doivent alors beaucoup à l’essor, sans précédent, d’une offre de loisirs inédite, liée aux mutations de la ville et du rapport à elle : la nuit est conquise peu à peu par l’éclairage public qui se répand ; les divertissements proposés ferment plus tard ; un temps pour soi libéré peu à peu – même en d’étroites limites – permet de sortir plus aisément, et la diversification de l’offre permet presque à chacun – ouvrier, grisette, étudiant ou bourgeois – de trouver un lieu où divertir sa soirée et sa nuit.
Faire la fête, c’est alors avant tout danser. Ce goût si profondément ancré et si socialement partagé – qui fait parler de « dansomanie » – n’est certes pas tout à fait neuf, mais il bénéficie alors de l’expansion considérable du nombre de salles de bal jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle.
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Selon les mots de Victor Rozier, « de même qu’à Paris, chaque quartier a ses habitants, chaque boulevard ses promeneurs, chaque bal a son public » : étudiants aux bals du Prado et à Bullier (fondé sous le nom de Closerie des Lilas et qui est resté quand le bal s’est transformé en brasserie) ; classes populaires au Château-Rouge, à la Reine-Blanche ou à la Boule-Noire, les grands bals de Montmartre ; monde mêlé de toutes les catégories sociales à Valentino ou Frascati.
En réalité, cependant, on ne danse pas que dans des salles dédiées. Bien d’autres lieux permettent de danser. C’est le cas des guinguettes, qui naissent alors, ces modestes restaurants ou débits de boisson, ajoutant un bal à leurs attractions. Elles existent à Paris, mais surtout à ses barrières, sur un axe Belleville-Montrouge. La Grande-Chaumière est l’une des plus fameuses, située à la barrière de Montparnasse, alors sur la commune de Montrouge. Quand le nombre de salles de bal commence à refluer, notamment à partir des années 1880, elles poursuivent leur histoire, renouvelée par les bals musettes qui se multiplient sur les bords de Marne.
Les salles de bal font en effet face, dans la seconde moitié, à la rude compétition des innombrables divertissements crées alors : cafés-concerts, cabarets, music-halls, cirques, fêtes foraines, skating-rinks, puis, plus tardivement, parcs d’attraction (Luna-Park ou Magic-City).
Mais cette nouvelle offre culturelle n’est cependant pas qu’une offre de spectacles, elle est, indissociablement et profondément, participative : presque tous les lieux de divertissement sont alors, et c’est une particularité du temps, des lieux hybrides, où se combinent spectacles et possibilités festives. D’abord parce que l’on peut y boire, fumer et se déplacer librement, ensuite parce que l’on peut aussi, et souvent, y danser, enfin parce qu’ils abritent, tous, une foule de fêtes.
L’Élysée-Montmartre, fondé en 1807, combine ainsi salle de spectacle et salle de bal ; les Folies-Bergère (fondées en 1869) et le Moulin Rouge (fondé en 1889), de la même façon, sont à la fois établissements de spectacle et salles de bal. Plus étonnant, peut-être, pour nous, ces skating-rinks, salles de patinage (à glace ou à roulettes) où le public se presse autant pour patiner que pour les fêtes qui y sont régulièrement données.
Parcs d’attraction, théâtres, cafés-concerts, restaurants… Tous ces lieux voient alors triompher, jusqu’à la Première Guerre mondiale, une forme totalement disparue – du moins dans sa dimension publique et populaire – de fête nocturne, aux échos considérables dans la ville, les imaginaires et la culture du temps : les bals masqués et costumés. Dérivés du bal de l’Opéra, crée en 1715, ils sont d’abord organisés durant la période de Carnaval puis s’en émancipent au fur et à mesure du siècle.
Tous les lieux de divertissement évoqués, à commencer par les théâtres, organisent leurs bals masqués, ouverts moyennant un billet d’entrée dont les tarifs varient selon le prestige des salles. Ils drainent dans les salles des foules considérables de fêtards, mais aussi bien des curieux, et attirent, dans les rues, des badauds guettant les déambulations des noctambules déguisés. Ces fêtes sont, aussi, dans la ville. Fascinantes ou scandaleuses, selon les points de vue des contemporains, elles sont affolantes pour les pouvoirs qui les surveillent scrupuleusement, mais les tolèrent pourtant et les laissent même se multiplier.
La présence publique de ces fêtes masquées est redoublée par celles qu’organisent de nombreuses associations, étudiantes, professionnelles ou syndicales. Fêtes privées officiellement, puisque sur invitation, certaines d’entre elles brouillent cependant la frontière du privé, s’invitant dans la ville et s’ouvrant, bon gré mal gré, à des fêtards échappant à leur cercle. Le cas emblématique est celui du bal des Quat’z’Arts (le bal des étudiants des Beaux-Arts), dont les cortèges (le soir, avant le bal, et au petit matin, après lui) sillonnent Paris en un rituel provocateur perdurant de 1892 à 1966.
