25.11.2025 à 15:29
Maxime Friot
CNews, 18 novembre 2025.
« J'ai quitté le plateau de Morandini sur CNews ce matin. Un sondage sur l'Islam de France, commandé par Le Figaro à l'Ifop, basé sur un échantillon de 1 000 sondés, ne peut résumer la position des jeunes musulmans de France », tweete, ce 18 novembre, la conseillère municipale d'Ivry-sur-Seine (et macroniste) Rachida Kaaout. Au programme du plateau ce jour-là : un sondage de l'Ifop sur les « musulmans de France » – celui-là même qui sera démonté par Mediapart deux jours plus tard. Ce n'était, ô surprise, pas l'angle d'attaque du jour. Au contraire même, puisque la prise de distance avec ce sondage, tentée par Rachida Kaaout, va lui valoir les foudres de Jean-Marc Morandini, animateur au sinistre pedigree.
Au départ, il y a cette question : « Rachida Kaaout, votre regard sur ces trois chiffres ? Je voudrais juste qu'on se concentre sur ces trois chiffres, parce que pour moi ils sont très significatifs sur les jeunes de moins de 25 ans. »
Mais, problème, la conseillère municipale n'apporte pas la réponse attendue : « Moi, ce qui me pose problème, c'est la radicalisation. Après, maintenant, si je dois commenter votre sondage, je vais vous dire, sur un échantillon de 1 000 personnes, c'est ça ? Pour moi, il n'est pas représentatif de la réalité… » C'en est (déjà) trop pour Morandini, qui va recouvrir la voix de son invitée par des invectives et une même question, serinée à l'infini : « Un sondage politique, ça se fait sur combien de personnes ? »
Précisons-le d'emblée : les échanges qui suivent se basent sur une intox : si l'échantillon du sondage en général est bien de 1 005 « personnes musulmanes », celui sur les moins de 25 ans est en fait de 291 personnes [1].
Ni Morandini, ni personne d'autre sur le plateau, ne le précisera. L'animateur était semble-t-il trop occupé à rabrouer son invitée : « Quand le thermomètre dit de mauvaises choses, on casse le thermomètre en fait. » ; « Soyons sérieux ! » ; « Vous pouvez pas dire le sondage vaut rien parce qu'il vous plaît pas ! » ; « Là, c'est un sondage énorme, qui a été fait sur des centaines de personnes et on a retenu 1 000, qui étaient musulmanes en plus ! » ; « Mais enfin, c'est les sondages, c'est comme ça que ça se fait un sondage, vous dites n'importe quoi ! » ; « Arrêtez, vous répétez la même chose, vous êtes une machine à répéter la même chose ! » ; « Alors, je [ne] vous interroge plus. Je ne vous interroge plus. Je-ne-vous-interroge-plus ! » ; « Rachida Kaaout, essayez de répondre à ma question, autrement vous arrêtez de parler. » ; « Arrêtez, ça n'a aucun intérêt ce que vous dites… » ; « Arrêtez ! » ; « C'est pas parce que vous répétez 25 fois la même chose que c'est une vérité ! » ; « Vous répétez 25 fois n'importe quoi ! » ; « Stop ! » ; « Ça suffit ! »
Et de conclure ce premier acte avec un aveu… cristallin : « Ça m'intéresse pas de parler avec vous. »
15 minutes plus tard, c'est le feu d'artifice. Alors que Rachida Kaaout tente à nouveau de participer au débat, Morandini s'interpose : « Non, non, non, non, non ! Je ne vous donne pas la parole sur ce sujet ! »
Et de recouvrir, une nouvelle fois, son invitée : « Rachida, vous n'avez pas la parole. Ce sondage ne vous intéresse pas, il ne vaut rien, je ne vous donne pas la parole sur ce sujet ! » ; « Vous m'entendez ou pas ? Est-ce que vous m'entendez, Rachida ? » ; « Moi, je vous le dis, je ne vous donne pas la parole ! Je ne vous donne pas la parole sur ce sujet ! » ; « Mais vous [ne] constatez rien ! » (4 fois) ; « Vous faites de l'intox. » (3 fois) ; « Je vous donne pas la parole. » ; « Vous faites du vent. » ; « Vous faites du bruit avec votre bouche, c'est tout ce que vous faites. » (2 fois) ; « Ce que vous dites ne sert à rien. » « Non, parce que vous n'avez pas de solution, vous faites du vent. » ; « C'est du vent. » ; « Vous n'avez pas la parole… » ; « Est-ce que vous m'entendez ? Est-ce que vous m'entendez ou vous avez un problème d'audition ? » (2 fois) ; « Je veux que vous répondiez aux questions ou alors que vous ne parliez pas ! » ; « Alors répondez aux questions ! » ; « Non ! Non, non, vous ne répondez jamais aux questions. Vous n'avez pas la parole, ça vous l'entendez ? » ; « Est-ce que vous entendez que vous n'avez pas la parole ? » ; « Est-ce que vous entendez que vous n'avez pas la parole ? »
Et une troisième fois, fatale :
- Jean-Marc Morandini : Est-ce que vous entendez que vous n'avez pas la parole ?
- Rachida Kaaout : Alors, je m'en vais.
- Jean-Marc Morandini : Eh ben au revoir !
- Rachida Kaaout : Et bien, au revoir, très bien…
- Jean-Marc Morandini : Au revoir, merci d'être venue.
- Rachida Kaaout : Je ferai [inaudible] mon commentaire, merci…
- Jean-Marc Morandini : Vous ferez votre commentaire toute seule puisque vous parlez toute seule de toute façon.
- Rachida Kaaout : Vous ne voulez pas de solution !
- Jean-Marc Morandini : Non, je veux avoir des gens qui répondent aux questions, et pas des gens qui font du bruit avec leur bouche juste histoire d'occuper le terrain. Merci, au revoir !
On est certainement là face à un chef d'œuvre d'interrogatoire journalistique – un de plus dans le (long) palmarès de Jean-Marc Morandini. D'où cette question, lancinante : que fait-il encore sur un plateau de télévision ? Et, qui plus est, sur une chaîne qui bénéficie d'une fréquence publique ? Allô l'Arcom ?
Maxime Friot
[1] « Sur les 1 005 personnes musulmanes interrogées par l'Ifop, 291 ont été identifiées comme faisant partie de la catégorie des "15-24 ans". C'est sur ces jeunes personnes que se sont focalisés un grand nombre de médias, reprenant le cadrage de l'Ifop, qui propose un "zoom sur les musulmans âgés de 15-25 ans" » (Mediapart, 20/11).
21.11.2025 à 13:58
Jérémie Younes
France Culture, 18 novembre 2025.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / France Culture, Guillaume Erner, Israël, Palestine, Gaza
Mardi 18 novembre, Guillaume Erner reçoit dans la matinale de France Culture Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l'ONU sur les droits humains dans les territoires palestiniens occupés. L'occasion d'un très grand moment de journalisme face à cette voix qui fut si peu présente dans les grands médias français au cours des deux dernières années…
« Et je reçois ce matin une voix propalestinienne majeure ! Francesca Albanese, bonjour… » Il est 7h42 sur France Culture et l'interview de Guillaume Erner s'ouvre sur une confusion majeure dans la présentation de son invitée. Francesca Albanese est la rapporteuse de l'ONU sur les droits humains dans les territoires palestiniens occupés. Le choix de la présenter comme « propalestinienne » et d'entretenir la confusion en la désignant d'emblée comme une partie prenante au conflit est tout sauf anodin, pour ne pas dire ouvertement malveillant : les accusations de « militantisme » qui cherchent à discréditer son mandat sont en général l'apanage de ses « détracteurs » (Le Monde, 15/09) – quand bien même l'étiquette en elle-même ne devrait rien avoir d'infâmant. « Tout d'abord bonjour la France et laissez-moi éclaircir : je ne suis pas du tout une voix propalestinienne, […] je suis pro-droits humains », corrige d'ailleurs Albanese, qui laisse échapper un premier soupir d'exaspération. Ce ne sera pas le dernier…
D'autant que là n'était pas le seul biais dans la présentation d'Erner, qui avait décidément choisi, ce jour-là, de soigner son portrait :
Guillaume Erner : Pour les uns, vous êtes une héroïne. Aymeric Caron, député de La France insoumise, a ainsi expliqué que vous étiez l'une des personnes les plus importantes de ce siècle […]. Et puis, de l'autre côté, des organisations juives se sont émues d'un certain nombre de vos propos. L'organisation Golem en France, une organisation juive de gauche, a jugé votre invitation problématique. Nous allons donc proposer à nos auditeurs et à nos auditrices de se faire une opinion sur vous, Francesca Albanese.
Et non pas de s'informer sur l'actualité de la Palestine occupée [1] …
La première question de Guillaume Erner porte sur « cette réaction de Donald Trump, qui se réjouit du vote par le conseil de sécurité de l'ONU d'une force internationale pour Gaza ». Francesca Albanese se dit « inquiète » de cette résolution qui ne « [prend] pas en considération […] le droit international ». Son manque d'enthousiasme déçoit le matinalier : « Mais d'un point de vue humanitaire, déjà, est-ce qu'on ne pourrait pas se réjouir du cessez-le-feu tel qu'il est adopté aujourd'hui ? » La rapporteuse des Nations Unies rappelle alors que « 300 personnes ont été tuées » depuis la signature dudit « cessez-le-feu », portant le total estimé de victimes à « 70 000 personnes tuées », dont « 20 000 enfants ». « Mais Donald Trump, qui est décidément un formidable pourvoyeur d'angles journalistiques pour Guillaume Erner, considère qu'il faut mettre en place ce comité de la paix […] », relance l'intervieweur. « La fin des combats ne signifie pas la paix, lui retourne calmement son invitée : Qu'est-ce qui se passe pour les Palestiniens qui vivent sous occupation militaire israélienne ? » La réponse fuse et Erner s'agace déjà :
- Guillaume Erner : Donc en fait, le plan Albanese, c'est quoi ? C'est le fait qu'il n'y ait plus de soldats israéliens où exactement ? Puisque, comme vous le savez Francesca Albanese, chaque partie de la géographie de la région est politique [sic], donc vous demandez que les soldats israéliens se retirent d'où ? De Gaza, de la Cisjordanie ? De quelle portion du territoire ?
- Francesca Albanese : … Ah je… je ne dirais pas « le plan Albanese », ça c'est ce que la Cour de justice internationale a décidé, a ordonné le 19 juillet 2024 : de se retirer du territoire palestinien occupé en totalité ! Oui : retirer les soldats, démanteler les colonies et arrêter de les épanouir [sic], et arrêter d'exploiter les ressources naturelles des territoires palestiniens occupés. La cour, je le rappelle, a aussi dit que la présence d'Israël dans ce qu'il reste de la Palestine historique vise à garder un régime qui viole les dispositions sur la prohibition de la discrimination raciale et de l'apartheid.
C'est la première occurrence du terme « apartheid » dans l'émission. Erner ne laissera pas passer la seconde… Reste qu'une nouvelle fois, le matinalier est pris en flagrant délit de confusion, pour ne pas dire de confusionnisme : le droit international n'est pas une opinion. Quel échec du « journalisme » que de devoir encore le rappeler.
L'entretien se poursuit et Guillaume Erner change de fournisseur. De Trump, on passe ainsi au gouvernement israélien : « Est-ce que vous regrettez, Francesca Albanese, que le Hamas n'ait pas libéré les otages israéliens plus tôt, ce qui d'après le gouvernement israélien, aurait permis d'avoir un cessez-le-feu rapide ? » L'on reconnaît ici un biais caractéristique des intervieweurs du soir ou du matin, qui confondent, par paresse ou par commodité, le procédé du « contradictoire » avec le fait de répéter sans les vérifier les arguments des « détracteurs » de son invité.
Peu importe la véracité ou non du propos ; peu importe le statut des uns et des autres, les intérêts qu'ils ont (ou non) en jeu et leur place dans les rapports de force : tout se vaut, tout est mis sur le même plan. À Manuel Bompard, l'on présentera les arguments du RN ; face à Gabriel Zucman, l'on se fera le relais des déclarations du Medef ou de Michel-Édouard Leclerc ; face à Francesca Albanese, l'on présente donc les arguments du gouvernement israélien. Mais l'intervieweur se mange encore un mur : « Je regrette que le gouvernement israélien n'ait rien fait pour libérer les otages, répond à revers Albanese, les otages n'auraient jamais dû être pris en otage… » Erner l'interrompt alors : « Donc vous condamnez la prise d'otages ? » « Bien sûr ! s'esclaffe Albanese, un rien étonnée de la question : « Je condamne fermement tout crime contre les civils », se voit-elle obligée de rappeler. On avait compris qu'Erner n'en était pas certain, mais le journaliste tient à signifier plus « explicitement » pourquoi :
Guillaume Erner : Si je vous pose cette question, c'est parce que vous avez fait un tweet après le 7 octobre qui a été largement commenté […], expliquant en substance que ce qui s'était passé le 7 octobre n'avait pas de caractère antisémite et était le produit des événements passés […].
Erner fait « comme si », mais le lien entre sa question initiale et sa relance n'a pourtant rien d'évident : on comprend mal, en effet, en quoi les réflexions d'Albanese pointées ici mettraient a priori en doute le fait que cette dernière puisse condamner le crime de guerre que constitue la prise en otage de civils… Francesca Albanese est en tout cas sommée de se justifier pour ce tweet. Elle dit alors s'être « appuyée sur une partie très importante du monde académique israélien, à savoir les professeurs Amos Goldberg et Alon Confino, qui critiquaient la prise de position de certains en Europe qui continuaient d'insister sur la matrice antisémite des attaques du 7 octobre », avant d'entamer une longue démonstration à propos de ces positions.
Or, sur la « chaîne du savoir », si on aime bien le savoir, on aime aussi le prêt-à-penser. On ne renie d'ailleurs aucun de ses automatismes, en particulier lorsque l'invité(e) a le mauvais goût de ne pas aller assez droit au but (préalablement requis) : « Francesca Albanese, pour être sûr de ce que vous voulez dire […] : vous condamnez le Hamas ? » La rapporteuse de l'ONU semble une nouvelle fois atterrée par la question de son hôte : « Mais… Écoutez, moi j'ai travaillé à Gaza […]. Le Hamas a régné sur Gaza, sur les Palestiniens, avec une poignée de fer on dirait en italien. Il n'y a rien à soutenir dans un mouvement religieux, forcément ça s'impose sur les droits humains […]. » Pas convaincu, Guillaume Erner reprend :
Guillaume Erner : La gauche à laquelle vous appartenez, Francesca Albanese, ne dénie pas, par exemple, le racisme anti-noir […]. Or, un certain nombre d'actes qui semblent évidemment relever de l'antisémitisme ne sont pas qualifiés comme tels par une partie de la gauche… Et vous avez pu donner l'impression, parfois, Francesca Albanese, que vous minimisiez l'antisémitisme.
Cette fois, ce n'était pas une question. De quels actes – si « évidemment » antisémites qu'ils « semblent » l'être – parle-t-on ? On ne saura pas. De quelle « partie de la gauche » parle-t-on ? On ne saura pas non plus. À quelle occasion la rapporteuse de l'ONU a-t-elle « donné l'impression » de « minimiser l'antisémitisme » ? Erner ne le précise pas. Quels sont les acteurs à avoir fait part de cette « impression » ? La matinalier se dispense là encore de tout exemple. Bref : une question tout en « on-dit » et en procès d'intention. Ce journalisme de sous-entendus en fait d'ailleurs presque perdre ses mots à l'invitée : « Je… C'est pas du tout vrai… Non ! », répond Albanese, de plus en plus consternée.
Le journal de 8h est passé, et nous sommes de retour avec l'invitée des « Matins ». Guillaume Erner évoque le livre de Francesca Albanese, Quand le monde dort [2], et l'histoire épouvantable de Hind qui y est racontée : une petite fille palestinienne de 5 ans, dont les derniers instants ont été gravés dans un enregistrement de la Croix-Rouge, qu'elle avait appelé à l'aide. Comme le rappelle Francesca Albanese, son corps sera retrouvé avec ceux de sa famille et des soignants de l'ONG venus les secourir, dans une voiture criblée de 350 balles par l'armée israélienne.
Un crime effroyable, qui inspire une question au matinalier : « Quand on lit cette histoire et d'autres histoires que vous racontez, Francesca Albanese, on se demande pourquoi l'ONU n'a pas autorisé, n'a pas construit un corridor humanitaire ? L'une des particularités de la guerre à Gaza, c'est une guerre urbaine, avec des civils, des femmes, des enfants, et ça rappelle par exemple la Tchétchénie ou la Yougoslavie, il y avait des corridors humanitaires qui ont été faits là-bas… Pourquoi n'a-t-on pas fait de corridor humanitaire ? » La voix encore alourdie par l'émotion, la rapporteuse administre une leçon de journalisme à l'intervieweur : « J'ai une autre question, Guillaume : pourquoi les Nations Unies ne sont pas arrivées à bloquer ce que vous appelez une guerre ? Parce que la guerre, on la fait entre les États, on la fait entre la Russie et l'Ukraine, et d'autres pays. Contre une population qui est sous occupation, on ne fait pas une guerre. […] »
À nouveau, Erner se réfugie dans l'automatisme journalistique qui consiste à confondre « contradictoire » et porte-parolat du gouvernement israélien : « Je vais vous répondre la même chose que tout à l'heure, je vais vous dire que le Hamas aurait pu, aurait dû relâcher les otages immédiatement et qu'Israël aurait cessé la guerre – si l'on en croit évidemment les déclarations de Netanyahou. » Et visiblement, Guillaume Erner croit les déclarations de Netanyahou. D'ailleurs, lorsqu'il a posé la question sur les « corridors humanitaires », l'intervieweur avait en réalité une arrière-pensée… et une réponse attendue. Celle-ci n'étant pas venue de la bouche de son invitée, il la formule à sa place :
Guillaume Erner : Ce qu'on pourrait dire aussi, Francesca Albanese, c'est que la population palestinienne était aussi otage du Hamas, qui l'utilisait comme bouclier humain, et que le fait de ne pas organiser de corridors humanitaires, de refuser qu'il y ait des corridors humanitaires, c'était aussi une manière pour le Hamas de conserver ces civils […], d'utiliser certains hôpitaux, d'utiliser un certain nombre de lieux pour également construire des lieux de combat.
Ce n'était toujours pas une question… mais une manière pour le moins cavalière de recycler un (nouvel) élément de la propagande militaire israélienne, lequel vise à justifier les meurtres de civils ou les bombardements d'hôpitaux.
Albanese y répond quand même, avant de conclure : « Pour réduire la violence, il faut arrêter les moyens que sont l'occupation et l'apartheid israélien. » Cette fois, Erner ne laisse pas passer :
Guillaume Erner : Je suis obligé de faire un petit détour à propos de ce mot, « apartheid ». Parce que si on prend le régime d'apartheid sud-africain, il y avait une absence de citoyenneté, une interdiction de vote, des services publics séparés… trois caractéristiques qui n'existent pas du tout en Israël… Les arabes israéliens siègent à la Knesset, il y a les mêmes services publics, les mariages mixtes existent… Peut-on parler d'apartheid dans ce cas-là ?
Les éléments de langage sont encore tragiquement classiques et l'on ne peut que déplorer, à nouveau, que France Culture tolère une telle dévaluation du droit international sur son antenne. Loin d'être réductible au cas sud-africain – et encore moins à la définition que s'invente Erner sur la base de sa propre sélection de « trois caractéristiques » –, l'apartheid est un concept encadré en droit international [3]. Droit international sur lequel s'est notamment appuyée l'ONG Amnesty International pour conclure à un apartheid, en 2022, au terme de quatre ans d'enquête, et démontrer ainsi qu'« Israël impose un système d'oppression et de domination aux Palestiniens et Palestiniennes dans toutes les situations où il contrôle la jouissance de leurs droits, c'est-à-dire dans tout Israël, dans les TPO [territoires palestiniens occupés, NDLR], et pour ce qui concerne les réfugié·e·s palestiniens. » [4]
Refusant d'outrepasser son mandat en s'exprimant sur autre chose que les territoires occupés depuis 1967, Francesca Albanese parle à leur propos d'« une forme de dictature militaire » : « Les Palestiniens de Cisjordanie vivent sous des ordres militaires écrits par des soldats, mis en œuvre par des soldats, revus dans des cours martiales par-des-sol-dats ! […] Avoir deux systèmes légaux, la loi civile pour les colons qui ne devraient pas être là, et la loi militaire pour les Palestiniens, c'est le "backbone" [la colonne vertébrale, NDLR] de l'apartheid. Oui. »
La réponse assomme Guillaume Erner, qui juge ce discours « radical ». Loin de proposer à son invitée d'apporter des informations supplémentaires sur ce système à deux vitesses invisibilisé partout ailleurs dans les grands médias, il verse de nouveau dans la disqualification :
Guillaume Erner : Quand vous avez des expressions très radicales, je ne vais pas faire la liste des expressions radicales que vous avez eues, Francesca Albanese, est-ce que vous ne vous coupez pas de cette gauche israélienne qui, du coup, vous considère comme étant une ennemie, non pas de Netanyahou et de sa politique, mais une ennemie de l'existence même d'Israël ?