La familiarité avec la fête était-elle alors plus grande ? Son inscription dans l’espace de la ville plus forte ? Son appropriation partagée plus intense ? Nous laisserons à chacun le soin de trancher… Et d’y penser, peut-être, le 14 juillet, le jour de cette fête, voulue républicaine et populaire, par les pères de la IIIe République qui en firent, en 1881, la fête nationale.
Corinne Legoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.07.2025 à 16:17
Tristan Boursier, Docteur en Science politique, Sciences Po
Un adolescent a récemment été arrêté en France pour un projet d’attentat inspiré par le masculinisme, relançant l’alerte sur cette mouvance. Né en réaction aux avancées féministes, le masculinisme prétend défendre des hommes présentés comme opprimés et converge de plus en plus vers les idéologies d’extrême droite. Les réseaux sociaux offrent une nouvelle et inquiétante visibilité à cette mouvance, notamment auprès des jeunes hommes.
Le 27 juin 2025, un adolescent de 18 ans a été arrêté dans la région de Saint-Etienne (Loire). Il est soupçonné d’avoir projeté d’attaquer des femmes au couteau.
Le parquet national antiterroriste (PNAT) a, pour la première fois en France, mis un jeune homme en examen pour un projet d’attentat lié aux « incels » (contraction en anglais de « involuntary celibate » – célibataire involontaire – désignant une sous-culture en ligne caractérisée par une haine des féministes, accusées d’entraver leur accès sexuel aux femmes), qui s’inscrit plus largement dans la mouvance masculiniste.
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Ce n’est un cas ni isolé, ni propre à la France. En 1989, Marc Lépine assassinait 14 femmes à l’École polytechnique de Montréal en dénonçant le féminisme. En 2014, aux États-Unis, Elliot Rodger tuait six personnes, expliquant dans un manifeste sa rancœur envers les femmes qui ne le désiraient pas. Depuis, plusieurs attentats perpétrés par des hommes ont été revendiqués au nom d’une même idéologie : le masculinisme.
Pour les masculinistes, les féministes et les femmes auraient inversé les rapports de domination, les hommes seraient désormais opprimés et il faudrait des mesures pour les protéger. Un récit fondé sur ce que le politologue Francis Dupuis-Déri appelle « le mythe de la crise de la masculinité ».
Ces passages à l’acte sont souvent interprétés comme des dérives psychiatriques. Cette lecture psychologisante obère toutefois la dimension collective et politique du masculinisme qui doit être considéré comme un contre-mouvement social, c’est-à-dire une mobilisation qui se forme en opposition (en réaction) à un mouvement progressiste, ici le féminisme, pour défendre un ordre social hiérarchisé précis.
Le masculinisme s’organise activement – hors ligne et en ligne – contre l’égalité des genres, pour défendre les privilèges masculins mis en cause par les luttes féministes. La sociologue Mélissa Blais le décrit comme un contre-mouvement structuré, enraciné dans l’histoire des résistances aux avancées féministes.
À lire aussi : Masculinisme : une longue histoire de résistance aux avancées féministes
Bien qu’ancré dans une histoire longue, le masculinisme connaît aujourd’hui une reconfiguration numérique inédite, portée par la circulation transnationale de contenus sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas tant son idéologie qui est nouvelle, que ses formes, ses publics et ses canaux de diffusion.
Les réseaux sociaux ne créent pas cette idéologie, mais ils la rendent plus visible, plus accessible, et surtout plus attractive pour un public jeune en quête d’identité, de repères genrés et de récits explicatifs du monde. Ce nouvel écosystème permet ainsi au masculinisme d’échapper à la marginalité dans laquelle il était autrefois cantonné, pour s’imposer comme une forme contemporaine d’engagement réactionnaire.
Aujourd’hui, cette idéologie prolifère dans la « manosphère », un ensemble de sous-cultures numériques que l’on retrouve, par exemple, sur des forums comme Reddit (une plate-forme communautaire américaine qui regroupe des milliers de sous-forums thématiques, souvent modérés de façon laxiste), des chaînes YouTube, des serveurs Discord ou des groupes Telegram.
Dans ces espaces circulent des discours haineux, des guides de drague problématiques (valorisant la manipulation et mettant au second plan le consentement) et des appels à ce qui est décrit comme une revanche sexuelle à prendre sur les femmes, à travers, notamment, le viol ou le revenge porn.
La « néo-manosphère », selon certains chercheurs, s’est intensifiée au cours de la dernière décennie en migrant vers des plates-formes peu modérées, en s’adaptant aux codes de l’influence virale et en croisant ses récits avec ceux de l’extrême droite, du suprémacisme blanc ou du complotisme.