« Je ne vois pas pourquoi on doit se focaliser sur ce que la gauche israélienne pense dès qu'on a l'opportunité de parler de la situation des Palestiniens [elle souligne le terme, NDLR] sous l'occupation israélienne, qui est en fait la cause de toute violence », cingle la rapporteuse. On ne saurait mieux dire d'un tel cadrage…
Albanese note ensuite qu'il y a « une campagne de destruction de [s]a réputation qui est incroyable ! » « C'est pour ça que je vous invite d'ailleurs », répond Erner – comme s'il n'y prêtait pas lui-même le flanc depuis une demi-heure… Manifestement pas pour parler de l'actualité en Palestine, en tout cas, qui, après quelques minutes expédiées au début, n'est plus du tout le sujet de l'entretien. Aiguillé sur le sujet, le présentateur égraine alors les accusations portées contre Albanese : « Accusation d'antisémitisme, accusation de compassion à double standard si j'ose dire ». Ce double standard qu'Erner Guillaume ne veut pas voir s'agissant du traitement médiatique du génocide.
S'ensuit un court chapitre sur la peur des juifs en France, avant une page plus « politicienne », au cours de laquelle Guillaume Erner s'attache, encore une fois, à faire passer son invitée pour une militante de gauche : « Vous êtes devenue une figure extrêmement importante de la gauche mondiale et certains aimeraient que vous jouiez un rôle politique, Francesca Albanese […]. Est-ce que vous avez envie de vous engager en politique ? » « Non, je suis engagée pour la défense du droit », répond en substance la rapporteuse de l'ONU. Nonobstant, Erner poursuit son fil et relance même les hostilités en sous-entendant que son interlocutrice incarnerait une rupture dans « l'alliance entre les juifs italiens et la gauche » :
Guillaume Erner : Est-ce que vous n'avez pas peur que votre attitude, qu'un discours radical, pas sur le droit des Palestiniens […] mais sur la délégitimation d'Israël eh bien aient écarté… il n'y a plus de juifs engagés en politique en Italie autour de vous.
D'où Guillaume Erner tire-t-il une telle affirmation ? Francesca Albanese ne cache plus du tout sa consternation – « Mais c'est pas vrai… c'est pas vrai ! » – et développe son propos en invitant son interlocuteur à « distinguer le sionisme de ce qu'est le judaïsme ». Pour compléter son bingo, Guillaume Erner cède à la provocation :
- Guillaume Erner : J'imagine et j'espère que vous êtes sioniste vous aussi, Francesca Albanese. Le sionisme, c'est l'autodétermination du peuple juif. Vous êtes sioniste comme vous êtes kurdiste, j'imagine que vous êtes pour l'autodétermination des Kurdes…
- Francesca Albanese : Non, non, je ne trouve pas que… alors je ne suis d'aucune idéologie, et là c'est vous qui dites : « Vous êtes de gauche, vous êtes de gauche ». Est-ce que vous m'avez jamais entendue dire que « je suis de gauche » ? Non…
- Guillaume Erner : Oh alors là… Vous citez Edward Saïd, vous citez toutes les références…
- Francesca Albanese : … et Antonio Gramsci, et Primo Levi… mais parce que c'est très intéressant !
- Guillaume Erner : Mais c'est pas un crime d'être de gauche hein, Francesca Albanese !
- Francesca Albanese : C'est une question à se poser : pourquoi les plus grands intellectuels qui constituent des inspirations à travers l'histoire sont de gauche ?
Au terme des cinq dernières minutes consacrées à de récentes déclarations de la ministre Eugenia Roccella, ministre italienne de l'Égalité des chances et de la Famille, Erner conclut : « Merci beaucoup Francesca Albanese, d'avoir été avec nous ce matin [pour votre livre] Quand le monde dort. » Le sous-titre de ce livre ? « Récits, voix et blessures de la Palestine ». Guillaume Erner aurait voulu faire taire les trois qu'il ne s'y serait guère pris autrement.
Alors que la rapporteuse de l'ONU sur les droits humains dans les territoires palestiniens occupés n'est pas une invitée que l'on entend tous les jours, ni sur France Culture [5], ni ailleurs, l'émission n'aura que peu porté sur… l'actualité de la Palestine occupée. Dès ses premiers mots, Guillaume Erner s'est attaché à faire passer son invitée, une juriste exerçant un mandat des Nations Unies, pour une militante « propalestinienne ». « L'interview de Francesca Albanese sur France Culture ce matin montre à quel point certains médias peinent à comprendre que défendre le droit international n'est pas un "parti pris" », a réagi Johann Soufi, que nous avons récemment interviewé à ce propos. Le « parti pris », ce matin-là, était en effet plutôt à trouver dans le choix des mots, dans les cadrages et les invectives passives agressives de Guillaume Erner. Mais il faut aussi le dire – et même s'en réjouir : pour une fois, et malgré la détermination du présentateur à saboter son entretien et à délégitimer son invitée, cette dernière aura spectaculairement déjoué de nombreuses questions piégées.
Jérémie Younes, avec Pauline Perrenot
[1] Quel(le) autre invité(e) est présenté(e) de la sorte dans « Les Matins » ? Un portrait que l'on peut par exemple comparer à celui de Josep Borrell, interviewé quatre jours plus tôt.
[2] Mémoire d'Encrier, 2025.
[3] Comme le rappelle Amnesty international, « trois grands traités internationaux […] interdisent et/ou érigent explicitement en infraction l'apartheid : la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la Convention internationale sur l'élimination et la répression du crime d'apartheid (Convention sur l'apartheid) et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (Statut de Rome). »
[4] À l'instar, avant elle, de nombreuses organisations palestiniennes de défense des droits humains, mais aussi de l'ONG israélienne B'Tselem, qui parvenait aux mêmes conclusions dans un rapport paru en janvier 2021 : « A regime of Jewish supremacy from the Jordan River to the Mediterranean Sea : This is apartheid ».
[5] Le site de France Culture indique que c'était son tout premier passage en plateau.
18.11.2025 à 11:37
Jean Pérès
Les effets de la concentration des médias, en Allemagne comme ailleurs, ce sont des licenciements en séries, la réduction de l'indépendance et du pluralisme, le conformisme éditorial. Des résolutions de l'après-guerre, il ne reste plus grand-chose.
En 2009, suite à une concentration interne, 300 postes de rédacteurs sont supprimés au sein des journaux du groupe Funke, début d'une longue série. En 2012, le Frankfurter Rundschau et le Financial Times Deutschland, déficitaire depuis sa création, sont en liquidation, avec nombre de licenciements à la clé. En 2014, la plus longue grève du secteur des médias, 117 jours, du service client de Madsack s'est soldée par le licenciement des 90 salariés concernés [1]. En 2020, le groupe Bauer licencie 140 salariés, le Süddeutsche Zeitung, 50 journalistes. En 2023, à la crise s'ajoutent les effets du Covid, Bild Zeitung décide de licencier 200 journalistes remplacés, dit-elle, par l'intelligence artificielle. La même année, Bertelsmann annonce la suppression de 700 emplois dans la presse. Toujours la même année, P7S1 supprime 400 emplois. Liste non exhaustive.
On imagine facilement que, dans un tel contexte, les journalistes ne font pas preuve d'une indépendance excessive et veillent plutôt à conserver leur emploi. Et ce d'autant plus que, malgré des syndicats puissants, ils sont écartés de la cogestion « à l'allemande » et n'ont pas leur mot à dire pour s'opposer aux vagues de licenciement. Ni d'ailleurs en matière éditoriale qui est l'apanage des directions [2].
En plus des licenciements, les concentrations produisent du conformisme pour ainsi dire structurel. Le processus d'homogénéisation des contenus, appelé par euphémisme « synergies » ou « mutualisation », et qui consiste à produire des articles à partir d'une rédaction centrale et à les diffuser à l'ensemble des journaux possédés par le groupe, peut prendre des dimensions alarmantes. Le dernier rapport de la KEK [3] évoque ainsi « un exemple marquant de diffusion de contenu [ :] le RedaktionsNetzwerk Deutschland (RND) du groupe Madsack Media, qui fournit désormais du contenu national à plus de 90 marques de médias » (rapport KEK, 2025). En fait de pluralisme, il reste surtout les informations locales, diverses par définition.
En rassemblant dans un petit nombre de mains de plus en plus de médias, les concentrations confortent l'intégration de leurs richissimes propriétaires aux cercles dirigeants de la société. Dès lors, même si les médias sont juridiquement et économiquement indépendants de l'État et des groupes industriels, rien n'empêche qu'une coopération s'établisse entre eux dès lors qu'ils partagent les mêmes intérêts et une commune idéologie. Une idéologie dans laquelle, en Allemagne comme ailleurs, se confondent la droite et la gauche de gouvernement dans un ensemble qui penche de plus en plus vers l'extrême droite [4].
Du côté de la connexion entre médias et milieu politique, on a vu que le SPD possédait un important groupe de presse sur lequel il pouvait faire pression, et que les partis politiques influençaient fortement les organes de décision de l'audiovisuel public. Les deux plus gros groupes de médias, Bertelsmann et Springer, sont à ce propos parfaitement exemplaires.
Le principal actionnaire du groupe Bertelsmann, la fondation éponyme, a fait une campagne très soutenue pour l'adoption par le Bundestag des lois Hartz (2003-2005) promues par le chancelier Schröder (SPD), lois qui démantelaient le droit du travail et condamnaient les chômeurs à la misère. « L'œuvre "philanthropique" du groupe de médias et d'édition le plus influent d'Allemagne a été au cœur du processus d'élaboration de l'Agenda 2010 [5] : financement d'expertises et de conférences, diffusion d'argumentaires auprès des journalistes, mise en réseau des "bonnes volontés ". "Sans le travail de préparation, d'accompagnement et d'après-vente déployé à tous les niveaux par la Fondation Bertelsmann, les propositions de la commission Hartz et leur traduction législative n'auraient jamais pu voir le jour", observe Helga Spindler, professeure en droit public à l'université de Duisburg. » (Olivier Cyran, « L'enfer du miracle allemand », Le Monde diplomatique, septembre 2017).
Précurseur, en quelque sorte, de la situation actuelle, le magnat de la presse Axel Springer, armé de son quotidien à sensation Bild Zeitung, s'est toujours situé bien à droite de l'échiquier politique. Cumulant successivement des attaques féroces contre des étudiants en 1968, un sexisme décomplexé avec les femmes nues en première page, les pratiques de délation de manifestants à la police, les atteintes à la déontologie journalistique : il est le journal le plus sanctionné par le Conseil allemand de la Presse, avec 219 sanctions prononcées à son encontre depuis 1986. Le deuxième, BZ (Berliner Zeitung), est très loin derrière (21 sanctions) et appartient aussi à Springer ! Tout journaliste travaillant pour Springer doit signer un contrat de travail où il s'engage à défendre Israël et l'entente de l'Allemagne avec les États-Unis [6]. Un journaliste vient d'être licencié pour n'avoir pas respecté cette clause. Mais le soutien à Israël n'est pas seulement idéologique, car le groupe Springer participe directement depuis 2014 à la vente de biens immobiliers situés sur les territoires de Cisjordanie illégalement occupés par Israël, par le biais de sa société Yad2, qui est revenue au fonds d'investissement KKR, au début 2025, avec la division des activités du groupe. Malgré son journalisme de caniveau, Bild était et reste fort courtisé par les responsables politiques, chancelière et chancelier compris ; c'est qu'il s'est vendu longtemps à plusieurs millions d'exemplaires et, malgré une baisse sensible de son tirage, demeure de loin le premier quotidien allemand.
Par contraste, mais pas seulement, les autres journaux et médias paraissaient beaucoup plus consistants, et ils furent longtemps estimés comme ce que l'on faisait de mieux en matière d'information, avec des magazines d'investigation comme le Spiegel, ou de grande qualité d'information et de culture, comme Die Zeit, Die Frankfurter allgemeine Zeitung, ou plus à gauche, mais pas trop, Die Süddeutsche Zeitung, quelles que soient leurs orientations politiques, quoique toujours libérales. Pareil pour l'information dans le service public de radio et de télévision. Un changement s'opère dans l'audiovisuel vers les années 1990, suite à l'arrivée des groupes privés et de leurs méthodes commerciales racoleuses, qui déteignent sur le service public, comme en témoigne le gouvernement fédéral dans son « Rapport annuel sur la télévision » de 1995 : « Tendance au sensationnalisme et au voyeurisme, avec présentation croissante d'images d'horreur, tendance au négativisme avec présentation très pauvre en contexte et en arrière plan de délinquance et d'accident, tendance à produire du scandale avec un penchant à interpréter l'actualité politique en termes de crises et de culpabilité, tendance à une représentation ritualisée de la politique avec un penchant à présenter sans distance les apparences de la mise en scène politique. » [7].
Plus récemment, comme l'expose Fabian Scheidler dans un article du Monde diplomatique, les médias dominants ont fait preuve d'un alarmant suivisme des options politiques gouvernementales en matière de militarisme, d'atlantisme [8], de traitement de la pandémie du Covid, de la guerre en Ukraine et du massacre de Gaza.
Nul doute, après ce tour d'horizon, qu'en termes de structures et réglementations favorisant le pluralisme et la démocratie dans les médias, le système allemand est nettement plus élaboré que le français.
La décentralisation des instances de contrôle des médias audiovisuels, publics et privés, composées de représentants de la société civile, la gestion et la production de l'audiovisuel public par les Länder et là encore par des représentants de la société civile, le dispositif du « tiers indépendant », la place prépondérante donnée à l'audiovisuel public soutenu par une redevance importante et animé de fortes préoccupations démocratiques et pluralistes, une information détaillée, accessible et mise à jour sur les médias et les groupes de médias, une méthode mesurant le pouvoir global des groupes incluant leur audience numérique, autant d'éléments constitutifs d'un ensemble peut-être unique au monde, si on y ajoute l'indépendance des médias vis-à-vis de l'État et des groupes industriels, indépendance qui, même imparfaite, a une effectivité certaine.
Rien de tel en France, qui a supprimé la redevance et sous-finance le service public, dont elle a vendu le meilleur morceau et qu'elle se prépare à unifier sous une holding contrôlée à 100 % par l'État. Aucun contrôle citoyen n'y est institutionnalisé, ni sur le plan local, ni sur le plan national. Quant à l'indépendance vis-à-vis de l'État et des industriels…
Cela dit, on ne peut que constater que le « modèle allemand » souffre de nombre de porosités et que l'État et les puissances d'argent y gardent un rôle déterminant, avec les conséquences désastreuses que nous avons évoquées.
Si l'on s'en tient aux dispositifs anti-concentrations, on observe une législation plus laxiste en France, qui n'empêche quasiment aucune concentration, tandis que la loi allemande peut fluctuer au gré des politiques de l'État fédéral qui, par exemple, a fortement favorisé les concentrations au cours des vingt dernières années. Même plus démocratiques qu'en France, les contrôles de ces concentrations n'ont pas dû être d'une rigueur extrême pour que l'on ait constaté en 2009 que plus de la moitié des régions et des villes allemandes étaient désormais sous monopole de presse, et la télévision privée largement dominée par deux acteurs, pour qu'une dizaine de groupes fort prospères se maintiennent à travers le temps en tête des médias dominants. Et que, finalement, on se retrouve dans tout le secteur privé (hors radio) avec une concentration du même ordre que celle du système français, même si, du fait de la dimension beaucoup plus importante de la configuration allemande, un certain pluralisme y subsiste jusqu'à présent.
Ainsi, malgré l'originalité de son dispositif et son souci affirmé d'indépendance et de pluralisme, l'Allemagne n'échappe pas à la règle commune des concentrations des médias. C'est à croire que le capitalisme médiatique se moque des particularismes régionaux.
Jean Pérès
Annexe : Infographie réalisée par Katapult (2019)
[1] Pour rappel, le Parti socialiste (SPD) est l'actionnaire principal de Madsack.
[2] Les journalistes ont toutefois un rôle décisif au sein du premier magazine, Le Spiegel, dont ils sont copropriétaires (50 % des parts), et également au Tageszeitung (TAZ), seul quotidien de la gauche radicale et écologiste pendant 46 ans, désormais en ligne et hebdomadaire papier. Sous le statut de coopérative, le TAZ est contrôlé par ses journalistes qui élisent leur directeur de rédaction. Il édite notamment la version allemande du Monde diplomatique. À un degré moindre, mais significatif, Le Stern et le Süddeutsche Zeintung, accordent une place importante aux journalistes.
[3] Kommission zur Ermittlung der Konzentration im Medienbereich - Commission de contrôle de la concentration dans le domaine des médias.
[4] Lire à ce propos le reportage d'Olivier Cyran « En Allemagne, la mémoire s'estompe et l'Afd donne le tempo » (Orient XXI, 29/09/25) dont une partie traite de l'implication des médias.
[5] Ensemble de réformes, dont les lois Hartz
[6] « Nous défendons la liberté, l'État de droit, la démocratie et une Europe unie. Nous soutenons le peuple juif et le droit à l'existence de l'État d'Israël. Nous soutenons l'alliance transatlantique entre les États-Unis d'Amérique et l'Europe. Nous nous engageons en faveur d'une économie de marché libre et sociale. Nous rejetons l'extrémisme politique et religieux ainsi que toutes les formes de racisme et de discrimination sexuelle. »
[7] Cité par Klaus Wenger dans « La radio, une contribution à la culture politique », in Matériaux pour l'histoire de notre temps, n°55-56, 1999, p. 82
[8] Il cite notamment l'Atlantik Brücke (Pont atlantique), véritable rendez-vous pro-américain de la classe dominante (banque, affaires, politique, université, etc.) auquel participent une quarantaine de cadres du journalisme, et dont le président fut de 2009 à 2019 l'actuel chancelier Friedrich Merz.
14.11.2025 à 10:21
Jean Pérès
Décentralisation, indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l'État : le paysage médiatique allemand permet, par comparaison, de montrer que la situation française n'est pas une fatalité. Mais est-ce pour autant un modèle à suivre ? On fait le point. Cette troisième partie se focalise sur le cas de l'audiovisuel.
Impossible de parler des concentrations dans l'audiovisuel allemand sans évoquer le service public, qu'il s'agisse de la radio ou de la télévision, qui capte plus de la moitié de l'audience. Mais il s'agit d'un service public décentralisé, à l'opposé de la centralisation à la française. Quant au secteur privé, il est dominé par deux groupes, RTL et P7S1, autrement dit Bertelsmann et Berlusconi.
Introduite en 1923 en Allemagne, la radio fut l'instrument-roi de la propagande nazie. En 1933, Goebbels, le ministre nazi de la propagande, déclarait que « la mobilisation générale des esprits […] est l'une des principales missions de la radiodiffusion » et que celle-ci est « le plus moderne et le plus important des instruments pour influencer les masses » [1]. Elle est alors écoutée à travers 4 millions de récepteurs (Volksempfänger, soit Récepteur du peuple, qui fut à la radio ce que la Volkswagen fut à l'automobile), puis 16 millions en 1943 (récepteur encore plus performant et moins onéreux, le DKE38, appelé ironiquement par la population « La gueule de Goebbels », qu'on y entendait très souvent). Seul média à même de s'adresser à l'ensemble de la population (la télévision est alors balbutiante), la radio est contrôlée et utilisée par les forces d'occupation de 1945 à 1955. Elle est animée par de jeunes journalistes, mais aussi, faute de personnel qualifié, par d'anciens partisans du nazisme. Le modèle, inspiré de la BBC, dessinait une radio indépendante de l'État et des partis politiques [2] – alors qu'en France, dès la Libération et malgré le projet du CNR, la radio et la télévision furent sous monopole d'État (jusqu'en 1986).
En fait, c'est aux Länder que les Alliés vont confier le monopole de la diffusion radiophonique. Dès 1950, la création de l'ARD [3] définissait pour la radio un statut de droit public régional indépendant de l'État fédéral. En 1955, sept ans après les journaux, la radio passe à son tour sous souveraineté allemande, et y restera, de même que la télévision par la suite, sous cette forme de service public régional où chaque Land apporte sa contribution à la conception et la réalisation des programmes et émissions diffusés. Même les programmes à diffusion nationale sont assurés par les 9 instituts régionaux de l'audiovisuel qui produisent aussi des programmes régionaux (appelés Troisième chaîne : Dritten Programme). Cette structuration fut confirmée en 1961, par le jugement du Tribunal constitutionnel fédéral sur le projet de « télévision Adenauer ». C'est à la suite de ce jugement que fut créée la deuxième chaîne publique, ZDF [4], gérée et contrôlée de la même façon que l'ARD, par les régions, mais sans la radio et centralisée.
Ainsi, « pendant plus de vingt ans [en fait, 30 ans, ndlr], la télévision et la radio furent exclusivement organisées par des institutions de droit public. Il n'y avait de place ni pour une radio privée – comme par exemple Radio Luxembourg ou les chaînes de télévision anglaises –, ni pour une radio contrôlée par l'État ou le gouvernement comme en France ou en Italie. » [5]
Jusqu'en 1986, les auditeurs et téléspectateurs allemands ne connurent que les télévisions et radios publiques gérées au niveau des Länder. Pendant la même période, en Allemagne de l'est, la radio de propagande nazie était devenue la radio de propagande du SED, le parti communiste unique au pouvoir.
Contrairement à la France qui a vendu, scandale unique au monde, sa première chaîne publique au privé (au bétonneur Bouygues), les deux premiers groupes audiovisuels allemands (ARD-La Première pour la radio et la télévision, ZDF-La Deuxième pour la seule télévision) sont demeurés publics jusqu'à aujourd'hui. Bénéficiant d'une redevance due par chaque habitant et parmi les plus élevées au monde [6], l'audiovisuel public allemand capte une part d'audience record : 50,5 % pour la radio ARD contre 31,9 % pour Radio France, 55,4 % pour les chaînes de télévision publiques allemandes, contre 29 % pour France Télévisions (chiffres 2024) [7]. La redevance est révisée tous les quatre ans par les Länder réunis. Elle contribue pour 85 % du budget des deux chaînes, la publicité pour autour de 6 % [8].
Dans son jugement de rejet de la « télévision Adenauer », le Tribunal constitutionnel fédéral déclare que la télévision « est plus qu'un simple "medium" dans la formation de l'opinion publique ; elle en est bien plutôt un "facteur" éminent », et pas seulement dans les émissions politiques, car « la formation de l'opinion se fait également par le biais des pièces radiophoniques, des concerts, des retransmissions de spectacles de café-concert et de chansonniers, jusqu'à la mise en forme même d'une émission » [9]. On ne saurait mieux dire. La radio et la télévision publiques se trouvent ainsi investies d'une véritable mission démocratique et doivent pour cela demeurer à bonne distance de l'État et des partis politiques. C'est du moins ce qu'affirme le Tribunal constitutionnel : « L'art. 5 […] exige que cet instrument moderne de la formation de l'opinion ne soit livré ni à l'Etat, ni à un seul groupe social. »
Dès lors, chaque Land dispose d'un système public de diffusion – qui doit rester indépendant de l'État fédéral et être administré par des conseils de l'audiovisuel (Rundfunkrat) où siègent des représentants des « groupes importants pour la société » dont les principaux partis politiques, syndicats, fédérations professionnelles, églises, associations, etc., choisis par les parlements des Länder [10]. Ces représentants sont élus ou nommés par leur organisme. Ce système s'est également peu à peu imposé dans les Länder issus de la RDA.
Ainsi par rapport à la France, l'Allemagne possède un audiovisuel public fort (en termes de financement et d'audience), décentralisé (la législation sur l'audiovisuel étant de la compétence exclusive des Länder) et en principe « indépendant » ou « distant » de l'État par un financement sous forme de redevance fixée par les Länder réunis, et une gestion assurée par la société civile. La presse allemande use d'ailleurs du terme plutôt péjoratif Staatsrundfunk (« audiovisuel d'État ») pour désigner les médias publics d'autres pays du monde, dont la France, perçus comme plus dépendants de l'État.
Hélas, la pratique n'a pas été à la hauteur de ces beaux principes. On se doute que les acteurs politiques n'ont pas apprécié d'être mis à l'écart par les Alliés des instances de décision de l'audiovisuel public. Ils n'eurent de cesse de chercher à influencer, à noyauter les organes de décision, c'est-à-dire les conseils de l'audiovisuel de l'ARD et le conseil de télévision de ZDF. Les partis politiques dominants, SPD et CDU-CSU, les représentants du gouvernement ou du parlement des Länder (considérés comme partie de l'État) et même l'État fédéral prennent une place prépondérante au sein des conseils de l'audiovisuel, au point qu'un arrêt du Tribunal constitutionnel de 2014 limite la place des partis à un maximum d'un tiers des membres des conseils. Mais il ne semble pas que cela ait suffi à résoudre le problème, car les autres représentants de la société civile aux conseils sont souvent associés aux partis politiques. Le système rôdé des « proporz » perdure, où le SPD et la CDU/CSU se partagent les sièges de direction, ce qui a pour effet de réduire considérablement l'influence de la société civile en tant que telle, et de marginaliser l'influence des autres forces politiques. Sans parler d'une certaine sélectivité dans le choix par les parlements des « groupes importants pour la société ». Le schéma d'indépendance vis-à-vis des partis et de l'État serait plutôt, selon Valérie Robert, un mythe professionnel [11].
Il n'empêche que le succès des chaînes publiques est constant et suscite bien des convoitises. L'Alternative für Deutschland (AfD), parti d'extrême droite en pleine ascension, souhaite leur privatisation (tout comme le RN en France) et le parti libéral Freie Demokratische Partei (FDP), celle de la seule deuxième chaîne. Une certaine usure d'un service public de quelque 70 ans, et quelques scandales aidant, notamment sur le montant des salaires et les abus de pouvoir des dirigeants, une réforme importante est en cours depuis plusieurs années : rationalisation, modernisation, numérisation, coopération, mais sa mise en œuvre est assez laborieuse, étant donné le succès persistant des chaînes publiques et la résistance des Länder, peu tentés de céder sur leur compétence médiatique.
Les médias audiovisuels privés allemands sont également sous la surveillance d'une autorité de régulation (Landesmedienanstalten) dans chaque Land, également composée de représentants de la société civile (de 30 à 60 personnes) qui sont élus par le parlement du Land. Bien que ce soit souvent à la majorité des deux tiers, le rôle des partis peut être ici important, comme dans le cas des conseils de l'audiovisuel. L'autorité de régulation élit son président qui est son représentant légal pendant six ans. Au total, il existe 14 autorités régulatrices qui veillent au respect du pluralisme, à l'affectation des stations de radio et des chaînes de télévision, à la protection des jeunes, etc. Ces autorités sont néanmoins regroupées dans des commissions centrales, dont une est chargée spécifiquement du contrôle des concentrations : la KEK [12], qui s'ajoute à l'autorité de la concurrence qui intervient en cas de rachats dans le secteur des médias. Ces commissions centrales réunissent 6 présidents des autorités régionales des médias élus par leurs pairs, et 6 experts des médias, souvent des juristes, choisis par les présidents des Länder. A priori, elles semblent très différentes d'une institution comme l'Arcom française, organisme de composition très politique [13], chargée notamment du contrôle des concentrations des médias audiovisuels.
L'ouverture des ondes au secteur privé, en 1986, a provoqué une forte mobilisation des groupes de presse très intéressés à l'idée de se faire une place dans l'audiovisuel. Ceux qui éditent surtout de la presse quotidienne, déjà fortement implantés localement, ont investi les entreprises radiophoniques à vocation locale, tandis que les groupes de presse à dominante de magazines, à vocation nationale et plus sensibles à l'image, ont plutôt investi la télévision [14].
Comme pour la presse écrite, la concentration des médias audiovisuels allemands est limitée. Depuis 1976, des contrôles interviennent pour des opérations de concentration dont les parties ont un chiffre d'affaires cumulé inférieur au 1/8e du plafond de 500 millions d'euros appliqué aux autres entreprises, soit 62,5 millions d'euros (2021). C'est moitié moins de ce qui est exigé pour les opérations des entreprises de presse. Cette disposition, plus restrictive que pour la presse écrite, s'inscrit dans une évaluation de ce que les Allemands appellent le « pouvoir d'opinion », plus important selon eux dans les médias audiovisuels que dans la presse, et de ce fait à contrôler davantage.
La loi française prévoit des seuils de concentration par type de média, presse, radio, télévision. Ces seuils ne sont pas très contraignants, c'est le moins qu'on puisse dire. Par exemple, un seul propriétaire ne peut posséder que 49 % maximum d'une chaîne de télévision dont l'audience dépasse 8 %, sans limite supérieure. En Allemagne c'est la limite de 30 % d'audience qu'un seul propriétaire de chaîne de télévision ne peut pas dépasser. Mais de plus, et c'est là toute l'originalité du système allemand, cette audience est calculée sur l'ensemble des intérêts médiatiques dudit propriétaire, tous types confondus.
Par exemple, en 2006, lorsque le groupe Springer a voulu acquérir le groupe audiovisuel P7S1, la KEK a refusé le rachat : en additionnant les parts d'audience du groupe Springer dans la presse écrite (notamment le Bild) et les parts d'audience télévisuelles du groupe P7S1, la fusion des deux groupes aurait représenté une part d'audience de 42%, supérieure au seuil maximal de 30 % défini dans l'accord entre les Länder. La KEK a ainsi évalué le « pouvoir d'opinion » total du groupe en prenant en compte les différents types de médias détenus, ici presse et TV (concentration horizontale) [15]. Mais elle peut aussi, du fait de l'importante marge d'appréciation qui lui est laissée, prendre en compte tout « marché lié aux médias » y compris en amont et en aval de la chaîne de production ou de distribution de programmes (concentration verticale) ou encore ses éventuelles participations dans des sociétés avec lesquelles elle n'a pas de relations client-fournisseur (concentration diagonale). En France, en revanche, aucune loi n'aurait empêché une telle fusion : la seule qui règlemente les concentrations horizontales pluri-médias (la règle dite des « deux sur trois ») définit des seuils tellement élevés qu'elle n'empêche aucune concentration [16].
Une autre disposition originale de la loi allemande en faveur du pluralisme : la règle des « tiers indépendants » (Drittanbieter). Lorsqu'une entreprise de médias détenant une chaîne généraliste ou spécialisée détient une part d'audience annuelle de plus de 10 %, elle doit accorder, à ses frais, un temps d'antenne à des tiers indépendants, c'est-à-dire d'autres groupes audiovisuels qui ont une audience faible. Cette « fenêtre » ne peut être inférieure à 260 minutes dont 75 à une heure de grande écoute (entre 19h et 23h30). Des programmes régionaux sont éligibles à ces fenêtres à raison de 150 minutes par semaine. Actuellement, ces fenêtres sont ouvertes par RTL, P7S1, et Vox (filiale de RTL). Bien sûr, cette disposition a fait l'objet de vives protestations, mais elle a fonctionné et fonctionne toujours, même si on peut trouver contestable que RTL diffuse ainsi Spiegel.tv, alors que le propriétaire de RTL, Bertelsmann, l'est aussi en partie (à 25 %) de Spiegel.tv. Il n'empêche que le dispositif permet à des programmes de petites chaînes et de chaînes régionales de toucher un large public.
Les autorités régulatrices des Länder publient conjointement, tous les trois ans, un rapport sur le développement de la concentration dans les médias et sur les mesures visant à assurer le pluralisme dans l'audiovisuel privé. Pour ce faire, elles tracent précisément les structures de propriété des groupes de médias dans une base de données publique – tout changement devant obligatoirement leur être notifié – puis elles calculent un « pouvoir d'opinion » pour chaque groupe en agrégeant les parts d'audience des différents médias détenus, pondérées par le poids du support (TV, radio, presse…) dans l'influence sur l'opinion [17]. Enfin, un tableau de bord de la concentration des médias est mis à jour régulièrement pour permettre à quiconque de suivre graphiquement la plupart des groupes et des médias, leurs détenteurs, leurs pouvoirs d'opinion respectifs... Bref, un travail comparable, moins beau graphiquement mais plus détaillé, à celui que font Le Monde diplomatique et Acrimed avec la carte « Médias français, qui possède quoi ? », est réalisé outre-Rhin par des autorités publiques mandatées pour cela.
On notera que l'évaluation du « pouvoir d'opinion », même si son calcul est relativement complexe, est tout à fait pertinente pour mesurer l'influence, non pas d'un ou plusieurs médias, mais d'un groupe médiatique entier, avec toutes ses ramifications. Ce que le dispositif français ne permet de toute évidence pas.
Selon le critère du « pouvoir d'opinion », tous médias confondus, les dix plus gros groupes de médias concourent pour 64,8 % à la formation de l'opinion allemande. Dans l'ordre : ARD (20,3%), Bertelsmann (11 %), ZDF (7,4%), Springer (6,8%), P7S1 (5,1%), Burda (3,5%), Funke (3,1 %), Madsack (2,9%), Medien Union (2,4%) et Bauer (2,3). Soit 27,7 % pour le public et 37,1 pour le privé. Ainsi, les médias hors des dix groupes majeurs contribuent-ils pour 35,2 % à la formation de l'opinion.
En résumé, la concentration des médias privés est du même ordre en Allemagne qu'en France dans le domaine de la presse, c'est-à-dire très forte ; elle est inférieure en Allemagne dans l'audiovisuel, surtout dans la radio, où elle est relativement faible, et aussi dans la télévision, à un degré moindre, alors que le service public de la radio et de la télévision attire plus de la moitié de l'audience.
Jean Pérès
Annexe : Panorama des concentrations
- Concentrations dans la radio [18]
Cela donne, pour la radio, un grand éparpillement des unités de diffusion et des propriétaires, parmi lesquels on retrouve les Springer, Madsack, Funke, SWMH (Südwestdeutsche Medien Holding), etc., mais chacun pour un pourcentage minime de la diffusion (entre 0,8 et 2%) dominée, rappelons-le, à plus de 50 % par le groupe public régional ARD.
Le plus gros propriétaire privé à ce jour est le groupe Regiocast (6,5 %), qui possède 4 radios et participe à une douzaine d'autres dans divers Länder. Ses principaux actionnaires viennent du Nouveau journal d'Osnabrück (Basse Saxe) et sont accompagnés d'une flopée de petits actionnaires parmi lesquels on retrouve les grands groupes de presse ou leurs propriétaires à titre individuel. Le deuxième groupe est Bertelsmann (5,1 %), et le troisième Müller Medien (4,7 %), groupe familial fortement implanté en Bavière et en Autriche.
La radio la plus importante est Radio NRW de la Rhénanie du Nord-Westphalie (6 % de l'audience), qui alimente 45 stations de radio du Land. Son actionnaire principal à 59 % est Pressefunk Nordrhein Westfalie, lui-même possédé par le groupe Funke (21,7 %) suivi de Springer (12,4 %) suivi de DuMont Schauberg (9,9 %), et parmi les petits actionnaires, on retrouve la société d'édition du SPD ; son deuxième actionnaire est RTL, c'est-à-dire Bertelsmann, à 12,6 %. Radio NRW possède aussi, avec Antenne NRW, elle-même filiale à 100 % d'Antenne Bayern Gmbh, société bavaroise, une radio privée diffusée sur tout le pays : NRW1.
Dans la partie privée du paysage radiophonique allemand, les 4 premiers groupes (Regiocast, Bertelsmann, Müller, Nordwest Medien) occupent 19,2 % de l'audience, soit bien moins que les 4 premiers français qui en recueillent 46 %. Le paysage radiophonique privé allemand, relativement peu concentré en lui-même, peut être considéré comme une extension des groupes de presse, surtout quotidienne, dont la présence se manifeste par une véritable toile d'araignée de participations croisées.
- Concentrations dans la télévision [19]
Pour ce qui est de la télévision, le 1er janvier 1984, sous l'impulsion de la CDU (parti démocrate chrétien) et du chancelier Kohl, la première télévision privée, SAT1, est créée par une association d'une dizaine de groupes de presse, et surnommée pour cela « La chaîne des patrons de presse » [20]. On y reconnaît, entre autres, Springer, Burda, Holzbrinck, Bauer, Funke. Mais le SPD, partisan du monopole public, bloque la chaîne dans les Länder où il domine. En retour, la CDU bloque la perception de la redevance dans ses Länder. Situation pour le moins tendue, d'autant plus qu'à la concurrence public-privé et SPD-CDU s'ajoute celle entre groupes privés avec la diffusion dès le 2 janvier 1984 (lendemain du lancement de la première), d'une deuxième chaine privée, RTL+, chaîne luxembourgeoise émettant en Allemagne, dont Bertelsmann possède 40 % des actions.
Les deux chaînes privées, SAT1 et RTL+, très déficitaires dans les premiers temps, se disputent farouchement les canaux analogiques distribués par la Bundespost, et les opportunités ouvertes par le satellite et le plan câble, alors que les foyers allemands s'équipent en récepteurs de télévision. La Convention d'État pour la réorganisation des médias, signée en 1986 par les représentants des 11 Länder apaise les tensions en répartissant les canaux entre les chaînes [21]. Mais la guerre continue de faire rage dans le secteur privé, principalement entre les deux dominants, Bertelsmann et Springer.
La période de 1987 à 2002 où sera mise en place la télévision que nous connaissons aujourd'hui, sera dominée par l'ascension et la chute de Léo Kirch, surnommé le « nouvel Hugenberg », que nous avons évoquées dans un article précédent, en raison de l'immensité de son empire médiatique.
Les années qui suivent sont marquées par l'échec de Springer, qui rêvait d'un groupe de médias associant presse et télévision. Sa tentative de racheter la deuxième chaîne privée, ProSiebenSat1, ex propriété de Kirch, a été retoquée par la Commission de contrôle des concentrations (KEK) en 2005 pour la raison que cette chaîne lui aurait conféré une position dominante. Par la suite, cette deuxième chaîne privée, après un parcours chaotique entre fonds d'investissement anglais et américains, tombe en 2014 dans les bras de Berlusconi et sa société Mediaset. Laquelle, rebaptisée MediaForEurope (MFE) en 2021, devient l'actionnaire principal de la chaîne avec 29,9 % du capital. MFE ambitionne de devenir un acteur européen capable d'affronter les Gafam, notamment Netflix et Amazon. Avec 7 041 salariés (2024), P7S1 affiche un CA de 3,9 milliards d'euros (2024).
Quant au groupe Bertelsmann, après son développement dans plusieurs domaines, édition, librairie (France Loisirs), musique (Ariola), presse magazine et quotidienne (Grüner + Jahr), cinéma (UFA), en 1997 il fusionne sa filiale l'UFA Film avec la Compagnie Luxembourgeoise de Télédiffusion (CLT), dont il est devenu l'actionnaire principal. Ensuite, la fusion de CLT-UFA avec l'anglais Pearson TV en 2000 marque le début de RTL Group. Malgré la crise d'endettement qui frappe les entreprises de médias au début des années 2000 (pour rappel, Vivendi et Kirch se sont effondrés en 2002), Bertelsmann, alors qu'il prend des mesures de sauvegarde de son empire, continue de monter au capital de RTL Group. En 2013, ses parts s'élèvent à 75,1 %.
Durant l'exercice 2019, RTL Group a réalisé un chiffre d'affaires de 6,7 milliards d'euros pour un bénéfice de 1,1 milliard d'euros. Les recettes proviennent essentiellement de la publicité (44 % télévision, 4 % radio), des productions audiovisuelles (22 %), des activités numériques (16 %) et des plateformes (6 %). RTL Group a réalisé 32 % de son chiffre d'affaires en Allemagne, 22 % en France, 16 % aux États-Unis, 8 % aux Pays-Bas, 4 % en Grande-Bretagne et 3 % en Belgique.
Springer doit se contenter de deux chaînes de télévision, Welt et N24 réalisant respectivement 0,1 et 0,3 % d'audience, alors que Bertelsmann et Berlusconi dominent largement la télévision privée.
Les deux groupes publics ARD et ZDF, ainsi que les groupes privés Bertelsmann (RTL) et P7S1 sont les principaux groupes de télévision du pays. À eux quatre, ils détiennent 88 % des parts d'audience de la télévision.
Les deux groupes privés, Bertelsmann-RTL et P7S1 détiennent à eux seuls 36,9 % de l'audience TV (contre 39,6 % en France pour Bouygues et Bertelsmann-M6). Tandis qu'en Allemagne, 5 groupes privés détiennent 45,4 % des audiences des chaînes généralistes, ils en détiennent 56,2 % en France. On constate donc une forte concentration des médias audiovisuels privés dans les deux pays, et plus accentuée en France.
[1] Cité dans Isabelle Bourgeois, « La télévision allemande, une indépendance structurelle », Le Temps des Médias, n°13, hiver 2009-2010, p. 29.
[2] Klaus Wenger, « La radio, une contribution à la culture politique », in Matériaux pour l'histoire de notre temps, n°55-56, 1999, p. 78-82.
[3] Arbeitsgemeinschaft der Rundfunkanstalten der BRD - Communauté de travail des organismes radiophoniques de la RFA.
[4] Zweites Deutsches Fernsehen.
[5] Klaus Wenger, op. cit.
[6] 220 euros par an ; France : 138 euros en 2021.
[7] Pour l'Allemagne : Medienvielfaltsmonitor ; pour la France : Médiamétrie.
[8] La publicité est interdite sur les chaînes publiques à partir de 20h, ainsi que les dimanches et jours fériés, et limitée à 20 minutes par jour. Contrairement à la pratique française, les parrainages sont également interdits.
[9] Isabelle Bourgeois, op. cit., p. 31.
[10] Par exemple, le mouvement LGBTQI est représenté dans plusieurs conseils.
[11] Valérie Robert, La presse en France et en Allemagne. Une comparaison des systèmes, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011.
[12] Kommission zur Ermittlung der Konzentration im Medienbereich - Commission de contrôle de la concentration dans le domaine des médias.
[13] Le collège de l'Arcom comprend neuf membres : trois désignés par le président du Sénat, trois par le président de l'Assemblée nationale, deux respectivement par le Conseil d'État et la Cour de cassation, tandis que son président est nommé directement par le président de la République.
[14] Isabelle Bourgeois, « Les médias dans l'Allemagne unie. De l'unification démocratique à la normalisation du marché », Regards sur l'économie allemande, n°98-99, 2010, p. 63-78.
[15] « La concentration des médias », Étude de législation comparée n°302, juillet 2022, Sénat.
[16] Le rachat de M6 par TF1 aurait porté l'audience cumulée des deux chaînes à 37,5 %, et encore davantage en comptant les autres chaînes des deux groupes sur la TNT. Mais du moment que le nouveau propriétaire, TF1, n'eut possédé que moins de 49 % du capital de la nouvelle chaîne, l'Arcom n'aurait rien eu à dire. C'est l'Autorité de la concurrence qui a opposé son véto pour entrave à la concurrence sur le terrain publicitaire.
[17] Ce poids est évalué chaque année par la KEK sur la base de questionnaires et fait l'objet d'un rapport dédié. En 2024, il est évalué à l'échelle nationale à : 35 % pour les sites d'informations en ligne, 28 % pour la télévision, 17 % pour la radio, 16 % pour la presse quotidienne, et 4 % pour les magazines (chiffres arrondis au plus proche).