Ces contenus visent un public jeune et masculin, en quête de repères virils dans un monde présenté comme féminisé. Ils mobilisent des audiences massives, bien au-delà des marges. En France, des influenceurs masculinistes cumulent des abonnés et semblent connus des plus jeunes (moins de 15 ans) comme l’indiquent des éléments réunis par la commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok chez les jeunes.
Le masculinisme converge de plus en plus vers les idéologies d’extrême droite. Cette alliance se construit autour d’un récit commun : celui d’un ordre social menacé par l’égalité, la diversité et la modernité.
Comme le montrent plusieurs études récentes, les discours antiféministes servent souvent de porte d’entrée vers des idées d’extrême droite (racisme, suprémacisme blanc, autoritarisme, opposition à la démocratie). Ainsi, selon ces recherches, près de 30 % des internautes fréquentant des espaces antiféministes migrent ensuite vers des contenus d’extrême droite. D’autres études non seulement confirment ces résultats mais précisent que les personnes exposées à du sexisme en ligne sont 10 % plus susceptibles d’approuver des idées radicales violentes, même si elles ne votent pas à l’extrême droite.
Le masculinisme est aujourd’hui exploité par des figures d’extrême droite dans les espaces numériques. Thaïs d’Escufon, ex militante de Génération identitaire- groupuscule dissous en mars 2021 par le ministère de l’Intérieur, a par exemple réorienté ses productions numériques vers le masculinisme et vend des formations à destination des jeunes hommes, mêlant conseils de développement personnel, coaching en virilité, revalorisation de rôles genrés traditionnels, critique du féminisme et surtout conseils de drague.
Julien Rochedy, ancien président du Front national de la jeunesse, a également misé sur le masculinisme tout en produisant des discours suprémacistes blancs sur sa chaîne YouTube.
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Les discours masculinistes sont aussi investis par certains politiques. Aux États-Unis, Donald Trump a délibérément soutenu des figures de la manosphère comme Andrew Tate ou Jordan Peterson, contribuant à mobiliser une partie de l’électorat masculin.
Ce type de rhétorique se retrouve également ailleurs : au Brésil, avec l’ancien président Jair Bolsonaro, qui a multiplié les déclarations sexistes et homophobes ; en Argentine, avec Javier Milei. Dans ces cas, le masculinisme devient un vecteur de mobilisation politique autour d’une identité masculine perçue comme menacée. Il permet de réactiver des affects de ressentiment en les articulant à une promesse de restauration de l’ordre patriarcal.
Cette convergence est d’autant plus inquiétante qu’elle s’accompagne d’une hausse de la menace terroriste liée à l’ultra droite : en France, en 2021, 29 personnes ont été arrêtées pour des faits de terrorisme liés à l’ultra droite contre 5 en 2020 et 7 en 2019 - le djihadisme demeurant la principale menace. Fin 2023, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin évoquait 13 attentats d’ultra droite déjoués depuis 2017. Aux États-Unis, l’extrême droite est devenu la première cause de mortalité liée aux idéologies extrémistes depuis 2014 : sur les 442 personnes tuées par des extrémistes entre 2014 et 2023, 336 (soit 76 %) l’ont été par des extrémistes de droite.
Ces passages à l’acte s’inscrivent dans des réseaux, récits et références partagés. Comme le rappelle l’Anti-Defamation League, les nouvelles formes d’extrémisme se fondent sur une posture victimaire : des hommes qui se pensent persécutés, trahis par la modernité, autorisés à répondre par la violence.
Reconnaître le caractère politique du masculinisme plutôt que le réduire à des problématiques psychologiques individuelles est indispensable pour y répondre. Cela implique une formation plus poussée des magistrats, journalistes et enseignants à ces phénomènes. Cela suppose aussi une meilleure régulation des espaces numériques où ces idées circulent.
Il s’agit d’une part de reconnaître ce qui ne relève pas de l’opinion mais de l’incitation à la haine et d’autre part, de ne pas se focaliser uniquement sur les actes ou prises de position les plus spectaculaires (comme les influenceurs qui jouent volontairement sur l’outrance pour viraliser leurs contenus) et les plus meurtriers.
Si le masculinisme réussit à se répandre c’est aussi parce qu’il s’appuie sur des idées sexistes banalisées et qui sont déjà bien ancrées dans nos sociétés tels que la supposée émotivité et vénalité des femmes ou la meilleure rationalité des hommes.
Ces préjugés sont souvent inculqués dès l’enfance à travers une éducation genrée (deux tiers des femmes déclarent avoir été éduquées différemment des garçons). Cette socialisation différenciée naturalise les inégalités, que les discours masculinistes réactivent ensuite pour justifier la hiérarchie entre les sexes.
Tristan Boursier a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec société et culture (FRQSC).