[19] Cf. pour les données d'audience : Medienvielfaltsmonitor (Moniteur du pluralisme des médias) pour l'Allemagne et Médiamétrie pour la France.
[20] Jacques Mousseau, « La télévision en République fédérale d'Allemagne », Communication et langages, n°77, 3ème trimestre 1988, p. 94.
[21] Jaques Mousseau, op. cit., p. 97.
12.11.2025 à 10:00
Jérémie Younes
En mai, nous revenions sur la saturation médiatique autour d'un rapport sur « l'entrisme frériste ». Six mois plus tard, c'est un nouveau rapport sur « l'entrisme iranien » qui est mis à l'agenda. Avec, pour le moment, un peu moins de succès…
Les rapports sur « l'entrisme islamiste » se suivent et se ressemblent. Leur promotion médiatique également ! Souvenez-vous : il y a quelques mois, un rapport catastrophiste sur « l'entrisme des Frères musulmans » nous prévenait, à la Une du Figaro, que l'organisation islamique avait infiltré les moindres aspects de notre société afin « d'imposer la charia en France ». Rebelote ces derniers jours avec un nouveau rapport, cette fois sur « l'infiltration en France de la République islamique d'Iran ». Décidément… À nouveau, c'est Le Figaro qui se charge de la promotion de l'œuvre (29/10) : « Espions, agents d'influence, proxies... Ce rapport alarmant qui dénonce l'entrisme iranien en France ».
Ce nouveau rapport, pas plus scientifique que le précédent, est coordonné par un journaliste, le franco-iranien Emmanuel Razavi, qui collabore avec Valeurs Actuelles, Franc-Tireur, Paris Match, Atlantico, et intervient régulièrement sur CNews, Europe 1 et Sud Radio. La commande du rapport est elle aussi bien située : l'exposé de 85 pages a été produit à la demande de « France2050 », un tout nouveau think tank présidé par un maire LR, Gilles Platret : « Le premier rapport du think-tank France2050 est un véritable pavé dans la mare politique et diplomatique », explique ainsi Le Figaro.
Hélas, le pavé va faire « plouf ». Contrairement à son équivalent fonctionnel sur les Frères musulmans, qui s'était retrouvé partout dans la presse en un instant, le « rapport » sur l'infiltration de la République islamique d'Iran ne va pas connaître un immense succès médiatique, et seule la presse de droite et d'extrême droite va s'en faire l'écho. C'est d'abord L'Express (29/10), qui nous apprend que les mollahs « visent particulièrement le milieu étudiant », puis le JDD (30/10), qui évoque un « rapport choc » et une infiltration « d'ampleur qu'on ne veut pas voir ». Dans son papier, le JDD mentionne notamment le président du centre Franco-Iranien de Paris, qui dirigerait selon le rapport un « réseau d'influence » afin de « recruter des agents » [1]. Valeurs Actuelles entre dans la danse le lendemain (31/10) : « "La mécanique du chaos" : l'entrisme iranien en France dévoilé dans un rapport alarmant ». Europe 1 parle elle d'un rapport « extrêmement inquiétant » et invite son auteur Emmanuel Razavi (31/10), quelques jours après son passage sur le plateau de CNews (29/10). Mais nous sommes deux jours après la publication du « rapport », et l'information est déjà en voie d'extinction.
C'était sans compter Le Parisien, qui, le 3 novembre, propulse le sujet en Une.
Dans son papier, le journaliste Thomas Poupeau amalgame dans le même élan le rapport sur « l'entrisme frériste », le dernier rapport sur l'entrisme des mollahs, et la commission parlementaire « sur de potentiels liens entre organisations politiques et réseaux islamistes », pour parler d'une menace globale : « L'islam radical à l'assaut de la France ? » À défaut d'éléments probants, le journaliste est quand même obligé d'indiquer dès le chapô que « la menace est difficile à jauger »…
Comment un obscur rapport d'un obscur think tank a-t-il pu faire la Une du Parisien ? Le curriculum du journaliste et coordinateur du rapport donne sans doute une piste ; les synergies idéologiques entre les médias Bolloré et les médias Arnault en suggèrent une autre. Quoi qu'il en soit, le pouvoir de prescription du Parisien sur les autres médias va jouer à plein… et « l'actualité » connaît une deuxième vie.
CNews en remet une couche le jour même (3/11) : « Islam radical : un rapport alerte sur l'"infiltration" de l'Iran en France pour "exporter la révolution islamique" ». LCI n'est pas en reste, et c'est sa chroniqueuse Abnousse Shalmani qui se charge de nous dire « la vérité sur l'infiltration de l'Iran en France » dans l'émission « 24h Pujadas » (3/11).
Le Point est au rendez-vous le lendemain (4/11), avec un article signé Bartolomé Simon et Erwan Seznec : « L'inquiétante stratégie d'influence iranienne en France dévoilée dans un rapport ». Le papier parle d'« une "pieuvre" iranienne déployant ses tentacules via des réseaux d'influence », mais là encore, les journalistes sont obligés de modérer dès le chapô : « Une mission d'enquête […] alerte sur les ingérences iraniennes. Elles sont difficiles à mesurer. » Peu importe, BFM-TV pose aussi sa pierre à l'édifice en recevant Gilles Kepel. Dans sa première question, Apolline de Malherbe n'indique pas aux téléspectateurs la provenance du rapport, commandé par un think tank de droite à un journaliste de droite, et se contente de dire « qu'il a été remis ce matin au Premier ministre et au président du Sénat » – ce qui, on le comprend, confère à ce travail une forme d'officialité.
Au bout de quelques minutes, l'interview dérive sur « l'islamo-gauchisme », qui serait né en Iran : « C'est quoi l'islamo-gauchisme, qu'est-ce que vous appelez l'islamo-gauchisme ? » relance Apolline de Malherbe, intéressée : « C'est l'alliance entre l'extrême gauche et les militants islamistes. C'est ce qui s'est créé en Iran […] », répond Kepel. Et Malherbe de résumer : « […] les islamistes chercheraient un peu comme les coucous à utiliser les nids politiques pour y mettre leurs propres œufs… » Sur CNews (4/11), c'est le chroniqueur Gilles-William Goldnadel qui complète le tableau : « On connaissait les liens de LFI avec le Hamas et la dictature algérienne, maintenant on accuse certains de ses membres d'être des agents de l'Iran. » L'avocat ne se risquera toutefois pas à lâcher de noms…
On l'a vu, si le « rapport » sur l'entrisme iranien n'a pas réussi à « percer » la bulle médiatique droite-extrême droite, il a tout de même connu une belle floraison éditoriale dans celle-ci, et avec elle, son lot de commentaires outranciers. Il est intéressant d'observer sur ce cas les synergies entre les différents titres de la presse des milliardaires : l'actualité fut forgée par la presse Dassault (Le Figaro), martelée par la presse Bolloré (JDD, Europe 1, CNews), puis réanimée par la presse Arnault (Le Parisien) alors qu'elle était en train de s'éteindre, sans avoir réussi à se répandre. Les rapports sur « l'entrisme islamiste » se suivent et se ressemblent, mais leur succès varie en fonction du reste de l'actualité ou du sérieux que peuvent leur conférer les journalistes…
Jérémie Younes
[1] Mais commet une erreur dans son prénom...
10.11.2025 à 12:21
Jean Pérès
Décentralisation, indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l'État : le paysage médiatique allemand permet, par comparaison, de montrer que la situation française n'est pas une fatalité. Mais est-ce pour autant un modèle à suivre ? On fait le point. Cette deuxième partie se focalise sur le cas de la presse écrite.
Le marché de la presse allemande est à tous points de vue beaucoup plus important que le marché français. Il est le cinquième mondial et le premier européen. On y compte 319 journaux quotidiens (78 en France) avec un tirage de 12 millions d'exemplaires (7 millions en France). Le réseau de distribution est le plus dense du monde avec 116 000 points de vente (20 000 en France) [1]. Les cinq plus gros groupes de presse figurent parmi les plus prospères du monde avec des chiffres d'affaires dépassant le milliard d'euros, alors que le premier groupe français, le groupe Sipa Ouest-France, affiche en 2022 un CA de 560 millions d'euros. Les magazines allemands ne sont pas en reste, plus nombreux, plus lus et plus rentables que leurs homologues français, surtout en matière d'information politique et générale, avec des publications comme Der Spiegel ou Die Zeit [2].
Les journaux allemands bénéficient d'une forte adhésion de la population à la presse papier et aux informations régionales. De plus, la grande majorité des lecteurs sont abonnés (91 % contre 46 % en France) et reçoivent leur quotidien à domicile par portage, ce qui assure une grande souplesse de gestion aux entreprises de presse et un glissement plus facile vers un abonnement à la version numérique lorsque celui-ci est proposé. Ainsi, sur de telles bases, si la presse allemande connaît, comme les autres, une crise très importante depuis deux décennies, elle résiste mieux. Bien que les ventes de journaux aient été divisées par deux en 27 ans (1995-2022), elles restent très supérieures à celles des autres pays européens.
À l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, les journaux français qui avaient collaboré, c'est-à-dire la grande majorité d'entre eux, furent mis sous séquestre et remplacés par les journaux de la Résistance. Le programme allemand était comparable : « Quiconque s'était politiquement compromis depuis 1933 ne devait plus jouer de rôle dans la presse et, en règle générale, même les noms de journaux en usage avant 1933 ne furent pas réadmis. On voulait voir agir des noms entièrement nouveaux et des hommes neufs. » [3] Sous séquestre également, les journaux allemands furent attribués par les puissances occupantes sous forme de licences accordées à des individus non compromis avec le nazisme. Les Alliés contrôlaient, chacun à leur façon, les publications, tout en éditant aussi leurs propres journaux, dont certains continuèrent de paraître par la suite (Die Welt, notamment, créé par les Britanniques). À la fin 1948, il y avait ainsi 140 journaux tirés à 14 millions d'exemplaires [4].
En 1949, les contrôles cessèrent et la liberté de la presse fut rétablie, ouvrant la voie à 400 publications supplémentaires [5]. Parmi elles, nombre de journaux d'avant-guerre, compromis avec le nazisme, refirent surface. Certains d'entre eux avaient survécu à la fin de la guerre, grâce notamment aux lucratives petites annonces, mais surtout la plupart des imprimeries demeuraient leur propriété, leur conférant, en ces temps de fortes difficultés économiques, un avantage substantiel sur leurs concurrents. D'autant qu'à la fin des années 1940, la lutte contre les résidus du nazisme cédait peu à peu le pas, sur le plan idéologique, à la lutte contre le communisme soviétique, inaugurant la guerre froide [6]. D'où un certain laxisme vis-à-vis des ex-collaborateurs. Quant à la zone occupée par les soviétiques, le contrôle centralisé de la presse passa sans transition des nazis aux nouvelles autorités.
80 ans après, on constate que les détenteurs des 10 plus importants groupes de presse furent (eux-mêmes ou leurs aïeux) membres du NSDAP, le parti nazi, parfois à des postes importants [7] ou bien ont participé à la propagande du régime [8]. En 2006, la plus vieille maison d'édition allemande, DuMont Schauberg, a défrayé la chronique en devenant actionnaire du journal israélien Haaretz, le propriétaire du groupe étant le fils d'un zélé nazi. On constate ainsi, à partir de 1949, un retour en force des anciens propriétaires de journaux, voire anciens partisans des nazis, par un de ces retournements dont la classe dominante a le secret.
Dans les années suivantes, les concentrations dans la presse, comme dans l'ensemble de l'économie allemande (au cours de ce que l'on a appelé « le miracle économique »), se feront à un rythme quasi continu jusqu'à l'année 1976. Selon Manfred Kötterheinrich [9], déjà entre 1954 et 1964 le nombre de quotidiens passe de 1 500 à 1 409 et celui des rédactions autonomes de 225 à 185.
Une bonne mesure de la concentration des journaux et de ses effets sur le pluralisme réside dans l'évaluation du nombre de rédactions autonomes. Par « rédaction autonome », on entend une rédaction qui couvre par ses propres journalistes l'ensemble des rubriques d'un journal. Les journaux achetés sont la plupart du temps privés de la couverture des questions de politique nationale et internationale, qui leur est livrée pour ainsi dire « clé en main » par le groupe propriétaire [10], et se voient cantonnés aux actualités locales, avec nombre de licenciements à la clé [11]. Même indépendants économiquement, de nombreux journaux achètent à d'autres les articles de politique générale, ne gardant qu'une rédaction locale. Un pluralisme de façade peut ainsi cacher de fortes concentrations internes [12].
Le nombre de rédactions autonomes en Allemagne a chuté de moitié entre 1954 et 1976, période de fortes concentrations [13]. En 1976, pour y mettre un frein, notamment dans la Ruhr où le Westdeutsche allgemeine Zeitung (WAZ) venait d'acheter de nombreux journaux, le gouvernement social-démocrate modifie la loi sur les concentrations.
Les règles anti-concentration dans la presse allemande sont, comme en France, celles du droit commun de la concurrence. Dans les deux pays, l'autorité de la concurrence n'intervient que si les chiffres d'affaires cumulés des entreprises concernées sont supérieurs à un certain plafond : 150 millions d'euros pour la France, 500 millions pour l'Allemagne. Au-dessus de ce chiffre, c'est l'office des cartels (Bundeskartellamt) qui vérifie que le projet d'achat ne met pas une entreprise de presse en position dominante, voire de monopole, dans la ville ou la région concernée.
Mais la loi allemande contient depuis 1976 une disposition spécifique à la presse : le plafond de chiffre d'affaires pris en compte, pour les entreprises de presse, est divisé par 20. D'où une multiplication des contrôles à partir de cette date et une baisse sensible des concentrations pendant les années 1980 et 1990, à l'exception notoire de la phase de réunification, au cours de laquelle les groupes de presse de l'ouest achetèrent la plupart de ceux de l'est. On notera au passage que la régulation par le plafond de chiffre d'affaires est un puissant moyen de contrôle des concentrations.
Ainsi, en 1981, le projet de rachat du plus important groupe du pays (Springer) par le deuxième (Burda), qui aurait conduit ce dernier à une position ultra-dominante, a été retoqué par le Kartellamt [14]. Pour la même raison, le projet de vente, en 2004, du Berliner Verlag à Holzbrinck, un très important groupe de presse, a été refusé. Exceptionnellement, si l'existence de l'entreprise rachetée est menacée, l'achat peut être autorisé, même s'il met l'acheteur en position dominante. C'est ainsi que la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) a pu racheter le Frankfurter Rundschau en 2013, bien que cela l'ait placée en position dominante dans le Land de Hesse.
Suite aux mesures anti-concentrations, la baisse du nombre de rédactions autonomes a ralenti. Mais la crise économique que subit la presse dans les années 2000, notamment sur le terrain publicitaire, va provoquer, sous la pression des gros éditeurs, une libéralisation croissante des concentrations. Le plafond de CA n'est plus divisé que par 10 en 2005, puis 8 en 2013, et enfin 4 en 2021. C'est à cette période que, selon Valérie Robert, « les groupes de journaux qui changent de mains sont de plus en plus gros, et [que] la presse suprarégionale n'est plus épargnée ». [15]
Beaucoup plus prospère que la française, la presse allemande était paradoxalement moins concentrée jusqu'à une période récente. Selon une évaluation de Valérie Robert [16] portant sur l'année 2010, les dix premiers groupes de presse quotidienne allemands réalisaient 59 % de la diffusion totale, contre 84 % pour les dix premiers français. Ces dix premiers groupes détenaient 37 % des titres de presse en Allemagne, contre 76 % en France. Pour les magazines, la chercheuse compte, en 2010, que les 5 premiers groupes de presse représentent dans les deux pays 65 % de la diffusion totale, avec une concentration plus intense en France, puisqu'il y a deux fois moins de titres qu'en Allemagne. Mais, selon le Medienvielfalt monitor [17], entre 2010 et 2024 la presse allemande a continué de se concentrer pour atteindre 87 % de la diffusion totale pour les 10 premiers groupes, et 73,5 % pour les 5 premiers groupes de magazines. Bien que plus diverse, la presse allemande est désormais aussi concentrée que la française.
Effet de cette concentration, la presse quotidienne allemande est en position de monopole dans un nombre de plus en plus important de villes et de Länder [18]. Particulièrement dans l'ancienne RDA, où les journaux du parti socialiste unifié (SED) furent achetés dans les premières années 1990 par les groupes de presse de l'ouest, perpétuant ainsi un monopole… devenu capitaliste. Comme le dit Michael Haller, journaliste et chercheur : « C'est l'une des négligences des hommes politiques ayant mené la réunification à bien de ne pas avoir pluralisé les structures monopolistiques de l'époque de la RDA, les confirmant au contraire en appliquant les conditions de l'économie de marché. La conséquence est que, aujourd'hui, presque tous les journaux régionaux des nouveaux Länder sont des monopoles. » [19] Ce faisant, les journaux de l'est se greffaient sur une tendance déjà à l'œuvre à l'ouest depuis de longues années. Car dans l'économie de marché endogame de la presse allemande, la seule solution, toute relative, à la crise de la presse réside dans les concentrations, qui permettent de réduire les coûts par des économies d'échelle et des licenciements, au prix du pluralisme. Une carte dressée par Andrea Czepek [20] des zones de monopole et des zones pluralistes prenant en compte les rédactions autonomes fait apparaître pour l'année 2009 une partition en à peu près deux parties, soit plus de la moitié de l'Allemagne sous monopole, et une partie où les habitants ont deux ou plusieurs sources d'information dans la presse quotidienne. Tendance qui s'est poursuivie avec la progression des concentrations.
Jean Pérès
Annexe : Petit panorama de groupes de presse [21]
Assez représentatif des processus de concentration dans la presse, le groupe Madsack s'est construit autour du principal quotidien de Hanovre, le Hannover Anzeiger, fondé en 1893. En 1937, Erich Madsack, propriétaire du groupe, adhère au parti nazi, le NSDAP. En 1943, le gouvernement national-socialiste fait fusionner le Hannover Anzeiger avec le Quotidien de Basse Saxe (Niedersächsischen Tageszeitung), si bien qu'au moment du retour aux affaires de Madsack, en août 1949, il est le premier quotidien de la région. En 1973, deux autres journaux de Basse Saxe sont acquis. Ainsi, pendant 80 années, le groupe Madsack s'étend sur le seul Land de Basse Saxe par achats successifs de plusieurs quotidiens.
Après la chute du mur cependant, Erich Madsack achète à d'autres groupes de presse (Springer, FAZ, Bertelsmann) des quotidiens importants dans le Schleswig Holstein, et aussi dans les Länder d'ex-RDA de Saxe et du Brandebourg. Enfin et surtout, en 2009, il achète la presse quotidienne de Springer (Leipziger Volkes Zeitung, Lübecker Nachrichten, Kieler Nachrichten, Segeberger Zeitung), devenant ainsi un acteur majeur de la presse également dans le Land de Schleswig Holstein. Il poursuit encore son extension en 2011 en pénétrant le Land de Brandebourg par le rachat du Märkische Allgemeine, quotidien le plus lu de la région, au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Et in fine, Madsack achète à Bertelsmann en 2024 le DDV Medien Gruppe, avec notamment le Sächsische Zeitung et le Morgenpost Sachsen, lui assurant une position dominante en Saxe. Une vingtaine de quotidiens répartis sur cinq Länder lui appartiennent désormais. Parallèlement, Madsack a acheté des journaux d'annonces, fait développer des applications numériques, fait produire des films et des reportages pour la télévision, proposé des services : portage, logistique, centres d'appel, publicité, et même du co-voiturage. En 2024, il compte 900 000 abonnés aux quotidiens pour un chiffre d'affaires de 780 millions d'euros (2022). Un des principaux actionnaires du groupe Madsack, pour 23,5 %, est la Deutsche Druck und Verlagsgesellschaft (DDVG), groupe de presse dont le propriétaire se trouve être le SPD, parti socialiste allemand. La DDVG, 8e groupe de presse du pays, possède aussi ses propres journaux et imprimeries. En 2004, son rachat du Frankfurter Rundschau, quotidien d'audience nationale, fit grand bruit. Le SPD se défend de toute intervention sur la ligne éditoriale de ses publications, mais, en 2005, certains de ses membres auraient incité le Frankfurter Rundschau à une critique plus féroce de son concurrent de la gauche radicale, Die Linke.
Le groupe Funke (Funke Medien Gruppe) a une évolution très comparable à celle de Madsack à partir d'un autre land, la Rhénanie du Nord Westphalie. Journaliste, Jakob Funke adhère au NDSAP en 1941, et devient chef de bureau à l'agence de presse nazie. En 1948, à Essen, naît le quotidien Westdeutsche Allgemeine Zeitung (WAZ), qui demeure aujourd'hui le deuxième quotidien allemand, après Bild, avec 20 éditions régionales. Erich Prost, journaliste résistant allemand est son premier propriétaire avec Jakob Funke. Dans les années 1970, quatre autres quotidiens de la même région seront acquis. Après la chute du mur, Funke récupère plusieurs quotidiens de Thuringe qu'il associe dans le Funke Medien Thuringen, un des plus gros groupes de presse dans l'ex-RDA. Sa plus importante opération est l'achat en 2013 à Springer, pour 920 millions d'euros, de deux nouveaux quotidiens, le Berliner Morgenpost, un des principaux quotidiens de la capitale, et le Hamburger Abendblat, ainsi que des magazines de télévision et des féminins. Si bien qu'en 2024, le groupe compte une vingtaine de quotidiens répartis sur cinq Länder. Le groupe Funke dispose également d'un pôle magazines et de prises de participation à l'étranger. Il compte aujourd'hui une quarantaine de magazines dans les domaines de la télévision, du style de vie, de la féminité, de la cuisine, etc., ce qui fait de lui un des premiers groupes européens en la matière. Il s'étend à l'étranger à partir de 1987, lorsqu'il prend 50 % du premier quotidien autrichien, Die Krone (810 000 exemplaires en 2012) et en 1988, 49,4 % dans le Kurier (108 000 exemplaires en 2019), également autrichien. Il est également actif en Hongrie, Albanie, Croatie, et Russie. Comme le groupe Madsack, il s'étend aux marchés connexes des petites annonces et des offres digitales à l'intention des femmes, dans les domaines de la santé et de l'habitat, et anime en outre des stations de radio dans la Westphalie du Nord et un portail de vidéos à la demande (VOD). Avec 5 400 salariés et 1 700 journalistes (et 14 000 livreurs) pour un chiffre d'affaires de 1,13 milliards d'euros (2022), Funke Medien Gruppe ambitionne rien de moins que de devenir le premier groupe de médias allemand.
D'autres groupes de presse se sont constitués à partir de magazines comme le groupe Bauer, né de l'imprimerie à la fin du XIXe siècle. Pendant la guerre, son propriétaire, Alfred Bauer, fut membre du parti nazi, qui lui a permis d'augmenter la diffusion de ses magazines. Le groupe a cumulé au fil du temps quelque 60 magazines en Allemagne, et plus de 500 dans d'autres pays à partir de la fin des années 1980. Par exemple, il achète en 2007 le groupe britannique Emap (magazines et radios) pour 1,58 milliard d'euros, ou encore, pour 407 millions d'euros, le plus important détenteur de magazines en Australie. Il possède également les deux principaux quotidiens de Saxe Anhalt. C'est l'un des plus grands groupes de presse européen, avec 15 000 salariés dans 12 pays et 2,3 milliards d'euros de chiffre d'affaires. En France, Bauer possède quelques publications (Télécâble Sat Hebdo, les magazines féminins Maxi, Maxi Cuisine, Jeux de Maxi).
Le groupe Burda est également issu de l'imprimerie à Offenburg (Bade Wurtemberg), au début du XXe siècle. Il prospère dans l'acquisition de magazines, notamment sous le nazisme, dont Hubert Burda est membre du parti. Actionnaire de Springer en 1983 (25 %), il bénéficie de dividendes très importants, mais échoue à en prendre le contrôle en 1988. Dès lors, il se rabat sur les magazines à forte diffusion (Bunte, Playboy-édition allemande, Elle-édition allemande), et crée Focus, grand concurrent du premier magazine d'information Der Spiegel. À partir des années 2000, le groupe étend son domaine aux activités digitales, dont il tire aujourd'hui plus de la moitié de ses revenus. Comme le groupe Bauer, il développe son activité dans 12 pays, dont la France avec Le Nouveau détective, et 6 autres magazines de la filiale Burda Bleu. Il emploie 12 000 salariés, édite 444 magazines pour un chiffre d'affaires de 2,7 milliards d'euros (2023).
Unique en son genre, le groupe Axel Springer doit l'essentiel de sa prospérité au quotidien à sensation Bild Zeitung, premier journal européen en tirage. Il tire encore, malgré une baisse constante, à presque un million d'exemplaires. Son édition du dimanche (Bild am Sonntag) est le deuxième magazine allemand, et celui dédié aux femmes (Bild der Frau) le 5e, au sport, le 6e. En outre, le groupe Springer possède Die Welt, un des plus importants quotidiens d'information. Après avoir vendu une partie de sa presse à Funke, Springer reste détenteur d'une trentaine de magazines, et de sites comme l'américain Politico (son plus gros investissement, un milliard d'euros) ou le français Marmiton. Le fonds d'investissement KKR (pour « Kohlberg Kravis Roberts & Co »), l'un des plus importants du monde, est devenu en 2019 l'actionnaire majoritaire du groupe qui, en septembre 2024, se divise en deux entités autonomes : KKR récupère les sites d'annonces et Springer reprend toute la partie presse. Il conduit depuis quelques années une conversion de son empire de presse vers le numérique – en particulier les sites d'information en ligne – qui constitue la plus grande part de ses recettes et de ses bénéfices, respectivement de 3,9 milliards et 750 millions d'euros (2023), pour un effectif de 18 000 salariés.
Quant au géant allemand des médias et de l'édition, Bertelsmann (145 000 salariés, CA de 13,8 milliards d'euros en 2021), il est d'abord une maison d'édition née en 1835. Le groupe s'est fortement enrichi au cours de la Deuxième Guerre mondiale grâce à une coopération étroite avec le régime nazi. « Bertelsmann s'était spécialisé dans la publication d'ouvrages à la gloire de la Wehrmacht. Une cinquantaine d'ouvrages littéraires (sur 1 200 publiés à l'époque) contenaient des attaques antisémites massives » [22]. Son activité dans la presse débute en 1970, alors qu'il est déjà un des plus gros groupes de communication du monde. En achetant l'éditeur Grüner+Jahr, il acquiert un certain nombre de magazines, parmi lesquels on compte l'un des plus importants, Stern, dans l'information politique et générale, et Brigitte, magazine féminin qui était alors le plus fort tirage en Allemagne (800 000 exemplaires), ainsi que de nombreux magazines dans d'autres pays. Il devient ainsi un des plus importants groupes de presse magazine d'Allemagne. Il possédait en France le groupe Prisma Presse, une quarantaine de titres (Geo, Gala, Femme actuelle, Voici, Capital…) qu'il a vendus à Bolloré en 2021. D'une manière générale, le groupe veut faire le ménage dans sa presse magazine en ne gardant que les titres les plus importants. En février 2023, Bertelsmann annonce la suppression de 700 emplois dans le pôle magazine, soit le tiers des effectifs.
On aura remarqué la notable quantité d'investissements des groupes allemands dans des entreprises étrangères, y compris en France, alors que les médias français restent, à de rares exceptions près, centrés sur l'hexagone. Une question de capacité capitalistique, sans doute, mais aussi le fait que les médias français qui sont aux mains d'industriels se soucient peu d'exercer une influence politique dans des pays étrangers, alors que les allemands y voient une occasion d'étendre leur empire et d'augmenter leurs profits sans enfreindre les lois allemandes anti-concentrations.
[1] Valérie Robert, La presse en France et en Allemagne. Une comparaison des systèmes, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 52-53.
[2] Valérie Robert, op. cit., p. 103-110.
[3] Erhard Becker, « La presse allemande depuis 1945 » in Henri Ménudier, L'Allemagne occupée 1945-1949, Presses Sorbonne Nouvelle, 1989, p. 97-103.
[4] Erhard Becker, op. cit.
[5] Erhard Becker, op. cit.
[6] « Allemagne de l'ouest : naissance d'une presse "alternative" contre les géants », Le Monde diplomatique, mai 1977.
[7] Axel Springer, qui passe pour un des moins compromis, et qui fut un des premiers à recevoir une licence des puissances occupantes, n'était pas membre du NSDAP, mais il était tout de même membre, à partir de 1934, de la NSKK, organisme paramilitaire qui recrutait ses membres sur la preuve de leur origine aryenne, et qui participa à la déportation de juifs.
[8] Pareillement en France : on pense à Prouvost, au trust Hachette, et surtout à Robert Hersant, collaborateurs notoires devenus des magnats de la presse.
[9] Manfred Kötterheinrich, « Die Konzentration in der deutschen Presse », in Harry Pross (dir.), Deutsche Presse seit 1945, 1965, p. 78-79.
[10] C'est ce qu'on appelle la « matrice » dans les années 1950 ou le « manteau » plus tard. Cette politique est également suivie en France par le groupe EBRA.
[11] Cas limite de cette tendance, le Westfalische Rundschau a vu sa rédaction centrale et ses rédactions locales supprimées en 2013 par le groupe Funke, et ses 120 journalistes licenciés. Seul le titre perdure, alimenté par d'autres instances du groupe et d'anciens concurrents locaux.
[12] Andrea Czepek définit les différentes modalités de cette perte d'autonomie des rédactions :
1. Un journal distribue plusieurs « éditions locales » qui ne diffèrent que par le contenu de leurs actualités locales.
2. Une entreprise de presse possède plusieurs journaux portant des noms distincts, mais une salle de rédaction centrale produit les actualités nationales et internationales pour l'ensemble des titres. Seule la couverture des actualités locales est effectuée séparément.
3. Les journaux sont indépendants les uns des autres sur le plan économique, mais ceux de plus petite taille achètent leurs actualités nationales et internationales à un plus grand journal et n'exploitent qu'une salle de rédaction locale.
Andrea Czepek, « La concentration de la presse écrite et le pluralisme en Allemagne », in Franck Rebillard et Marlène Loicq (dir.), « Pluralisme de l'information et media diversity », Culture & communication, 2013, p. 139.
[13] « Allemagne de l'ouest : naissance d'une presse "alternative" contre les géants », Le Monde diplomatique, mai 1977.
[14] Valérie Robert, op.cit., p. 60.
[15] Valérie Robert, op. cit., p. 65.
[16] Op. cit., p. 61-63 et 72-73.
[17] Observatoire du pluralisme, qui publie chaque année des données actualisées sur les médias.
[18] Pour rappel, en France, le monopole régional est la règle, à de rares exceptions près.
[19] Michael Haller, « La presse en Allemagne », Communication & Langages, n°121, 1999, p. 15-26.
[20] Andrea Czepek, op. cit., p. 143.
[21] La plupart des informations sur les groupes de presse sont issues de leurs sites ou des sites des journaux associés et de leurs fiches Wikipédia.
[22] « Le passé nazi de Bertelsmann avéré », Libération, 10 octobre 2002.
07.11.2025 à 10:24
Jérémie Younes
« Un candidat quasi-ouvertement antisémite. »
- International / USA, USA (médias des), Journalisme politique
Mardi 4 novembre, le candidat démocrate Zohran Mamdani a été élu maire de New York. Un socialiste, qui plus est musulman, à la tête de la première place financière du monde ? Vent de panique dans l'éditocratie !
Les mines sont défaites sur le plateau de Pascal Praud, mercredi 5 novembre (CNews, Europe 1). Le bandeau affiche « Un maire pro-palestinien élu à New-York » et le présentateur se lance dans le petit édito qui introduit chacune de ses émissions : « L'élection de Zohran Mamdani à New York n'est pas une surprise… » soupire Praud, manifestement dépité, « elle consacre un candidat socialiste […]. Mamdani est musulman, il se présente comme tel. […] Il condamne le 7 octobre du bout des lèvres, mais condamne aussi Israël, qu'il accuse d'apartheid… » Passée cette présentation sommaire, qui coche méthodiquement toutes les cases de la diabolisation, Praud tente, avec la même finesse d'analyse, une lecture sociologique de l'événement politique : « Les bobos de New York ressemblent aux bobos de Paris » avance l'animateur, qui estime que cette « jeunesse diplômée mais appauvrie […] est prête à tout, y compris la violence, pour faire changer les choses ». L'auditeur inattentif a peut-être perdu le fil à ce stade : la « violence » dont il est question ici est en réalité la victoire électorale d'un candidat démocrate dans une des villes les plus riches du monde.
La suite de l'émission est à l'avenant : l'ancien député RN et chroniqueur Gilbert Collard affirme que « c'est un vote qui va vers un candidat affiché comme antisémite ». « Oui, bien sûr, confirme Pascal Praud, parce qu'il y a aussi ce vote communautaire ! » Voilà l'analyse du vote « bobo » complétée par un vote « communautaire » [des New-Yorkais musulmans, NDLR] que Pascal Praud relie tout naturellement à la question de l'antisémitisme. Le « vote communautaire » et « antisémite » attribué aux musulmans est un tel « ça va de soi » sur le plateau de CNews que personne ne le conteste : « Comme en France, l'antisémitisme est devenu un outil de conquête du pouvoir », abonde plutôt Éric Naulleau, qui voit deux visages chez Mamdani, l'un « sémillant » et l'autre « inquiétant ». Mamdani est à la fois « le représentant du communautarisme radical musulman », selon Gilbert Collard, et un militant pour les droits des personnes trans. Une contradiction apparente que Naulleau résout, comme d'habitude, par le soupçon de dissimulation de sa vraie nature, qu'il est devenu commun de prêter à n'importe quel musulman : « Il y a de la taqiya chez cet homme, il faut bien le dire… »
« Un maire antisémite à New York ? », se demandait déjà Bernard-Henri Lévy dans son « bloc-notes », quelques jours plus tôt (Le Point, 29/10). Le point d'interrogation ne portait pas sur l'antisémitisme de Zohran Mamdani, qui ne fait aucun doute dans son papier, mais plutôt sur l'éventualité de sa victoire : « Les jeux, bien sûr, ne sont pas faits, écrit le « philosophe », mais « ce serait une date noire pour les Juifs de New York ». « Sa victoire serait un signal d'alerte pour les juifs new-yorkais ? », demande le journaliste Steve Nadjar sur Radio J (3/11). « Bien sûr, bien sûr, lui répond Christophe Barbier, mais d'ailleurs, une partie de la communauté juive est favorable à ce candidat, parce qu'ils voient le démocrate, avant de voir l'antisioniste soupçonné, et soupçonné à juste titre ! » Soupçonné de quoi ? Barbier ne le dira même pas, puisque c'est un autre « ça va de soi ». Dans Le Point, Frantz-Olivier Giesbert explose de rage (5/11) :
L'ignardise et le panurgisme sont devenus les deux mamelles de notre époque. C'est ainsi que, selon les sondages, 16 % des Juifs de New York s'apprêtaient, avant le vote de mardi, à voter pour Zohran Mamdani, candidat quasi ouvertement antisémite à la mairie de la ville. Si ce n'est pas de l'inconscience ou de la haine de soi, c'est de la bêtise.
L'éditorialiste du Point, qui pense voir un candidat « quasi ouvertement antisémite », se croit donc autorisé à prescrire un comportement électoral en fonction d'une appartenance religieuse, et parle de « haine de soi » pour les juifs qui ne s'y conformeraient pas. Des esprits taquins pourraient voir dans cette mobilisation de la figure du « juif honteux » un trope antisémite classique. Mais FOG n'est pas le seul à se permettre cette audace. Dans un trop long (et laborieux) portrait, Causeur prévient : « Si beaucoup de juifs de New York […] partagent certaines positions progressistes, l'élection de Zohran Mamdani à la mairie, [aura] des conséquences inévitables au sein, et peut-être à l'encontre, de cette communauté. » Le magazine d'extrême droite décrit Mamdani comme un « marxiste-léniniste », « un narcissique déraciné de naissance », « qui n'est chez lui nulle part »… Et les esprits les plus taquins pourraient voir ici un autre trope raciste, d'ailleurs souvent dirigé contre les juifs. Le journal Franc-Tireur cotise également (29/10), avec un « portrait qui fâche », dans lequel Mamdani est décrit comme un « proche des mouvements fréristes », qui « affiche fièrement son islamogauchisme », « prototype chimiquement pur de la gauche woke et pastèque », et « candidat intifada », rien que ça. Des éléments qui seront recyclés à l'antenne de LCI par Abnousse Shalmani (5/11), qui parle elle aussi d'un « proche des frères musulmans », qui « porte avec morgue le discours antisioniste et antisémite », derrière une façade sympathique : « En résumé, Mamdani ratisse large tout en sourire et en volonté de faire payer les riches pour assurer une vie paradisiaque aux pauvres… Je rappelle pour les distraits que cette grande idée a souvent fini dans des charniers… »
« Frériste », « quasi ouvertement antisémite », « islamogauchiste », « musulman » : la chroniqueuse Céline Pina en avait assez pour conclure et va décrocher haut la main, et en un seul tweet, la palme de l'ignominie raciste : « New-York s'est donné à un islamiste », écrit-elle en partageant un montage qui rapproche une photo de Mamdani et les attentats du World Trade Center, surmonté de ce commentaire : « 2001, n'oublions jamais – 2025, nous avons oublié ». Un dérapage authentiquement raciste, qui consiste (parce qu'il est musulman) à assimiler Mamdani à un terroriste.
L'œuvre a eu l'air de plaire à sa consœur, Tristane Banon, chroniqueuse régulière sur France Info et membre de la clique Franc-Tireur, qui s'est empressée de la repartager… avant de la retirer face au tollé, tout en réitérant son amalgame raciste : « J'ai retiré mon post, car si l'image est trop forte, et choque même ceux qui savent parfaitement les accointances de Zohran Mamdani avec l'islamisme, c'est qu'elle est mauvaise. Il faut savoir admettre ses erreurs… » La petite sphère printaniste s'était visiblement repassé le mot [1], puisque l'inénarrable Florence Bergeaud-Blackler ira aussi de sa comparaison avec le 11 septembre : « La victoire de Zohran Mamdani est celle de la vision d'Edward Said, du postcolonialisme et de l'antisionisme. Certains s'en réjouissent, les tours jumelles retombent. »
Mais « l'antisémitisme » de Mamdani n'est pas une évidence que dans les éditos bourrins des chaînes d'infos, dans les blocs-notes des magazines réactionnaires de milieu de semaine, ou dans les tweets de fin de soirée d'une éditorialiste d'extrême droite. C'est un lieu commun que l'on peut également entendre dans des salons plus feutrés, comme dans « C ce soir », l'émission de France 5 présentée ce soir-là par Camille Diao (4/11). La séquence vaut le coup d'être citée en longueur, puisqu'elle déplie (et démonte, pour une fois) l'un des petits arrangements avec la vérité sur lesquels s'appuie l'éditocratie pour peindre Mamdani en candidat « quasi ouvertement antisémite » :
- Laure Adler : Il a dit des choses très ambiguës quand même sur Israël, il a fait des déclarations quand même absolument consternantes…
- Lumir Lapray (« activiste ») : Lesquelles ?
- Laure Adler : Ben, quand il a parlé du « talon de la police de New York qui était lacée par l'État d'Israël », je ne sais pas comment il faut comprendre ça si ce n'est comme une remarque antisémite ! En tout cas plus qu'ambiguë…
- Lumir Lapray : Alors j'avoue que je n'ai pas…
- Laure Adler : Si si, ben alors j'vous montrerai, mais ça a été dans tous les journaux, à la Une de tous les journaux…
- Gallagher Fenwick (journaliste américain) : La citation exacte c'est « Quand le pied de la NYPD est sur votre cou, la chaussure qui est sur ce pied est lacée par l'armée israélienne… »
- Laure Adler : Et ben vous appelez ça comment ?
- Gallagher Fenwick : C'est une réalité. C'est qu'il y a une coopération entre la police new-yorkaise, qui fait des entraînements avec l'armée israélienne. Ils collaborent ensemble régulièrement sur des exercices, ce sont des faits, qui sont documentés, qui sont connus… Il s'est expliqué à de multiples reprises sur cette citation…
La réponse installe un silence sur le plateau : les « Unes des journaux » qui qualifiaient Mamdani d'antisémite sur la base de cette affirmation étaient apparemment parvenues jusqu'à Laure Adler… mais pas les multiples explications de l'intéressé à propos de cette citation reprise à l'envi, qui se fondait donc sur des faits parfaitement établis.
Ce qui n'empêchera pas BHL de répéter ce demi-mensonge à l'antenne de RTL (5/11) : « Vous dites que Zohran Mamdani est un antisémite, qu'est-ce qui vous fait dire ça ? », lui demande Anne-Sophie Lapix. « Ses propres déclarations ! » répond BHL en étouffant un sourire, « par exemple, […] quand il déclare que lorsqu'un New-Yorkais sent sur la nuque la botte d'un policier du NYPD, cette botte a été lacée par l'armée israélienne ». Cette fois, l'interprétation fallacieuse ne rencontrera pas de contradiction.
Dans un salon encore plus feutré, la matinale de France Culture, une autre intox venue d'Amérique est arrivée aux oreilles de Guillaume Erner, qui la reprend à son compte dans sa première question à son invitée, la chercheuse Ludivine Gilly (5/11) : « Le communiste Mamdani, je dis communiste, parce que c'est comme ça que le qualifie Trump… » – et que c'est donc une raison suffisante pour le répéter. Erner se fait ensuite l'écho d'autres « critiques virulentes » portées contre Mamdani par ses adversaires : « anti-police », « antisémite supposé ». Où l'on remarque que l'assaut éditorial contre le nouveau maire de New York n'est en fait qu'un pâle décalque de celui qu'a pratiqué pendant des mois la presse américaine, où le « surnom de communiste [est une insulte] », rappelle Le Monde (5/11).
« Même le très démocrate "New York Times" a publié des articles peu flatteurs et n'a pas endossé sa candidature », résume sobrement Solveig Godeluck dans Les Échos (3/11), qui rappelle que le tabloïd de Rupert Murdoch The New York Post « a appelé à voter contre "le socialiste radical, antisémite" » et « a pilonné le candidat avec des couvertures ». Le jour de la victoire du candidat socialiste, le tabloïd ne s'est d'ailleurs pas embarrassé de subtilités et a titré « The Red Apple », en plaçant une faucille et un marteau entre les mains de Zohran Mamdani dans un montage grossier.
Quelques jours plus tôt, le Wall Street journal avait publié une tribune de BHL (29/10), qui y avait répété son adage : « Ce serait un jour noir pour les juifs de New-York. »
Le torrent de boue qui a déferlé dès que l'élection du candidat socialiste à la mairie de New York a semblé se préciser n'était pas inédit. En juillet déjà, alors que Mamdani remportait la primaire démocrate, le magazine Rolling Stones, remarquait (2/07) : « Pour obtenir l'investiture démocrate à la mairie de New York, le jeune musulman progressiste a été confronté à une déferlante de désinformation haineuse. » L'article du magazine new-yorkais, connu pour son top 100 du rock'n'roll, était sobrement titré : « Démontage de toutes les con*eries concernant Zohran Mamdani ». Il est amusant d'y retrouver toutes celles entendues dans le débat français : « Mamdani n'est pas un communiste », « Mamdani n'a aucun lien avec le 11 septembre ni avec le terrorisme », « Mamdani n'a jamais rien dit ou fait d'antisémite » liste le magazine, en repartageant son enquête (4/11). De la même façon, le service Checknews de Libération (6/11) s'est attelé au démontage du « portrait qui fâche » de Franc-Tireur et aux rumeurs de proximité avec « les frères musulmans » qui étaient, surprise, le résultat d'amalgames et d'approximations. Une nouvelle fois, on a pu constater que le « débunk », s'il était salutaire sur le fond, était cependant impuissant pour empêcher une nouvelle déferlante. Nous le savons à force de le documenter : ce n'est pas le « bullshit » qui arrête l'éditocratie.
Jérémie Younes
[1] Caroline Fourest étant également de la partie. Lire « En France aussi, la peur du grand méchant Mamdani », Mediapart, 6/11.
06.11.2025 à 10:36
Blaise Magnin, Pauline Perrenot
Entretien avec Tsedek.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Israël, Palestine, Antisémitisme
Entretien avec Elie Duprey, porte-parole du collectif Tsedek.
Acrimed : Qu'est-ce qui a motivé la création de Tsedek en juin 2023 ? Peux-tu nous parler de ses objectifs et des grands principes de son manifeste ?
Elie Duprey : Tsedek naît après une décennie 2010 qui a connu d'importants bouleversements aussi bien dans le mouvement de soutien à la Palestine que dans l'antiracisme politique. Est apparue une critique radicale de ce qu'avaient été les principales organisations de l'antiracisme en France, incarnées notamment par SOS Racisme. Au cours de cette décennie, la seule organisation juive à avoir participé à ces mobilisations a été l'Union juive française pour la paix, dans la continuité de laquelle on s'inscrit. La plupart de nos fondatrices et fondateurs sont d'ailleurs d'anciens militants de l'UJFP. Pourquoi a-t-on décidé de créer un nouveau collectif ? Il y a des raisons générationnelles et aussi parce qu'à nos yeux, l'UJFP était avant tout un mouvement antisioniste tandis que nous, on se pense avant tout comme un mouvement antiraciste. Il y a une autre distinction entre nous et l'UJFP, qui tient à la logique communautaire que nous revendiquons, l'UJFP étant une organisation beaucoup plus laïque. Comme on s'est constitués peu de temps avant le 7 octobre 2023, on a été amenés à beaucoup intervenir sur l'actualité en Palestine, mais l'idée est qu'on porte aussi des combats qui aillent au-delà de la seule dénonciation du sionisme.
Votre collectif est beaucoup intervenu publiquement sur la Palestine depuis deux ans mais les grands médias n'ont pas beaucoup – voire pas du tout – fait connaître vos positions. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur vos rapports aux rédactions et sur cette quasi-absence de médiatisation ?
Il faut déjà différencier selon les différents types de médias. Pour ce qui est des grands médias mainstream, les grandes chaînes d'info ou les grands journaux, on fait l'objet d'une invisibilisation quasi complète, à l'image de la gauche radicale et du mouvement de soutien à la Palestine de manière générale, qui ne sont évoqués que pour être diabolisés, criminalisés. Sauf erreur de ma part, je crois qu'on n'a eu qu'une seule invitation de notre porte-parole sur BFM-TV. C'était en visio, il a parlé 30 secondes, il a été coupé et pour finir, son micro a été baissé. Ceci dit, au vu de la radicalité du discours qu'on porte, qui n'a tout simplement pas droit de cité, on n'attend pas grand-chose des grands médias. L'antisionisme y est quasiment absent et on voit bien que des positions comme celles de La France insoumise, qu'on peut juger satisfaisantes sur la dénonciation du génocide, mais assez modérées sur l'antisionisme, sont déjà très criminalisées dans ces espaces-là. Donc nous qui portons des positions plus radicales, ce n'est pas surprenant qu'on soit invisibilisés. On a aussi reçu plusieurs invitations sur i24News, auxquelles on n'a pas donné suite parce qu'on estimait que le dispositif ne serait sans doute pas propice à ce qu'on avait envie d'exprimer... Pour ce qui est des « gros » médias indépendants, ça dépend un peu des cas, certains nous invitent régulièrement comme Blast et Le Média. Mais pour ce qui est de Mediapart ou d'Arrêt sur images, c'est plus ponctuel et c'est toujours dans des dispositifs de débat contradictoire : on ne va jamais nous laisser la parole pour exprimer nos positions, on est toujours face à des voix juives qu'on qualifierait de « sionistes de gauche ». Enfin, on a quand même accès à des médias indépendants « de niche » : on est par exemple très proches de Paroles d'honneur sur Twitch. Enfin, j'insiste sur le fait que si Tsedek est invisibilisé, c'est quand même peu de choses au regard de l'invisibilisation d'autres collectifs, au premier rang desquels Urgence Palestine. Le fait que Mediapart – dont je parle singulièrement parce que j'en attends plus que de BFM-TV – n'ait pas une seule fois invité le porte-parole d'Urgence Palestine est, par exemple, très significatif. Surtout quand dans le même temps, ils produisent quantité d'émissions et d'articles sur « la solitude des juifs de gauche ». C'est aussi quelque chose qui participe du racisme anti-palestinien et de l'invisibilisation des Palestiniens.
Comment vous l'expliquez ?
Les Palestiniens ne sont généralement perçus que comme une cause humanitaire, c'est-à-dire comme des gens dont on peut déplorer le fait qu'ils soient affamés, mais qu'on ne considère pas comme des acteurs à part entière, dotés d'une agentivité propre. Quand on pense au degré de haine que suscite Rima Hassan dans les médias, alors que c'est une juriste en droit international, d'un calme olympien, modérée, ça nous donne une idée de la perception qu'ils peuvent avoir d'un mouvement comme Urgence Palestine, qui incarne une position plus radicale. Il n'en reste pas moins que c'est le principal mouvement au cœur des mobilisations en faveur de la Palestine en France, créé et animé par des membres de la diaspora palestinienne. Le fait qu'on ne les voie nulle part, y compris dans des médias de gauche, c'est un vrai problème politique. Et le fait qu'on parle plus de Tsedek que d'Urgence Palestine l'est également.
Peux-tu nous en dire un peu plus sur vos rapports avec les « gros » médias indépendants et ce que vous reprochez aux dispositifs dans lesquels vous êtes parfois intervenus ?
Sur Mediapart, le dispositif était très défavorable. C'était une émission qui s'est tenue pas très longtemps après le 7 octobre 2023 et l'un de nos camarades est tombé dans un traquenard si j'ose dire : un « quatre contre un », avec des personnes très hostiles face à nous. Mediapart est un média important au sein de la gauche et pour nous, il y a un enjeu à y aller, donc c'était tout à fait logique qu'on réponde favorablement à cette émission. Mais on n'avait pas conscience que le dispositif serait aussi déséquilibré. D'après ce qu'on sait et de ce qu'on comprend, il y a quand même des différences de ligne au sein de la rédaction dans la manière dont ils nous perçoivent. Certains sont en accord avec ce qu'on porte, tandis que d'autres sont beaucoup plus réservés, davantage sur une ligne « sioniste de gauche ». Il y a eu, ensuite, un article qui présentait les différentes facettes des « juifs de gauche », une catégorie confuse de notre point de vue, qui n'a pas grand sens, mais que Mediapart affectionne tout particulièrement. On avait accepté de répondre aux questions pour un premier papier là-dessus. Dernièrement par contre, Mediapart nous a de nouveau sollicité pour répondre à des questions sur « le sentiment d'abandon des juifs de gauche », dont je parlais précédemment, et on leur a dit que le cadrage ne nous convenait pas, mais qu'on était prêts à s'exprimer sur un cadrage plus pertinent. Ils n'ont pas donné suite.
Et s'agissant d'Arrêt sur images ?
L'émission qu'on a faite était plus équilibrée. On était face au rabbin Émile Ackermann, qui ne partage pas nos positions, et Paul Aveline, le journaliste en plateau. Mais on a aussi eu des petites tensions avec ce média à la suite de leur émission sur l'antisémitisme à gauche, qu'on a jugée problématique eu égard au cadrage, à la composition du plateau, et qui a donné lieu à une réaction de notre part dans une émission sur le média Paroles d'honneur. Et par ailleurs, c'est vrai que nous n'avons pas eu de dispositif comparable à celui dont a bénéficié Arié Alimi, un des membres fondateurs de Golem [1], qui incarne le sionisme de gauche, c'est-à-dire un entretien seul en plateau face à un journaliste, comme ce qu'on a pu avoir sur Le Média.
Pour en revenir aux médias mainstream, si vous n'y avez pas la parole, en revanche, on parle régulièrement de vous… et en général de manière assez péjorative.
Après une première phase d'invisibilisation, il y a eu effectivement toute une séquence où on nous a consacré un certain nombre de papiers dans Marianne, L'Obs, Franc-Tireur, notamment lorsqu'on a organisé avec les camarades de l'UJFP un colloque à l'occasion des 80 ans de la libération d'Auschwitz sur le fait génocidaire à travers l'histoire [2]. Ce colloque a donné lieu à beaucoup d'articles en très peu de temps, comme un article assez ignoble dans Marianne signé Rachel Binhas, qui travaille aussi pour Valeurs actuelles et CNews [3]. Dans L'Obs, il y avait eu auparavant un article de Brigitte Stora et une interview de Jonas Pardo et Samuel Delor [4], tous deux membres de Golem. On a demandé à L'Obs un droit de réponse, qu'on a obtenu, et un autre à Marianne, qui ne nous l'a pas accordé. Dans toute cette séquence médiatique, soit on a nié notre judéité – Franc-Tireur a titré « Juifs mais pas trop ! » à notre propos, ce qui est à nos yeux un titre antisémite –, soit on nous a accusés d'être des « cautions juives des antisémites », des « Juifs de service », des « Juifs d'exception », etc. Suite à ça, on a publié une tribune dans Le Média et L'Humanité, dont l'enjeu était de faire apparaître ce qu'on appelle l'arc sioniste, qui va du « sionisme de gauche » jusqu'au suprémacisme assumé en passant par le sionisme plus institutionnel comme peut l'incarner le Crif.
Et à part publier des papiers pour vous attaquer, est-ce que les grands médias ont rendu compte du colloque en question sur les 80 ans de la libération d'Auschwitz, de ce qui y a été dit, des intervenants ?
Non, effectivement. La seule intervention du colloque qui a suscité un commentaire de leur part était un échange entre Eyal Sivan et Rony Brauman autour de leur documentaire sur Eichmann, qu'on avait projeté en introduction du colloque. Au cours de cet échange, Rony Brauman a prononcé une phrase qui a été coupée, montée, etc., et reprise partout pour montrer à quel point on était des négationnistes. C'est notamment le cœur du papier de Marianne que de dire que Rony Brauman salit la mémoire d'Auschwitz. Mais je ne pense pas qu'ils se soient embêtés à regarder ce qui s'est dit dans le reste du colloque, et de fait, ils n'en ont pas parlé. Ils ont juste pris cet extrait qui a tourné sur les réseaux sociaux et ils l'ont commenté, comme ils font généralement.
On a aussi remarqué que vous étiez régulièrement cités dans des articles évoquant des « polémiques », souvent outranciers et confus, portant sur le mouvement de solidarité avec la Palestine. On pense à ces titres de pseudo enquêtes sur « les réseaux à l'œuvre derrière les mobilisations propalestiniennes » ou « la nébuleuse qui défie la République ». Qu'est-ce que vous pensez de ce type de cadrage et de la couverture qui vous y est réservée ?
Ça illustre assez bien la manière dont la question palestinienne est abordée dans les médias dominants depuis le 7 octobre 2023, en termes de « choc des civilisations », de lutte du « bien » contre le « mal », de « la seule démocratie de la région contre les terroristes du Hamas ». Cette vision de la situation en Palestine est vraiment liée aux dynamiques propres au champ politique français. Ce sont des dynamiques qui sont antérieures mais qui se sont accélérées depuis le 7 octobre 2023. On assiste à une recomposition du champ politique avec, d'un côté, l'exclusion de la gauche du champ républicain, LFI étant qualifiée de « premier parti antisémite de France », notamment en raison de son soutien à la Palestine et plus généralement, de sa lutte contre l'islamophobie, et, de l'autre côté, la réinscription de l'extrême droite dans cet arc républicain « raisonnable ». C'est comparable à ce qui est arrivé autour de Corbyn au Royaume-Uni : une campagne qui a permis de délégitimer la gauche et, au contraire, de légitimer l'extrême droite [5]. Tout le traitement de la question palestinienne est informé par ces enjeux intérieurs de recomposition du champ politique français, même s'il y a eu différentes phases. Dans les mois qui ont suivi le 7 octobre 2023, qui a été présenté comme un « pogrom antisémite » et comme « le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah », prévalait uniquement la condamnation du Hamas et le refus de toute politisation, de rappel du contexte, de réinscription de cet événement dans l'histoire plus large de la colonisation de la Palestine. Et puis, au fur et à mesure que la monstruosité des crimes israéliens était de plus en plus évidente, qu'il était de plus en plus difficile de nier qu'un génocide est mené par Israël, il y a quand même eu une évolution.
Par bien des aspects, le changement est très relatif et finalement assez cosmétique…
Oui, oui, quand je dis « évolution », je ne dis pas qu'il y a une amélioration ! La question de la colonisation reste notamment le grand impensé du cadrage médiatique. Mais en tout cas, j'ai l'impression que les arguments moraux qui étaient très présents au début sur « le droit d'Israël à se défendre » sont quand même moins systématiquement rabâchés comme des évidences. On est passés d'« Israël démocratie attaquée par l'hydre terroriste » à « la vilaine extrême droite israélienne qui commet des exactions très regrettables ». Aujourd'hui, le soutien inconditionnel à Israël, qui était une exigence pour l'intégralité des champs politique et médiatique français à l'exception de LFI le 8 octobre, ne peut plus être affirmé en ces termes. Il y a quand même la critique de Netanyahou, la dénonciation de l'extrême droite israélienne avec la mise en lumière, à mon avis très excessive, des mouvements de contestation de Netanyahou au sein même de la société israélienne.
« Très excessive » en quel sens ? Peux-tu développer un peu plus cette question de la médiatisation des mobilisations au sein de la société israélienne ?
Elles sont mal médiatisées ! Régulièrement, les manifestations contre Netanyahou sont présentées comme la preuve que la société israélienne n'est pas réductible à sa politique criminelle alors qu'en réalité, la plupart de ces manifestations sont des protestations contre la manière dont Netanyahou mène la guerre, pas contre la légitimité de la guerre, et encore moins contre la colonisation de la Palestine ou le sort réservé aux Palestiniens. Ce qui est beaucoup reproché à Netanyahou par ceux qui manifestent – parfois massivement – en Israël, c'est de ne pas avoir su protéger Israël, d'avoir laissé commettre le 7 octobre 2023 et de ne pas avoir été en mesure de faire revenir les otages israéliens vivants. Les médias en France évoquent « les gentils » qui sont pour la paix d'un côté contre « les méchants suprémacistes » (Netanyahou, Smotrich et Ben Gvir) de l'autre.
Comment expliques-tu cette déformation du réel, alors qu'il existe des interlocuteurs très au fait des réalités de terrain au sein de la société israélienne ? Des chercheuses comme Karine Lamarche et Nitzan Perelman-Becker par exemple, mais aussi des journalistes comme Sylvain Cypel, qui a été rédacteur en chef du Monde, pour ne citer qu'eux : autant d'interlocuteurs accessibles, qui s'expriment, écrivent des livres, interviennent publiquement et tiennent un discours alternatif…
Je pense que le cœur de cet aveuglement médiatique, c'est le refus de penser la question palestinienne comme une question coloniale. Pas colonial dans le sens où la Cisjordanie et Gaza sont des territoires colonisés, mais au sens où l'intégralité d'Israël et du processus sioniste sont des projets coloniaux. Ça n'est dit dans aucun média mainstream. Or, c'est impossible de penser la situation si on ne garde pas ça à l'esprit. Et c'est pour ça que les positions antisionistes n'ont droit de cité nulle part : la position acceptable la plus radicale, c'est celle qui est en faveur de la solution à deux États, donc qui déplore les excès de la colonisation en Cisjordanie et à Gaza, mais qui ne touche pas au cœur du projet israélien, qui est la constitution d'un État suprémaciste juif sur une partie de la Palestine historique. La personnalité qui a les positions les plus radicales et qui est de temps en temps invitée dans les médias, c'est Rony Brauman [6]. D'ailleurs, il y a quelques jours, quand il a mis sur le même plan le Hamas et le gouvernement israélien sur un plateau télé, ça a provoqué un scandale instantané et les journalistes en plateau étaient traumatisés de ce culot.
On voulait aussi connaître votre point de vue sur le concept de « civilisation judéo-chrétienne », qui a été beaucoup mobilisé à l'appui du récit médiatique dominant, dans la même veine que le « choc des civilisations » que tu évoquais un peu plus tôt.
Pour le comprendre, il faut faire un détour par le concept de « philosémitisme », très pertinent pour percevoir ce qui se joue en France et en Occident de manière plus générale. Ce qu'on entend par philosémitisme, c'est une forme d'altérisation des Juifs qui est inverse de celle de l'antisémitisme traditionnel. Alors que l'antisémitisme construit une figure du Juif dangereux, qui menace les valeurs de la blanchité et de la chrétienté, le philosémitisme construit une figure du Juif comme compatible avec les valeurs de la blanchité. C'est un mécanisme que l'on peut voir à l'œuvre dans d'autres formes de racisme, par exemple lorsqu'on qualifie les populations asiatiques de « travailleuses » et « discrètes » par rapport à d'autres : c'est aussi une forme de racisme. Le fait de constituer des minorités modèles, c'est même un classique du racisme. Le philosémitisme a existé avant la seconde guerre mondiale de manière ponctuelle, avec notamment le décret Crémieux [promulgué en 1870, NDLR] qui a accordé la nationalité française aux Juifs d'Algérie, tout en maintenant les Algériens musulmans sous le régime de l'indigénat, avec l'idée de diviser pour mieux régner. Mais c'est vraiment devenu le mode de relation privilégié de l'Occident à la question juive après la seconde guerre mondiale pour qu'il parvienne à digérer sa participation au génocide des Juifs. Et sur un plan géopolitique, ça s'est exprimé par un fort soutien à Israël, jusqu'à aujourd'hui, et, pour en revenir à votre question, par la mise en avant de « la civilisation judéo-chrétienne », alors même que c'est l'Occident qui, pendant des siècles, a minorisé, racialisé, persécuté et génocidé les Juifs. Dans cette « civilisation judéo-chrétienne », les Juifs se trouvent donc ralliés à l'Occident face à un nouvel ennemi commun, qui est évidemment le monde musulman.
Dans les grands médias, on entend aussi beaucoup parler du « nouvel antisémitisme ». Qu'est-ce que ça signifie et même si tu viens d'esquisser un début de réponse, peux-tu expliquer davantage comment ça s'imbrique avec le concept de philosémitisme ?
C'est absolument central dans le traitement de l'antisémitisme, au point qu'il en efface toute autre forme. Le « nouvel antisémitisme », c'est une théorie raciste qui avance l'idée que l'antisémitisme traditionnel porté par l'extrême droite et les nationalistes n'existerait plus et qu'aujourd'hui, la principale menace qui pèserait sur les Juifs serait le fait de l'immigration post-coloniale et de ceux qui les défendent, c'est-à-dire globalement la gauche et les mouvements antiracistes. C'est un concept qu'Israël met en avant depuis les années 1970, mais ça a été largement popularisé depuis les années 2000 au niveau international, et notamment en France par des intellectuels réactionnaires comme Taguieff, Finkielkraut, etc. Et là, on a vu que depuis le 7 octobre 2023, la question de l'antisémitisme, qui est devenue absolument centrale dans le débat médiatique, est intégralement informée par l'idée de ce « nouvel antisémitisme ». Je pense par exemple à une réaction très saisissante il y a quelques jours : quand l'arbre planté en hommage à Ilan Halimi à Épinay-sur-Seine a été abattu, alors qu'on n'avait aucune information sur qui avait commis cet acte, ni dans quel esprit, plein de personnalités ont fait d'emblée le lien avec la question palestinienne, en disant que les droits des Palestiniens ne pouvaient justifier un tel acte. La mise en avant de ce « nouvel antisémitisme » permet de totalement passer sous silence la persistance de l'antisémitisme traditionnel de l'extrême droite.
Tu évoquais à l'instant la centralité de la question de l'antisémitisme dans les médias, alors venons-y justement. C'est difficile d'en parler comme d'un tout parce qu'au cours des deux dernières années, moult événements ont propulsé cette question à la Une de l'agenda, mais globalement, quel regard portez-vous sur la couverture journalistique de cette thématique ?
Du point de vue du traitement médiatique, un problème réside dans le fait qu'on manque de données fiables pour mesurer l'antisémitisme. Dans le même temps, tous les médias parlent « d'explosion » de l'antisémitisme. Les chiffres qui circulent dans la presse sont issus du ministère de l'Intérieur, qui reprend lui-même les données du SPCJ, le Service de protection de la communauté juive. Or, quand on regarde un peu dans le détail, ces statistiques ne sont vraiment pas fiables. Un tag « Free Palestine » est considéré comme un acte antisémite par exemple. Donc de ce point de vue, je ne dirais pas qu'on parle « dans le vide » mais en tout cas, c'est difficile d'avoir un discours très informé sur cette question. Ensuite, il y a un problème essentiel dans la manière dont les médias présentent l'antisémitisme. D'une part, en le distinguant systématiquement du racisme alors que pour nous, militants antiracistes, l'antisémitisme est un racisme spécifique comme l'est la négrophobie, l'islamophobie, la romophobie, etc., et, d'autre part, en produisant quasi systématiquement un discours moral et dépolitisé à ce sujet. L'antisémitisme n'est jamais pensé en termes de structures qui produisent des comportements. On en est bien souvent réduit, dans le discours médiatique mainstream, à dénoncer des tropes, des figures, l'emploi de dog whistles [7], et à mettre tout et n'importe quoi sur le même plan : par exemple, l'assassinat d'Ilan Halimi ou les meurtres de Mohammed Merah d'un côté, et le fait de dire « camper à Tel-Aviv » à propos d'un déplacement de Yaël Braun-Pivet en Israël de l'autre.
Vous avez régulièrement tenu des positions totalement à contre-courant du discours ambiant et des « polémiques » permanentes sur le sujet. Y compris au moment de l'emballement médiatique autour du visuel avec Cyril Hanouna, produit par La France insoumise pour appeler à la manifestation antiraciste du 22 juin 2025.
De notre point de vue, cette séquence a été un naufrage médiatique catastrophique. Tout et n'importe quoi a été dit. Sur LFI, dans une sorte d'acmé de la campagne de délégitimation qui vise ce mouvement, et sur l'antisémitisme lui-même. Tous les médias ont en effet raconté que le visuel de Cyril Hanouna était la reprise d'une affiche nazie, sans jamais interroger le contexte d'énonciation. Or, de quoi parle-t-on ? D'un côté, d'un visuel appelant à une manifestation contre l'extrême droite et ses relais ; de l'autre, d'une affiche du « Juif éternel » qui avait in fine pour objet de génocider les Juifs. Convenons que les deux n'ont donc rien à voir ! L'objectif fondamental de ce type de séquence médiatique, ce n'est pas de parler de l'antisémitisme, c'est de criminaliser la gauche.
Dans et par des médias qui sont eux-mêmes producteurs et/ou diffuseurs de représentations antisémites. On peut penser par exemple à « l'affaire » de Villepin, au traitement complaisant de Yann Moix, etc. Mais plus généralement, au fait que se consolide au sein du champ journalistique un pôle d'extrême droite extrêmement puissant – des médias Bolloré à Valeurs actuelles, hebdomadaire où se sont d'ailleurs historiquement « recyclées » plusieurs personnalités qui travaillaient auparavant… à Minute [8].
Oui, on peut aussi penser au salut nazi d'Elon Musk, qui n'a pas du tout été traité comme tel. Dans la lignée de ce que vous décrivez du paysage médiatique, il faut souligner l'invisibilisation totale de l'antisémitisme d'extrême droite dans les médias. À l'occasion des dernières législatives, quelques médias avaient creusé dans le passé des candidats RN et on a assisté à des choses folles, comme une déclaration selon laquelle « le gaz a rendu justice aux victimes de la Shoah » [9]. Autre fait notable dans le même registre : l'invisibilisation des enquêtes de Streetpress ou d'Arte Radio qui ont révélé des propos antisémites abjects (parmi d'innombrables propos racistes) au sein de la police, dans des groupes ou sur des boucles WhatsApp, c'est-à-dire un milieu où le degré d'infiltration de l'extrême droite la plus radicale est très important. Il y a donc un impensé total quand on parle de l'antisémitisme dans le débat public, et une identification de l'antisémitisme aux Noirs et aux Arabes. L'éditorialiste de LCI, Pascal Perri, a quand même parlé d'un « antisémitisme couscous »… Ça rejoint un autre point, qui est que telle qu'elle est donnée à voir, la surmédiatisation de la question de l'antisémitisme est une manière d'invisibiliser les autres formes de racisme qui prospèrent en France, et qui sont d'ailleurs, de notre point de vue, plus déterminants : l'islamophobie, la négrophobie, la romophobie. Le temps que les médias consacrent à l'expression « camper à Tel-Aviv », c'est autant de temps qu'ils ne consacrent pas à Bruno Retailleau criant « À bas le voile ! », deux semaines avant l'assassinat d'Aboubakar Cissé dans une mosquée du Gard. Le spectacle constant de ce deux poids, deux mesures est absolument délétère, également pour la lutte contre l'antisémitisme puisqu'il produit du ressentiment contre les Juifs, c'est une évidence.
Quelle approche permettrait selon vous de lutter contre cette dépolitisation et de mieux traiter la question de l'antisémitisme d'un point de vue journalistique ?
Le plus important serait de penser et de réinscrire la question de l'antisémitisme dans la question du racisme. A fortiori compte tenu du contexte qu'on évoquait, c'est-à-dire celui d'une extrême droitisation des champs politique et journalistique. Dans un tel contexte, tous les racismes croissent, les affects racistes croissent, il y a une libération de la parole et des actes racistes à tous les niveaux. Il est donc « logique » que l'antisémitisme croisse également. On ne peut pas non plus faire l'impasse sur la question du traitement de Gaza. Il est évident que le génocide commis aujourd'hui par Israël nourrit l'antisémitisme en France, puisque à longueur de médias s'exprime in fine cette idée que c'est au nom des Juifs que sont commis les crimes d'Israël. C'est un discours véhiculé aussi bien par les institutions représentatives des Juifs de France que par les commentateurs mainstream, mais aussi par les Israéliens eux-mêmes : quand on passe son temps à répéter qu'Israël représente les Juifs, ça produit nécessairement de l'antisémitisme, surtout quand quelqu'un comme le grand rabbin Haïm Korsia dit sur un plateau de télévision que « tout le monde serait bien content qu'Israël finisse le boulot » à Gaza…
On constate par ailleurs que ce sont toujours les mêmes organisations communautaires, comme Golem, Nous vivrons, l'UEJF ou le Crif, qui sont sollicitées dans les médias pour traiter ces questions. Comment pourrait-on faire pour changer ça ?
D'abord, compte tenu de l'exclusion de toute parole un tant soit peu radicale du champ médiatique mainstream, ça ne nous surprend pas que la position « acceptable » soit celle de Golem par exemple, qui est un peu l'équivalent fonctionnel du PS dans les médias, c'est-à-dire quelque chose d'assez mou qui ne remet pas en question les structures. Après, si l'on s'interroge sur le monopole de telle ou telle parole, il faut poser la question de la représentativité de cette parole au sein de ce qu'est la communauté juive aujourd'hui en France. On n'a pas d'outils statistiques sur lesquels s'appuyer et donc on ne peut avoir que des sentiments ou des intuitions, mais au vu de ce qu'on constate, la réalité, c'est que notre position est marginale au sein de la communauté juive française, il ne faut pas se raconter d'histoires.
Vous avez publié le 21 mai dernier un texte vraiment percutant titré « Dîner au cœur de la mécanique négationniste » : la description fictionnelle d'un dîner de famille juive, où les convives discutent de la situation en Israël/Palestine, mais qui aurait pu tout aussi bien être celle d'un plateau de télévision ordinaire tant le panel des points de vue représentés reflète peu ou prou celui des émissions de « débat » traditionnelles. Certains personnages incarnent d'ailleurs des toutologues et des personnalités médiatiques comme Caroline Fourest, Raphaël Enthoven, Joann Sfar et Delphine Horvilleur, dont la prise de parole, début mai, a vraisemblablement déclenché l'écriture de votre texte. Pouvez-vous nous en parler, qu'avez-vous voulu mettre en lumière à travers ce texte ?
Sinclair, Sfar ou Horvilleur ont été présentés partout comme des grandes consciences humanistes. Pourquoi ? Parce qu'après des mois et des mois de silence sur les crimes israéliens, ils ont commencé à prendre la parole pour dénoncer la famine à Gaza notamment [10]. Mais à chaque fois, pour le dénoncer au nom de leur amour d'Israël, ce qui est très significatif de notre point de vue. Comme je le disais tout à l'heure, il faut comprendre qu'à mesure que se poursuit le génocide, l'évidence des crimes israéliens est bien trop claire et pour toute une partie de la population, le soutien pur et simple et inconditionnel d'Israël n'est plus possible. Pour continuer à absoudre le sionisme de ces crimes, il faut donc pouvoir dire, d'une certaine manière, que tout est la faute de l'extrême droite israélienne, des suprémacistes, de Netanyahou, etc. C'est un discours porté par « le sionisme de gauche ». Or, la Nakba, le nettoyage ethnique de 1948, n'a pas été commis par des suprémacistes d'extrême droite, mais par la gauche travailliste. Laquelle, et c'est une constante dans l'histoire, a poursuivi la colonisation de la Palestine, elle aussi, et a commis des crimes contre les Palestiniens, elle aussi. Le problème inhérent à tous les discours pseudo humanistes, omniprésents, et très valorisés dans les médias, c'est de se draper dans une idée abstraite de « la paix », à nos yeux très dépolitisée. Tsedek, notre nom, veut dire « justice » : nous mettons beaucoup plus l'accent sur l'idée de justice que sur la question de « la paix ». « La paix » en vigueur le 6 octobre 2023 était-elle une situation acceptable ? Non.
Pour rester sur la question des discours négationnistes, il est tout de même stupéfiant que le fait de tenir publiquement des propos comme « Il n'y a AUCUN journaliste palestinien. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d'otages avec une carte de presse », n'ait toujours aucune incidence sur le capital médiatique de celles et ceux qui les tiennent, Raphaël Enthoven en l'occurrence, que l'on retrouve à la télé tous les quatre matins...
Ça rejoint un élément qui est apparu très nettement au cours des deux dernières années : toutes celles et ceux qui se targuent d'être de grandes consciences humanistes comme Enthoven sont les premiers à porter un racisme anti-palestinien furieux. Omniprésent dans les discours médiatiques, ce racisme se traduit très simplement : une vie palestinienne ne vaut pas une vie israélienne. Caroline Fourest l'a exprimé, François Hollande l'a exprimé. Et bien d'autres. Le degré d'acceptation du racisme anti-palestinien en France est saisissant. On l'aura aussi vu très clairement au moment de l'annonce de la mort des deux enfants Bibas, otages enlevés le 7 octobre 2023. La médiatisation et l'émotion suscitée ont été d'une intensité exceptionnelle, à un moment où il y avait plus de 20 000 enfants palestiniens tués, qui n'avaient droit quant à eux à aucune Une de journal, aucun nom, aucune identité propre. Ils n'étaient pas ces adorables bambins roux dont on a reproduit la photo sur les chaînes de télévision. Ils sont juste des statistiques et des corps sous les décombres. Le racisme anti-palestinien et la déshumanisation des Palestiniens ont été essentiels dans la poursuite du génocide. Et les grandes consciences dont on parle y ont participé.
Est-ce que tu as connu un état des médias différent, où l'antisionisme n'était pas présenté comme de l'antisémitisme et où le soutien à la cause palestinienne n'était pas systématiquement disqualifié ?
Je pense qu'il y a une vraie évolution depuis les années 2000. Mais c'est perceptible aussi au sein du champ politique, c'est-à-dire que la position traditionnelle de la droite française – qui était une position gaullienne, pas antisioniste mais la ligne que peut incarner un Villepin aujourd'hui, ou qu'incarnait Chirac à l'époque – a totalement disparu, notamment suite au mandat Sarkozy qui a constitué une sorte d'alignement complet de la diplomatie française sur les positions étatsuniennes. Je pense qu'il y a eu une vraie bascule à ce moment-là et que le champ médiatique a suivi. Au moment de la guerre en Irak, le niveau d'opposition à la rhétorique du choc de civilisation était incomparablement plus élevé au sein du discours dominant qu'il ne l'est aujourd'hui, par exemple au moment de traiter le génocide à Gaza. Mais je ne pense pas qu'il y ait une spécificité du champ médiatique par rapport au champ politique de ce point de vue, les deux sont très liés. Et le niveau de racisme ayant droit de cité dans les médias mainstream est incomparable avec ce que c'était il y a vingt ans.
La couverture récente de la reconnaissance de l'État de Palestine par la France a donné lieu à moult « débats » sur les solutions politiques, dans la lignée de ce qu'on entend depuis deux ans sur le sujet. Qu'avez-vous observé de particulièrement marquant ?
La première chose à dire, c'est que la priorité est d'arrêter le génocide, c'est-à-dire arrêter de vendre des armes à Israël et prendre des sanctions. Tsedek soutient en ce sens le mouvement BDS, essentiel pour faire pression sur Israël. S'agissant du discours médiatique sur les solutions politiques, il est le reflet de la position dominante au sein du champ politique français, qui défend la dite « solution à deux États ». Or, pour nous, c'est une manière de ne pas parler réellement de solution politique sur place. La manière qu'ont les médias d'aborder tous ces sujets est totalement idéaliste, en ce sens que les débats ne comportent généralement aucune réflexion sur la réalisation matérielle de telle ou telle solution politique. Qu'est-ce que signifie concrètement un État palestinien sur le terrain ? On ne sait pas. Qu'est-ce que signifie une solution à deux États qui impliquerait nécessairement des déplacements de populations ? Lorsqu'en 2005, Ariel Sharon a annoncé le retrait israélien de Gaza, il a eu le plus grand mal à faire partir les 5 000 colons qui s'y trouvaient. Il y a aujourd'hui 400 000 colons en Cisjordanie, armés, surarmés, protégés, et unis par des liens forts avec l'armée israélienne. Quand bien même un État palestinien verrait le jour, comment vont partir ces colons ? Quel média s'interroge là-dessus ? Enfin, on perd souvent de vue l'essentiel : deux populations vivent sur un même territoire, l'une subit l'oppression coloniale, et cette oppression se traduit par la colonisation, l'apartheid et le génocide. Face à cela, les débats auxquels nous assistons sont la plupart du temps stériles parce qu'ils passent à côté de la seule question qui importe, au-delà évidemment de l'urgence qu'il y a à arrêter le génocide et à porter secours aux Palestiniens : l'abolition des structures coloniales de l'État israélien et la lutte pour l'égalité des droits de chacun.
Propos recueillis par Blaise Magnin et Pauline Perrenot
[1] Un collectif créé au lendemain du 7 octobre 2023, qui se définit comme un « mouvement des Juifves de gauche contre l'antisémitisme d'où qu'il vienne ».
[2] On peut retrouver la retransmission de ce colloque sur la chaîne YouTube de Paroles d'honneur : la journée du 25 janvier et celle du 26 janvier.
[3] « "Gaza va supplanter Auschwitz en termes de cruauté absolue" : quand des chercheurs et des assos juives réécrivent l'histoire », Marianne, 28/01.
[4] « Des juifs "innocents" ou la caution juive des antisémites, par Brigitte Stora », L'Obs, 9/12/2024 et « "Il ne faut pas opposer la lutte contre l'antisémitisme et la solidarité avec les Palestiniens" », L'Obs, 28/12/2024.
[5] Lire « Du Labour de Corbyn à LFI de Mélenchon, les médias contre la gauche », Acrimed, 26/08/2024.
[6] Lire « Israël-Palestine : "Le plus révoltant, c'est la différence de traitement" », Acrimed, 12/05/2025.
[7] Selon la définition qu'en donne Wikipédia, l'expression désigne « des propos politiques qui semblent anodins au grand public mais adressent un message spécifique à un groupe ciblé pour en obtenir le soutien sans provoquer d'opposition par ailleurs ».
[8] On se rappelle également le pamphlet contre l'historien Benjamin Stora.
[9] Voir « Législatives : le Rassemblement national et ses candidats racistes, antisémites et complotistes », Libération, 17/06/2024. Le candidat a été par la suite réhabilité. Voir « Législatives 2024 : le RN réhabilite le candidat du Morbihan désavoué après un tweet jugé antisémite », France 3 Bretagne, 23/06/2024.
[10] Lire « Les résistants de la 25e heure au chevet de "l'âme d'Israël" », Acrimed, 22/09/2025.
04.11.2025 à 15:58
Florian Werlé, Jean Pérès
Décentralisation, indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l'État : le paysage médiatique allemand permet, par comparaison, de montrer que la situation française n'est pas une fatalité. Mais est-ce pour autant un modèle à suivre ? On fait le point. Cette première partie tente de dresser un panorama historique et économique des médias allemands.
Au sortir de la guerre de 1939-1945, l'Allemagne vaincue fut divisée en quatre zones d'occupation par l'Union soviétique, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. L'organisation administrative du pays est prise en main par les puissances occupantes, notamment le contrôle des médias, jusqu‘en 1949 pour la presse, et jusqu'en 1955 pour la radio et la télévision.
Par opposition au centralisme nazi, c'est une structuration décentralisée qui est promue, un État fédéral composé de 16 régions, les Länder [1]. La gestion des médias audiovisuels et le contrôle de leur concentration font ainsi partie des prérogatives régionales, ce qui fait une grande différence avec le système centralisé français. Surtout lorsque l'on constate que cette gestion et ce contrôle sont exercés avec une forte représentation de la société civile.
Par ailleurs, de longue tradition, il n'y a pas outre-Rhin de distinction, comme en France, entre presse quotidienne nationale et presse quotidienne régionale : tout y est régional. Même les grands journaux comme la West Deutsche Allgemeine Zeitung, la Frankfurter Allgemeine Zeitung ou la Süddeutsche Zeitung sont des journaux régionaux, comme le rappelle leur dénomination, fabriqués dans leur région, mais qui ont une audience nationale et sont commercialisés dans tout le pays. On les appelle « supra-régionaux ». Ainsi, c'est toujours à partir d'une forte implantation régionale que la plupart des grands groupes de presse se sont constitués, comparables en cela à des groupes français régionaux comme Ouest-France ou Sud Ouest, avant de se développer plus largement. Cet ancrage local explique en grande partie la résistance de la presse allemande à la crise des dernières décennies.
L'accaparement des médias privés par des milliardaires dont l'activité principale se déploie dans d'autres secteurs – industries de l'armement, du bâtiment, du transport, de la banque, des télécommunications, du luxe, etc. –, caractéristique du paysage médiatique français, paraît très improbable outre-Rhin. Cela notamment en raison du « tabou Hugenberg », du nom de l'industriel, président du conseil d'administration du fabricant d'armes Krupp, détenteur d'un empire médiatique [2], qui joua un rôle décisif dans l'accession du nazisme au pouvoir [3]. Le « tabou Hugenberg » interdit tacitement à tout industriel, et plus largement à tout investisseur étranger aux médias, d'en posséder. C'est une règle non écrite, qui a souffert quelques exceptions au cours de l'histoire [4], mais qui demeure, dans l'ensemble, effective, même si Springer, le groupe dominant de la presse, s'assoit dessus à l'occasion, et n'hésiterait sans doute pas à la briser à nouveau si ses intérêts étaient en jeu.
Selon Valérie Robert [5], l'absence des groupes extérieurs aux médias dans l'écosystème médiatique ne découlerait pas seulement du « tabou Hugenberg », mais relèverait surtout d'une « logique de branche, celle d'entrepreneurs de presse qui considèrent que leur métier a ses spécificités et que le principal critère lors d'un rachat est la compétence du repreneur » [6].
Toujours est-il qu'à ce jour, aucun groupe industriel ne possède de média en Allemagne, et les groupes médiatiques n'investissent pas l'industrie. Tout au plus ont-ils parfois des activités secondaires dans les services (d'enseignement, postaux, annonces, informatique) mais jamais dans l'industrie. La distinction avec la situation française, où les grands médias privés appartiennent à des industriels et sont soumis à leurs stratégies, est patente.
L'organisation générale du système médiatique allemand se veut également indépendante de l'influence étatique. Cette dernière est entendue ici au sens très large : influence de l'État fédéral, mais aussi celle des organes – gouvernement et parlement – des Länder, et celle des partis politiques. Elle fut définie après-guerre par une volonté de rupture totale avec le système de propagande nazi, qui avait mis à son service l'audiovisuel étatisé et centralisé et instauré la censure dans toute la presse ; et aussi en opposition, après la guerre et jusqu'à la réunification, au contrôle bureaucratique de type soviétique sur les médias est-allemands.
Une telle disposition, imposée par les Alliés, n'est forcément pas du goût des détenteurs du pouvoir qui durent s'y plier à plusieurs reprises. Ainsi, le chancelier Adenauer en 1961 voulut créer une chaîne de télévision contrôlée par l'État, mais la cour constitutionnelle s'y opposa, et il dut renoncer (alors qu'au même moment en France, la RTF, qui deviendra ORTF, monopole d'État, contrôlait la radio et la télévision) [7].
L'année suivante éclate l'affaire du Spiegel [8], le premier magazine d'information politique, accusé par le ministre de l'Intérieur Strauss de haute trahison. Les locaux du magazine sont perquisitionnés, tandis que son directeur et plusieurs journalistes sont incarcérés. Motif : divulgation de documents « secret défense » qui révélaient la vulnérabilité militaire de l'Allemagne en cas d'offensive soviétique. L'affaire fit grand bruit en Allemagne et dans le monde. Face aux vives protestations des autres journaux, y compris la presse Springer qui aida matériellement le Spiegel, et surtout celles de la population allemande qui manifesta nombreuse pour la défense de la liberté de la presse, Strauss dût démissionner. Le chancelier Adenauer, fortement discrédité par cette affaire, démissionna également quelques mois plus tard.
En 2013, c'est le président de la République, Christian Wulff, qui est conduit à démissionner à la suite de la révélation d'une intervention de sa part auprès du journal Bild visant à étouffer une affaire de prêt immobilier douteux. Là encore, les médias et l'opinion publique ont fait bloc contre cette atteinte à la liberté de la presse par des membres de l'État.
Dans le même esprit, les aides directes de l'État à la presse qui sont attribuées en France aux journaux d'information politique et générale et qui contribuent largement à leur financement, d'une façon d'ailleurs parfaitement inégalitaire, n'existent pas en Allemagne et y seraient considérées comme une atteinte à l'indépendance de ces journaux, inscrite à l'article 5 de la constitution fédérale [9] « Je préfère encore les faillites des journaux à l'achat de leur indépendance au moyen des subventions », déclarait, en 2019, le patron de la maison d'édition Axel Springer [10]. Il existe cependant en Allemagne quelques aides à la presse comme un taux réduit de TVA et des tarifs postaux préférentiels, des remboursements de taxes, ou encore des prêts à taux réduits consentis par le ministère de l'Économie. Avec la crise de la presse et les mouvements de concentration, un débat récurrent repose la question de cette aide de l'État. Le philosophe Jürgen Habermas, par exemple, y est favorable, ainsi que le parti socialiste (SPD) et les syndicats de journalistes [11], alors que les partis situés plus à droite, CDU-CSU (démocrate chrétien) et FDP (libéral) y sont hostiles. Diverses propositions émergent de ces débats, et la seule qui a été adoptée à ce jour est une subvention de 40 millions d'euros par an d'aide au portage, en 2019. Mais ces aides restent très faibles en comparaison de celles que l'État français accorde aux journaux (plusieurs centaines de millions d'euros d'aides directes chaque année, et plus d'un milliard en comptant les aides indirectes, selon le ministère de la Culture).
La volonté d'indépendance vis-à-vis de l'État et des groupes industriels est presque concomitante et rappelle le programme du Conseil national de la résistance en France à la Libération, pour des médias « indépendants de l'État et des puissances d'argent ». Le programme français était plus ambitieux, mais il a fait long feu. Celui de l'Allemagne s'est en partie réalisé, et il faut reconnaître qu'il est toujours vivant, même si l'indépendance des médias vis-à-vis de l'industrie ne veut pas dire indépendance vis-à-vis de toutes les puissances d'argent, comme on va le voir.
Cette double indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l'État, bien que certainement bénéfique sur le plan de la liberté éditoriale, a aussi une contrepartie : les médias privés allemands ne peuvent compter que sur eux-mêmes, et sur les lois du marché médiatique, pour se maintenir et se développer ; ce qu'Isabelle Bourgeois appelle leur développement par « endogamie » [12]. Pas de Bolloré, de Niel, d'Arnault ou d'autres « philanthropes » intéressés pour combler des déficits chroniques ; pas non plus de ces aides de l'État qui peuvent constituer pour les journaux français un soutien substantiel, et pour certains la condition de leur existence. C'est dire que la rentabilité des entreprises médiatiques allemandes sur le marché est vitale, les places chères et la concurrence féroce pour l'audience et les recettes publicitaires. Si chères que la concurrence féroce s'est parfois transformée en solidarité des acteurs nationaux installés, afin d'entraver l'entrée d'un acteur extérieur. Comme lorsque le « gratuit » norvégien 20 Minutes, en 1999, chercha à se lancer à Cologne : les quotidiens locaux, détenus par les patrons de presse Springer et DuMont Schauberg, éditèrent alors concomitamment deux « gratuits » concurrents, qui captèrent la plus grande partie de la publicité et contraignirent 20 Minutes à abandonner le terrain. Le danger écarté, les deux « gratuits » cessèrent de paraître… [13]
Cette autonomie économique du secteur des médias se décline différemment selon qu'il s'agit de la presse, entièrement privée, ou de l'audiovisuel, où les groupes privés doivent compter avec un puissant service public.
Jean Pérès et Florian Werlé
[1] Le Land allemand correspond aux régions françaises, mais avec une autonomie bien plus grande. Le Land dispose d'une constitution, d'une assemblée et d'un gouvernement. Il a des pouvoirs étendus en matière de police, d'éducation, de culture, y compris les médias.
[2] Alfred Hugenberg, lui-même dirigeant d'un parti d'extrême droite, possédait sous la république de Weimar (1918-1933) la moitié des journaux ainsi qu'une agence de presse, une agence de publicité, une maison d'édition, et une société de production.
[3] Lire le chapitre qui y est consacré dans Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Johann Chapoutot, Gallimard, 2025, p. 85-102.
[4] Entre 1962 et 1974, la société Bosch (électroménager) contrôlait le journal de Stuttgart ainsi que six journaux et quelques feuilles locales du Bade-Würtenberg. De même, la Deutsche Bank fut actionnaire à deux reprises du groupe de médias Springer. Ce sont surtout les fonds d'investissement étrangers qui ont inquiété les milieux de la presse allemande : à partir de 2005, le fonds britannique Mecum investit dans la presse allemande et constitue le 10e groupe médiatique du pays, avant de revendre ; les fonds américains Hellman & Friedman et KKR furent actionnaires de Springer, même majoritaire dans le cas de KKR.
[5] Autrice de La presse en France et en Allemagne. Une comparaison des systèmes, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, ouvrage très complet, qui contient de nombreuses et précieuses informations sur la période antérieure à 2011.
[6] Valérie Robert, La presse en France et en Allemagne, p. 69.
[7] Lire « L'audiovisuel public allemand, entre autonomie et dépendance », La revue des médias, 6/01/2016.
[8] Voir « L'affaire du Spiegel », Cinq colonnes à la une, INA, 7/12/1962.
[9] « Liberté d'opinion : Chacun a le droit d'exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l'écrit et par l'image, et de s'informer sans entraves aux sources accessibles au public. La liberté de la presse et la liberté d'informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n'y a pas de censure. »
[10] Le Monde, 16/12/2019.
[11] Valérie Robert, op. cit., p. 30-34.
[12] Isabelle Bourgeois, « Les médias dans l'Allemagne unie », in Allemagne, les chemins de l'unité, CIRAC, 2011.
[13] Valérie Robert, op. cit., p. 95.
31.10.2025 à 08:42
Jérémie Younes
LCI, 27 octobre 2025.
- Construction médiatique de l'opinion économique / LCI, Impôts, François Lenglet
Émission spéciale sur LCI, ce lundi 27 octobre : l'économiste star Gabriel Zucman est l'invité de Darius Rochebin, et celui-ci organise un « match » avec l'éditorialiste maison, François Lenglet. L'occasion d'en savoir plus sur la fameuse taxe dont tout le monde parle ? Pas vraiment…
Une musique angoissante retentit, Darius Rochebin est debout, devant un écran rouge sur lequel est inscrit le titre : « Va-t-on taxer les riches ? » Au menu, un duel au sommet entre l'économiste qui a donné son nom à un célèbre impôt plancher sur le patrimoine des ultra-riches, Gabriel Zucman, et le journaliste François Lenglet. La joute s'annonce déséquilibrée ! Elle l'est : d'un côté, l'un des économistes les plus cités dans le monde, et de l'autre, un ancien professeur de littérature reconverti depuis des années en éditorialiste télévisuel « spécialisé » éco, sans qualification particulière dans la discipline.
Avant de lancer « l'affrontement », Darius Rochebin interroge Jérôme Guedj, en direct depuis l'Assemblée nationale, à propos de la « taxe Zucman light » que le Parti socialiste tente d'introduire dans le budget. « Merci infiniment Jérôme Guedj, vous avez fait le teasing vous-même de l'émission qui suit ! Regardez le débat, vous pouvez vous installer à la buvette, regardez le débat entre François Lenglet et Gabriel Zucman », insiste l'animateur. Mais l'apéritif n'était pas terminé… et Darius Rochebin se tourne vers son invité : l'inénarrable Jérôme Fourquet, encore et toujours lui. « Vous êtes le radiographiste, on peut dire ça comme ça, le radiologue de la France. Quel titre vous voulez que je vous donne ? », demande gentiment Darius Rochebin. « Sondeur », répond humblement Jérôme Fourquet. « Depuis tant d'années, reprend l'imperturbable animateur, qui n'a pas de mots assez forts pour proclamer son admiration, vous analysez vraiment, vous sondez les reins et les cœurs, mais profondément la culture française, la société française ». Fourquet est ici pour cadrer et encadrer le débat avec les platitudes conservatrices habituelles. Et comme à son habitude, il remplit à merveille sa fonction : l'État est « impécunieux », les « prélèvements obligatoires » et la « sphère publique » sont déjà « énormes », et Fourquet regrette que certains, à gauche notamment, « s'exonèrent de pistes de réformes sur l'ampleur de la dépense publique ». Darius Rochebin voit lui une « particularité française dans cette obsession des riches ». Après 10 minutes sur ce ton, qui indiquent très clairement de quel côté penche le plateau, arrive enfin l'économiste star, Gabriel Zucman. Mais d'abord, la pub…
« Vous nous avez déjà rejoint Gabriel Zucman, bonsoir ! » Dès son introduction, Darius Rochebin change de ton :
- Darius Rochebin : Un mot sur les passions que vous suscitez. Moi, je suis frappé, je vois sur les réseaux sociaux […] à quel point votre nom même suscite des passionnés [sic], soit laudateurs soit au contraire qui vous détestent, les deux !
- Gabriel Zucman : Moi je suis chercheur, professeur, j'aime comprendre, expliquer…
- Darius Rochebin : Oh, attendez… Vous êtes devenu acteur politique !
- Gabriel Zucman : … j'espère utiliser cette occasion pour expliquer le problème d'injustice fiscale, et les solutions qu'on peut y apporter.
- Darius Rochebin : Vous êtes chercheur et vous êtes militant, je crois que vous ne vous en cachez pas ! Vous avez conseillé Sanders, aux États-Unis, qui est très marqué à gauche. Vous êtes un combattant de gauche, on peut dire ça ?
Gabriel Zucman n'est en plateau que depuis 30 secondes, mais il est déjà repeint : « acteur politique », « militant », « combattant de gauche ». Les téléspectateurs savent à quoi s'en tenir, et la présentation tranche avec celle du « radiographiste » qui « sonde les reins et les cœurs » du pays… Audacieux, Darius Rochebin, qui n'a pas de qualification particulière en économie, va oser quelque chose de fort : expliquer à un docteur en économie qu'il commet une confusion basique en économie ! S'abritant derrière un automatisme journalistique bien pratique – « beaucoup vous accusent de » –, le présentateur se transforme alors en professeur, le temps d'une tirade dont il ne semble pas mesurer le ridicule :
Darius Rochebin : Beaucoup vous accusent de faire une confusion entre ce qui est, pour être très précis, du cash, de l'argent cash dont les riches pourraient disposer, et ce qui est des actions, ce qui est une entreprise réelle. L'exemple de LVMH a été si souvent cité… La fortune de LVMH c'est de l'économie réelle, c'est pas comme dans Picsou une piscine avec des lingots d'or, c'est des emplois, des boutiques, des stocks, etc., etc., etc.
Comment est-il possible qu'un journaliste pense pouvoir apprendre cela à un docteur en économie ? Rochebin n'est pas le premier à avancer cet « argument », d'une confusion élémentaire entre « cash » et « actions », qui mettrait à bas l'idée de Zucman, cet incompétent. C'est en réalité l'élément de langage de toute l'éditocratie contre la taxe Zucman. « Non mais là il y a une mécompréhension, essaye néanmoins Zucman. Il s'agit de s'assurer que les personnes physiques, les ultra-riches, les personnes qui ont plus de 100 millions d'euros de patrimoine, payent un minimum d'impôt sur leur fortune personnelle. »
Peut-être n'est-il pas inutile, à ce stade, de rappeler que la chaine LCI appartient au groupe TF1, dont l'actionnaire principal est le groupe Bouygues, de la famille du même nom, certainement concernée par cette taxe ! Juge et partie, le présentateur insiste : « Mais c'est l'entreprise au total que vous allez taxer […]. Ces actions, c'est la réalité de l'entreprise, c'est ça que vous oubli… que vos détracteurs disent », rattrape sur le fil Darius Rochebin. « Vous faites erreur », tente à nouveau d'expliquer l'économiste. En vain : « Donc ils vont vendre des actions, chaque année ils vont vendre 2% de leurs actions, aux Chinois, aux Saoudiens, etc. », reprend l'intervieweur. « Oh non, il y a une mécompréhension à nouveau », tente une nouvelle fois Zucman, qui cache de plus en plus mal sa consternation.
Darius Rochebin semble ne pas entendre la réponse de son invité et s'en tient aux questions qu'il avait préparées : « Au fond, est-ce que vous n'êtes pas dans une logique de nationalisation partielle ? » « Il ne s'agit pas du tout d'une nationalisation », est encore obligé de déminer l'économiste, « une nationalisation c'est quand l'État prend 100% des actions, là on parle de 2%, dans un contexte où les fortunes en question ont augmenté de 10% par an en moyenne. » La démonstration ne perturbe pas notre intervieweur, persuadé qu'il peut « débunker » le scientifique depuis son poste de présentateur télé : il déploie alors un dernier artifice, avant de passer la main à François Lenglet. En l'occurrence, diffuser une « phrase choc » tenue la veille par Michel-Édouard Leclerc sur la même antenne :
Michel-Édouard Leclerc : Taxer des riches, pour prendre leur fric et le mettre dans un seau où il y a des trous, ça résout pas les problèmes des Français… Ça fait peut-être bander la gauche et ça fait peut-être éructer la droite et le patronat, mais ça ne résout rien !
Une déclaration « choc » qui ne comporte aucun argument, mais qui méritait bien une rediffusion ! Zucman en profite pour ignorer ce beau moment de télé et poursuit sa démonstration. Mais voilà que François Lenglet arrive…
Comme Darius Rochebin et toute la presse bourgeoise avant lui, François Lenglet consacre sa première intervention à faire passer Gabriel Zucman pour un amateur. Avec une petite subtilité : cette fois-ci, Gabriel Zucman n'est pas un idiot qui confond « cash » et « actions », mais un universitaire déconnecté du monde de l'entreprise : « Vous appréhendez les choses en éminent universitaire que vous êtes, concède François Lenglet, mais la réalité, c'est que les contribuables [visés par cette taxe] n'attendent pas sous le marteau fiscal que vous avez préparé pour eux ». Fier de sa punchline, Lenglet déroule ensuite les conséquences qu'aurait selon lui une taxe Zucman, tels des automatismes : évitement fiscal des ultra-riches, effets néfastes sur l'emploi et la croissance. « La réponse là-dessus », le presse Darius Rochebin : « Est-ce que oui ou non ça signifiera moins d'investissements, moins d'embauches, moins de ruissellement […] ? » « C'est évident ! », ponctue Lenglet. « Non, absolument pas », répond calmement Zucman qui rappelle – pour la troisième fois – que son idée est un impôt sur les fortunes personnelles des personnes physiques, non « pas sur les entreprises ». Pour la première fois, le présentateur admet sa confusion : « Pardonnez-moi mais les actions, c'est bien du capital ? Je ne vois pas la distinction […], les actions, c'est le capital ! » Le dispositif, très lourdement défavorable à l'invité interrompu toutes les 20 secondes, va alors se fracasser de manière spectaculaire sur la réponse de l'économiste :
Gabriel Zucman : J'insiste sur le fait que ce n'est pas un impôt sur les entreprises, les entreprises ne sont pas concernées, on ne vient pas taxer leur capital […]. Le rendement moyen, pour les personnes qui ont plus de 100 millions d'euros de patrimoine, c'est 6%. C'est nettement supérieur à 2%, donc les personnes ont largement de quoi payer l'impôt avec leurs liquidités. Quand les milliardaires prétendent ne pas avoir de liquidités, c'est qu'ils organisent leur propre illiquidité, précisément pour échapper à l'impôt sur le revenu. D'accord ? C'est très important de comprendre ça.
Darius Rochebin et François Lenglet ne l'avaient semble-t-il pas compris : la réponse installe, pour la première fois, un silence de mort dans le studio. Vexé, et sans doute conscient qu'il devenait difficile de réfuter l'économiste avec des arguments valables, François Lenglet passe à l'invective : « Vous allez tuer les boîtes. » Peu en verve, le journaliste essuie alors une série de revers de plus en plus humiliants : quand il mobilise l'exemple de Mistral AI, « l'espoir de l'intelligence artificielle française », pour affirmer que l'État ne sait pas gérer contrairement au privé, Zucman lui rappelle que « l'État est déjà au capital de Mistral » et que sa taxe ne changerait rien à cela – coup dur ; quand Lenglet pense que la proposition consiste à transférer chaque année 2% de l'entreprise à l'État, Zucman est (encore) obligé de reprendre le cancre en lui expliquant (à nouveau) que sa taxe vise les fortunes personnelles – il y a « encore une mécompréhension » ; quand, enfin, le chroniqueur économique explique dans un très long raisonnement que « vous ne pouvez pas taper les propriétaires des entreprises, sans taper indirectement les entreprises », Gabriel Zucman se contente, faute de temps, de lui dire que « tout cela est erroné ». C'est une constante tout au long de l'échange : l'économiste est obligé de commencer chacune de ses réponses en détricotant la question qui lui est adressée et les fausses évidences qui y sont repliées. « Vous faites erreur », « Non, absolument pas », « Non, non, pas du tout », « Il y a mécompréhension », « Il y a encore mécompréhension », « Tout cela est erroné », « Sur ce point également, vous faites erreur ». Un véritable parcours du combattant.
Sentant son collègue en difficulté, Darius Rochebin tourne une nouvelle page de l'entretien et montre des images de Javier Milei, le président libertarien conforté par des élections intermédiaires en Argentine, érigé pour l'occasion en modèle par LCI. Le bandeau est tout en sobriété : « J. Milei : le "tronçonneur" qu'il faut à la France ? »
Darius Rochebin pose la question de la comparaison internationale… et avoue une nouvelle fois son incompréhension (de manière involontaire) :
- Darius Rochebin : Dans quel pays une taxe comparable à celle que vous ambitionnez est à l'œuvre et fonctionne ?
- François Lenglet : Aucun !
- Gabriel Zucman : C'est normal, elle est très jeune cette taxe, tous ces travaux de recherches, [ce sont] des savoirs nouveaux, qui ont été créés il y a 3 ou 4 ans ! […]
- Darius Rochebin : Gabriel Zucman, je ne veux pas diminuer vos mérites, mais l'idée de taxer fortement les super-riches, c'est pas vous qui l'avez inventée…
- Gabriel Zucman : Mais c'est justement pas la proposition que je fais !
- Darius Rochebin : Un peu quand même…
- Gabriel Zucman : Mais non ! Puisque c'est un impôt plancher : si vous payez déjà, en impôt sur le revenu, 2% de votre fortune, vous n'aurez rien de plus à payer ! Ce que je propose, c'est simplement que si vous payez moins de 2%, vous auriez à payer la différence pour arriver à 2%. Ceci, uniquement pour les gens qui ont plus de 100 millions de patrimoine…
De cet échange, François Lenglet tire une conclusion : « Si ça n'a jamais été fait, est-ce que ce n'est pas tout simplement parce que vous voyez le monde comme un universitaire […], et que la plupart des gens qui sont aux manettes s'arrêtent au seuil de l'absurde, mais vous pas ! » Rire gras de Rochebin… « Vous voyez une mouche sur la table, vous tapez, vous cassez la table », poursuit le chroniqueur, toujours aussi sûr de lui. Darius Rochebin présente alors un graphique, qui entreprend une comparaison internationale sur le thème des fameux « prélèvements obligatoires » :
Problème : le graphique de Rochebin choisit arbitrairement de ne montrer que l'Allemagne, l'Espagne, et une moyenne de l'UE, laissant de côté d'autres pays dont le niveau de « prélèvements obligatoires » est plus proche du cas français. Zucman le leur signale : « Vous avez oublié quelques pays… Il y a la Suède, le Danemark, la Norvège… » Lenglet l'interrompt aussitôt, voyant là une occasion de fignoler son œuvre : « Il y a aussi Cuba, la Corée du Nord. » Qu'aurait-été une telle émission sans une pertinente comparaison avec la Corée du Nord ?
Au total, il est peu probable que le téléspectateur ait pu se faire une idée claire à propos de la taxe Zucman avec cette « émission spéciale », tant la confusion a été entretenue par les questions des intervieweurs, qui ne semblaient certains que d'une chose : leur opposition à cette taxe. Pouvait-on s'attendre à autre chose, sur une chaîne détenue par l'un de ceux que cette taxe vise explicitement ? Probablement pas… Reste qu'à défaut d'information économique, cette émission « guet-apens » nous aura au moins informés sur le niveau de radicalisation de la presse bourgeoise face à tout ce qui se rapproche – de près, ou en l'occurrence, ici, d'assez loin – d'un horizon de justice fiscale.
Jérémie Younes